3 Octobre 1870

La solitude et la privation de toute nouvelle du dehors me pèsent depuis 48 heures plus qu'elle n'a jamais fait et je me sens le coeur serré comme dans un étau. Mes efforts pour lire sont pénibles, et sans céder à l'abattement qui serait ma tentation actuelle, j'ai besoin d'une grande dépense de volonté pour être et pour paraître ce qu'il faut qu'on soit quand on prétend mériter le nom d'homme et celui de chrétien. Pour me secouer, je suis allé chez quelques amis. Madame Duparc à qui j'ai donné quelques leçons en 1835 et que j'ai toujours vue,  estimée et aimée depuis m'a entretenu de ses fils. L'aîné, marié, est maire, récemment élu d'une commune de Saône et Loire où sa femme a des biens; le second, commis aux finances, est retenu par l'administration qui a besoin de ses services et qui l'a fait dispenser de prendre le fusil; le troisième, Henri,  avec une vocation de musicien wagnérisme, est garde mobile, fait le coup de feu et a jusqu'ici conservé tous ses membres. Les Chevandiers de Valdrôme sont cousins de Madame Duparc qui fait une grande distinction entre l'ex-ministre et le peintre, (tout à 'avantage de ce dernier).

Alexandre Miller que j'avais visité ce matin est venu partager mon modeste dîner. L'isolement lui est aussi une cruelle épreuve. Mais le malaise n'ôte rien à son activité d'esprit et il a passé la soirée à discuter avec moi la situation financière de notre malheureux pays et les moyens à employer pour faire face dans l'avenir à la liquidation de cette horrible guerre. Le chiffre de la dette actuelle, l'indemnité probable, l'impôt sur le revenu, la suppression des octrois, les obligations de la ville de Paris, tout a été examiné et deux heures s'étaient écoulées à ce débat entre des hommes qui ne seront pas consultés, mais qui paieront.

Aujourd'hui, j'ai manqué le Baron Malouet, la matin; Madame de Baillée avec qui j'ai causé d'une heure à deux de l'après midi, m'a semblé plus préoccupé de ses enfants bien qu'elle le fût déjà beaucoup la semaine dernière. Elle m'a raconté d'ailleurs un fort regrettable pour Monsieur Ulbach. Quand, l'année de l'exposition universelle, il a fait les paris Guide, le libraire Lacroix lui avait alloué 30.000 francs pour la rédaction. Il a demandé à Tardieu un travail sur les hôpitaux et le Service de santé à Paris; il ne l'a pas payé, et après l'affaire Victor Noir, il a été des plus violents contre lui dans la cloche, il a contribué de tout don pouvoir aux tristes scènes de l'Ecole de médecine.

Je continue d'aller quotidiennement chez Madame de Billing avec qui j'ai été seul ces deux jours-ci; elle vient de m'apprendre la destitution de Frances Wey des fonctions d'Inspecteur des Archives départementales,  qu'il devait, je crois, à Monsieur de Persigny. Je l'ai connu à l'Arsenal sans que l'intimité se soit jamais établie entre nous, et je ne l'aperçois que de loin en loin hors de chez lui et de chez moi.

4 Octobre

 Vers une heure, visite au Docteur Tardieu et conversation pleine de tristes épanchements sur ce qui nous oppresse tous deux. Il ne comprend pas plus que moi la conduite des députés de paris, s'imposant à la France le 4 Septembre et prétendant la sauver sans mandat émané d'elle ou de ses anciens représentants, et il suppose les départements peu disposés à seconder une capitale qui les traite depuis si longtemps en mineurs. Ceci réduit a question présente à la durée des vivres dans notre ville, un renversement prochain du régime de Trochu-Favre par la commune Blanqui, après quoi on peut entrevoir barricades, pillages et, finalement, une occupation prussienne sans gouvernement français pour traiter. C'est un abîme insondable. Sortant de ces généralités, j'ai abordé avec cet homme distingué à tant de titres le point de sa situation personnelle. Il m'a paru convaincu de la nécessité de se consacrer à la clientèle, de l'impossibilité, sinon de reprendre sa chaire, au moins de conserver son influence sur les questions d'hygiène et de santé publique, de médecine légale. Il trouvera dans une pratique plus assidue des éléments de fortune qu'il a négligés jusqu'ici; mais, il souffre à penser qu'il devra se borner à tâter le pouls aux gens et à leur faire tirer la langue, il se sentait plus de portée d'intelligence qu'il n'en faut pour cela et les grandes questions auxquelles il était mêlé lui plaisaient indépendamment de toute préoccupation de lucre.

Mon fils est de garde aux remparts et Madame de Billing m'a demandé d'aller dîner avec elle et Robert. Les nouvelles qui courent dans leur monde sont fort sombres. Le Gouvernement de Tours, menacé par un corps prussien, se transporterait à Perpignan; l'Algérie serait en pleine insurrection; certains députés organiseraient dans leur département, une défense indépendante de Paris; la Russie serait d'accord avec la Prusse pour s'emparer de Constantinople et n'aurait plus rien à entendre de Monsieur Thiers. Rien n'est impossible dans cet ensemble et nous saurons bientôt ce qui est vrai.

Les questions de personne gardent leur valeur au milieu de nos angoisses et la publication des papiers trouvés aux Tuileries a donné un relief tout particulier à Monsieur "Loucher" dans la dernière livraison imprimée. Un rapport de cet homme d'état à l'Empereur, datant de 1867 et relatif au choix d'un Ministre de l'Intérieur, est un morceau remarquable à tous égards, et fournit la mesure du politique, du moraliste, de l'écrivain dans cet ancien avocat à la cour de Riom, devenu l'Alter Ego de Napoléon 3. Messieurs Hausmann, Waleroski, de Persigny, Alfred Leroux, Baron Leroy, Latour, Dumoulin, Pinart, Fleury, etc. y sont peints en quelques traits qui ne leur sembleront peut-être pas agréables. Robert de Billing m'a donné sur la fortune de Monsieur Bouher des indications qu'il croie tout à fait sérieuses et il le considère comme un honnête homme. Il lui attribue environ 3 millions et il assure que les deux tiers de cette somme sont le produit fort légitime de placements faits en Amérique dans les années 1861-62. Alexandre à qui je soumettais ce détail, croit au moins à une erreur de date.

5 Octobre

Paul est revenu vers 11 h après un service accidenté par l'explosion d'une torpille et par une canonnade du Mont Valérien. Après avoir déjeuné avec lui, j'ai accompagné Madame de Billing, à l'ambulance Donon dont Monsieur de Magneu nous a fait les honneurs. Nous y avons vu douze blessés et une belle installation de dortoirs, de lingerie, de cuisine. Le personnel est excellent, autant que j'ai pu en juger, et soldats et mobiles paraissent satisfaits des soins qu'ils reçoivent. Aucun n'est atteint gravement.

7 Octobre.

Il y a aujourd'hui un mois que ma femme et ma fille sont parties, 19 jours que je n'ai vu leur écriture, 15 jours que la vie matérielle est gênée et que le bruit du canon, la vue des blessés portent dans l'âme, le trouble et l'affliction; et l'on n'entrevoit aucune fin à ces sacrifices et à ces douleurs. Ce qui s'appelle le Gouvernement de la Défense Nationale est, depuis 3 jours, en butte aux manifestations armées des gens qui demandent la Commune de Paris. Ce qu'il publie du dehors est peu net et reçoit un accueil des plus sceptiques; ce que raconte chacun est désespérant; ce qui tranche avec cette disposition générale émane d'individualités peu pratiques; il fait sombre dans le coeur d'un honnête homme qui aime son pays et qui a des enfants, qui accepteraient toutes les amertumes et toutes les douleurs pour lui-même, s'il entrevoyait un coin de bleu dans l'avenir pour ce qui lui est cher. J'ai conscience d'être de ces honnêtes gens là, et, malgré les efforts que je tente pour demeurer ferme dans la tempête, j'ai le coeur tenaillé; ma respiration est gênée et le sommeil me fuit.

J'ai vu, ces deux jours-ci, l'Abbé Bécourt, curé de Bonne Nouvelle, assuré que tout ira bien parce que les Huns n'ont pas pris Paris au V° siècle, et parce que Dieu ne voudra pas le triomphe du protestantisme. Monsieur Maussenet qui a assisté à la bataille de Sedan; Catherine de Berninée de Viviers, qui croit Monsieur le Comte de Chambord en Bretagne; Monsieur de Valbezin qui conseillerait à ce Prince d'abdiquer tout droit et toute prétention en faveur du Comte de paris et qui suppose que le mieux pour la France amoindrie sera de rester dix ans sans armée, de liquider sa dette par l'économie à réaliser de ce chef, et de se résoudre aux conséquences du déclin des races latines. En quelques mots, on a ici le tableau des bigarrures de l'opinion; et il n'est pas consolant.

9 Octobre.

Quand on est en proie à une continuelle angoisse, on s'étonne involontairement de certaines préoccupations d'honorabilité professionnelle qui ont cependant une réelle portée. Mon ami Alexandre Muller a fait sa fortune avec la maison Stervard de New York et est resté dans les meilleurs termes avec le chef de cette maison et avec son représentant à Paris, Monsieur Warden. Depuis l'investissement, Monsieur Warden a payé toutes les traites qui ont été présentés à sa caisse, sans vouloir profiter des délais accordés par un décret du mois dernier. Mais il y a trois millions à acquitter d'ici à la fin de Novembre et il a fallu se les assurer à tout prix, puisqu'il n'arrive plus rien du dehors. Alexandre est allé chez monsieur Gaston Rothschild pour les lui demander. La solvabilité de Monsieur Stervard ne fait pas question. Le banquier trouvait dans cette affaire le moyen d'avoir à Londres les 3 millions sollicités au lieu de les avoir à Paris avec les chances de pillage ou d'incendie qu'ils peuvent y courir. Il n'en a pas moins fallu plusieurs jours de négociations pour arriver à un résultat. Messieurs de Rothschild gagneront 50.000 francs; ils exigent qu'on prenne dès demain la somme entière et qu'on leur garantisse le change à 3,25. Mon brava ami a débattu tous les côtés de la question; il a lutté pied à pied; il est ravi au fond d'avoir réussi, et il sera plus sensible aux gênes du siège quand il verra la chose achevée demain à 9 h du matin. Il avait là un aliment pour son activité de l'esprit.

10 Octobre.

Il semble que les événements soient n démenti continuel donné aux indications du sens commun. Depuis trois jours les feuilles radicales, les énergumènes des réunions publiques, les affiches, Monsieur Flourens, major du Bataillon de Belleville, ont tout fait pour ameuter le peuple, pour le pousser à l'Hôtel de Ville et pour installer une commune de Paris à l'instar de celle du 10 Août. Il n'est allé personne à la place de Grève et un seul bataillon de Garde nationale a suffi pour préserver le Gouvernement de toute violence. Hier, mon fils était de service de ce côté et trois arrestations ont seules rompu la monotonie de ses dix heures de station.

Autre singularité; devant les bruits qui courent sur la présence des Princes d'Orléans en Normandie et au midi de la Loire, on a éprouvé le besoin de fortifier la délégation de Tours,  à laquelle Monsieur Crémieux ne donne pas grand crédit, et l'on a fait partir Monsieur Gambetta en ballon. Outre la singularité du moyen, remarquons celle du Ministre de l'Intérieur, allant au dehors, pendant que le Ministre des Affaires étrangères reste avec nous.

Paris tient depuis 22 jours, et, si nous avons éprouvé quelques difficultés à nous procurer de la viande, nous n'avons véritablement manqué de rien jusqu'ici. On vient de nous faire signer des déclarations de ce que nous avons de bouches à nourrir dans chaque ménage et on nous promet des cartes à l'aide desquelles notre ration proportionnelle nous sera délivrée chaque matin dans une boucherie déterminée. On nous assure que la chose sera plus simple; nous verrons bien; j'ignore encore ce qui sera assigné par tête et combien de grammes de viande j'obtiendrai en payant. C'est pourtant un objet assez sérieux. Je m'abstiens de consigner ici ce qui s'imprime sur la somme des approvisionnements en boeufs, moutons, porcs, chevaux, farines, ne croyant pas à l'exactitude des affirmations. Le temps et les faits nous éclaireront. J'avoue pourtant qu'au début je doutais d'une résistance de Paris pendant trois semaines. Certaines phrases de ce journal en font foi. Je n'ai du reste aucune difficulté à me rétracter et à convenir que j'avais mal vu. D'autre part, j'aimerais qu'on nous parlât moins de l'héroïsme de notre population. Personne n'a rien eu à faire d'héroïque et les gens que je voie attablés devant les cafés et les cabarets ne me représentent pas du tout les citoyens de Numance. On se bat très peu depuis dix jours.

11 Octobre.

J'ai déjà noté l'impossibilité où je me trouve de faire une lecture suivie. L'inoccupation complète n'est pas plus dans mes moyens, et voici comment je remplis les heures. Je lis la Revue des Deux Mondes à mesure que les cahiers m'en arrivent et j'y trouve à chaque page quelque blessure. Ici, c'est un article sur nos chemins vicinaux qui me rappelle une prospérité si récente et si vite ruinée; là, c'est un parallèle des forces de la France et de l'Allemagne, qui en quelques semaines a perdu toute base; plus loin c'est un travail sur nos établissements de l'Océanie, inspiré par un voyage de l'an dernier et teint de couleurs aujourd'hui flétries. Une occupation plus calmante est la lecture scrupuleuse du Journal de Dangeau dans la grande édition d'Eudore Soulié et de Dussieux. Il ne faut pas une extrême tension d'esprit pour suivre les chasses au loup du Dauphin, les chasses au cerf du roi, ses voleries, ses courses à Marly, son jeu, les énormes mangeries de Versailles, les distributions de régiment, de pensions et de bénéfices ecclésiastiques, les maladies des Princes et l'étrange médication à l'aide de laquelle on les combattait. La béate complaisance du narrateur est parfois sanglée dans des notes de Saint Simon, et, ça et là, je trouve quelques indications à prendre dont je ferai mon profit si je suis encore appelé à enseigner le siècle de Louis 14. Je lis aussi chaque jour de 60 à 80 pages de la correspondance de Grimm que j'avais seulement feuilletée et consultée jusqu'ici et où je glane des renseignements. En vérité, voilà tout ce que je suis capable de faire et ce n'est pas sans une sorte de violence exercée sur moi-même que j'y parviens. Je m'étonne souvent de penser à ce que je lis et  ce que j'en pourrais tirer s'il y a un avenir pour moi et pour les miens. Et cependant, il faut ne pas rester inerte et abattu quand on a charge de famille, et il sera bon d'être prêt à reprendre mon harnais si quelque jour l'exercice de ma profession m'est rouvert.

14 Octobre, 8 heures.

Pendant 2 jours, je n'ai rein appris qui dût être noté. Je n'ai vu personne dont l'opinion dût être comptée, et j'ai laissé blanches les pages de ce registre. Hier, 13, Alexandre a eu la fantaisie de donner un dîner de dix personnes et le talent de réaliser un menu fort exceptionnel en pareil temps. Nous avions potage, volaille grasse, gigot, légumes frais, entremet sucré, désert, vin de Marsala, Château Lafitte. Feu Lucullus eut été satisfait. Le côté culinaire ne m'occupera pas au delà de ce que je viens d'en dire et je me serais probablement abstenu d'en parler si nous n'étions pas exposés à envier bientôt les repas où l'on servira du filet de cheval et des escalopes de chat. Le personnel de notre réunion a du reste plus d'intérêt. Outre l'Amphitryon Paul de l'Epinay, mon fils et moi, on voyait Monsieur Warden que j'ai nommé plusieurs fois dans les notes précédentes, un américain pur sang qui ne parle guère plus que les poissons du Mississippi; Monsieur Mars, ancien commissionnaire pour la Russie, qui, avec de bonnes façons, le semble assez court d'esprit; un anglais, Monsieur Hurkisson, je crois, qui, après de mauvaises affaires vient d'entrer dans nos francs tireurs avec son fils, et nous a conté quelques prouesses de son corps sans forfanterie; enfin, trois médecins, les docteurs Boucard, Gavarret et Ruska (orthographe incertaine pour moi). Le premier de ces esculapes que je connais de longue date ne compte pas. Les deux autres sont fort lancés et Monsieur Gavarret parait fort compté dans le Mouvement politique du 4 Septembre. Je fais ce que je peux pour m'éclairer et je n'évite aucune occasion d'entendre les gens placés dans un camp opposé au mien. Quand je dis "entendre", je réserve la faculté des objections et du débat courtois d'où jaillit une lumière quelconque. Hier, je n'ai pu ouvrir que les oreilles. Nos deux docteurs parlent très haut; ils parlent toujours, ils n'écoutent rien, et, instruit par l'issu négative des efforts de les voisins pour placer quelques mots, je suis demeuré silencieux. Le résumé de l'éloquence déployée devant moi est que nous avons remporté hier une victoire à Chatillon et à Bagneux, que nous reprenons l'avantage, que nous avons affaire, non pas à une Armée, mais à une nation armée et que nous chasserons cette nation armée en réalisant à la lettre le programme de Jules Favre: pas un pouce de notre territoire; pas une pierre de nos citadelles. Les journaux de ce matin, les rapports militaires n'ont pas absolument la teinte triomphante du récit de Monsieur Gavarret sur l'affaire engagé par le Général Vinoy bien qu'ils la présentent tout à fait honorable pour nos armes. Quant aux dispositions des soldats allemands, ce que j'en ai entendu dire depuis deux mois par les autorités que se sont succédées et par les reporters m'a rendu très sceptique, et ma disposition d'esprit et de coeur ne va  pas au delà de voeux très ardents pour que nos médecins voient juste. J'ignore ce que vaut leur diagnostic alors qu'il s'agit de leurs malades. Je voudrais celui d'hommes plus mesurés alors qu'il est question du mal de la France. Nous avons quitté la rue de Londres à 10 h du soir et j'ai entendu ma pendule sonner bien des fois avant de pouvoir trouver un peu de sommeil.

15 Octobre.

Rien de bien nouveau depuis le 13 que la destruction de St Cloud. On ne rebâtira pas cette résidence où Bossuet a vu mourir Henriette d'Angleterre, où Marie Antoinette a reçu Mirabeau, où le Général Bonaparte a achevé le 18 Brumaire, où Napoléon 3 a été l'hôte de la reine d'Angleterre, ce palais qui avait traversé intact dix révolutions et qui conservait tant de souvenirs; Mais qu'est cela auprès de ce qui se détruit ailleurs? Reconnaîtrais-je dans le monceau de ruine qu'on appelle encore Strasbourg, cette ville si florissante et si gaie que j'ai habité deux fois dans mon enfance, où j'ai vu ma Grand'mère, le frère, la soeur, le neveu de mon père, deux cousins et plus de trente amis de mes parents. il semble qu'on retourne à l'état sauvage et l'on se sent pris de remords quand on se rappelle qu'on a éprouvé de loin les enivrements de la victoire, qu'on en a parlé avec chaleur, sans penser à l'horrible envers de cette belle étoffe, sans gémir avec les vaincus.

Je ne sais rien aujourd'hui sinon que les magasins se ferment de plus en plus et que Paul sera demain aux remparts.

16 Octobre.

Monsieur Trochu a parlé; il a publié une lettre au Maire de Paris; il nous apprend qu'il a un plan, ce qui parait assez utile quand on est chargé de sauver le pays; qu'il ne révélera pas ce plan, ce que je trouve raisonnable à cause du parti que les prussiens pourraient tirer de la divulgation. Il ajoute qu'il ne fera de grandes sorties que lorsqu'il aura mis son artillerie au niveau de celle de l'ennemi, ce qui peut être long, et qu'alors il utilisera le bon vouloir des gardes nationaux jeunes, vigoureux qui demandent à rendre des services plus brillants que la garde des bastions. Tout cela est dit en bons termes; mais par quelle fantaisie le Général , pour nous prouver qu'en Juillet dernier, il n'avait aucune des illusions des militaires qui pensaient aller à Berlin, allègue-t-il qu'il a consigné ses craintes dans son testament déposé chez Maître Ducloux, Notaire? Cette façon d'établir qu'on a été prévoyant peut-être de mise dans le commerce d'une amitié confiante; elle choque dans un document officiel, et aucun de ceux qui lisent aujourd'hui cette lettre n'ira certes dans l'étude de Maître Ducloux après la mort de Monsieur Trochu, vérifier ses doutes sur la possibilité de conquérir la Prusse il y a trois mois.

J'ai eu hier la visite de Madame de Froidefond (Jeanne de Reverseau) qui est ici avec ses beaux parents pendant que son mari demeure à Melun où sont ses devoirs de magistrat. J'ai su par elle qu'Hudot et sa femme sont restés à la recette générale de cette même ville; Jeanne est une de ces anciennes élèves qui me traitent comme si elles étaient mes filles, et  j'ai été sensible à sa démarche et à l'affectueux langage qu'elle m'a tenu.

Monsieur qui savait mon fils sous les armes n'a pas voulu me laisser dîner seul: je vais donc m'habiller un peu pour prendre place à sa table.

17 Octobre.

Notre dîner a été tout à fait intime. Monsieur Malouet n'avait avec moi que son frère et nous nous sommes séparés à 9 heures et demi après trois heures de bonne, cordiale et intéressante causerie.

Ce matin, Tardieu est venu me voir et me dire qu'il était arrivé de Metz un billet ouvert du jeune Feuillant à sa mère. Ce billet, daté du 8 de ce mois, timbré du 10 par la poste, a été remis hier par le facteur à sa destination. Je viens de m'en assurer à l'instant même, rue Royale, n° 13. Il contient la mention de 3 véritables batailles livrées par le Maréchal Bazaine depuis le 15 Septembre, l'assurance de la bonne santé de celui qui l'écrit, d'Auguste de Belleyme, du jeune La Redorte, et d'un quatrième volontaire dont le nom m'échappe parce que je ne le connais pas. Il finit par cette phrase: "Nous vaincrons les Prussiens!" qui est au moins l'indice de l'état moral de nos bloqués. Pourquoi les ballons ne m'apportent-ils rien d'Arthur? Je suis allé chez Madame de La Redorte que je n'ai pas trouvée et chez Madame de Belleyme pour la féliciter.

Tardun m'a expliqué la retraite de Monsieur de Keratry par le refus qu'aurait fait le Gouvernement de publier des pièces compromettantes pour Messieurs Valis, Lermina (?) et autres journalistes rubiconds trouvées aux tuileries dans les papiers de l'Empereur. Je ne comprends guère qu'on ait pu hésiter sur ce point; dès qu'on imprime certains documents, il faut tout imprimer et montrer ce que valent les gens, quel que soit leur parti. Mon pauvre Docteur est toujours sans nouvelle de son fils. Robert de Billing sait de bonne source qu'un mouvement d'opinion favorable à la France s'accentue en Angleterre, que 7.000.000 de francs ont été souscrits pour les victimes de la guerre, que des envois considérables d'armes nous sont faits par les manufactures privées du Royaume Uni, et que l'Ambassadeur de Prusse a inutilement demandé à Lord Granville qu'on empêchât ces livraisons. Si des vaisseaux du Roi Guillaume saisissaient des navires chargés de contre bande de guerre, ceux qui les expédient n'auraient aucune réclamation à faire. Mais notre flotte garde encore la Manche. Faut-il concevoir quelque espérance?

18 Octobre.

Les journaux nous donnent deux pièces émanées, l'une du Comte de Bismark, l'autre de Monsieur Jules Favre, relatives aux cessons territoriales exigées par le premier et refusées par le second. Je crois le bon droit de notre côté; le Chancelier de la Confédération du Nord croit la force du sien, et cet échange de mots ne produira rien de plus qu'une belle page au dossier de notre Ministre des relations extérieures. C'est uniquement à ce titre que j'en parle. Le Figaro, de son côté, ajoute au scandale des lettres de Marguerite Bellanger en donnant des détails qui malheureusement paraissent exacts et sur lesquels je n'ai pas à m'arrêter. Enfin, comme si toutes les tristes histoires devaient s'éclaircir à la fois, j'ai appris aujourd'hui en quel lieu se trouve un homme de ma connaissance, chargé de 59 hivers, objet d'inquiétudes pour sa digne et vertueuse femme restée à Paris dans l'ignorance absolue de ce qu'il devient et qui n'a nul droit à tant de sollicitude car il n'est pas seul dans la retraite choisie par lui. J'ai trop vu le monde pour être surpris par ces énormités; mais elles me révoltent toujours, et quand je les vois chez des hommes publics que nos catastrophes devraient instruire, alors même que leurs cheveux blancs ne suffiraient pas pour cela, j'éprouve une pénible commotion et je me dis qu'un honnête homme est un phénomène plus rare qu'on ne pense.

Je trouve en rentrant une carte de Madame de la Redorte venue sans doute pour me remercier de ma démarche d'hier, et une lettre de Madame de Martimprey la première que je reçoive pour les cours; encore n'est-ce pas une franche demande d'inscription pour sa fille. Elle a du se séparer d'une institutrice prussienne qu'il s'agit de remplacer. J’irai en causer avec elle demain ou après demain. Un ballon est parti ce matin de la Place Louis 15. Il a du emporter mes lettres et ceux qui m'aiment auront de mes nouvelles. Le retour de cette douceur m'est refusé. Mais je préfère la grosse part de la souffrance

19 Octobre.

J'ai aujourd'hui 56 ans accomplis. Né avec l'invasion, je revois au terme de ma carrière les calamités qui ont entouré mon berceau, et je suis seul avec mon fils pour cet anniversaire qui est d'habitude une petite fête de famille. Un jour vaut l'autre dans le pèlerinage que nous accomplissons sur cette terre et il semble puéril d'attacher une valeur quelconque à certaines dates. Tout le monde le fait néanmoins; le renouvellement d'une période annuelle est comme un jalon dans notre histoire et le 1° Janvier en est un dans celle de la société. Saint François de Salle n'était pas plus philosophe que moi sur ce point, et j'ai cité quelque part dans les leçons de belles pensées de lui sur ces années qui s'abîment successivement dans le gouffre de l'éternité. Je suis d'ordinaire très dégagé de toute peine devant les marques sensibles des pas que je fais vers la mort. Cette fois, je l'avoue, l'éloignement et le silence forcé de tout ce que j'aime m'est plus sensible qu'un autre jour. Il faut comprimer cette égoïste révolte du coeur, mais j'en devais faire l'aveu parce que j'en ai été poursuivi tout le jour.

J'ai vu Madame de Martimprey aux Invalides dans un appartement occupé en 1847 par le Maréchal Oudinot et tout récemment encore par le Général  Laro-oestine et où j'ai trouvé le souvenir de Madame Standish qui y allait sans cesse.

20 Octobre.

Il n'est pas de lecture ni même d'étude que supplée l'expérience. Les faits seuls nous instruisent et nous ouvrent des aperçus que l'histoire que l'histoire ne fournirait pas. En 1840, quand après la quadruple alliance de Londres, le Ministère Thiers a commencé les fortifications de Paris, j'ai pensé comme beaucoup de mes contemporains qu'on se livrait à une fantaisie coûteuse, qu'en embastillant la capitale on songeait bien plus à l'émeute qu'à l'invasion; et, comme j'avais 26 ans alors, je ne me pique pas d'avoir examiné avec une scrupuleuse attention les arguments produits dans la double discussion du Palais Bourbon et du Luxembourg en faveur ou à l'encontre du projet du Gouvernement. En 1844,  quand l'oeuvre était déjà bien avancée, le Général Oudinot écrivit un livre sur l'emploi de l'Armée aux grands travaux d'utilité publique; il m'associa aux recherches préliminaires auxquelles il se livrait, me donnant à dépouiller tous les mémoires que lui avaient communiqués le Maréchal Dode de la Brunerie, et je dois convenir que je dégageai de tant de pièces intéressantes des prix de revient, des considérations sur la discipline et l'instruction du soldat, mais rien de plus.  Il y a moins d'un mois, ce journal en fait foi, je ne voyais pas plus clair dans la question qu'il y a trente ans, et je ne me croyais pas plus ignorant que bien d'autres. Un article de la Revue des Deux Mondes signé par Monsieur Picot, gendre de Monsieur de Montalivet, et les circonstances du siège que nous soutenons viennent de donner un nouveau cours à mes idées, m'ont suggéré des rapprochements dont le lien m'avait échappé; et je dois indiquer ici, fût ce en bien peu de lignes, ce qui se dégage pour moi des lectures et des méditations auxquelles je viens de me livrer. C'est à Vauban qu'appartient la première idée qu'une capitale comme Paris, centre et coeur de la France, doit être fortifiée et peut-être défendue. Vauban est une autorité irrécusable assurément. En déposant, dans ses Oisivetés, le mémoire où il aborde le problème (1689), il avoue qu'il n'a pas osé faire au Roi ne proposition formelle, et il exprime l'espoir qu'un bon citoyen, un loyal sujet rencontrera des conjonctures plus favorables. On aurait senti la valeur de sa conception si  on l'avait connue quand le Prince Eugène de Savoie appelait ses fameuses lignes de Marchiennes à Landrières, le Grand Chemin de Paris. Denain sauva la France et tout fut oublié. S'il faut croire Monsieur Picot, le Duc de Chartres dés 1792 pendant la campagne de l'Argonne, aurait compris le danger pour notre pays d'une capitale ouverte. Plus tard Napoléon, entrant à Vienne après Ulm, à Berlin après Iéna, se serait promis de mettre notre ville à l'abri d'une telle catastrophe, et il n'y aurait plus pensé qu'en 1814 quand il n'était plus temps. Sous la restauration le Maréchal Gouvion St Cyr, après avoir reconstituer une armée, voulût réaliser ce grand projet que la chute du cabinet dont il faisait partie enfouit dans les cartons.  Enfin, au lendemain de 1830, le Roi Louis Philippe, fidèle aux préoccupations d sa jeunesse, aurait voulu tenter l'entreprise, et, pendant neuf années consécutives aurait saisi toutes les occasions d'y amener ses conseillers et les Chambres. Il y a donc là autre chose qu'une combinaison dynastique et un coup fourré contre la liberté, autre chose qu'une création de Monsieur Thiers qui se trouve réduit au rôle d'exécuteur d'un plan venu de plus haut. La dynastie n'a pas été maintenue par les forts détachés; ce n'est pas l'enceinte continue qui a étouffé la liberté. Puisse le tout sauver la France et sceller l'union de Paris et des départements dont les bataillons de garde mobile sont le lien dans cette lutte suprême.

22 Octobre.

Une nouvelle épreuve m'est imposée aujourd'hui. Un gendarme a apporté pour mon fils l'ordre de rejoindre le 7° Bataillon de garde mobile comme exonéré de 1865; depuis deux mois, une loi permettait de l'appeler; il a reçu en homme cette nouvelle que je lui ai annoncée à l'Elysée et il est allé immédiatement aux Invalides prendre son livret; il me quittera Lundi ou Mardi. Je fais de mon côté le meilleur visage possible, sans chercher au fond de mon coeur ce qui peut s'y cacher da faiblesse, et je ne songé qu'à l'émotion de ma pauvre femme quand elle apprendra au loin que Paul se bat et que mon isolement est plus complet encore. Je ne veux pas m'appesantir sur ce sujet qui reviendra souvent dans mes notes. 'In maniis tuas", voila tout ce que je trouve à penser, à écrire, à dire, debout et à genoux.

Hier, nous dînions chez Alexandre qui a ressenti presque aussi vivement que moi le coup de la veille. Il aurait voulu que profitant de l'investissement de notre ville, je fisse un mystère à ma femme de la nouvelle situation de mon fils. J'en avais jugé autrement, et dès le matin, j'avais confié aux ballons de la poste une lettre aussi franche et aussi tendre que possible. Depuis bientôt 28 ans que nous sommes mariés, nous avons parlé à coeur ouvert de nos enfants; nous avons agi en commun sur eux et pour eux, et je ne consens pas, au moment où tout est grave, où tout peut devenir funeste, à entrer dans une voie où je ne marcherai qu'en m'enveloppant de mensonges. Sans aucun doute, je voudrais épargner à Victorine et garder pour moi seul les alarmes que je pressens; mais je ne me crois pas le droit de la tromper, même à bonne intention. Elle priera pour notre cher Garde Mobile, et j'ai foi au crédit des prières maternelles près du Bon Dieu. Je ne dois pas priver Paul de ce secours. Il est allé ce matin prendre son uniforme et ses effets d'équipement; il dîne et il couche encore ici; demain, il me quittera et j'aurais à me procurer un laissez-passer de l'Etat Major pour aller le voir à son cantonnement de Neuilly. Il sera dans le même bataillon que le 2° fils du Baron Malouet avec qui je ferai plus d'une fois le pèlerinage. Ce qu'il y a de personnel dans ce petit événement m'a fait négliger toute mention de l'affaire du 21. Considérée comme un échec à la Bourse, où elle a produit une baisse, elle a passé le soir pour une victoire, et le lendemain l'a réduite aux proportions d'une lutte honorable. Nous avons eu environ 500 hommes atteints, nous avons perdu deux canons, mais nous avons fait beaucoup de mal à l'ennemi au  poste de la Jonchère. Je ne puis écrire ce nom sans me rappeler une promenade faite dans ma jeunesse en ce lieu ravissant dans la Compagnie de la Comtesse Foucher de Careil, mère de l'orateur actuel. La Jonchère, ancienne habitation d'Ouvrard, appartient maintenant à Madame Staub que je connais depuis bien des années, et qui n'en retrouvera que d'informes débris.

Une triste nouvelle est venue du dehors. Orléans est occupé par les Prussiens. Ma belle-mère était à 3 heures au delà de cette ville quand j'ai cessé d'avoir de ses nouvelles. Sera-t-elle restée à Cropet? Aura-t-elle fui? Ou sera-t-elle allée? Elle a 74 ans; elle est malade et bien affaiblie; sa fille doit savoir quel parti elle a pris. Pour moi, je suis dans la plus complète et la plus navrante ignorance, et je n'ai pas même un moyen de pourvoir à ses besoins matériels si l'argent lui manque. Les voies sont fermées à toute expédition de numéraire et de billets. Ma femme a plus qu'il ne lui faut; elle avisera s'il y a un expédient qui le permette. Qui m'aurait dit que nous tomberions si bas?

26 Octobre.

Paul m'a quitté ce matin. Je l'ai conduit à une caserne voisine des Invalides où devaient se réunir les jeunes gens de sa classe pour aller en corps au cantonnement de Neuilly, et je suis rentré le coeur gros dans ma pauvre maison déserte. Il serait impossible de souhaiter autre chose et mieux que ce qu'a montré ce cher garçon dans ces derniers jours: résolution calme, préoccupation unique de ma solitude, lettres excellentes à sa mère et sa soeur, tout a été parfait, et si Dieu me l'ôte, je lui devrais des actions de grâce pour me l'avoir prêté pendant 25 ans. Je viens de l'Etat Major du Général Trochu pour avoir une autorisation de visiter mon fils. On m'a renvoyé au Général Ducrot à la Porte Maillot: Monsieur Mallouet m'aidera, j'espère à obtenir ce que je souhaite et je le verrai demain matin de bonne heure pour lui demander de me conduire avec son laissez-passer, jusqu'au bataillon de nos enfants. Alexandre n'a pas voulu que je dînasse seul aujourd'hui et je partagerai son repas du soir.

28 Octobre.

Hier, je suis allé à Neuilly voir mon cher Paul. Monsieur Malouet qui me conduisait a voulu le mettre lui-même en relation avec son fils Henri. Paul couche sur la paille, mais sous un toit. Il vit de la pitance commune sans consentir à se donner un régime meilleur, et déjà, il s'est fait de bons rapports: un jeune Naquet, sergent sans sa compagnie, à l'audition de son nom, lui a demandé s'il tenait à moi, et lui a dit que, frère d'une de mes élèves, il serait charmé de lui venir en aide. Devant moi, un officier l'a accosté comme camarade de Vaugirard, c'est un petit fils de Monsieur Barthe, garde des Sceaux sous le Roi Louis Philippe, et un ami du jeune Malouet. Il s'en trouvera bien d'autres, et quelque rude que soit cette expérience de la vie militaire, elle aura ses bons côtés si une balle ou un obus n'y met pas fin. En rentrant, je me suis nettoyé pour aller dîner avec Tardieu chez madame de Belleyme qui avait mis beaucoup d'insistance à me faire agréer son invitation et qui m'a gardé jusqu'à dix heures.

Ce matin, j'ai eu la visite de Monsieur de Boissieu qui me savait tout à fait seul et qui, fort bonnement, est resté une heure avec moi. Nous sommes, je crois, en pleine communauté de pensée et d'opinion sur ce qui se passe et sur les gens qui veulent nous mener, et, en particulier, sur Monsieur Favre et Monsieur Simon. Celui-ci est son Ministre. Voilà sans doute pourquoi, il m'en a parlé plus longuement. J'étais moi-même en état de lui donner la réplique pour avoir écouté ce disciple séparé de Monsieur Cousin traiter à la Sorbonne de l'Ecole d'Alexandrie, et pour l'avoir vu depuis en relation avec Stamaty dont le fils était à Bonaparte ami et condisciple des jeunes Simon. Je me suis senti un véritable éloignement pour ce personnage à partir d'une leçon où je l'ai entendu à propos de Plotin donner Tartufe pour un mystique, ou, pour être plus vrai, induire un auditoire jeune et ardent à faire une confusion qu'il ne faisait pas lui-même et à l'applaudir à outrance pour une habileté de langage. Il y a une trentaine d'années que la scène se passait devant moi. L'insinuation de se retrouve pas dans le cours imprimé et, voulu ou non, le changement est caractéristique. Un lecteur attentif se serait dit du premier coup que l'hôte d'Orgon n'est pas un mystique, mais un fripon. Monsieur Simon pense à régler sur de nouveaux principes les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Nous saurons ce que son génie a enfanté pour cela.

29 Octobre.

Je suis retourné à Neuilly avec Alexandre et nous avons vu Paul. Charles de Brosses, mon ancien  élève, lieutenant dans sa compagnie, est venu à moi très aimablement et sera pour lui un appui comme le jeune Naquet: j'ai encore trouvé là le bon Monsieur Etienne qui a fait de mon fils un licencié es lettres, et qui ne s'attendait guère, quand il l dirigeait sur les hauts grades de l'Université, à le rencontrer, sac au dos, à quelques pas des Prussiens. Le 7° Bataillon compte marcher demain; on s'est battu hier et aujourd'hui à Dugny, au Bourget, à Drancy dans une partie de la banlieue que je connais bien pour l'avoir habitée longtemps et nous y avons occupé des positions: Veut-on étendre le mouvement en avant? Est-ce à cela que seront employés nos mobiles? Je l'ignore et pourtant, j'ai un grand intérêt dans l'opération.

Notre Gouvernement qui trouve du temps pour changer des noms de rue et pour régler le budget de l'instruction primaire dans la ville de Paris en 1871, a décidé ce matin que la décoration de la Légion d'Honneur ne serait plus donnée qu'aux militaires et pour des actions d'éclat accomplies devant l'ennemi. Cela tiendra-t-il?

31 Octobre.

La reddition de Metz est affichée. Notre brave Armée, après deux mois et demi d'héroïques efforts et de souffrances que nous connaîtront a du subir la fatalité de la force. Je gémis de ce que je sais, je redoute ce que j'ignore. Les calamités publiques, les angoisses personnelles font dans mon pauvre coeur de français et de père, un ravage inexprimable. Dieu nous est rigoureux et nous l'avons bien mérité, il faut l'avouer. Je me croyais plus ferme que je me sens l'être à ce  cruel moment. Depuis mon lever, je travaillais; je n'ai plus l'esprit à rien d'autre qu'à ces navrantes affiches. Je viens de la rue de Londres où on ne les connaissait pas encore. Je vais essayer de franchir les remparts pour voir Paul. Ma solitude semble horrible et néanmoins, elle m'est précieuse. Si le bombardement et l'émeute s'ajoutent à nos malheurs, ne devrais-je pas m'applaudit d'avoir mis en lieux sûr ma femme et ma fille? Je peux tout supporter, moi. J'aurais souffert au centuple si je les avais vues exposées aux périls que je pressens. Monsieur Thiers est rentré hier; il apporte un ultimatum; j'attendrai qu'il soit publié pour m'en faire une idée. Les suppositions du Figaro ne peuvent me suffire et je ne m'y arrête pas. Que va devenir le Gouvernement Favre-Trochu? Que vont faire Messieurs Blanqui, Flourens? Avec qui Monsieur de Bismarck aura-t-il à s'expliquer?

Je suis retourné à Neuilly avec Alexandre et nous avons vu Paul. Charles de Brosses, mon ancien  élève, lieutenant dans sa compagnie, est venu à moi très aimablement et sera pour lui un appui comme le jeune Naquet: j'ai encore trouvé là le bon Monsieur Etienne qui a fait de mon fils un licencié es lettres, et qui ne s'attendait guère, quand il l dirigeait sur les hauts grades de l'Université, à le rencontrer, sac au dos, à quelques pas des Prussiens. Le 7° Bataillon compte marcher demain; on s'est battu hier et aujourd'hui à Dugny, au Bourget, à Drancy dans une partie de la banlieue que je connais bien pour l'avoir habitée longtemps et nous y avons occupé des positions: Veut-on étendre le mouvement en avant? Est-ce à cela que seront employés nos mobiles? Je l'ignore et pourtant, j'ai un grand intérêt dans l'opération.

Notre Gouvernement qui trouve du temps pour changer des noms de rue et pour régler le budget de l'instruction primaire dans la ville de Paris en 1871, a décidé ce matin que la décoration de la Légion d'Honneur ne serait plus donnée qu'aux militaires et pour des actions d'éclat accomplies devant l'ennemi. Cela tiendra-t-il?

1er Novembre.

Messieurs Blanqui, Pryat et Flourens ont tenté un coup de main sur l'hôtel de ville; ils ont tenu quelques heures les Gouvernement prisonnier et ont décrété la Commune de Paris; mais le soir, la garde Nationale a dégagé le Général Trochu et ses collègues, et, en dépit d'une affiche posée ce matin sur les murs et signées Et Arago, qui nous convoque à Midi pour élire quatre municipaux par arrondissement, il ne se fait rein de tel aujourd'hui. Monsieur Thiers, dit-on dans les cercles politiques, est à Versailles et il négocie un armistice qui permette de réunir une Assemblée Nationale, de constituer un Gouvernement et de tracter avec la Prusse. Voilà au moins ce que Tardieu vient de me raconter. Nous saurons prochainement à quoi nous en tenir. La journée d’hier avait été cruelle; la nuit a été pour moi sans sommeil. A 10 heures du soir, la Générale battait dans les rues; à 1 heure de matin, j’entendais des marches de bataillons; à 6 heures, j’étais à la messe, et, en rentant seulement, j’apprenais de mon concierge, facteur des télégraphes, que l’ordre avait eu le dernier mot du 31 Octobre. Attendons. Monsieur Mallouet a insisté pour que je dînasse chez lui; j’ai cédé.

2 Novembre

Nous faisons demain, un plébiscite qui consolidera le gouvernement si nous disons Oui, d’où sortira l’anarchie si nous disons Non. Quant-à l’armistice, la canonnade que j’entends en écrivant ces lignes prouve au moins qu’il n’est pas encore signé. J’ai pu assister à la messe ce matin, aller au cimetière ensuite pour déposer une couronne sur la tombe de mon père et de mon petit Georges, écrire à ma femme et à Clara de Beauchamps, visiter Paul à Neuilly et Madame de Billing rue Royale. En passant devant l’Arc de Triomphe de l’Etoile, j’ai croisé le Général Trochu qui se dirigeait vers le Point du Jour et qui peut-être allait présider à l’engagement d’artillerie dont le bruit vient jusqu’à moi. J’ai vu dans mes courses des milliers de gardes nationaux faisant l’exercice et je supputais douloureusement devant ce spectacle le travail perdu et les gênes subies par ces braves gens. Je ne suis pas toujours bien disposé pour eux. Il est des heures où l’ineptie de leurs raisonnements me met hors des gonds; il en est d’autres où je m’impatiente de les entendre depuis trois mois chanter la Marseillaise, sans aller jamais au delà du premier couplet, et sans avoir probablement lu un seul vers du second. Je ne parle pas de ce qu’ils font de la musique. Ils sont convaincus que c’est là un moyen de sauver la patrie; mais il faudrait que les Prussiens entendissent cette harmonie pour la fuit et ils ne l’entendent pas.

3 Novembre.

Voici précisément 28 ans que je suis marié et je suis absolument seul pour cet anniversaire. Au lieu d’une fête de famille, j’ai eu le vote d’un plébiscite dont le résultat ne sera connu que dans la nuit. Je reste dans la même incertitude sur le sort de mon gendre, sur la situation de ma belle-mère, sur la résidence actuelle de ma femme et de ma fille qui sont peut-être en Belgique pendant que je leur écris à Montalembert. Quant-à la France et à la Paix, sur le nombre de gens que j’ai vus, moitié croit l’armistice convenu, moitié le croit repoussé par la Prusse et annonce le bombardement pour demain. Quelques heures nous éclaireront sur ce qu’il faut penser. On arrive à ne plus rien admettre que ne soit visible et tangible. Cinq cent lettres sont entrées dans Paris. Monsieur Donon en a reçu une du régisseur de sa terre de Longray et une de Djemil Pacha qui lui dit que Madame Donon reste en Suisse. Monsieur Aignan a des nouvelles de son neveu qui fait partie de l’armée de Metz; le Duc de Fitzjames a six lettres de la Duchesse, de diverses dates. Je ne suis pas si favorisé; rien n’est venu à mon adresse. Au milieu de ces préoccupations, on se cherche, on se rencontre. J’avais tout à l’heure chez moi, Alexandre Muller, Paul de l’Epinay,Edouard Lefebure, et nous causions de la Bourse qui monte comme si la paix était faite (3 francs 30° en deux jours) et des élections municipales d’après demain. Pour notre 8° arrondissement, mes amis avaient quelques hésitations sur le Maire actuel, Monsieur Carnot, et ils attendaient les explications qu’il donnerait ce soir sur une affiche placardée Mardi avec sa signature et relative o la fameuse Commune de Paris. Comme adjoints Messieurs Denordin, Riant, Bethmont leur paraissaient avoir des chances et offrir des garanties. On doit les entendre ce soir dans une réunion publique convoquée au Manège Latry.

5 Novembre.

Le plébiscite a donné une énorme majorité au Gouvernement. Le Moniteur enregistre ce soir des chiffres de 557.996 Oui contre 62.632 Non, et si Paris était la France, comme il le croit trop, ceux qui ont pris le pouvoir serait assuré de le garder. Mais il n’en est pas ainsi, et bien des doutes pèsent sur la situation. Je ne les exposerai pas, faute de renseignements sur ce qui se passe au delà des lignes prussiennes, faute de foi dans ce qu’on nous dit. J’attends pour écrire quelque le jour où je saurai quelque chose. L’élection municipale m’a valu une bonne journée. Paul, envoyé à l’Urne, a pu déjeuner et dîner avec moi et ne retourner à Neuilly qu’à la fermeture des portes (6 heures du soir). En avançant l’heure du dernier repas, j’ai eu le double plaisir de le posséder du matin au soir et de lui rendre pour la première fois depuis le 28 Septembre la vie relativement assez douce que nous menions à deux. Nous avons écrit ensemble à sa mère. J’étais assez peu édifié, non pas sur l’honnêteté de Monsieur Carnot, mais sur les lumières de son esprit et sur l’énergie de son caractère. Beaucoup d’habitants de notre 8° Arrondissement sont dans le même cas. Les divers comités semblent toutefois convaincus que son nom le fera passer, qu’il n’y aura pas grand inconvénient à cela, s’il ne réunit pas une énorme majorité, et si on lui donne de bons et vigoureux adjoints. Pour diminuer le nombre de voix que le feront Maire, on lui opposera Monsieur Bethmont qui ne s’est pas porté candidat et qui ne sera pas élu. Quant aux adjoints qui doivent être nommés lundi seulement, on parait d’accord sur les noms de Messieurs Denormandin, Belleard, Maurice Aubry. Le 1er avoué et homme d’esprit a eu un grand succès dans les réunions publiques; le 2° fait partie de l’administration provisoire et a rendu de bons services qu’il est juste de reconnaître; le 3°, banquier, associé de la maison Donon, était député à l’assemblée législative en 1851 et s’est tenu à l’écart sous le régime impérial. On le dit honorable à tous égards et habile homme d’affaires. Je n’ai rien à objecter contre ce trio et il est probable que je lui donnerai mon vote.

On a arrêté aujourd’hui une partie des meneurs du 31 0ctobre; mais on n’a pu saisir Messieurs Blanqui et Flourens. Une vieille domestique de ma belle mère qui habite à Batignolles, m’a appris qu’on retirait fusils et uniformes à certains gardes nationaux de son quartier qui ont poussé trop loin le zèle pour la Commune de Paris, le pouvoir veut-il se montrer fort?

7 Novembre.

Une commission officielle nous a appris hier que les négociations avaient échoué et nous a donné une grande liste de généraux formant la tête de trois armées. Ceux qui criaient guerre à outrance le 31 ont une attitude toute différente maintenant et je n'entends pus chanter ni la Marseillaise, ni Mourir pour la Patrie. Je ne cherche pas quelle peut être la pensée intime de MM Trochu et Favre. Les premiers éléments me font défaut pour cela; je me mets donc en face d'une situation dont les derniers mots sont : bombardements, sorties meurtrières, famines, émeutes; perspectives affreuses. Je n'ai rien à craindre des projectiles creux pour la maison que j'habite, vu la distance où elle est des remparts; ce qui ne fait pas du tout que je reste indifférent au malheur d'autrui. Les sorties militaires me touchent par mon fils qui est aux avants postes; la famine qui m'atteindrait des derniers parce que j'ai quelques provisions peut amener où l'entrée consentie des Prussiens, ou des troubles à la faveur desquels ils forceront les portes, et dans ce dernier cas, personne ne saurait mesurer les malheurs qui s'accumuleraient en quelques jours ou même en quelques heures. On parle bien d'une reprise des conférences qui expliquerait le silence du canon; on se berce bien de l'espoir de l'insistance accentuée de la Russie pour une solution modérée. Mais je n'aime pas à me leurrer de chimères.

Nos Maires et nos adjoints sont élus et, parmi les premiers, figurent MM Mottu et Clémenceau qui semblent avoir pour mandat de défier le ciel et d'avertir nos chefs actuels que tout est vanité ici bas, même les ovations plébiscitaires. L'Empereur le sait depuis plus de deux mois. J'ai eu Paul quelques heures aujourd'hui pour le vote. Nous avons encore une fois mangé ensemble. Je ne le verrai pas demain; il est de garde dans l'île de Puteaux, à quelques mètres des sentinelles ennemies et cela pour 24 heures, sans abri. Que Dieu le protège.

9 Novembre.

Privé hier de mon pèlerinage de Neuilly, je l'ai encore été aujourd'hui par le retard du service annoncé. UN des camarades de mon fils m'apprend à l'instant que le 7° Bataillon tout entier va camper demain à Romainville. C'est donc vers les buttes Chaumont que je devrai me diriger.

Hier, après quelques courses, j'ai reçu trois visites de clientèle, inscrit Lucie Castel pour le 7° cours et annoncé que je reprendrai mon enseignement tout entier à l'époque ordinaire, à moins de force majeure, n'eussé-je qu'une seule élève pour tout auditoire dans chacune de les 13 divisions. J'ai fait tête ainsi à l'orage de 1848. 22 ans de belles rentrées ont suivi cette résolution. Il faut maintenant penser à un moindre avenir, mais essayer de sauver ce qui peut survivre de ma laborieuse création. Enfermé par l'invasion dans son habitation de Bouxières près de Nancy, mon confrère Remy a trouvé moyen d'écrire à ses suppléants pour leur recommander d'ouvrir la saison à sa place et à date fixe; je saurai d'ici à peu quel parti aura pris Monsieur Lévi : le même probablement.

Madame de Billing était au noir, hier. Je viens de la retrouver de même nuance; un dîner chez Madame de Belleyme n'a pas été plus gai. Tardieu qui y était se sentait tout attristé par le 20° anniversaire de son fils dont il n'a aucune nouvelle depuis 2 mois. Le soir cependant un visiteur qui tient au monde dramatique nous a un peu déridés en nous racontant certains hauts faits d'Alexandre Dumas père, et en nous démontrant qu'il pouvait berner, en fait de traités, de primes et conventions écrites relatives à des droits d'auteur, les plus déliés directeurs de théâtre, les plus sensés libraires. Si notre narrateur n'a pas brodé, ces habiletés là frisaient la friponnerie. Mademoiselle Picard est venue voir s'il y avait moyen de recueillir chez moi la succession des cours de Stamaty; je l'ai détournée de tout essai de ce genre.

Une sommation à Madame de Monbreton de payer 120 f de contribution d'absence m'a été remise et m'a fait aller chez Madame de Léautaud sa soeur, dont le mari a beaucoup plus que moi qualité pour réclamer, et trouvé près d'elle Madame de Vatry qui m'a fait l'honneur de me reconnaître bien qu'elle ne m'eut pas vu depuis 27 ans, à qui j'ai demandé des nouvelles de la Princesse Bibesca, sa nièce et à qui j'ai été bien aise de dire que cette nièce avait eu avec moi d'étranges procédés l'hiver dernier. Qu'elle engage ses filles à l'un de mes cours, que, sans m'en donner avis, elle les mène ailleurs pour des convenances de jour et d'heures, je n'en ferai pas même l'objet d'une observation. Mais quelques jours après l'ouverture, la Princesse est venue chez moi; elle m'a offert de l'argent que j'ai refusé, bien entendu, pour assister à mes leçons élémentaires où elle est venue plusieurs fois. Enfin, elle m'a parlé de faire suivre mon enseignement supérieur à l'institutrice de ses enfants, et comme je lui disais que tout professeur était admis chez moi sans rétribution, elle a usée de surprise en l'envoyant s'inscrire et payer sa place sous un nom ignoré de moi. Je me suis senti blessé dans ma dignité quand j'ai découvert ce petit manège et je viens de le dire tout naturellement à Madame de Vatry qui le répétera à qui cela revient. On tire le canon ce soir.

11 Novembre

Mon premier essai pour joindre mon fils hier a été absolument infructueux. Le temps était horrible: froid, pluie, neige, boue liquide et glissante, un ensemble calamiteux. Après avoir marché plus d'une heure à travers Pantin et la campagne qui suit ce prolongement de paris, je suis arrivé à un chemin montant où mes pauvres pieds ne tenaient plus; la nuit approchait; il fallait rentrer avant la fermeture des portes; je suis revenu tristement sur mes pas. Ce matin, j'ai pu écrire à Paul par le domestique de Monsieur de Grandmaison qui rejoignait le Bataillon. Monsieur Mallouet, mieux renseigné que moi, a eu la bonté de le chercher et la chance de le trouver; il vient de me donner de ses nouvelles. Nous irons ensemble, Dimanche, à Bobigny et une fois que je connaîtrai l’être rien ne m'embarrassera plus. Aujourd'hui, j'ai eu à m'occuper d'une autre affaire. J'ai reçu pour la Belle Mère comme pour madame de Montbreton, un avertissement relatif à la taxe des absents. Le percepteur chez qui je me suis présenté avec les 60 francs demandés pour un mois, m'a fourni les indications dont j'avais besoin pour réclamer contre une exigence où l'ineptie le dispute à l'arbitraire. La taxe a été établie contre les gens qui voulaient, par la fuite se soustraire au service de la défense de Paris. L'appliquer à une femme de 74 ans, absente depuis le mois de Mai, c'est dire que j'aurais du la faire rentrer dans la ville aux approches du siège, au moment où l'autorité demandait elle-même l'éloignement des bouches inutiles. A ces considérations que j'ai nettement exposées dans ma note à Monsieur Etienne Arago, j'ai ajouté ce fait que c'est moi qui suis locataire de l'appartement et que le bail en fait foi. Les défenseurs de cet étrange procédé du Gouvernement allèguent la protection dont il couvre la propriété des absents et la solde d'un franc cinquante centimes par jour qu'il donne pour cela aux gardes nationaux de Belleville et des autres faubourgs. La vérité est que ce Gouvernement n'existerait plus si les bataillons non soldés ne l'avaient tiré le 21 Octobre des mains de ces prétendus protecteurs. Jamais, dans aucun de ces vaudevilles, Monsieur Etienne Arago n'a rien mis d'aussi invraisemblable que cette théorie. Ni le parterre, ni la critique ne l'avaient laissé aller jusqu'au bout.

Le canon gronde toujours et la Bourse a encore monté, ce n'est pas moins singulier.

Madame d'Auribeau que je n'ai pas l'honneur de connaître est venue pour faire inscrire sa fille à l'un de mes cours. Je n'étais pas chez moi; elle a dit qu'elle reviendrait.

13 Novembre

Madame d'Auribeau est effectivement revenue hier. Sa fille suivra le 5° cours; je dois la pensée qu'elle a eu de me la confier à Madame Latapie et à Madame Appert. C'est une aimable personne qui est entrée de plein pied en bonne conversation avec moi sans se souvenir des préfectures de son mari, et qui m'ayant amené, en me parlant d'un de ses fils qui servait sous Bazaine, à lui nommer mon gendre s'est empressé de me dire qu'elle l'avait connu et reçu à Limoges et qu'elle entrait dans les inquiétudes à son sujet.

J'écris ceci en rentrant d'une course au fort de Romainville et à Bobigny en compagnie du Baron Malouet. Le commandant du fort nous a montré tous ses moyens de défense et a mis à notre disposition les lunettes avec lesquelles nous avons pu voir un poste ennemi établi au Blancménil. Il a déploré comme absolument inutile la dévastation de maintes localités qui ne gênaient en rien son tir et où la maraude est entrée pour une bien plus forte part que le patriotisme. J'ai admiré la bonne tenue des marins placés sous ses ordres. Il n'y a vraiment plus que cela qui donne l'idée d'une force régulière et disciplinée. Bobigny où nous sommes allés ensuite voir nos enfants n'est plus qu'un amas de décombres. L'église abrite les 120 mobiles qui forment le piquet. Mon fils est logé avec sa compagnie dans l'école où chaque homme a juste la place nécessaire pour s'étendre la nuit. L'humidité, le froid, le manque de clôture ont déterminé des maladies. Paul résiste et il ne se plaint de rien. Il n'a eu qu'une pensée, celle de me détourner de renouveler souvent une course longue et fatigante. Cher enfant! Il est trempé comme peu de garçons de son âge et il accepte le devoir dans toute son étendue avec une simplicité qui me charmerait si je ne souffrais plus que lui de ce qu'il endure.

Le Gouvernement a démenti ce matin tous les dire des journaux sur les négociations et l'on parait s'accorder sur deux points : 1° Le projet d'une sortie en masse où Monsieur le Général Trochu chercherait une mort éclatante en entraînant en pure perte 30.000 ou 40.000 parisiens, dans l'autre monde. 2° La formation prochaine et spontanée d'une assemblée qui traiterait, sous la médiation des neutres, avec le Roi Guillaume, même sans le consentement de Paris et de son Gouvernement, et qui, après cette oeuvre de salut public, appellerait une Constituante à régler les institutions à venir du Pays. Les Débats contenaient ce matin un article remarquable de Monsieur Renan sur ce thème. Les autres feuilles sont insignifiantes ou déraisonnent, et ce qu'écrit Monsieur Weis dans La Patrie sur le tort que se fait l'Europe en se privant du rayonnement des lumières de notre grande ville m'a rappelé une sortie de Madame Jules Sandrau  consignée à sa date dans ce journal, et qui m'avait paru étrange, même dans la bouche de la femme d'un romancier.

14 Novembre.

Journée insignifiante, visite à Borrani, mon libraire, et à Lainé, mon imprimeur, avec qui j'allais m'entendre pour le programme de mes cours. A deux heures, Alexandre est venu causer avec moi et l'entretien a duré une heure et demie. La situation présente et l'avenir possible de la France, l'esprit américain, les placements d'argent aux Etats-Unis et Monsieur Mothe ont alimenté notre dialogue. Mon vieil ami a connu le Maire Athé de l'arrondissement de Popincourt quand il était commissionnaire en peaux de chevreau, intermédiaire entre les mégisseries d'Annonay et les gantiers de Paris. Depuis, il l'a vu monter une maison de banque et a su qu'il avait pris pour 20.000 francs de lettres de change d'un frère de Monsieur Ulbach, endossés par le rédacteur de la Cloche, et que ne voyant pas d'argent aux échéances, il avait fait l'usage le plus actif et le plus acharné du papier timbré à l'encontre du journaliste. Les affaires sont les affaires, même entre frères et amis, et Monsieur Mothe ne s'est pas cru suffisamment payé par les autographes de l'auteur de Madame Fernel.

En allant chez Madame de Billing, j'ai lu une proclamation du Général Trochu qu'on peut résumer ainsi : le 31 Octobre a décidé la Prusse a refusé l'armistice, Paris a fait des prodiges que l'Europe admire, il doit en faire en plus qui amène sa délivrance ou sa destruction. Comme je rentrais un employé du télégraphe m'a annoncé qu'une dépêche signée Gambetta allait être affichée et qu'elle apportait la nouvelle de la reprise d'Orléans, avec 2.000 Prussiens tués, 1.000 prisonniers, des canons restés aux mains de nos soldats de la Loire. Il faut attendre avant de se réjouir, compter médiocrement sur l'admiration de l'Europe et espérer un terme moyen entre les extrêmes posés par Monsieur Trochu. L'Armée parisienne n'est peut-être pas assurée de vaincre; la population parisienne n'est peut-être pas résolue à s'ensevelir sous les ruines.

16 Novembre.

 J'ai acquis hier la certitude que mon gendre était vivant à la fin du mois de Septembre, c'est à dire cinq semaines après les dernières nouvelles indirectes, datées du 23 Août. C'est Monsieur Moreau, Beau-père de Monsieur de Vacquières et l'un de ses voisins de Lorcy (il est propriétaire de Coyolle) qui l'a appris par une lettre de sa femme et qui a bien voulu m'en donner avis. Je me suis d'abord abandonné à un mouvement de joie facile à comprendre, puis j'ai réfléchi qu'à ma connaissance plusieurs engagements meurtriers ont eu lieu du commencement d'octobre à la date de la capitulation, et toutes mes inquiétudes sont revenues peser sur mon coeur. Comprend-on qu'à une époque comme la notre le Gouvernement qui nous fait la guerre et qui dispose de l'administration la plus active et la mieux ordonnée qui soit au monde n'est pas communiqué à la délégation de Tours et à Monsieur Trochu les listes de prisonniers et de blessés qui eussent éclairé les familles sur de chers objets de sollicitude? Certes, les opérations militaires n'auraient souffert aucun préjudice d'un acte de courtoisie et d'humanité. Mais non, les mots Progrès, Lumières, Civilisations, Philanthrope sont de vaines enseignes à séduire les niais, et de la lutte actuelle, il restera la à charge du nom Prussien, entre la tache des long espionnage et de l'abus d'hospitalité qui a tant aidé au succès de l'invasion, l'exemple donné devant Strasbourg de tirer sur les maisons et les monuments au lieu de battre les remparts, et celui de contraindre les habitants du pays à travailler aux tranchées sous le feu de leurs compatriotes.

J'ai vu mon fils à Pantin aujourd'hui; je tenais à lui faire part des communications de Monsieur Moreau, et, en allant et en revenant, j'ai pu constater que plus de 10.000 parisiens faisaient la récolte des pommes de terre, des légumes, du bois même, dans la propriété d'autrui, et trouvaient aux barrières de Flandre et d'Allemagne des centaines de marchands de nos halles prêts à leur acheter ce bien volé. Monsieur Malouet qui me conduisait dans sa voiture a ramené avec moi, Monsieur Dauchy, son collègue à la Cour des Comptes dont le fils sert comme les nôtres au 7° Bataillon et la garde Mobile de la Seine.

Notre avantage d'Orléans est confirmé, sur quoi la Bourse baisse. Monsieur Etienne Arago n'est plus maire de Paris; il a donné sa démission et les fonctions de Préfet de la Seine passent à Monsieur Jules Ferry sous le titre de Délégué. Mon intelligence n'est pas de force à pénétrer les mystères de cette combinaison. Quant à l'accusation de trahison formulée à Tours contre le Maréchal Bazaine, je la trouve encore plus bête qu'odieuse.

16 Novembre

J'ai acquis hier la certitude que mon gendre était vivant à la fin du mois de Septembre, c'est à dire cinq semaines après les dernières nouvelles indirectes, datées du 23 Août. C'est Monsieur Moreau, Beau-père de Monsieur de Vacquières et l'un de ses voisins de Lorcy (il est propriétaire de Coyolle) qui l'a appris par une lettre de sa femme et qui a bien voulu m'en donner avis. Je me suis d'abord abandonné à un mouvement de joie facile à comprendre, puis j'ai réfléchi qu'à ma connaissance plusieurs engagements meurtriers ont eu lieu du commencement d'octobre à la date de la capitulation, et toutes mes inquiétudes sont revenues peser sur mon coeur. Comprend-on qu'à une époque comme la notre le Gouvernement qui nous fait la guerre et qui dispose de l'administration la plus active et la mieux ordonnée qui soit au monde n'est pas communiqué à la délégation de Tours et à Monsieur Trochu les listes de prisonniers et de blessés qui eussent éclairé les familles sur de chers objets de sollicitude? Certes, les opérations militaires n'auraient souffert aucun préjudice d'un acte de courtoisie et d'humanité. Mais non, les mots Progrès, Lumières, Civilisations, Philanthrope sont de vaines enseignes à séduire les niais, et de la lutte actuelle, il restera la à charge du nom Prussien, entre la tache des long espionnage et de l'abus d'hospitalité qui a tant aidé au succès de l'invasion, l'exemple donné devant Strasbourg de tirer sur les maisons et les monuments au lieu de battre les remparts, et celui de contraindre les habitants du pays à travailler aux tranchées sous le feu de leurs compatriotes.

J'ai vu mon fils à Pantin aujourd'hui; je tenais à lui faire part des communications de Monsieur Moreau, et, en allant et en revenant, j'ai pu constater que plus de 10.000 parisiens faisaient la récolte des pommes de terre, des légumes, du bois même, dans la propriété d'autrui, et trouvaient aux barrières de Flandre et d'Allemagne des centaines de marchands de nos halles prêts à leur acheter ce bien volé. Monsieur Malouet qui me conduisait dans sa voiture a ramené avec moi, Monsieur Dauchy, son collègue à la Cour des Comptes dont le fils sert comme les nôtres au 7° Bataillon et la garde Mobile de la Seine.

Notre avantage d'Orléans est confirmé, sur quoi la Bourse baisse. Monsieur Etienne Arago n'est plus maire de Paris; il a donné sa démission et les fonctions de Préfet de la Seine passent à Monsieur Jules Ferry sous le titre de Délégué. Mon intelligence n'est pas de force à pénétrer les mystères de cette combinaison. Quant à l'accusation de trahison formulée à Tours contre le Maréchal Bazaine, je la trouve encore plus bête qu'odieuse.

18 Novembre

J'espérais mon fils, hier; il n'a pu venir; aujourd'hui, il change de cantonnement; demain, je pense aller le voir à Noisy le Sec. Alexandre et les deux le Maout avaient compté le trouver chez moi; ils se sont rencontrés et ont discuté pendant plus d'une heure avec une verve qui leur a fait oublier leur chagrin et que j'enviais en l'admirant. Madame de Belling que j'ai vue à 5 heures revenait du théâtre français où l'on avait joué, de jour au profit des blessés, des fragments d'Esther, du Misanthrope, du Mariage de Figaro, avec des intermèdes poétiques de Victor Hugo et de Bergerat. La Société des gens de Lettres qui avait organisé cette séance avait voulu que Got lu les châtiments dans la Maison de Molière. L'artiste a décliné cette proposition sans se poser en réactionnaire et tout en parlant de Compiègne avec un peu de mesure, il a déclaré qu'il trouvait peu convenable à des gens qui s'étaient appelés dix neuf ans les Comédiens Ordinaires de l'Empereur de débiter les invectives de l'auteur d'Hernani : leçon de pudeur bonne à prendre, quel que soit le régent qui la donne. Le Figaro de son côté a obtenu qu'on fit disparaître des vitrines de certaines boutiques les immondes caricatures qui s'y étalaient et où l'on montrait la "Femme Bonaparte" dans des attitudes que n'a jamais eu l'Impératrice Eugénie. Si j'étais Préfet de Police, j'aurais quelque honte d'avoir attendu un avertissement de Monsieur de Villemissent pour faire justice de ces ordures.

Le soir, je dînais chez Madame de Belleyme avec Tardieu.  Monsieur Narcy est venu et nous avons fait le Whist à un sou la fiche pour rompre une conversation qui devenait trop lugubre.
Je viens d'inscrire pour le 2° et le 3° de mes cours, les enfants de Madame Roland Gosselin, mon ancienne élève. J'ai maintenant de quoi ouvrir trois classes dont une compte deux auditeurs.

J'ai appris que madame Boucher avait reçu par télégramme photographié l'assurance que son fils et le Général Pujol étaient sortis vivants de Metz. Voilà Marie Boucher et sa mère tirées de cruelles inquiétudes car je suppose que la dépêche vient d'elles.

20 Novembre

Grâce à Monsieur Malouet, j'ai pu voir Paul, hier, à Rosny sous Bois, au delà de Montreuil aux pêches et à moins d'un demi kilomètre des sentinelles prussiennes. En traversant la Bastille et le Faubourg Saint Antoine, les souvenirs d'un autre temps nous venaient en foule. Il existe encore dans ce faubourg si turbulent jadis et presque conservateur aujourd'hui, un petit hôtel que le Grand Père de Madame Malouet avait acheté du célèbre Santerre qui y a continué d'habiter jusqu'en 1849, date de sa mort et qui est resté dans sa famille. Nous coupions le Boulevard du Prince Eugène et nous avons pu lire le nom du Boulevard Voltaire substitué à celui que tout le monde connaissait. Le produit net de ce changement sera pour les imprimeurs, les graveurs, les lithographes qui auront à refaire les factures, adresses, têtes de lettres, timbres, étiquettes de tous les négociants établis aux deux côtés de cette grande artère de Paris. Et à quoi cela sert-il? Monsieur Malouet allait plus loin; il se demandait s'il ne serait pas plus curieux de visiter la vieille forteresse de Charles 5, la Bastille, puisqu'il faut l'appeler par son nom, un monument historique d'un autre âge, sans danger pour notre temps, que d'y voir cette colonne de Juillet, cette oeuvre de chaudronnier, surmontée d'un génie à torche, d'un emblème révolutionnaire doré, placé là par les soins de Monsieur de Rémuzat et de Monsieur Thiers pendant leur ministère de 1840. La question, pour être hardie, n'était pas moins sensée, et je jurerais bien que les anglais n'auraient jamais l'idée de mettre une asperge de bronze à la place de la Tour de Londres.

Il est arrivé à Paris plus de 2.000 dépêches des départements et de  l'étranger réduites à Tours par un appareil de photographie à des proportions microscopiques, confiées à des pigeons, grossies ici par le même procédé. Le pigeon n° 6 manque seul à l'appel sur dix dont on connaît l'envoi. Monsieur Fred de Billing et le Colonel Dulong de Rosnay sont au nombre des favorisés de ma connaissance. Ni Alexandre, ne Madame de Billing, ni moi, n'avons rien reçu. Madame de Billong ignore donc où sont ses filles et il restait quatre mots à sa belle soeur pour le lui apprendre; elle n'en a employé que 16, adresse comprise. Alexandre et moi avons nos raisons pour souhaiter des nouvelles des absents. Je dînais hier avec cet excellent ami, et la résignation ne me semblait pas sa maîtresse vertu. Il ne comprend pas que sa femme n'ait pas trouvé moyen de l'instruire de ce qu'il veut savoir. Nous sommes au Dimanche. A 8 heures, je suis allé à la messe; en rentrant, j'ai écrit à ma femme; j'ai lu ensuite jusqu'à Midi et demi. J'ai rendu alors à Jeanne de Froidefont la visite qu'elle m'avait faite et j'ai causé avec son Beau-père, vieillard de 77 ans d'un esprit agréable, créole de la Martinique, ami de la famille de Périnel que je voyais beaucoup avant mon mariage. Je m'étais remis à mon bureau quand Ed Lefébure est venu me demander des nouvelles de Paul et savoir ce que je pouvais avoir appris des absents. Je reviens enfin de la rue Royale et j'ai trouvé chez Madame de Billing le Comte de pantois, ancien ambassadeur que j'ai connu au temps de ses grands emplois, je le rencontrais chez Monsieur Guizot, chez madame de Forbin-Pignelli, soeur cadette de madame de Marcellus; je crois même l'avoir vu une fois chez Monsieur de Lisle, rue de Provence, au moment où se lançait l'affaire du pavage en bois.

22 Novembre

J'avais mis de la discrétion dans ma conduite avec Monsieur Malouet, et après avoir dit à Paul devant lui que je ne pourrais aller le voir Lundi, ce qui laissait dans sa voiture à quelque autre père de sa connaissance, je l'avais chargé d'une lettre pour mon cher mobile. Vers 4 heures, j'ai été heureusement surpris par la venue de mon fils. Charles de Brosses qui commandait la compagnie en l'absence du capitaine l'avait dispensé de l'appel du soir et de celui de ce matin. Monsieur de la Piquelay, sous lieutenant, condisciple de Vaugirard, s'était chargé du passage de la barrière, possible en sa compagnie, et mon pauvre garçon, outre le plaisir qu'il me faisait, et celui qu'il avait à me voir, a cumulé trois jouissances, un bain, un dîner à table, une nuit dans un lit (la première depuis 4 semaines). Il m'a quitté à neuf heures après avoir déjeuné. Nous avions lu ensemble le dernier mémorandum du Comte de Bismarck auquel Monsieur de Bismarck doit avoir répondu dans l'officiel d'aujourd'hui, et le contenu intégral d'un numéro du Moniteur Prussien publié à Versailles. Cela ne respire ni la paix, ni l'esprit de conciliation qui y conduirait. Le Chancelier parait vouloir déparer les départements de paris et du pouvoir qui y siège en insinuant que messieurs Trochu, Faou et consorts redoutent et éloignent la convocation d'une Assemblée  avec qui l'on pourrait traiter et qui les annulerait eux-mêmes. Je ne suis pas suspect de prévention en faveur des hommes du 4 Septembre, mais je n'admets guère qu'ils se sentent sur des roses et qu'ils marchandent sur les moyens de sortir décemment de l'impasse actuelle. Je puis me tromper toutefois, ou il est possible que leur liberté d'action soit entravée par des influences inavouées. Qui le saura et qui le dira?

23 Novembre

Toujours sans nouvelle des miens, excepté de Paul que je viens de voir à Rosny et qui se porte bien malgré l'humidité, la fatigue, l'insuffisance de la viande même salée qu'on fournit à la troupe. Alexandre avec qui je dînais hier t qui ne voit venir aucun pigeon de Reignac était presque irrité de savoir Frédéric Blanc nanti d'une dépêche paternelle et assuré que sa famille était bien établie à Saint Malo. Mes inquiétudes personnelles n'étaient pas un remède à la blessure de mon ami; aussi ai-je évité de lui administrer ce genre de consolation. J'ai amené la causerie sur procès de la Reine Marie Antoinette et sur celui de Madame Elizabeth; il m'a suivi avec ardeur sur ce terrain que je connais bien, et pendant une bonne heure, les diables noirs ont disparu. Il était intéressé; il avait sous la main la collection des journaux du Temps qui a été légué à son fils par Monsieur Boudard; nous avons relu les interrogations, les dépositions de témoins, y compris celle d'Hébert et je l'ai quitté vers 9 heures 1/2 en meilleure assiette d'esprit. Je viens d'apprendre que la Duchesse douairière Decazes a reçu une dépêche du Duc son fils et qu'une phrase de cette dépêche semble de bon augure pour le pays. C'est bien vague. Trois pigeons porteurs de missives privées sont revenus au colombier; je ne leur dois aucun remerciement et Dieu sait que je ne serais pas ingrat.

24 Novembre

Mon gendre vit et est officier supérieur. Une dépêche arrivée de Clermont Ferrand en a informé Monsieur de Boissieu qui est aussitôt accouru chez moi. Il avait des larmes dans les yeux et dans la voix en m'annonçant cette heureuse nouvelle; nous nous sommes cordialement embrassés et j'ai eu besoin de quelques instants pour savourer ma joie. Je suis touché au dernier point de cette charité de quatre mots qui m'a été faite par des amis quand ils avaient tant de nouvelles à se donner des membres dispersés de trois familles. C'est un souvenir ineffaçable. On était certainement fondé à croire à Libazat que la femme et ma fille recourraient à tous les moyens pour me rassurer sur le sort d'Arthur; on a pensé que leur dépêche pouvait être retardée ou égarée et on m'a donné une preuve d'affection qui m'est précieuse. C'est Valentin qui a signé.

25 Novembre.

J'ai employé ma matinée à visiter quelques amis et à leur communiquer la nouvelle d'hier. En dehors de cela rien car la longue visite de Monsieur Guillemin m'a naturellement ramené sur ce sujet. Il avait été témoin de mes angoisses, il avait demandé dans ses lettres qu'on l'avertit de ce qu'on pouvait savoir et il m'a dit d'ailleurs que sa belle-mère devait avoir part importante dans le fait des quatre bienheureux mots placés à la fin des renseignements de parenté. Une véritable amitié est ingénieuse et je n'avais rien à apprendre sur ce que celle de Madame Pyrent a de délicatesse. Je lui ai écrit dès hier, et avant d'avoir vu son second gendre pour lui demander d'être mon interprète auprès de ses enfants, je ne l'ai pas remercié elle-même; ma gratitude n'avait pas besoin d'être exprimée avec des paroles qui ne l'auraient que bien imparfaitement traduite. Je viens de communiquer ma joie à Madame de Montbreton qui connaissait probablement avant moi par ma femme ou ma belle-fille ce que je tiens de Monsieur de Boissieu, mais qui aura plaisir à ma soeur une bonne et douce émotion.

Monsieur pépin Letailleur que j'ai vu aussi a des nouvelles de sa fille Jeanne et la sait tranquille à Pau. Il m'a parlé de l'annulation du scrutin qui faisait un maire de Monsieur Ranvier, failli non réhabilité, et il m'a dit que Monsieur Etienne Arago, naguère encore Maire de Paris, était dans le même cas, et que son père, Président du Tribunal de Commerce, avait eu à prononcer, in ello tempore, un jugement sévère sur la faillite Arago. La rencontre n'est pas sans quelque intérêt. Alexandre a reçu une dépêche de Tours; femme, fils, bru, baby sont bien à Reignac et on irait à Fontenay chez ses nièces s'il fallait quitter les Pénates.

27 Novembre

Toutes les portes de notre enceinte sont fermées aujourd'hui et le seront jusqu'à nouvel ordre. Une affiche en avertit la population, les mouvements de troupe et quelques échos de l'Etat Major général recueillis de divers côtés font pressentir une affaire considérable, une grande boucherie, et nous laissent dans une pénible incertitude sur le résultat d'un tel effort. On me dit que le corps Vinoy auquel appartient mon fils ne sera pas engagé; mais je n'accepte qu'avec une certaine défiance, cette assertion qui pourrait m'être une source de sécurité personnelle. Je sens d'ailleurs que tous sont solidaires dans la terrible partie qui se joue autour de Paris et, qu'après les uns viendront les autres. Deux régiments de ligne que j'ai regardés vers midi me semblent bien jeunes, bien négligés d tenue. Un soldat m'a demandé deux sous pour avoir su tabac, et, en les lui donnant je trouvais l'uniforme abaissé par cette mendicité. Il m'a dit qu'il allait à Charenton, qu'il emportait du biscuit, qu'il devait donner demain. Voilà c que j'ai recueilli dans la rue.  Quant à ce que j'ai lu dans les journaux, je ne dois de mention qu'à un article de Veuillot qui a déjà deux jours de date, et qui restera comme une des plus vives, des plus fières et des plus écrasantes Philippines à l'adresse des terroristes enivrés du souvenir des Septembrieurs. La perspective de devenir un martyr, et de voir Monsieur Blanqui servir de maçon pour faire de lui une des pierres de l'église, lui parait meilleure qu'une mort subite, ou qu'une de ces morts lentes combattue par le demi science d'un médecin et par la tendresse des parents et des amis, et le nom de Brid'oison de la Guillotine appliqué aux gens qui prétendent s'asseoir dans un semblant de tribunal pour tuer sans risquer leur précieuse vie est d'un comique achevé. Il ne faut pas se frotter, hors de l'abbaye ou de la force de 1792 à un jouteur de cette encolure et le Figaro a raison de crier casse cou au vénérable Blanqui et à ses amis qui se sont attirés cette riposte, en  insinuant qu'ils pourraient bien faire une descente dans les bureaux de l'Univers. J'ai vu assez souvent Louis Veuillot quand nous étions jeunes tous les deux et j'aurais peut-être à m'expliquer que ce que je pense  de son talent et sur ce que je sais de son caractère. Ceux qui le vilipendent ont d'autres raisons pour cela qu'un zèle désintéressé pour la vérité ou bine ils ne le connaissent pas.

Madame de Montigny est venue me demander des nouvelles de miens. Elle en a de sa fille qui est à Celle avec son enfant e sa belle-mère. Madame de Léautaud sait que son neveu, Georges de Léautaud, est sorti capitaine de Metz. Elle ignore ce qu'est devenu Scipion de Nicolaÿ. Madame Duparc a de bonnes nouvelles du Général Gagneur son beau frère qu'on croyait mort et parait très tourmenté de son neveu Maurice. Enfin, on a des renseignements sur Pinon par une voie si détournée que mention doit en être faite ici: Madame Rey, belle-mère de Monsieur Arthur de Courval, arrivant d'Amérique à Londres, a fait parvenir à la Duchesse de Marnier, la dépêche suivante : "Mary et sa fille bien à Boulogne; Arthur et Parents bien à Pinon, reçoivent lettres de Victor (qui est ici), Marmier jeune bien en Franche Comté". Il y a quelques propositions à retrancher pour ne pas excéder le nombre des mots accordés par l'administration des télégraphes, mais le sens est bien ce que je dis.

J'ai dîné chez le Baron Malouet, moi sixième avec Ferdinand Denis et Monsieur Maurice Aubry, notre adjoint, et, jusqu'à neuf heures et demie, une conversation vraiment intéressante nous a fait trouver la soirée courte. Notons le menu du festin : Potage gras, belle volaille, chevreuil, asperges en branche à l'huile, fromage de Gruyère, confitures, vin de Bordeaux.

29 Novembre

Hier, j'ai rencontré Madame de Béthiry qui s'est arrêté longtemps pour m'interroger avec intérêt sur tous les miens; j'ai rendu visite à Monsieur Guillemin, et de ses fenêtres j'ai vu un nombre considérable d'omnibus rangés sur la place Vendôme, et attendant certainement une destination de l'Etat Major; vers midi, j'ai inscrit Mademoiselle Sapelier pour mon 6° cours, et, le soir, j'ai présidé dans ma salle une réunion d'électeurs qui m'avaient demandé l'hospitalité pour choisir des délégués à une commission centrale. J'ai du improviser un petit spectacle qui a paru réussir; des explications ont ensuite été données par Monsieur de Raynal, frère du magistrat que les prussiens ont enlevé à Versailles; puis deux orateurs ont parlé; l'un, Monsieur Richard,  dit "citoyens" et j'ai su ce matin par mon concierge qu'il est épicier et amateur de guillotine. L'autre, Monsieur Vaney, m'a semblé assez mal inspiré en prémunissant l'auditoire contre la réaction. On s'est séparé sans conclure, et j'ai averti Monsieur de Raynal que mon local, d'ailleurs trop restreint pour l'usage qu'on se proposait d'en faire, ne serait plus disponible à l'avenir. Je n'ai aucune envie d'installer un club chez moi, et je renonce aux honneurs du fauteuil sans regretter les succès dont cette première et unique épreuve eût semblé l'aurore à un nigaud.

Tout dans la journée annonçait les apprêts d'un engagement, dix voitures d'ambulance rangées dans ma cour à 9 heures 1/2 du soir furent au sortir de cette séance un nouvel indice pour moi. La nuit, le canon a grondé constamment. A 4 heures du matin, la générale battait. Je suis sorti au point du jour et la religieuse qui soigne Madame Hamelin m'a dit que Belleville était en insurrection; trois affiches du Gouvernement m'ont appris que 150.000 hommes et 400 canons étaient entrés en scène. A 9 heures du matin on n'entendait plus rien; les journaux du soir ne parlent pas de Belleville; Madame de Geniez dont le mari commande le bataillon de garde national de notre quartier m'a dit qu'il y avait eu fausse alerte quant à l'émeute. A l'égard de l'Armée, le Gouvernement refuse toute communication sur les manoeuvres entamées tout en s'applaudissant des résultats obtenus. La Bourse a monté.

J'étais fort inquiet de ce qu'avait pu devenir Paul au milieu de tout cela. Comme j'achevais mon triste dîner, on m'a remis ces quelques lignes écrites au crayon: "Mardi, 1 heure - Cher Père, nous occupons une fort bonne position, et notre place de combat ne parait pas nous désigner pour cette action sérieuse. Cependant nous avons passé une mauvaise nuit en plein vent sur le plateau d'Avron. On se bat autour de nous sur la ligne d'Orléans. J'ai une occasion unique pour t'envoyer ceci. Je suis à côté de Malouet qui va bien. Je t'aime et t'embrasse". J'ai couru chez le Baron pour le rassurer, et j'achève ma soirée à mon bureau, ressaisissant mes émotions de 36 heures.

1er Décembre

La journée d'hier comptera parmi les plus anxieuses de ma vie. De 3 heures du matin à 9 heures du soir, une canonnade furieuse faisait trembler nos vitres et chacun expliquait à sa façon ce tonnerre incessant. A 5 heures, je sus que le Général Ducrot avait réussi à franchir la Maine, qu'un engagement sérieux avait eu lieu à Epinay, un autre à Montmely. Qu'avait fait le 7° Bataillon mobile de la Seine dans des opérations qui semblaient enfin décisives et qu'on s'accordait à trouver bien conduites. Je rentrais énervé à 9 heures et demi du soir, après avoir dîné avec Alexandre, quand je reçus une lettre de Monsieur Malouet: un officier d'ordonnance avait vu le corps de nos enfants intacts, n'ayant pas donné de tout le jour. La lettre ajoutait qu'il paraissait destiné à faire partie de l'arrière garde de Ducrot; je sais maintenant qu'aujourd’hui à dix heures 1/2, il occupait le même poste; il reste donc probablement dans l'armée de Vinoy, c'est à dire dans l'Armée de défense; je ne sais si je dois craindre ou espérer davantage.

Je tiens de Madame de Belleyme elle-même, que son fils, sorti vivant de Metz, a trouvé moyen de s'échapper et de rejoindre le Général Bourbaki: voilà une mère rassurée; voilà un garçon qui réparer en homme de coeur quelques folies de jeunesse.

J'ai visité aujourd'hui Monsieur Malouet, Alexandre, Monsieur Moitessier; j'ai reçu Madame Gérot, Madame Denisane et j'ai inscrit une élève pour le 2° cours. Le canon de nos forts s'est tu, mais on a du se battre au dehors. Nous saurons peut-être quelque chose ce soir. Je dîne chez Madame de Belleyme, le malheur rapproche, et nos relations fort restreintes depuis plusieurs années, sont redevenues cordiales; je ne puis d'ailleurs voir, en ce moment, que des amis intimes ou des gens soumis à la même torture que moi. Le pur étranger me fatigue sans me distraire. Les heures de liberté ont été employées à écrire à ma femme et à Madame Pyrent, à régler les comptes du mois de Novembre, à dresser l'état des dépenses à faire en Décembre et des ressources de ma caisse pour y suffire. J'ai devant moi un excédent de 1200 francs environ en comptant largement.

2 Décembre.

Je sais enfin depuis hier soir par une dépêche de ma soeur datée du 16 Novembre que ma femme est à Bruxelles chez la Baronne de Goethals, et que ma fille a rejoint son mari à Dusseldorf. Louise ne me dit rien de ma belle-mère et je suis porté à croire que si un malheur lui était arrivé, elle l'aurait su et m'en aurait informé. Mon fils m'a écrit "rien de nouveau"; et son camarade Landon est venu tout à l'heure me dire que son bataillon n'était pas engagé et ne suivait pas Ducrot. Mais le canon n'a pas arrêté depuis ce matin, et un mouvement inusité de l'ambulance italienne établie dans ma cour me donne lieu de penser qu'il y a un grand nombre de blessés à relever. Le terme de nos douleurs n'est pas encore prochain.

3 Décembre

La journée du 2 Décembre, anniversaire d'Austerlitz et du coup d'état de 1851n est, au dire du Général Trochu, une date nouvelle dans l'histoire qui se fait sous nos yeux. Une lettre, assez mal écrite d'ailleurs, qu'il adresse au Gouvernement à 5 heures du soir en rentrant à son logis du fort de Nogent, fatigué mais content, dit que nous avons été attaqués de grand matin par des troupes fraîches auxquelles nous n'avions à offrir que des soldats glacés après deux nuits passées sans couverture, que nous les avons repoussés après une lutte énergique de trois heures, que nous avons ensuite enlevé les positions ennemies après cinq nouvelles heures d'efforts et que nus y couchons. (Est-ce encore sans couverture?) Le Général qualifie cette action de bataille encore plus décisive que elle du 30, et convient qu'elle a coûté de précieuses vies. Madame Duparc chez qui je dînais m'a nommé tué Anthonin de Grancey, Colonel des mobiles de la Côte d'Or, dont j'ai élevé les soeurs, dont je vénère la mère, et qui, après avoir fait brillamment la campagne de Crimée comme marin se montrait excellent chef de corps dans notre armée improvisée. C'est une véritable perte à laquelle je suis fort sensible. Je connaissais moins Monsieur Anthonin que son frère Edmond. Mais j'ai un grand fond d'amitié pour sa soeur Christine (Madame de Denteryhem) et je comprends l'affreux chagrin qu'elle va éprouver.

Monsieur Malouet a du faire une tentative pour pénétrer jusqu'au plateau d'Avron. S'il y arrive, il verra Paul. Je redoute pour nos enfants l'excès de fatigue de ces quatre jours et de ces quatre nuits en plein vent par un temps d'hiver. John Knight vient de me dire que Charles est rentré en ville avec une bronchite.

4 Décembre

Le bulletin publié hier sir par l'autorité sur les opérations de la journée ne s'accorde pas avec les récits de Robert de Billing, témoin des faits dont il m'entretenait vers 6 heures du soir, et rien dans ce document ne faisait pressentir la note insérée ce matin dans le Journal Officiel, note d'où il résulte que L'Armée du Général Ducrot a repassé la Marne et qu'elle a bivouaqué la nuit dans le bois de Vincennes. En dépit de ma bonne volonté, je ne puis croire tout cela sincère et je ne m'explique pas la dernière phrase ainsi conçue après quatre jours de lutte : L'Armée a été concentrée sur ce point pour donner suite à ses opérations". Le silence qu'on nous recommande vaudrait mieux qu'une telle communication. Je ne préjuge rien, je dis mon impression; elle a été triste dès midi, heure à laquelle la note de l'Officiel m'a été lue par Jeanne de Froidefont, et cette tristesse se confirme après la venue du Moniteur qui n'en donne aucun commentaire ce soir.

Paul m'a écrit hier. Le Baron Mallouet a trouvé moyen de le voir dans l'après-midi (   aussi) et est venu me dire qu'il se portait bien malgré le froid. Sera-t-il resté à Avron après le mouvement rétrograde de Ducrot? Il n'y a plus de poste de banlieue. Il faudra une occasion pour que je le sache. J'ai reçu aujourd'hui la Baronne Anselme qui a fait inscrire sa fille pour le 7° cours et le Duc de Reggio qui n'a aucune nouvelle de Malicorne et qui sait que les Prussiens ont fait une ambulance du Coudray.

6 Décembre

Je viens d'ouvrir mon 6° cours avec deux élèves. J'ai reçu 200 francs pur deux de ces abonnements, et 16 francs pour des livres; pauvre journée! Celle d'hier avait été meilleure. Monsieur Malouet avait pu aller jusqu'au plateau d'Avron; il y avait vu mon fils; il lui avait donné des gants chauds et un passe-montagne, et il me rapportait trois bonnes petites pages crayonnées par ce cher enfant. Je dînais chez l'excellent Baron, avec son frère, son fils Pierre, le Marquis de Belloy et le Baron Mounier, et je passais une soirée de conversation substantielle, intéressante, où l'on me faisait plus belle et plus large part qu'il ne me revenait et où j'ai recueilli des choses à noter. Monsieur Mounier est le fils d'un homme fort distingué que j'ai vu en étroite amitié avec Monsieur de Barante. En sa qualité récente de sous-préfet de Corbeille, il a gardé des relations suivies avec monsieur Darblay, et il tient de cette source très autorisée que les Prussiens, maîtres des magnifiques moulins de Corbeille, vendent le pain 45 centimes le kilo et la viande 60 centimes la livre à la population. Cela peu à certains récits qui ont trouvé créance dans la presse et dans le gros public.

En arrivant chez Alexandre pour dîner aujourd'hui, j'ai lu la lettre de Monsieur de Moltke au Général Trochu, annonçant la défaire de notre armée de la Loire, la reprise d'Orléans par les forces allemandes, et offrant un sauf conduit à un officier français que nommerait notre Gouvernement pour aller s'assurer de la vérité. Le Général Trochu a répondu par un refus.

7 Décembre

Le Général de Martimprey qui m'a lui-même amené sa fille pour le 3° cours m'a paru penser qu'il n'y a pas un désastre à déplorer pour les forces de nos départements. Le texte de la lettre du Généralissime Prussien aurait selon lui une toute autre forme s'il avait anéanti nos moyens de résistance au dehors. Monsieur de Martimprey a d'ailleurs une haute idée des talents et de la valeur de Messieurs Trochu et Ducrot, et il approuve pleinement ce qu'ils ont fait jusqu'à présent. Il déplore l'état d'infirmité qui l'empêche lui-même de tirer l'épée et qui l'a relégué aux Invalides à un âge où d'autres peuvent reprendre du service. Un de ses fils est sorti entier de Metz et est prisonnier à Aix la Chapelle; un autre, engagé volontaire au 9° Hussard fait partie de l'Armée de la Loire et il n'en a pas de nouvelle; le dernier va, comme externe, chez les jésuites de Vaugirard. Je n'ai pu ouvrir mon 8° cours faute d'une élève.

8 Décembre.

Personne n'est venue pour le cours de Le Maout. C'est partie remise pour le temps où nous serons bloqués et où les fugitifs pourront rentrer. Les gens que j'ai vu aujourd'hui, Tardieu entre autres, jugent la lettre du Comte de Moltke comme Monsieur de Martimprey, approuvant la réponse du Général Trochu et semblent remontés. A l'intérieur certaines choses se dessinent. On désarme le Bataillon des tirailleurs de Belleville, en accentuant le reproche de couardise devant l'ennemi; on traduit 61 des fuyards devant la justice militaire; on arrête l'ex-major Flourens pour avoir porté les insignes d'un grade qu'il n'a plus; "La Patrie en danger" journal de Monsieur Blanqui meurt faute d'argent et par conséquent faute d'abonnés, d'acheteurs et de lecteurs. Les clubs avancés agonisent faute d'orateurs. Paris deviendrait-il sage? Je doute encore.

J'ai passé une heure avec Madame de *** et ce que nous avons eu à nous dire de son fils nous a conduit sur un terrain scabreux. Sans arriver à rien qui se puisse appeler du nom de confidence, la pauvre femme a articulé des mots qui m'ont fait réfléchir. Je veux être austère pour moi, j'évite d'être rude pour autrui, et, je l'avoue sans détour, il y a des circonstances d'éducation, de mariage, de milieu qui modifient singulièrement mes appréciations. Sans biaiser sur les principes que d'ailleurs on ne contestait pas devant moi, je vois des degrés à établir dans les erreurs de conduite que la morale stricte réprouve toutes et que la raison et la bonté peuvent distinguer les unes des autres. Heureux ceux qui ont eu des parents chrétiens, de bons exemples et une éducation religieuse: heureux ceux qui se sont mariés selon leur coeur sans qu'un chiffre dotal fût la raison déterminante de leur choix; heureux ceux qui n'ont pas été déçus dans leur rêve conjugal, et qui, la main dans la main, ont pu accomplir le pèlerinage de ce bas monde en s'aimant, en s'estimant, en apprenant à leurs enfants à faire comme eux. On ne fait guère de romans sur cette donnée; elle paraîtrait prosaïque et froide; les émotions fiévreuses de la chute intéressent davantage; mais si vous consultiez le personnage, au lieu de penser au lecteur (et le personnage est partout), vous le verriez regretter la poésie du bien et maudire les enivrements de la passion.

10 Décembre

Depuis 12 jours et 12 nuits mon pauvre fils est sur le plateau d'Avron, par un froid horrible; j'ai eu de lui, hier, une lettre admirable d'abnégation quant à lui, de sensibilité pour moi, d'une élévation de pensée à me rendre fier si j'étais moins triste. J'ai su, par un de ses camarades, car il ne m'en dit rien, qu'étant de garde l'avant dernière nuit, il a fait le coup de fusil avec des rôdeurs prussiens cherchant à enlever son poste ***. Qui pourrait dormir, jouir de son sort, de son feu, de sa table avec la pensée de ce souffre et de ce que risque un tel garçon. Pour moi, tout est inquiétude, scrupule, je dirais presque remords si j'étais pour quelque chose dans la condition qui lui est faite. C'est un serrement de coeur continuel, une douleur aiguë, un affreux cauchemar aggravé par la certitude que ma souffrance est une réalité. On m'avait dit que Monsieur Gaston de Castelbajac avait été fusillé par les Prussiens et que la nouvelle en avait été donnée par Monsieur Daru. J'ai vu la belle soeur de cet ex ministre de l'empereur et elle m'a affirmé qu'il n'était question de rien de semblable dans ce qu'on a reçu de lui. Espérons que c'est un faux bruit.

Je dînais hier chez Madame de Léautaud avec son mari, son fils Arthur, attaché comme sous lieutenant de mobile à l'état major de l'Amiral de Quilio, un officier de marine et un Monsieur Choiselat, capitaine employé au même secteur? Repas abondant, un peu excentrique comme a droit de l'être un menu de siège au 84° jour d'investissement, conversation brillante jusqu'à la cordialité, préoccupation très vive d'Odet de Monbault et de Scipion de Nicolaÿ dont il n'est arrivé ici aucune nouvelle. J'espérais trouver quelque indication rassurante dont j'ai moi même grand besoin. J'ai vu partir Scipion le 22 Juillet et j'aime Odet comme s'il m'appartenait.
Aujourd'hui, j'ai trouvé chez Madame de Billing, Monsieur Leclerc, mon aimable et exact auditeur du cours d'esthétique de l'hiver dernier, l'ami de Monsieur Duchatel, de sa veuve et de ses enfants; il croit au mouvement patriotique des départements; mais il regarde la prolongation de notre résistance comme nécessaire pour donner à ce mouvement son efficacité. L'ennemi en est du reste arrivé à ce point de nous envoyer de fausses dépêches par les pigeons qu'il saisit quand un de nos ballons tombe dans ses lignes. Le Gouvernement en publie deux dont le style est attesterait à lui seul l'origine, alors même que l'une d'elles datées de Rouen ne serait pas attribuée à Monsieur Lavertujeon qui n'a pas bougé de Paris et qui travaille à la publication des papiers trouvés aux Tuileries. Quand on se fait faussaire, il faudrait savoir son métier. Je regrette pour nos adversaires l'emploi d'un tel expédient; si les usages de la guerre l'autorisent, l'honnêteté la plus élémentaire le réprouve et l'insuccès par maladresse ajoute le ridicule à l'odieux.

12 Décembre

Hier matin, j'étais bien démonté. Monsieur Malouet qui devait me conduire au plateau d'Avron m'écrivait qu'il avait ramené chez lui son fils Henri, blessé à la main par son propre fusil. Le chagrin qu'il ressentait me touchait profondément, la perspective de l'amputation de la main pour son cher enfant m'était une peine réelle, et enfin, comme l'égoïsme humain garde toujours sa puissance, je me voyais privé pour le reste de la campagne des moyens que j'avais eus jusque là de voir Paul à ses campements. Après avoir entendu la messe, je me suis rendu rue Bellechasse. Monsieur Malouet était sorti; mais j'ai vu le blessé; il m'a paru bien comme fond de santé et très ferme dans la façon dont il me parlait de perdre une phalange de l'index gauche (Je l'ai revu aujourd'hui et je crois que son père a tout espoir de sauver le doigt entier depuis le pansement de Nélaton). J'étais rentré depuis une heure environ quand Paul m'est arrivé avec une permission du jour et de la nuit, bien portant, ayant subi sans trouble sérieux de santé, deux semaines de gelées sibérienne avec la terre pour lit et une tente pour abri, ayant assisté aux batailles sanglantes du 30 Novembre et du 2 Décembre., sans être ébranlé par ce spectacle où il n'a pas eu de rôle; bon et affectueux comme sa lettre de Vendredi. Nous avons reçu chez Alexandre qui l'a reçu paternellement, et il a dormi de dix heures du soir à 7 heures du matin dans son lit; éclair de bonheur vite éteint et pour combien de semaines? Après son départ je suis allé à Sainte Barbe voir Monsieur Dubief qui, en homme d'esprit et de tact, ne m'a parlé de rien qui pût m'entraîner à prendre attitude sans ses dissentiments avec son frère.  Des marques d'intérêt pour mon gendre, pour mon fils, pour moi, des détails sur ses enfants, sur l'établissement qu'il dirige, l'inévitable question de la guerre, du siège et du Général Trochu dont il est l'ami, ont rempli une heure et je lui ai trouvé plus de cordialité qu'on ne lui en accorde généralement. Je dîne chez Madame de Belleyme.

13 Décembre

Avant ce dîner, j'ai passé une heure avec le Comte Gaston de Ludre que j'ai connu enfant en 1838, qui n'est père que depuis 4 mois après une longue attente, et qui a certainement beaucoup d'esprit. Il tient aussi un ournala depuis le commencement de la guerre et se propose, en des temps meilleurs, de le faire imprimer à 10 exemplaires pour être sûr de le conserver sans lui donner d'ailleurs la moindre publicité. Je comprends d'ailleurs cette dernière réserve fondée sur la franchise de certains histoires  où figurent des personnes vivantes, un épisode qu'il intitule : "Rêve de Charles de Biencourt; si amusant qu'il soit et si répandu que je l'entrevois d'ici à peu de jours, in ne saurait être donné en caractères romains sans soulever autant de réclamations qu'il provoque de francs rires dans le laisser aller d'une causerie intime. Monsieur de Ludre croit que nous tiendrons jusqu'à la fin du mois, qu'alors l'honneur sera sauf, que l'Europe arrangera un armistice avec ravitaillement, qu'un ou deux forts seront livrés comme gages, qu'une Assemblée sera élue pour conclure la paix, qu'après la crise, les fortifications complétées dans les points reconnus défectueux et un système d'approvisionnement bien établi donneront à toute invasion future la condition d'un an d'hostilité avant de venir à bout de notre résistance et que les Bismark à naître y regarderont à deux fois. Je donne ce programme pour ce qu'il est, réservant aux événements la démonstration de ce qu'il peut valoir, et j'avoue que je ne me suis pas en fonds de prévisions sur ces  graves matières.

Ce matin, j'ai vu Monsieur Malouet et son fils Henri. J'espère un peu que le Docteur Négaton ne coupera rien. Un affreux dégel me montre Paul couché dans la boue au lieu de la neige de ces derniers temps, et je ne sais ce qu'il faut espérer des gourbis que l'on commençait à creuser quand il a quitté le camp Dimanche matin; Pauvre du enfant. Une proclamation de Monsieur de Moltke à ses soldats renferme un insigne mensonge. Il leur montre les moitiés de l'Armée de Paris employées à contenir une population affolée par la famine. Il est d'ordinaire assez bien informé pour savoir que pas un soldat, pas un mobile pas un garde national n'est employé à cette besogne et que l'ordre le plus parfait règne dans la ville. S'il l'ignorait le Prince Willgenstein sorti hier de nos murs aura pu le lui dire. Il m'a été raconté que des soupçons fâcheux s'étaient élevés sur le compte de cet attaché militaire de Russie, qui a des parents dans l'Armée assiégeante et que s'il n'était pas parti, on lui aurait fait entendre au Jockey Club que sa présence n'y était pas agréable.

14 Décembre

Monsieur Malouet qui parait rassuré sur l'état de son fils, était préoccupé ce matin d'un projet de restauration napoléonienne attribué au Roi Guillaume en vue d'avoir ave qui traiter, dût le Gouvernement signataire de la paix tomber au bout de huit jours? D'autres m'ont parlé de cette combinaison dans la journée et elle me semble si folle que je crois rêver quand j'essaie de fixer mon esprit sur la portée d'un tel bruit. Ce qui est plus vrai sans doute, c'est le trafic que font certains membres et agents du pouvoir actuel, des emplois lucratifs pour récompenser la cécité ou la complaisance de maris trompés à leurs profits. Moeurs de régence après des Philippines contre les scandales de la cour, prostitution budgétaire soldant le désordre des nouveaux maîtres du pays, c'est répugnant, et le cri public nomme des gens de ma connaissance dans le troupeau des récompensés. Ce qui n'est pas moins affligeant, c'est la fureur des duels, au moment où l'on pourrait donner si noblement sa vie pour une grande cause. Demain, Messiers de Pompignan et de Vieil Castel se battent à propos des mérites respectifs de la Garde Nationale à cheval et de la Garde National à pied. Robert de Billing a fait de vains efforts pour arranger cette sotte querelle. Monsieur Jaillard qui vient de mourir des blessures reçues par lui le 2 Décembre était engagé dans une affaire du même genre avec Monsieur de Beaumont. Il a eu meilleure chance assurément. Les hommes sont de méchants fous.

Une nouvelle bataille parait imminente: on s'accorde à dire que c'est le Général Vinoy qui doit la livrer et qu'il prendra le Bourget pour point d'attaque. Mes entrailles paternelles sont terriblement remuées d'avance. Les prophètes de malheur ne manquent pas: à les entendre, la troupe ne veut plus donner et les bataillons de mobiles eux-mêmes sont fatigués de la lutte, démoralisés à fond. Il faut voir!

15 Décembre

Trois visites faites ce matin ne m'ont rien appris de considérable sur l'état de nos affaires. Chez Monsieur Malouet, j'allais uniquement prendre des nouvelles de son fils Henri. Nélaton a levé le premier appareil et parait content. Chez Loubens, j'ai vu fonctionner la machine municipale, cette espèce de communisme en vertu duquel l'autorité nous nourrit mal pour notre argent, habille en gardes nationaux ceux qui n'ont pas de quoi payer leur équipement, les dispense d'acquitter leurs loyers et leur donne trente sous par jour pour eux et 15 pour leurs femmes légitimes. En temps de siège, e n'est probablement pas la meilleure chose à faire; en temps ordinaire, ce serait l'organisation de la misère et les ressources manqueraient au bout de six mois. Loubens n'est pas sans espoir sur l'issue de la guerre, mais il reconnaît l'ineptie du parti qui a cru saisir l'héritage de l'Empire déchu. Les hommes manquent, voilà son mot. J'ai fini ma tournée matinale Place Vendôme où j'ai passé une heure avec Messieurs de Boissieu et Guillemin. Je voulais les avoir vu avant d'écrire à leur belle-mère. Malgré leur position officielle, ils ne sont pas mieux informés que moi de ce qui se passe au dehors. Monsieur Guillemin sait cependant que Monsieur Jules Faou continue d'écrire à Monsieur Thiers, et il y a toute une série d'hypothèses à déduire de là. Je n'ai pas en faire le détail.

16 Décembre

Il est arrivé des dépêches de Tours, et, en dépit de la phraséologie de Monsieur Gambetta, je les trouve affligeantes. L'ennemi n'occupe pas seulement Orléans, mais Rouen; il prétend nous avoir pris 77 canons, 4 chaloupes canonnières, 10.000 prisonniers. Les armées qui devraient nous secourir couvrent Lille, Le Havre, Tours, Nevers, c'est à dire s'éloignent au lieu de se rapprocher. Il n'y a pas d'optimisme qui puisse voiler ces choses. La délégation du Gouvernement s'est retirée de Tours à Bordeaux.

D'autre part, on dit que le Prince Gorstrchakoff a répondu dans les termes les plus hautains au mémorandum anglais relatif à la dénonciation du traité de 1856. La guerre va-t-elle se faire en Orient comme en Occident? Le genre humain est odieux. Si j'en doutais après les démonstrations qu'il donne en masse, je serais convaincu par les exemples de détail. Hier, on enterrait le Baron Saillard, mort la veille de blessures reçues à Epinay. On pouvait voir à la messe messieurs de Pompignan et de Vieil Castel qui, deux heures après, se battaient à l'épée dans le jardin d'un hôtel du faubourg St Germain avec un acharnement incroyable; la lutte durait une heure avec sept reprises. Robert de Billing, témoin pour Monsieur de Viel Castel, avait fait tout au monde, comme je l'ai déjà dit, pour empêcher un duel qui révoltait s raison; mais, il avait été dit des paroles qu'on ne peut, parait-il , ni retirer, ni oublier. Il fallait du sang! Monsieur de Pompignan a été légèrement blessé et on s'est donné la main. J'ai vu revenir Robert péniblement ému du spectacle qu'il avait eu sous les yeux, et c'est lui qui m'en a raconté les détails.

17 Décembre

Nulles nouvelles. Après quelques courses le matin, j'ai écrit à ma femme; puis j'ai écrit à ma femme, puis j'ai fait mon 5° cours et j'ai visité Madame de Léautaud et Madame de Billing. Chez l'une j'ai appris que le Général Ducrot rentre à Paris; on l'attendait dans le jour; chez l'autre, j'ai trouvé Monsieur de Magnen et Monsieur de Beyens, ambassadeur Belge, le premier fort découragé, le second peu encourageant. Je viens de dîner seul dans mon appartement désert. Hier, je dînais chez Alexandre avec Messieurs de Lépinay, Wardin, et Courvoisier. J'avais eu dans la journée une lettre de Paul, datée de Mercredi et je lui avais écrit moi-même. Disons que Monsieur de Léautaud est informé par un de ses fermiers des environs de Pontoise, que ses récoltes ont été respectées et que ses semailles se sont faites dans de bonnes conditions. Cela confirmerait ce qu'annonçait le Baron Mounier chez Monsieur Malouet, il u a quelques jours. Je ne suis ici qu'un rapporteur consciencieux et j e laisse à chacun la responsabilité de ses assertions. Je reçois une nouvelle lettre de Paul, bonne et tendre comme toutes ses devancières: "Les nouvelles de province assez affligeantes, me dit-il, nous sont parvenues hier; il ne faut plus compter que sur soi et faire son devoir parce que c'est le devoir; je ne cherche pas à expliquer la volonté de Dieu; le parti de la soumission aveugle est encore le plus raisonnable. S'il nous conserve tous, et toi surtout en bonne santé, je me déclarerai heureux. C'est la seule prière que je lui adresse. Santé parfaite, mille tendresses. J'ai reçu ton excellente lettre (Samedi midi)".

La cloche cesse de paraître. Voilà Monsieur Ulbach à pied encore une fois.

18 Décembre

Il y a précisément trois mois que l'investissement a commencé et que je n'ai vu une ligne de l'écriture de ma femme, de ma fille, de mes amis et amies du dehors. Quatre mots de Lébazat et une dépêche de ma soeur, voilà tout ce qui m'est venu. J'étais loin de m'attendre à rien de semblable. Sans essayer de percer dans l'avenir, je dois cependant constater que les dépêches insérées ce matin dans le journal officiel sont considérées comme heureuses. Nous avons perdu Orléans, c'est vrai! Mais une de nos armées couvre Bourges et Nevers et a derrière lui des forces considérables. Une autre a lutté 12 jours contre le Prince Frédérique Charles sans se laisser entamer et occupe dans le Perche des positions qui lui permettent de reprendre l'offensive. Le général Faidherbe au Nord, l'Armée venue de Lyon vers Besançon, peuvent couper les communications des Prussiens avec l'Allemagne. Bourbaki est un homme de guerre éprouvé; il parait s'en révéler un autre dans le Général de Chanzy. Monsieur Gambetta affirme qu'on se conforme aux ordres envoyés le 20 Novembre par notre Gouverneur. Ce qu'on appelle le plan Trochu serait donc quelque chose, peut-être le salut de la France? L'impression produite par la dépêche du 14 est bien celle-là. Dieu veuille qu'elle soit vraie! Pour être sincère, j'avouerai que je n'y ai pas vu tout ce revirement, que j'ai même été quelque peu choqué du style Carnot-Saint Just de l'avocat ministre, qu'il m'est apparu en gilets à points et en bottes à revers comme ses modèles de la convention. Mais ce sont là des vétilles si le fond répond à ce qu'on espère.

De grands mouvements de troupe ont eu lieu ici la nuit dernière. Monsieur de Magnen m'a parlé d'une sortie pour demain, d'autre part on m'a assuré que notre Gouverneur ne voulait pas de boucherie inutile et considérait comme telle tout essai de trouée qui ne promettait pas une jonction avec une armée de secours. Dans quelques heures, je saurai ce qu'il faut croire. Des voitures d'ambulance ont été attelées dans la cour pendant plusieurs heures.

19 Décembre

Rien encore ne semble engagé, mais une affiche annonce que les portes de notre enceinte seront fermées jusqu'à nouvel ordre et j'ai peine à croire que Paul puisse venir demain comme me l'annonce à l'instant même Prosper Colin arrivé avec une permission de 24 heures. La même mesure a été prise la veille du passage de la Marne, et le mouvement des Italiens qui stationnent dans ma cour, leur voiture, leurs brancards, leurs drapeaux préparés à l'avance doivent indiquer quelque chose. Rien de plus loquace que cette brigade transalpine. Depuis 36 heures,  on entend un bourdonnement incessant. La nuit même n'y met pas de sourdine et jusqu'à deux heures du matin je n'ai pu m'assoupir. Avec l'état d'excitation où l'on est toujours, le sommeil est difficile et le moindre bruit insolite, le rend impossible.

Le dernier numéro de la Revue des deux Mondes contient une 4° lettre de Monsieur Vitet sur la guerre présente, lettre optimiste en somme et qu'on n'attendrait pas d'un vieillard. J'ai lu en outre un article de Monsieur Caro intitulé: la morale de la guerre de Prusse, Kant de Monsieur de Bismarck. Que le professeur de Roenigsberg, que l'auteur de la critique de la raison pure ait cru à l'influence de la civilisation moderne sur la société, qu'il ait regardé certaines abominations comme définitivement bannies de nos moeurs même dans les circonstances où Rois et peuples recourent aux batailles pour vider leurs querelles, qu'il ait frappé de réprobation l'emploi de l'espionnage et des fausses nouvelles dans ces luttes sanglantes,  que toute l'Allemagne, que Monsieur de Bismarck étudiant (peut-être) aient applaudi à ces doctrines et qu'à l'oeuvre on voie ce que nous voyons, il n'y a rien là qui m'étonne. Je ne crois ni aux livres, ni aux chaires professorales pour changer la bête humaine, pour dompter les passions brutales et améliorer les natures. Mais mon scepticisme ne saurait convenir à un philosophe, à un maître de sagesse. Il prendrait une autre voie s'il se rendait compte de la vanité de son travail. Monsieur Caro est donc scandalisé des énormités auxquelles il assiste et il le dit en assez bons termes. Je ne puis pas dire que je le connais. Je l'ai rencontré une fois chez la Princesse de Léon qui le connaissait et le recevait comme originaire de Josselin où son père était maçon, autant qu'il m'en souvient, et avait derrière lui quelques souvenirs révolutionnaires. Ces torts là sont personnels et la Princesse n'en faisait rien retomber sur le Professeur spiritualiste d'aujourd'hui dont les opinions paraissent correctes. Je pensais peu à Monsieur Caro quand une dame de ma connaissance me raconta l'hiver dernier que, placée près de lui dans un dîner prié, elle avait été de sa part, séance tenante, l'objet d'une déclaration à brûle pourpoint, impertinence aussi contraire au bon goût qu'à la philosophie, qu'elle ne s'était attirée, m'a-t-elle dit, par aucune légèreté de propos et qui me fait concevoir une fâcheuse idée de l'universitaire ..... Une figure qui rappelle les poupées de cire des coiffeurs lui donne ce qu'on appelle au théâtre, le physique de l'emploi, et je me demande s'il réussira à se faire inviter dans une maison où il prétend pénétrer d'assaut. Sous le premier empire, les irrésistibles Colombes avaient de ces façons là, mais ils n'écrivaient pas le livre de l'Idée de Dieu; ils allaient à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou et ils n'avaient pas de temps à perdre. En temps de paix et avec une toque de Docteur au vestiaire de la Sorbonne, une autre méthode conviendrait mieux, si tant est qu'il y ait une méthode passable pour dire à une femme qu'on la prend pour une coquine. Voilà pourtant à qui les concours donnent le sacerdoce du haut enseignement!

21 Décembre

On se bat aujourd'hui, et tout ce que j'ai recueilli hier dans le monde des ambulances et chez Monsieur Malouet qui me donnait à dîner me fait penser qu'il s'agit d'un effort sérieux. Espère-t-on faire une trouée dans les lignes prussiennes? Se propose-t-on d'introduire un convoi de boeufs ou d'autres provisions préparées à quelque distance? Espère-t-on donner la main au Général Faidherbe que la dépêche Gambetta du 14 disait maître de La Féré? Je l'ignore absolument et je n'essaie de rien démêler dans les ténèbres qui m'enveloppent. Ceux qui m'ont parlé de ces diverses combinaisons étaient montés à l'espérance. Monsieur Lefébure que je viens de rencontrer m'a dit que Chelles est le but proposé. Il m'a appris la mort du jeune da Cambray, fils de mon premier élève, amputé d'une jambe et d'un bras après le combat du 21, décoré pour sa belle conduite dans cette affaire. Il avait un peu plus de 20 ans.

22 Décembre

Les rapports militaires nous apprennent que les opérations d'hier ont embrasé tout le demi-cercle, s'étendant au Nord de Paris du Mont Valérien à Nogent. Sur notre extrême droite, nous avons occupé et gardé Neuilly sur Marne, la Maison Blanche, la Ville Evrard. Plus au Nord, nous sommes entrés dans le Bourget et nous y avons fait une centaine de prisonniers sans réussir à y rester, mais nous sommes restés maître de Drancy et de Groslay d'où nous pourrons, dit-on, éteindre les batteries du Pont Iblan et du Blanc-Mesnil, véritable obstacle à la conquête définitive du Bourget. A l'Ouest, nous avons occupé l'Ile du Chiard dont l'existence m'était inconnue. Au Bourget nous avons fait des pertes sérieuses; ailleurs peu de victimes; l'artillerie surtout a agi, et avec une sûreté, une justesse et une puissance remarquable. Les bataillons de marche de la Garde Nationale ont fait bonne figure. J'ai su que Le Maout avec ses 70 ans a suivi celui de son fils. Paul a trouvé moyen de nous rassurer sur ce qui le touche. Hier, à 2 heures, il était bien et ne devait pas donner; mais quel froid, la nuit! Aujourd’hui, on n'a rien fait.

Je suis allé prendre des nouvelles du Commandant Chaumont chez sa mère. Elle m'a montré une lettre de lui datée de Versailles, Hôtel des Réservoirs. Il savait à la date de cette lettre, (surlendemain de son départ d'ici), sa nomination comme Général dans l'Armée anglaise, il avait vu sa maison de Louveciennes salie, non dévastée; le jardinier était à son poste. Enfin, il avait remis au curé 350 f destinés par Madame Anaïs aux pauvres de la paroisse 

Le nouveau général doit être à Londres aujourd'hui.

J'ai mangé du chameau rôti chez Madame de Belleyme, hier. Cela ressemble beaucoup au boeuf. Nous avions avec cette pièce curieuse, une cuisse d'oie sauce béarnaise, pour trois, du thon et des artichauts farcis. C'est un festin. La volaille devient très chère. J'ai vu payer un poulet 35 francs. Chez moi, aucune de ces folies. Je vis en somme à bas prix, sobrement, mais sans manquer de rien, non plus que mes deux domestiques.

24 Décembre

Certaines gens prennent le parti de quitter ce bas monde, et c'est le bon dans un temps où tout y est si triste. De ce nombre est le Général Eblé qui vient de mourir à 71 ans. Neveu du célèbre pontonnier qui sauva les débris de notre armée de Russie en rendant possible le passage de la Bérézina, il m'était connu depuis 1831, c'est à dire depuis près de 40 ans. Je l'avais vu à cette date chez Madame de Mesle; je l'ai retrouvé depuis dans la famille Paris où il étit entré en épousant Mademoiselle Nanine, après le désastre de son père parce qu'elle n'avait plus de dot. C'était un homme aimable et distingué, un savant officier d'artillerie dont le roi Louis Philippe fit le précepteur militaire d'un de ses fils (Montpensier) et qui a commandé depuis l'école d'application de Metz et l'école Polytechnique. IL laisse un fils qui sert dans la Garde Mobile de la Seine et dont le Bataillon (6°) campe à Avron avec celui de Paul.

On ne s'est pas battu hier et nos journaux vivent sur la publication des gazettes toutes récentes d'Allemagne et des lettres particulières trouvées dans le sac d'un vaguemestre prussien, prisonnier du Bourget. Il ressort de ces pièces que la levée en masse de nos départements est une vérité avouée par l'ennemi, que l'Armée de la Loire est une force respectable, qu'à la dénonciation du traité de Paris (1856) par la Russie, la Prusse ajoute la dénonciation de celui de Londres (1869) relatif à la neutralité du Luxembourg et au démantèlement de la forteresse de ce nom.  C'est un second coup porté à l'Angleterre qui nous qui nous a si parfaitement abandonnés. C'est une menace de plus pour l'Europe, une marque nouvelle des appétits annexionnistes du Comte de Bismarck et du Roi Guillaume. Ministre et souverain berlinois se grisent de leurs succès. Ils jouent au Charlemagne et au Napoléon; ils peuvent réussir pour un temps, mais leur oeuvre gigantesque s'affaissera sur elle-même comme celle de leurs modèles. On ne bâtit d'édifice solide que sur le terrain de la justice et dans les limites de la modération; la tête leur tourne; le vestige s'empare d'eux et ils montreront au monde que l'ambition mathématique est aussi folle et aussi vaine que l'ambition épique.

Je suis depuis deux jours sans nouvelle de mon pauvre Paul et un froid intense qui semble expliquer la suspension des attaques engagées Mercredi me fait cruellement souffrir pour ce cher enfant couché sur la terre du plateau d'Avron.

25 Décembre

Le premier jour de Noël que je passe seul. Histoire puérile si elle ne naissait d'une source pure; je regrette de n'être pas entouré de ceux que j'aime et que j'ai le droit d'aimer, et pour aucun des êtres à qui je puis penser mon souvenir n'est un remord. Paul a compris ce qui me manque et j'ai reçu de lui à point nommé une tendre lettre toute faite pour appeler les larmes à mes yeux et pour pénétrer dans la plus intime profondeur de mon âme. Le sentiment du devoir respire dans chacune de ses expressions et le cher enfant rapporte à mes exemples la conscience qu'il en a. "Ce que tu as fait en ta vie, me dit-il, me donne le courage pour accomplir ma petite tâche!"

Aucune opération n'a eu lieu hier. Le rapport militaire nous apprend que la terre gelée est rebelle à la pioche, que le travail est difficile, presque impossible, que le Gouverneur a visité les campements avancés et ordonné de larges distributions. Les salons affirment que Monsieur Trochu perd tout prestige et toute autorité militaire, et qu'il serait question de remettre le commandement au Général Vinoy. Le Gouvernement est constitué de telle sorte que je ne devine pas le moyen pratique d'arriver à ce résultat si non par une démission. Serait-ce le commandement de la fin? Les voix que j'ai entendues ne sont pas assez autorisées pour justifier une pareille hypothèse, et la réserve est encore la meilleure attitude à garder jusqu'à ce que l'événement parle et nous instruise. Aucun pigeon n'est arrivé, et les extraits des gazettes allemandes livrées à notre ardente curiosité donnent lieu à des interprétations diverses; les uns en sont frappés favorablement; les autres n'y voient que des points noirs. Alexandre est de ceux-ci; il me montrait ce matin Bourbaki enveloppé par Werder et Frédéric Charles. Mais des aveux multipliés font penser que la guerre devient difficile et meurtrière pour un vainqueur arrogant qui comptait nous réduire en quelques jours à crier merci. Voilà bientôt quatre mois du désastre de Sedan, et nous résistons encore. Le froid n'est pas plus clément pour lui que pour nous. Les approvisionnements s'épuisent dans le rayon où il agit, et un échec sérieux des corps qu'il aventure au loin pourrait compromettre son succès. Il fut attendre avec fermeté ce que le ciel nous réserve et ne pas croire, sur la parole du Roi Guillaume, que le Bon Dieu ne soit Prussien. Il n'était pas militaire Hun au temps d'Attila qui n'a d'ailleurs rien fondé.

Madame Léautaud m'a raconté hier une histoire qui semble demander confirmation: Une dame, propriétaire dans la vallée de Montmorency, serait rentrée à Paris avant l'investissement; son mari retourné dans sa villa pour mettre toutes choses en ordre y aurait été surpris et retenu par les envahisseurs. Un Etat Major serait établi chez lui, et un des officiers de cet Etat Major prussien, meilleur garçon que d'autres, serait venu ces jours derniers donner des nouvelles du pauvre Philémon et prendre de celles de sa Baucis, sous une vareuse de Garde National, assurant que lui et ses camarades entrent et se promènent sans cesse chez nous avec ce costume. On m'avait déjà dit que Monsieur de Jolmes visitait ainsi Mademoiselle Fiver. Mais je n'en crois rien. Monsieur de J. qui le Filer parfaitement est trop intéressé à la chose pour ne pas faire meilleure garde que nos commandants. Il l'aurait fait prendre.

26 Décembre

Paul vient de m'arriver pour 24 heures. Il n'est ni gelé, ni perdu, ni même enrhumé. Il a une mine excellente, un calme imperturbable, une volonté énergique d'accomplir tous ses devoirs de français et de soldat, et rien en lui ne dénote cette démoralisation que bien des gens disent répandue dans l'armée et la garde mobile. Il va passer une nuit dans son lit, la 3° depuis le 25.

8 h, nous dînons ensemble chez Alexandre qui lui donne une peau de mouton, et j'ai lieu d'espérer que d'autres bataillons remplaceront bientôt ceux qui viennent de bivouaquer un mois de suite sur le plateau d'Avron par la plus rude température que nous ayons eue depuis dix ans. Il parait que les larges distributions mentionnées plus haut ne sont encore qu'à l'état de programmes.

27 Décembre

Pendant que Paul déjeunait ce matin avant de partir, nous avons entendu une canonnade que j'ai su le soir venir d'un premier essai de bombardement sur nos forts de l'Est. Il sera arrivé au milieu de l'action qui n'a été suspendue que vers 5 heures, dans laquelle l'artillerie du plateau parait avoir joué son rôle, et qui, au dire du général Schmitz, n'a pas répondu à l'attente de l'ennemi. Nous comptons 8 morts et 50 blessés, et j'ai su le soir qu'un jeune Roussel, du 7° Bataillon, figure parmi ceux-ci, seul de son corps, pour une contusion à la main. Chez Madame de Billing, on était assombri par cette ouverture d'une nouvelle phase du siège, et plus encore, par une communication de l'Etat Major saxon relative à un échec de notre Armée du Nord à l'Est d'Amiens. Chez Monsieur Malouet qui me donnait à dîner, on était calme; le Figaro est presque content; il incline à voir un va-tout de Monsieur de Bismarck dans cet emploi des grands moyens. Il suppose l'ennemi à bout de force autant que de patience et obligé de resserrer ses armées autour de nos murs pour soutenir ce qu'il entreprend. Je m'abstiens d'exposer et de juger la stratégie de Monsieur Jules Richard. La bourse n'a pas bronché.

Monsieur de Vallezan qui était en même temps que moi rue Royale, paraissait ravi de la lecture des mémoires de Madame de Genlis et admirait naïvement ses principes d'éducation appliquée au Roi Louis Philippe et à Madame Adélaïde. J'ai jeté de l'eau glacée sur son enthousiasme, en lui apprenant ce que je croyais connu de tout le monde, la nature des relations qui avaient existé entre l'institutrice et le père de ses élèves. J'en suis encore à comprendre comment un homme qui a vu tant de gens et tant de choses pouvait avoir une illusion sur cette étrange gouvernante. On m'a dit le soir que son nom est une anagramme de "Bezenval" et qu'il tient en effet au célèbre officier suisse qui a joué un rôle près de Marie Antoinette et dont tout le monde a lu les mémoires.

Rue Belle Chasse, à dîner, j'ai fait la connaissance d'un neveu de Monsieur Nisard qui parait agréable, mais qui a l'oreille un peu dure. Il est attaché aux affaires étrangères, et, sachant que le mutisme est quelque fois une qualité chez un diplomate, je me demande si la surdité a les mêmes avantages.

28 Décembre

C'était bien  un essai de bombardement que la canonnade d'hier et le plateau d'Avron qui gêne l'ennemi a reçu 3600 obus. Comment mon pauvre fils aura-t-il rejoint son bataillon? Comment aura-t-il traversé la journée qui s'achève et où l'opération d'hier a continué. Je suis sans nouvelle et horriblement tourmenté. Le Maout rentré dans Paris vient de passer une heure près de mon feu; je n'ai pu lui cacher es anxiétés; il a les siennes pour son fils; il aime Paul et il m'a compris.

29 Décembre

Monsieur Malouet a vu hier soir quelqu'un qui était à Avron à 3 heures. Le 7° Bataillon ne comptait que deux hommes atteints: le jeune Roussel, le Capitaine de Venel. Monsieur lefébure que j'ai rencontré n'avait rien appris de funeste pour moi, mais  le canon ne cesse de tonner depuis le lever du jour et du même côté. Je suis si troublé que je songe peu à recueillir l'impression de chacun sur cette nouvelle phase du siège. La ville que j'ai parcourue ce matin ne me parait pas autrement émue et la question du chauffage l'agite plus que celle des canons Krupp et des projectiles creux. Quelques désordres ont eu lieu la nuit dernière: arbres sciés,  clôtures de planches enlevées, bornes enlevées dans les promenades publiques. On a du faire des arrestations et les conseils de guerre jugeront les prévenus.

30 Décembre

Je suis toujours sans nouvelle de Paul. Le plateau d'Avron a été abandonné par nos troupes qui ne pouvaient y tenir, exposés sans le moindre abri à une véritable pluie d'obus. Monsieur Adam et Monsieur F de Billing m'ont affirmé que le 7° bataillon est cantonné à Vincennes et qu'il n'a perdu personne; mais je demeure inquiet de ne rien recevoir de direct. Le froid continue d'être rigoureux et peut amener à l'intérieur des complications d'autant plus graves que l'autorité militaire se discrédite. Un des plateaux de la balance ne baisse jamais sans faire monter l'autre, et nous verrons peut-être les Blanqui, les Pyat, les Flourens reprendre le terrain perdu par eux le 31 Septembre.