22 Janvier 1871

En rentrant hier, j'ai trouvé Paul au coin de mon feu. Son régiment a repris le cantonnement de Charenton et Mr de Lambourg a voulu qu’une nuit dans son lit refit un peu mon cher enfant ; il était épuisé. Il m’a quitté ce matin après la messe avec une assez bonne mine pour que le Docteur Lannet m’en ait fait compliment en sortant de la Madeleine. Quand et comment le reverrai-je ? Tout porte à croire que le siège touche à sa fin. Le remplacement de Mr Trochu par le Général Vinoy comme Commandant en chef de l’armée de Paris semble annoncer une capitulation ; non sans doute que Vinoy était moins brave et moins fier que le Président du Gouvernement parce qu’il n’a pas écrit qu’il ne capitulerait pas. Or le pain s’épuise, les armées de province sont loin ; il faut sauver de la faim 2 000 000 de créatures ; la conclusion est rigoureuse : en ce cas nos défenseurs seront prisonniers et Paul partira pour Allemagne !!

En attendant ce lugubre dénouement, Belleville a délivré Mr Flouron et les autres détenus de … et menacé l’Hôtel de Ville ; le rappel a été battu, j’ai vu marcher des forces considérables sur les quais et dans la rue de Rivoli, d’autres sont en réserve. La guerre civile va-t-elle s’ajouter aux calamités de cette fin de siège ? Que Dieu nous en préserve. Si je n’avais une femme, des enfants et quelques amis, je donnerai ma vie pour rien tant j’ai le cœur serré, tant l’existence me semble amère. Il faut être prêt à tout, s’abandonner à la ¨Providence et accepter ce qu’elle a décrété dans l’éternelle sagesse de ses conseils. Je suis une bien minime unité ; mis le ver de terre lui-même est compté, pourquoi ne le serais-je pas ? Pourquoi ma soumission serait-elle sans peine ? Tout se lie dans l’admirable économie de notre religion et j’ai besoin plus que jamais de ma foi.

Le canon n’a pas cessé de gronder depuis hier ; Saint-Denis est bombardé ; l’église royale est, dit-on, criblée d’obus, … pendant de la Cathédrale de Strasbourg, rien ne manquera au roi Guillaume et voilà un souverain complet.

23 Janvier

L’émeute a échoué devant le bon sens public. Les coups de feu dirigés par les énergumènes contre les mobiles du Finisterre postés à l’Hôtel de Ville ont amené une riposte qui en a couché une vingtaine sur le pavé et qui leur a démontré leur impuissance ; les honnêtes gens accourus au tambour doivent comprendre enfin que Belleville n’est redoutable que pour qui en ce jour et que pour supprimer ce croquemitaine politique il suffit de le regarder en face. Ce matin, une série de décrets ferme les clubs, suspend les journaux Le Combat et Le Réveil, double le nombre des conseils de guerre et soumet à la juridiction militaire les perturbateurs de l’ordre. Un manifeste du Général Vinoy annonce de la fermeté de ce côté et parle des conditions du siège sans faiblesse et sans forfaiture ; il ne promet que ce qu’il pourra faire et il s’exprime nettement sans ce ton pleurard auquel nous avaient habitué les documents émanés de son prédécesseur.

Le général Trochu n’est pas tout à fait rentré dans la vie privée puisqu’il reste Président du Gouvernement mais son rôle de général est fini et j’ignore si Maître … sera fort pressé de montrer son testament. L’ex Gouverneur de Paris est un homme de bonne vie (je mets le titre de parfait honnête homme à d’autres conditions que celles de son arrivée au pouvoir) ; c’est un militaire instruit et appliqué ; ce n’est ni un homme d’état ni un homme de guerre. Nous connaissions les pédants de collège, les pédants de diplomatie, les pédants de robe ; en lui s’est révélé le pédant d’épée, ce n’est pas la moins curieuse variété du genre Je ne suspecte aucune de ses intentions ; je constate qu’il a été infatué et insuffisant et j’ai entendu des gens de mérite dire : « C’est un sot. C’est dur ; ce n’est pas absolument faux.

26 Janvier

Avant-hier mon fils m’est arrivé malade. Tardieu est arrivé aussitôt et a été rassurant : un gros rhume et un excès de fatigue, pas de maladie. 48 heures au lit et une médication prudente et sobre l’ont tiré d’affaire. Il est debout dans mon cabinet, il dînera presque comme moi et peu de jours suffiront pour le remettre.

Pendant que je le soignais, nos gouvernements apprenaient de nouveaux désastres des armées de province ; ils reconnaissaient l’épuisement des ressources alimentaires de Paris et abordaient l’idée de céder à la mauvaise fortune. Je ne sais rien de particulier sur ce qui s’est passé et je n’écris pas ces notes au vue des extraits de journaux. Mais on s’accorde à dire que Mr Fabre est allé à Versailles, qu’un armistice va être signé, que l’armée de ligne se retirera vers Chalons, que les forts de Montrouge et du mont Valérien seront livrés aux Prussiens, que les chemins de fer d’Orléans et de l’Ouest seront rouverts à la circulation pour le ravitaillement de Paris et qu’un mois sera donné pour élire une assemblée qui siègera à Bordeaux. On pense que les puissances neutres deviendront médiatrices de la paix dont les conditions ne peuvent manquer d’être bien dures. Voilà où mènent des mois de guerres imprudemment engagées et mal conduites. Nous verrons après ce premier malheur où conduisent 80 ans de révolution aussi follement entreprises et encore stupidement menées. Mon cœur saigne pour mon pays et je me sens plus citoyen que jamais devant une catastrophe où ma petite fortune va peut-être sombrer. Qu’est-ce que l’argent auprès d’un immense malheur public. Je suis épargné par la Providence toutefois puisqu’elle me laisse ma femme, mes enfants puisqu’Arthur et Paul ont été respectés par les balles, les obus, les intempéries.

Une dépêche d’Edouard Muller, datée de Bordeaux (27 Décembre) me le montre établi dans cette ville avec sa mère, sa femme, son enfant, bien de santé, inquiet de Paul. Il ne reçoit pas de lettres depuis le 1er Décembre et demande qu’on lui écrive sous le couvert du Conseil américain (Messieurs Blush, neveu de Mr Stervard, neveu de Mr ) Paul fera cela aujourd’hui.

28 Janvier

J’ai revu enfin, il y a 24 heures, l’écriture des absents. Ma femme avait fait dès le 12 Janvier une démarche que je lui indiquais près du Général Marmont qui, au lieu de transcrire dans sa correspondance avec sa mère le paragraphe à mon adresse, a envoyé la lettre même qu’il avait reçue. Monsieur Hubert me la fait remettre aussitôt et, à la satisfaction de tirer un autographe de ma pauvre exilée, s’est jointe celle de lire trois pages aussi bien écrites que bien … Par un bonheur exceptionnel sans doute, mes bulletins quotidiens sont bien parvenus et nulle circonstance de ma vie de solitaire assiégé n’a échappé à celle qui aurait si naturellement porté à rembrunir le tableau de mes épreuves.

L’état major Prussien, de son côté, avait autorisé nos prisonniers d’Allemagne a donné de leurs nouvelles à leurs parents de Paris et, à quelques heures du moment où je lisais la supplique de ma femme au Général Marmont, on me remettait deux billets de Marie et d’Arthur (datés de Düsseldorf / 8 janvier). Le besoin rend ingénieux ; mes enfants trouvent moyen, dans une feuille de papier ordinaire, de nous donner toutes les indications qui les regardent, celles qui se rapportent aux moyens de leur écrire. Ils m’apprennent que ma belle-mère est restée à … que Mme Mullé lui a envoyé l’argent dont elle avait besoin, qu’elle a même dépêché son maître d’hôtel près d’elle pour les conduire à Brignac sans la décider à ce déplacement. Ils me disent encore que leur mère a passé un mois avec eux, qu’ils correspondent avec Mme Donlans (à St Germain) d’une façon régulière et me mettent en état de rassurer vingt familles sur le sort de leurs enfants et même sur l’état où se trouvent des parents résidents en diverses parties de la France. J’ai pu dire à Melle de Boisseau et Guillemin que tout va bien à Lébazat et que la maison de Mont Bouge près du pavillon de Maurice n’a pas trop souffert. J’ai donné aux deux … la première assurance du bon état de santé des dames de Loauannec. J’ai su que Mme de Montbreton est restée à Baclais et que son petit-fils est près d’elle, mais il me manque un renseignement sur l’accident qu’Odet aurait éprouvé à une jambe ; Mme de Bellegard a une grande place dans ces nouvelles pour Auguste et Amélie, Tardieu pour Amboise, Mme de Nicolay pour Scipion qui est à Aix la Chapelle. J’apprends enfin qu’Arthur met en ordre des documents et des notes sur la campagne qu’il vient de faire. Alexandre a aussi reçu une lettre de mes enfants et me l’a envoyée pour que je la lise.

Paris est triste aujourd’hui mais il a résisté à quelques essais d’agitateurs qui voulaient follement provoquer une sortie. Les conditions de l’armistice et les préliminaires de la Paix ne sont pas encore publiés mais des bruits plus ou moins plausibles circulent, un certain mouvement Orléaniste se manifeste. Tout le monde parle du Lt de Paris et chacun a vu Mr Roché. Je note ceci comme une impression que je vois à beaucoup d’autres : il y a quelque chose dans l’air et il ne serait pas impossible que l’on cherchât de ce côté une solution un peu bourgeoise au problème du moment. Nous aurions donc une restauration du régime de 1830 ou peu sans faut après les restaurations successives de l’ancienne Monarchie, de l’ancienne République et de l’Empire et nous tournerions dans un cercle ou plutôt dans une sorte de spirale que je ne crois pas ascendante. C’est une pitié. On dit Messieurs Thiers, Duru, de Thoret à Versailles. La belle-sœur du second de ces hommes politiques, ne sait rien à cet égard, ou du moins elle ne savait rien hier vendredi à 4 heures.

30 Janvier

L’armistice signé le 28 a été publié le 29 au Journal Officiel et les conditions auxquelles Mr de Bismarck l’a accordé à Mr Fabre ne sont plus un mystère pour personne en lisant ce document. Je me demandais comment les chefs du Parti Républicain avaient pu s’aveugler au point d’assumer sur eux une responsabilité qu’ils pouvaient laisser au régime impérial en s’abstenant de la surprise du…

Ceux qui avaient entrepris la guerre auraient mis leur nom au bas de cette convention préliminaire et du traité qui dénombrera notre pauvre pays, et la république s’établirait régulièrement apparaissant comme un régime réparateur. Au lieu de cela nous avons vu une coterie escamoter l’autorité et nous la voyons capituler de telle sorte que les hommes du … deviennent les hommes du 28 Janvier. Mais ce n’est pas tout, l’armistice a pour objet la convocation d’une assemblée nationale. Les électeurs sont appelés pour le 5 Février à Paris puis le 8 dans le reste de la France et cela dans les conditions de la loi de 1849, aux scrutins de liste ; une seule dérogation est faite à cette loi, elle excluait les fonctionnaires rétribués de la déportation.

Nos pauvres dictateurs lèvent l’exclusion. Plus occupés de la république que de la France, ils veulent des députés républicains et, comme ils ont distribué des emplois à tous ceux d’entre eux à qui ils croyaient quelque valeur, ils n’auraient plus de candidats si les incompatibilités subsistaient. Sous un roi, sous un empereur qui aurait laisser soupçonner un semblable calcul ; on se serait récrié, on aurait signalé l’impuissance et l’aspect d’intrigues d’un camarilla de cour.

2 Février

J’ignore encore ce qu’on va faire de mon fils ; sa condition présente est celle de prisonnier de guerre. La reprise des correspondances m’a absorbé depuis 3 jours et je n’ai rien écrit dans ce journal parce que je n’ai pas eu une minute de liberté. Qu’aurais-je noté d’ailleurs qui ne fût dans les lettres adressées à ma famille et à mes amis ? Je n’ai pas le courage de peindre l’aspect de Paris, les forts livrés à l’ennemi, les soldats errant sans armes dans nos rues, les habitants calculant ce qu’il faut de temps pour revoir du pain blanc et des boucheries garnies de viande fraîche ; tel bourgeois stupide, trouvant qu’il était bien temps que cela suffît et reprochant au gouvernement de n’avoir pas fait la guerre à outrance.

La honte, le dégoût, la nausée vous prennent et la vie devient une lourde charge. Le travail préparatoire des élections n’est guère plus réconfortant grâce au mode de votation qui nous est imposé (scrutin de liste, 43 députés à nommer ici ; personne ne saura ce qu’il fait ; les comités seuls agissent et Dieu sait comment. Après la belle expérience du … et du Gouvernement de la Défense Nationale, tout le monde se dit républicains y compris Messieurs Dufaure et Lochin et jusqu’à Mr Picot, que nous savons Orléanistes et ces braves gens nous engagent à voter pour Messieurs Victor Hugo, Louis Blanc, Renan, Littré qu’il faudrait envoyer à Bordeaux en leur compagnie et en celle de Mr Thiers.

Je ne crois pas avoir assez d’affinités avec les moutons de Panurge pour passer sous ces Fourches Caudines et je récrierai probablement les noms qui me sont les plus antipathiques soit pour les remplacer par d’autres plus à mon gré soit même pour laisser des places en blanc sur mon bulletin de suffrage. Il n’y a pas au monde 43 individus assez connus de moi pour que j’en fasse en sûreté de conscience des Députés en des temps aussi vengeurs que ceux-ci, et ma part de souveraineté me semble me semble beaucoup plus présente que jamais. Que serait-ce si j’étais quelque chose et quelle grâce Dieu m’a faite en m’éloignant de la vie publique !

4 Février

Des lettres arrivent ; depuis mardi j’en ai reçu deux de Marie (du 15 et du 22 janvier), une de la mère de Nicolay, une de Madame Danloux mère ; ce matin j’en ai enfin une de ma femme, datée de Bruxelles, 30 janvier, et venue par voie d’Allemagne, lettre pleine d’émotion, de tristesse, respirant le désir de rentrer à tous risques au foyer et de revoir ceux qui, depuis cinq mois, portent le poids des évènements. A cette lettre sont jointes quelques lignes de Mme de Montbreton qui me dit avoir écrit et dépêché vingt fois sans succès depuis le commencement du siège et qui m’apprend qu’Odet est revenu le 19 Janvier souffrant d’une jambe après une marche forcée et ne peut encore faire un pas sans béquilles.

Pendant que les uns désirent revoir leurs pénates, d’autres ont hâte de s’éloigner. Hier sont partis Messieurs de Boisseau, Guillemin, Donon, de Montesquieu (Wladimir), Aignan ; après demain partira Robert de Bellanger; mardi sera le jour de M de Sauley. Alexandre Muller déposera son bulletin de vote avant de se mettre en route avec M Paul Thivandier ; ces gens ordinairement bien informés prétendent que les routes sont infestées de maraudeurs et de bandits entre les lignes prussiennes et les nôtres et il me semble peu prudent de laisser ma femme s’aventurer sur un terrain si peu sûr. Je recommande à Victorine d’attendre.

J’ai dîné hier chez Alexandre avec le Dct Lusco, Eugène Courvoisier et son beau-frère Bourgoin. Eugène était allé dans la journée à Epinay et avait su que les maisons abandonnées par les propriétaires dans cette commune où Mr Courvoisier est maire, avaient été littéralement vidées de leurs meubles par les Prussiens. Une escouade de soldats allemands, procédant à la façon de nos déménageurs, enlève pièce à pièce lits, matelas, buffets, linge, vaisselle, sièges, glace, tableaux, charge le tout sur des voitures et expédie en Allemagne. Cela s’appelle piller avec méthode. Dampierre (au Duc de Luynes), Bonnelles (au Duc d’Uzès), la Gaudinière (au Duc de Doudanelle ont offert une riche et précieuse curée aux amateurs germains de rareté. Mr de Niewescherki m’a dit qu’il ne reste absolument rien à Juvisy chez son frère Mr de Montessuy. Les propriétaires restés chez eux n’ont pas eu à regretter les mêmes spoliations. Je le savais pour Mr de Loverval à Pinon. Les notes insérées dans le Times et dont deux me revenaient m’apprennent que le Duc de Monchy est du nombre. Mr de Montbreton m’écrit que son gendre n’a pas quitté La Ferté. Je sais (aussi par le Times) que Jeanne de la Motte et son mari sont demeurés à Montpoupon sans rien perdre. Mr Guizot et les siens donnent la même assurance du Val Michel.

Encore un trait caractéristique tiré de la conversation d’Eugène Courvoisier : un Allemand, employé avant la guerre dans la maison de son père, est venu, comme si de rien n’était, pour reprendre sa place et a paru fort étonné de se voir évincé sans explication. Beaucoup de ses compatriotes subiront probablement la même déconvenue. Un seul point m’étonne, c’est qu’ils s’y exposent ; ils devraient sentir qu’on ne peut plus admettre chez soi, dans ses affaires, des étrangers qui regardent l’espionnage comme licite pour d’honnêtes gens et qui l’érigent même en acte et vertu patriotique. Nous avons eu des espions, nous en avons peut-être encore, quoiqu’ils auraient bien mal fait leur métier ; mais nous les méprisons en les payant et je sais tel individu dont les deux filles n’ont pu faire des mariages souhaités, en dépit de grosses dotes, parce qu’ils frayaient avec Mr Schulmeister, le célèbre agent de la police militaire du Saint Empire. Il serait bon de nous tenir en garde contre cette lèpre des commis et des ouvriers allemands qui ont envahi le … avant les armées de Bismarck et qui leur ont ouvert les voies. Qu’ils vivent chez eux sur les milliards qu’ils vont nous prendre, et qu’ils nous laissent faire nous-même nos affaires.

5 février

Un acte d’insanité vient de donner à la France la mesure exacte de Mr Gambetta. A lui tout seul, il a, dans une proclamation, répudié la convention d’armistice du 28 janvier, et appelé le pays aux armes. Quel pays prétend-il soulever ? Quelles armes prendrait-on ? Avec la complicité de Messieurs Frémieux, Glais Bigoin, et Fourrichon, il a rendu un décret qui exclut des élections actuelles : tous les ministres, tous les sénateurs, tous les députés recommandés officiellement du dernier empire, vraie liste de proscription, attentat notoire à la souveraineté populaire.

A la nouvelle de ces excentricités, Mr de Bismarck a arrêté le ravitaillement de Paris, et il a fallu pour que les choses reprissent leur cours un désaveu formel inséré ce matin au Journal Officiel ainsi que l’envoi de Messieurs Garnier, Pages et Pelleton à la rescousse de Mr Simon qui depuis deux jours se débattait à Bordeaux sans avancer d’un pouce. Charenton est-il plein et n’y trouve-t-on plus un cabanon ou une camisole de force pour un fou furieux qui, après avoir joué les St Just, veut prendre les … de Nantes et singer … . Veuillot disait ces jours derniers que Paris s’était donné en 1869 les députés qui le représentaient le mieux, qu’il faut le laisser les réélire et compléter sa liste par des noms de même gabarit. Son invective avait du vrai et tout lecteur a été frappé de ce style qui combine le pamphlétaire et le prophète. La lugubre rhétorique de Mr Gambetta et les gamineries sanglantes de Mr Rochefort dans son nouveau journal « Le Mot d’ordre » donnent un mérite tout nouveau à son artiste.

On fait et on défait les listes de candidats et chacun sent combien il est difficile de trouver 43 noms qui ne déplaise,t pas absolument et qui aient quelques chances de réunir des voix. Je ne suis qu’à 39 et j’aurais même des réserves à faire sur plusieurs de ceux que je subis plutôt que je ne les accepte. Quel travail que le dépouillement de ce monstrueux scrutin ! On parle de 17 heures au minimum dans chaque section.

7 février

Je venais de prendre le thé hier matin quand on a sonné à ma porte. Victorine est aussitôt entrée dans mon cabinet et ce n’est qu’après plus de deux heures qu’elle a pu débrouiller pour moi la suite de son aventureuse Odyssée. Munie d’un sauf-conduit du Cdt de Ballan, elle a du se rendre d’abord à Tournay pour y joindre deux Belges connus du Général Goethals qui s’étaient offerts à elle comme protecteurs. Là elle a pris un train qui l’a mené à Calais puis un autre qui, par Boulogne l’a conduite à Abbeville et à Amiens. Dans cette dernière ville, elle a du s’arrêter quelques heures, voir le préfet Prussien qui a obligeamment et poliment ajouté une recommandation à son laissez-passer de Bruxelles. De la petite chambre qu’elle occupait dans une méchante auberge, elle a pu constater que la population regardait comme un spectacle curieux la revue des troupes ennemies qui allaient occuper Abbeville. L’armée du roi Guillaume parcourant nos boulevards trouverait-elle aussi des badauds faisant foule en haie sur son passage ? Le rouge me monte aux joues à cette seule question.

Depuis Amiens le voyage a été des plus pénibles, tantôt avec du charbon, tantôt avec de la farine, ma pauvre femme a gagné Creil, Gonesse et Paris. La nouvelle de son retour inattendu nous a valu les visites de Messieurs de Belleyme, de Tardieu, d’Alexandre, Le Maout. Une bonne nuit semble l’avoir remise de ses fatigues. Voilà mon veuvage et m solitude arrivés à terme. La poste paraît prendre des allures plus réglées, j’ai reçu hier des lettres de Baclan et de Marmande. Le ravitaillement marche avec lenteur ; toutefois il marche ; le pain est passable aujourd’hui et une boutique de charcuterie dans notre faubourg regorgeait hier de poulets, de dindes, d’oies et d’autres victuailles ; j’ai aperçu rue du Havre une très belle barbue. Nous aurons pour déjeuner des côtelettes de mouton offertes à ma femme avec quatre morceaux de pain blanc par Alain Muller.

8 février

es lettres nous arrivent mais il ne m’est pas démontré que nos missives partent de Versailles. Ma femme en quittant Bruxelles le 3 février n’avait reçu aucune de celles que je lui avais adressées depuis le 28 janvier.

Nous avons procédé aujourd’hui à Paris, comme on le fait dans toute la France aux élections aux Assemblées Nationales. Ce fut pour moi je l’ai déjà dit un long travail que la recherche de 43 noms qui, sans m’agréer tous (c’est impossible) ne me fussent au moins pas antipathiques, et en dressant si péniblement cette liste de candidats, je me demandais combien de gens votaient en connaissance de cause, bien peu sans doute. La plupart jettent dans l’urne un bulletin imprimé qu’on leur a remis à la porte du lieu où ils votent. Je n’ai pas considéré cette grave application de mon droit comme une distribution des prix après le siège et cependant, j’ai cru qu’il fallait nommer quelques uns des militaires, des marins, des maires, des adjoints, des usiniers, qui ont fait plus que leur devoir.

Les membres du gouvernement n’ont pas selon moi un autre rôle dans l’Assemblée que celui de gens qui ont mis la main sur l’autorité et qui rendent compte de l’usage qu’ils en ont fait. Je n’en ai pas nommé un. Parmi les hommes politiques j’ai choisi ceux à qui je pouvais supposer de l’expérience et de la modération et j’ai admis largement des noms honorables représentant d’autres que les miennes. J’ai écarté Victor Hugo, Louis Blanc et consorts dont je suis séparé par un abîme. Voici du reste mes candidats par catégorie :

Hommes politiques : Thiers, Casimir Perrier, Noyer du Nord,…. D’Haussonville, Grévy, Dufaure, Benoit d’Azy, Auguste Lochin

Défenseurs de Paris : Vinoy, Stoffel, Frébault, … Seusset, Pothnau, Colonel de Cressenoy, Cdt Pothier

Maires et Adjoints : Arnauld de l’Ariège, Vautrain, Denormandie, Tenaille-Saligny,

Ambulances : Colonel de Flavigny,

Chefs d’industrie : Gouin, Léon Say, Sauvage, Solacroup,… Haparèche, Bournet Umbertot, Louvet,

Banquiers : Alfred André, Ed. Odiot, H. Davillier,

Divers : Ad. Baudon, Paul Fabre, Leblond, Lebert,

Publicistes : Vitet, Haureau, John lemoine, Ed. Hervé, Thureau d’angain, Laboulaye, Savant, Claire Deville.

10 février

Depuis 48 h le scrutin est clos et le dépouillement n’est pas encore achevé. Plus de 500 noms portés sur les bulletins ont étrangement compliqué le travail et démontré qu’en procédant pas listes on doit arriver ou à pêcher les députés à la ligne ou à suivre aveuglément une consigne. Les gens d’ordre prennent la première voie ; les hommes de subversion prennent la seconde et nous verrons certainement des noms bien étonnants dans la représentation de notre pauvre Paris. On assure que le Duc d’Aumale est nommé dans l’Oise ; à ce succès électoral et aux perspectives qu’il semble ouvrir, je préfèrerai l’impression produite par une lettre de Monsieur le Comte de Chambord du 7 janvier sur le bombardement de la cité que tous ses ancêtres appelaient leur bonne ville de Paris : le document respire une grandeur simple dont le secret est perdu et que personne ne retrouvera après le derniers fils de St Louis et de Louis XIV.

Pour en revenir aux élections, je rappellerai les précautions exigées jadis pour la garde des urnes par les puritains qui nous gouvernent depuis 5 mois. Maintenant tout est livré pendant deux jours et deux nuits au premier venu sans la moindre surveillance, une seule section, celle du Panthéon, a employé 80 personnes au dépouillement. C’est le Président qui me l’a dit lui-même. Y a-t-il là une garantie ?

13 février

On commence seulement à entrevoir les résultats du scrutin de Paris et sur la liste qui circule je trouverai 7 de mes candidats ; mais on a encore que les chiffres de 14 arrondissements et ceux qui restent peuvent modifier en quelque partie le tableau de notre députation, il faut attendre. Quant aux départements leurs choix sont en grande majorité orléanistes. Au duc d’Aumale, s’ajoute le Prince de Joinville nommé dans la Manche. Monsieur Thiers, sur 43 départements connus compte déjà 16 élections et tout prouve que le vent est là. Messieurs Gambetta, Simon, Lavertujan ont échoué dans la Gironde et Jules Faure n’arrive à Lyon et n’arrivera à Paris qu’à un rang très reculé.

La France réunie est loin d’acclamer la République et il faut convenir que les Républicains ont tout fait pour l’en dégoûter. C’est la troisième fois que pareille chose leur arrive, il ne me convient pas d’insister ici sur les saletés dont la découverte donne chaque jour la nausée aux honnêtes gens.

Je viens de faire une longue tournée de visites et j’ai acquis la certitude que des lettres parties ouvertes de Paris le 30 janvier, le 3 et le 4 février étaient arrivées à destination, j’ai vu des réponses. Monsieur Malouet est parti ce matin pour Morlaix d’où il reviendra vendredi. Madame Magnan venue de Tours pour voir son fils Victor était à Versailles pour une réclamation. Madame de Béthisy était allée à recevoir Mathilde de Lorioles. J’ai laissé une carte cornée chez Monsieur Crombez l’un des compagnons de voyage de ma femme. Enfin j’ai vu Madame de Léautaud et Madame de Velling qui ont l’une et l’autre des lettres de nombres d’amis et de parents.

15 février

Je n’ai effectivement que 7 de mes candidats sur la liste définitive des députés de Paris donnée ce matin au journal officiel. Les prévisions de Veuillot sont devenus des faits et la capitale de la France compte parmi ses représentants, à côté de Messieurs Louis Blanc, Victor Hugo, Guinet, Monsieur Rochefort l’homme de la lanterne, Monsieur Gambon l’homme à la vache, Monsieur Rauvert le failli non réhabilité. Monsieur Clémenceau le maire fugitif, Monsieur Félix Pyat l’éditeur du Combat… Monsieur Millère ex-conseil de la Marseillaise et j’en passe. Deux faits à noter : la maison de Madame Hubert à Luciennes a été déménagée comme tant d’autres par les Prussiens et le Général anglais Walker qui l’avait prise sous sa protection a mené sur les lieux deux officiers supérieurs de l’état major de Versailles pour leur dire ce qu’il pense de ce procédé. Monsieur Donon revient de Lonsay où 4 jours d’occupation prussienne ont causé en soustraction, en ignobles souillures, en dévastation gratuite un dommage de 200 000 francs. Il a fait dresser un procès verbal qui sera publié dans les journaux anglais. Il est bon que la lumière se fasse sur ces vilénies.

Toujours même lenteur dans les correspondances : une lettre de Madame Pyreut datée du 6 m’est arrivée le 9 il est vrai. Une autre de Thérèse de la Gravière a mis le même temps à me parvenir. Mais j’ai reçu le 11 seulement un billet de Pauline écrit le 4 et depuis la lettre du 22 janvier je n’ai aucune nouvelles de Düsseldorf.  Rien ne vient non plus du côté de ma belle-mère et victorienne, justement alarmée de ce long silence s’est adressée au chef de la gare des marchandises du chemin de fer d’Orléans qui est l’obligeance même et qui a des moyens de nous renseigner. Dans quelques jours nous serons éclairés et nous aviserons.

16 février

La domestique de ma belle-mère nous a tirés de peine par 4 pages d’explications sur ce qui s’est passé à Crepet depuis la dernière occupation prussienne. De ce qu’elle nous raconte à la date d’avant-hier il ressort que les exigences des soldats ont été énormes, qu’ils ont bu 15 pièces de vin, consommé 100 mesures de graisse, brûlé une quantité considérable de bois, gâté ou détruit une partie du mobilier, réduit ma belle-mère et sa servante à une seule chambre pour tout faire, même la cuisine et le nettoyage de la vaisselle. Mais que nuls sévices n’ont accompagné  ces excès.  Maria parle de la santé qui nous intéresse comme n’ayant pas été atteinte par un régime si contraire aux habitudes prises et au régime adopté. Une lettre de ma fille était arrivée. J’ai aussi des nouvelles de Düsseldorf, Paul en a du 22, le tout très étendu.

19 février

J’ai dit assez nettement dans ce journal le dégoût que m’inspirait la publication des papiers trouvés aux Tuileries après le 4 … les hommes chargés de ce travail cherchaient le scandale et n’ont rencontré que des pauvretés qui retomberont dans l’oubli. Un seul document avait de la valeur et il fait honneur à Monsieur Rouher contre l’intention des éditeurs. Les deux derniers fascicules que je viens de voir ne manquent pas d’un certain intérêt ; ils contiennent les lettres adressées à l’empereur après l’apparition de sa vie de César, et les auteurs de ces épitres luttent de flagornerie qu’ils soient princes ou savants, historiens ou poètes, allemands ou français. Au nombre des plus enthousiastes on compte le Prince Charles de Hohenzollern, le Prince Guillaume de Bade, …

J’ai lu avec attention les pièces émanées de Messieurs Beulé, Jules Sandeau, Lara, St René Taillandier, Ponsard, E. Augier. Je doute que le premier de ces messieurs soit charmé de la divulgation de son billet. Le remerciement du second est très gentil et la louange y est donnée avec tant de grâce et je crois de sincérité que l’idée ne vient à personne de s’en fâcher. Monsieur Lara a développé son compliment qui a au moins le mérite d’être fort bien écrit. Celui de monsieur St René Taillandier sent le regard de collège et les deux derniers sont misérables. Dans ce concert, les noms d’Auguste, de Montesquieu forment une sorte de base continue qui détonne avec les appréciations actuelles de l’esprit et du caractère de Napoléon III. Si j’ai exprimé ici le regret que m’inspirait le mépris de l’empereur pour les hommes,  j’avoue après cette lecture qu’il y a quelque droit de tenir les plus éminents en médiocre estime.

Nous paraissons approcher d’une issue, l’armistice est prolongé et ce n’est pas une grande grâce que nous fait là Monsieur de Bismarck puisque ses soldats et ses états majors continuent de lever des contributions dans notre département, puisqu’on lui a, de plus, ouvert les portes de Belfort. Mais, d’autre part, l’assemblée nationale s’est constituée à Bordeaux, elle a nommé pour son Président Monsieur Grévy qui s’est honoré en refusant son adhésion par l’escamotage républicain du 4… Monsieur Thiers, à l’unanimité, a été chargé du pouvoir exécutif avec le droit de former son Ministère. Dans quelques jours on connaîtra les exigences du roi-empereur Guillaume et l’étendue des sacrifices à faire pour rendre la paix à notre pays et y rétablir le travail. Je ne me dissuade pas que des difficultés d’un ordre nouveau surgiront quand il faudra constituer un régime qui offre quelque garantie de raison et de durée et je couvrirai de longues pages de ce que je pressens et de ce que je redoute mais n’anticipons pas sur un avenir si obscur. A chaque jour suffit son mal.

Je commence à revoir quelques uns de mes clients et il ne serait pas impossible qu’un prompt arrangement des affaires publiques me valent une petite rentrée d’élèves ; il en sera ce que Dieu voudra ; attendons.

Madame ….. et ses enfants sont ici venant de Tours et allant à…. J’ai été heureux de les voir 2 fois et je les verrais mardi. Peut-être leur ai-je appris quelque chose sur Paris. Elles m’ont certainement révélé des faits nouveaux pour moi. A Tours elles ont soigné des milliers de blessés et de malades français et allemands ; elles ont été en rapport avec les états majors des deux armées, avec les intendants et elles me semblent assez mal édifiées de ce qu’elles ont vu. Les soldats leur ont donné quelque consolation, les officiers leur ont souvent fait peine. Nos intendants leur font honte. Quant à nos ennemis je crois être en parfaite harmonie de pensée avec elles.

20 février

Les lettres arriérées m’arrivent par avalanche, datées les unes du 7, les autres d’octobre, de novembre, plusieurs mêmes du commencement de janvier. Elles se sont amoncelées à Tours à Moulin et portent les indications et les timbres les plus variés. Par leur nombre et par la diversité des voies qu’on tentait pour me donner des marques de souvenir, elles me sont précieuses et je les lis avec un véritable attendrissement. La correspondance courante n’est pas moins active mais elle n’a pas encore trouvé cet équilibre du temps et les distances qui marquent la régularité des services. J’ai aujourd’hui le premier envoi de Marie Mennissier, son gendre le colonel Léon est prisonnier à Mayence et la présence de Berthe et de ses enfants la  soutient contre le chagrin d’avoir un lot de nos officiers et  800 de nos hommes atteints par le feu et le fer.

Emmanuel a conservé sa recette de Romorantin ; Thècle et Marie se multiplient pour épargner à leur mère les fatigues et les amertumes de l’occupation étrangère. Quant à l’argent qui ne peut rentrer, ma pauvre amie le traite comme un détail et avec le dédain d’un grand cœur, je sais pourtant qu’elle n’a pas de superflus.

21 février

Un imprimé bordé de noir m’apprend la mort du baron Christian de….. qui s’est éteint au mois de novembre à plus de 84 ans dans le manoir de…. (Près de Thiers). J’ai aussitôt écrit à la veuve. Je vois tomber autour de moi des hommes de mon âge et je devrais être préparé à la perte des protecteurs de ma jeunesse, d’hommes qui étaient déjà avancés dans la vie quand j’y entrais à peine. Mais des liens honorables et affectueux ne se rompent pas au bout de 40 ans sans un déchirement de cœur. On n’en renoue plus d’équivalent et l’on tremble pour ce que la providence vous laisse, pour ce qu’elle peut redemander d’un jour à l’autre. La solitude se fait autour de nous et il n’est pas bon de vieillir. J’ai dit à la première partie de ces souvenirs ce qu’ont été dès 1830 mes relations avec ces familles.

23 février

Sans écrire l’histoire de l’invasion prussienne, je prends note des faits qui viennent à ma connaissance par des voies sûres. En voici un : Monsieur Domon a reçu une demande de prêt de 60 000 Francs du maire de Triel dont la commune a été frappée de cette taxe après 4 mois d’occupation et de réquisitions de toute nature. L’officier allemand chargé de lui signifier cette nouvelle exigence n’a rien voulu écouter et lui a donné 48 heures pour se procurer la somme indiquée, lui disant que, faute de la trouver prête aujourd’hui à 1 heure, il amènerait un juif, le ferait entrer dans chaque maison et lui vendrait le mobilier des dits administrés selon sa propre estimation jusqu’à concurrence du chiffre demandé.

24 février

J’ai négligé de copier dans les journaux les actes de l’assemblée de Bordeaux et la composition du nouveau Cabinet ; mais j’ai su chez maître Moitessier que monsieur Buffet son neveu refuse le portefeuille des finances qui lui était réservé. Dans sa famille, il allègue la répugnance qu’il éprouve à se trouver au pouvoir dans un moment où ses collègues du 2 janvier peuvent être mis en accusation. Les journaux de ce matin donnent une autre raison de cette abstention. Député des Vosges il ne voudrait pas avoir à signer un traité qui séparerait la Lorraine de la France. Un très honnête homme est toujours désirable au gouvernement et Monsieur Buffet mérite à tous égards cette qualification ; mais j’admets sa réserve et je ne crois pas impossible de trouver un financier qui offre des garanties, il faudrait un Colbert ou un comte de Vellèle pour mettre ordre à nos affaires et pour refaire la fortune publique et ce phénix sera difficile à découvrir. Un loyal administrateur ne fera certainement pas défaut si l’on veut le chercher.

Tardure vient de me raconter la mort toute récente de son confrère Monsieur de Guise et c’est un point à ajouter au dossier des violences de l’invasion. Le médecin qui a eu dans le monde parisien une notoriété considérable s’était retiré aux environs de Dreux ; les Hulans sont venus s’installer chez lui et ont voulu lui prendre un cheval ; comme il refusait de le livrer, l’un d’eux la saisi par le cou avec assez de brutalité pour qu’il s’affaissa sur lui-même sans connaissance. Quand le mouvement revint, le délire était complet et quelques heures après la mort dénouait ce drame odieux. Le Dr de Guise était âgé et très replet, il n’a peut-être pas été absolument étranglé mais une congestion a pu résulter de l’inqualifiable traitement qu’il a subi.

26 février

Monsieur Davillier sort de chez moi. Il arrive de Barante et m’a donné de bonnes nouvelles de tout ceux qui y sont réunis, il était allé hier chez lui à Margeney et bien que son habitation soit occupée par le prince héritier de Saxe, on y a volé des matelas et son argenterie. Seulement les voleurs ont été déçus ; ils ont cru s’approprier du métal fin, et ils n’ont eu que du … Il m’a annoncé l’entrée des prussiens pour demain et m’a donné des conditions de la paix sur des renseignements qui lui venaient de l’ambassade d’Angleterre : cession de l’Alsace et de la Lorraine allemande (on dispute encore  sur Metz et Belfort), contribution de 9 milliards (on débat la question de savoir si les réquisitions opérées jusqu’ici compteront dans ce chiffre).

Monsieur Thiers négocie depuis une semaine et jamais situation pareille n’a été faite à un homme parti de si bas et arrivé au pouvoir par de tels chemins. Fondateur du National, auteur d’une histoire de la Révolution qui fut en son temps une machine de guerre contre la branche ainée de la maison de Bourbon, il a participé à la Révolution de 1830 et a escaladé le Ministère presqu’aussitôt après. Chacun sait son histoire de cette époque et les légitimistes seuls ont oublié Donitz et Blaye. La coalition de 1839, les complications de 1840, les fortifications de Paris, une opposition de plus de 7 ans au cabinet Guizot, une intrigue a donné la régence à Monsieur le Duc d’Orléans, une autre intrigue donnant la présidence au prince Louis Napoléon parce qu’il semblait facile de le jeter par terre. Un brusque revirement dans l’esprit de l’histoire du Consulat et de l’Empire quand l’admirateur de Napoléon 1er a vu Napoléon III tenir aux Tuileries, voila des points de repère qu’il ne faut pas oublier. Mais après les avoir noté, il y aurait ingratitude à méconnaitre l’activité vraiment prodigieuse déployée par le petit vieillard depuis le 4 septembre et l’importance des services qu’il a rendus au pays.

Au faite où il se trouve placé, il met en œuvre tous les instruments qui lui semble devoir être employés avec utilité, le duc Albert de Broglie est nommé ambassadeur à Londres. Je lui connais un noble caractère, une moralité rigide, une religion sincère et éclairée, un savoir profond et étendu ; mais j’ignore ce qu’il vaut pour les affaires et il débute par  où les plus grands diplomates finissent leur carrière. Jamais poste n’a été plus difficile à occuper que celui de représentant de la France à Londres en des circonstances où le Cabinet de Sir James après nous avoir abandonné voit la Prusse, la Russie, l’Amérique du Nord alliés étroitement et menaçant la grandeur du Royaume Uni. Le Canada convoité à Washington, Constantinople redevenant l’objectif de l’héritier de Nicolas.. ; et l’extrême Orient pouvant subir le contrecoup des complications européennes, tels sont les sujets de méditations imposés aux hommes d’état de la Grande Bretagne et la France abattues ne pourra leur prêter les secours qu’ils ont reçus en 1855 – 56.

On pense à Melchior de Voyüé pour l’Ambassade de Constantinople et je ne connais pas plus ses aptitudes d’homme d’affaires que celles de Monsieur de Broglie. Mais je suis complètement édifié sur sa valeur intellectuelle et morale, et de longs séjours en Orient lui donnent une connaissance du terrain que n’ont pas eu tous ces devanciers à Péra.

27 février

Les Prussiens seront dans Paris mercredi matin, ils occuperont tout le 6e secteur, c’est-à-dire l’espace compris entre la Seine, le faubourg St Honoré et les Ternes ; A moins d’une inéluctable obligation, je ne paraitrais pas de ma personne dans la partie de notre ville où je serais exposé à les rencontrer, et je voudrais que la solitude se fit autour d’eux et sur leur passage quand leur armée défilera. Je n’ose espérer qu’il en sera ainsi et que toute la population parisienne partagera mes idées sur la dignité patriotique dans ces lamentables circonstances. Déjà la nuit dernière, des gardes nationaux des quartiers excentriques se sont réunis en armes et sans ordres, se sont postés, tambours battant vers le point du jour et les barrières des Ternes pour s’opposer à l’entrée des Allemands qu’ils supposaient fixée à ce matin. Un ordre du jour du Général Vinoy averti les habitants et notre milieu bourgeois des suites qu’entrainerait une imprudence de ce genre.

Mercredi 1er mars

Après quelques promenades, après l’enlèvement des canons de la Garde Nationale et la confection de barricades à Montmartre où l’ennemi ne songe pas à pénétrer, nos tapageurs ont reçu du journal de Rochefort et de celui de Félix Pyat l’avis formel de rester tranquille ; sans être sorti de chez moi j’ai (à 3 h) la certitude que cette consigne a été observée. J’ignore si le vide s’est fait sur le passage des allemands ; ce serait plus digne et j’ose à peine l’espérer ; mais rien n’est survenu jusqu’ici qui puisse autoriser des violences et l’humiliation ne sera pas suivie d’une catastrophe. Il fait le plus beau temps qu’ait pu souhaiter le roi Guillaume. La Bourse est fermée et la plupart des journaux s’abstiendront de paraître pendant l’occupation du 6e secteur par les Prussiens et cela en vertu de résolutions spontanées du syndicat des agents de change et de celui de la presse.

De tristes nouvelles me sont arrivées du dehors : Madame Pyrent vient de perdre sa mère et a eu sa petite Edmée sérieusement malade. Eugène Dodun est mort à Bruxelles il y a déjà plusieurs mois et cette mort a quelque chose de mystérieux et peut-être de terrible qu’il n’est pas nécessaire d’approfondir ici. Je l’ai connu tout enfant en 1831 et ce que j’en pourrais dire ne ferait pas une oraison funèbre bien édifiante. Je me bornerai donc à plaindre la pauvre Mathilde Visconti qui a eu le malheur de l’épouser, la faiblesse de l’aimer et qui ajoute à tout cela l’honneur peu mérité de ses regrets. J’ai noté dans ce journal mes vieilles relations avec ses parents et les rapports que j’ai eus avec elle l’hiver dernier. Trois de ses fils sont soldats ; l’ainé était à Burchoffen avec le colonel de…… et s’y est bravement conduit, il parait devoir être un honnête garçon avec des facultés intellectuelles un peu courtes peut-être et avec un très léger bagage scolaire. Il est cuirassier.

2 mars

Le général Claremont avait fait dire qu’il était arrivé, je lui dois tant que j’étais pressé de le remercier et qu’au risque d’apercevoir des prussiens je suis allé chez lui ce matin. Mais j’ai pris des chemins si écartés que pas un casque germanique n’a blessé mes regards. Après les premiers souhaits de bienvenue, il m’a lu le journal Officiel et m’a appris que l’assemblée de Bordeaux a ratifié les préliminaires de paix à une grande majorité et que Monsieur Fabre doit être depuis ce matin à Versailles pour obtenir, conformément à l’article 3 du dernier armistice, l’évacuation immédiate du 6ème secteur.

Monsieur Claremont s’exprime fort librement sur Monsieur de Bismarck et sur les procédés de l’armée allemande ; mais il parle avec la même franchise de l’ineptie du gouvernement de la défense nationale. La fameuse phrase de notre avocat-ministre : « pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de notre citadelle, a réduit le cabinet anglais à l’inaction malgré un certain fond de bon vouloir et le sentiment de ce qu’il en pouvait coûter au Royaume-Uni de laisser écraser notre pays ». Quand il est parti, le général (alors colonel) a voulu voir Monsieur Fabre et lui a demandé s’il avait quelque commission à lui donner pour Versailles ou pour Londres, et il n’en a rien tiré qui lui permit de faire acte de sympathie et de presser Monsieur de Granville de prendre attitude. Il croit du reste le ministère Whig très fort en dépit du revirement de l’opinion en notre faveur et attribue à Monsieur Gladstone et à ses talents économiques la meilleure part de cette solidarité du cabinet. On l’attaquera vivement mais il triomphera.

Monsieur Claremont croit comme moi que nous sommes au début d’une phase nouvelle de l’histoire et que la vraie civilisation a reculé de plusieurs siècles depuis le 15 juillet. Il ne doute pas de l’éminence d’une lutte contre le parti avancé et il déplore cette perspective tout en affirmant le prompt et facile triomphe de la cause de l’ordre.

3 mars

Tout est terminé et ce matin l’évacuation du 6e secteur par les Prussiens était un fait accompli ; je l’ai su par Monsieur Malouet qui est venu me voir à 10 h et mon fils qui rentre de l’Appel me confirme la nouvelle.

J’ai eu le grand loisir pendant ces 3 jours grâce à la suspension de mon enseignement et aussi à l’obligation que je m’étais d’éviter toute apparition inutile dans les rues, toute occasion de rencontrer nos ennemis.

L’oisiveté me pèse ; tout travail sérieux m’était impossible. J’ ai voulu tuer le temps par une lecture qui occupa mon esprit sans le fatiguer et j’ai pris un livre de Monsieur de Valbezen ; les Anglais et l’Inde, auquel nos relations de cet hiver donneront un intérêt particulier, l’auteur a vécu dans l’Inde où il était consul de France ; il s’est donc très bien ce qu’il dit, et un lecteur sérieux trouve toujours sa pâture dans les ouvrages qui offrent cette garantie ; il a beaucoup d’esprit, des mots heureux, du trait, des aperçus ingénieux et piquants, et quelques inexpériences d’écrivain, quelques phrases embarrassées ou boiteuses ne choqueront que des pédants ; je n’en parle donc pas. Ces tâches là sont d’ailleurs très rares, et elles montrent seulement qu’on a affaire à un homme du monde et non à un auteur. J’ai relevé dans ce journal une naïveté de Monsieur de Valbezen au profit de Monsieur de Gentis ; était-elle volontaire ou roulait-elle de source ! je laisse la solution du problème à d’autres.

Toujours est-il que dans son livre ; il tient à ne pas paraître naïf. Il se montre franchement hostile aux philanthropes qui ont ruiné les colonies anglaises des Antilles et qui ruineront l’empire britannique de l’Inde avec la maxime que ce grand pays doit être gouverné par lui-même et pour lui-même et non pour l’Angleterre et par les anglais. Il croit que les gens à éducation libérale qui trouvent là l’emploi de leur savoir aient des chances de fortune, forment des révolutions dans leur patrie faute de cet exutoire. Il n’est pas plus indulgent pour la société biblique et pour le parti des saints qu’irritait la tolérance religieuse de l’Honorable Compagnie et il invoque à l’appui de son opinion le bon sens si éclairé du Marquis de Willerey depuis Duc de Wellington. Il insiste à chaque page sur l’absence du sens moral chez les indous, sur leur complète indifférence au mensonge et au parjure, et il constate le peu de fruits que les missionnaires protestants ont jusqu’ici recueilli de leur labeur. Il proclame au contraire l’efficacité des efforts de la Compagnie pour détruire en certains districts l’habitude de l’infanticide, pour abolir partout le sacrifice des veuves, pour anéantir les Thugs ou étrangleurs, les Daturas ou empoisonneurs dont les crimes se comptaient par milliers, ou les Dacoits ou chauffeurs qui n’étaient pas moins redoutables.

D’excellentes indications statistiques, des renseignements curieux sur le commerce, des vues saines sur la condition des employés civils et militaires de la Compagnie déroutent un peu le lecteur habitué à chercher sur les bords du Gange l’arbre aux roupies ou la réalisation des contes des Mille et une Nuits, et, bien que la révolte  des cipayes et l’abolition du régime qui avait fondé l’empire indien aient changé bien des choses dans cette lointaine contrée, il y a encore grand profit et véritable agrément à lire ce volume. Terminons notre brève analyse par 3 citations qui étonneront les gens habitués à se faire un roman de l’Inde au lieu d’un tableau réel :
  1. De Calcutta Monsieur de Valbezen dit : «  quant aux soins de propreté, au nettoyage des rues et des ruisseaux, municipalités et habitants restent étrangers à ce service d’utilité publique exclusivement confié au zèle et aux bons soins de la population animale de la ville, population aussi nombreuse que variée ».
  2. Du pays en lui, il ajoute : « l’Inde n’est qu’un lieu d’exil une Sibérie tropicale sur le sol de laquelle l’européen ne s’acclimate pas et qu’il quitte le jour où il a assuré la paix de sa vieillesse. Le home pour le Nabab même est en Angleterre. »
  3. Enfin, il réduit à la prose la poésie du palanquin et il affirme qu’auprès de ce moyen de locomotion, les coucous, les voituriers et les coches semblent le dernier « mot de la civilisation et du progrès ».

5 mars

Tout annonce une prompte évacuation de notre territoire par l’armée allemande ; le premier versement de la contribution de guerre est prêt ; le monde financier est occupé des moyens de solder à bref délai les 5 milliards promis au roi Guillaume et la France délivrée pourra se recueillir, panser ses plaies, opérer dans son régime administratif et militaire les réformes indispensables, régler ses dépenses, préparer l’amortissement graduel de sa dette et ouvrir une ère nouvelle. Dans peu de jours, l’Assemblée de Bordeaux viendra, dit on, siéger à Versailles ; des ministres rentrés à Paris veilleront au rétablissement de l’ordre et au rétablissement des affaires.

Madame Mortissier que j’ai vue tout à l’heure a confirmé mon opinion sur Monsieur Caro. Présenté chez elle il y a deux mois il a débuté par un compliment sur sa beauté. C’est décidément sa manière. Elle l’a arrêté court en lui disant froidement : « Monsieur, voilà trente ans qu’on m’a dit cela pour la première fois, il y a prescription. » Et le galant philosophe est demeuré coi.

6 mars

Mon brave ami Le Maout part aujourd’hui ; il va en Bretagne chercher un repos dont il a besoin après tant de fatigue, et se retremper dans une vie calme après tant d’émotions. Son fils le rejoindra dans quelques jours pour trois semaines. Lui aussi aspire à revoir ceux qu’il aime après six mois de séparation ; mais il est avocat, et il a à défendre devant un conseil de guerre un garde national voleur et un assassin, et le devoir professionnel passe avant les intérêts du cœur, il se résigne quoi qu’il lui en coûte.

Je continue de recevoir des lettres ; il m’en est venu hier de Lorient et de Varsovie, aujourd’hui de Jersey, et toutes me prouvent que même en dehors du cercle des vrais amis on a pensé à moi. Quelques indices de rentrées se produisent ; j’ouvrirai vendredi mon cours de 1ère année avec une nouvelle élève. Madame Noël est venue chez moi ; Gabrielle Saunier m’annonce son retour.

Une dame, dont on n’a pas su me dire le nom est tombée au milieu d’une leçon et a dit qu’elle reviendrait. Il faut encore un peu de temps pour juger de ce qui se réalisera. Je ne compte sur rien et je ne serai pas déçu si la dernière demi-saison est nulle comme les trois premiers mois.

Mes enfants de Düsseldorf commencent à parler de retour et le bataillon de mon fils sera licencié demain.

7 mars

Ce matin, j’ai conduit le second fils de Monsieur Malouet chez Alexandre qui doit me renseigner sur la valeur morale d’un grand établissement de crédit où on pourrait le faire rentrer. Ce jeune homme sent la nécessité de faire quelque chose ; il répugne à entrer dans la carrière des emplois publics et il s’accommodera volontiers de tout ce qui ne compromettra en aucune façon la parfaite honorabilité de son nom. Après le noviciat indispensable, et dès qu’il aura acquis une certaine connaissance des affaires il est prêt à partir pour l’Amérique et même pour la Chine si ses futures chefs jugent à propos de l’y envoyer et c’est ainsi qu’il faut faire. Comme nous revenions de la rue de Londres, il m’a dit qu’il était allé hier à Viroflay. L’habitation de son père est intacte jusqu’ici parce qu’un officier général allemand y est logé et ne la quittera que vendredi. Celle de Monsieur de Marisy est absolument vide et l’on n’y voit que les restes de la paille qui a servi à emballer un mobilier tout neuf et une fort belle bibliothèque. Le tout est sur la route du Rhin. Encore un vol méthodique à mettre au dossier de nos ennemis.

Henri Standish est à Paris et sa première visite a été pour moi. J’étais chez Madame de Velling ; il m’y a rejoint et m’a ramené jusqu’à ma porte. Madame de Monchy et ses enfants sont depuis hier à Monchy où le duc a passé seul de rudes moments. Si la paix avait été signée deux jours plus tard, son château aurait été saccagé et lui-même aurait été envoyé à P…. Henri a été taxé à 9000 Francs pour la forêt de Morlet que les allemands menaçaient de brûler si cette somme n’était pas payée immédiatement. Il m’a appris la mort du jeune de Sunihac qui a succombé dans une ambulance du Mans aux suites d’une blessure.

Trois élèves me sont revenues aujourd’hui pour les cours.

9 mars

Alexandre m’a complètement édifié sur l’affaire qui intéresse Monsieur Malouet, et par Monsieur Henrotte nous aurons l’appui du Chef du Portefeuille qui a été longtemps employé dans sa maison de banque. J’ai donné avis de tout cela au Baron qui est venu hier en causer amicalement avec moi et qui a du aller ce matin remercier qui de droit. Vers 4 h j’ai trouvé Madame Serre chez sa mère et je dinerai tout à l’heure avec elles et Henri Standish  rue Royale en tenue de siège. On ne reprendra l’habit et la cravate blanche qu’après la signature définitive de la paix.

L’évacuation de notre malheureux territoire marche assez rapidement. Le grand Etat Major prussien quitte Versailles demain et déjà les ouvriers de Monsieur de Sully travaillent à approprier la grande salle de spectacle du Palais aux besoins de l’Assemblée qui s’y transportera de Bordeaux le plus tôt possible. Quant à Paris il parait menacé de quelque diablerie révolutionnaire. Un comité secret dispose de bataillons de la Garde Nationale ; un drapeau rouge flotte à la Bastille ; Les Communaux ont des canons à Montmartre et à la Place Royale. Tout cela peut avoir une issue ridicule ; mais on croit qu’il faudra de la poudre et du sang pour remettre les choses à leur place et ceux qui ont vu la bataille de Juin 1848 n’envisagent pas cette perspective sans une émotion pénible.

10 mars

Notre conversation du diner et de la soirée d’hier a naturellement roulé sur l’Angleterre, l’Impératrice et ses entours. Il est bien vrai que c’est le dentiste Evans qui a conduit l’ex souveraine jusqu’à Deauville. Il s’en était vanté à Bruxelles chez Madame Goethah devant ma femme et le mot d’arracheur de dents m’était venu à la pensée. Henri m’a assurée qu’elle voulait rester aux Tuileries et n’en sortir que publiquement et dignement comme la princesse Clothilde est sortie du Palais Royal. Monsieur Chevreau l’a décidée à fuir par la galerie du Louvres en la suppliant d’épargner à la France la honte d’un crime (qu’elle n’aurait pas commis). De là, l’ignoble fiacre de la rue Marengo, l’asile demandé au dentiste américain, l’acceptation de ses chevaux, de sa direction, de sa compagnie pendant le voyage. Le matin, le Duc de Monchy était allé la voir et le général Trochu venait de lui dire qu’il lui ferait un rempart de son corps contre l’émeute. En Angleterre elle a autour d’elle les Aguado, ses nièces d’Albe qui ne sont peut-être pas tout ce qu’il conviendrait et dont l’une se fait appeler Marie Stuart comme si Jacques … avait donné le nom de Stuart au lieu de celui de Fitzjames à son fils actuel le Maréchal de….. Les Ducs de Grafton qui descendent de Charles 1er, roi régnant au moment de la naissance de leur aïeule, se contentent du nom de Felzroy, et ils sont dans le vrai.

J’étais resté seul avec Madame de Veling quand Monsieur Donon est arrivé et nous a parlé d’une combinaison financière où il ferait entrer des banquiers hollandais et qui solderait immédiatement la contribution de guerre. Messieurs de Rothschild et ceux de leurs confrères qui opèrent avec eux se tiennent au contraire dans la limite stipulée de trois années ; et Monsieur Malouet me disait ce matin que Monsieur Pouyer-Quertier, Ministre des Finances, incline du dernier côté trouvant des inconvénients à jeter d’un coup 5 milliards en Allemagne. Je n’ai pas d’opinion faite.

12 mars

Alexandre va passer une semaine en Angleterre où l’appellent des affaires d’intérêts. Je lui ai fait mes adieux ce matin après la messe, et nous avons causé d’un emprunt émis par les Etats-Unis, ou plutôt d’une conversion de la dette 6 % américaine en obligation 5 % remboursable en 20 ans, 4 % remboursable en quinze ans, 4 % remboursable en vingt ans. La République trouve dans cette combinaison l’avantage de réduire l’intérêt de ce qu’elle doit et elle fixe l’époque d’un amortissement complet. Tout bien considéré, j’échangerai mes titres actuels contre pareille valeur en 5 % à 10 ans, j’y perdrais 200 Francs de revenus mais j’aurai un fond réalisable en cas de besoin. On commence à entrevoir la profondeur des abîmes causée par la révolution et la guerre, et le gouvernement de la Défense Nationale ne gagne pas aux découvertes que chaque jour amène. Le gaspillage a été au niveau de l’ineptie.

Edouard Muller est venu déjeuner avec nous et nous a raconté comment les choses se sont passées à Tours et à Bordeaux pendant que nous étions enfermés ici. Il nous a donné des nouvelles de quelques absents,  appris le retour de Jules Gautier, expliqué mort de Monsieur Gautier père de ce jeune officier de Mobile et communiqué ses craintes sur Monsieur Etienne Blanc qui a été comme affolé par les évènements et par la découverte d’une maladie de cœur assez inquiétante chez son fils Frédéric.

Je viens enfin de la rue Bellechasse où j’ai trouvé Monsieur Malouet et Monsieur Mounier. Celui-ci, destitué de la sous préfecture de Corbeil, m’a signalé un conflit entre Monsieur Thiers qui veut que la nomination des Préfets soit soumise au Conseil, et Monsieur Picard qui prétend y procéder tout seul en qualité de Ministre de l’Intérieur. En attendant que la question soit vidée, les départements sont fort mal administrés ; quelques uns même ne le sont pas du tout et ceux de la Drôme et de la Seine et Oise souffrent beaucoup de cette quasi anarchie.

Nous dinions hier chez Madame de Belleyme avec Tardieu, et si les prussiens ont fourni un élément assez malpropre à notre conversation grâce aux cartes de visites laissées par eux dans les maisons qu’ils ont habitées, ça a été un épisode fugitif et les noms de Béranger, de Ste Beuve, de Balzac nous ont donné une matière plus agréable. Nous ne nous sommes séparés que vers onze heures sans avoir trouvé le temps long.

13 mars

Une carte cornée du Général Claremont m’avait fait penser qu’il venait prendre congé. Je suis allé chez lui sans le trouver, mais j’ai vu sa mère et j’ai su d’elle qu’il ne part pas encore, il a eu une vive contrariété d’un débat parlementaire où il a été question de son départ de Paris. Il n’a quitté son poste qu’avec une extrême répugnance sur un ordre formel de Lord Granville, il trouve singulier que le ministère anglais n’ait pas coupé court à la discussion en assumant une responsabilité qui lui incombe toute entière et l’a écrit en ce sens.

J’ai commencé pour Marguerite Davillier mon cours de littérature du 17e siècle et j’ouvrirai pour elle jeudi le cours d’histoire correspondant. Deux personnes sont venues s’informer de ce que devenait mon enseignement pendant que je parlais, elles ont assuré qu’elles reviendraient. J’apprends le mariage de Marie Laffier avec Monsieur de V…. Elle est belle à miracle, bonne autant que belle, destinée à 200 000 livres de rente. Monsieur de V… a été nommé ici à propos de son duel avec Monsieur de Pompignan ; Il a trois fois la fortune qu’aura Marie, et il l’a dit aujourd’hui. J’aurais mieux aimé cependant un autre choix pour elle. Je n’ai jamais vu son fiancé bien qu’il soit l’ami de Robert de Belling.

Rien ne nous vaut en politique au moins à ma connaissance. Premier jour sans lettre depuis la reprise du service des Postes.

15 mars

J’ai des nouvelles de Cébazat et de Baclair. Edmée que sa mère croyait en convalescence a été fort malade et, pendant toute une semaine, a donné les plus horribles inquiétudes. Elle parait sauvée maintenant. Son frère fait sa première communion dimanche ;  Ses deux sœurs sont parties, l’une pour le…. (Ain) l’autre pour la Franche-Comté, et le vide s’est fait autour de leur mère qui, à l’exemple de Madame de Sévigné, s’était fait imprudemment une douce habitude de les voir sous son toit.

A Baclair, les faits marchent en sens contraire. C’est une grand-mère qui quitte enfants et petits-enfants après une cohabitation de sept mois, qui laisse Odet fort souffrant encore pour aller seule voir ce que la guerre a fait de son Lorey, et veiller à ce que la population pauvre du village ait du travail et du pain. Son départ est encore attristé par la mort à peu près certaine de Monsieur Morin, précepteur de son gendre, resté depuis 23 ans que sa mission est finie près de Monsieur de Montault père, et qu’on était habitué à voir avec lui partout où il allait. Depuis 3 jours il est sans connaissance. Je compte bien que Madame de Montbreton passera au moins 48 h à Paris ; elle me le dit d’ailleurs et projette un second séjour ici vers Pâques.

Quelques recrues me sont encore arrivées et le produit de mon enseignement équivaut à peu près à un des 4 termes de mon Loyer.

16 mars

Les préparatifs sont vivement poussés à Versailles pour l’installation de l’Assemblée qui s’y réunira lundi prochain. Je ne sais encore ce qu’elle fera et un jeune député de la Manche qui est venu me voir mardi (Monsieur Savary) me parait pas plus avancé que moi. Il ne suppose pas qu’on s’occupe d’une nouvelle Constitution qui n’aurait pas plus de chance de durée que ces devancières ; et pourtant, si précaire que soit une forme de gouvernement dans notre pauvre pays, il en faut une et ce qui se passe à Paris depuis le 27 février le démontre. Montmartre et Belleville ont toujours leurs parcs d’Artillerie.

Quelques signes rassurants se manifestent dit on ; une proclamation signée par 17 de nos 43 députés (17 des plus avancés) est pleine de conseils raisonnables pour leurs commettants. Des chefs d’industrie que je connais recommencent à travailler et les ouvriers leur demandent de les employer. Ce n’est pas général, et pour cause, mais une reprise d’affaires n’est pas impossible et la difficulté sera peut-être plus grande au début de l’hiver que pendant la campagne d’été où les industries du bâtiment vivront de réparation et d’achèvement des travaux commencés, et où ce qu’on appelle article de Paris aura à fournir les magasins de la province et de l’étranger, vidés après un chômage de 6 mois. La Bourse monte depuis trois jours avec suite de Résolutions.

17 mars

René Danloux est arrivé chez nous ce matin à 10 h 30 et nous nous sommes embrassés de bon cœur. J’aime à penser qu’Arthur, Marie et Alfred le suivront de près. Sa mine est excellente et son costume un peu germanique est porté de façon toute française. Interné  à Munster il n’a pas eu à se plaindre des officiers prussiens chargés de la surveillance de 250 de ses camarades et de deux milles de nos soldats prisonniers. La population n’a montré aucune hostilité, elle paraissait avoir gardé un souvenir plutôt favorable de l’ancien  royaume de Westphalie et du roi Jérôme. Il a même entendu exprimer un blâme sévère des excès auxquels l’armée prussienne s’est livrée chez nous et la crainte de représailles terribles dans un avenir plus ou moins éloigné. Il dit que la guerre a fait deux cent mille victimes allemandes et soixante mille veuves ; et ces chiffres qui auraient besoin d’être contrôlés assurément, ne semblent pas dépasser la vraisemblance. 

Chose horrible que ces grandes mêlées d’hommes ?  Je demandais à René des détails sur sa blessure. Il m’a répondu : « J’ai reçu un coup de sabre d’un colonel prussien ; Je l’ai tué » et il a ajouté qu’il l’avait fait enterré à côté de son propre lieutenant-colonel, et qu’ayant marqué la place de cette sépulture, il avait pu l’indiquer depuis au frère de son antagoniste qui avait procédé à l’exhumation du cadavre et qui, après en avoir fait constaté l’identité, l’avait fait transporter dans une tombe de famille. René est un homme du plus doux caractère et il se souvient encore du regard furieux que lui a lancé son adversaire en tombant devant lui.

C’était aujourd’hui comme un concours de revenants. L’institutrice de Madame … a paru au 4ème cours. Je n’ai pu lui dissimuler que je craignais un mauvais accueil pour la fille et la femme d’un représentant de la Maison Krupp et que d’ailleurs les familles allemandes seraient exposées à entendre dans mes leçons des appréciations qui pourraient leur être désagréables. L’institutrice s’est retirée, et Madame Daru, Madame de Thomassin et Madame Lecuyer qui étaient présentes ont exprimé vertement leur surprise qu’on ait eu la pensée de revenir comme si rien ne s’était passé depuis  six mois, s’asseoir près d’elles avec un tel nom.

J’ai revu Madame Malouet, et, le soi, Rémy a passé une heure chez moi. Il n’a pas eu trop à souffrir dans son Bouxières ; mais il a perdu sa belle-mère et une sœur, la première s’est éteinte à 82 ans, la seconde est morte ici, chez lui, d’une fluxion de poitrine pendant le siège.

19 mars

Hier, le gouvernement a voulu en finir par un coup de force avec les gens de Montmartre, et après une apparence de succès il a échoué. Les troupes ont fraternisé avec les Gardes Nationaux des faubourgs. A 10 h du soir, Monsieur Thiers est parti pour Versailles, ce matin, les ministres l’ont rejoint laissant Paris à lui-même. Monsieur Bauvier s’est établi d’autorité à l’Hôtel de Ville, et nous sommes entre les mains de gens qui ont fusillé le général Leconde et le général Clément Thomas en cumulant les trois ministères d’accusateur, de juge, et de bourreau. Le drame lugubre qui a eu lieu pour théâtre une maison et un jardin de la rue des rosiers est un embarras pour la nouvelle Commune qui ne sait trop quel parti tirer de son succès.

Mon fils est allé ce matin jusqu’au sommet de la rue de Clichy et s’est assuré que la butte est formidablement barricadée. Mais le reste de la ville n’a en rien la physionomie des jours d’émeutes. C’est une situation incompréhensible. Les prussiens vont-ils s’autoriser d’un évènement menaçant pour notre crédit ? Vont-ils vouloir occuper Paris et en faire un gage ? Je me le demande depuis 24 heures. Jamais l’horizon n’a été plus chargé.

Je viens de voir Madame Moitissier, son mari, ses filles, son gendre et avec celui-ci un mulhousien qui a pris part à la défense de Belfort ; puis Madame de Belling sa fille Madame Desserre et le Dr Worms, enfin Madame de Belleyme et j’ai trouvé chez tous une impression semblable à la mienne.

Voilà un jour de St Joseph bien troublé pour moi ; c’était la fête de mon père. Edgard Pyrent a du faire ce matin sa première communion (sa mère a aussi St Joseph pour patron) j’ai pensé à lui devant Dieu.

Une lettre de ma fille m’annonce presque son arrivée pour aujourd’hui, et, quelque impatience que j’ai de l’embrasser, je déplore la coïncidence de son retour avec des évènements si étranges et des complications si menaçantes. Comment mes deux chers voyageurs viendront-ils de la Gare du Nord chez moi ? Quelle sera la vie de Paris pendant une crise nouvelle où l’imprévu a une si grande place ?

20 mars

Mes enfants ne sont pas arrivés hier. Paul est allé les attendre à la gare, il est 10 h 30 il n’est pas rentré. Ma nuit dernière a été fort agitée. A 2 h du matin où j’ai entendu le rappel dans le lointain et le tocsin du côté du Panthéon sans deviner la cause de ce tapage, je l’ignore même maintenant.

A 8 h, j’étais à la Madeleine et j’entendais une messe pour le premier anniversaire de la mort de Madame Standiste. De là je me suis rendu rue de Bellechasse où j’ai donné une leçon à Geneviève Malouet ; à 2 h, j’étais dans ma salle où Madame Duvillier et Madame Lecuyer sont venues courageusement m’écouter parler de Lope de Vega. A trois heures, j’ai appris de Madame de Belleyme la mort de son mari qui s’est éteint hier après avoir vu Monsieur l’Abbé Langénieux, curé de St Augustin. J’ai fait ensuite une visite à Madame de Belling. Le soir, Paul de L’Epinay est venu, il a décidé Monsieur Podevin à repartir pour Bruxelles. Mon fils reste seul (11 h du soir).

La situation politique reste confuse. Le comité central s’est emparé des ministères ; il prétend gouverner la France entière et attribuer après lui cette toute puissance à une Commune qu’il fera élire après demain. En attendant, il supprime le Figaro et le Gaulois, il déclare qu’il accepte les préliminaires de la paix. Monsieur Thiers et son Conseil sont à Versailles où l’Assemblée Nationale a du se réunir aujourd’hui ; ils interdisent à tout préfet, à tout magistrat d’obtempérer à des ordres qui n’émaneraient pas du seul gouvernement que reconnaît la France et cela sous peine de forfaiture. Quelques milliers d’émeutiers sont partis en armes pour la ville de Louis XIV dans l’intention d’y faire un coup de violence. On n’a pas ce soir la moindre nouvelle de leur expédition. Une dépêche de Monsieur Thiers publiée à Rouen dit qu’il a 40 000 hommes sous la main et que le plus grand nombre des députés est à son poste.

21 mars

Mes enfants ont écrit qu’ils n’arriveraient pas, qu’Arthur pouvait recevoir une destination à laquelle il faudrait se rendre sans délai, qu’il ne pouvait donc risquer d’être enfermé dans Paris, et il voit juste en cela.

Une manifestation des hommes d’ordre a eu lieu aujourd’hui et le cortège sans arme a traversé la place Vendôme sous les canons des Communaux sans épargner les protestations contre le Comité Central. La prétendue marche sur Versailles a abouti hier à une parade ridicule. L’Assemblée a délibéré avec calme et a pris des résolutions fermes. La contenance des hommes du 18 mars parait embarrassée ; mais l’issue n’est pas encore appréciable pour moi et je me demande toujours comment on leur reprendra l’artillerie qu’ils détiennent, comment on leur comptera les trente sous par jour qui leur permettent de vivre sans travailler. La journée de demain sera peut-être décisive ;  ils prétendent faire élire une Commune. Tous les journaux même la Cloche et le Rappel s’unissent pour proscrire l’abstention aux honnêtes gens.

Je viens de diner chez Madame de Belling avec la Duchesse de Marnier, la Marquise de Chaponnay, Monsieur de Magrin et Monsieur Leclerc. Causeries aimables et cordiales. Madame de Chaponnay a fait beaucoup de frais de bonne grâce et d’esprit ; elle a passé le temps du siège à Nice avec Madame de Rothschild  et m’a raconté les tribulations de ses parents restés à Pinon et inondée de prussiens depuis Sedan.

22 mars

Une nouvelle manifestation sans arme a été accueillie à coups de fusils par les gardes du Comité Central postés place Vendôme. On parle de vingt victimes et je ne vois pas dans les groupes et dans les boutiques les dispositions indignées que j’y souhaiterais. Quelques bons citoyens armés vont ce soir de porte en porte pour déterminer les gens du quartier à se réunir à eux et ces démarches produisent peu d’effet au moins en apparence. L’Amiral Saisset nommé à Versailles Commandant Supérieur des Gardes Nationales de la Seine a dit hier en pleine chambre qu’il n’avait pu décider une force respectable à le seconder. C’est là un gros symptôme à signaler et l’évènement d’aujourd’hui lui donne encore plus d’importance.

Au milieu de ces complications, Monsieur Emmanuel de Flavigny vient d’être nommé Préfet du Cher. On lui avait offert Orléans qu’il a refusé à cause des liens qui l’unissent à l’Evêque ; Chartres aurait convenu à sa famille à cause de la proximité de Louye, il en a été question ; je ne sais ce qui a fait marquer cette combinaison, toujours est-il qu’il a cru devoir accepter Bourges et partir sans le moindre retard. Je l’ai mis en voiture à 9 h 30. Sa femme m’avait surpris ce matin avant mon déjeuner pour me demander si j’aurais à lui indiquer un jeune homme qui pu servir de Chef de Cabinet et vivre tout-à-fait dans leur intérieur. Je n’ai que mon fils qui n’a pas de vocation et qui a raison de vouloir rester indépendant.

Auguste de Belleyme est arrivé de Hambourg ; je l’ai vu au débotté ; il m’a donné des nouvelles toutes fraiches de mes enfants qu’il a quittés ce matin. Arthur attend le moment où il saura au juste en quelle ville est le dépôt du 2ème Chasseurs pour rejoindre, il pensait à laisser Marie chez ma belle-mère ; ce n’est certes pas le meilleur parti à prendre pour elle ; on aura le temps d’écrire pour l’en détourner.

Je suis fort troublé d’ailleurs par les bruits qui courent sur des concentrations de troupes prussiennes autour et à portée de Paris. On va jusqu’à dire qu’ils auraient signifié à Monsieur Thiers leur intention d’entrer ici dimanche matin dans le cas où on ne serait pas maîtres de l’émeute. Dieu seul peut nous sauver.

23 mars

Monsieur Jules Fabre a communiqué à l’Assemblée les dépêches échangées entre l’Etat Major prussien et le gouvernement de Versailles. Le Journal Officiel de l’insurrection donne de son côté le texte des documents de même nature échangé entre le Commandant allemand de St Denis et le Comité Central. Je ne vois rien dans tout cela qui ne soit fort inquiétant. Les meneurs de l’Hôtel de Ville renvoient à dimanche les élections municipales annoncées d’abord pour hier puis pour aujourd’hui ; ils n’ont pas passé une revue qui devait avoir lieu ce matin, seraient-ils embarrassés de leur situation ? Les hommes dévoués à l’ordre semblent sortir de leur torpeur. Ils gardent certains quartiers et en expulsent les fédérés. Les Maires de Paris, en vertu d’une délégation du pouvoir exécutif légitime, nomment l’Amiral Saisset au commandement qu’il n’a pu exercer hier. Le Colonel Langlois est son Chef d’Etat Major ; que sortira-t-il de la !

Parmi les victimes d’hier, on compte Monsieur Niel, beau-frère de Madame de Lannoy que j’ai connu à Gray et aïeule de trois de mes élèves. Il devait partir le matin même pour Dunkerque et avait retardé son voyage de 12 heures pour prendre part à la manifestation de la journée. C’est Madame de Lannoy qu’on charge d’annoncer cette perte cruelle à sa sœur.

Madame Emmanuelle de Flavigny est partie ce matin pour Bourges, je l’ai su à la porte de chez sa mère que je n’ai pas trouvée chez elle à mon grand regret après une séparation qui a du lui paraître pénible.

25 mars (matin)

A travers les agitations de la rue et à côté de mes leçons qui continuent de se faire avec régularité, j’ai, grâce à mon peu de sommeil et à mes habitudes matinales, des heures à remplir chaque jour, et ma correspondance si active qu’elle soit, n’y suffit pas.

Je lis donc chaque jour et je viens d’achever le gros ouvrage de Monsieur de Harthausen sur la Russie. Près de 2000 pages écrites par un allemand ne sont pas précisément un jeu ; et il m’a fallu prendre soixante trois pages de notes pour relever dans ce livre les assertions qui demandent à être vérifiées, les renseignements dont il est utile de tenir compte, les aperçus intéressants au point de vue de l’histoire, des mœurs, de l’économie politique ; les visées au moins spécieuses sur l’avenir d’un état né colosse, transformé et agrandi encore par une suite de souverains remarquables à divers titres et se transmettant comme un testament la poursuite des mêmes desseins et des mêmes ambitions.

Beaucoup de gens ne connaissent la Russie que par le livre de Voltaire sur Pierre le Grand ; par sa correspondance, par les mémoires de Monsieur de Ségur et par les écrits du Comte Jos de Maistre. En 1839, Monsieur de Custines que j’ai connu depuis et dont je goûtais l’esprit et la conversation a donné 4 volumes d’impressions de voyages qui ont fait scandale, dont l’Empereur Nicolas a été profondément blessé et auxquels il a voulu qu’on opposa une réfutation. C’est Monsieur de Hartausen qui a été chargé de cette tâche autant que je puis croire. Tous les moyens d’étude ont été mis à sa disposition ; il y a consacré le temps, les courses et le travail nécessaires, et il a donné une ouvre sérieuse. La passion contre la France s’y montre à plusieurs reprises, et l’écrivain a déjà toutes les haines et tous les mépris dont nous venons de subir les effets. Mais je n’hésite pas à reconnaître que j’ai beaucoup appris en le lisant.

Ce qui me reste de cette étude ne saurait être résumé ici ; j’en ferai l’objet d’un mémoire à part après quoi j’utiliserai dans mon enseignement ce que j’ai recueilli de notes rectificatives ou complémentaires de mes leçons sur la Russie ou de mes appréciations sur les Tzars, leur politique, leurs réformes comme sur l’esprit et le caractère de leurs sujets. Monsieur de Custines a donné des souvenirs de touristes ; Monsieur de Hartausen a creusé la matière et ce qu’il y a peut-être de complaisance officielle dans ses jugements n’altère pas la vérité d’une façon trop choquante.

Quand on souffre de l’état de son propre pays il est bon d’étudier la situation réelles des états qui grandissent et qui arrivent à peser plus que lui dans la balance générale, et je compte employer une partie de mes loisirs à m’édifier sur ces questions de politique contemporaine qu’on néglige trop ici quand on se croyait un grand peuple. Je vais étudier les étrangers et les étudier dans des documents non français pour échapper aux erreurs ou aux illusions.

8 heures du soir.

Les débats parlaient ce matin d’une entente entre le Comité Central et le Gouvernement. L’Officiel Parisien ne dit rien qui puisse y  faire croire et nombre de gens ont pris la fuite.

L’un des cours que je devais faire aujourd’hui n’a pu avoir lieu faute d’élèves, sur quatre inscrites pas une n’est venue. Le Moniteur garde ce soir une réserve prudente.

Des troubles ont éclaté à Lyon le 23, ce qu’on en raconte ne permet pas encore d’en mesurer la gravité.

26 mars

Ce matin, les affiches et les journaux nous apprennent que les essais de conciliation entre l’Hôtel de Ville et Versailles ont échoués, que certains Députés de Paris et des magistrats municipaux de 16 arrondissements sur vingt ont adhéré aux élections communales d’aujourd’hui.

Parmi les défectionnaires on compte Messieurs Clémenceau, Schoelcher, Desmaretz, (le dernier m’étonne). Parmi les résistants il faut nommer les maires et les adjoints des 7ème, 8ème,15ème, 16ème arrondissent ; Messieurs Carnot, Aubry, Denormande, Belliard, et qui plus est Monsieur Henri Martin demeurent donc fidèles à l’Assemblée. Je ne suis pas en mesure de juger les conférences qui ont amené cette évolution ; mais je me demande quelle opinion se font du suffrage universel les hommes qui nous disent de voter à l’instant même, sous le canon de Montmartre, sans rectification des listes électorales, sans contrôle pour la sincérité du scrutin, sans aucun moyen préalable de s’entendre sur les candidatures.

Le césarisme est devenu le seul moyen connu du gouvernement et tout homme qui arrive au pouvoir par une voie quelconque et sous un drapeau quelconque dit au peuple : « tu es souverain, mais tu es stupide, délègue à tel ou tel des droits dont tu ne saurais rien faire ; tu n’as même pas besoin de connaître le nom de tes mandataires ; il te suffit de les lire sur des affiches ou dans une feuille qui s’appelle l’Officiel et qui s’imprime au quai Voltaire ».

Mes enfants écrivent ce matin qu’on les envoie à Aude où ils devront être rendus en 6 jours. Ils quittent Bruxelles au moment même où j’écris cette note.

27 mars

Nous avons aujourd’hui de leurs nouvelles de l’Aigle ; ils sont passés à Mantes, bien près de nous, et ils seront ce soir à Tours.

J’ai pour ma part une excellente lettre de la Marquise de Navaillac ; profondément affligée de la mort de son neveu, elle me remercie de mes prières pour ses fils et me félicite d’avoir conservé mes neveux. Rougemont a eu son ambulance et sur 254 blessés, 16 seulement ont succombé. Ses parents sont à la Fortelle et leur pauvre Brie est plus inondée de prussiens que jamais depuis que Paris est en insurrection.

Le vote pour la Commune a donné ce qu’on devait attendre. 200 000 abstentions protestent contre les étranges noms qui sortent de l’urne et je suis encore en dessous du chiffre donné par le Moniteur de ce soir.

28 mars

En des temps agités comme celui-ci, il faut toujours être prêt à paraître devant Dieu. L’approche de Pâques donne à l’accomplissement de ce devoir une occasion toute naturelle et je m’en suis acquitté ce matin. Au retour de l’église, j’ai lu, dans le journal des Débats, le discours prononcé hier à Versailles par Monsieur Thiers et où pour la première fois, un homme d’état dit du haut de la tribune que si tous les droits de Paris doivent être respectés et garantis Paris de son côté doit renoncer à imposer ses caprices au pays. Il ajoute qu’il a trouvé la République établie, que ni lui ni ses collègues ne la trahiront, il travaille à cicatriser et il laissera à la nation restaurée le soin de décider sous quel régime elle veut vivre. Jamais langage si net n’a été tenu devant une Assemblée délibérante après une révolution républicaine et c’est encore une des originalités de la crise actuelle. Toulouse est rentrée dans l’ordre comme Lyon, reste Marseille et St Etienne.

29 mars

Saint-Etienne est, dit on, rentrée dans l’ordre et nos faiseurs d’affiches sont réduits à nous parler faute de mieux de la commune d’Algérie. Quant à celle dont nous ont doté 100 000 électeurs sur 350 000, elle s’est installée au bruit des salles d’artillerie et a essayé de se donner une illumination à l’Hôtel de Ville. Son Journal Officiel proclame l’assassinat des Princes, un devoir civique sans autre formalité que la constatation de l’identité. Dieu me préserve de dénier à un tel régime la puissance de faire beaucoup de mal, mais je me refuse à lui reconnaître la force de durer avec ces jolis principes.

J’ai reçu une longue et bonne lettre de Monsieur Malouet toujours à la Ferté Macé. Mes enfants se sont arrêtés à Brignac ; Marie y reste provisoirement ; Arthur doit être à Aude aujourd’hui ; il attendra seul le moment où il pourra songer à une installation, là ou ailleurs.

30 mars

Les journaux nous donnent un discours de Monsieur Thiers d’où résulte qu’une dernière convention signée avec l’Etat Major prussien règle l’alimentation des troupes allemandes de façon à épargner aux habitants des départements traversés ou occupés les réquisitions et les exigences arbitraires. Le chef du pouvoir exécutif a ajouté que le rapatriement de nos prisonniers, un moment suspendu, va continuer de s’opérer régulièrement. D’autre part, l’Officiel de la Commune nous apprend qu’il n’y a plus de conscription, que remise est faite aux locataires des termes d’octobre, de janvier et d’avril et que les baux sont résiliables à leur gré.

Heureux les temps où l’on s’agitait pour des questions de philosophie ou de théologie ! La correspondance de la Mère Agnès Arnauld que je lis dans ma salle de cours à moments perdus, me reporte vers une de ces époques privilégiées : style terne comme celui de tout Port Royal à la réserve de Pascal, piété minutieuse, peu de notes à prendre en somme ; cela donne l’idée de vertus ennuyeuses. Certain fond de raison chez cette bonne religieuse contraste avec la passion du lieu. La Mère Agnès dit au sujet des 5 propositions : «  c’est assez de savoir que le Pape a envoyé la Bulle et qu’en qualité de filles de l’Eglise, nous sommes obligées de révérer tous les décrets du Saint Siège ». Sur la fréquente communion elle écrit à la sœur de Saint Joseph Médorge : « Jésus Christ se donne en qualité de viande, voulant traiter nos âmes comme nos corps qui ne subsistent que par la réitération de la nourriture. Ainsi les imparfaits ont droit de communier souvent, pourvu que ce soit à dessein de l’être toujours moins et de demeurer à chaque  communion quelque chose de la source de péchés qui est en nous ». Sur le miracle de la sainte Epine elle est d’une vivacité qui contraste avec ces deux textes ; elle va jusqu’à comparer la guérison de Marguerite Perrier à la résurrection de Lazare.

J’ai des lettres de Madame de Montbreton, de Madame de Marbot et de Madame Pyrent apportées dans cet ordre par les facteurs des huit et dix et de deux heures. Le service des Postes se fait donc en dépit de l’occupation de l’hôtel de la Direction par les Délégués de la Commune.

31 mars

La Poste n’existe plus pour nous depuis ce matin, et, sous ce rapport, nous sommes en pire situation que pendant le Siège, car il n’y a pas de ballons et le service intérieur est supprimé comme celui du dehors. Les communications avec Versailles par les voies ferrées sont suspendues ; les portes de la ville sont fermées, et je ne  suis pas bien sûr, malgré ce qu’on m’a dit, que les trains de la ligne d’Orléans et de la ligne du Nord  partent encore. J’ai un intérêt sur le premier de ces deux chemins de fer ; le maitre d’hôtel de Madame Muller doit retourner à Brignac et porter des effets et des lettres à mes enfants.