Septembre 1900

Dimanche 23 Septembre 1900

Revenue d’Italie depuis Vendredi matin, ce n’est qu’aujourd’hui que je puis prendre la plume et encore pour une minute seulement. Avant-hier, soir de notre arrivée, je me suis couchée à 11h malgré nos 17 h de trajet de la nuit précédente. Et ce n’est qu’à 1h du matin que je suis entrée dans mon lit. Madame Boucher était à demeure ici et n’a quitté sa chambre que pour la donner à Monsieur et à Madame Saint Hillier.

Suzanne ne nous parle que de son Paul ; en l’écoutant, je ne songe qu’à mon fiancé. Je l’ai revu, mon Henri et cela m’a été infiniment doux malgré la contrainte qui nous est imposée. Aujourd’hui, je l’espère encore. Pourvu que nous puissions rester un peu seuls ! J’ai soif de tête à tête bien que sa pensée m’intimide…….

Les soirées sont trop lentes, oh trop lentes, beaucoup trop lentes.

Lundi 24 Septembre

Il est venu, je n’ai pas beaucoup joui de lui et le soir j’ai pleuré. Grand’mère et Papa sont navrés de me voir partir, grand’mère me fait des scènes qui me font bien souffrir. Oh ! maintenant, je l’aime tant que malgré tout, je veux. Ce n’est pas que je voie la vie en rose avec une insouciance d’enfant comme ils me le disent. Je la vois triste, embrumée et bien pénible sous certains rapports mais illuminée par un soleil merveilleux : l’amour.

Les quitter, tous c’est triste, très douloureux même ; je sens que la séparation me coutera des larmes maintenant et dans l’avenir. Au fond, c’est le seul sacrifice que je fais à mon Henri car le don de ma personne est si peu de chose qu’il ne compte pas.

S’il ne m’aimait pas de toute son âme et si je n’étais pour lui qu’un caprice d’un moment, il agirait bien mal en me séparant de tous les miens dont l’affection entoure ma vie d’une chaude atmosphère. Mais il m’aime mon fiancé, d’une manière si vraie et si profonde que je puis bien souffrir pour lui et m’abandonner à Son amour avec une pleine confiance.

Mardi 25 Septembre


Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, le service l’a retenu à Vincennes comme il nous l’avait annoncé hier soir dans un mot que son ordonnance a apporté. La journée m’a semblé longue ; aussi ai-je travaillé avec acharnement, tant que j’en suis malade ce soir. Je voudrais être à demain, à l’heure à laquelle il viendra, j’ai soif de le voir, de l’entendre.

Suzanne Boucher ma encore parlé de son Paul. Je l’écoute souvent sans la comprendre car ma pensée appartient à mon fiancé pendant qu’elle me chante les louanges du sien. Samedi, elle m’avait rendue malade par la contrainte que je me suis imposée pour ne pas lui dévoiler la grande affection qui change ma vie et qui y met tant de bonheur et tant de larmes. Aujourd’hui, au contraire, j’ai éprouvé une sorte de volupté à me taire, a enfermer tout mon amour dans mon cœur comme de l’encens dans un vase bien clos. Et je m’enivrais de ce parfum qui était pour moi seule, moi toute seule, pendant que notre gentille amie Suzanne répandait autour d’elle les rayons de sa joie…..

C’est incroyable, j’aurais presque besoin d’écrire à Henri ce soir, je sens mon âme si pleine d’amour qu’elle voudrait épancher en Lui. Mon fiancé, je vous aime… je vous aime. C’est doux à écrire, ces mots là, quoique mon Henri ne doive pas les lire. Je ne me lasse pas de les dire tout bas comme s’il était là pour les entendre ; je pense qu’un écho mystérieux les redit dans son cœur.

Mercredi 26 Septembre

Il doit être tout près de minuit lorsque je puis enfin remonter dans ma chambre, m’asseoir à on bureau et jouir de quelques minutes de tête à tête avec moi-même. Hélas ! cet instant de repos est plein de cruelles pensées. Le pauvre cher Monsieur Machard est au plus mal. Les nouvelles que nous sommes allés chercher à Bellevue cette après-midi sont désespérées. Un médecin aurait même dit à Célestine que le malade ne passerait probablement pas la nuit. J’avais comme un pressentiment des lugubres choses qu’on nous a dites à Bellevue. En partant ave maman, Henri et Emmanuel, j’avais peur de me diriger par là. Maman seule est entrée dans la maison car la pneumonie infectieuse est je crois assez contagieuse. D’ailleurs il y avait partout une odeur terrible de décomposition.

Ce soir, nous sommes tous navrés ; les jumelles pleuraient pendant le dîner et personne de nous n’a pu manger. C’est que nous l’aimons bien  le pauvre Monsieur Machard dont le caractère est si attachant, si profondément sympathique. C’est un vrai ami et malgré la grande différence d’âge il était un de ceux avec lesquels j’osais un peu penser tout haut.

Sans cette affreuse nouvelle, la journée aurait été bonne puisque mon cher Henri est venu. Un beau temps mi été, mi automne, le bonheur de le voir, de l’entendre, de le sentir là, près de moi, tout était fait pour m’enchanter te me faire vivre quelques heures de joie fraîche et enivrante.

Oh ! comme je l’aime maintenant. Et je n’ose pas lui dire, pas même le lui laisser voir. Il est timide lui aussi, peut-être plus qu’avant mon voyage. Il nous manque pour nous remettre à l’aise une longue soirée comme celles que nous avons eues en Août, l’une de ces soirées chaudes, embaumées, pleines d’étoiles d’amour et de silence. Il nous manque d’aller nous asseoir l’un près de l’autre sur le perron de pierre où nous avons compris si bien que nos âmes s’attiraient l’une l’autre ; il nous manque de marcher enveloppés dans le même manteau comme nous le faisions.

Oh ! tout cela reviendra et- plus doux et meilleur encore…..

Mais je rêve, il est tard, très tard. Je vais tâcher de dormir, un peu. Pauvre ami Machard !

Jeudi 27 Septembre

Il est mort hier soir à 10 heures. Nous ne le reverrons plus……. Comme c’est triste, oh mon Dieu, toutes ces disparitions successives ; aujourd’hui, c’est lui, le cher Monsieur Machard, demain cela sera un autre, peut-être encore plus aimé, plus pleuré. Non ! je ne puis pas croire que tout soit fini, que cette âme tendre, cette belle et grande âme d’artiste ait pour toujours quitté notre monde et que ce corps qui me plaisait tant aussi soit déjà presque désorganisé.

Papa, Christian, Madame Gaté et Madame Saint Hillier ont dîné ce soir ici. Il a fallu paraître gaie mais bien souvent ma pensée est allée à Bellevue, auprès du lit mortuaire de notre grand ami.

Mon dîner de fiançailles devait avoir lieu Samedi soir ; à cause de Monsieur Machard, nous l’avons remis à Dimanche. Je serais trop malheureuse d’être fiancée le jour même de m’enterrement. Il est vrai que nos véritables fiançailles ont eu lieu il y a déjà longtemps et qu’il ne s’agit que d’une formalité officielle, mais je ne veux pas que ce triste souvenir s’allie à celui de cette fête de mon cœur.

Vendredi 28 Sept 1900

Il est venu et, pour la première fois, il est entré dans ma chambre. Nous y avons causé assez longtemps seuls tous les deux et c’était charmant cette intimité. Maintenant je le cherche partout autour de moi. C’est délicieux de sentir qu’il est venu par ici, qu’il a franchi cette porte, foulé ce parquet, qu’il s’est appuyé à cette fenêtre, qu’il a regardé ceci, touché cela, qu’il s’est penché sur le lit dans lequel je vais dormir. Me voilà plus folle que Suzanne mais ma folie à moi est toute intérieure.

Samedi 29 Septembre

Nous partons à l’enterrement. Nous sommes tous en noir mais le véritable deuil est dans nos cœurs ; ce n’est pas une pure comédie de politesse que nous jouons comme cela arrive tant de fois, nous sommes profondément navrés.

Ce soir, je partirai à Paris te je ne rentrerai dans ma chère chambre de Boulogne que la bague au doigt. Il me la donnera demain avant la messe où nous communierons ensemble. Je n’ai pas peur comme je l’aurais cru, mon âme est pleine de confiance heureuse.

Mais que de tristesse à côté de cette joie ; dans une heure je serai auprès du cercueil du pauvre ami. Il me semble le voir dormir son dernier sommeil. Il a encore aux lèvres son sourire si fin, un peu ironique et pourtant si bon. Me Machard l’a dit à Louis. Et puis, on l’a bien arrangé dans sa bière, on l’a& fait aussi beau que possible car il aimait la coquetterie. Oh ! que c’est triste de penser à tout cela !...

Dimanche 30 Septembre

C’est fait, elle brille à ma main, la chère bague, gage de son amour et de sa foi. Je suis fatiguée, mais heureuse plus que je ne puis l’écrire et je sens que mon bonheur est vrai et pur.

Merci, mon Dieu, merci mon Henri de vos bontés à tous les deux. Vous vous êtes donnés à moi aujourd’hui l’un et l’autre. Moi, je me suis donnée à Vous, gardez toute mon âme. Je vais m’endormir ayant encore aux lèvres la douce caresse de l’hostie Sainte et en sentant sur mon front le chaste et cher baiser de fiançailles que mon cher Henri m’a donné ce matin. Oh ! merci, merci ! Je ne méritais pas un aussi grand bonheur !...

Octobre 1900

Lundi 1er Octobre

Nous partons passer la journée à Paris. Aujourd’hui les heures seront longues.

Mardi 2 Octobre

Je ne suis rentrée que tard hier car Henri et Marie m’ont con duite à l’exposition. Aujourd’hui, je suis fatiguée de la vie remuante que je mène depuis mon retour d’Italie. Et pourtant je ne souhaite pas rentrer dans le calme puisque cela ne me sera possible qu’après le départ d’Henri. Hier, je ne l’ai pas vu.

Nous avons déjeuné chez grand’mère Prat et je ne suis revenue ici qu’à sept heures mais je compte sur sa visite tantôt. Elles sont comptées maintenant ces visites ici. S’il revient encore à Boulogne trois fois, c’est le plus qu’il peut faire. Ah ! mon Dieu, comme cela avance rapidement cette épouvantable date du 11. Je n’y peux pas songer, je n’en peux pas parler sans un inexprimable serrement de cœur.

Mercredi 3 Octobre

Ce n’est plus le 11, c’est le 10, encore un jour de moins. Plus qu’une semaine et tout juste et nous serons au moment des adieux. Il est venu hier et il n’est parti que tard, à la nuit tombée. Nous avons eu quelques minutes de rêve exquis dans la solitude du jardin déjà enténébré. C’est le plus doux moment que nous ayons vécu. J’ai honte un peu de le revoir aujourd’hui, il sera si différent de ce qu’il était hier !...

Vendredi 5 Octobre

Nous avons passé toute l’après-midi et la soirée de Mercredi ensemble. Mon affection pour lui va grandissant de jour en jour et la pensée de la séparation si proche devient tout à fait torturante. Hier, nous avons encore eu quelques bonnes heures en errant dans l’exposition ou nous étions occupés l’un de l’autre et fort indifférents aux très belles choses qui passaient sous nos yeux. Aujourd’hui, il viendra encore mais nous aurons d’autres amis, ce qui nous gênera. Une seule visite en dehors de la sienne me fait plaisir, c’est celle de ma Mimi que j’attends. Maintenant ce n’est plus par jours mais par heures que je puis compter les moments qu’il nous reste à vivre ensemble. J’ai tort de lui montrer ma tristesse, cela lui enlève son courage. Mon pauvre ami, je m’efforcerai de paraître gaie et forte pour ne pas augmenter votre peine. Et vous partirez en me voyant sourire quoique j’aie l’âme pleine de larmes, oh ! si pleine de larmes !...

Mercredi, nous avons dîé chez Monsieur Morize où nous avons renouvelé connaissance avec madame Beauvais et sa fille Charlotte, ma future belle-sœur. Mademoiselle Charlotte est assez jolie fille, très aimable mais je ne sais pas pourquoi je ne la crois pas d’un caractère facile. Je n’ai pourtant contre elle aucune prévention et elle a été charmante pour moi. Par amour pour Henri, je veux l’aimer.

Samedi 6 Octobre

Encore une belle soirée que celle d’hier, une soirée exquise, enlunée et douce, pleine d’amour et pleine de rêve. Blottie contre lui dans le calme absolu de notre jardin endormi, je n’avais plus conscience de l’heure qui passait inexorable et qui me l’a enlevé trop tôt. Je ne pouvais me détacher de lui…. Il est plus fort, plus courageux que moi, c’est lui qui s’est arraché………. Oh ! la vision de ces mois d’hiver comme elle est lugubre. Mais je ne veux pas me plaindre, j’ai plus de bonheur encore que je n’en mérite.

Dimanche 7 Octobre

Pas de Riri aujourd’hui, pas plus qu’hier. Cette première petite absence est pour "nous entraîner", pour nous habituer à la séparation. Nous avons passé la soirée d’hier chez les Moisy auxquels j’ai annoncé l’évènement qui changera ma vie. J’ai eu du regret après de l’avoir fait peut-être un peu brusquement, cette nouvelle a paru faire une impression désagréable sur notre ami ; je ne pouvais cependant pas la lui laisser ignorer puisque depuis plus d’un an, il se mettait à me parler par énigmes, ayant toujours l’air de me dire que dès qu’il aurait une situation convenable il se marierait et qu’il savait bien la femme à qui il s’adresserait.

Pauvre ami, je serais navrée de lui avoir fait une peine sérieuse mais je ne le crois pas. En admettant qu’il ait eu l’idée que je lui suppose, il n’y était certainement pas très attaché. Et puis il vaut quelquefois mieux aller un peu brutalement dans ces choses-là que d’avoir l’air de ménager les gens.

Moi, je ,suis heureuse, mais heureuse jusqu’à Mercredi seulement……

Lundi 8 Octobre

Pour la dernière fois il viendra aujourd’hui à Boulogne. Son attente, après ces deux jours passés sans lui, me rend incapable de rien faire. D’ailleurs, je me suis un peu blessée avec une plaque photographique. J’ai le 3ème doigt de la main droite tout enveloppé de chiffons et cela m’empêche de coudre. J’écris cependant, mais bien mal, encore plus mal que d’habitude, ce qui  n’est pas peu dire.

Nous n’avons pas eu d’autres visites hier que celles de nos amis-voisins : Boucher chez lesquels nous sommes allés goûter. La journée a donc été relativement calme et je la préférais de beaucoup ainsi puisque mon cher fiancé était loin de moi et que toute distraction m’aurait été à charge. La pensée qu’il vient pour la dernière fois avant son départ dans ce Boulogne où nous avons appris à nous connaitre et à nous aimer m’est douloureuse. L’avenir nous réserve des joies cependant et je le contemple avec bonheur mais je ne suis pas assez folle pour dire : « L’Avenir, l’avenir est à moi. » - « Non, l’avenir n’est à personne » et je n’ai qu’à penser à l’anniversaire d’aujourd’hui pour en avoir une triste preuve. Pauvre frère Henri aurait 25 ans ce 8 O9ctobre !..... Il espérait une longue et heureuse vie et voilà quatre ans déjà qu’il dort.

J’attends les jours futurs, je les désire, je prie Dieu pour qu’ils viennent radieux et purs mais je n’ose pas ne compter que sur eux. Je me souviens aussi et je remercie des bonheurs déjà vécus. Il y a des choses que je veux croire irrémédiablement mortes  dabs ma vie, ma pensée ne doit plus même les effleurer mais je puis contempler comment est né mon dernier amour.

Aussi, j’ai relu ces pages et je suis restée étonnée. J’aime si complètement mon Henri que je ne puis pas croire que c’est moi qui ai écrit le 10 Juillet : « Je l’aimerai, mais pas autant que je l’aurais fait avant d’avoir joui et souffert. » Je n’ai jamais aimé ainsi, ni Bernard malgré la fraîcheur de mes 16 ans, ni l’autre malgré le désenchantement prématuré de mon âme. Et maintenant c’est bien l’amour, ce n’est pas de l’exaltation, du roman, c’est la vie, c’est la pénétration de mon être entier par un autre être qui est moi aussi, qui sera moi de plus en plus et pour lequel je voudrais souffrir et mourir. Si mon cœur n’avait- pas déjà vécu un peu, il serait peut-être incapable de comprendre. Tout est donc bien, je ne veux rien regretter.

Bientôt je cesserai mon journal, je lui écrirai, à lui, tout ce qui me passera dans la tête et dans le cœur avec la même liberté que si je griffonnais encore ces pages.

10 heures soir

Je suis encore troublé de nos adieux de ce soir, dans la nuit merveilleuse qui commençait à nous envelopper. Plus qu’aux beaux soirs d’Août, j’ai senti son amour et le mien et cette heure d’ombre et de silence est la plus chère à mon cœur parmi celles que nous avons vécues l’un près de l’autre. Jusqu’à présent, il y a 3 dates qui rayonnent pour moi de cet éclat étrange, ce sont les 2, 5 et 8 Octobre. Oh ! surtout le 8, c'est-à-dire aujourd’hui. Il m’a laissée très nerveuse mais l’âme pleine d’une telle joie qu’aussitôt après son départ je suis montée la savourer dans ma chambre loin de trous. Puis-je écrire ce que nous nous sommes dit ? Oserais-je le faire ? Je crains d’abîmer cette heure exquise en la racontant, je préfère la revivre par la pensée.

Nous sommes deux fous, mon bien aimé et moi et la seule prière que je fais à Dieu c’est de nous laisser toujours ainsi l’un et l’autre et de nous admettre ensemble dans son ciel. Nous parlons de l’autre vie, Henri et moi, et nous avons un frisson de bonheur en songeant que nos âmes sont immortelles.

Jeudi 11 octobre 9h ¼

Il est parti !... Je suis très malheureuse mais c’est une souffrance sourde qui étreint, qui m’oppresse l’âme. Ma douleur n’a rien de violent ni d’aigu. Au fond, je ne puis pas croire qu’il soit parti et lorsque grandit dans mon âme l’atroce sensation de l’éloignement, je m’imagine faire un méchant rêve. Et pourtant, il n’est plus à Paris, ni même à Vincennes, il est blotti dans un coin de wagon, tourné vers la vitre, regardant fuir les silhouettes sombres des bords de la voie. Son regard monte aussi vers les étoiles, les mêmes qui brillent devant ma fenêtre et elles ont un éclat radieux, les étoiles. Que leur importe qu’en dessous d’elles il y ait des yeux qui pleurent.

Samedi 13 Octobre

Je viens d’écrire à Henri. Maintenant c’est lui qui a mon journal, je n’ai plus besoin de ce cahier. Mon âme est son âme et son âme est devenue mon âme. Oh ! mon Dieu merci, je n’étais pas digne de connaître cet amour…

Dimanche 14 Octobre

Thérèse Bitschiné m’annonce ses fiançailles avec Monsieur Joxe, professeur de sciences au lycée de Nantes, un collègue de son père. Je lui souhaite beaucoup de bonheur car c’était une gentille amie. Malheureusement le sens religieux n’est pas très développé dabs la famille Bitschiné et je crains bien que Thérèse n’ait choisi un Monsieur dans le goût du jour du gouvernement.

Miss est venue nous présenter son fiancé. Il a l’air bien bon garçon, il est bel homme et distingué. Le bonheur des autres ne m’empêche pas de songer à mon Henri. Il ne me sort pas du cœur ni de la pensée et malgré la présence de presque tous ceux que j’aime, j’ai éprouvé tantôt une grande sensation de vide. Et pourtant ils étaient là : mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, ma grand’mère, ma tante, mes cousines Gandriau. Il me manquait quelqu’un ou, pour mieux dire, la meilleure partie de mon être.

Et pas de lettre encore. Les distractions et les occupations du voyage m’auraient-elles déjà un peu effacé dans son souvenir ?

Lundi 15 Octobre

Une carte de Lyon, écrite par mon beau-père futur, est venue me rassurer un peu sur le sort des chers voyageurs. Ce soir, mon Henri reste seul là-bas, livré à lui-même, loin de ceux qui l’ont aimé et soutenu jusqu’à présent. Je suis un peu cause de cet éloignement, c’est pour moi, pour mes enfants qu’il faut qu’il devienne un homme. Mon bien-aimé, tout mon cœur est avec vous en ce moment douloureux et pendant ces premières heures d’abandon. Mon Henri ne souffrez pas trop, votre fiancée vous aime.

Les Gillain sont partis ce soir. Ils ont déjeuné avec nous après avoir diné ici Samedi. Ce sont là de bien bonnes gens et je me suis aperçu qu’Antonin Gillain qui est très bon musicien est aussi fort intelligent pour bien des choses. Malheureusement ce pauvre officier est agrémenter d’une série de clous dans le cou.

Mardi 16 Octobre

Comme toujours je pense à Henri. Je viens de lui écrire et pour un peu je reprendrais encore une feuille de papier à lettres pour lui dire encore que je l’aime. Il trotte bien des souris dans ma cervelle qui est toute à l’envers depuis son départ. Je me sens incapable de lier deux idées ensemble et je deviens bête comme il n’est pas permis d’être bête !

Je voudrais aller faire une longue promenade dans les bois et me griser d’air frais et d’espace. Mais je ne voudrais pas faire cette course toute seule, ni en bande comme dans le temps où nous avions l’air d’une pension dans la conduite de Miss Jones. Je voudrais Henri, Henri seul. Je le voudrais enveloppé de sa grande pèlerine d’officier dans laquelle je me pelotonnerais contre lui, tout contre lui. Je vois cela comme si nous y étions, ses éperons accrochent les feuilles mortes, il se penche vers moi, il me parle bas, il prend mes mains dans les siennes, ses lèvres effleurent mon cou et nous marchons ravis, extasiés, fous, merveilleusement enivrés de bonheur.

Vendredi 19 Octobre

Mercredi, j’ai reçu une lettre, la première de St Chamond ! Le cher fiancé est courageux, il va bien et il m’aime, je ne puis rien lui demander de plus. Je lui écris à peu près tous les deux jours mais je ne veux pas envoyer régulièrement mes lettres. Je ne cesse de penser à Lui. Ami cher, que n’êtes-vous le premier pour lequel mon cœur se soit ouvert. Je vous aime plus que tout mais j’aurais voulu ne jamais avoir aimé en dehors de Vous. Je souffre de mes deux amourettes mortes, c’est leur expiation. Dieu m’a pardonné, vous aussi ; que ne puis-je me pardonner moi-même !.........

Madame Hainque a dit à Maman qu’elle l’avait rencontrée un jour à la fête de St Cloud avec les jumelles et un très joli jeune-homme. Ce très joli jeune-homme c’est mon Henri, mon fiancé bien aimé. Je suis heureuse et fière !

Dimanche 21 Octobre

Emmanuel malade et du monde toute la journée : Papa, le Général Bonnal, Henriette, les Bucquet à déjeuner. Visite de Melle Hébert et des Boucher.

Ce matin, lettre d’Henri. Réponse. Ce soir, je veille jusqu’à minuit auprès de Manuel. Maman va venir me remplacer.

Mardi 23 Octobre

Nous avons eu hier la visite de ma Mimi et celle de Monsieur Morize. Ma pauvre amies est triste, elle a dit : « Non » pour son marin. Elle l’aimait ou du moins elle présentait l’amour et son âme illuminée par les rêves délicieux qu’elle faisait. Oh ! je comprends le vide qui se produit en elle et pourtant j’approuve presque la décision qu’elle a prise. Elle est trop sensible, trop aimante pour être heureuse comme femme de marin. Les séparations perpétuelles déchireraient son cœur. Elle me disait hier : « La vie est courte, pourquoi se condamner à la passer presque entière loin de celui auquel on donne le meilleur de son être. L’âme s’épuise en tendresses stériles, en désirs impuissants. Les heures qui seraient si douces, les heures de jeunesse sont cruellement désenchantées. Lorsqu’une belle soirée fait vibrer dans mon âme des sentiments d’enthousiasme, d’adoration, quel vide, si l’on n’a pas auprès de soi l’âme sœur qui palpite à l’unisson. Je comprends Mimi, peut-être parce que mon Henri est loin en ce moment. S’il était revenu, je serais sans doute désolée de sa décision, je lui dirais : « Qu’importe l’absence puisqu’il y a le retour ! »

Monsieur Morize m’a parlé un peu de son fils (mon Chevalier). Et puis en partant il a baisé la main que je lui tendais. Cet acte, trop respectueux sans doute, m’a extraordinairement émue. Je ne saurais expliquer la sensation étrange qu’il m’a fait éprouver. Et pourtant j’ai éclaté de rire comme une petite folle alors que j’aurais eu si grande envie de me jeter dans ses bras en l’appelant : « Cher Père » - Timidité – Malgré mon sans-gêne et ma liberté d’allure, je ne suis pas toujours les mouvements de mon cœur. Nous allons partir chez Miss lui porter son cadeau (6 cuillers d’argent) puis nous irons au mariage de Cora Plessis, notre présidente des enfants de Marie. Il est grand temps que je m’habille. Mes sœurs doivent être déjà prêtes.

Samedi 27 Octobre

Miss est mariée depuis ce matin à son géant de Bébé. Elle était délicieuse dans sa blanche toilette, la plus virginale, la plus exquise des mariées. Et, pendant la cérémonie je pensais à une autre bénédiction nuptiale qui se donnera un jour et pour laquelle je serai au premier rang avec mon Henri. La gravité de ce sacrement, le quelque chose de grand mais le mystérieux qu’il voile me font peur. Et j’ai beau aimé, j’ai beau être déjà très instruite dans la triste science de la vie, il y a là un point soupçonné mais inconnu qui m’épouvante et pour lequel personne ne peut m’éclairer  sinon Henri. Je m’abandonne à Dieu et à celui qui sera mon mari ; ils s’aiment l’un, l’autre, leurs désirs ne peuvent être en désaccord, je les rendrai mes désirs à moi aussi. Et cependant, de ce que j’ai lui, entendu et compris, le mariage sanctifie une chose mauvaise en elle-même, une chose qui est péché et qui cesse de l’être par la bénédiction du prêtre. Dieu ne peut pas ordonner le mal et si cette chose est mal de sa nature, Dieu ne la conseille pas et même ne peut point la tolérer. Mais je raisonne à tort et à travers. Le mieux est encore de dire : « Mystère », d’incliner la tête et de faire comme les autres en s’efforçant de conserver une grande pureté de cœur et d’intention.

Novembre 1900

Samedi 3 Novembre

La semaine qui se termine aujourd’hui fut très occupée pour nous. Je n’ai guère eu de liberté et les quelques moments dont j’ai pu jouir ont été consacrés à  Henri. Nous avons revu Miss plusieurs fois. Elles emble heureuse mais fatiguée par l’organisation de son mariage et toute la série de fêtes qui a précédé, accompagné ou suivi ses justes noces. Bébé Tony est à Paris avec son père et sa bonne pour se chercher une nourrice. Monsieur Audé, croyant que marie est devenue enceinte une seconde fois, lui a ordonné de cesser la nourriture de Messire Tony.

Nous rentrerons à Paris mardi prochain. Cela me fait beaucoup de peine de quitter mon cher Boulogne cette année car je ne sais pas si je reviendrai l’habiter pour longtemps. Mais ce qui me fait encore plus de peine c’est de savoir mon Henri tout seul là-bas et de penser qu’il peut s’y ennuyer beaucoup sans vouloir me le dire.

En vérité, la perspective de passer toute ma vie en province ne me sourit qu’à moitié et mon cœur se déchire déjà lorsqu’il prévoit les séparations inévitables. Mais j’aime tant mon fiancé qu’une joie profonde éclate en moi lorsque je pense que je pourrai vivre lié par le sacrement de mariage. Et alors l’endroit de notre séjour m’importe peu….

Mercredi 7 Novembre

Nous sommes rentrés à Paris depuis hier soir. Notre rue Cambon me semble triste affreusement. Mon cher ami-voisin est venu ce matin nous faire ses adieux. Il repartait à Crandelles après avoir déménagé. Si son appartement n’est pas loué, il a l’intention de le reprendre en revenant de son service militaire. Mais moi, à cette époque-là, où serai-je ô mon Dieu ! A Saint Chamond sans doute et je ne reverrai pas mon pauvre ami. C’est une tristesse de plus et une grande qui s’ajoute à tant d’autres mais c’est la vie cela et je dois la supporter avec patience moi qui possède déjà une bien grande part de bonheur.

Dimanche matin, j’ai reçu une lettre de St Chamond longue (12 pages) et si affectueuse. J’en aurai sans doute une autre demain ou après, car Henri me gâte. Pauvre petit Henri, comme cet exil doit être triste et lui sembler long. Moi qui vis très entouré des miens, je trouve déjà que c’est interminable !...

Vendredi 9 Novembre

Hier, je ne suis guère restée à la maison. A 8 heures, je partais pour l’exposition avec papa. Nous y avons revu quelques coins du grand palais, le pavillon de la ville de Paris et, aux Invalides, les chasses de verrerie, porcelaines et faïences étrangères. Papa s’est offert un joli petit vase du Japon et deux autres objets en porcelaine de Limoges. Nous sommes rentrés pour déjeuner, je n’ai eu que le temps de changer de toilette et me voilà repartie, avec Maman cette fois. Chez Monsieur Morize où nous sommes d’abord allés nous n’avons vu que Paul, son père étant au lit et Albert étant déjà reparti à son atelier.

Maman m’a ensuite mené au bateau et je me suis laissée emporter par la Seine chez mon amie chérie. Nous avons d’abord causé de nos affaires intimes, puis sa cousine Eléna est venue ; nous sommes allées goûter chez un pâtissier. A 4h ½ Louis est venu me rechercher. Avec lui, j’ai pris encore une fois le bateau et à 7h m 5m nous avons débarqué chez les cousins Tricheux où nous avons dîné et passer la soirée. Pierre Tricheux est venu nous reconduire jusqu’ici. A minuit, je me couchais assez lasse de cette journée.

Maman était allée dans l’après-midi à l’étude de Me Moisy pour lui recommander Madeleine Dufourcq. Mon pauvre ami lui a avoué qu’il m’aimait énormément et que l’annonce de mes fiançailles l’avait laissé très découragé, très dégoûté de la vie. Il viendra dîner avec nous lundi soir mais il sent qu’il a tort de renouveler ses chagrins en me revoyant. Pendant que Monsieur Moisy disait cela à Maman, Balzard confiait exactement la même chose à Louis qui était allé l’inviter pour ce soir. Il viendra mais cet hiver je le verrai pas souvent, il ne veut pas se déchirer davantage le cœur.

Et moi, je les aime bien, ces chers amis, et je souffre vraiment de savoir ce qu’ils pensent. J’espère cependant qu’ils exagèrent beaucoup l’un et l’autre. Ce qu’ils prennent pour de l’amour, c’est tout simplement une amitié fervente comme j’en ai déjà éprouvée. Alors, lorsqu’il s’élève une barrière infranchissable entre Vous et l’ami ou l’amie ainsi aimé, on s’exalte, on souffre, on veut s’imaginer que c’est un grand amour qui vous dit adieu. Je comprends que depuis 12 ans, avec notre intimité, Christian se soit attaché à moi, je me suis bien profondément attaché à Lui, mais ce n’est pas, ce ne peut pas être une affection autrement que fraternelle. Pauvre Ami Jules ! Pauvre Ami Christian ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir de faire pour les rendre heureux et c’est précisément moi qui les peine.

J’aime mon Henri per dessus eux parce qu’il est le seul qui soit vraiment l’âme créée pou mon âme. Cette découverte fut longue à faire, je m’aveuglais volontairement mais Dieu si bon a eu pitié de ma misère et il a mis une telle lumière dans mon intelligence et dans mon cœur que j’ai été vaincue ! vaincue ! je le suis et tant !

Mardi 13 Novembre

Louis est parti ce matin pour Beauvais avec son ami Georget. Nous sommes tristes et notre pensée les suit. Hier, Monsieur Moisy est venu dîner. Il s’est montré aimable et gai comme toujours bien qu’il nous ait dit à plusieurs reprises qu’il avait des idées noires, très noires. Ce soir, je suis rompue. Je tousse horriblement et maintenant que j’ai donné ma vie à mon Henri je dois me soigner. Je suis bien atteinte mais j’ai déjà été dans cet état d’oppressement et je n’en suis pas morte.

Samedi 17 Novembre

Madame Tinguy a disparu de cette terre, enlevée en quatre jours par une congestion pulmonaire. Comme nous sommes peu de choses ! Il suffit- d’un souffle un peu froid pour nous balayer et faire effondrer cet édifice de chair que nous nommons notre corps. Mais l’âme reste….. l’âme ? Et où va-t-elle ? Secret impénétrable ! J’ai foi et c’est terrible pourtant.

Lundi 19 Novembre

Je suis allée aujourd’hui poser chez Rentlinger. J’en suis bien heureuse car Henri sera content.

Les nouvelles de Beauvais sont bonnes ; Louis et son ami semblent satisfaits de leur sort. Au reste ils sont traités en vrais enfants gâtés, il n’y a rien de trop pour les protégés du Général. Mais l’absence reste et je trouve cela bien dur qu’après avoir dit adieu à mon fiancé, il m’ait encore fallu voir partir mon frère.

Mercredi 21 Novembre

Hier, j’ai revu Amélie Bardinet. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas vue et cela m’a fait bien franchement plaisir, d’autant plus que tante Gabrielle était là et que j’ai pu constater que s’il restait encore un peu de froideur et de gêne dans nos rapports, il n’y avait du moins plus de rancune sérieuse. Grand’mère Prat est au lit mais pas gravement malade par bonheur, Louis souffre des pieds, Emmanuel réclame une méthode de violon, mes sœurs préparent leurs affaires d’hiver. A St Chamond, Henri va bien ; ici, je travaille ferme pour avancer un peu mon trousseau. Louise dit que je me fatigue trop mais je sens que l’occupation est bonne et que je m’ennuierais à mourir si toutes mes minutes n’étaient pas bien employées. De plus j’ai commencé le récit de mon voyage d’Italie. Je ne crois pas qu’il puisse être jamais terminé mais ce que je ferai sera toujours fait et me rappellera un peu plus tard ma dernière excursion de jeune fille avec mon père et mon frère. Je quitte même ce cahier pour m’y mettre un peu avant de gagner mon lit. Ma correspondance avec Beauvais et Saint Chamond me mange beaucoup de temps. Mais c’est ma plus grande jouissance et ma seule consolation.

Jeudi 22 Novembre

Le temps est un peu plus gai que ces jours derniers. Il n’est pas positivement beau mais on y voit à peu près clair et depuis plus d’une semaine le ciel était sombre. Ce n’est pas encore le printemps mais il me semble ce matin que l’hiver est fini tant la période grise que nous venons de vivre m’a paru longue. Rien d’intéressant à noter.

Lundi 26 Novembre

Nous sommes allés ce soir chez les Machard. Le pauvre atelier était plein de toiles qui vont être vendues ou dispersées. Dieu que c’est triste et que de peine j’avais en pénétrant dans cette pièce où se tenait toujours le cher ami.

Madame Machard est courageuse et se montre même fort aimable comme autrefois. Son grand chagrin n’a pas pu le déshabituer de son joli sourire. Pauvre Juliette avait un air piteux. On lui avait mis une mentonnière blanche car elle souffrait des dents et ce harnachement lui donnait une expression souffrante et malheureuse.

Samedi soir, Louis est arrivé pour dîner avec nous, il est venu dimanche à Boulogne et n’est reparti que le soir par le train de 8h 42. Nous avons été ravis de le revoir. Il semble gai et bien portant mais il a très mal aux pieds. Hier matin, j’ai reçu une lettre de mon Henri qui lui aussi se montre fort vaillant. Je l’aime de plus en plus. Tante Danloux est arrivée de Tours pour soigner grand’mère qui va bien mieux depuis l’arrivée de sa fille qu’elle a appelé par dépêche dimanche matin

Mercredi 28 Nov

J’ai eu le bonheur de passer une partie de l’après midi avec ma chère Mimi qui est venue nous surprendre vers quatre heures moins un quart. Naturellement nous avons beaucoup parlé d’Henri. Je voudrais que mon amie le connaisse bien et qu’elle l’aime comme elle m’aime…. mais pas plus. Je suis jalouse comme tous les tigres des jungles et, tout en reconnaissant que c’est absurde, je ne puis pas me raisonner. Je veux pourtant triompher de ce vilain sentiment qui fait affront à mon fiancé chéri en qui je puis et je dois avoir pleine confiance. Il parait que c’est comme cela quand on aime et que la jalousie est sœur de l’amour. Mais qui songe à me le prendre, mon Henri ? Il est bien à moi puisqu’il s’est donné lui-même pour ne plus se reprendre et j’ai tort de craindre. Qu’est-ce que je crains ?... Je ne sais pas. Tout m’effraye. Il est si loin, si jeune, si romanesque, si ardent et notre mariage est tellement reculé dans la nuit de l’avenir. J’ai peur que notre union ne soit jamais consommée !... Mais pourquoi songer ainsi et me faire du mal en m’enfonçant dans des rêves douloureux qui ne deviendront jamais réalité, du moins je l’espère ! Pensons plutôt à mon ami qui est venue tantôt mettre une note de joie dans ma vie si grise.

Je n’ai rein à noter car le peu de choses intéressantes qui passent dans mon existence sont racontées presque journellement à Henri et je déteste écrire deux fois les mêmes histoires. Encore faut-il que je regarde souvent au-dedans de moi pour trouver quelque choise à dire à l’Absent. Aussi reçoit-il souvent des pages absurdes et folles. Mais il est bon et son âme ressemble à la mienne par certains côtés, rien ne le choque.

Jeudi 29 Novembre

Mes photographies de Rentlinger sont arrivées ce matin, elles sont jolies.

J’y suis embellie si je me compare en toilette de ville mais la tenue de bal me change beaucoup et fait de moi la personne que nous présente Rentlinger.

Sur la photographie demi-corps qui me plait beaucoup comme arrangement et lumière. Je trouve que Rentlinger a eu tort de donner à mon regard la direction qu’il lui a fixé. Mes yeux ont l’air levé au ciel.

Cependant je suis contente et je crois qu’Henri sera satisfait lui aussi

Je vais sortir avec maman. Nous irons sans doute chez Monsieur Morize et chez grand’mère Prat qui va mieux.

Nous avons reçu ce matin de bonnes nouvelles de Beauvais.

Vendredi 30 Novembre

Une lettre de mon Henri. Je le verrai peut-être à Noël. Oh ! que je serais heureuse ! Mais je ne veux pas être folle et lui conseiller de demander une permission de huit jours si Monsieur Damancier ne doit la lui accorder qu’à regret. Il m’aime encore, mon fiancé ; il pense à moi et je suis heureuse…. Heureuse !

Nous avons eu tantôt les visites de Louise et de Suzanne, d’Amélie, de Madame Carmier et de Jeanne Mulsant.

Décembre 1900

Lundi 3 Décembre

Nous avons passé la journée d’hier à Boulogne dabs un calme relatif. Tante Danloux repart demain matin pour Tours laissant grand’mère beaucoup mieux portante quoique incomplètement remise. J’ai peur de revoir Henri ; il me semble que pendant les deux mois et demi pendant lesquels nous aurons vécu séparés, il a dû se produire quelques changements dabs son affection pour moi. Et moi-même suis-je pour lui ce que j’étais au moment de notre adieu ? Je l’aime plus peut-être, mais il m’échappe par certains points, je me sens parfois intimidée même avec son image.

Mercredi 5 Décembre


Grand’mère et Marguerite ont déjeuné avec nous après avoir couru les magasins toute la matinée. Dans l’après-midi, j’ai reçu une mettre d’Henri et je suis allée chez mon amie chérie installée maintenant rue Balzac pour quelques semaines.

Mardi 11 Décembre

Impossible d’écrier tous ces temps-ci. Je travaille le soir jusqu’à minuit et sans flâner. Lorsque j’ai une minute de repos je l’emploie à bâcler des lettres adressées à Henri et à louis. Ce soir encore j’ai beaucoup à faire et je quitte ce cahier pour mes copies.

Mercredi 12 Décembre

Dans trois semaines j’aurai retrouvé Henri, c’est une pensée dominante, je pourrais même dire ma seule pensée. Mais hélas ! cela sera pour si peu de temps. Enfin nous profiterons des quelques beaux-jours que Dieu nous accordera. Aujourd’hui, nous avons eu une singulière visite : celle d’Henri Rochefort, directeur de l’Intransigeant. Il était amené par Monsieur Lacombe que nous connaissons depuis quelques temps et qui nous avait demandé la permission de nous amener un de ses amis, grand amateur de choses d’art pour lui montrer les quelques tableaux que Papa possède. Cet ami, c’est Henri Rochefort. Les portraits donnent bien l’idée de sa personne. Il est grand et très droit, avec un visage énergique qui semble sculpté par Michel Ange. Les cheveux longs et encore épais sont dressés sur sa tête. Ses mouvements sont assez brusques mais n’ont rien de maladroit ; il a beaucoup d’aisance et un certain charme malgré son apparence rude. Il se montra fort aimable, s’excusant beaucoup de son indiscrétion et, en partant, il m’a tendu la main comme si nous étions de vieilles connaissances. Et, sans réflexions, j’ai mis ma main dans celle qui a écrit tant de vilains articles de journaux, tant de pages mauvaises, dans la main d’un ex-forçat. Néanmoins, ce Rochefort est un bien beau vieillard au point de vue physique.

Samedi 15 Décembre

Nous sommes allés jeudi soir dîner chez Madame Carmier. On a beaucoup ri chez elle, pour des bêtises de toutes sortes. Tout en reconnaissant l’absurdité de ces propos sans suite, je déclare Madame Carmier une exquise maîtresse de maison, je devrais aller prendre des leçons près d’elle.

Aujourd’hui j’ai annoncé mes fiançailles par lettre à Suzette Boistelle et verbalement à la famille Faure. Notre visite rue Vignon m’a bien amusée car ces dames connaissent très bien Henri. Je leur ai annoncé son mariage futur et ce n’est que lorsqu’elles m’ont demandé qui il épousait que je me suis nommée. Alors les exclamations ont éclaté et j’ai dû me soumettre à un tas de démonstrations.

Noël approche, le bien aimé sera-t-il là ? Je viens de lui écrire des Volumes. Et je suis fatiguée, un peu malade même.

Dimanche 16 Décembre

Ils sont venus déjeuner ici et nous avons eu des nouvelles de Louis par Georges Bonnal qui est arrivé comme nous allions sortir de table. Au reste nous n’étions pas inquiets de notre soldat, j’avais reçu une lettre de lui le matin même et j’en avais fait la lecture à toute la famille assemblée.
Grand’mère était mécontente parce que Monsieur Rousseau, notre directeur des Enfants de Marie, avait annoncé, parait-il, mon mariage à la réunion de l’autre dimanche à laquelle nous ne sommes pas allées. Il se peut que le bruit de mes fiançailles se soit un peu répandu malgré tous nos soins mais je ne comprends pas cependant notre brave abbé Rousseau qui annonce une chose qu’on ne lui a pas annoncé à lui-même. Je dirais bien mon bonheur à tous ceux que je connais et j’éprouverais même un grand plaisir à le leur faire savoir si je ne craignais pas grand’mère. En effet, elle m’a avertie : « Arrange-toi comme tu voudras, m’a-t-elle dit, pour qu’on n’ouvre pas la bouche au sujet de ton mariage ; sans cela, j’en dirai tout ce que j’en pense et l’horrible peine que tu nous fais. »

Le temps n’adoucit pas ses sentiments pour mon cher Henri ; elle les a encore prouvés aujourd’hui en déclarant qu’elle n’irait pas chez tante le 1er Janvier si elle devait l’y rencontrer. Néanmoins, elle m’a encore dit l’autre jour qu’elle n’avait rien à lui reprocher et qu’il était un très charmant garçon. Je ne peux pas arriver à comprendre le dessous des cartes. Cependant il me semble que grand’mère ne veut pas du mariage pour moi. Chaque fois qu’il s’est agi un peu sérieusement de quelqu’un, elle m’a déclaré qu’elle ne me reverrait plus si je faisais le mariage en question. Et lorsque j’avais refusé, elle disait toujours que c’était très bien et qu’il me serait impossible de retrouver ce que j’avais repoussé.

Mais laissons de côté ces pensées qui me navrent et qui tout à l’heure encore m’ont empli les yeux de larmes. Est-ce vieillesse, maladie, méchanceté ou conviction, je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir. Je souffre de tout cela mais je pardonne du fond du cœur si mon Aimé n’en doit pas être attristé. Mais si grand’mère rend Henri malheureux, si elle le peine volontairement, alors !... je me sens méchante.

Il paraît que la pauvre Madeleine Langlois est morte cette semaine, enlevée bien rapidement en 4 jours, par une laryngite tétanos. Elle n’avait que 45 ans. Ce n’est pas que je la regrette infiniment, j’avais peu de rapports avec elle mais je l’ai toujours connue et j’étais bien petite lorsqu’elle est entrée comme concierge à la maison. Depuis son départ je la rencontrais fréquemment et elle ne manquait jamais de me crier : « Bonne promenade, Mademoiselle ! » Encore une voix qui s’est tue pour toujours. C’est ainsi que le silence se fait autour de nous jusqu’à ce que nous devenions muets nous-mêmes. Mais l’amour survit à la mort

Lundi 17 Décembre

J’espérais une lettre aujourd’hui. Elle n’est pas venue et je suis triste.

Vendredi 21 Décembre

J’ai reçu deux lettres cette semaine, deux lettres très affectueuses et contenant une nouvelle infiniment joyeuse : Henri a un congé et arrive demain soir. Demain soir ? Je ne puis pas croire ce que je lis et ce que j’écris. Juste dans 24 heures, il sera revenu à Paris, respirant le même air que moi, étant là, à quelques pas.

Nous ne nous verrons qu’après-demain matin mais c’est tôt et je suis folle de joie. Je ne dis plus que des bêtises et j’en fais ! Je ne sais pas ce que je deviendrai en le revoyant. Peut-être m’évanouirai-je ? Lorsque je pense à notre première entrevue, je sens quelque chose de bizarre comme si tout mon sang me refluait au cœur. Je sui intimidée et heureuse, j’ai délicieusement peur. C’est trop l’aimer ; j’en suis ridicule et s’il savait à quel point- je l’aime il n’aurait peut-être plus la même tendresse pour moi. Si j’essayais d’être réservée et froide ? Non ! pas cela, il pourrait être peiné et puis, moi, je ne pourrais pas. Sûrement je vais lui paraître bête.

Samedi 22 Décembre

Il est 9h 55. Le train qui amène mon Henri doit entrer en gare. Mais puisque je ne dois voir le cher fiancé que demain matin, je vais me coucher pour adoucir un peu les heures d’attente. E4lles seront longues tout de même.

Mercredi 26 Décembre


Que je suis heureuse ! Henri est là, je le vois souvent, tant que cela est possible. Il m’aime et je l’aime plus que jamais et les heures que nous passons ensemble sont mille fois plus douces que le plus beau des rêves. On dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire, je le crois car je n’ai rien à raconter, rien que je ne puisse écrire sans abîmer la délicieuse intimité dont nous jouissons. Comment payer Henri de son si grand amour ?

Jeudi 27 Décembre

Non ! il n’existe pas de mots dans nos langues humaines pour dire mon bonheur et mon amour.