* suite à une erreur de retranscription du nom porté en premier lieu sous le patronyme de "Duvillers", voir le commentaire très intéressant fait sur cette personne par Monsieur Jean-Pierre DUVILLIER Ancien Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Nice.... Qu'il en soit ici remercié bien vivement.
La séance du 27 a été marquée à l’assemblée de Versailles par une déclaration de Monsieur Thiers. Après avoir annoncé l’occupation des Moulineaux par l’armée, il a parlé en termes nets de la situation dont il parait répondre sans assigner toutefois une date à la solution. Il a rendu hommage au bon esprit des troupes, à l’énergie du commandement et il a protesté contre toute immixtion de sa part dans les plans militaires dont on vient d’entamer l’exécution. Allant un instant jusqu’à l’attendrissement, il n’en a pas été moins ferme dans l’exposé de son programme et son discours ne peut manquer d’influer sur les élections municipales qui se feront deMain dans toute la France, Paris excepté.
Le Maout est venu nous voir hier soir et après la demie heure obligatoire de politique, il m’a parlé de la Colomba de Mérimée que je lui avais prêté et qu’il ne trouve pas le diamant sans faille qu’on lui avait avancé. Il met bien au-dessus Paul et Virginie où pour moi le vieillard d’intention est à la fois une paille et une date. De Bernardin de St Pierre nous sommes passés à Monsieur de Chateaubriand puis à l’étude de la nature et à l’influence qu’elle a eu sur certaines œuvres littéraires depuis Rousseau, et les méandres d’une libre causerie l’ont amené à me parler de ses souvenirs de botaniste et mon conduit moi-même à lui raconter ce que j’ai fait dans ma jeunesse, de géométrie, d’algèbre et de physique. Nous nous sommes séparés rafraichis par cet entretien d’où les choses de l’esprit avaient chassé le sujet poignant de l’actualité.
Ce matin ma femme a une lettre de ma sœur, j’en ai moi de Mme de Montbreton et de Mme de Belling. Louise ne comprend pas que je reste ici ; Mme de Montbreton non plus. Mme de Belling m’assure qu’elle ne se console pas d’être partie. Elle m’apprend la mort de Roland de Brissac, une visite de Monsieur Edouard de Fitzjames au Duc d’Aumale, et elle ajoute que le Comte de Paris reste opposé à toute idée de fusion, à toute perspective de droit divin, ce qui lui semble un vrai et long bail de guerre civile. Je ne me sens pas du tout préoccupé en ce moment de ce que peut penser et faire Monsieur le Comte de Paris.
J’avais achevé la note qui précède et je sortais quand on m’a parlé d’une manifestation des francs-maçons, nouvel exploit de ces prétendus conciliateurs qui vont demander au gouvernement et à l’assemblée d’abdiquer pour rétablir la paix et dont Monsieur Dufaure a fait si bonne et si exacte justice dans sa réponse à Monsieur Louis Blanc. A entendre certains témoins du défilé, 60 000 personnes y figuraient ; mais 25 mn ont suffi pour le passage dans notre faubourg et les journaux réduisent à 3000 le chiffré des maçons engagés dans cette démarche. Une simple députation est allée à Versailles ; le reste n’a pas dépassé l’enceinte et je ne sais s’il faut attribuer à cette députation le silence du canon pendant la matinée d’hier. Vers 3 heures les hostilités ont recommencé. A 10 h du soir, j’ai pu apercevoir, de l’extrémité de mon balcon les flammes d’un incendie qui d’ailleurs n’a pas longtemps rougi le ciel de sa lueur sinistre (¾ d’heure). Le Siècle ne dit rien ce matin. Le Moniteur d’hier affirme que les Fédérés ont abandonné le fort d’Issy en enclouant une partie de leurs canons. Une correspondance de Versailles nous apprend qu’on a amené dans cette ville huit pièces enlevées aux Gardes Nationaux de la Commune près de Vanves. Les feuilles du soir nous fixeront sans doute sur ces deux points et sur l’effet de la lutte d’artillerie dont nous ne connaissons que le bruit.
Aucune lettre ne nous est arrivée depuis 48 h, j’ai expédié les réponses que je devais. Jadis, à pareil jour, on fêtait la St Philippe et on avait des feux d’artifices au lieu des obus dont nous jouissons. Monsieur Thiers a pu y penser ce matin et regretter sa condition ancienne de serviteur parfois incommode d’une quasi monarchie à l’établissement de laquelle il avait contribué et qu’il a à peu près renversé en 1848.
Nous avons eu hier dans la journée des lettres de nos 3 enfants ; Marie a rejoint Arthur à Auch ; Paul qui l’a menée à Tours et qui y a rencontré le baron Malouet reste à Brignac pour nous embrasser dès que faire se pourra. Mme de Montbreton et Mme de Belling m’ont aussi écrit ; La première est à peu près rassurée sur Odet que Monsieur Lebastard promet de guérir en le massant ; la seconde est plus tranquille aussi sur l’état de son gendre. Voilà deux diagnostics de Tardieu qui se trouvent confirmés.
Quant aux affaires publiques la grande nouvelle du jour est l’arrestation du Général Cluseret, ordonnée par la Commission exécutive et approuvée par la Commune qui lui donne pour successeur le citoyen Rossel. Le Maout voit là un signe de fin pour la guerre civile. Ma femme ne partage pas son sentiment et est plus remontée que jamais. Le Siècle n’ajoute rien à ce que racontaient les journaux du soir. C’est assez son usage et je ne sais pourquoi je continue de l’acheter car il est bien mauvais dans tout ce qui appartient en propre à sa rédaction.
La Commune de Paris tient à épuiser la somme possible des plagias de 1792 – 1793. Elle nous a dotés d’un Comité du Salut public pourvu des attributions les plus étendues. C’est une dictature qu’elle prétend instituer et comme on se ressent toujours de son origine elle a montré par des chiffres ce qu’elle peut donner de force morale à cette nouvelle commission exécutive élue elle-même par une fraction infinitésimale de la population de notre ville. Elle compte 92 membres dont 60 à peine ont pris part au vote, dont 34 seulement ont voulu la résurrection du vieil instrument terroriste.
Monsieur Félix Pyat est le plus considérable des cinq proconsuls et un journal dit ce matin que le nom est plus facile à exhumer que la chose n’est à faire.
Nous avons eu hier des lettres de nos enfants, de ma belle-mère, de mon beau-frère, de Madame Muller. J’en ai une de Mme Pyrent.
Je continue de m’occuper pour ne pas broyer trop de noir et je lis avec un intérêt soutenu les écrits de l’abbé Le Dieu sur Bossuet dont il était secrétaire. Le premier volume intitulé Mémoires a été largement exploité par Monsieur Floquet qui ne l’a peut-être pas assez dit. On y trouve des indications précieuses sur la carrière oratoire de l’illustre prélat, sur son rôle dans l’assemblée du clergé de 1682 et dans la querelle du quiétisme. Le journal qui commence avec le 2e volume, nous fait suivre heure par heure la vie intime de l’Evêque dans ses dernières années. Peu d’hommes affrontent impunément l’épreuve d’un tel contrôle. Bossuet n’y perd rien de sa grandeur. On l’y voit toujours travaillant, toujours fouillant la mine inépuisable de l’écriture sainte et des Pères, sans perdre de vue et de mémoire les auteurs grecs et latins qu’il avait si profondément étudiés. On sent que chaque livre de lui était un acte, qu’il n’était pas un auteur mais un serviteur de l’Eglise portant la lumière et le secours sur les points attaqués et au moment opportun. Le gouvernement du Diocèse de Meaux tel qu’il l’a compris et pratiqué devait être un sujet de méditation pour tous nos prélats. L’Abbé Le Dieu nous le montre assistant aux exercices de son séminaire, président les fréquentes conférences et les synodes de son clergé, jouant un rôle actif dans les assemblées provinciales et dans les assemblées générales de l’Eglise de France, et l’on se rend compte, en suivant cet emploi de son temps, de ce qui manque à nos ecclésiastiques. Nos curés de campagne ne voient leur Evêque qu’à la retraite annuelle dont beaucoup même se dispensent, leurs conférences chez les Doyens sont des occasions de mangeailles sans profit pour la discipline, et, quant aux Evêques ils n’ont entre eux aucun concert, aucun contact, aucune occasion de se réunir en nombre respectable. Les lois organiques du premier consul si traitreusement greffées sur le Concordat ont fait bien du mal à la religion.
Il y a bien quelques passage du journal de Le Dieu qui m’ont peiné ; des mots durs sur Fénelon, d’autant plus regrettables qu’ils ne le calomnient pas. Une négligence du temporel qui a produit en fin de compte des dettes, un entourage de famille qui spéculait sur la gloire et le crédit de l’homme éminent pour des intérêts tout terrestres, voilà les petites blessures que m’a faites cette enquête minutieuse sur une vie longue et chargée de travaux. C’est peu de choses en somme et le nom de Bossuet ne perd rien de sa splendeur aux yeux de celui qui lit Le Dieu comme il faut le lire. Cinq mois après la mort de celui qu’il avait fidèlement servi, l’abbé secrétaire alla voir Fénelon à Cambrai et le récit qu’il fait des circonstances de cette entrevue est un des morceaux capitaux de son Journal. La tenue de maison de l’archevêque, sa large hospitalité, sa sobriété personnelle, son extrême Maigreur, les indices du chagrin qui le ronge, ce qu’il dit et surtout ce qu’il ne dit pas, font de trois pages du prêtre voyageur un tableau des plus intéressants.
J’ai eu hier soir la visite de la Comtesse de Martinprey qui m’a raconté les détails de l’arrestation de son pauvre mari infirme. Appréhendé au corps à l’hôtel des Invalides, trainé au dépôt de la Préfecture de Police où on l’a tenu quatre jours en cellule, privé des secours dont il a besoin, et où l’on a pas caché qu’on prétendait faire de lui un otage et le passer par les armes si Versailles faisait fusiller quelque prisonnier parisien ; il vient enfin d’être placé à la maison de santé municipale du faubourg St Denis où il a les soins nécessaires à son état de paralysé. Servez donc le pays, donnez lui donc votre intelligence, votre santé, votre sang, pour obtenir aux portes du tombeau une telle récompense !
J’ai fait une longue course à travers la ville ce matin et je n’ai pas découvert la moindre affiche triomphante de l’Hôtel de Ville. Versailles dit le fort d’Issy cerné de toute part et depuis le vendredi 28 Avril il n’a pas paru un seul rapport signé Dombrowski.
Lettres de Mme Duparc, de Marie, de Paul. Celui-ci nous apprend qu’Alexandre et sa femme sont au Havre où leur beau-frère se meurt ; J’ai répondu à Mme Duparc et à Mme de Belling.
Rien de décisif encore malgré une effroyable dépense de poudre. Les optimistes regardent Issy comme pris ; ils insistent sur la surprise du Moulin Jacquet, sur un grand nombre de fédérés tués ou capturés dans cette affaire et regardent une solution comme prochaine. Les gens d’humeur contraire croient sur la foi de Monsieur Rossel que les bataillons communaux ont repris la gare de Clamart et ils regardent l’intervention prussienne comme seule capable de dénouer la guerre civile et d’opérer le désarmement de la Garde Nationale. Ce serait là une affligeante perspective. Monsieur Jule Faou est, dit on, parti pour Bruxelles. Va-t-il hâter la signature de la paix ? Va-t-il essayer de conjurer cette nouvelle honte ; cet irréparable calamité ? Nous ne saurions tarder à l’apprendre.
Les correspondances de Versailles et une dépêche de Monsieur Thiers donnent tord aux alarmistes. Le chef du pouvoir exécutif affirme que la délivrance de Paris est une question de jours, et d’autre part on sait que Monsieur Favre, accompagné de Monsieur Pouyer Quartier est, non pas à Bruxelles, mais à Francfort où Monsieur de Bismarck s’est rendu de son côté. On donne des indications si précises sur l’objet de l’entrevue qu’il est permis de croire que c’est de paix définitive et d’arrangements financiers pour le paiement et les contributions de guerre que l’on y parle. Certaines gens vont même jusqu’à expliquer le mode et les termes des versements à effectuer et disent que la Prusse accepterait pour les 2/5e de l’indemnité des inscriptions de rentes sur notre Grand Livre négociable en 1874 seulement. Je n’ai pas entendu le canon depuis mon réveil.
Hier soir, visite de Le Maout ; Conversation prolongée sur Shakespeare, Boileau, Racine, le Droit d’Ainesse, l’Autorité Paternelle. Sévérité, rétrospective de mon vieil ami pour Monsieur de Villèle que je n’ai pas voulu abandonner à ses ressentiments de libéral de 1820.
Aujourd’hui expédition de quelques vêtements à mes enfants par l’entremise toujours aussi obligeante de Monsieur Courvoisier. Lettre de Paul pour sa mère, de Mme de Montbreton et d’Arthur pour moi. Le fils de Mme de Léautaud est sérieusement malade à Buragny d’un rhumatisme articulaire compliqué de pleurésie et d’éruption.
Le Dimanche s’est passé sans que je vienne dans ma salle de cours et voilà 48 heures que je n’ai rien ajouté à ce journal. La Commune a été moins sobre de décrets que je ne l’ai été de notes. Elle a supprimé Samedi sept journaux d’un coup croyant peut-être qu’elle se donnerait raison en réduisant au silence ceux qui ne sont pas de son avis et qu’elle changera les échecs en victoires en empêchant de raconter ce qui n’est pas à l’honneur de ses armes. On est si étranger en France au sentiment de la vraie liberté que je pardonnerai encore à ce pouvoir improvisé des accès de libéralisme. Mais il y a bien d’autres reproches à lui adresser. N’a-t-il pas débaptisé la place … comme s’il voulait réhabiliter à la fois les assassins de 1848 et leurs récents imitateurs de la rue des Rosiers ? Ne vient-il pas d’ordonner la démolition de la chapelle « dite expiatoire » comme outrageant la justice du peuple ? Le moment ne me semble pas bien choisi pour glorifier le Régicide et il suffirait d’une page de Monsieur Edgard Quinet dans son histoire de la Révolution pour engager les amis de la République à éviter de réveiller un tel souvenir. Cette chapelle élevée par la fille et les frères des royales victimes était absolument inoffensive et en l’abattant on ne modifiera en rien le caractère de l’acte du 22 Janvier 1793.
La guerre aux monuments du passé est aussi vaine et plus bête que la guerre aux organes de l’opinion publique.
Plusieurs de nos églises sont envahies chaque soir par les … et leurs voutes résonnent de malédictions, de blasphèmes, de philippiques qui semblent autant de défis jetés à la Providence.
Une lettre de Md de Belling (du 4) me parle du mariage de Marie Laffin avec Mr L. Vuilcastel comme d’un fait accompli.
Depuis hier les nouvelles batteries de Montretout sont démasquées et prennent part à l’attaque des forts de la rive gauche et de l’enceinte ; nul détail ne m’est parvenu sur l’effet qu’elles produisent. Une proclamation du Gouvernement de Versailles aux Parisiens dénie tout projet de bombarder la ville et avertit la partie saine de la population d’agir dans le sens de ceux qui travaillent à la délivrer et de leur épargner quelques unes des extrémités auxquelles on est réduits pour entrer de force dans une place défendue. Je doute qu’il y ait maintenant assez de conservateurs dans nos murs et surtout qu’ils aient assez de nerfs pour profiter de l’avis. Ceux qui donneraient l’exemple et enlèveraient la masse sont absents et c’est déjà cette absence des hommes d’énergie qui a fait le 18 Mars.
Ma femme est allée à Lagny voir Eliza et Constance, nos deux vieilles bonnes qui s’y sont fixées la semaine dernière. Elle doit revenir à la fon du jour.
J’achève la lecture du livre de l’Abbé de Baucé, le célèbre Réformateur de la Trappe, sur la Sainteté de la vie monastique ; et mon respect profond pour l’auteur ne m’empêche pas de trouver un peu long pour un laïque ce volume de 733 pages rempli de considérations … et d’exemples à faire frémir notre mollesse et à faire taxer de relâchement les austères religieux à qui ils s’adressent. Je chercherai à me procurer les lettres du saint abbé pour compléter mon enquête sur ce qui le touche. Le traité de la sainteté a été réimprimé il y a 25 ans par Monsieur Pages, mon confrère d’alors en Saint Vincent de Paul et de qui je tiens mon exemplaire.
Ma femme est revenue de Lagny une heure avant le dîner (hier) ayant vu les Prussiens tout aussi désireux peut-être de retourner dans leur pays que nous pouvons l’être nous-mêmes d’être délivrés de leur présence dans le nôtre. Ils sont d’ailleurs inoffensifs. Le courrier avait apporté une lettre de Md de Montbreton pour Victorine, une de Md Pyrent et une de ma sœur pour moi. Nous en recevons ce matin deux de nos enfants d’Auch.
Le fort d’Issy est depuis 24 heures occupé par l’armée de Versailles ; Vanves n’est, dit-on, plus trouble et à partir de minuit on a battu la générale dans nos rues avec une persévérance qui montre plus de besoin que de succès. Il faut encore attendre avant de croire que l’on touche à une issue. Les apparences se dessinent toutefois mais qui peut dire ce qu’oseront les hommes du 28 Mars au moment suprême.
La Commune devient un chaos. Une seule journée a vu renouveler le Comité central de la Garde nationale avec des prétentions de Dictature. Le citoyen Rossel, Délégué à la guerre, a donné sa démission motivée dans une lettre qu’il a rendue publique et où le Gouvernement de l’Hôtel de ville est traité sans façon de Pétandière. Une affiche nous apprend qu’il est traduit devant la cour martiale et que le citoyen Delecluse le remplace. D’autre part, Mr Thiers annonce que le fort d’Issy est occupé par le 38ème Régiment de ligne qui a pris une centaine de canons, que la Division Donnay est dans Boulogne et qu’elle a ouvert des tranchées à 300 mètres de l’enceinte, il répète que le dénouement est proche et on commence à le croire ici.
Nous avons ce matin une double lettre de Paul (du 9). J’ai répondu à Md Pyrent et à ma fille.
Le citoyen Rossel arrêté et placé sous la surveillance du citoyen Gérardin a pu s’évader avec la connivence et en la compagnie de son gardien. On ignore ce qu’ils sont devenus. La Commune se venge sur Mr Thiers dont elle va faire raser l’Hôtel situ » place Georges (ancien style restauré). Le Siècle nous apprend ce matin que la Paix définitive avec la Prusse sera signée à Francfort et que Mr Bismarck a été sinon content, au moins positif. Je ne sais rien encore de positif sur Vanves, Montrouge, Boulogne ; mais la rumeur publique est un succès de l’armée régulières sur ses divers points offensifs. L’hôtel de Ville lance des ballons libres chargés de proclamations aux départements, plagiats des procédés des sociétés protestantes qui distribuent des bibles en toutes langues en pays non chrétiens et qui laissent au St Esprit la charge d’opérer lui-même des conversions.
Mr Thiers a annoncé à l’Assemblée la signature de la paix pendant que la Commune déménageait à Paris le mobilier de son hôtel. Il a eu d’ailleurs à tenir tête à dix membres trop ardents de la droite qui avaient pris pour organe Mr Mortimer Ternaux et a cru devoir réclamer un vote de confiance. L’unanimité moins 9 voix a répondu à cet appel. Je ne m’arrête aux clauses supposées du traité ; nous les connaîtrons sous peu dans toutes leurs vérités. 5 journaux de plus sont supprimés (le Moniteur en est), il n’en restera bientôt plus que d’une couleur. Pas d’évènement militaire à sensation.
J’achève deux livres : « le Voyage de Christopher Hansteen Sibérie » et « la Misère pendant le Front » de Mr Feuillet. Monsieur Hansteen, astrologue norvégien, avait pour objet en visitant l’extrême Nord de l’Asie des observations sur le Magnétisme terrestre, des études propres à fixer la quatrième point de l’X, celui que je marque d’une croix, les trois autres points magnétiques étant connus (Base de Baffin, Terre de Feu, Nouvelle Zélande). Le volume que je viens de lire n’est en aucune façon l’exposé scientifique de ses travaux. C’est le récit de son voyage et le journal de ses impressions de touriste. Ayant pénétré jusqu’à Turukhansk sous le cercle polaire arctique, il a vu les sauvages nomades, Ortiaques, Languzes, Samoyèdes, Sakutes qui paient leur impôt en fourrures. Dans les parties plus tempérées du pays, il a trouvé, outre des fonctionnaires et des exilés, des Allemands et des étrangers d’autres nations. A Tobolik, à Torns, à Irkoutzk, à Iénireisk, il a été admis dans les salons, à de bonnes tables, il a bu des vins de France, il a vu des pianos, il a entendu des virtuoses amateurs de quelque talent. Il a reconnu des mœurs hospitalières. Un exilé du nom de Murawiew, compromis dans l’échauffourée de 1825 et plus ménagé que d’autres lui a fait grand accueil. Il a su depuis qu’il était rappelé. Le Gouverneur D’Archangel-Hautin voyageait de 1828 à 1830. Une dame qu’il avait connue lui prêta l’Ermite de la Chaussée d’Autun qu’il lut sous le 66ème degré de Latitude Nord.
Mr Fullet, mon confrère comme successeur de Mr Beaume, a voulu montrer le côté tragique de la Fronde, l’effroyable misère d’un pays parcouru en tous sens par les armées de l’Espagne, des Princes, du roi, livrées aux excès d’un soldatesque sans frein parce qu’on ne la payait pas, et pour qui l’incendie, le pillage, le dégât des moissons, le meurtre, le viol étaient des jeux.
Les registres de paroisses chargés d’actes mortuaires, la diminution des naissances, l’abandon du mariage, les tableaux de souffrances des gens de campagne, nobles, prêtres ou vilains, la désolation des villes, grandes ou petites, attestées par les registres municipaux contrastent avec l’idée que les mémoires du temps nous donnent de cette guerre civile qu’on croirait une mascarade. Saint Vincent de Paul apparait au milieu de ces horreurs comme un ministre spontané de l’assistance publique, et la voix grave de la Mère Angélique Arnauld de Port Royal nous donne le ton de cette triste époque d’avortement. Ecrivant à la reine de Pologne, Marie de Gonzague, elle dit après avoir tracé le tableau des abominations courantes : « la Cour et les Tuileries sont aussi fréquentées que ci-devant, les collations et tout le reste des superfluités vont à l’ordinaire, sans que l’image des calamités dont les rues sont pleines, les meurtres si ordinaires et la cherté de toutes choses puissent toucher les cœurs et faire appréhender la colère de Dieu… On va encore à l’Hôtel de Bourgogne et à la Comédie. » Mr Fullet a peut-être sans le vouloir, cédé à la tentation de montrer l’ancien régime sous un mauvais jour. Des évènements récents prouvent que notre temps ne vaut guère mieux, il nous manque seulement un Saint Vincent de Paul.
J’ai lu le texte du tract de Francfort et j’ai pu m’assurer que l’usurpation communale a notablement aggravé les conditions de paix. Nous avons il st vrai trois mois pour acquitter la 2ème moitié de l’indemnité mais la Prusse considère les évènements actuels comme l’autorisant à prendre des suretés et l’occupation d’une parte considérable de notre territoire se trouve prolongée jusqu’à la fin de cette année et jusqu’à paiement du 3ème demi milliard. Mr Pouyer Quertier a obtenu 325 millions pour le rachat des tronçons du Chemin de Fer de l’Est compris dans les parties aliénées de la Lorraine et de l’Alsace. Il se félicite d’avoir annulé un traité de commerce existant avant la guerre et réservé seulement à nos voisins allemands. Le traitement fait aura autres nations. Je n’ai pas qualité pour décider ce que cela vaut.
Ici, l’armée avance son œuvre, elle touche l’enceinte sur plusieurs points et fait éprouver des pertes énormes aux bataillons révolutionnaires. Reste à savoir ce que sera la guerre des rues.
Une lettre de Mr le Comte de Chambord insérée dans l’Univers (au Mans), posant son droit, affirmant que la maison royale toute entière est avec lui, me parait intempestive. Md de Belleng m’écrit de Brighton que la fusion est faite et que l’Assemblée attend la soumission de Paris pour agir dans le sens monarchique en renversant Mr Thiers. Il y a là une énormité. A mon sens, la République honnête est seule possible en ce moment et une restauration n’a de chance que si cette République se montre impuissante à assurer le règne des lois ; le doute est encore permis sur les nouvelles qui viennent d’Angleterre.
Vanves est positivement occupé par l’armée et on prétend qu’elle pourrait aussi rentrer dans Montrouge. Le Comité de Salut Publique n’imagine rien de mieux devant ces revers que d’exiger de tous les citoyens présents à Paris des cartes d’identité et d’autoriser chaque garde national à se les faire montrer. Il se donne en outre la récréation de supprimer cinq journaux parmi les quels figure le Siècle. Enfin il fait abattre en cérémonie la colonne Vendôme. Cet exploit annoncé pour hier a du être remis. On n’était pas prêt et de nombreux et stupides spectateurs sont partis désappointés après trois heures d’attente.
J’ai des lettres de Paul, de Md de Montbreton, de Md Roland Gosselin. Le jeune malade de Busagny va mieux. Je l’avais appris chez le Dct Lubanellas avant de recevoir le billet de sa tante. Je ferai aujourd’hui mes adieux à Md Castel et à la Baronne Anselme, qui à travers le siège, l’entrée des Prussiens et la guerre de la Commune, sont venues aux 24 leçons des 7 cours sans en manquer une seule. Ce sera un souvenir pour elles, pour leurs filles et pour moi.
La colonne Vendôme est tombée hier et une foule compacte amassée aux alentours depuis plusieurs journées a vu cette immolation vandale d’un monument de nos gloires épargnée en 1814 et en 1815 par les Autrichiens et par les Russes, chantée par Béranger et par Victor Hugo qui certes ne semblent aujourd’hui ni monarchistes ni réactionnaires. Mr de Bismarck et les Allemands ont droit de rire de nous. Si mon sentiment était de quelque poids, on ne relèverait jamais cette colonne ; un massif de pierres en remplacerait la base ; sur une des faces on graverait l’ancienne inscription triomphale ; sur une autre le décret de la commune avec le nom des signataires ; sur la 3ème le discours du citoyen Miot et sur la 4ème le nom de Mr Courbet. La Vérité de ce matin ne donne aucune nouvelle du dehors. Mais elle publie une déclaration de 21 membres de la Commune qui renoncent à assister aux séances de l’Hôtel de Ville.
Hier, un peu après 9h ½ du soir, une épouvantable explosion amis Paris en émoi. J’ai su bientôt que la cartoucherie de l’avenue Rapp avait sauté. Le Comité de Salut Public voit là un crime de Versailles et affiche que quatre coupables sont arrêtés ; on pourrait lui dire que jusqu’à jugement rendu il n’y a que des prévenus, mais le bon sens public fait justice de ses allégations. Des gens fort humbles du quartier viennent de me raconter qu’un artilleur communal en état d’ivresse avait frotté une allumette chimique sur un baril de poudre après avoir bourré sa pipe et c’est plus vraisemblable. On ne sait rien de dehors sinon que l’Assemblée a voté des prières pour obtenir du ciel la fin de nos misères et qu’elle a décrété à l’unanimité l’urgence et sans discussion la reconstruction aux frais de l’Etat de l’hôtel de Mr Thiers. Les journaux se suppriment maintenant sans insertion de décret à l’Officiel de Paris ; un commissaire va signifier les choses au bureau de la feuille prescrite et tout est dit. Un placard annonce qu’il y a prime de mort pour tout homme de 19 à 40 ans qui ne se rend pas au casernement de son bataillon.
Les confessions de Md de La Vallière pénitente, tel est le titre d’un livre publié par Mr Romain Cornut en 1854 et que je viens seulement d’étudier. L’éditeur a réuni dans un volume : 1° les réflexions sur la miséricorde de Dieu écrites par la nouvelle et touchante Madeleine pendant l’année qui précéda son entrée en religion. 2° les corrections que Bossuet fit à ce journal de cœur et qui se sont retrouvés, de sa main, sur un exemplaire imprimé, 5ème édition, à la Bibliothèque du Louvre. 3° Quelques lettres au Maréchal de Bellefonds, pieux ami, sorte de directeur laïque dont la tante, Prieuse au Carmel de Paris, reçut au port de la Thébaïde la naufragée de la cour. Il a accompagné tout cela d’un commentaire utile, attachant parfois, sérieux toujours.
On ne quitte pas cette lecture sans reconnaître qu’on a été ému. On sent à chaque instant ce mélange de langueur et force, de tendresse mal éteinte et de remords sincères qui font le caractère de Md de La Vallière, dit Mr Cornut, au milieu d’une cour dont elle était devenue presque la risée après en avoir été l’idole, soumise au despotisme mortifiant d’une rivale hautaine, quoi d’étonnant qu’on sente parfois trembler sa parole et que les noms d’ennemis de ses bourreaux lui échappent. Mais le plus souvent elle est douce parce qu’elle est humble, et l’on comprend, lorsqu’on l’a lue, que Bossuet, dans le Discours prononcé à sa profession, est laissé deviner sa sympathie. Il s’y met personnellement en scène, ce qu’il n’a fait que dans deux autres occasions (l’Oraison funèbre de Madame et celle du Grand Condé) : « Il n’y a plus rien ici de l’ancienne forme, dit-il ; tout est changé au dehors, ce qui se fait au-dedans est encore plus nouveau ; et moi pour célébrer ces nouveautés saintes, je romps un silence de tant d’années. Je fais entendre une voix que les chaises ne connaissent plus. » Dans ses corrections l’illustre orateur ôte tout ce qui lui paraît alambiqué ; il élague les broussailles ; il fait la guerre au style précieux, à la minaudière des sentiments, et on ne se lasse pas d’admirer néanmoins la touche délicate de ce travail aussi bien que le sérieux de la langue : la rondeur, la vérité, la pureté étaient en lui au plus haut degré et on le sent. J’ai beaucoup appris en étudiant ces corrections et je voudrais que mes élèves en profitassent l’hiver prochain si j’en ai encore et si elles me soumettent leurs compositions et leurs analyses.
Dix journaux ont encore été supprimés hier et ceux qui subsistent se croient tenus pour vivre à une telle prudence qu’ils ne disent plus rien ; nous ne savons donc ce qu’il faut craindre ou espérer et certains esprits se laissent abattre. Toutefois il faut dire que les personnes qui sortent à Paris paraissent assurer du triomphe des lois et accusent l’impatience des gens pressés. En attendant on a envahi fermé l’église des Petits Pères et celle de la Madeleine et je ne sais où j’aurai une messe demain. La Commune parait décider à faire fusiller trois otages parce qu’un lieutenant de la garde nationale prétend avoir vu les Versaillais passer par les armes une cantinière ou une infirmière fédérée. On nomme comme plus particulièrement menacé l’archevêque, l’abbé Deguerry, l’abbé Crozes. On a besoin de se tâter pour se croire bien éveillés quand on assiste à de pareils spectacles en l’an de grâce 1870.
Nous avons eu hier des lettres de Paul, de Marie, de Valentine Muller (pour ma femme), de Md de Belling, de Md de Montbreton, de Md Pyrent (pour moi). Md de Montbreton parait rassurée sur son petit-fils et sur son neveu et pense à retourner dans ses bois de Lorey ; Md Pyrent parle d’une course en Bresse chez sa fille de Boissieu.
Depuis dimanche soir, les troupes de Versailles sont entrées dans Paris et voici vingt heures qu’on se bat rue de Suresnes sans résultat appréciable. Nous sommes enfermés chez nous, privés de toute communication avec le dehors, sachant tout juste ce que les concierges de Mr de Grandmaison apprennent des Fédérés qui ont fait de notre cour une sorte de réserve. Ni un journal, ni une lettre, ni une visite et le bruit incessant de la fusillade, de la canonnade, des tambours et des tocsins. Nous ne nous sommes pas déshabillés et nous avons à peine mangé.
Mardi, un peu après midi, la troupe de ligne a enlevé de vive force notre cour aux insurgés et j’ai pu voir de ma fenêtre toutes les manœuvres à l’aide desquelles on a délogé les tirailleurs fédérés embusqués dans les maisons voisines. Cela fait, on a pu prendre les barricades de la rue de Suresnes et de la rue d’Anjou et ce succès a rendu facile la conquête du formidable ouvrage élevé à l’entrée de la rue Royale. Les ingénieurs révolutionnaires avaient compté sur une attaque par les Champs Elysées et les embrasures de leur artillerie étaient disposées en conséquence. On est venu par la Madeleine et tout a cédé à l’entrain des soldats. Pendant quatorze heures j’ai pu causer avec des militaires de tout grade et je les ai trouvés unanimes à reconnaître qu’ils avaient été admirablement commandés.
Aux bruits des armes ont bientôt succédé les émotions d’un incendie. Avant de lâcher prise, les véreux avaient enduit de pétrole une maison. Il a fallu organiser un sauvetage à 2 heures du matin, j’ai obtenu du Gl Gamby une escorte pour aller chercher les pompes, et j’en ai ramené une, propriété de Mr D’Ichtal, pendant que d’autres habitants du quartier en faisaient venir deux. Je me suis mis à pomper de mon mieux puis j’ai fait la chaine. Mais tout ce travail a eu pour unique résultat d’empêcher le feu de s’étendre aux immeubles voisins de celui qui était attaqué et dont il ne restera rien.
J’ose à peine arrêter ma pensée sur les actes de sauvage vandalisme qu’avaient occasionnés et qu’ont accomplis nos modernes Erostrate. Les Tuileries, l’Hôtel de Ville, le Palais du quai d’Orsay, notre cher Arsenal sont, parait-il, réduits en cendres. Notre Dame et la Sainte Chapelle étaient condamnées ; le temps a manqué ou les engins incendiaires étaient mal préparés, toujours est-il que ces deux merveilles nous restent. J’ai parcouru plusieurs quartiers pour savoir ce qu’était devenu les amis restés à Paris et ce que les absents pouvaient croire perdu. L’Hôtel du Duc de Mouchy, celui de Md Pyrent (place Vendôme), la maison de ma belle-mère sont intactes.
J’ai eu les visites de Mr Tilly, de Le Maout, de P. de l’Epernay, de Md Turdel. Personne ne sait encore quel a été le sort de l’Archevêque de Paris et de Mr Deguerry. Lundi, à la nouvelle de l’entrée des troupes Versaillaises, on les a extrait de Mazae pour les conduire à la Roquette où les Fédérés tenaient encore hier soir. J’ai les plus sérieuses inquiétudes pour notre Curé.
En circulant dans les rues et sur les Boulevards, j’étais scandalisé de voir d’honnêtes gens attablés devant les cafés, prenant grog ou absinthe comme en temps ordinaire pour deviser avec d’autres habitués sur les faits accomplis, débitant des inepties, colportant des nouvelles ridicules pendant que le canon tonnait encore et que la ville était sillonnée de convois de blessés et de prisonniers, pendant que certaines exécutions sommaires se faisaient sur place. Je comprends le besoin de boire et de manger, la soif et la faim ont leurs droits en toute circonstance ; mais je n’admets pas la reprise immédiate de la vie de taverne quand le quartier où l’on s’y livre est encore encombré des engins de la guerre civile et taché du sang des combattants. Notre pauvre pays est bien malade, le sens moral s’y oblitère après le sentiment religieux. Il ne connait plus le respect, cette grande et essentielle condition de toute vie sociale ; il semble bien démontrer maintenant qu’il y a folie à se repaître de ces grandes chimères de civilisation, de progrès, de règne de la science, à aucune époque barbare on a vu une troupe de bandits mettre la main sur une citée de deux millions d’âme, la tenir asservie pendant 9 semaines, réduire au silence tous ceux qui ne hurlèrent pas avec elle, forcer les églises, enlever les prêtres et les magistrats attardés pour en faire des otages, exercer la presse des gardes nationaux, maison par maison, enrôler de force jusqu’à des adversaires politiques pour les envoyer au feu et finir par le meurtre et l’incendie sur une échelle qui passe toutes les prévisions des calamités. Paris vient de subir tout cela et il n’y a pas lieu de s’en glorifier.
La lutte est finie ; l’insurrection est morte. Il avait inauguré son règne par l’assassinat du Général Lecomte et du Général Clément Thomas, il l’a achevé par le meurtre de ceux dont elle avait fait des otages. L’archevêque de Paris, l’abbé Deguerry, le R.P. Olivaint, le R.P. de Banguy, les Dominicains de l’école des Carmes, le Président … et bien d’autres ont été fusillés les 24 et 26. J’ai souvent parlé dans ce journal de mes bonnes relations avec l’abbé Deguerry, mon curé. En dehors même des rapports qui naissent de ma qualité de paroissien de la Madeleine, je le rencontrais chez Md de Grancey, chez Md Dupare, chez le Baron Malouet. Je me suis même confessé à lui. Toujours je le trouvais bienveillant, il avait eu un réel talent de prédicateur. L’âge, l’abandon des études, suite très naturelle et très légitime d’une administration qui suffisait à absorber un homme tout entier, avaient diminué sa personnalité oratoire et pourtant il avait encore de beaux moments. Dans l’intimité il était plein d’esprit et de bonne grâce avec une certaine rudesse de forme. C’était un digne prêtre d’une charité inépuisable et ingénieuse à trouver les ressources.
Le R.P. Olivaint était un religieux de la plus haute valeur. Je l’avais comme Maître de Conférence à l’Ecole Nationale avant son entrée dans la Compagnie de Jésus. Je l’ai retrouvé à Vaugirard lorsque j’y ai mis mon fils ; et c’est sous sa direction, d’abord comme Préfet des Etudes ensuite comme Directeur que Paul a fait toutes ses classes. Beaucoup d’autorité dans le caractère, une austérité dont toute sa personne portait l’empreinte, un savoir aussi étendu que profond, une fidélité de parole exceptionnelle, voilà ce que j’ai vu dans le Père Olivaint. Les deux martyrs de la Commune agonisante ne sont pas à plaindre ; ils savaient la fragilité des choses d’ici bas et avaient leur trésor plus haut ; ils jouissent maintenant dans le sein de Dieu d’un bonheur qu’ils ont acheté par une vie aussi utile que pieuse, par une mort aussi sainte que tragique. Mais ceux qui restent peuvent-ils se consoler de les perdre ainsi, de n’avoir plus leurs exemples et leurs conseils pour achever le triste pèlerinage sur la terre ? Je me sens profondément troublé et je sais nombre de gens qui ne seront pas moins émus que moi de cette catastrophe.
Je suis allé au Cercle Agricole aujourd’hui et j’ai pu constater les ravages produits par les obus ; les salons de ce grand club ont peu soufferts ; mais les appartements de Mr de Forestier et de Mr de Vernaux, situés au second étage, sont dans un état indescriptible. En visitant le dernier, j’ai pu m’assurer que la politique n’occupait pas seule les Fédérés. Tous les meubles de Mr Vernaux ont été forcés, et ce qu’ils renfermaient d’or, de bijoux, de vêtements, de linge a disparu. Mr Chevalier qui va sans cesse chez son voisin et qui connait ses habitudes est convaincu qu’il y na eu là pour les héros de la pince et croc un joli butin, voilà des gens complets.
J’ai vu passer ce matin trois convois de prisonniers, environ 800 hommes avec des femmes et des enfants. Presque tous étaient en blouses ou en habit civil. Ils avaient sans doute quitté l’uniforme pour le dernier combat afin de se ménager des chances d’évasion ; ils étaient d’ailleurs escortés par de faibles détachements de troupes, mais si abattus, si mal vus par la population qu’ils ne paraissaient pas devoir essayer de débander ; ils savaient qu’on tire sans pitié sur ceux qui ne restent pas docilement dans le rang, tous marchaient tête nue.
J’ai pénétré rue Royale, la maison n°13, propriété de la famille Dupare, est entière et Md Feuillant qui habite le 2ème étage est restée chez elle pendant toute la durée de la lutte ; elle y est encore. Le n° 21 (à Mr de Larayon) n’a pas souffert non plus et rien n’a été détruit dans l’appartement de Md de Belling.
Au nombre des otages se trouvait Mr l’abbé Bécourt, curé de N.D. de Bonne Nouvelle que j’ai connu à Dugny en 1848, que j’ai vu depuis vicaire à St Philippe du Roule et curé de Puteaux. Les journaux l’avaient dit sauvé. Le Figaro de ce matin m’a donné des craintes et elles étaient malheureusement fondées. Je n’ai pu entrer dans son église où il n’y a pas eu moyen de remettre un ordre à peu près décent. Mais je l’ai vu exposé chez lui, 12 rue de la Lune, et jamais cadavre ne m’a paru plus affligeant à regarder ; le haut de la tête est noirci, la barbe qui a poussé en prison et la teinte livide de la peau rendent le visage presque méconnaissable. L’abbé Auzeur, ancien curé de St Philippe, veillait. Je me suis agenouillé et j’ai prié pour cette victime d’une guerre impie. L’abbé Bécourt avait toujours été affectueux pour nous. C’était un homme intelligent et instruit, caressant parfois le paradoxe, n’ayant pas les idées de tout le monde, charitable et toujours près à rendre service. Sa vieille gouvernante Virginie m’a dit qu’il était sorti de la Roquette et qu’à peine dehors il avait été tué par un enfant de 15 ans ; il n’a pas souffert, il a été comme foudroyé.
Nous avons une lettre de Paul, une de Md de la Filodie en réponse à celle que j’avais adressé à sa mère après notre délivrance ; il m’en est arrivé une du mois d’Avril de Md Laffon pour m’annoncer le mariage de sa fille et une de Md de Belling du 20 Mai. Je dirais de celle-ci qu’elle a perdu tout à propos si elle en contient des témoignages d’une amicale sollicitude que je suis toujours heureux de recevoir. Mds Forest, de Belling et Mr Chevalier sont venus prendre de mes nouvelles.
J’ai couru aujourd’hui pour me rendre compte de l’état où la bataille et l’incendie ont mis une partie de notre ville. Par la rue de la Fayette, je suis allé chez Mr de Courvoisier qui n’a pu encore revenir de St Denis et ce long trajet ne m’a montré aucun dégât sérieux. Le boulevard Magenta que j’ai suivi jusqu’à St Laurent est plus éprouvé ; celui de Sébastopol est intact jusqu’au boulevard St Denis ; mais à la Porte St Martin on a le spectacle de la plus affreuse désolation. Si l’Arc de Louis 14 n’a rien perdu d’essentiel, le restaurant d’officers et le théâtre voisin sont anéantis. La rue St Martin que j’ai parcourue dans toute sa longueur a gardé son aspect ordinaire ; le Conservatoire des Arts et Métiers, l’église de St Nicolas des Champs où j’ai fait une prière, celle de St Merry sont en excellent état. De la Tour St Jacques à la place de Grève, un côté de la rue de Rivoli est perdu ; mais rien ne peut donner idée des ruines de l’Hôtel de Ville et de ses annexes. La Ste Chapelle a été sauvée comme notre Dame. Le Palais de Justice est à reconstruire en grande partie. La Monnaie et l’Institut subsistent. Je n’ai vu le Louvre et les ruines des Tuileries que de la rive gauche de la Seine et j’ai achevé cette triste exploration en passant le long des quais devant les squelettes de l’ancien Hôtel de Bellick, du Palais du Conseil d’Etat et de celui de la Légion d’Honneur (ancien hôtel de salon). Des propriétés particulières situées rue de Lette à proximité de ces monuments sont très atteintes. Les Débâcles qui viennent de reparaître donnent une lettre insensée de Victor Hugo, lettre qui amènera probablement son expatrions du territoire belge et qui lui vaut déjà de vertes admonitions de l’Indépendance et du Moniteur ; l’orgueil est la maladie de cet homme et il devient maniaque.
Lettres de Marie, de Md de Montbreton, de Md de Belling, de Md Moitessier ; la dernière, 4 pages pleines, est excellent de cœur et de style. Ma vieille amie est établie à Nonant le Père (Orne) où sa dernière fille exerce les hautes fonctions de receveur de la Poste. Tècle n’est pas encore pourvue de l’inspection des salles d’asile qu’on lui a promise.
Je viens d’achever le théâtre d’Alexandre Dumas fils, et après avoir examiné ses romans, j’écrirai ce qui me restera de cette étude, non pour mes élèves à qui la matière ne convient pas, mais pour moi-même ; et, à l’occasion, pour une conférence d’hommes, Mr Dumas fils a été au collège avec mon frère. Je l’ai vu une fois chez Auguste quand il avait quinze ans et je l’ai retrouvé homme chez Bixis le jour où son père le présentait. C’est un écrivain d’C’est un écrivain d’une incontestable valeur et les préfaces qu’il a données dans l’édition de ses œuvres dramatiques le prouvent peut-être encore plus clairement que ses comédies ; mais il a concentré ses études et ses observations sur un monde interlope, véreux, taré, où l’on sent la honte de l’infamie et où la morale semble se fourvoyer quand elle y pénètre, même avec les meilleures intentions. Il n’est pas impossible que je voie de plus près l’auteur du Demi-mont dans une maison où il va beaucoup et où je suis retourné pendant le siège après un long refroidissement. Je ne laisserai pas échapper, si elle se présente, l’occasion de le connaître et de l’écouter après l’avoir lu attentivement comme je viens de le faire.
J’ai lu depuis la dernière note le roman de la Dame aux camélias.
Lettres de Md Pyrent, du baron Malouet, de Gabrielle d’Honnennethon, de Md de Montbreton, de la baronne Anselme, de Ferdinand Denis, de Md Deniraux, et de Md de Bellègne. Aujourd’hui visites à Md Moitessier qui est à Paris pour un mois. J’ai trouvé chez elle, Mr Dufeuille, l’un des rédacteurs du journal des Débats. C’est un homme de 28 ans qui a déjà été professeur dans l’Université, Précepteur des enfants du Duc de Broglie et de ceux de Mr Buffet, et secrétaire particulier de celui-ci au Ministère des Finances avant d’entrer dans l’officine politique des Bertins, il n’a pas perdu son temps et l’on peit dire que si nous confions la direction des affaires à des vieillards, nous donnons celle de nos enfants et de l’opinion à de bien jeunes mentors. Mr Dufeuille dont le lycée avait fait un Républicain est bien près de s’avouer légitimiste ; il garde rancune à ses professeurs de l’avoir repu de mensonges et de théories fausses démontées par leurs actes dès qu’ils ont pu échanger leurs toques de pédants contre des portefeuilles de Ministres. Il a souvent travaillé sans ménagement les hommes du 4 Septembre et n’a traité avec quelque pitié que Jules Favre, fourvoyé par l’irrégularité de sa vie hors du monde qui aurait pu avoir une bonne influence sur lui, jeté dans le sophisme et la phrase par sa profession d’avocat, victime enfin de la plus lâche trahison de la part d’un avoué, ancien ami brouillé pour des questions d’intérêt qui a livré à Mr Millière le dossier scandaleux connu de toute la France (la reproduction de Mr Rochefort sur le procédé de l’Avoué, de Mr Millière et du journal qui a prêté ses colonnes est une des curiosités de l’affaire). Quant à Mr Thiers, Mr Dufeuille le trouve un peu despote, arriéré sur plusieurs points (la loi militaire, le système protecteurs, les Sous Préfets), livré d’ailleurs à l’influence de Mr Millet, le plus septique de tous les hommes quoique le plus fidèle des camarades. J’ai passé une heure agréable avec ce jeune publiciste qui parait avoir de l’avenir.
On rentre à Paris ; hier j’ai eu la visite de Md de Belleyme. Le matin, Paul est arrivé. Après dix mois, j’ai revu Md Lebreton qui a déjeuné à ma modeste table avec Edouard Muller. Un peu après midi est arrivé Mr Malouet et enfin je quitte à l’instant Henri Maudish et sa femme. Cela fait bien des joies après de si longues souffrances. Je puis dire d’ailleurs qua ma journée a été fort remplie car j’ai donné trois leçons et j’ai passé une heure chez Md Moitessier en compagnie de Mr Estancelin.
Ce fut une heure de politique brulante. Mr Estancelin est, comme chacun sait, un des Orléanistes des plus et des plus actifs. Il a parlé de l’univers des deux branches de la maison de Bourbon comme d’une chose nécessaire et presque faite, du Duc d’Aumale et du Ct de Paris comme de Princes éminents à tous les titres, de l’opportunité d’une monarchie prochaine comme d’une chose inéluctable. A une objection fondée sur l’utilité de laisser la République liquider la situation, il a répondu avec beaucoup d’esprit qu’il fallait qu’un Gouvernement sérieux fît son lit lui-même et sauvât son pays quand il y avait lieu avant de l’administrer paisiblement. Je l’attendais là et je lui ai demandé comment les traités de 1814 et 1815 avaient pu devenir un grief contre la Restauration qui n’avait pas à se reprocher de les avoir rendus nécessaires, et qui en avait adouci les conditions ; et il m’a avoué de bonne grâce qu’il y avait là une grande injustice du parti libéral. En veine de sincérité, il est convenu de bien autre chose. Il m’a appris que, lisant au Corps Législatif le testament de Mr le Duc d’Orléans, il avait pris sur lui de retrancher un mot malheureux, démodé comme les manches à gigot et qui eut détruit l’effet du reste. Ce mot, le voici : « le Prince disait que l’avenir pouvait faire de son fils le continuateur d’une œuvre difficile ou le rejeter dans l’ombre, mais qu’il serait toujours un serviteur fidèle de la France et de la révolution. Nous saurons après-demain quel parti a pris l’assemblée de Versailles sur le mandat donné par trois départements à Mr le Duc d’Aumale et à Mr le Prince de Joinville, et s’ils sont admis comme députés, nous saurons vite et leur attitude et ce qu’ils veulent réellement et ce à quoi ils tendent.
On rentre à Paris ; hier j’ai eu la visite de Md de Belleyme. Le matin, Paul est arrivé. Après dix mois, j’ai revu Md Lebreton qui a déjeuné à ma modeste table avec Edouard Muller. Un peu après midi est arrivé Mr Malouet et enfin je quitte à l’instant Henri Maudish et sa femme. Cela fait bien des joies après de si longues souffrances. Je puis dire d’ailleurs qua ma journée a été fort remplie car j’ai donné trois leçons et j’ai passé une heure chez Md Moitessier en compagnie de Mr Estancelin.
Ce fut une heure de politique brulante. Mr Estancelin est, comme chacun sait, un des Orléanistes des plus et des plus actifs. Il a parlé de l’univers des deux branches de la maison de Bourbon comme d’une chose nécessaire et presque faite, du Duc d’Aumale et du Ct de Paris comme de Princes éminents à tous les titres, de l’opportunité d’une monarchie prochaine comme d’une chose inéluctable. A une objection fondée sur l’utilité de laisser la République liquider la situation, il a répondu avec beaucoup d’esprit qu’il fallait qu’un Gouvernement sérieux fît son lit lui-même et sauvât son pays quand il y avait lieu avant de l’administrer paisiblement. Je l’attendais là et je lui ai demandé comment les traités de 1814 et 1815 avaient pu devenir un grief contre la Restauration qui n’avait pas à se reprocher de les avoir rendus nécessaires, et qui en avait adouci les conditions ; et il m’a avoué de bonne grâce qu’il y avait là une grande injustice du parti libéral. En veine de sincérité8 Juin
J’ai toujours éprouvé et souvent exprimé de l’éloignement pour les fonctions publiques. La source de mes répugnances est dans un caractère peu flexible, dans une échine assez raide, dans une horreur de la palinodie qui m’aurait fait briser ma carrière plutôt que de conserver une place au prix de quelques capitulations de conscience. J’ai vu des gens moins absolus que moi n’aligner contre les emplois que les craintes des coups d’autorité qui les font perdre et qui mettent à pied les favoris d’un régime tombé. Les ordonnances insérées hier au journal officiel devraient rassurer ces trembleurs et leur prouver qu’avoir eu une place est un titre à peu près infaillible à en obtenir un autre quand on est devenu impossible pout la première. Mr Picaud était fort attaqué au Ministère de l’Intérieur qu’il s’était adjugé le 4 Septembre 1870 ; il devient Gouverneur de la Banque de France sans connaître quoique ce soit des grandes opérations qu’il va être chargé de diriger. Il y remplace Mr Rouland, et la compensation accordée à celui-ci donne lieu aux observations suivantes du journal des Débats, dont il se consolera probablement, mais dont il ne se relèvera pas : « Ce qui peut étonner, ce n’est pas de voir la Banque de France privée des soins de Mr Rouland, mais c’est de le voir lui-même se résigner à servir un gouvernement élevé sur les ruines de l’empire, et qui par conséquent ne doit pas avoir ses sympathies. Nous aurions cru que Mr Rouland se serait fait un devoir de suivre dans la retraite les serviteurs les plus marquants de cet empire qu’il avait chanté sur tous les tons. Nous ne dirons pas : autre temps, autre chanson, nous dirons seulement que Mr Rouland a vu les choses de haut, et qu’il a compris que dans les moments de crise tous les bons citoyens se doivent à leur pays. Il nous permettra donc de nous associer au chagrin qu’il a du éprouver lorsqu’il s’est vu forcé d’accepter la succession de Mr de Casabianca .Le patriotisme impose parfois de ces sacrifices que la conscience publique sait toujours reconnaitre pour leur rendre pleine et entière justice. »
J’ai revu hier à 1h30 Md Saunier et le soir Md Pyrent venue ici sans ses enfants pour les affaires qui suivent la mort de sa mère. Je suis heureux de lui dire de vive voix combien je demeure reconnaissant de ce qu’elle a fait pour me donner pendant le siège des nouvelles de mes enfants et je suis sur que je serai toujours en reste avec elle ; mais si je ne puis m’acquitter, je sais vivement ce que je dois.
Mr Soschler, fils du célèbre pianiste et beau-frère de mon ami Hoche est ici en curieux et est venu prendre de nos nouvelles. On n’est pas plus spirituel dans le paradoxe, plus heureux à trouver de jolis mots sans avoir l’air de les chercher, plus naïf d’apparence en énonçant des énormités. Fils d’un Allemand, élevé à Londres puis en Italie, ayant fait ses études de peintre à Anvers et à Paris, il exerce son art en Angleterre ; du côté ed al nationalité il est exempt de préjugés et fait volontiers litière du patriotisme. Il regarde son beau-frère et moi, m’a-t-il dit drôlement, comme responsable de la dernière guerre et des malheurs qu’elle a entraînés, et cela parce que nous enseignons la géographie et l’histoire. Le développement de cette thèse me mènerait trop loin mais il a été des plus gais ce matin.
Pauline Gouré, Henri Standish, Md Serre, Mr Chapelier, Md Pyrent, Md de Thomassin sont venus à la maison et je vois ce soir Md de Belling qui arrive à 6 heures.
Il est convenu de bien autre chose. Il m’a appris que, lisant au Corps Législatif le testament de Mr le Duc d’Orléans, il avait pris sur lui de retrancher un mot malheureux, démodé comme les manches à gigot et qui eut détruit l’effet du reste. Ce mot, le voici : « le Prince disait que l’avenir pouvait faire de son fils le continuateur d’une œuvre difficile ou le rejeter dans l’ombre, mais qu’il serait toujours un serviteur fidèle de la France et de la révolution. Nous saurons après-demain quel parti a pris l’assemblée de Versailles sur le mandat donné par trois départements à Mr le Duc d’Aumale et à Mr le Prince de Joinville, et s’ils sont admis comme députés, nous saurons vite et leur attitude et ce qu’ils veulent réellement et ce à quoi ils tendent.
L’Assemblée et Mr Thiers viennent de rouvrir la France aux Princes bannis et il s’est trouvé 484 voix pour cette décision contre 103 ; il a été dit au cours de la discussion que Mr le Duc d’Aumale et Mr le Prince de Joinville, dans leur désir de ne compromettre en rien la tranquillité publique, s’abstiendraient d’occuper leurs sièges de députés. D’autre part, Mr Thiers a déclaré hautement qu’il permettrait, sous sa responsabilité, toutes les mesures qu’il lui semblerait nécessaire aux membres de l’ordre, et dont il rendrait compte immédiatement à la représentation nationale souveraine. Voilà ce que tout le monde sait, voit et entend. Mais les bruits de la coulisse politique, les conversations des hommes de partis, leur attitude révèlent une intrigue sous un jour patient. Les légitimistes sont affligés ou irrités comme des gens qu’on a dupés. Les Orléanistes sont radieux comme des gens qui tiennent la corde, et ils ne parlent plus du tout de fusion.
Je dînais hier chez Md Moitissier. Le bon Mr Leclerc, ancien chef de cabinet de Mr Duchatel, gardait une contenance réservée. Le Marquis de Ponton Pontiac (vrai portrait d’Henri 4) semblait triste. Mr Dufeuille, en sa qualité de jeune homme, disait franchement les choses au sens du journal des Débats, ce qui me dispense d’explications. Mr Thiers se souvient-il de son ancien rôle, des petites infamies qui lui paraissaient creuser un fossé infranchissable entre lui et le fils de Md la Duchesse de Berry ? Veut-il fêter sa Présidence et Gouverner en premier le plus longtemps possible ? Est-il d’accord avec la branche cadette sans le dire à la branche aînée de la maison de Bourbon ? Croit-il la France bleue quand d’autres la voudraient blanche ou rouge ? Je ne suis pas assez habile pour pénétrer ces mystères et j’attendrai, sans grandes illusions, que la lumière se fasse.
Hier, le service de notre pauvre curé nous a rappelé de façon poignante les réalités de la guerre civile ; l’église était pleine. Mgr Allouvry et l’évêque du Jura, ces ecclésiastiques de toutes les paroisses, des Capucins prenaient part à la cérémonie. Un bataillon ce chasseurs à pied occupait le milieu de la nef et a gardé une excellente tenue. Quelques-uns des assistants, des femmes même, je regrette de le dire, ont manqué aux convenances en montant sur leur chaise au moment de l’absoute, pour voir comme à un spectacle.
On continue de rentrer et je puis nommer parmi les personnes qui sont venues me voir Mr de Joli, Ramy, Md de Cremenoy, Alexandre, Md Duclos, Tardieu, Md Justin Ouvrié pour ses filles, Md Grassart. J’étais invité à passer la soirée avec Md ce Courval et Md de Chaponnay chez Md de Belling. Je suis allé dire que j’étais renu chez moi. Une heure chez Md de Maitissier avec Mr Dufeuille a été remplie par une discussion sur l’utilité ou le danger des fortifications de Paris. Nulle conclusion n’est sortie du feu croisé des arguments et je devine que chacun a gardé son opinion s’il m’était démontré que les divers interlocuteurs en eussent une bien déterminée avant le débat.
Les lettres bordées de noir affluent. L’une d’elle m’a appris la mort d’Hélène Travers, mon ancienne élève, mariée à Mr Biolley, fils de Md Scibe ; une autre la mort de la Ctesse de Mercy. J’ai écrit à Md Travers et à Angélique de Mercy. Cette dernière élève a toujours été bonne pour moi et je la plains beaucoup. Quant à Md sa mère, je ne l’ai vue qu’une fois ; elle m’a fait l’honneur d’amener elle-même Angélique à la messe de mariage de ma fille et poussant jusqu’à l’héroïsme cet acte de bonne grâce, elle a voulu venir jusqu’à moi dans la sacristie au milieu d’un défilé qui n’a pas duré moins de cinq quart d’heure. Md de Mercy était sœur de la Princesse d’Hénin qui m’a longtemps amené ses enfants et que je vois encore, et belle-mère de Louise de Caraman-Urinage que j’ai élevée et que je n’ai pas rencontrée depuis son mariage malgré mes bons rapports avec la Baronne Alphonse de Thimay. Je n’ai non plus gardé aucune relation avec la Duchesse d’Harcourt, sœur ainée d’Angélique de Mercy.
J’ai fini la Dame aux perles d’Alexandre Dumas fils, et je n’en suis nullement satisfait. L’auteur a placé sa fable dans un monde qu’il semble ne pas connaitre et dont il n’a pas rendu la physionomie. On trouve assurément des grands seigneurs sans moralité. J’en nomme trois dont la probité un jour a été suspectée, dont la complaisance intéressée a acceptée les désordres de leurs femmes. Je pourrais citer des malheureuses qui ont sali de beaux noms ; j’ai vu de près plusieurs de celles qui n’ont pas reculé devant le scandale ; et je puis affirmer que les dehors ne ressemblent pas à ce que donne le roman dont il est question ici. Tout dans la vie qu’on mène à cet étage social rend impossible et invraisemblable la mise en scène des aventures prêtées au Duc et à la Duchesse Annette. Quant à Jacques, en sa qualité d’artiste, il a pu être mieux saisi. J’ai connu des musiciens que la variété plus encore que la passion a jetés dans des intrigues ruineuses pour leur talent ; toutefois, ce n’est pas parmi les pianistes qu’il faudrait chercher l’esprit, la langage, le caractère du héros de Mr Dumas. Listz seul a été un type saillant par des facultés indépendantes de celles que réclame son art et si l’on faisait de lui le personnage principal d’un roman, il n’aurait aucune ressemblance avec l’amant de la Duchesse Annette. Mais je n’ai pas à parler ici de Listz.
Md Pyrent à qui nous comptions dire adieu aujourd’hui a écrit à ma femme qu’elle avait du partir subitement hier soir.
On continue d’affluer à Paris et je reçois des visites toute la journée. Il faut renoncer à inscrire ici le nom d’élèves qui viennent me voir ou qui m’écrivent. Si le calme se rétablit mon enseignement reprendra dans de bonnes conditions et je pourrai réparer les brèches peu importantes d’ailleurs que cette cruelle année a fait à mon avoir. Je donnais leçon aujourd’hui chez Md Duvillier. Six personnes étrangères à ma clientèle sont venues m’écouter et ont pris des notes avec un zèle qui annonce l’intention de me suivre en de meilleurs temps.
J’ai dîné hier chez Md de Belling avec son fils Robert, sa fille Thérèse, Md de Timoul, Md de Chaponnay, Mr Arthur de Lourval, Mr de Magneu. La princesse de Bauveau est venue le soir et l’on m’a mis au piano. Je n’avais pas fait de musique depuis le 4 Janvier, jour où, dans le même salon, on avait eu recours à moi pour rompre au moins une fois l’inévitable conversation du siège. Nous faisions les rois sous la plus déplorable des républiques. Mes doigts ou ma mémoire ne m’ont absolument failli et l’on a été plus que poli en me tenant une heure et demie sur la sellette.
Parmi les lettres reçues, il faut mentionner celle de Thérèse La Gréca, datée de Rome et écrite de façon à prouver que je n’ai pas perdu avec elle mes peines de professeur. Le Maout m’a adressé quatre pages de prose excellente assaisonnée d’esprit allégé et de bonne amitié. Il nous avait quittés depuis dix jours et je commençais à me tourmenter de son silence. Dans son état de santé un voyage de Paris à Lannion sans repos est une entreprise et peut avoir des inconvénients ; il m’annonce le retour de son fils.
Tous les Muller sont venus de Londres. Clara de Beauchamp est chez nous. Md Stamaty et Monsieur sont rue du Rocher préparant le retour du reste de la tribu. Chacun essaye de reconstituer son existence et de recueillir les épaves de son naufrage. On se retrouve avec une joie expressive et généralement sincère. Avoir échappée aux derniers malheurs dispose à la bienveillance et les surfaces n’ont pour quelques temps ni angles ni aspérités.
J’ai enfin embrassé mes enfants que je n’avais pas revus depuis le commencement de la guerre. Leur séjour chez moi, l’achèvement de mes cours, de nombreuses visites à recevoir, des lettres à écrire m’ont absorbé et je n’ai eu une minute à moi pour consigner dans ce journal des émotions qui se devinent d’ailleurs. Depuis hier ma maison est vide ; ma tâche professorale de l’année est remplie ; Marie et Arthur sont à St Germain près de Md Danloux pour un temps égal à celui qu’ils m’ont donné ; Victorine est allée voir sa mère dans l’Orléanais et me voici installé à Torcy, renouvelant connaissance avec la verdure après onze mois de séquestration, rentrant en relation avec l’œuvre de Dieu après avoir mesuré l’œuvre des hommes séparés de la divinité, retrouvant enfin dans une amicale hospitalité un calme qui me manquait depuis si longtemps et des facultés de travail qui semblaient devoir d’abîmer dans le cataclysme de cette année affreuse. Paul est avec moi.
J’ai entamé ce matin la mise en œuvre de nombreuses notes que j’avais prises en lisant les drames et les romans d’Alexandre Dumas fils. J’avais fini son livre de l’affaire Clémenceau avant de quitter Paris et je le place bien au-dessus de tout ce qu’il a écrit sous forme de récit continu. Il suffit d’ailleurs de regarder le volume et l’exécution typographique pour comprendre qu’il y attachait du prix et qu’il le destinait à d’autres lecteurs que les abonnés des cabinets littéraires. C’est encore une thèse qui porte sur deux points : la condition des enfants naturels, et la fatalité du sang. La transmission des instants vicieux, l’influence de la physiologie sur la morale. J’ai besoin d’espace pour rendre mes impressions et je renonce à les résumer ici puisque je les développe ailleurs en toute franchise.
Md Luttroth est venue hier à Bonneville et a bien voulu me faire demander. J’ai su par elle que les Prussiens avaient absolument démeublé Champlâtreux et qu’il ne reste que les murs. Je n’ai jamais visité cette belle demeure de Mr Molé, appartenant aujourd’hui à la Duchesse d’Agen, sa petite-fille. Mais je sais que l’avidité germanique a du y trouver un riche butin. Les papiers si précieux de Mr Molé étaient-ils rester et sont-ils devenus la proie des envahisseurs ? Le tableau d’Henri Schiffer rappelant la visite du roi Louis Philippe à son ministre et le conseil tenu chez lui est-il aussi du nombre des objets déménagés ? Je l’ignore, mais je le saurai.
Mr Wadelington, gendre de Md Luttroth, faisait en journée à l’assemblée un ample rapport sur les projets de décentralisation qui sont à l’étude. Le document est aujourd’hui inséré tout entier dans les colonnes du Moniteur et je tâcherai de le lire avec l’intention qu’il mérite. Je suis presque honteux d’ailleurs d’avouer que je suis peu au fait des titres de Mr Wadelington pour entrer à l’Institut avant Mr de Vogüé, son compagnon de voyage en Orient. C’est une lacune à combler puisque je rencontre ses beaux-parents et son collègue, ami de Mr Brulé, et que j’aurais bonne grâce à parler de ce qu’il fait.
Les débats de nos représentants sont rejetés dans une sorte de pénombre par la souscription de l’emprunt. 4 milliard ½ ont été offerts dans une seule journée au gouvernement qui n’en demandait que 2. Paris à lui seul a presque atteint le chiffre appelé ; l’Angleterre et l’Allemagne ont engagé des sommes énormes dans cette opération. On croit donc à notre solvabilité même au-delà du Rhin. C’est un triomphe disent les financiers optimistes ; j’en conviens ; mais comme la multiplication des dettes n’est pas pour moi synonyme de la multiplication des pains et que j’admets guère les miracles en fait de crédits publics, je voudrais voir l’amortissement garanti dans un avenir déterminé. L’Amérique nous donne des exemples excellents sur ce chapitre là, et nous ferions bien de les suivre au plus vite si nous ne voulons pas nous réveiller un jour en pleine banqueroute. Il est plus que temps d’en conjurer une telle honte et une telle ruine. Les forces productives de notre pays ont leurs limites et l’impôt n’est pas une de ces choses qu’on appesantit indéfiniment pour payer des rentes.
Ni la douce jouissance du calme des bois, ni une correspondance très active ne m’empêchent de travailler. Dans quatre jours j’aurai achevé d’écrire une suite de leçons sur l’œuvre de Dumas fils, et je mène de front deux lectures, celle de Tallemant des Réaux avec l’excellent commentaire de Mr Paulin Paris et celle d’un livre de Mr Tréteau Joly sur les derniers Princes de la maison de Condé. Je n’ai jamais rencontré Mr Tréteau Joly et dans tout ce qu’il a publié de son chef, j’ai trouvé des allures provocantes qui ne me vont pas même quand il s’agit de servir la bonne cause.
Dans sa Vendée militaire, je n’ai senti l’homme qui fait un monument durable. Le ton de la polémique est partout et l’on croit bien plutôt tenir un journal qu’un livre patiemment élaboré et équilibré. L’histoire des Condé ne s’élève pas au-dessus de ce qui l’a précédé. J’y ai pourtant trouvé des pièces intéressantes et quelques aperçus curieux et justes. Que n’a-t-on pas dit sur les émigrés revenant en 1814 avec les costumes de l’ancien régime et provoquant l’épithète de Voltigeur de Louis 15 ? Mr Trétaux Joly est fondé à retourner l’épigramme contre les Grognards qui depuis 1840 ont montré autour de al Colonne Vendôme des uniformes démodés et exhibé avec un naïf orgueil leurs loques d’autrefois. Cette histoire m’a rappelé une publication de Balandre datée de 1838 je crois qui divulguait une correspondance de la Princesse Louise de Bourbon, tante du Duc d’Enghien, morte religieuse au Temple sous le nom de Sœur Marie Joseph de la Miséricorde. Mr de Girardin m’avait prêté ce volume que je n’ai pas revu depuis. Nous devons à Mr Trétaux Joly l’impression des Mémoires du Cardinal Gonzales.
Paul a servi à Vaugirard la première messe de son fils. Les opinions de cet écrivain déteignent sur tout ce qu’il fait et en arrivant à la triste mort du Duc de Bourbon il devait traduire à sa base la Baronne de Feuchères et le roi Louis Philippe, il a mis en pleine lumière le point de départ de l’indigne favorite et il a montré le chef de la maison d’Orléans séduit par l’appât d’une énorme succession pour un de ses fils, correspondant avec cette femme, la recevant, la visitant, il a cité une longue lettre de la pieuse Marie-Amélie que d’incontestables vertus n’ont pas empêchée de sacrifier à ce grand intérêt de famille une portion de sa dignité. C’est là un spectacle affligeant. Quand vient le 27 Août 1830, il ne ménage rien, il n’épargne personne, il signale tout ce qui a manqué à l’enquête judiciaire, et quoiqu’il n’accuse pas le nouveau roi d’avoir assassiné ou fait assassiner son oncle, il insinue qu’il a couverts les coupables à qui il avait des obligations. Il ressort de son récit que le dernier des Condé ne s’est pas tué, que ses meurtriers auraient été connus, convaincus et condamnés. Si tout le monde avait fait son devoir, et que la justice a été faible pour ne rien dire de plus. Nous sommes habitués à honorer pleinement des noms qui devraient être flétris si ces insinuations étaient fondées et nous laissons an temps la solution des problèmes.
Pendant que j’étais à Baron chez Md de Montguyon, Mr le Duc de Bourbon venait parfois chasser à Ermenonville et le nom de Mr Feuchères était souvent prononcé autour de moi. J’ai connu personnellement l’honorable militaire qui, en lui donnant ce nom, croyait épouser une fille naturelle du Prince. Je le savais plus brave que pénétrant, mais depuis que je connais les faits, je suis obligé de convenir que son illusion passe ce que je supposais de son esprit limité. Je l’ai vu remarié après la mort de celle qui enchainait sa liberté. Sa seconde femme était une Md Foule qui avait suivi mes cours et que j’ai perdu de vue. Le docteur Gendron apparait spontanément dans le drame lugubre de St Leu avec une attitude et un langage qui expliquent peut-être pourquoi il n’a pas été décoré dans le régime orléaniste.