Jeudi 24 décembre 1903
Triste anniversaire. Déjà un an de la disparition de la pauvre grand’mère Prat. Quelle mort rapide et comme ce coup a été brusque pour nous, empoisonnant la douce fête de Noël. Malgré l’ordonnance du médecin et malgré ses résolutions de repos absolu, Tante Danloux est venue de Tours. Nous avons assisté à la messe de 10 heures et demie avec quelques intimes et nous sommes ensuite allés au cimetière. Dans la voiture, tante seule causait, comme d’habitude ; les deux garçons et moi nous l’écoutions religieusement inclinant de temps en temps nos trois têtes en signe d’approbation.
Cet après-midi, je suis allée acheter les étrennes de Jean, un couvert très joli décoré de gui, genre modern’style mais sans la moindre excentricité. Pour le Noël de Franz j’ai pris deux petits objets. Je viens de remplir ses souliers ; dans l’un une balle de caoutchouc, dans l’autre une boîte à musique. Mon beau-père a donné pour son petit-fils un jouet mécanique acheté sur le boulevard mais, trop grand pour entrer dans les mignonnes bottines ; il leur sert de piédestal. Miss Jones a envoyé tantôt un âne plus haut que Franz qui en a une peur épouvantable. Il veut bien le regarder de très loin en disant « dada » Notre bout d’homme est gâté, moins que Jean cependant qui, lui, est comblé outre mesure. Voilà Franz en possession de quatre joujoux nouveaux sans compter son lapin de l’autre jour. Il n’en est pas plus heureux pour cela. Il fallait bien le joujou de Papa et celui de Maman. Et puis, il m’est doux de le gâter un peu ce soir quand son père, son protecteur est si loin. Il ne sait pas son absence, il n’en éprouve ni mal, ni tristesse, cependant il me fait pitié ce petit orphelin. Je veux lui donner de la tendresse pour nous deux.
Ce matin, je me suis confessée avant le service pour grand’mère et demain je prierai le bon Dieu de tout près. Mon beau-père aussi doit s’approcher de la table sainte, il est allé trouver son abbé Henri Bolo chez lui et ils ont eu ensemble une grande conférence. Il est certain qu’il n’a pas abandonné ses idées de remariage, il ne pense plus à épouser Madame Delaux, voilà tout. Faisons-nous petit à petit à l’idée de le voir contracter un nouveau lien et aucune illusion parce qu’un gros nuage menaçant s’est écarté. Je l’entoure autant que possible, je suis une vraie fille pour lui, mais hélas ! Ce n’est pas cela qu’il veut, ses enfants et petits-enfants qu’il aime encore beaucoup ne lui suffisent plus. Madame D…. lui a été très funeste en le persuadant que sa seconde jeunesse était une poussée irrésistible. Samedi soir, il m’a dit crûment : « Il est impossible que je reste comme cela, si je ne me marie pas, j’aurai une maîtresse et vous serez encore plus affligés » Je défends quand même la mémoire de ma chère belle-mère avec autant de fermeté que je puis mais je reste douce pour ne pas heurter mon beau-père qui m’a déclaré que mon avis étant contraire, il s’en passerait. Mon caractère est parti au pessimisme, je vois l’avenir en noir, peut-être à tort.
Vendredi 25 décembre 1903
Depuis ce matin, je suis très occupée. Tante Danloux a déjeuné ici et m’a emmenée faire une visite qui a pris tout l’après-midi. Je rentre et n’ai que le temps de m’habiller pour aller dîner chez Madame Beauvais. Pour contribuer à me retarder, Franz fait une scène affreuse pour venir sur mes genoux et écrire.
Dans un tiroir mon beau-père a trouvé 2752 francs qu’il croyait dépensés depuis un an. Il m’a proposé de verser à notre compte courant les 1600 francs qui me restaient de ma corbeille et j’ai accepté sa proposition, j’aime mieux cela que d’avoir à demander. Nous pourrons régler l’emploi de cet argent. Que je le transforme en fourrures ou en diamants, j’aime mieux en jouir dans ma jeunesse.
Samedi 26 décembre 1903
En l’honneur de Noël, le menu du dîner était hier plus abondant et plus soigné que de coutume chez Madame Beauvais mais les convives étaient les mêmes qu’un dimanche ordinaire, rien que les membres de la famille. J’ai remarqué que mon beau-père était fort empressé auprès de notre aimable hôtesse et que celle-ci acceptait ses hommages avec une visible satisfaction.
Charlotte était un peu souffrante, moi aussi. Nos malaises étaient de même nature et nous annoncent deux grippes ; ce n’est rien de grave et j’espère qu’après un bon rhume je serai débarrassée de la méchante toux qui n’a fait que croître. Le soleil continue de bouder, nous n’avons plus ni lumière ni chaleur ; l’atmosphère est lourd de brume et cela ne me va sans doute pas. Je vais me soigner afin d’être bien portante et pas trop fanée. Ravel me menace toujours de son docteur Marque mais je lui ris au nez car je sais que je ne suis vraiment pas malade de corps ; l’âme seule aurait besoin de remède. Je me ronge pour un tas de choses qui n’en valent certainement pas la peine. Quand il m’arrive une pensée torturante, je la garde, je la tourne et retourne dans mon esprit et je me martyrise bien inutilement.
L’un de mes sujets de réflexion angoissée, est l’avenir de mon mari. Ce n’est pas le flatter que de dire qu’il a trop de valeur personnelle et trop d’études pour la situation qu’il occupe. Malgré nos goûts simples et nos précautions économiques nous n’arrivons que juste à tenir notre rang en joignant les deux bouts de notre mince budget. Avec un enfant à élever et peut-être plusieurs, il faudra nous réduire encore… encore… tant que nous finirons par vivre comme des ouvriers. Monsieur Darmancier a-t-il répondu par quelque chose de précis ? Dans le cas contraire, il faudra sans tarder dire adieu à ces donneurs d’eau bénite. Pour le moment, je sens que mon beau-père m’aidera ; il faut profiter de ses bonnes dispositions car elles peuvent ne pas durer longtemps. Ce pauvre excellent beau-père a peur que, s’il vient à se remarier, son fils ne s’entende pas bien avec sa belle-mère et il trouve que s’il en devait être ainsi il vaut mieux que celui-ci soit en province qu’à Paris. « On s’aime mieux de loin que de près » me dit-il souvent en me parlant des rapports entre parents et enfants.
Ces paroles me font une peine inouïe, mais je ne veux pas faire partager mes souffrances produites par de touts petits coups d’épingles. Mon beau-père est bon pour moi, c’est inconsciemment qu’il me blesse. Je trouve qu’il n’aime pas son fils suffisamment, car pour ce dernier je suis altérée de tendresse. Je voudrais être seule dans ses bras et voir l’univers entier à ses genoux. C’est un véritable égoïsme mais un égoïsme amoureux qu’il me pardonnera facilement, mon très aimé.
Dimanche 27 décembre 1903
Imposant dîner hier à l’hôtel Peiffer, rien que des dames n’ayant pas connu les joies du mariage ou en étant sevrées. Tante Danloux présidait, majestueuse, entre Mademoiselle Marchand et Thérèse de la Filolie. En face d’elle, Mademoiselle Gouré, frétillante, malgré ses 80 ans sonnés depuis deux ou trois années, avait à sa droite la grosse Gabrielle et à sa gauche « brimborion » toute noire, toute triste et grippée comme un loup. Comme cette assemblée de six personnes avait de l’esprit pour dix et des langues pour vingt, on a beaucoup causé et de choses intéressantes. Ni modes, ni chiffons, car ces intelligences d’élite affichent le plus profond dédain pour les colifichets. On n’a pas positivement égratigné « ces monstres d’hommes » mais on a dit et c’était Tante qui peut le savoir, qu’il existe toujours une certaine méfiance entre l’homme et la femme qui s’entendent le mieux et qu’il y a foule de choses se disant à une amie et pas à un mari. Ce sont des théories à la Suzanne B…… Je ne cherche pas à connaître si l’antagonisme des sexes est réel.
Je crois, au contraire, qu’il existe des harmonies plus profondes et plus belles dans l’union intime d’une âme masculine avec une âme féminine. N’est-ce pas la pensée même de Dieu qui, voulant donner à son Adam un appui et un soutien, créa l’Eve et non pas un second homme.
Tante me trouvant très prise de la tête et de la gorge m’a fait reconduire en voiture par sa femme de chambre ; j’étais rentrée à neuf heures. Mais je suis condamnée à rester ici enfermée ; ma chère Tante m’a défendu d’aller aujourd’hui à Boulogne et comme elle y déjeune elle-même, il m’est impossible de m’y rendre en cachette. J’ai envoyé une dépêche à Geneviève pour la prévenir ; la pauvre fille sera contrariée car elle a dû préparer la dinde de Noël et se réjouissait de la manger en famille. Pour me distraire, Pavel m’a donné un livre soit disant pour les enfants. Ce sont les aventures du Baron de Münchhausen. Il y en a de corsées dans le nombre et je me promets de ne pas le mettre plus tard dans les souliers de Noël que je pourrai avoir à remplir. Pour moi, cette écriture n’a rien de mauvais, elle ne m’apprend aucune vilaine chose, seulement mon esprit perverti pénètre facilement tous les sous-entendus. Et c’est de la grosse blague allemande, du Rabelais entouré de choucroute. Du reste, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Mon beau-père m’a demandé de l’aide pour la confection de ses cartes de Jour de l’An. Il a aussi quelques lettres à me dicter.
10 heures du soir : Charlotte qui garde le lit manquait au dîner. Albert, venu à 7 heures seulement est reparti aussitôt après avoir absorbé son petit verre de chartreuse. Mais Madame Beauvais, arrivée à la fin de l’après-midi, vient seulement de repartir conduite par papa.
Ce soir je suis très oppressée, on dirait une vieille douairière asthmatique. Tante Danloux qui nous aime beaucoup tous et qui nous soigne comme ses petits m’a envoyé par sa femme de chambre des jerseys de dessous et des jupons en molleton qu’elle a empruntés à Geneviève et qu’elle a rapportés elle-même de Boulogne. Mon beau-père a fait prévenir Monsieur Marque. Je suis bien soignée, trop pour un simple rhume. Que ferait-on si j’avais une fluxion de poitrine ? Je crois qu’on m’étoufferait sous une montagne d’ouate ; ce serait le plus sûr moyen de ne jamais plus m’entendre tousser.
Lundi 28 décembre 1903
J’ai fait aujourd’hui de la triste mais nécessaire besogne ; j’ai rangé les affaires de la pauvre Mère. Hélas, les vers ont fait des ravages depuis qu’on a enfermé pieusement ces reliques dans l’armoire de la chambre. Je souffrais en pensant à mon Aimé, si respectueux des moindres souvenirs ; Albert qui m’a aidée un peu a pleuré à plusieurs reprises. Il était dur de remuer tout cela mais il le fallait ; mon beau-père me l’avait demandé et j’ai préféré ne pas laisser ce soin à une domestique, même à la dévouée Victorine. J’ai secoué des kilos de poussière et nous avons détruit plusieurs choses qu’il valait mieux anéantir. Nous avons conservé le plus possible d’objets ; comme Henri, Albert a le culte du passé et mon beau-père lui-même, malgré son évident désir de se remarier, respecte profondément les souvenirs de la chère Morte et d’un heureux temps qui n’est plus. Je n’ai donc pas eu de peine à faire conserver tout ce à quoi Henri pourrait tenir. Mon beau-père partagera entre Charlotte et moi des dentelles, des rubans, des morceaux de soie n’ayant jamais servi, quant au reste, secoué, brossé, plié et enveloppé convenablement, il sera remis aux anciennes filaces en attendant les évènements.
Quand je serai morte, dès que j’aurai disparu de la maison, ayez le grand courage de donner ou de brûler toute ma garde robes à l’exception de quelques pièces (la soie et la lingerie peuvent à la rigueur se conserver). Il faut que cette dispersion soit faite aussitôt et d’un coup car ensuite on n’a plus la force de se défaire de ces choses. Je l’ai vu pour mon frère Henri, je le vois maintenant pour ma belle-mère, c’est toujours ainsi ! Et si vous saviez quel air lamentable prennent ces vêtements abandonnés ! Quelques années, quelques mois seulement suffisent à transformer une très belle robe en défroque piteuse. C’est plus sensible pour les vêtements de femme que pour ceux d’hommes à cause des nombreuses variations de la mode et du moins de soutien des étoffes.
Je dis cela aujourd’hui parce que je viens de voir de pauvres robes fanées, aplaties, démodées, criblées de trous. Et puis, j’aime mieux penser que l’on dispersera ma défroque en pleine douleur qu’avec un commencement d’indifférence. Il reste assez de souvenirs des femmes aimées quand on conserve leurs bijoux, leurs bibelots, les meubles au milieu desquels elles ont vécu, les lettres qu’elles vous ont écrites, les fleurs qu’elles vous ont données. Le temps a certainement une action sur ces choses mais il ne les dépoétise pas en les vieillissant. Il ne fait que les effleurer.
Allons, je ne suis pas gaie. D’avoir secoué tant de poussière cela m’a fait tomber de la cendre dans l’âme. Changeons de sujet.
Tante Danloux roule en ce moment vers Tours ; je n’ai donc plus à redouter son attentive surveillance mais je serai raisonnable et je ferai comme si elle était là. Je suis habillée en oignon, avec tant de pelures qu’il me faudra bien deux heures pour me dépiauter avant de me mettre au lit. Je viens d’écrire à Gova de ne pas m’attendre demain comme c’était convenu et je ne sortirai pas avant d’être un peu dégagée. Depuis deux jours j’attends le fameux docteur Marque… Je commence à croire qu’il viendra quand je ne tousserai plus du tout. Si j’avais été sérieusement malade, il serait peut-être arrivé pour mon enterrement.
Aujourd’hui nous avons terminé l’envoi de toutes les cartes de mon beau-père qui a dit en se frottant les mains qu’il n’avait jamais été aussi en avance que cette année grâce à moi. Il va me dicter un devis pour la construction de l’hôtel de ville de Troyes. Je ne demande qu’à l’aider et à lui tenir compagnie. Cela marcherait à merveille sans nos différences d’opinions sur le remariage.
Mardi 29 décembre 1903
On vient de changer le linge de nos lits, événement important de ma vie monotone et qui mérite d’être consigné. D’abord, cela me prouve qu’il y a un mois de passé depuis notre séparation et par conséquent un mois de moins à vivre sans lui. Ensuite, les draps que l’on m’a donnés portent la marque HM 293. Ils faisaient partie de son trousseau de St Stanislas. Oh ! les jolis rêves que je vais faire pendant quatre semaines !
Paul est porté premier au tableau d’honneur. Il est ravi et mon beau-père l’est encore plus. Je crois que son filleul travaille sérieusement, il a grande envie d’être reçu et Albert et moi nous ne perdons aucune occasion de lui répéter qu’il le faut absolument. Espérons que le succès couronnera les efforts persévérants du petit Paul. Marguerite lui a envoyé hier de Menton une carte postale avec des chasseurs alpins et cette vue l’a enthousiasmé.
Notre fils est un amour, tout le monde en est fou, même les employés, il commence à dire les noms de ceux qu’il voit journellement : Père, Po, Abet. Il court comme un rat dans tout l’appartement et il adore les bonbons. Il va très bien en ce moment et ne fait plus de tragédies pour manger ses soupes. Par exemple, la propreté ne vient pas vite et je dois fouetter trop souvent à mon gré. Il ne m’en aime que mieux, le cher petit cœur. Il connaît le portrait de son papa qui est sur la vitrine du salon, il le demande souvent et l’embrasse à pleines lèvres en disant « Papa, mon Papa ».
Je laisse à mon beau-père le soin de régler ses sorties, craignant de ma part un excès de prudence qui pourrait lui être nuisible. Jean sort presque tous les jours, la pluie, le brouillard et la neige seuls l’arrêtent, c’est un bon système quand les enfants se portent bien. Aujourd’hui pour la première fois depuis longtemps, nous avons quelques rayons de soleil mais cela ne nous empêche pas d’avoir cinq degrés de froid paraît-il. Il y a du feu dans la cheminée de la chambre de bébé et c’est bien nécessaire.
Mercredi 30 décembre 1903
Voilà mon beau-père repris de son idée de Colonches ; il a vu la supérieure hier et ils ont combiné entre eux des tas de choses. Papa me presse mais je ne peux pas prendre une décision de cette importance sans le conseil d’Henri. Heureusement Paul m’approuve et me prête son appui. Il paraît qu’en dehors du revenu annuel, il y aurait là une bonne spéculation à faire aux points de vue terrain et constructions. Mon beau-père s’emballe, proposant de nous prêter des fonds ou même de prendre le bail à son compte et de nous avoir comme locataires, avec des appointements fixes. Nous serions gérants, je serais directrice et Henri prince consort. Franchement je l’avoue que cette idée m’est déplaisante. Je ne nous vois pas au milieu d’un pensionnat de « demoiselles » avec une cour de religieuses sécularisées et de vieilles filles. Et puis, je ne me sens pas taillée pour l’administration d’une chose semblable. Mon beau-père veut me persuader que je suis trop modeste, que je doute trop de moi-même. Peut-être si je m’étais vouée à l’instruction aurais-je été une bonne maîtresse pour une classe de 20 élèves. Jamais je ne ferai même une directrice médiocre. Je ne serais qu’un mannequin derrière lequel Henri agirait. Aimerait-il être chef d’une institution de jeunes filles ? Si cette situation lui convenait il faudrait vite qu’on organise les choses et que je me mette à préparer le Brevet pédagogique qu’il me faudrait. Cet examen n’est pas difficile quand on vient de passer le Brevet Supérieur mais au bout de six années d’oubli, pleines d’autres pensées, le travail me sera rude.
Si nous prenions toute la responsabilité de la chose, papa m’a dit que nous pourrions mettre de 10 à 15 mille francs de côté par an en vivant simplement. Mais il faudrait engloutir dans cette affaire tous les capitaux que nous possédons et beaucoup plus encore. Je n’aime pas les emprunts même hypothécaires, j’aurais peur jusqu’au remboursement total.
Je n’aime pas parler d’affaires, cela me dégoûte et me met de mauvaise humeur. En cela, comme en beaucoup de choses je ne suis pas logique avec moi-même, je voudrais trouver pour Henri une autre situation et la première qu’on me signale m’ennuie, me trouble, me trouve plus qu’hésitante. Qu’Henri ait de la décision et de la volonté pour nous deux. Je ne dirai rien d’irrémédiable sans son ordre. Je suis têtue comme une bourrique quand je veux, c’est ma seule force.
Le Dr Marque n’est toujours pas venu ; on nous a fait savoir qu’il était à Tours. Mon beau-père tient cependant à ce qu’il vienne me voir quand il sera de retour. Mon rhume aura disparu mais, hélas, Franz chéri en commence un qui m’inquiète autrement que le mien. Par sympathie, cousin Jean est grippé aussi depuis hier, nos deux moucherons ont hérité de leurs mères.
Jeudi 31 décembre 1903
J’ai reçu des nouvelles du patelin en réponse à deux ou trois mots que j’avais envoyés. Madame Darmancier a été malade mais on ne me dit pas ce qu’elle a eu. Chez les M……. tout le monde tout va bien. Les Berne, nos voisins, attendent un poupon pour cet été à leur très grande joie. La Mère Ambroise et Marie s’entendent couci-couça, Loki préfère son ancienne horrible cabane à son beau château tout neuf. Voilà le plus saillant des missives reçues.
Albert est aujourd’hui à Troyes (en Champagne) pour le fameux concours qui a occupé tout le bureau depuis un mois. Parti ce matin, il reviendra ce soir à six heures, le voyage n’étant pas long. Il se mettra alors en campagne pour trouver les étrennes de Paul dont nous devions nous occuper, Charlotte et moi, quand nos grippes sont venues nous cloîtrer toutes les deux. Heureusement que papa et Jean se trouvaient servis ! Pour Franz je n’achète aucun jouet, il en a assez… tout à l’heure, il a manqué de se casser la tête en jouant à la balle ; il s’est fait une grosse bosse au front et, après avoir bien pleuré, il s’est endormi avec une énorme compresse d’arnica faite par grand’mère Victorine. Je lui donne tout simplement pour ses étrennes de petits tabliers comme ceux de Jean et un col de mousseline que je lui bâcle moi-même.
Enfin, Monsieur Marque s’est amené, hier soir, en l’absence de mon beau-père. Il a examiné consciencieusement les deux malades qu’il a trouvés au logis. Franz n’a rien qu’un simple rhume, il lui a ordonné seulement quelques cuillerées de sirop de tolu. Mon cas est plus compliqué sans être plus grave. Je suis gratifiée d’une laryngite spasmodique, autrement dit d’une toux nerveuse. Ce qu’il me faudrait a dit le docteur, c’est une lettre de mon Henri mais, comme on n’en trouve pas chez le pharmacien, il m’a ordonné une potion faite de codéine, de belladone, d’aconit etc… enfin un mélange de 7 à 8 poisons violents. J’espère qu’ils se neutraliseront l’un l’autre et ne m’enverront pas voir si les racines des pissenlits ont meilleur goût que les feuilles.
Ma grande seule maladie, ce sont les nerfs. L’absence d’Henri me fait vivre dans un perpétuel état de trouble, d’inquiétude, d’excitation. Monsieur Marque m’a dit hier que j’étais excessivement nerveuse et il m’a raconté sur mon cœur une chose risible.
Paul a eu hier soir son dîner de la Corniche Condorcet. En sa qualité de président il avait un discours à faire ou, pour mieux dire, un toast à porter. Cette pensée ne lui était pas positivement agréable et il cherchait partout une âme de bonne volonté pour l’aider à la préparation de ce morceau d’éloquence. Dès le matin il avait pondu tout seul une grande page oratoire mais craignant un mauvais tour de dame Timidité, il a réduit sensiblement. Le midi, son discours n’était plus que de trois phrases, à 7 heures il était de trois mots et je me demande encore s’il les a tous prononcés car il m’a avoué avoir un peu bredouillé au début.
Ce matin, mon jeune beau-frère n’a pas trop mal aux cheveux ; il a cependant absorbé un généreux dîner chez Marquery avec bisque d’écrevisses, truffes, champagne et tout le tremblement. Ensuite il a terminé la soirée à la Scala dans un de ces endroits où papa prétend qu’on se décompose tout vivant. En ce moment, Paul écrit une épître à sa marraine, une inconnue pour lui, il ne sait que lui dire et il trouve que puisqu’elle se dispense de lui donner des étrennes, il pourrait bien s’abstenir de lui envoyer ses vœux.
9 heures et demie, soir : Papa et Paul sont en courses tardives dans les magasins pour je ne sais quelles emplettes. Ce soir tout le monde a des airs mystérieux. Victorine vient de me mettre à la porte de sa cuisine parce qu’un coup de sonnette avait retenti.
Tout cela m’importe peu, je ne songe qu’à mon pauvre Henri chéri, si seul, si loin et mon cœur est gonflé d’une inexprimable peine. L’heure qui termine cette année et qui commence l’autre nous trouvera séparés. Je cherche à m’apaiser en regardant Franz, notre angelet, notre vivant poème d’amour. Tout à l’heure il souriait en s’endormant, si pur, si calme, si insouciant des années qui passent que j’ai goûté un peu de douceur en le contemplant !
Mimi est venue très gentiment passer avec moi ce dernier après-midi de 1903. Elle a apporté deux joujoux à Franz qui est décidément trop comblé. Sa longue et chère visite m’a fait plaisir. Nous avons bavardé comme deux pies et quand on parle on pense moins ce qui n’est pas un mal pour moi.
Et ce soir, je me chante à moi-même tout bas, les vers que mon mari-amant m’a donnés le 2 juillet
« Pourquoi songer au temps qui passe »
Cela me console un peu, je me sens moins seule, il me semble que c’est sa voix qui me dit à l’oreille ces douces choses.