Juin 1900

Vendredi 29 Juin 1900

Voici un cahier que je commence à Paris mais que je n’y continuerai pas longtemps car mon départ pour Boulogne est bien prochain. Il est avancé, grâce au séjour de nos amies Valentine et Henriette. Grand’mère veut que je l’aide à les recevoir et que je les occupe aux heures de leçons des jumelles. Quelle vie vont-elles me faire mener ?..... Si Valentine est consolée de ses déceptions nous allons retomber dans l’existence folle, pleine de mouvement que nous avons eu l’été dernier. Et, pour l’heure présente, je ne suis guère en état de m’amuser et de les amuser. Mes tristesses et mes préoccupations d’avenir font de moi une compagne bien maussade. D’ailleurs je suis navrée de quitter Paris si tôt, j’aurais voulu y passer tout Juillet et je sens aussi qu’à l’automne je serai encore plus désoler d’abandonner Boulogne pour rentrer ici. Notre appartement sera une tombe l’hiver prochain. Mes militaires seront dispersés et seule, sans mes frères, sans Henri qui sera au loin, que deviendrai-je. Si encore je conservais ma Mimi ?.... Il y aura sans doute Christian mais Christian n’a plus pour la fiancé d’un autre la tendresse qu’il a eu pendant douze ans pour sa "sœur Manon".

Me suis donc fait encore une illusion en pensant que mes amitiés subsisteraient après mon mariage. Je crois à Henri l’âme assez grande pour n’être pas jaloux de ceux que j’appelle "mes amis" ; il ne cherchera pas à les enlever de mon cœur mais ce sont peut-être eux-mêmes qui vont se détourner de moi. Christian, Mimi, Léon, mes frères et ma sœur d’adoption ne vont plus m’aimer comme avant. Les deux jeunes gens surtout se glaceront peu à peu ; ils ne me diront plus leur âme car ils penseront que je suis morte pour eux en devenant la femme d’un autre. Et cette éternelle fraternité de cœur que nous nous sommes promise si souvent, n’était donc qu’un mensonge. Non ! non ! je n’y puis pas croire. L’amitié ne trahit pas, il n’y a que l’amour qui trompe….

Juillet 1900

Dimanche 1er Juillet

Une journée à Boulogne et par un vilain temps de pluie. Henri, Valentine et Henriette sont venus. Rien d’intéressant à noter ni dans ma vie du dehors ni dans ma vie du dedans. Ce soir je me suis surprise à chanter mais cela ne veut pas dire grand-chose. Je ne suis ni gaie, ni triste, j’essaye de me con fier à Dieu en fermant les yeux à tout. Je ne veux pas m’écouter car il y a toujours une voix qui pleure en moi !...

Lundi 2 Juillet

C’est aujourd’hui le 26ème anniversaire du mariage de papa et de Maman. Maintenant nous ne les fêtons plus ; depuis la mort d’Henri, tout s’est assombri dans notre vie de famille.

Nos amies Bonnal arrivant Mercredi à Boulogne, j’y partirai sans doute jeudi pour quelques jours…………………..

Ici les heures sont douces, malgré certaines tristesses, je voudrais les prolonger à l’infini.

Mardi 3 Juillet

Hier, dans la rue nous avons rencontré Christian qui venait à la maison. Avec lui je suis aussi douce et affectueuse que possible. Il est triste, la pensée de mon mariage lui fait mal. Et puis il a peut-être d’autres peines, des chagrins d’amour. Il avait trouvé la femme de ses rêves, la femme idéale et il ne l’aura jamais… jamais ! Pauvre ami, il souffre, il dit qu’il ne se mariera pas et que n’ayant pas eu de foyer dans sa jeunesse il n’en connaîtra pas non plus les douceurs plus tard comme il l’avait espéré. Seul d’un bout de l’existence à l’autre, oh ! quelle lamentable vie ; il ne la lui faut pas, à mon frère Christian ; je le sermonnerai la prochaine fois que je le verrai, les confidences qu’il a confié un jour à mon amitié m’y autorisent ; jamais je n’y ai fait la moindre allusion jusqu’à présent mais puisque je suis peut-être la seul à laquelle il ait dit cette parie de son âme dans une heure d’amollissement, je dois le conseiller, l’encourager !.....

Marie arrive demain avec son mari et son fils. Je vais donc enfin le connaitre, mon cher petit Tony. On m’a dit qu’il criait beaucoup mais je suis sûre que cet enfant est délicieux. Je compte les heures qui me séparent du moment où je pourrai l’embrasser.

Mercredi 4 Juillet


Enfin ! j’ai vu Tony. Je l’ai vu téter, dormir, crier, c’est à peu près tout ce qu’il sait faire. C’est un gros poupon, il  n’est pas joli, joli garçon mais je l’aime beaucoup tout de même. Je le reverrai demain, à Boulogne où l’on doit le présenter à son arrière grand’mère. Monsieur Tony a de jolis yeux bleus, un amour de petit nez et une grande bouche. Ilo n’est pas encore à l’âge où les enfants sont très intéressants, mais pour mon compte je les aime dès leur premier instant de vie.

Henri est venu ce soir ; je ne le verrai pas avant dimanche. Cette petite, toute petite séparation va-t-elle nous sembler longue à l’un et à l’autre ? Je pars demain pour Boulogne. Mon âme est heureuse et navrée, mais plus navrée qu’heureuse. Mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi un courage, j’en ai un immense besoin. Je vais mettre mon cher mort au cercueil une seconde fois.

Jeudi 5 Juillet - Boulogne


Me voici toute seule dans l’appartement du second à Boulogne…. Il est 10 heures et ma pensée s’envole vers les amis absents. Tout est calme et divinement recueilli autour de moi et je trouve même que cela l’est un peu trop car j’ai peur d’avoir peur. Ici, je suis entourée de souvenirs mortuaires. La chambre où je vais passer la nuit, ma chère chambre d’été, est celle où notre Henri a exhalé son dernier souffle. Il flotte dans l’atmosphère silencieuse qu’il emplit d’une sensation de regret et de mélancolie. Puis, dans le couloir, je viens de me heurter à la malle du pauvre Benjamin, cela m’a produit une sensation étrange, comme si je tombais sur un cercueil. Je songe aux disparus dont les souvenirs me cernent de si près et j’ai peur de m’enfoncer dans cette rêverie qui m’impressionne douloureusement. Je vais donc gagner mon lit et essayer à rester sans pensée le plus promptement possible. Mais auparavant j’envoie le plus affectueux des bonsoirs aux chères images qui habitent mon âme et qui, à cet instant, surgissent plus impérieusement dabs ma vie, réclamant, comme leur dû, ce tribu quotidien de mon affection.

Vendredi 6 Juillet

Hier, la crainte que j’avais de me laisser envahir par les souvenirs mauvais qui se présentaient à mon cœur et à mon esprit a fait que j’ai cherché un refuge dans le sommeil sans avoir rien  dit de notre journée. Arrivée le matin, j’ai trouvé nos amis Bonnal installées de la veille et bien heureuses d’être à Boulogne. Dans l’après-midi, j’ai revu mon Tony que j’ai porté, bercé, pouponné malgré la peur que j’avais de casser cette frêle petite chose.

Puis, nous avons eu la visite longue, très longue, du beau Comte Henri de Solminihac. Il est resté avec nous de 4 à 7 heures et cette longue station ne lui a sans doute pas suffi parce qu’il a beaucoup insisté pour que nous allions à la musique militaire le soir même. Après le dîner, Lucie nous a conduites, toutes les cinq, au parc de St Cloud où de Solminihac et de la Grondière sont venus nous faire leur cour pendant que l’orchestre chantait et pleurait tour à tour sous un grand ciel nuageux……….

Aujourd’hui, Jeanne vient de ranger ma chambre. Je la retrouve un peu telle qu’elle était l’an dernier….. Mais il y a sans doute quelque chose de changer dans mon âme. Quelques objets, ensevelis pour l’hiver, ont fait monter des larmes au bord de mes yeux par leur seule vision. Et puis je viens de découvrir mon Christ d’ivoire que je trouvais si doux et si suave….. Cette année il me fait peur, je ‘ose pas le regarder, il est trop blanc sur l’ébène de sa croix, trop sévère, trop rigide – (ou mon âme est trop lâche et trop mauvaise). Ce soir au sortir d’un très gai dîner de jeunes gens et de jeunes filles auxquels l’ami Christian a communiqué son bel entrain, je suis toute triste et désorientée. Les grands éclats de rire me font mal, ils effarouchent quelque chose dans mon âme. Je suis dans une de ces heures grises où la vie m’apparait comme une interminable steppe tout hérissé de ronces. Il me semble que je dois y marcher seule et lasse jusqu’à l’horizon qui se recule toujours. Je demande pardon de cette pensée navrante à celui qui m’a tendu la main pour me conduire à ses côtés dans ce voyage qui me fait peur. Et pourtant, malgré l’affection et le dévouement d’Henri sur lequel je compte, j’éprouve l’horrible sensation d’être seule – oh ! seule ! si seule !.....

Samedi 7 Juillet

Il est 10h ½. Nous revenons de la musique militaire où l’aimable de la Grondière (revenu de Paris tout exprès, dans la pensée de nous rencontrer, a-t-il dit) nous a fiat une longue visite. Nous avons causé assez intimement, Henriette et moi, en revenant du parc de la Mairie et nous avons continué cette conversation qui nous intéressait dans les allées du jardin pendant que Valentine, Geneviève et Kiki organisaient des parties de plaisir pour les jours suivants. Ici,  pas le temps de s’ennuyer si le mouvement et l’exubérance de la vie suffisaient à la combler. Je suis un peu fatiguée car nous sommes allées, les jumelles et moi, aux Quatre-Chemins. Le trajet que nous avons fait est un vrai voyage. Nous avons rencontré tante Gabrielle qui s’est montrée aussi aimable que possible mais que nous aurions préféré ne pas voir car nous avions l’air de pauvres abandonnées. Il parait que je parais si vieille, au dire de grand’mère, que je puis maintenant servir de mentor à mes sœurs.

Dimanche 8 Juillet

Ils s’apprêtent tous pour une promenade à bicyclette. – Oh ! l’amusant rendez-vous que Valentine et Kiki ont donné à Louis de la Grondière. Elles ont fait leur coup hier soir, à la musique, devant grand’mère qui ne s’est doutée de rien. Les têtes de Valentine, de Marguerite et de la Grondière étaient courbées sur le même programme qu’ils faisaient semblaient de lire très sagement et de discuter tandis que grand’mère les surveillait de tout le pouvoir de ses yeux et de ses oreilles.

« Nous irons à bicyclette demain », murmura Valentine d’une voix faible comme un souffle. « Ah ! l’Invitation à la Valse de Weber », reprenait la Grondière. « Où ? » - « A la Grande Cascade, Thèmes et Variations », ajoutait Kiki – « Gavotte Ninon – A quelle heure ? », demanda encore l’officier. « A 10 h ½ », répondait Valentine. Et c’était fait. Aussi, en ce moment, s’apprête-t-on avec joie. Comme nos follettes le disaient hier, il n’y a aucun mal là dedans mais ce n’est si amusant que parce que c’est en cachette. Oh ! l’attrait du fruit défendu sur nous toutes, filles d’Eve !

Lundi 9 Juillet

C’est rue Cambon que j’écris ce matin. Hier la journée a été très mouvementée. Nous n’étions que 10 à déjeuner mais sur ce nombre il n’y avait que grand’mère de "parents", autrement dit de personne sérieuse. Pierre Machard et Georges Bonnal étaient mes deux voisins de table. Pierre est toujours très drôle ; quant à Georges il se débrouille un peu. Aussitôt après le déjeuner, mes sœurs et moi, nous sommes allées à notre réunion des Enfants de Marie. A 2h, nous étions de retour et trouvions Papa et Maman, arrivés pendant notre absence. Le capitaine Marc et sa femme, tante Nimsgern, Pauline et Marie vinrent ensuite et nous quittâmes promptement tout ce monde pour revenir ici où Henri avait annoncé sa visite. Cela m’a fait plaisir de revoir "mon fiancé". Puisqu’il doit être tout dans ma vie, il faut que je m’attache à lui de toutes les facultés de mon être.
Henri m’a causé une grande surprise en me demandant « ce que faisaient trois jeunes filles à 2h 07 minutes sur le quai de la gare d’Austerlitz ». Il était dans un train qui stationnait et il a eu le temps de nous voir assez pour me décrire nos costumes et nos attitudes.

Mardi 10 Juillet

Hier, comme nous sortions de la maison vers 1 heure et demie, nous sommes tombées dans les bras de Monsieur Moisy qui a voulu nous emmener dans sa promenade. Nous avons arpenté les Tuileries, la place cde la Concorde et les Champs-Elysées causant gaiement avec ce cher Monsieur. Je le voudrais heureux lui aussi, car c’est un charmant ami et, s’il y a eu quelques erreurs au début de sa vie (ce que je ne veux pas savoir) il a du les regretter suffisamment depuis. Mais il y a d’autres bonheurs qui me sont plus chers que le sien et pour lesquels je voudrais trouver des prières assez ardentes pour forcer le cœur de Dieu. Ma Mimi, mon Christian,  mon Léon, mes frères d’âme, ma douce trinité d’amis, voilà ceux pour lesquels je voudrais que la vie ne soit qu’un long et enivrant sourire…. Et plus près de moi encore il y a mes vrais frères, mes vraies sœurs, et encore plus près, si près cette fois que mon existence est liée à la même, il y a Henri. Le rendrai-je heureux ? Serai-je vraiment pour lui la femme douce et dévouée, celle qui lira son âme, qui en connaîtra tous les côtés beaux ou faibles pour ne jamais la heurter rudement. Souvent je le plains, le pauvre enfant ; je le sens rempli d’illusions sur la vie qu’il voit si belle, si riante au devant de lui et j’ai peur en songeant que c’est à mes côtés qu’il verra s’envoler peu à peu ses chimères, que c’est dans mes bras qu’il perdra ses rêves et qu’il les pleurera peut-être. Trouverai-je les paroles qu’il faudra pour consoler et encourager cette âme que Dieu me confie et moi-même rencontrerai-je dans Henri l’ami indulgent et tendre qu’il me faut !... Je ne puis pas considérer le mariage comme la plupart des jeunes filles qui en voient les avantages et les joies sans jamais songer aux sacrifices, aux devoirs et aux douleurs qui jaillissent de ce sacrement. Moi, au contraire, c’est la pensée grave qui m’étreint, qui m’oppresse te me fait peur. Je me sens au-dessous de mon rôle, indigne d’être la felle d’Henri et malgré ma bonne volonté, je redoute ma faiblesse. Je crains les rêves anciens, les deux chers rêves qui ont bercé ma jeunesse et qui me remonteront de temps en temps au cerveau et…. même au cœur.

Oui, deux fois déjà, on m’a aimée et j’ai cru à l’amour. Ce sentiment que je croyais immortel s’est éteint, la première fois dans l’indifférence et l’oubli et la deuxième fois dans une paisible amitié. Et je m’étais dit : « Plus jamais je ne croirai ! » lorsqu’Henri est venu à son tour. Longtemps, j’ai douté mais, à trois reprises, j’ai lu dans son regard un trouble, une flamme venue du cœur et puis son accent était sincère ! Quand il m’a dit qu’il m’aimait, son âme était sur ses lèvres. Alors j’ai cru et je me suis fiancée. Troisième et dernier rêve ! Maintenant mon âme est close et lorsque celui-là aura cessé de m’aimer d’amour ce qui arrivera et tôt peut-être, malgré sa bonne foi, il y aura quelque chose de brisé en moi, d’éteint à jamais.

« Toujours », c’est le mot le plus inventeur de la langue humaine ! Il n’appartiendrait qu’à Dieu de le prononcer et lorsque je l’entends sur des lèvres de chair, je suis prise d’un frison d’amertume et d’immense pitié. Et pourtant je le dis moi-même, ce mot, si ce n’est de bouche au moins au fond de mon cœur. Moi qui passe, j’ai la folie de tout vouloir éterniser et il n’y a rien qui me fasse plus souffrir que la fuite désespérée de tout.

Ne songeons plus aux anciens bien-aimés. Ils ont menti sans le vouloir et leurs paroles doivent être mortes comme leur amour. Je ne veux plus réveiller leurs regards éteints ni la fièvre qu’ils m’avaient mise au cœur. Tout cela est disparu, noyé dans le passé et les jours qui se sont écoulés depuis se sont transformés en siècles !

Une ère nouvelle commence, j’y entre l’âme blessée et lourde des douleurs d’antan mais pleine de confiance en Dieu. J’aurais repoussé Henri si je n’avais pas cru qu’il m’aimait vraiment et que je le ferais souffrir par un refus. Je l’ai accepté avec la ferme intention de lui donner tout le bonheur que je pourrai. Je l’aimerai mais pas autant que je l’aurai fait avant d’avoir joui et souffert, je l’aimerai comme je suis capable d’aimer maintenant. Mon Dieu faites que ce soit encore plus qu’aucune autre femme ne l’aurait fait !...............

Laissons ces sujets graves qui occupent souvent ma pensée, qui mettent des remords dans mon cœur et qui me font voir l’avenir en sombre. J’aurais tant voulu n’avoir qu’un seul amour dans toute ma vie !...

Aujourd’hui j’ai vu mon cher bébé Tony. Je l’ai trouvé encore plus gros et plus gentil que jeudi. Je vais le revoir tout à l’heure chez grand’mère Prat où nous dînons et à laquelle Marie ira présenter son fils à 6 heures. Il y a aujourd’hui un an que nous apprêtions pour le bal. J’étais bien fatiguée et souffrante mais si heureuse ! Ah ! que je voudrais revivre cette nuit malgré mon malaise. Pourtant je ne voudrais pas que mon pauvre Henri soit si près du terrible malheur qui allait l’atteindre. Il est vrai qu’il ne s’en doutait pas. M’aimait-il déjà un peu en ce moment-là ?

Mercredi 11 Juillet

C’était ce matin l’anniversaire de la mort de Madame Morize. Maman m’a réveillée alors vers 5h ½ et à 6h ½ nous quittions la maison pour nous rendre au cimetière. Nous sommes allées aux deux tombes, à celle d’Henri d’abord, puis à celle de Madame Morize où nous avons déposé quelques roses. A 9h moins 10, nous étions de retour à la maison, à 10 heures nous étions au service anniversaire, à 11 heures chez grand’mère Prat. Il va être midi, nous allons déjeuner et partir à l’exposition. J’en suis déjà à ma 8ème toilette et je sens un peu de migraine m’envahir la tête. Ce soir, je serai fourbue. Il fait horriblement chaud et j’ai beau être vêtue d’une robe blanche très légère j’étouffe dans ma chambre où les volets sont fermés pourtant. J’ai la nostalgie d’un bon bain de mer ? Cela me prend quelquefois dans les jours comme celui-ci, pleins de soleil et de torpeur.

Henri était très bien ce matin. Tout à coup pendant la messe, je me suis aperçue que je le regardais depuis longtemps au lieu de prier pour sa mère. Oh ! de plus en plus je sens monter à mon cœur ce désir : qu’il soit heureux. Il me confie son bonheur et puisque j’accepte cette mission, malgré mon indignité, je dois la remplir noblement et faire tous les sacrifices qu’elle me demande.

                                                                                                                        10h soir

Avant d’entrer dans ma chambre je reprends un instant ce cahier. Nous sommes tous fatigués de notre journée, moi surtout qui ne suis point habituée à me lever d’aussi bonne heure mais je suis heureuse d’être un peu lasse puisqu’Henri y est pour quelque chose. Je ne m’attacherai réellement à Lui qu’en souffrant par Lui et pour Lui. On dirait qu’il le sent et qu’il cherche à me faire mal, il me parle souvent de la prochaine guerre, il la croit voisine et inévitable. Ce sujet m’est odieux et me tord le cœur. Quoi ! lorsque je l’aimerai bien, que j’aurai concentré sur lui toute ma tendresse, la guerre pourrait éclater et me le prendre. Ah ! non ! ça non ! je ne veux pas !

Pourquoi me parle-t-il de la guerre ?... Pour que je l’aime davantage à la pensée que je pourrais le perdre. Je ne le perdrai pas ; il est bien à moi, celui-là et Dieu qui a permis que je souffre deux fois déjà de l’oubli de ceux en qui je croyais, ne me réserve pas une douleur nouvelle.

Jeudi 12 Juillet 1900

Mimi est venue et nous avons passé deux bonnes heures ensemble, à causer de tout et de rien, bien  heureuses de nous voir, de nous dire ce dont nos âmes sont pleines. Chère, chère Mimi, comme elle est vibrante et douce et que j’ai de chagrin à la pensée de la perdre pour deux mois et demi. Car elle va partir, mon amie, et c’est à peu près notre dernière entrevue qui vient de passer. Il faudra attendre à l’automne et peut-être même à l’hiver avant de reprendre nos chers entretiens. Et Dieu sait ce qui se passera d’ici là. Ma chérie sera peut-être devenue Madame Louis Ourdan mais pour moi elle restera toujours Mimi. Maman qui a eu 47 ans aujourd’hui est allée à Boulogne embrasser grand’mère. Elle a appris là bas que le procès contre les omnibus était définitivement gagné. C’était aussi l’anniversaire du mariage d’Henri et de Marie. Je pense à eux ce soir. Déjà un an !

Vendredi 13 Juillet

Une date néfaste pour les superstitieux : Moi, je n’en ai pas peur et si je ne sors pas aujourd’hui ce n’est point par crainte mais parce que rien ne m’appelle au dehors. J’attends Henri.

Samedi 14 Juillet

Toutes les troupes sont consignées ce soir. Henri qui devait venir a envoyé une dépêche tout à l’heure nous disant de ne pas l’attendre. Il n’y a que 24 heures que je l’ai vu, pourtant il me manque, sans doute parce que je comptais sur lui car je n’ai rien à lui dire. Je dois même lui paraître fort bête, j’ai des mouvements de paralysie morale quand il est là. Je ne sais ni parler, ni remuer, ni même penser souvent. Et pourtant, il n’est pas très intimidant, "mon cher fiancé", il est bien simple, bien enfant même. Je l’aime autant que je peux le faire et j’ai l’espérance que mon affection ira toujours en grandissant et en se fortifiant. Elle n’est pas encore ce que je voudrais qu’elle fut, mais mon rêve d’amour est peut-être trop beau pour devenir jamais une réalité. Mais s’il y a un homme capable de me guérir, de le faire oublier, de ressusciter la jeunesse et la pureté de mon cœur, cet homme là, c’est Henri !...

Je comprends un peu son âme maintenant ; elle est belle avec quelques faiblesses ; je voudrais la pénétrer tant qu’elle m’appartiendra autant que la mienne. Le jour viendra peut-être où j’écrirai sur mon journal : « J’aime immensément mon mari ! »

Lundi 16 Juillet 1900

Quelle chaleur ! Nous sommes tous échoués, il y a 35 degrés à l’ombre. Hier il faisait également très étouffant. Nous avons passé la journée à Boulogne avec la famille Aucher presque au complet puisqu’il n’y manquait que l’arrière Grand’mère de notre Tony. Cet important personnage n’a pas voulu dormir de l’après-midi. J’en ai profité pour jouer avec lui. Louis nous a photographiés Marie, Tony et moi et je suis bien curieuse de voir ce que cela aura donné. Je dois être tout à fait manquée car je n’ai fait attention qu’à Tony et pour le maintenir tranquille, j’ai remué tout le temps devant l’objectif ouvert. Pourvu que notre petit bonhomme soit bien venu !

Dans la soirée nous avons eu deux fois la visite d’Henri. La première entrevue, avant le dîner, ne s’est pas prolongée tard car Louis, devant aller à l’Opéra, nous nous sommes mis à table de bonne heure. Monsieur Morize qui est maintenant l’architecte de grand’mère, ayant quelque chose à faire dire à Maman au sujet de la maison de Passy a renvoyé Henri le soir. Il est resté avec nous sur le balcon jusqu’à dix heures un quart. Notre petit cercle tout intime, papa, maman, lui et moi, n’a pas semblé trouver le temps trop long. Henri m’a fait rire. Comme je préparais des grogs, je lui ai demandé de bien vouloir prendre du sucre. « Servez-moi, vous-même », m’a-t-il répondu - « Combien de morceaux ? » - « Je devrais vous répondre ce qu’un Mon sieur a dit un jour a une jeune fille : Deux seulement si c’est avec la pince et autant que vous voudrez si c’est avec vos jolis doigts. »

Mardi 17 Juillet

Nous continuons à cuire et pour peu que cela dure, Satan aura son ragoût tout cuit prêt ; Dieu pourrait supprimer l’enfer et permettre aux damnés de revenir sur terre par un temps pareil. Mais il ne faut pas toujours se plaindre et supporter cet excès de chaleur en esprit de mortification.

Nous avons développé hier les photographies tirées dimanche. En général, elles sont bien venues mais la température très élevée est cause, je crois, des défauts de gélatine qui marquent plusieurs de ces plaques. Celle de bébé Tony fait mon bonheur, on voit un peu les jolis petits traits de notre amour. Marie et moi, nous sommes moins bien mais nous ne sommes là qu’en guise d’accessoires. Le personnage important, c’est Tony.

Mercredi 18 Juillet

Aujourd’hui j’ai vu longuement Henri et plus je le connais, plus je me sens indigne de lui. Je voudrais lui donner une âme toute neuve, un amour immaculé. Oh ! ma vie passée que je voudrais vous effacer !...........

Ou, pour mieux dire, je voudrais me dédoubler et lui donner tout ce qu’il peut y avoir en moi de
passable, pendant que l’autre partie de mon être continuerait à vivre avec des souvenirs qui lui sont, malgré tout, immensément chers !........

J’aime Henri d’une affection sincère et profonde, si profonde que si je venais à le perdre, ma jeunesse serait irrémédiablement morte. Mais j’ai ce remords de penser que si d’autres l’avaient énergiquement voulu, jamais je ne me serais donnée à Lui. C’est donc un reste dédaigné que je lui ai offert en lui disant : « Voulez-vous toujours malgré mes aveux ? » Et il a dit : « oui » sachant que mon cœur avait palpité pour d’autres et que mon imagination avait déjà fait des rêves contraires.

Peut-être ai-je agi en folle en lui dévoilant ces choses que je pouvais ensevelir dans mon cœur et qui ne l’offensent directement puisque je n’étais pas lié à lui dans mes heures d’erreur. Je me suis peut-être préparée des tourments en disant à cet homme jeune et si vibrant ce qui en était du passé de ce cœur dont il veut devenir maître pour l’Eternité. Qu’importe dut-il me faire souffrir par ce que je lui ai révélé, je ne veux pas, je ne dois pas regretter ce que j’ai fait. D’autres n’auraient peut-être pas considéré ces aveux comme un devoir, je l’ai fait. Henri ne m’a pas demandé de détails ; j’espère qu’il aura la délicatesse de ne jamais le faire mais ‘il voulait savoir pourtant…. Dieu me donnerait le courage de tout lui dire. Et alors son âme se fermerait peut-être à pour moi, ou bien il sourirait, traitant cela d’enfantillages. Ma conviction est qu’il y a là dedans moins que des crimes et plus que des vétilles. Mais jusqu’où suis-je tombée, voilà ce que je ne sais pas, ce que je ne veux même pas savoir.

Jeudi 19 Juillet


Mon départ définitif pour Boulogne est fixé à Dimanche matin. Henri semble croire que je pars en Chine, aussi vient-il le plus possible pour profiter des dernières heures. Il voulait manquer un dîner à l’exposition demain pou passer quelques instants avec moi. Je l’en ai dissuadé mais il a l’air un peu têtu, mon cher fiancé, et je ne sais ce qu’il adviendra de mes exhortations désintéressées. Il doit m’aimer très sincèrement et la timidité l’empêche seule de me le dire. Il le prouve, cela vaut mille fois mieux. Je voudrais lui rendre au centuple l’affection qu’il me donne.

Louis m’a dit aujourd’hui que Maurice Bonnal qui a passé l’après-midi de Mardi avec mes sœurs était tout à fait toqué de notre Geneviève. Il en est tombé amoureux fou pour avoir déjeuné et faut une partie de tennis avec elle. Je ne nie pas le pouvoir de la bveauté de ma chère sœur mais Maurice Bonnal me semble trop facilement inflammable. Je me souviens que l’année dernière il avait eu pour moi un coup de foudre en tramway. On dit que Geneviève et moi, nous nous ressemblons. C’est sans doute ce modèle là, ce type qu’il faut à notre ami Maurice et comme il le trouve plus pur et plus frais dans Geneviève, il aurait grande envie de s’adresser à elle sans essayer de pénétrer auparavant ni jusqu’à son esprit, ni jusqu’à son cœur. Ah ! les hommes sont tous des charnels qui se laissent séduire par les formes gracieuses et c’est notre beauté, notre jeunesse qu’ils aiment seulement en nous. Mon rêve était d’être aimée plus complètement, mieux que cela……. Henri est-il autrement que les autres ?....

Samedi 21 Juillet

Hier mes sœurs et nos amis Bonnal sont venues déjeuner ici. Valentine et Henriette nous ont donné trois jolies broches. Le soir, Henri qui avait supprimé son exposition est venu dîner avec nous. Balzard est arrivé à la fin du repas.

Ce matin, nous sommes allées, Maman et moi, faire nos adieux à Monseigneur de Carmont qui part le 28 pour la Martinique. Il a été bon et charma nt comme toujours, il m’a donné des petites claques comme lorsque j’étais enfant et nous a bénies. Ensuite papa m’a mené chez Louis, à l’exposition des prix de Rome et chez Véfour où nous avons déjeuné. Les salons étaient encombrés de provinciaux et leurs conversations m’ont beaucoup amusée. Me voilà rentrée après avoir été chez grand’mère Prat et avoir reçu la visite de Marie Aucher. Je me suis déshabillée complètement et c’est en peignoir toute décoiffée que j’écris ces lignes. Nous sommes toujours sous les tropiques. On est un leu effrayé de voir cette température se maintenir. Demain je serai à Boulogne mais les autres prétendent qu’on y étouffe encore plus qu’ici.

                                                                                                                        Minuit

Henri m’a outrageusement gâtée pour ma fête, une corbeille de fleurs blanches tout à fait splendides, des vers délicieux, un obus Robin empli de bonbons de chez Boissier. Et je l’ai à peine remercié, n’osant pas ! Suis-je bête !

Boulogne Mardi 24 Juillet

Impossible d’écrier depuis que je suis ici ; je ne suis même pas encore installée dans ma chambre. En résumé voici ce qui s’est passé. Dimanche, Grand’mère était malade et il y avait 15 personnes à déjeuner, ce qui nous a fait tous travailler. Hier, Valentine et Henriette sont parties et j’ai du ne presque pas les quitter jusqu’à la minute de l’adieu sur le quai de la gare d’Auteuil. Ce matin, Lucie est partie à l’exposition et il m’a fallu faire marché et cuisine. Puis j’ai écrit 7 lettres, j’ai rangé un peu. Enfin je jouis d’un moment de liberté avant de descendre faire le dîner avec Geneviève. C’est bon de se reposer un peu….

Je n’ai pas vu Henri depuis Samedi. Il viendra peut-être dîner demain ici. En son absence, je relis le dernier sonnet qu’il a fait pour moi :
« Ces fleurs vous porteront, en leur corolle enclose,
Avec mes chers souhaits et mes vœux de bonheur,
Toute cette affection qui dans le fond du cœur
Au soleil de vos yeux s’est largement éclose.

Nom si pur : Madeleine ; évocation charmante
D’amoureuse beauté, de mystique blancheur,
Pour le cœur desséché mirage de fraîcheur,
Berceuse mélodie et musique calmante.

Doux nom qui jette à l’homme un parfum d’idéal
Qui, dans le paradis a     fait rêver les anges,
Et que l’enfer jaloux n’a souillé de ses fanges.

Mais comme il faut avoir un rare et fin métal
Pour enchâsser l’éclat des perles de Golconde,
Pour rehausser ce nom, Dieu vous a mise au monde.
Jeudi 26 Juillet

Une bonne soirée hier. Il y avait nous tous, Monsieur Runner, les Peuportier et Henri à dîner. Je suis restée presqu’une heure en tête à tête avec ce dernier, dans le jardin des Bonnal. Nous étions assis sur le perron du Nord, causant tout bas sous un ciel splendide. La poésie de la nuit nous enveloppait d’une tiède étreinte et, malgré la réserve de nos paroles et de nos gestes, je sentais que nos deux âmes étaient bien près l’une de l’autre, plus près qu’elles ne l’ont jamais été. J’aime mon fiancé mais pas encore assez pour le désir tourmenté de mon cœur. Il n’a pas tout a fait mourir en moi. Et pourtant je suis heureuse de penser que son cœur m’appartient et je ne le changerai plus pour personne au monde. Si je pouvais réveiller seulement mon adoration enfantine pour lui, je ne désirerais rien de plus mais ce sentiment était fait de trop de pureté pour jamais renaître en moi. Mon âme a trop vécu depuis ce temps là.

Il paraît que Monsieur Runner, voyant Louis embrasser Marguerite dans l’obscurité du jardin, avait cru qu’il se trouvait en présence d’Henri et de moi. Notre cher abbé a jugé témérairement. Jamais Henri ne ‘ma donné un baiser, jamais il ne l’a tenté et je lui sais un gré infini de cette délicate réserve. Je veux que notre premier baiser de fiançailles me soit complètement doux et il ne le serait pas tant que mon cœur ne sera point purifié…………..

Aujourd’hui nous avons eu la visite de Maurice et de Georges Bonnal, venus en tandem de Beauvais. Ils ont passé toute l’après-midi avec nous et viennent de repartir mais par le train, cette fois-ci. C’est insensé de pédaler sous ce ciel de feu et le pauvre Georges était à demi mort. Maurice semblait aussi très fatigué mais il s’efforçait de ne point le laisser voir.

Ce matin, le courrier m’a donné une chère lettre de ma Mimi. Je lui répondrai aussitôt que je pourrai. Elle est à Houlgate, rayonnant de bonheur intime. Je sens mon âme illuminée et je jouis de tout ce qu’elle ressent car je l’aime de tout mon cœur, ma délicieuse amie.

Samedi 28 Juillet

Ayant passé la journée d’hier à Paris, je n’ai pas pu écrire ; le soir je ne suis rentrée ici qu’à dix heures et demi et tellement brisée que je n’ai pas eu le courage de m’asseoir à mon bureau. Je me suis jetée au lit mais impossible d’y dormir ! Un orage, l’excès de fatigue et mes pensées complotaient ensemble pour éloigner le sommeil dont j’avais si grand besoin. Ma chère cousine, son mari et son fils sont partis hier soir. Je leur ai dit adieu dans l’après-midi et j’ai avoué à Marie (sur sa demande) que tout était décidé entre Henri et moi. Le soir, j’ai eu la visite de "mon fiancé". Je l’aime beaucoup et j’aimerai bien recommencer une soirée comme celle de Mercredi. Il me dirait ce que je voudrais tant savoir, comment et pourquoi est née son affection pour moi.

Dimanche 29 Juillet

La nuit a été remplie par un orage très fort qui nous a tous empêchés de dormir. Depuis ce matin, il pleut à torrent, cela fait du bien  aux plantes du jardin et à nous aussi car la température est plus supportable. Je voudrais cependant qu’il fasse un peu plus beau dans l’après-midi.

Soir – Le temps s’est levé vers midi et nous avons joui d’une très belle fin de journée. Henri est venu ! Je suis bien triste ce soir. Pourquoi ?....... Je crois que je l’aime vraiment beaucoup maintenant, j’ai tant besoin d’aimer……….. Il est d’un caractère difficile et par moments j’ai peur de ne pas savoir le prendre, je crains de le heurter. Et la vie sera sans doute difficile pour nous ?..... Il se révoltera souvent. Il doit avoir le caractère aigri par quelque chose que je ne sais pas encore comme le brisement d’un grand rêve. Il se pourrait qu’il eut dans l’âme une souffrance connue de lui seul. Il me la dira peut-être un soir et saurais-je, à cette heure là, être complètement douce et accueillante pour lui. Sinon son âme se fermera et jamais il n’y aura entre nous l’intimité profonde que j’ai rêvée et sans laquelle je ne saurais être heureuse.

Nous avons terminé notre journée par une visite à Madame Moisy ; elle nous attendait depuis le matin et ne comptait plus sur nous à 8h ½ du soir, heure à laquelle nous sommes allés sonner à sa porte. On est toujours gai, grand’ rue et les minutes y passent trop vite…..

Lundi 30 Juillet

Je repense à ce qu’Henri m’a dit hier de Saint-Chamond. Il faut qu’il réponde. Je voudrais qu’il dise « Oui » mais pour rien au monde je ne veux influer sur sa décision. Il faut qu’elle vienne de Lui et s’il a la délicatesse de me consulter, je dois avoir celle de ne lui donner aucun avis. Qu’il organise son existence comme il le voudra, je la partagerai. Je sais que cela sera dur ces dix mois de séparation complète d’avec ce qu’il aime mais il n’est plus un enfant, mon Henri ; cette épreuve le rendra plus homme ; moi aussi je deviendrai plus sérieuse et cette attente, très pénible sans doute, nous sera profitable à tous les deux. Nous nous aimerons mieux. En attendant, je désire la soirée de Dimanche, Dieu la fera belle pour nous rapprocher dans un même sentiment d’admiration émue.

Je ne parle jamais de "mon fiancé". Mes sœurs me le faisaient remarquer hier en me disant qu’elles ne seraient pas comme moi, qu’elles y penseraient tout le temps. Chères petites folles, comment peuvent-elles savoir que je n’y pense pas ?....

Aujourd’hui je suis seule à la maison. Emmanuel est parti à bicyclette, Louis est à son atelier et tous les autres à l’exposition. C’est délicieux d’être un peu seule avec ses pensées. Il n’est pas encore midi et il y a déjà une heure que nous avons déjeuné. Je vais aller travailler au jardin. La journée ne me semblera pas longue avec le très vivant souvenir de mon cher officier.

10h soir Mardi 31 Juillet

Solitude complète ! Personne dans les chambres voisines ; dehors une nuit merveilleuse, étoilée, calme et fraîche. Dans deux heures le mois d’Août commencera. Il me donnera mes 23 ans. Comme je vieillis vite !... Qu’importe après tout, je suis heureuse et je devrais remercier Dieu qui a mis tant de bonnes choses dans mon existence. Les douleurs que j’ai eues, que j’ai et que j’aurai ne sont que des épreuves nécessaires ; je suis encore une gâtée de la Providence.

Dix heures sonnent. Cela me rappelle les soirées de l’été passé. L’horloge qui marquait les dix coups est toujours la même, le son est identique à ce qu’il était il y a un an. D’où vient-il que cette même voix n’éveille plus les mêmes pensées dans mon âme. Je songe cependant à mon  ami, à mon frère chéri qui a choisi cette heure pour la rencontre de nos rêves……. Mais hélas ! maintenant il y a un trouble douloureux dans le souvenir que j’ai gardé de Lui…. Dieu rendra à son image sa limpidité première et d’autres  nuits plus belles et constellées comme celle-ci me trouveront pensant à lui, sans remords, avec une douceur infinie………

Mon Henri est aussi présent à mon esprit et à mon cœur. C’est en Lui que je me réfugie. Il ne me trompera jamais, Lui, du moins. C’est là mon dernier rêve, le désir de tous mes désirs. L’Amour qui nait dans nos cœurs et dont nous vivons en ce moment la délicieuse et troublante aurore sera immortel comme nos âmes qu’il unit….

Août 1900

Mercredi 1er Août

Louise et Suzanne Bucquet ont passé la journée ici ; elles ont dîné avec nous et nous venons de les reconduire au tramway. Rien d’intéressant à noter si ce n’est la visite d’Antoine, d’Amélie Nimsgern avec leur dernier rejeton. Cette honorable famille partira Lundi soir pour Saint Quay. Nous irons peut-être aussi, mais, avoir les Nimsgern sur le dos est une perspective peu tentante pour ma sauvagerie et mon amour passionné de liberté. St Quay perd la majeure partie vde ses charmes s’il faut distraire et promener partout avec soi des étrangers car ces gens-là ne sont que cela pour nous malgré un lointain degré de parenté. J’aimerai mieux avoir des amis, de bons amis avec lesquels on pense tout haut comme ma Mimi, notre diable de Christian, le cher Monsieur Runner etc. Au moins ceux-là ne nous gênent jamais, on est toujours heureux de les voir arriver et tristes quand ils s’en vont…..

J’aimerais surtout qu’Henri puisse y venir un peu, quelques jours ou quelques heures. Je voudrais tant me promener avec lui, le soir, le long des grèves désertes. Cela serait un beau souvenir pour notre vie entière.

J’ai de mauvaises nouvelles de la rue Cambon. Mon ami est du dernier mal avec sa gouvernante, ils se sont séparés. Mon pauvre Léon, comme il doit être triste et sentir son isolement, lui si bon, si affectueux et qui a tant besoin d’être entouré de tendresse. Je vois ce qui a du se passer. Le premier tort aura été de son côté à Lui. Il aura donné à Pauline un léger sujet de mécontentement, elle l’aura accablé de reproches, il se sera cabré, elle aura continué, l’énervant jusqu’à la dernière limite. Alors, ne se connaissant plus, il lui aura ordonné de sortir. Elle a du le faire immédiatement et depuis Lundi, ils ne sont pas revus. Je suis sûre qu’il souffre, qu’il reconnait ses torts et qu’il ne faudrait que bien peu de chose pour l’amener à faire des excuses. Mais elle n’a jamais su le prendre, elle ne le saura jamais. Je le connais mieux qu’elle qui prétend l’avoir élevé, ce grand enfant ; je saurais le manier, le plier et rein que par la douceur et la persuasion.

Je suis toute triste de savoir cet incident… et je n’y puis rien. Oui, je vais prier pour que tout s’arrange et que mon doux ami ne s’attarde pas dans une rancune, si méritée qu’elle puisse être.

Jeudi 2 Août

Je suis rompue ce soir et je n’écrirai que demain nos exploits d’aujourd’hui mais je veux noter que je suis très heureuse, que j’aime beaucoup Henri et que l’avenir me paraît très doux et très bleu dans mes rêveries, ce soir. Je vais bien dormir car je ne veux penser à rien. Les belles choses m’énervent autant et même plus que les tristesses. Mais c’est bien ennuyeux d’être raisonnable et de retenir son imagination lorsqu’elle vous présenterait de riants souvenirs et de douces espérances.

Vendredi 3 Août

Avant-hier, Pierre Machard était venu nous présenter un nègre épouvantable qui désirait beaucoup, paraît-il, faire notre connaissance. Louis nous a appris hier que ce nègre était le fameux Laurencin dont Pierre s’était amouraché il y a deux ans, à la grande terreur de sa mère et de Juliette. C’est un assassin, je crois, ou du moins un aventurier et je ne comprends pas pourquoi Pierre nous l’a amené.

Hier matin, Henri est arrivé à cheval de Vincennes vers 9h ½ Il a déjeuné et a passé une partie de l’après-midi avec nous. La jument nommée "Riga" est une bonne bête, bien complaisante qui s’est laissée monter tour à tour par Louis, Marguerite, Emmanuel et moi. Le pauvre Henri a couru derrière nous, n’osant pas nous confier complètement à Mademoiselle Riga qui aurait ou avoir des caprices avec des cavaliers aussi peu expérimentés. Riga est très haute et Henri a du nous prendre dans ses bras, Kiki et moi, pour nous percher sur sa selle. Alors on a tiré des photographies que nous avons développées le soir. En général, elles sont assez mauvaises car nous étions obligés de faire de l’instantané à cause de la bête et il n’y avait que très peu de soleil. Les clichés sont trop faibles ; aujourd’hui je les ai mis sur papier, on voit quelque chose, mais ce n’est pas fameux du point de vue photographique.

Henri est parti vers 4h et à 5h nos amies Valentine et Henriette, à Paris depuis la veille au soir, sont venues nous voir.

Cette nuit pauvre bébé a été malade. Il a eu coliques et vomissements comme grand’mère le 22. Il est encore au lit mais nous espérons que ce ne sera rien.

Samedi 4 Août

Etant allée à Pantin ce matin avec grand’mère, je suis assez fatiguée. Une forte migraine me comprime les tempes. Voilà près de huit jours que je souffre de la tête.

Hier soir au dîner, grand’mère m’a demandé quand je comptais me marier. « Au premier jour de congé qu’Henri aura s’il entre à St Chamond », ais-je répondu. A ce mot de St Chamond, grand’mère a bondi : « Je croyais qu’il allait entrer à St Gobain et rester à Aubervilliers, s’écria-t-elle. Ainsi, tu partirais à St Chamond mais tu es folle, archi folle, tu nous quitterais tous, parents et amis pour suivre ce jeune homme qui n’a pas encore de carrière bien arrêtée. Ta mère est encore plus folle que toi. Elle a vu mourir son fils aîné ; maintenant c’est sa fille qu’elle perd volontairement. Heureusement que je ne verrai pas cela, car c’est horrible, a continué grand’mère en pleurant. »

Oui, c’est horrible de les quitter tous, eux qui m’aiment, mais cela serait encore plus affreux de briser le cœur de mon Henri qui a déjà souffert et qui s’est attaché à moi avec la conviction que je ne lui manquerai jamais. Il a eu ma promesse avant d’avoir tout mon amour et maintenant qu’il est entré dans mon âme, je ne peux plus l’abandonner.

S’il le fallait pourtant pour obéir à mon devoir ou lui permettre d’accomplir le sien, j’y renoncerai peut-être, presque sûrement même, mais jamais je ne me marierais. Si je dois devenir la femme d’un homme, je serai celle d’Henri et jamais celle d’un autre. Il est mon fiancé aux yeux de Dieu, aux siens et aux miens et je l’aimerai tant, que malgré les épreuves et les difficultés de la vie, celle-ci passera comme un heureux rêve do nt on s’éveille trop tôt. Et puis il est chrétien convaincu et pratiquant, le fiancé que Dieu m’a donné, la mort elle-même ne nous séparera donc pas. Notre amour ira en grandissant jusqu’à l’Infini. Lorsque je pense à lui, je l’appelle dans mon cœur "mon chevalier". Il possède les sentiments élevés, la générosité et la tendresse respectueuse que les anciens preux manifestaient à l’égard des dames de leurs pensées. Mon imagination vagabonde et lorsque je suis assise à ma fenêtre, travaillant à la tapisserie de Ste Marthe, je me compare à une châtelaine moyen-âge dont le bien aimé guerroie au loin. Marguerite me disait l’autre jour : « Je ne voudrais pas d’un fiancé si réservé. » Et c’est précisément par son exquise délicatesse qu’il me plait. Je crois à son amour parce qu’il ne le crie pas comme d’autres l’ont fait.

Lundi 6 Août

« Le passé est mort », m’a-t-il dit hier soir en marchant à côté de moi dans l’allée sombre du petit bois d’à côté. Oui, il est mort mon passé, il agonise et nos cœurs déjà blessés vivent un recommencement. Ce mot "recommencement" nous a fait sourire tous les deux. Quoi ! à 25 et à 23 ans, avoir déjà un passé à ensevelir, avoir des choses « à recommencer » lorsqu’on a si peu vécu.

Et pourtant c’est vrai, c’est bien vrai, pour moi du moins et il est très bon de m’avoir dit : « Le Passé est mort. » Le passé ne compte pas pour Lui, il n’y a que le présent et l’avenir. Je lui voue à partir de maintenant toute la tendresse de mon âme. Que lui importe que d’autres aient passé par mon cœur pour développer sa faculté d’amour et pour le meurtrir par leur abandon ! Le passé est mort ! Il n’y a plus rien en arrière dans ma vie. Dieu m’a pardonné et Lui l’a fait aussi. Cher fiancé, votre absolution totale m’a enlevé un poids immense qui oppressait mon âme. Et maintenant je sens un flot de pureté, de jeunesse fraîche et riante qui envahit mon vieil être de 23 ans (car j’ai eu 23 ans aujourd’hui à 2h ½).

Lucie m’a fait rire hier. Je montais en chantant tandis qu’elle balayait ses escaliers. Elle m’appelle : « Dis donc, Mademoiselle Madeleine, avant de te marier, tu me couperas une petite mèche de tes cheveux. » - « Je veux bien », répondis-je en riant, « mais si j’oubliais, voilà tout, je te la donnerais après, je ne serai pas morte parce que je serai mariée. » - «  Oui, mais vois-tu, ça ne serait plus la même chose’, ça ne serait plus tes cheveux innocents. » Henri à qui j’ai raconté cette petite histoire s’est tordu aussi et n’a pas eu l’air de comprendre plus que moi ce que Lucie entendait par « cheveux innocents » et comment le mariage pourrait pervertir et souiller ma chevelure.

Mardi 8 Août

Joseph Le Noir est marié. Je suis allée hier à la cérémonie nuptiale qui était très belle mais trop déserte. J’ai revu Marguerite, revenue de Constantinople de l’avant-veille. La petite Madeleine est bien charmante, elle a 20 mois seulement mais un petit air de connaissance et de raison qui la rend très drôlette. Madeleine aura un petit frère ou une petite sœur en Septembre.

Passant la journée d’hier à Paros, j’ai eu le bonheur de jouir d’Henri pendant quelques instants. Il est venu nous reconduire jusqu’au ponton du bateau de St Cloud. J’avais de la peine à le quitter ; c’est drôle mais il me semble qu’une partie de mon être restait sur le quai. Et dans ses yeux, dans sa dernière poignée de main, j’ai lu beaucoup de tendresse et une impression un peu semblable à celle que j’éprouvais. Il a du trouver que je me tenait mal car je n’ai pas m’empêcher de tourner deux ou trois fois la tête pour lui sourire encore. Et puis le bateau m’a emportée et il est parti très droit pendant que je regardais sa silhouette s’estomper et se perdre au loin.

Aujourd’hui, j’ai mal à l’âme. Une tristesse qui tombe du ciel gris m’emplit de pensées navrantes.
Hier on a déposé devant la porte de notre maison trois photographies obscènes. Naturellement je ne les ai pas vues. Pourtant Louis à qui Lucie en avait donné une m’a montré une tête d’homme pour voir si je ne trouvais pas une ressemblance. Marguerite et Geneviève « R ». Moi, pas du tout. Cela importe peu, n’y pensons plus.

Jeanne est partie subitement hier, appelée auprès de son frère, très malade, parait-il. Cela nous déroute. J’ai reçu une lettre de ma Mimi, elle me fait rêver et je l’aime de plus en plus.

Jeudi 9 Août

Nous attendons nos amies Bonnal pour aller jouer au tennis dans le haut parc de St Cloud. Ce matin j’ai bâclé 8 lettres, aussi je suis à bout d’écriture pour aujourd’hui. J’en ai une indigestion.

Vendredi 10 Août

Henri est arrivé hier, à la fin de notre dîner et il a passé quelques instants avec nous. Il me rapportait mon parapluie que je lui avais prêté dimanche soir parce qu’il pleuvait et qu’il n’avait qu’une canne. Cette surprise m’a fait grand plaisir bien qu’il nous ait trouvés tous dans un désarroi complet. Les jumelles, fatiguées du tennis, étaient déshabillées, déchaussées, dépeignées. Pour mon compte, je ne suis pas allée refaire la moindre toilette ; je me suis présentée à lui telle que j’étais. Il viendra déjeuner dimanche avec toute la famille Bonnal et je lui ai demandé d’arriver de bonne heure pour jouir un peu de lui, ce que je ne pourrai faire dans l’après-midi avec tout ce monde. Je ne puis même pas le rechercher vis-à-vis des étrangers puisque nos fiançailles doivent rester secrètes quelques temps encore. Grand’mère n’aime pas cette situation, elle voudrait pouvoir annoncer mon mariage ou me voir complètement libre.

Grand’mère a eu quelques visites aujourd’hui mais je ne suis même pas descendue. Matinée et après-midi se sont passées dans ma chambre. Je vais aller au jardin prendre l’air pendant les quelques instants qui nous séparent du dîner.

Samedi 11 Août


Louise et Suzanne sont venues déjeuner avec nous. Il est 6h ¼, elles viennent de repartir. Je viens de préparer une macédoine de fruits pour demain matin. Je suis rompue d’avoir épluché à moi seule : fraises, cerises, framboises, groseilles, raisin, pêches, prunes. Aussi la minute de tranquillité dont je jouis me semble bien douce. La journée de demain sera terriblement chargée ; je verrai Henri et cette heureuse perspective me fait envisager avec moins d’effroi tout le mal qu’il faudra que nous nous donnions pour recevoir et amuser tant de monde.

Lundi 13 Août


Je ne puis songer sans un tressaillement de bonheur à ma journée d’hier. Au reste toute la journée a été belle. Je voudrais pouvoir la raconter en détail mais le temps me manque ce soir et je ne ferai qu’indiquer les principaux incidents pour m’en mieux souvenir. Je suis allée à la messe de 7 heures avec mes deux frères ; tout le reste de la famille était allé à 6 heures. En rentrant, déjeuner, ménage et toilette. J’avais une robe toute blanche extrêmement simple mais qui fut trouvée très jolie par tous nos visiteurs.

A 10 h Henri arriva, puis ce fut le tour de nos amies Bonnal. Elles changèrent vite de costume et partirent au bois à bicyclette avec Louis, Marguerite et Emmanuel. Henri et moi nous restâmes dabs le jardin à causer. Il était superbe, en grand uniforme. Ce que nous avons dit, je ne m’en souviens plus, je sais seulement quez nous nous entendions merveilleusement sur tous les sujets, quels qu’ils soient. A 11h ½ les bicyclistes sont rentrés, nous ramenant des Solminiac. Ce dernier s’est montré fort aimable mais n’est resté que fort peu de temps avec nous. Après son départ, apparition de Papa, puis celle de madame Bonnal, de Monsieur Pierre, de Georges, de Genny, de Madeleine. On attendit le général jusqu’à 1h puis on se mit à table.

Mes voisins étaient Monsieur pierre et Charles, deux esprits arriérés avec lesquels la conversation manque un peu de charme. Je ne me suis pas ennuyée pourtant. Je les ai fait causer et puis je rencontrais souvent le regard d’Henri fixé sur moi. Il avait beau être à l’autre bout de la table et ne pouvoir échanger le moindre mot avec moi, je le comprenais encore mieux que mes voisins. Au reste Monsieur Pierre parle si vite et d’une manière si confuse, qu’on saisit difficilement ce qu’il raconte. Il m’a parlé du Masque de fer depuis le melon jusqu’aux fruits et même au café. Il m’a demandé si je pensais que le Masque de fer ait pu avoir des enfants.

Nous ne sommes sortis de table qu’à trois heures, désolés d’avoir attendu vainement le général. Madame Machard, Pierre, Juliette et jules du Parchy sont arrivés. Ce dernier visiteur était un inconnu pour nous mais un camarade d’Henri avec qui il s’était trouvé à Stanislas s’abord puis à l’Ecole Centrale. Ensuite Monsieur Moisy est venu ; on a goûté, on s’est promené, on a fait de la musique et ce n’est qu’à 7h moins 20 que les séparations ont commencé. En 10 minutes tous nos amis s’étaient éclipsés et nous restions seuls Papa et Henri que Grand’mère avait retenu à dîner. Le repas fut moins long que celui du matin.

Pendant que les autres développaient les photographies tirées dabs l’après-midi, Henri et moi nous arpentions les allées silencieuses de nos jardins. Oh ! la belle soirée, l’exquise soirée qui rayonne dans mon souvenir comme un rêve merveilleux dont je viens seulement de m’éveiller et que je poursuis encore dans la douceur d’un demi sommeil. Pas un souffle d’air, un clair de lune féérique, aucun bruit si ce n’est celui de n os pas sur le gravier. Nous avons causé de cœur à cœur, seuls devant Dieu. Et par moments, de longs silences troublants, de ces silences dont Henri me disait qu’ils valaient les plus douces paroles du monde puisqu’ils nous permettaient de mieux sentir l’enivrante caresse de nos âmes, si près l’une de l’autre.

Mon Aimé me trouve originale, il m’appelle « une fleur sauvage ». Fleur sauvage, c’est peut-être vrai mais elle est bien à vous maintenant, Henri, cette pauvre âme que vous aimez. Respirez la votre fleur sauvage ; elle vous appartient pour la Vie.

C’est Henri que j’ai cherché dans les autres, c’est Lui que j’ai aimé en eux…..

La lune versant trop de lumière sur le perron où nous nous étions assis, nous avons repris la promenade sous les grands arbres. Pour la première fois, je lui ai donnée le bras. Il me l’a fait remarquer. Et cette première étreinte était délicieuse, si chaste, si confiante de part et d’autre……..
Oui, ce fut une soirée bénie, inoubliable pour moi. Merci à Celui qui me l’a fait vivre.

Mercredi 15 Août


Levée à 6h, je n’ai pas eu hier une minute de repos avant 10h du soir. Toute la matinée fut remplie par la course aux Quatre Chemins et l’après-midi par une séance de tennis à laquelle Henri a pris part. Aujourd’hui, c’est plus calme, sauf les visites de Pierre Machard et d’Henri, nous n’avons vu personne. Par exemple, nous avons à cuisiner Lucie étant en congé. C’est pourquoi je redescends mettre des pommes de terre sur le feu et fabriquer une mayonnaise pour le dîner. Le seul convive extraordinaire étant Papa, il n’y a pas grands frais à faire. Un  potage, un melon, des œufs brouillés, un poulet froid, des pommes de terre maître d’hôtel, un gâteau aux amandes et des fruits variés, tel est notre menu. Il est excellent pour mon goût, j’espère qu’il le sera pour tous.

Vendredi 17 Août


Il faut croire que ce menu était trop bon car j’ai été malade toute la nuit du 15 au 16 et même une grande partie de la journée d’hier. J’ai horriblement souffert de l’estomac. Henri a passé l’après d’hier auprès de nous. Maintenant je ne le reverrai pas avant dimanche. Comme c’est long ! Je n’ose lui laisser voir comme son absence me pèse et me devient de plus en plus insupportable ; il faut lui laisser tout son courage pour la grande séparation qui nous menace. Je la désire et je la crains. Certes, elle est pour son bien et pour le mien puisque nos deux bonheurs sont liés l’un à l’autre, mais comme elle sera terrible. J’en souffrirai plus que lui sans doute ; il me saura dans ma famille au milieu de mes parents et de mes amis tandis que je le sentirai seul, si loin…. Si loin !... Et il aura beau se distraire autant qu’il pourra, j’aurai néanmoins de lui une vision triste.

Je m’aperçois que je ne parle plus que d’Henri dans mon journal. Il absorbe ma vie et pourtant j’en cause rarement, même avec mes sœurs qui sont les personnes du monde avec lesquelles je suis le plus libre. Dès que je suis seule ma pensée s’envole vers Lui. Il ne sait pas à quel point je l’aime car il ne comprend pas encore assez mon âme, il ignore ses blessures, il ne sait pas qu’il les guérit, qu’il remplace tout ce qui m’a menti, qu’il met une réalité derrière chacun de mes rêves et que petit à petit il me fait sentir que ce que j’ai trouvé incomplet chez les autres, je l’ai dans lui tel que je le désire. Il est rêveur en même temps qu’énergique. Il a dans l’âme des douceurs féminines et des qualités viriles, les vertus et les défauts que j’aime. Il se dit violent, cela me trouble un peu. J’espère qu’il ne le sera jamais trop et qu’il se calomnie en disant cette chose. Avec moi, il ne se mettra pas en colère, il ne sera pas brutal, mon Henri ; il m’aime et quand il me connaîtra mieux il saura à quel point ses brusqueries me feraient mal.

Mon cher voisin part ce soir pour l’Auvergne, le train l’emporte loin de moi pour un an et demi, pour toujours peut-être. Nos deux vies sont séparées après avoir été si intimes. Son cœur de vingt et un an est bien léger, il ne se souviendra pas longtemps sans doute de l’affection fraternelle qu’il m’avait promise, j’agonise en Lui. Cette pensée m’est douloureuse, très douloureuse et met une navrante tristesse dans la belle nuit qui rayonne autour de moi pendant qu’un ami cher s’éloigne de corps et d’âme. L’amitié trahit donc et ment comme le reste. Peu à peu tout nous échappe. Où sont les choses éternelles ici-bas, celles qui ne meurent pas, sur lesquelles on peut compter sans avoir à craindre un réveil pénible. Henri me reste du moins, lui seul mais pour toujours. Je voudrais vouloir pleurer tant je me sens l’âme pleine de larmes et de tendresses inavouées.

Dix heures sonnent. Oh ! mon Dieu ! comme les soirs de l’été passé sont loin ! Ce n’est plus un appel d’amour qui passe maintenant dans la nuit. Tout cela est mort, bien mort, ce sont des cendres de souvenirs ; ne les remuons pas….

Samedi 18 Août

.Quelle journée ! Cimetière ce matin, courses et visites toute l’après-midi. Il est 6h ½ je viens de faire mon lit et de ranger ma chambre mais je n’ai pas le courage de balayer. Je suis fatiguée et pour m’achever il fait une chaleur torride, comme celle que nous avons eue en Juillet.

Mon pauvre Henri est venu ce matin chercher de mes nouvelles. Naturellement il ne nous a pas trouvés ni les uns ni les autres et pendant qu’il regardait la maison vide, je contemplais à travers les vitres du train la fière silhouette du fort de Vincennes où il n’était pas non plus. Je suis navrée de l’avoir manqué ! Quelle bonne matinée nous aurions passée tous les deux si j’avais eu l’esprit de rester à la maison.

Dans une visite à la chère Miss Jones nous avons appris une bien triste nouvelle. Sa sœur est séparée de son mari. Depuis 15 jours Louis Jolivet n’était pas rentré au domicile conjugal. Il menait une vie déplorable et rendait sa femme très malheureuse. Je savais que depuis deux ans leur union était traversée par bien des orages et que le dénouement fatal était à craindre. Cette pauvre mary fait pitié ; elle essaye d’être gaie mais son âme déchirée se laisse voir derrière ses sourires. Elle l’aimait follement son Louis. Il me semble la voir encore, si fine et si radieuse dans son satin et ses voiles blancs, une vraie image du bonheur. Il n’y a que quatre ans et elle ‘ma fait aujourd’hui l’effet d’une fleur brisée. Pauvre Mary !

Aussi Miss ne veut pas entendre parler de mariage. Elle croit que tous les hommes sont des sacripants comme son beau-frère et elle les envoie tous au diable. Il y a des hommes terribles mais il y a aussi pas mal de femmes insupportables et si peu endurantes. Moi qui ai fait le rêve d’une union merveilleuse, je me donne avec une pleine confiance au fiancé que Dieu m’a choisi et j’amasse dans mon cœur des provisions d’indulgence et de tendresse. J’espère que mon Henri en fait autant de son côté ; j’aurai souvent besoin de douceur et même de pardon ! Il ne faut pas entrer dans le mariage avec cette idée que l’aimé est impeccable, il faut au contraire se dire qu’il vous fera quelquefois souffrir et qu’on lui pardonnera toujours. Je me souviens de cette parole de St Bernard qui m’a été apprise par Monsieur Vincent et en faveur de laquelle j’ai pardonné bien des calembours à ce brave homme : « La mesure pour aimer vraiment quelqu’un, c’est de l’aimer sans mesure. »

La mesure pour aimer vraiment quelqu’un, c’est de l’aimer sans mesure.

Dimanche 19 Août

Louis, Marguerite et Emmanuel sont à la fête avec Jacques Nimsgern. Ils m’avaient dit qu’ils seraient rentrés à 10h ½ et il n’en est pas loin mais ils doivent tant s’amuser qu’ils ne songent plus à leur promesse.

La journée a été bonne. Au reste j’appelle « bons » tous les jours où j’ai vu Henri et il m’a gâtée cette semaine puisqu’il est venu tous les jours à Boulogne sauf Lundi et Vendredi. Il a déjeuné ici avec son père qui m’a rapporté de Suisse un très joli coffret à bijoux contenant une coupe de fine dentelle de Mürren. Ces deux objets me font beaucoup de plaisir mais la pensée aimable et affectueuse m’a touchée bien davantage encore.

La pauvre Marie Defrance qui était cuisinière depuis 30 ans chez grand’mère Prat est morte hier matin. On l’a enterrée ce soir. Papa et maman sont allés au service à l’église St Laurent et Papa a accompagné le corps jusqu’au cimetière de Pantin pendant que Maman revenait sur Boulogne.

Malgré la visite de nos amis Bonnal et de Jacques qui a dîné avec nous, j’ai pu jouir un peu d’Henry. Il m’a dit que le premier argent qu’il avait gagné (mois d’Octobre à Vincennes) lui avait fait grand plaisir. Ce qu’il devait une fois payé, il était resté possesseur d’une somme de 70 francs. Sa première pensée avait été pour sa pauvre Mère à laquelle il a donné 50 francs de fleurs. Quant à la pièce de 20 francs, restée de cette nouvelle soustraction il l’avait l’a mise pieusement de côté dans l’intention d’acheter plus tard un  souvenir à sa fiancée qu’il ne soupçonnait pas encore. Cette pensée est bien jolie, bien fine, digne de mon Henri ; elle me touche profondément. Il m’a demandé cde que je voulais, désirant que cet argent, le premier qu’il ait gagné, se transforme en un cadeau que j’aimerais. J’étais sur le point de lui demander la pièce telle que pour en faire une chère relique puisqu’il l’a conservée religieusement pour celle qui sera sa femme. Et puis j’ai réfléchi. Si l’on peut avoir une alliance pour 20 francs, je lui demanderai de conserver sa pièce pour payer celle qu’il me mettra au doigt le beau jour de notre mariage. Mais il ne faut pas que pour cet achat d’autre argent se mêle à celui-là qui est sacré. Mon  alliance sera petite et mince mais à mes yeux elle sera infini men t plus belle et toujours je songerai qu’elle est le premier argent gagné par mon mari. Elle me sera une preuve de la délicatesse de ses sentiments, Cher Henry !

Lundi 20 Août


Pour faire contraste avec hier, j’écris tout au matin aujourd’hui. Nous attendons une partie des Bonnal à déjeuner, l’autre partie dans l’après-midi ainsi que Miss Jones et peut-être sa sœur. Ce soir nous aurons Papa et Monsieur Runner à dîner. Le temps sera bien occupé. Dehors il pleut, il tonne, il fait gris……..

Mardi 21 Août

Papa a eu 55 ans aujourd’hui. Quel vieux père cela fait ! J’ai le cœur serré quand je pense qu’il travaille encore et qu’il continuera peut-être longtemps pour nous nourrir…. Et nous doter, c'est-à-dire pour nous donner les moyens de le quitter. Pauvre cher papa, je l’aime plus qu’il ne le croit sans doute mais une nouvelle affection est née dans mon cœur et je sens que maintenant je ne peux plus y renoncer. Tout ce qui me reste de jeunesse, de gaieté, de confiance s’épanouit dans ce sentiment. C’est l’amour encore une fois ; je n’ose écrire : c’est l’amour pour la première fois bien que je le pense souvent. Parmi les trois hommes qui m’ont aimée, Henri est celui qui me donne le plus. Lui seul peut-être m’aime vraiment sans égoïsme. Les autres m’aimaient pour eux. Ils voulaient mon bonheur mais ils ne le voulaient qu’avec eux, par eux et maintenant que les évènements ont séparé ma destinée des leurs et que je ne peux plus rien pour eux, ils ne songent plus à moi.

Henri me veut heureuse et, dans son amour, il s’oublie lui-même… Et moi, je sens maintenant que je n’aurai de vrai bonheur que par Lui et qu’il me faut l’aimer plus que moi-même pour n’être pas indigne de sa grande affection.

Jeudi 23 Août

Il m’a été impossible de trouver hier une minute pour écrire. La matinée a été fort occupée pour moi jusqu’à 10 heures, moment où nous avons déjeuné. A 11h moins ¼ nous prenions le tramway qui nous a conduits, Geneviève, Marguerite, Emmanuel et moi à la passerelle de Passy où papa nous attendait déjà, bien qu’il ne fut pas encore tout à fait l’heure du rendez-vous lorsque nous y arrivâmes. Nous avons vu de très belles choses au Champ de Mars et aux Invalides. Papa nous fit voir aussi le Palais des Illusions, le Village Suisse, le Tour du monde et les danseurs espagnols du café de la Féria. En résumé, la journée a été fort intéressante pour nous tous. Nous ne sommes rentrés qu’à 7 heures et je comptais me coucher presque aussitôt après le dîner mais Louis a voulu nous conduire voir un feu assez considérable avenue de la Reine. Il y avait des armées de pompiers. Cette scène nocturne avait un certain côté de beauté mais elle était impressionnante et triste.

Aujourd’hui, grand’mère, Maman et Margot sont à l’exposition universelle. J’ai eu beaucoup à faire dans ma chambre, puis il m’a fallu aller à St Cloud avec Louise pour quelques courses urgentes. Nous venons de déjeuner et je vais repartir chez Miss à laquelle Geneviève à promis notre visite.

Vendredi 24 Août


Dieu est bon, infiniment bon et je devrais le remercier de toute mon âme. Pourtant une tristesse m’étreint et m’empêche de me livrer entièrement à la joie que je devrais ressentir.

Henry est pris à St Chamond, grâce à Papa auquel Monsieur de Mongolfier a voulu faire plaisir. Il est pris à St Chamond, c’est la position rêvée, très belle comme titre, pas encore bien lucrative mais pouvant le devenir dans la suite. C’est l’avenir presque fixe assuré autant qu’il peut l’être. Oui, mais cette année la séparation et l’absence, la très longue absence dont la pensée me torture et me laisse sans courage. Henri éprouve comme moi cette peine. Il me disait hier au soir : « Moi qui ne peux plus vivre 48 heures sans vous voir, comment vais-je faire pendant des mois et des mois ? » Et je pense ainsi.

Mon pauvre aimé comme cela va être triste cet hiver ! Et moi qui pensais que je ne l’aimerais jamais et que je pourrais du moins le voir s’éloigner sans trop souffrir. Henry entrera à l’usine le 16 Octobre, il partira sans doute vers le 10. Comme c’est près toutes ces affreuses dates qui me l’enlèveront.

Ce matin, nous sommes allées avec Grand’mère chez N Thomas chercher l’argent du procès gagné contre les Omnibus. De là nous sommes allées chez Noury, le bijoutier où nous avons fait de belles acquisitions : de grandes chaînes d’or et un très joli bracelet.

Samedi 25 Août

Encore un jour de passé, il me rapproche de demain mais hélas aussi du terrible moment des adieux. Je ne puis pas croire qu’Henri me soit infidèle et pourtant cela sera si long ; il est si jeune, si romanesque et il sera si seul. Je devrais avoir peur de cela puisque je sais, par une triste expérience, la fragilité des sentiments excessifs et de celui-là en particulier. J’ai confiance cependant et je sens bien qu’il m’aime de toute son âme.

Lundi 27 Août

Nous sommes allés à la messe de 8h moins ¼ pour tante Maillot dont c’était aujourd’hui le triste anniversaire. Pauvre chère femme, si bonne, si sensible ! Comme il est loin le temps où elle se promenait avec nous dans le jardin causant gaiement malgré son grand chagrin et ses souffrances. Souvent nous nous moquions des soins qu’elle prenait de sa santé et qui nous semblaient exagérés. Au fond je l’aimais bien et je crois qu’elle avait une petite préférence pour moi. Elle l’a marquée à sa mort en me laissant un souvenir à moi seule parmi mes frères, mes sœurs et mes cousines. Je garderai toujours sa bague.

Nous allons probablement partir en Italie. La pensée de ce départ m’aurait fait un immense plaisir en d’autres circonstances que les actuelles. Mais m’éloigner d’Henri pendant près d’un mois, alors qu’il va me quitter lui-même prochainement et pour si longtemps, c’est un vrai navrement pour moi. Jamais je n’aurais cru que j’éprouverais à le quitter un tel chagrin. Et c’est un voyage de plaisir que je vais faire !

Aujourd’hui Maman prétend que Papa me laisse libre de le suivre ou de rester ici. Il se peut qu’il ait réfléchi mais Dimanche il semblait ne pas penser seulement qu’il eut à me consulter. D’ailleurs, il suffit qu’il désire m’emmener sans avoir besoin de me donner un ordre. C’est le dernier voyage que je puis faire avec Lui ; il y tient, il le médite depuis longtemps et sûrement il aurait beaucoup de peine en me voyant rester volontairement. Sa pensée serait que je ne l’aime plus, que j’appartiens déjà à « l’autre » comme il me disait quelquefois cet hiver avec un peu d’amertume. Et pourtant papa aime Henri ; il est sûrement le seul auquel il me donne avec tant de courage et de résignation. Moi (j’ai honte de l’avouer, …) j’en veux un peu à Papa de retarder ce qui pour moi est maintenant le bonheur. Je ne veux cependant lui faire aucune peine et je partirai. Mon Henri sera le sacrifié cette fois-ci mais j’en souffrirai plus que lui sûrement et je le dédommagerai par plus de tendresse s’il est possible.

Je désirais mourir jeune autrefois, maintenant je demande à Dieu de m’accorder beaucoup d’années pour aimer mon Henri et réparer le passé. Il viendra demain, le cher fiancé. Oh ! je voudrais que les heures volent et deviennent des minutes. Elles sont pourtant douces, ces heures d’attente prochaine et dans deux mois je donnerais beaucoup pour pouvoir les revivre. Demain, c’est loin encore. Je vais lire pour oublier un peu qu’il y a bien des minutes à passer avant de serrer la main en disant gravement : « Bonjour Monsieur » pendant que mon cœur criera dans ma poitrine : « Enfin, mon Henri, c’est Vous ! »

Mardi 28 Août

Je l’ai eu aujourd’hui longtemps pour moi seule. Sans doute, je lui aurai dit bien des folies et des bêtises, puisque maintenant mon âme monte d’elle-même sur mes lèvres lorsque je lui parle…… Il me dit aussi bien franchement tous ses sentiments passé et présents et plus nous nous connaissons, plus nous nous aimons. Je n’ai rien à regretter car je ne pouvais pas être plus heureuse ; je possède la plus grande part de bonheur qui pût m’être donnée ici-bas. Sauf mon Henri, il n’existe pas d’âme capable de comprendre ainsi la mienne. Maintenant j’ai peur de l’aimer trop. On lui a prédit l’avenir autrefois et on lui a dit de « redouter le caractère exalté de la femme qu’il aimerait. » Il se peut que j’ai un caractère exalté ; déjà je me suis aperçu que je sentais trop vivement toutes choses, que j’étais une exagérée. Il va me falloir veiller là-dessus et ne pas permettre à mon imagination d’intervenir là où le cœur doit seul parler. Aimer Henri de toutes mes forces, être prête à tout souffrir pour lui, m’effacer, me perdre, m’anéantir en lui, voilà ce qu’il faut mais que je n’aille pas me forger des romans comme je l’ai déjà fait !.....

C’est pour la vie qu’il m’aime et que je l’aime et jamais cet amour ne doit décroître. C’est à Dieu lui-même que je confie le soin d’entretenir le feu sacré qu’il a fait naître. Beaucoup d’amour, de sincérité et de profondeur dans mes sentiments pour lui, mais pas la moindre exaltation, voilà ce que je demande.

On lui a dit aussi que son caractère était très religieux, très amoureux et un peu emporté. C’est parfait cela. Il ne se mettra plus en colère, il aimera Dieu, il m’aimera….. Oh ! que le vie est belle !....

Mercredi 29 Août

Il reviendra ce soir. Impossible maintenant d’avoir une autre idée que Lui. C’est trop !

Jeudi 30 Août

Il est bon, merveilleusement bon ; il a toutes les délicatesses de l’âme et mon cœur lui appartient maintenant pour toujours. Pourquoi ne puis-je suspendre ma vie pendant cette année pour ne la reprendre que du jour où il viendra me chercher. Que Dieu ait pitié de nous et ne fasse surgir rien qui retarde ou qui empêche notre union. J’ai peur du bonheur qui m’attend ; il me semble trop fort pour arriver jamais. Je veux être bonne et prier de tout mon cœur pour que le jour rêvé vienne le plus tôt possible et soit complètement radieux pour mon Henri et pour moi.

Nous partons pour l’Exposition ; ce sera une journée de fatigue mais qu’importe ! Je ne le verrai pas ce soir, tout m’est égal. Je chercherai à m’intéresser à ce que je verrai pour diminuer un peu le poids des minutes qu’il faut vivre jusqu’à demain.

10h ½ soir – Je suis bien malheureuse ! Monsieur Morize a écrit à Papa, désirant hâter notre mariage, car lui comprend le chagrin d’Henri et le mien à la pensée de la séparation. Non seulement papa n’a pas consenti mais il a répondu une lettre sèche et très désagréable. Henri est fier, il sera fort blessé et je vais recevoir probablement un mot de lui pour me rendre ma parole et reprendre la sienne. Oh ! je l’aime, je l’aime et je souffre ! Tout n’est pas désespéré pourtant, l’amour sera peut-être dans son âme plus puissant que l’orgueil. Je l’espère mais c’est terrible de douter, de penser qu’à l’heure qu’il est, il peut avoir pris irrévocablement une décision qui me brisera le cœur……..

J’ai envie de ne point me coucher car je ne saurais dormir et pourtant je suis exténuée.

Septembre 1900

Samedi 1er Septembre

J’ai vu Monsieur Morize et Henri hier. Ils prennent assez philosophiquement la chose et je les trouve bien bons l’un et l’autre. Je ne suis cependant pas sans inquiétude sur leur entrevue de demain avec Papa.

La nuit tombe, elle s’épaissit rapidement bien qu’il ne soit encore que sept heures et que la journée ait été complètement belle. C’est mon dernier soir ici…. Demain je prendrai la route de l’Italie. Certes, j’aime les voyages, l’inconnu et cependant je ne puis me défendre d’un involontaire serrement de cœur en songeant à tout ce que je quitte. J’ai peur, cette année, en m’en allant ; il se passe tant de choses en 25 jours ! Lorsque je reviendrai, j’espère que le bonheur de ma chère Miss Jones sera définitivement fixé et que la réalisation en sera très prochaine. Quant au mien de bonheur, ah ! qu’il est encore loin, qu’il me tarde ! Je dois m’oublier et penser aux autres, être heureuse de leurs joies ; il m’est impossible maintenant de ne pas songer à moi, à mon avenir puisque c’est penser à Henri.

Je n’y vois plus…. La cloche du dîner n’a cependant pas encore sonné…. Je rêve. C’est doux et triste ce qui me flotte dans l’esprit. Il m’aime… je pars demain mais je reviendrai et nous serons fiancé pour de vrai… La douce bague de promesse brillera à mon doigt. Et puis il partira, lui, à son tour et pour longtemps. Alors ce seront les jours d’hiver avec de la pluie, du ciel sombre, de la neige, du froid. Ce sera le vide, l’ennui, l’attente, la glace et la souffrance au cœur. Et pendant des mois, rien ne changera, rien ne sourira dans ma vie…….. Enfin un jour viendra où tout s’éclairera, rayonnera, je le reverrai, il m’aimera comme à l’heure qu’il est et je partirai avec lui pour partager pendant toute mon existence ses hivers et ses étés. Oui, ce sera doux infiniment, mais je quitterai les autres pour lui et je les aime aussi…… Et ma joie ne sera pas complète, bien que je l’aime immensément…. Le bonheur où donc est-il ? Il fait tout à fait nuit, le dernier rayon de jour agonise.