1er Janvier 1871

Je redoutais la soirée d'hier comme un désert à traverser. Le 31 Décembre était depuis mon mariage une véritable fête. Longtemps, ma femme et moi, nous allions ce jour là, dîner au restaurant; nous entrions ensuite dans un théâtre et, au retour, les étrennes étaient étalées sur la table du salon. Depuis le mariage de Marie, nous avions modifié ce petit programme quant-au dîner, mais l'exhibition des présents se faisait toujours. Hier, rien de tel n'était praticable, et j'avais refusé tout engagement ; je voulais être seul à méditer sur la dureté des temps. Mon fils m'est arrivé pour dîner, pour coucher deux nuits et il ne me quittera que demain matin. Sans oublier ceux qui manquent je suis donc relativement moins triste que je ne prévoyais devoir l'être; notre soirée s'est écoulée près d'un bon feu à nous parler des derniers événements. Plus de 10.000 obus lancés sur le plateau d'Avron en deux journées, les blessés, les morts, la tenue de chacun au milieu de cette pluie de fer et de feu, quelques heures de repos dans les carrières à plâtre pendant la nuit de retraite sur Vincennes, les feux allumés sous ses voûtes d'un aspect grandiose, tels ont été nos sujets d'entretien et l'intérêt n'y manquait certes pas pour moi. Ce matin, ma prière a été plus longue et plus fervente encore que de coutume; j'y ai nommé tout ce que j'aime; j'ai appelé les grâces et le pardon du ciel sur mon pauvre pays et j'ai demandé à Dieu de me donner les sentiments qu'il veut que j'ai dans l'épreuve actuelle. Nous dînons chez Alexandre avec P de l'Epinay.

2 Janvier

Me voilà seul de nouveau. Paul est reparti à 9 heures pour Charenton où son bataillon doit prendre quelques jours de repos. On y est logé dans des maisons, vides de tous meubles à la vérité, mais couvertes, closes, pourvues de cheminées où on peut faire du feu. Depuis Neuilly on est habitué à coucher sur le carreau ou le parquet et cela ne compte plus.

Quatre lettres à écrire m'ont occupé jusqu'à deux heures après une visite à Messieurs de Boissière et Guillemain, et comme le canon se tait depuis hier soir, sans que je sache pourquoi, je viens de lire la chronique de la Revue des Deux Mondes et une nouvelle lettre de Monsieur Vitet. Monsieur de Mazade qui depuis l'empêchement et la mort de Forcade, rédige le compte rendu de la quinzaine, parait surtout occupé de la Politique extérieure, de ces dénonciations effrontées de traités signés avec l'Europe qui montrait à l'Angleterre, à l'Autriche, à l'Italie, ce que signifie la France de plus ou de moins dans la balance du monde. L'auteur des Barricades persiste dans son optimisme. Il remercie 1870 d'avoir renversé l'Empire (et c'est peut-être là que "..." un bout d'oreille) il rend grâce au ciel d'avoir aveuglé Monsieur de Bismarck à Ferrières et de l'avoir détourné d'accepter une rançon qui nous aurait avilis, même en nous laissant la Lorraine et l'Alsace. Il rend grâce au Roi Guillaume de nous avoir appris dans une proclamation à ses soldats que la France entière se lève; il gouaille le ton paterne de ce Charlemagne en expectative protestant contre la folie de nos paysans qui (bien malgré lui...) quittent la charrue pour le fusil; il remercie les feuilles allemandes d'accentuer encore davantage ce mouvement du pays couru aux armes tout entier pour repousser l'invasion et il entrevoit le succès au bout des sacrifices de toutes natures que le pays s'impose. Il montre une régénération au terme de l'épreuve, et en voit les prémices dans l'acceptation des plus rudes conditions de la vie du soldat par des jeunes gens qu'on pouvait croire irrémédiablement innervés, dans l'action des Provinces livrées à elles-mêmes et privées de la direction qu'elles subissaient depuis tant d'années. Il espère enfin que Dieu se laissera fléchir en notre faveur et que le dévouement de nos prêtres et de nos humbles religieuses sur les champs de bataille sera un élément de notre rédemption. Ainsi soit-il. Quant au Général Trochu et au Gouvernement, ils ont aussi jugé à propos de dire leur mot. Le ton pleurard qu'ils prennent n'est peut-être pas le plus approprié aux circonstances, et l'on peut sans la moindre forfanterie, parler avec fermeté quand on s'est fait pilote au milieu des tempêtes. Il faut avoir du moral pour en donner à deux millions d'êtres humains qui souffrent.

3 Janvier

J'ai dîné hier chez Monsieur Malouet avec Monsieur Mounier et Monsieur Aubry. Le premier a annoncé que Saint Denis serait bombardé aujourd'hui, qu'un parlementaire prussien en avait donné avis Samedi, et que, sur cette communication, les blessés de la Maison de la Légion d'Honneur avaient été évacués sur Paris. La journée s'est passée sans que la menace ait eu un effet. Monsieur Mounier a ajouté que, sans sortir de la réserve qui lui est commandée, Monsieur Washburn et ses secrétaires paraissent croire à des succès pour nos armes. Quant-à Monsieur Aubry, sous une forme moins béate que celle de Monsieur Vitet, il dit que nos ennemis finiront par être chassés, même de la Lorraine et de l'Alsace. Paris, selon lui, peut être réduit à capituler, la France peut être ruinée pour des années; mais les allemands n'y resteront pas et ils sortiront très affaiblis d'une guerre où ils n'ont pas su s'arrêter à temps. Monsieur Aubry st vosgien. Il croit du reste fort peu au Gouvernement de la Défense Nationale, encore moins au parti de la Commune. Il tient beaucoup plus à la liberté qu'à la République, souhaite une réforme radicale du fonctionnarisme et traite de pirates la plupart des hommes d'argent qui ont créé les grandes compagnies existantes ou expirantes. J'ai plaisir et je trouve profit à l'écouter quand il est sur son terrain, et ce terrain es tassez étendu. Il s'y tient d'ailleurs et n'en sors pas volontiers.

5 Janvier

Madame de Billing sachant par son beau-frère que Madame Anaïs Aubert avait reçu une lettre du Général Claremont m'a demandé d'aller m'assurer si cette missive ne contenait aucune indication sur ses deux filles. J’ai su qu'on y peut lire à l'adresse de Monsieur Frédéric que cette phrase : "Dis à Billing que ses commissions sont faites." Le Général n'a vu à Bruxelles que la Comtesse Waleska. Je suis autorisé à écrire à ma femme de donner de ses nouvelles et celles de sa mère et de nos enfants à Monsieur Clairement qui les transmettra ici par voie diplomatique. Madame Anaïs me les fera passer dès qu'elle aura reçu une missive. Son fils est avec tout son monde à Lynford Hall, près Brandon (Norfolk), dans une magnifique terre appartenant à la veuve d'un de ses amis dont il administre l'énorme fortune. Je sais depuis hier ce qu'est son propre revenu. Il a en somme une excellente situation et peut soutenir sans difficulté sa nombreuse famille.

Aujourd'hui la plus enragée canonnade s'est fait entendre du matin au soir. L'ennemi a ouvert le feu de ses batteries de Chatillon sur Montrouge, Vernois, Issy qui ont répondu. Le rapport du Général Schmitz ne signale aucun dommage subi par nos forts et leur garnison, et Monsieur Donon que j'ai rencontré à 5 heures pense que toute cette poudre brûlée s'adresse à l'Allemagne qu'il faut satisfaire bien plus qu'à des remparts auxquels on ne se soucie pas de donner l'assaut. Les greniers à farine contiennent bien plus que les arsenaux. Le dernier mot de notre résistance, et peut-être faut-il faire aussi une part à ce levain révolutionnaire de la Commune qui a donné le 31 Octobre et qui ferment e encore dans les réunions des Maires et des Adjoints. Il s'est tenu une de ces assemblées à l'hôtel Beauvau aujourd'hui même sous la présidence de Monsieur Jules Favre et les journaux prétendent que l'on y a discuté des questions relatives à la défense de Paris. En vérité, quand j'ai nommé les officiers municipaux de mon arrondissement, je n'ai nullement prétendu leur déléguer ma part de souveraineté politique, et c'est une étrange folie que de les introduire dans une sphère si différente de la leur. Les hommes qu'on a tirés des mains de Messieurs Blanqui et Flourens devraient pourtant être avertis. La Bourse a baissé de 35 centimes devant cette nouveauté, bien plus que devant les roulements de l'artillerie. Rien n'est arrivé du dehors et la confiance dans les succès du Général Chanzy s'ébranle dans quelques esprits.

6 Janvier

Les journaux du matin nous apprennent qu'environ 200 obus prussiens sont tombés hier en dedans de l'enceinte continue, dans les quartiers d'Auteuil, du Panthéon, et au Cimetière du Montparnasse. On ne signale aucun dégât sérieux et il ne parait pas que la population se soit fort émue. Des hommes du peuple ont recueilli les fragments des projectiles pour les vendre et on en cite un qui aurait gagné 32 francs à ce commerce improvisé. Où le génie des affaires va-t-il se nicher? Je n'entends aujourd'hui que des coups de canon isolés et lointains ce qui ne signifie pas du tout que le bombardement n'ait pas repris avec force sur des points plus distants de moi. Nulles nouvelles du dehors, un peu de détente dans la température.

7 Janvier

Le dégel est complet. Le thermomètre a atteint 4 degrés au dessus de zéro et la boue est effroyable. Hier des obus sont tombés dans le quartier Saint Jacques, dans les dépendances de l'hôpital militaire du Val de Grâce, dans la rue Vanneau, et je not ces points pour bien établir que, contrairement à toutes les lois de la guerre, nos ennemis s'en prennent à la population civile, aux maisons, aux édifices, même à ceux qui abritent des malades. Le Général Oudinot assiégeant Rome en 1849 procédait autrement et il m'a dit vingt fois qu'un de ses bons souvenirs se rapportait à ce dernier acte de sa vie militaire, à cette prise d'une grande ville où nos boulets n'avaient pas effleuré un monument. Monsieur de Moltke ne se rendra pas un semblable témoignage.

Une excellente et assez longue lettre de mon fils m'assure qu'il se portait bien hier à Charenton. Mais où est-il aujourd'hui?

J'ai dîné, sans tirer les rois, chez Madame de Billing avec Monsieur Magneu et nous avons échappé à la triste et constante conversation sur le siège en remuant les cendres de nos vieux souvenirs. L'Abbaye aux Bois, l'Arsenal, les salons de Madame Swetdrine, de Madame de Castillau nous sont réapparus avec leur charme à jamais évanoui, et nous en sommes venus, je ne sais trop comment, à nommer le Comte Elzéar de Sabran que j'ai vu jadis chez la Duchesse de Foix. Or Monsieur de Magneu tient du testament de ce Monsieur de Sabran trois caisses de lettres et de manuscrits divers venant du Chevalier de Boufflers, et de la Comtesse de Sabran (mère du Comte Elzéar). Madame Standish qui avait eu ces papiers chez elle m'en avait parlé de façon à éveiller ma curiosité et quand Monsieur de Magneu a dit qu'il me confierait volontiers le soin d'examiner ce qu'on peut tirer de ces trois caisses pour une publication, j'ai répondu en homme tout disposé à aborder ce travail. Prendre sur le fait et dans l'intimité le 18° siècle finissant, explorer ce qu'il y avait dans le coeur et dans l'esprit de ces héros et de ces héroïnes d'une société frivole abîmés dans le plus effroyable des cataclysmes, recoudre à l'aide de e que je puis avoir appris ailleurs des fragments jetés au hasard et dans les malles par un héritier insouciant des faiblesses maternelles et qui n'a pas cru devoir en interdire la divulgation dans un avenir même rapproché, sera une occupation et une pâture pour moi, et, si je suis encore de ce monde et si Monsieur de Bismarck laisse quelques champs aux travaux de l'intelligence dans un pays foulé par ses soldats.

Les canons Krupp ont fonctionné tout aujourd'hui et le Moniteur du soir ne dit pas qu'ils aient fait grande besogne. Le Bourse a monté, elle croit et une proclamation du Gouvernement l'y autorise presque, à l'approche des armées de secours. Puisse-t-elle ne pas se tromper! Puissé-je voir bientôt toute une couvée revenir et reprendre près de moi une vie où rien ne me manquait et où l'étude avait sa large et fortifiante part. Paul en éprouve le besoin comme moi et je trouve dans sa lettre ces trois mots: "O mes livres!" dont je noterais l'accent comme si je l'avais entendu au lieu de le lire.

8 Janvier

Les détonations ont été incessantes cette nuit et ce matin. Madame de Belleyme que je viens de voir a rencontré une femme couverte du sang d'une autre tuée à ses côtés par un obus aux environs du Luxembourg.

Plusieurs des signataires de l'affiche communaliste ont été mis en état d'arrestation. Monsieur Delescluses et ses adjoints ont donné leur démission qui a été acceptée. Aucune nouvelle du dehors. Je dîne chez Monsieur Malouet avec l'Abbé Deguerry et Monsieur de Guillermy, colonel d'artillerie, échappé de Sedan.

9 Janvier

Paul m'est arrivé deux heures avant ce dîner et y a été admis et traité avec une bonté toute particulière. Notre curé a montré avec ses 74 ans une verve toute juvénile et nous a intéressés en nous racontant les derniers moments de Monsieur de Chateaubriand. On a eu tort de nommer Béranger parmi les témoins de la mort de l'Auteur de René. Quatre personnes seulement étaient présentes. Monsieur Deguerrey qui représentait la foi, une soeur de l'asile Marie Thérèse (la charité), le Comte de Chateaubriand, la famille, Madame Récamier, l'Amitié. Le prêtre était assis près di  lit funèbre, humectant les lèvres du moribond avec de l'orangeade, la religieuse était debout, le neveu agenouillé sur un prie-Dieu; l'amie était prosternée par terre, la tête cachée dans ses mains. Quant-au chansonnier, alors absent, il avait vu Monsieur Deguerrey, chez l'illustre écrivain; il s'était entendu avec lui pour deux bonnes oeuvres et lui avait dit un jour: "Quand je vous ferai ma confession générale..." Monsieur de Guillermy a été très attachant dans le récit de son odyssée (de Sedan à Paris du 1° au 15 Septembre) et le Baron Simon qui était au nombre des convives nous a donné la primeur des dépêches insérées, aujourd'hui seulement, au Journal Officiel et annonçant un avantage du Général Bressolles près de Nuits et un autre de Général Faidherbe, près de Bapaume (3 Janvier). Le menu de notre dîner est une pièce historique au 115 ° jour du siège: Potage gras, volaille rôtie, filet de boeuf, foie gras, oseille fraîche, Pudding, fromage de Hollande, Confiture. Paul m'a quitté ce matin à 9 heures pour retourner à Charenton. Le canon a tonné toute la nuit; je n'ai rien entendu de 6 heures à  2 heures; l'horrible bruit recommence au moment où j'écris ceci. J'ai oublié de dire plus haut que le Colonel de Guillermy est frère d'un Révérend Père Jésuite que j'ai connu en 1854, préfet des études à Vaugirard.

10 Janvier (matin)

Rien de nouveau. J'ai dîné hier chez madame Duparc et nous avons surtout parlé de l'ambulance du Grand Hôtel où elle dirige un service, de ses cousins Chevandier de Valdrôme et de quelques détails du bombardement. La Salpetrière a reçu des obus; l'asile Saint Nicolas a eu 5 enfants tués dans leur lit et 7 blessés; le Val de Grâce est demeuré un point de mise pour les pointeurs de Monsieur  de Moltke; l'Hôpital de la Pitié est dans le même cas et la chapelle de la Vierge de Saint Sulpice percée par un de ces projectiles prouve que les tours de cette église servent aussi de cibles à nos ennemis; il n'est nulle part question de céder devant ces brutalités et l'esprit public se soutient à la hauteur voulue.

12 Janvier

Le bombardement a été furieux dans la nuit du 10 au 11, de 9 heures du soir à 5 heures du matin et a du faire de nouvelles victimes. Il a été suspendu hier et cette nuit, mais j'entends de lointaines détonations et je me demande s'il ne reprend pas d'un autre côté. En s'emparant des forts de Borny et de Nogent, l'ennemi pourrait lancer ses projectiles sur Belleville et porter la population de ce quartier à des violences émeutières qui le serviraient. Il a probablement fait ce calcul de profonde politique et de haute stratégie.

Le pigeon arrivé le 8 porteur des dépêches de Monsieur Gambetta avait aussi sous l'aile de nombreux messages privés (on parle de 135.000). L'un de ces messages a clamé les inquiétudes de Madame de Belling dont les filles étaient le 23 en Angleterre chez Madame Antonin de Noailles. Alexandre en a reçu un du 21 Novembre, date à laquelle sa famille était en bonne santé à Reignac. Monsieur, Madame et Mademoiselle Podevin étaient à Londres et ... répète que mes fugitives étaient à Londres et à Dusseldorf. Madame de Belleyme a trois dépêches: l'une du 21 signée de ma femme lui dit qu'Auguste était à Cologne avec un officier et son régiment et n'avait besoin de rien; la seconde d'Alexandre Dumas fils (du 29) établit que ce garçon a été envoyé à Hambourg où il est bien. Enfin, Amélie écrit qu'elle et son mari sont tranquilles et en santé à Poitiers. John Knight a de son côté de bonnes nouvelles de Stettin et il n’apparaît pas que Caroline se ressente de la rigueur d'un climat qui ne lui convient pourtant guère.

Paul m'est arrivé hier vers 1 heure, grâce à Charles de Brosses qui l'avait chargé de porter de ses nouvelles à sa Grand'mère. Il m'a quitté ce matin. Nous approchons évidemment de la crise décisive et je me sens hors d'état de rien préjuger. Toute base me manque pour raisonner et les communications du Citoyen Gambetta ne me semblent ni assez nettes, ni assez simples pour que je m'y appuie.

14 Janvier

Deux dépêches me sont arrivées aussi; la première venant de ma femme est datée de Bruxelles, 17 Novembre, et a du être altérée dans la double opération du rapetissement et du grossissement photographique. En voici le texte: "Pigeons tous. Delattre Arthur Dusseldorf. Marie Frères bien ensemble. Reçois lettres." Les deux premiers mots n'ont pas de sens; il doit manquer quelque chose après le nom de ma belle-mère qui ne peut être à Dusseldorf; mais la suite me persuade que les quatre Danloup sont sortis vivants de Metz et j'ai la certitude que le plus grand nombre de mes missives arrive à destination. La 2° dépêche est de Lydie Wacrenier (Libourne, 26 Septembre), je viens de lui écrire pour l'en remercier. J'ai dîné hier chez Alexandre avec Monsieur Paul Chevandier, frère de l'ex-ministre, Monsieur Wardin, les docteurs Cusev et Boucard, Paul de l'Epinay. Notre amphitryon tenait de Monsieur Henroth, qui le tenait lui-même de Monsieur Rothschild que les fonds prussiens ont baissé de trois francs à la Bourse de Londres (7 Janvier). Monsieur Chevandier a affirmé que les fameux canons Krupp sont faussés après 300 coups tirés; et Monsieur Malouet m'a cité ce matin des faits qui confirment cette assertion et qui semblent condamner l'artillerie d'acier dans les entreprises militaires de longue durée. Le chirurgien et le médecin ont parlé des jolies opérations qu'ils ont faites dans leurs divers services. La politique a eu sa part que je passe sous silence; le scandale n'a pas été négligé et certaines histoires de ce qu'on appelle "la grande bicherie", histoire un peu épicée pour mon goût personnel ont déridé les fronts des convives. Le menu était somptueux pour la fin d'un 4° mois de siège : Potage gras, jambon des Ardennes, rôti avec de la purée de pomme de terre, terrine de faisan et de foie gras, ceps à la Bordelaise, fromage, compote de pêches, gâteau de plomb.

Le comte de Biron vient de mourir presque subitement. Ses trois filles et un de ses fils ont été mes élèves. Madame de Biron est Mademoiselle de Fetzjames.

15 Janvier

Hier, dépêche de Reignac qui confirme les précédentes et dîner chez Madame de Belleyme. J'ai mangé de la trompe d'éléphant et lu une lettre de Monsieur de Belleyme relative à Auguste qui fait involontairement penser à Bridoison, qui amène à se demander quel profit on a trouvé à supprimer la vénalité des officiers de judicature. Un magistrat qui met Hambourg en Hollande semble déjà un phénomène d'ignorance; mais les raisonnements qui remplissent l'épître sont d'une ineptie si prodigieuse qu'il faut avoir lu la pièce pour y croire. C'est triste; ce qui l'est encore d'avantage, c'est la furieuse canonnade que j'entends depuis hier soir et qui depuis 10 heures du matin dépasse en violence les pires jours de ces quatre derniers mois. Les détonations incessantes dont l'objet et les effets ne seront connus que ce soir ou demain me plongent dans l'état moral le plus douloureux. J'ai eu une lettre de mon fils encore datée de Charenton. Il était consigné hier et s'attendait à une affaire. Tardieu m'a dit tenir de Monsieur Delapalme qu'une attaque des prussiens sur Nogent avait été repoussée avec des grandes pertes pour eux. Ce que j'entends en ce moment parait venir de nos forts du Sud et de Mont Valérien. Les dommages matériels causés par les obus sont considérables assurément et bien des gens émigrent vers le centre de la ville. Le nombre des victimes ne répond pas cependant à l'effort de l'ennemi. Jusqu’ici on compte 189 personnes atteintes dont 39 enfants. Que sera-ce ce soir? Je m'abstins d'enregistrer ici les nouvelles données du dehors par les journaux. Je m'en défie jusqu'à preuve de leur authenticité. Disons toutefois que Faidherbe affirme sa victoire du 3 dans une dépêche très nette du 9 adressée au Préfet du Nord. On nous montre Bourbaki dans l'Est, prêt à couper les communications des Allemands; les uns le mettent vers Belfort et les autres à Nancy, à Epinal, à Vesoul, à Chaumont. Qui croire?

16 Janvier

Les journaux d'hier soir et ceux de ce matin sont insignifiants et sans nouvelles du dehors. La canonnade a duré toute la nuit et dure encore (1 heure et demie). Les obus sont tombés à Panthémont, au Ministère du Commerce (rue de Varenne), le Dôme du Panthéon est percé; la maison des jeunes aveugles a eu son trou aussi, le toit et deux étages traversés, des malades atteints dans leur lit; on y couche maintenant dans le sous sol. Je tiens le fait de Monsieur Roman, témoin oculaire, frère du Curé de Saint Cloud et auteur dramatique que j'ai rencontré chez Madame de Léautaud.

Je dînais hier chez Madame de Billing ave son fils Robert et son gendre Sauley. Le premier m'a parlé de diplomatie de façon intéressante; le second, membre de l'Académie des Inscriptions, comme chacun sait, s'est laissé mettre par moi sur le terrain de l'écriture cunéiforme et m'a donné à entendre que Monsieur Oppert et un Juif de Berlin, Monsieur Lévy, s'étaient emparés de ses propres découvertes sans le nommer. Cela s'est vu entre confrères, surtout entre érudits, entre savants, et rien n'est plus facile que de voler un homme qui parle volontiers de ses études et qui néglige de prendre date par une publication retentissante. Dans la soirée, le Comte Louis de Vieilcastel est venu en habit et en cravate blanche. J'ai lu avec soin son histoire de la restauration qui m'a fourni une entrée en conversation ave lui. Le 1° volume du règne de Charles X est prêt, m'a-t-il dit, mais ne sera publié qu'en des temps plus calmes. Monsieur de Vieilcastel qui a fourni une utile carrière aux affaires étrangères est un vieillard aimable, un homme du monde accompli; il va beaucoup chez Madame Moitessier et j'ai entendu Catherine de Flavigny parler avec chagrin de la modicité de sa ressource. J'ai su depuis que sa retraite n'est pas la mesure exacte de son budget et qu'une pension servie par un neveu fort riche le met tout à fait à l'aise. L'éditeur ne donne que mille francs par volume de sa belle histoire.

17 Janvier.

J'ai dîné hier chez Monsieur Malouet et Monsieur Paul Bérard qui est venu le voir et qui désormais couchera chez le Baron parce que son propre logent est exposé à recevoir des obus, a discuté avec nous la question du pain d'avoine. En tuant et en salant les chevaux encore existants, et en utilisant pour les êtres humains le grain qu'ils consommeraient, on complèterait, parait-il, le service de la boulangerie pour le mois de février tout entier S'il en était ainsi, nos chances deviendraient bonnes. Il est difficile que l'Armée assiégeante subsiste encore 42 jours devant Paris si nos armées de l'Est et du Nord se concertent pour gêner ou pour couper ses communications avec l'Allemagne; mais ne nous hâtons pas d'espérer.

Je reçois une bonne lettre de Paul; il est à peu près débarrassé de son rhume; il a mes deux billets; il interprète comme moi les dépêches du 14, du 17 et du 26 novembre dont je lu envoyais le texte, et il me recommande de ne pas aller dans les quartiers où il pleut des obus. Monsieur Dubief m'écrit qu'il reste à Sainte Barbe, et je le comprends; sa place est là; mais sa femme et ses enfants ne le quittent pas et il aurait dû peut-être usé de son autorité pour les éloigner. Il la fait coucher dans les sous sols du collège.

19 Janvier

Le courrier de Monsieur Washburn arrivé Mardi avait apporté une lettre de Général Claremont que j'ai lu hier chez sa mère, mais où je ne pouvais rien trouver qui me touchât personnellement puisqu'elle est datée du 3 Janvier et que j'ai écrit le 5 seulement à ma femme de lui donner de ses nouvelles. A peine déçu de ce côté car je n'attendais rien encore, j'ai eu un vrai plaisir à savoir que Monsieur de Sauley et que Monsieur de Billing avaient des lettres de leurs femmes. Claremont, courtisan du malheur, était allé visiter l'ex-Impératrice le 31 Décembre et avait vu Thérèse et Mathilde venues à même intention dans le même endroit. Madame de Belleyme a, de son côté reçu devant moi quelques lignes d'Alexandre Dumas fils datées du 31 Décembre qui confirment ce double fait établi dans la dépêche du 29 Novembre qu'Auguste est interné à Hambourg et qu'in n'a besoin de rien. Dumas dit que lui-même a pris soin de lui faire tenir de l'argent. Comme je rentrais, on m'a remis un billet de Paul. Le 7° Bataillon est passé dans la nuit du 17 au 18 de Charenton à Neuilly, et, peut-être est-il au nombre des corps qui se battent depuis ce matin. Madame de Léautaud m'écrit qu'il doit être dans la réserve,  mais comment le sait-elle?

En sortant vers 8 heures, j'ai pu lire plusieurs affiches apposées pendant la nuit et émanant du Gouvernement; l'une, digne des plus mauvais jours de la révolution assure une prime à tout dénonciateur qui indiquera des grains cachés; une autre rationne le pain (300 grammes par tête); une troisième autorise les maires, les adjoints, leurs délégués et les commissaires de police à faire des perquisitions chez les absents et à y saisir, après procès verbal et sous réserve d'indemnités, les combustibles, les comestibles et les boissons qui pourraient s'y trouver. Enfin, une adresse, un appel aux armes, une adjuration de vaincre ou de mourir prépare la population assiégée à un grand effort. A peine arrivé sur la Place de la Concorde, j'ai vu une énorme quantité de voitures d'ambulance, signe certain de bataille. Les rapports militaires nous apprennent ce soir qu'entre 10 heures et 11 heures du matin, le Gouverneur occupait Montretout et le Général de Belleman Buzenval, pendant que le Général Ducrot attaquait la Jonchère. On allait canonner Garches. Les relations officielles ne vont pas plus loin. La Bourse a été bonne.

Les journaux nous apprennent la mort du Duc de Luynes, tué dans un des combats livrés sous Orléans. Pauvre Yollande! Le Duc de Chevreuse frère du Défunt est blessé au pied.

21 Janvier

La journée du 19 n'a pas tenu ce qu'elle semblait promettre, et, le soir, il a fallu abandonner les positions conquises le matin. Sept ou huit mille hommes hors de combat e notre côté et les pertes signalées du côté de l'ennemi prouvent que la lutte a été énergique et nos bataillons de marche de la garde Nationale ont fait bonne figure; mais une place assiégée ne se débloque pas elle-même; ce combat le prouve une fois de plus e ceux qui accusent nos soldats de Metz pourront trouver là matière à réflexions. Le salut doit venir du dehors. Les dernières dépêches nous montrent Chanzy reculant jusqu'à Laval après des pertes sérieuses; Bourbaki obtient, prétend-on, des succès dans l'Est. Aurons-nous assez de pain pour attendre qu'il réussisse? Le rationnement récent de cette denrée essentielle annonce ou qu'elle est prête de manquer ou qu'on veut la ménager autant que possible. Je n'ai aucune donnée positive à cet égard. J'ai passé 48 heures bien cruelles en pensant à mon Paul. Hier soir, une lettre de lui m'a rassuré. Il était, en effet, dans la réserve et n'a été envoyé aux avant-postes (au delà du Mont Valérien) qu'à 9 heures du soir, après la retraite des troupes qui avaient agi. Après une nuit passée à quelques pas de l'ennemi, il est rentré à Neuilly et a trouvé la force de m'écrire avant de dormir. Le Maout aussi m'a écrit; il s'est battu à côté d'Emmanuel à Montretout et sa compagnie compte 6 tués et 10 blessés. C'est une page à conserver que cette relation si simple : le fils demandant au père s'il est content de lui, le père répondant par des sanglots, un jugement net et ferme sur l'événement, sur les chefs, sur les soldats, la pensée de Dieu expliquant la trempe de caractère, tout m'a ému dans ce peu de lignes, et j'en ai fait part à des amis qui m'envie l'estime et l'affection d'un si brave coeur. J’ai eu quelques heures d'anxiété, au sujet de mon cher Docteur; on m'avait parlé d'un garde national de 70 ans blessé à l'épaule, et je n'avais pas supposé qu'il pût y avoir deux hommes de cet âge tenant le fusil. Je sais maintenant qu'il s'agissait du Marquis de Coriolis, non pas blessé, mais tué raide d'une balle au front. J'ai jadis dîné avec lui chez Madame de Ladre en compagnie du prince Gaston de Montmorency. Les reporters l'ont vieilli; il n'avait pas plus de 65 ans, et je me rappelle qu'il était élève des Jésuites dont il parlait en homme reconnaissant et sensé. C'était je crois un fils de celui à qui Monsieur de Lamennais écrivait presque aussi souvent qu'à Monsieur de Vitrolles.