1903 - Paris



« Mon beau-père m’avait conseillé d’extraire des lettres d’Henri
tout ce qui n’est pas "sentiment"
afin de préparer les matériaux d’un ouvrage… »

Madeleine Morize (8 Mars 1904)

C'est tout simplement ce que j'ai essayé de faire aujourd'hui
au niveau de l'intégralité de leurs correspondances en leurs lieux et places
et pour ce j'ai transformé les lettres en récits
m'obligeant, par là même, à devoir parfois changer les tournures
pour respecter les conjugaisons et les pronoms utilisés.

Ma grand'mère utilise souvent le nom de "Papa" pour désigner en fait son beau-père.
à noter tout l'intérêt familial qui ressort de ces écrits
remplis de renseignements sur notre famille

Philippe (son petit fils)


Novembre 1903

Lundi 30 novembre 1903

A cette heure le navire lève l’ancre et s’éloigne de terre… Heureusement la nuit commençante empêche mon pauvre Henri de suivre du regard la disparition progressive des côtes. C’est d’un seul coup qu’il se sent arraché à nous tous et malgré l’atrocité de ce moment, cela vaut mieux.

Oh ! Que tout est froid, que tout est sombre autour de moi ! Il me semble que nous sommes tous deux de pauvres petites loques à travers lesquelles souffle un vent glacé. Ce n’est plus la résignée d’hier qui écrit, c’est la maîtresse passionnée et révoltée de la cruauté déployée à notre égard. Je suis en pleine souffrance et, après avoir prié pour lui du fond du cœur, je viens mettre mon âme meurtrie tout contre la sienne.

Nous n’aurions pas dû nous quitter coûte que coûte. Sépare-t-on des êtres unis comme nous le sommes par tous les liens de l’âme et du corps ? Vraiment, je ne savais pas, je ne soupçonnais pas ce que pouvait être une séparation de ce genre. Maintenant, au bout de 53 heures passées sans lui, je me sens prise de vertige en songeant à l’effroyable route qu’il nous va falloir parcourir avant la réunion.

Décembre 1903

Mardi 1er décembre 1903

Voilà un mois qui commence sans mon Henri, c’est le premier. Une chose me consolerait si je pouvais l’être, c’est que cette année tu ne connaîtras pas les frimas qui s’annoncent comme notre partage. Il neige, il gèle et le soleil boude obstinément. Malgré ce vilain temps, je pars pour Boulogne (sans Franz naturellement) Maman et Margot doivent partir ce soir, j’ai promis d’aller les embrasser et les aider pour leurs préparatifs. La présence de « René » qui a passé les deux derniers après-midi à Boulogne et qui y retourne aujourd’hui n’aide pas à la confection expéditive des bagages.

9 h ½ - Soir.

Pendant le dîner, mon beau-père m’a raconté qu’on lui avait dit aux « Messageries maritimes » la Cordillère avait essuyé une tempête terrible dans le golfe de Gascogne et qu’elle n’était même pas signalée à Lisbonne.

Quelles angoisses aurais-je à l’heure actuelle si je savais Henri sur un navire dont on est sans nouvelle. Je serais folle à lier. Aussi, je remercie Dieu de tout mon cœur de nous avoir épargnés cette épreuve. Il n’y a que Lui qui connaisse l’Avenir et puisse à son gré diriger les événements. Je suis tellement heureuse de le savoir sûrement à Lisbonne, sur la terre ferme, que j’en oublie presque ce soir mon profond chagrin. Rien n’est trop dur pourvu qu’il revienne, ma Vie, mon seul bonheur.

Hier soir, j’ai servi de secrétaire à mon beau-père, il m’a fait écrire 4 lettres sous sa dictée. Cela ne m’a pas ennuyée… Jusqu’ici, tout va bien, nous nous entendons à merveille et je reste le plus souvent possible avec lui. Ce soir, il est allé à Versailles, avec Albert, pour assister à un concert donné par le fils Merlin chez ses parents. Paul est près de moi, travaillant sérieusement ses mathématiques. Bébé dort du sommeil de l’innocence et sa grosse nounou dit aussi avoir transformé ses perpétuelles « ronchonnades » en ronflements.

Il est probable que Maman et Marguerite roulent dans la direction de Menton. Je les ai quittées à 5 heures, leurs bagages étaient presque terminés, les comptes faits, la voiture commandée. Aussi, il y a de grandes chances pour qu’elles se soient ébranlées.

Je ne retournerai pas à Boulogne avant dimanche car il est temps que je m’occupe un peu de moi, de ma toilette, pour mieux dire.

J’ai vu Madame Armand, elle travaille chez elle mais ses prix ne sont pas fixes et en général si élevés que je préfère voir autre chose. Je demanderai demain à Charlotte des renseignements sur la couturière dont elle m’a parlé. En attendant, je regarde les modes et je vois de jolies choses un peu partout. Malheureusement, on obtient peu d’effet dans le tout noir qui m’est imposé pour cet hiver. On fera pour le mieux pour devenir coquette afin que mon mari retrouve une gentille petite femme, désirable et tentante.

Franz a changé avantageusement de caractère depuis qu’il est à Paris ; il n’est plus sauvage du tout, il devient moins capricieux et moins grognon. La photographie de son papa continue aussi à faire ses délices ; il l’embrasse, il lui débite de grands discours dans lesquels le mot « papa » revient à satiété.

Mercredi 2 Décembre 1903

Albert d’abord, puis Marins sont allés ce matin à l’agence des « Messageries Maritimes » La Cordillère a un grand retard mais elle a néanmoins été signalée comme ayant fait escale à Porto. Dieu veuille lui donner alors une rapide et heureuse traversée !

Je  suis déjà envahie par une fiévreuse impatience. Comment vais-je pouvoir vivre ainsi cinq mois, peut-être six ! Je suis moins courageuse qu’à l’heure de l’adieu, les nerfs qui m’ont soutenue commencent à s’user. Mon ahurissement dure encore et se prolongera sans doute quelques jours. Et il n’est qu’à Lisbonne pas encore arrivé là-bas, pas même parti en quelque sorte !

Oh ! Que c’est long ! Que c’est long !

Soir – 10 heures

Je viens d’apprendre le piquet pour faire une partie avec mon beau-père qui s’est pris de passion pour les cartes et qui est heureux de se délasser le soir en jouant et en causant avec moi pendant que Paul pioche dans la pièce voisine.

Cet après-midi, Albert qui est, avec Paul le plus charmant des beaux-frères, est retourné aux « Messageries Maritimes » On lui a dit que la Cordillère avait dû quitter Lisbonne à 4 heures du matin.

C’était hier l’anniversaire du baptême du petit Franz. J’y ai songé à diverses reprises dans la journée et non sans mélancolie. On m’entoure de tendresse et de soins ici mais  rien ne vaut le nid d’amour ni le côte à côte délicieux dans lesquels nous avons vécu près de deux ans et demie. J’ai soif de nous retrouver ensemble seuls tous les deux, comme aux jours primitifs de notre bonheur. Cette espérance là seulement peut me donner le courage nécessaire car je sens la souffrance qui monte peu à peu et qui va m’envahir toute.

L’Océan doit être encore bouleversé par la récente tempête. J’ai lu dans l’Echo de Paris les sinistres arrivés sur les côtes de Bretagne et ces choses me hantent de toute la force de mon amour inquiet.

Hier, Serdet, Paul et moi nous avons déjeuné chez Charlotte pendant que papa était à une réunion d’architectes. Serdet était ravi d’avoir pu embarquer lui-même sa bien-aimée pour Menton. Il paraît que Maman a été très cordiale avec lui au dernier moment ; elle l’a même embrassé en montant en wagon ce dont il n’était pas encore revenu le lendemain à midi.

Après le déjeuner qui fut simple mais très gentil, ces Messieurs sont allés à  leurs affaires respectives. Charlotte et moi nous sommes montées chez Madame Beauvais avant d’aller retrouver nos enfants aux Champs-Élysées. Là, nous nous sommes promenées une heure, faisant nos petites dames, causant maris, enfants, soucis de ménage et de domestiques, faiblesses paternelles et toilette.

J’avais arboré ce que ma garde robe contient de plus chic : robe de voile, manteau de soie, écharpe de plumes. J’avais en outre un chapeau fabriqué précipitamment le matin avec mon feutre de l’année passée et un large ruban de satin noir. C’est quelque chose de très simple qui sera mon second numéro quand j’aurai fait une acquisition, mais tel que, c’est un chapeau à la mode ; il fut trouvé gentil par Charlotte.

Ce matin, Franz est venu au Bon Marché pour son manteau, son chapeau et ses guêtres. Le tout est bleu foncé. Je m’occuperai bientôt de mon costume de drap noie, j’ai déjà des échantillons et Charlotte doit parler à sa couturière.

Vendredi 4 décembre 1903

Je ne puis croire que notre séparation n’ait que huit jours de date ; on me dirait qu’elle a huit ans que je m’imaginerais plutôt cela la vérité. Pourtant, je suis raisonnable, je ne veux ni pâlir, ni maigrir ; je ne veux pas que mon caractère tourne au sombre, ce à quoi il n’a déjà que trop de tendances.

Maman ne s’était pas sentie le courage d’aller voir le Sud-Express s’ébranler samedi passé. Geneviève et elle ont pleuré tout le temps du déjeuner.

Samedi 5 Décembre 1903

Il vogue en plein vers le sud, en longeant les côtes africaines. Il doit approcher des tropiques. Je le suis par l’imagination et je crains qu’il n’arrive de nuit à Dakar, ce qui aurait plusieurs inconvénients. D’abord, il ne verrait pas cette ville, sans doute curieuse comme colonie européenne, ensuite, il ne foulerait pas le sol de l’Afrique, enfin et surtout, il ne pourrait pas nous écrire.

J’ai acheté toute une provision de papier, de quoi écrire pendant deux ans à raison de 16 pages par semaines. Je n’avais pas ma tête à moi et, c’est aussi sans réfléchir que j’ai accepté ce large bord noir que le garçon de magasin a jugé bon d’assortir à mon chapeau de crêpe.

Je passerais mon existence à écrire, je n’ai que cela comme réel plaisir ; malheureusement, ici comme à St Chamond, j’ai fort à faire et, si je couds moins cela est largement compensé par les sorties et les causeries avec parents et amis. Je n’aurais pas le temps de m’ennuyer.

Dimanche 6 décembre 1903


Ce soir, je suis vraiment lâche, sans patience, sans force, sans courage. Je souffre follement ; il me semble que je vais mourir sans le revoir et que c’est un cri d’agonie, un dernier appel que je jette à travers l’espace. Mes nerfs m’abandonnent, c’est maintenant que je suis bien la loque où, pour une comparaison plus poétique en étant aussi juste, je suis une pauvre feuille desséchée qui n’a ni volonté ni résistance ; je vais où le vent m’emporte. Tout m’est égal ! Plus rien ne m’amuse, plus rien ne m’intéresse.

Les Albert - Beauvais sont venus dîner ce soir, gais, charmants, comme de coutume. On a causé, on a joué aux cartes pendant que l’âme de Manon voyageait, essayant d’évoquer la terre de Sénégal, Dakar, un port, un navire … J’avais hâte de voir les invités de mon beau-père père s’en aller pour pouvoir me réfugier dans ma chambre et me reposer.

Je me fais sans doute des idées absurdes ; je crois que j’attends un enfant et cette crainte me rend nerveuse et triste. Je ne repousse pas la maternité malgré sa lourde charge de souffrances et de soucis. Mais en ce moment, quand plus de la moitié du monde nous sépare, je supplie Dieu de m’épargner cette épreuve. Je serais clouée ici car on m’empêcherait certainement de voyager. Et puis, quand il reviendrait, il me trouverait laide, grotesque même, ses yeux ne s’étant pas habitués peu à peu à ma transformation. Il ne saurait être question d’élégance ni de voyage et ce que j’aurais de mieux à faire en ce cas, ce serait de m’en aller me cacher dans quelques trou jusqu’à ce que je sois redevenue présentable.

Cette pensée me tourmente depuis hier.  Il me semble que c’est arrivé et je m’attendris sur moi-même. D’ailleurs, je suis un peu patraque depuis deux jours – rien de grave : c’est l’estomac qui me gêne, j’ai aussi la maladie qui a éprouvé notre petit Franz cet été. Cela passera comme c’est venu, probablement bien vite si j’étais débarrassée de mon gros souci qui n’est peut-être qu’imaginaire.

Lundi 7 décembre 1903

Voici d’abord l’adresse de maman et de Marguerite à Menton –Alpes Maritimes, Hôtel Bristol.
Maman et Marguerite ne se sont pas plu au couvent et n’y ont passé qu’une seule nuit. Elles sont très bien installées, à l’Hôtel Bristol de Menton (Alpes Maritimes) dans, paraît-il, dans une vaste chambre sur la mer. Le flot vient presque battre l’hôtel, c’est merveilleux disent-elles. Il y a cependant un petit ennui : la Méditerranée ne se retire pas ; de nuit et de jour, incessamment, le bruit des vagues se fait entendre. Marguerite dont le sommeil est plus que léger ne peut dormir à cause de cela ; elle espère s’y habituer promptement car cela l’ennuierait beaucoup et Maman aussi de quitter leur magnifique chambre. En somme, les nouvelles de Menton sont bonnes. Marguerite a écrit à sa jumelle que Maman était charmante pour elle. Si la bonne entente pouvait continuer, je crois qu’elle serait encore meilleure que l’idéal climat pour le rétablissement de Margot.

Pendant ce temps, Geneviève est en grande correspondance avec René. Elle lui écrit des lettres qui commencent par ces mots « Cher Ami », je me suis permis de trouver cela peu réservé, je conseillais le changement de cette épithète mais Mariane, les petites Bucquet, Geneviève, elle-même se sont tordues. Elles m’ont regardée avec des yeux effarés, pour voir sans doute d’où je sortais… Alors, j’ai compris que j’étais devenue très provinciale, plus du tout dans le mouvement et j’ai rengainé mon cours de morale. D’ailleurs,  je viens de faire à peu près l’équivalent. Tout à l’heure, on a porté à la poste deux lettres que j’adressais à des Messieurs. La première de ces missives contenait des paroles de sympathie : le pauvre Beauregard a eu la douleur de perdre sa femme et j’ai su ce malheur trop tard pour aller à l’enterrement qui avait lieu hier. L’autre était au contraire une lettre de félicitations : Adrien Bizot m’a écrit directement pour me confirmer ses fiançailles avec Mademoiselle Louise Gailliard. Naturellement, il fallait répondre de suite, je l’ai fait après avoir soumis mon petit mot à l’approbation de mon beau-père. Je vais m’occuper d’un petit souvenir ; la première idée qui me soit venue est celle d’un flacon de voyage comme celui que nous avons donné à Germaine Gandriau ; j’irai chez Cardeilhac qui a envoyé ici un prospectus assez tentant, j’emmènerai probablement Charlotte qui ne demande  qu’à se promener et qui est de bon conseil.

Hier, soir, avant le dîner, Georges Normand est venu nous rendre visite, j’étais rentrée de Boulogne. Il m’a beaucoup parlé d’Henri et m’a questionnée aussi sur la santé de Geneviève. Il n’a pas changé du tout au physique mais je crois pouvoir affirmer, sans me tromper, que ses sentiments n’ont pas été aussi immuables, je ne me suis donc pas laissée prendre à l’intérêt qu’il a témoigné hier à notre petite sœur, il y avait un peut de curiosité dans ses demandes, un peu d’affection peut-être, de la pitié, mais sûrement pas d’amour. Oh ! Non ! Feux de paille toutes les passions de l’ami Normand. Que ce doit être lamentable d’aimer une girouette !

Mardi 8 décembre 1903

Nous n’attendons pas d’enfant et c’est bien heureux pour nous et pour le pauvre petit être que cela aurait fait. Dans ces conditions, j’aurais formé un fils ou une fille lamentable, quelque chose de chétif au moral et au physique.

Comme je ne puis pas être sans souffrir, voici qu’à cette préoccupation disparue est venue s’en substituer une autre. On n’a pas encore affiché la dépêche de Dakar aux Messageries. Cependant, d’après mes calculs, il devait être là-bas dès hier matin. Cette nuit, je n’ai pas pu dormir et je serai folle ce soir s’il n’y a rien de nouveau. Pour me calmer et me rassurer, mon beau-père me dit qu’on ne télégraphie probablement que le départ de l’escale, pas l’arrivée. Pourquoi ? Tiens ! il sera plus loin de moi au Brésil, mais cela ne fait rien je voudrais le savoir arrivé, débarqué sur le solide plancher des bonnes vaches. S’il avait été marin, mon Ri, je crois que je lui aurais donné à choisir entre notre amour et la mer car jamais je ne me serais habituée à l’état de choses actuel.

Soir : Albert m’a tranquillisée en me disant que la Cordillère avait quitté Dakar depuis le 6 pour Boulogne.

Ce matin à 10 heures nous avons, suivant la tradition, présenté nos vœux et notre souvenir au chef de famille qui nous a répondu par une profusion de billets bleus. Je l’ai remercié en ton nom, au mien et aussi en celui de Franz qui a un billet de cinquante francs comme son cousin Jean. Paul m’a donné une gentille coupe d’étain, art moderne, un……… qui fera très bien sur la cheminée de notre chambre en face de mon joli bougeoir fleur de lotus. Geneviève et moi nous avons déjeuné en tête-à-tête d’une exquise pintade aux choux. Les garçons étaient quai de Gesvres où tante voulait nous avoir tous mais Geneviève ayant refusé, j’ai tenu à rester près d’elle.

Cet après midi, Suzanne Bucquet est venue me voir ; elle est restée longtemps et le tête-à-tête l’a incitée aux confidences. De la voir ainsi, tellement isolée, sans protection, sans fortune, sans autre affection que celle de sa sœur, j’ai mieux compris l’immense part de bonheur qui m’a été donnée. Je suis ingrate en me plaignant, même à cette heure si triste.

Mercredi 9 décembre 1903

Mon beau-père m’a recommandé de soutenir Henri par ma correspondance qu’il sait quotidienne ; il m’a dit de ne lui écrire que des lettres courageuses, lui donnant la force de travailler et de lutter là-bas. Je ne remplis pas bien ce programme car je suis incapable de cacher tous les mouvements de ma pensée ; et cela ne vaut-il pas mieux, au fond, d’être entièrement sincère.

Je connais de durs moments. Ma pensée ne se détache pas de lui et elle est souvent très angoissée mais j’ai aussi des souvenirs bien chers et des espérances délicieuses. Quand le présent me hante trop douloureusement, je m’en évade et je me réfugie alors soit dans le passé, soit dans l’avenir. Je suis certainement plus à envier qu’à plaindre.

Jeudi 10 décembre 1903

Les habitants de Paris pourraient se croire revenus au temps du déluge. Je suis allée cependant à Boulogne sous les rafales, Geneviève m’attendait comme le Messie et elle mène une existence tellement solitaire que je ne voulais pas manquer à ma promesse. Elle m’a donné d’assez bonnes nouvelles de Menton.

Je viens d’avoir une longue conversation avec Albert. Il a reçu la copie du jugement de divorce de Madame Decaux ; il a été prononcé contre elle et d’après lui, elle ne devait avoir la garde de sa fille que jusqu’à 7 ans. Dans une lettre, Madame Decaux reconnaît avoir trompé son mari et avoir eu pour amant un Monsieur D…. Serait-ce l’industriel de Lille ? C’est peu probable. Ils ont été plusieurs et la série ne doit pas être terminée. Quel malheur pour la petite Elisabeth vraiment gentille et bien élevée !

Albert ne parlera pas de cette nouvelle pièce à conviction  à moins de nécessité. Si la dame à bout de ressources tente un effort pour se procurer des subsides, nous lui mettrons devant les yeux cette dernière preuve. De ce côté, tout va donc bien et, sans nous endormir sur nos lauriers, nous pouvons être relativement tranquilles.

Louise m’a écrit affectueusement. Hélas ! A force de vivre on devient sceptique et le La Rochefoucault qui s’éveille en moi se demande si ce n’est pas un peu pour savoir où je suis qu’on me témoigne cette amitié. Aussi j’ai répondu par retour du courrier, attestant de cette manière ma présence à Paris.

Samedi 12 décembre 1903

J’éprouve maintenant quelque chose de très douloureux. C’est une véritable nostalgie de mon mari et rien ne pourra m’en distraire jusqu’à son retour. Franz, lui-même, le bébé chéri, très absorbant est incapable de donner de l’intérêt à l’existence que je mène. Ah ! c’est dur, bien dur et ceux qui se condamnent volontairement à des séparations pareilles ne sont pas de vrais amoureux.

Allons, me voici encore à crier ma détresse, j’ai tort car nous devons être pleins de courage : nos santés, nos vies elles-mêmes sont en jeu. Il ne faut pas non plus que nos caractères deviennent aigres et sombres dans cette épreuve. Occupons nous beaucoup surtout intellectuellement.

En partant, il avait la bonne pensée d’employer ses loisirs à écrire un livre, un roman. Il a de l’imagination, de la sensibilité et un joli style, qu’il tente donc la chance. Par exemple, qu’il ne s’embarque pas dans une chose trop compliquée, qu’il ne soutienne pas de thèse, qu’il choisisse un sujet simple et traite le plus avec son âme qu’avec son esprit. En somme, qu’il s’amuse et s’il n’est pas content de son œuvre, voilà tout, je serai sa seule lectrice et je promets mon enthousiasme sans crainte de me tromper.

Dimanche 13 décembre 1903

Il est six heures et demie du matin, la nourrice vient de partir à la messe et par bonheur bébé s’est rendormi. Ce sommeil sera sans doute de courte durée. Je prévois une journée très remplie et il est probable que si je n’écrivais pas maintenant avant l’aurore, je ne pourrais le faire que vers minuit en rentrant de chez Madame Beauvais où nous dînons tous.

Hier Charlotte et moi nous sommes sorties ensemble. Pour ne pas faire honte à mon élégante petite belle sœur, je m’étais composée une toilette chic et même un peu « vlan » ! Petit à petit, je me réconcilie avec mon manteau de soie, je mets un faux col blanc très chaud et cela fait vraiment bien. Nous sommes donc allées toutes deux, en bavardant, jusque chez Cardeilhac où nous fûmes appelées « Mademoiselle » à tout de rôle.

Pour Bizot, j’ai pris un service à petits fours et bonbons, un modèle joli, sobre, élégant et suffisamment fort comme argent. C’était ce qu’il y avait de plus avantageux ; j’en ai eu pour 51 francs envoi compris et j’espère que notre ami sera content de ce cadeau modeste mais d’un réel bon goût.

Quant au souvenir annuel destiné à mon beau-père, c’était plus embarrassant, nous n’avions aucune idée. Après avoir longuement hésité entre divers bibelots nous nous sommes presque décidées pour une boîte à timbres au couvercle d’argent. Cardeilhac nous l’a confiée pour la soumettre à l’approbation d’Albert. J’aurais voulu trouver quelque chose de plus important mais le ménage frère est presque aussi panné que le pauvre nôtre et il a fallu en tenir compte dans le choix d’un objet. Cependant, comme je le disais hier à Charlotte, nous ne pouvons pas nous mettre à quatre pour offrir à Papa une paire de bretelles.

Lundi 14 décembre 1903

La vie est vraiment une chose bizarre, on ne peut jamais avoir l’esprit en repos sur quoi que ce soit. Il y a deux jours, j’écrivais que nous étions tranquilles sur l’issue de l’aventure qui a troublé notre été. Eh bien, il ne faut pas nous endormir, tout n’est pas fini et nous avons depuis samedi la presque certitude que Madame D….. cherche à rentrer en grâce ou du moins à faire passer quelques billets bleus de la bourse de Papa dans la sienne. Comment s’y prend-elle ? Nous l’ignorons encore mais le fin limier Albert le saura bientôt. Madame D…. veut ses étrennes, elle doit crier misère et menacer de tomber en pleine boue si les secours ne viennent pas. Et Papa, avec sa crédulité et son bon cœur se laisse reprendre. Mais nous veillons tous et nous triompherons encore. Charlotte est pessimiste, elle s’inquiète plus que de raison, s’exagérant le danger. Papa lui avait promis de ne plus revoir Madame Decaux, elle s’indigne de le voir manquer à sa promesse comme nous avons lieu de le croire. Jusqu’à présent, je ne suis pas tourmentée malgré mon caractère porté à l’inquiétude, c’est dire qu’il n’y a pas grand péril.

Mardi 15 décembre 1903

Il doit approcher du port, mon très Chéri. Dans quelques heures il foulera le sol d’exil qui doit le porter tant de jours, tant de semaines, tant de mois ! Ma prière demande seulement que cette terre ne lui soit pas trop dure et qu’elle le rende tel qu’il débarque sur elle : bien portant, plein de courage et surtout très amoureux de celle qui ne vit que pour lui. Alors tout sera bien !

Hier, sans trop songer à ce qu’il disait, mon beau-père me racontait la lamentable histoire du ménage Yvon. Il fait remonter la cause de ce divorce à une longue séparation entre Monsieur Yvon et sa femme dans les premières années de leur mariage. Ni l’un ni l’autre des conjoints n’a su rester fidèle et quand la vie commune a repris au retour d’Amérique du mari, il y a eu des tiers et des quarts dans le ménage. Cette histoire ne m’a point fait peur : elle n’est pas pour nous et la séparation qui nous est imposée n’aura d’autre effet que de nous rendre plus tendrement près l’un de l’autre.

La chaste Miss m’a dit l’autre jour, en souriant d’un petit air très malin, qu’elle me prédisait un bébé pour le 9ème mois qui suivra le retour de mon Henri. Elle s’émancipe la prude anglaise. Elle pleure tant ses deux anges perdus et elle leur désire des remplaçants avec une ferveur si grande qu’elle étend son souhait maternel sur toutes les amies. Elle voudrait avoir 12 enfants et s’attriste de vieillir car elle sent que le temps lui manquera pour mettre au monde une famille digne de la mère Gigogne. En attendant, elle est folle de Franz qui lui rappelle son Roger. Samedi, elle lui a apporté un joli lapin qui amuse notre petit homme. Bébé se débrouille beaucoup en ce moment, il est plus grand garçon. Son bon papa l’aime beaucoup et le trouve fort amusant. Il lui donne des  sous pour aller à Guignol avec cousin Jean et il paraît que Franz aime le théâtre. Je le laisse gâter puisque cela fait le bonheur de son grand-père. St Chamond se chargera de faire oublier à Bébé les attraits de Guignol.

Soir, 9 heures et demie
: après la partie quotidienne, je laisse les cartes. Il faut faire galoper ma plume car ma bougie est basse et menace d’expirer avant que je sois prête à trouver dans le sommeil l’oubli ou du moins l’apaisement de ma grande peine. J’ai passé l’après-midi chez Madame Renguet où j’ai contemplé plus de deux cents vues prises par son fils entre Bordeaux et Rio de Janeiro. J’ai vu aussi Pétropolis, séjour enchanteur si j’en juge par les très jolies photographies qu’on m’a montrées dans un appareil (comme celui des Champion) qui donne aux objets un relief étonnant.

Mercredi 16 décembre 1903

Victorine fait l’éducation de la nourrice et souvent il y a de quoi rire quand on les entend discuter ensemble. La nounou est en extase devant l’expérience acquise par sa compagne et elle supporte d’elle des épithètes de ce genre : « âne, bourrique, grande dinde. » Il aurait fallu qu’elle soit plus tôt à cette école car je ne profiterai pas longtemps de l’amélioration qui commence à se produire. Mon père n’a pas voulu que je sèvre bébé comme j’en avais l’intention, il a fixé cette grande opération à la fin janvier. La nounou a donc refusé la place qu’on lui offrait à Lyon et nous avons convenu de son départ pour le milieu de février.

Je ne sais pas sérieusement ce qu’il convient de faire vis à vis de Marie. J’ai réfléchi encore sans énervement et je suis de plus en plus convaincue qu’il nous sera impossible de la garder. En attendant, je lui envoie ses étrennes comme à la mère Ambroise (6 m d’étoffe pour une robe.) Il serait temps cependant d’agir s’il faut lui dire de chercher une place ou s’il vaut mieux l’avoir pour notre réinstallation là-bas et pendant le voyage que nous ferons… je ne suis pas du tout opposée à cela.

Que penser de prendre la mère Ambroise comme cuisinière et une petite jeune fille sachant coudre comme femme de chambre – bonne d’enfant ? Je suis sûre que la mère Ambroise ne demanderait pas mieux que d’avoir Bébé la nuit près d’elle. Nous aurions ainsi la chère solitude de notre chambre à coucher sans sacrifier notre enfant car, je l’avoue, je ne l’abandonnerais pas volontiers à une fille de 20 ans si sérieuse qu’elle soit, au moins au début. Quand je la connaîtrais mieux je le ferais sans doute mais alors le pli n’étant pas pris, Mademoiselle serait mécontente ou demanderait une augmentation de gages.

Charlotte change encore une fois de cuisinière, celle qu’elle renvoie faisait sauter l’anse du panier d’une manière effrayante.

9 heures et demie du soir : Quelle joie de le savoir arrivé, quel soulagement, quel poids de moins dans mon âme douloureuse. Certes, ce n’est pas la fin de l’épreuve, c’est seulement une première étape franchie. Le travail et les responsabilités commencent pour lui et j’aurai encore à souffrir. Mais réjouissons-nous des inquiétudes passées, des dangers évités, des jours vécus.

Paul est allé après le dîner porter la dépêche aux Albert qui sont charmants pour moi et qui s’intéressent de tout leur cœur à son voyage.

Jeudi 17 décembre 1903

Il n’y a pas que le chagrin et l’inquiétude qui empêchent de dormir. J’en ai une nouvelle preuve. Toute la nuit je n’ai fait que songer à son arrivée dans Rio ; j’étais énervée, presque autant que je le serai quand viendra le moment de son retour. Mon beau-père avait remarqué mon agitation fiévreuse dans la soirée et l’attribuait au jeu ; il avait fait cesser plus tôt les parties de manille. Ce matin, je me sens calme.

Hier, je devais emmener Franz à Boulogne pour lui faire faire la connaissance de l’abbé Vincent qui le réclame à Geneviève voulant, dit-il, l’embrasser et le bénir avant de mourir. Depuis quelques mois il n’est pas bien, se sent vieillir et se fait des idées noires. Nous avions convenu d’hier pour nous trouver ensemble à déjeuner mais Monsieur Vincent souffrant a écrit à Geneviève qui m’a prévenue par dépêche et je suis partie seule. D’ailleurs, je ne suis pas restée longtemps avec notre petite sœur ; je suis allée chez Madame Moisy à qui je devais une visite que je ne voulais pas faire un dimanche. Elle m’a dit mille choses aimables mais, comme toujours, elle m’a surtout parlé de son fils, son idole. Il paraît que Jules a l’espoir d’arriver notaire à Paris dans deux ans et demi. En attendant, il monte son ménage, achetant d’anciens mobiliers qu’il fait réparer. Cette manie coûte cher et fait soupirer Madame Moisy qui s’assied à regret dans des fauteuils de huit cents francs. Il faut être juste et reconnaître que ce garçon a du goût et que leur salon est avantageusement transformé depuis qu’il en a expulsé le mobilier de sa mère pour y mettre le sien ; il y a de ravissants petits meubles. Ces choses ne font pas le bonheur et jamais je n’envierai Madame Jules quelle qu’elle soit ; il me semble que son mari a un cœur desséché juste assez grand pour aimer un fauteuil ancien, une paire de chenets ou un vieux trumeau.

Je suis ensuite allée chez Madame Beauvais ou papa m’avait donné rendez-vous. Nous y avons rencontré une mulâtresse, Madame Jars. Son mari est en mer en ce moment, se rendant à la Guadeloupe, alors, nous avons parlé navires, voyages, pays chauds, séparations. Cette brave dame, malgré un fils de 17 ans, semble encore amoureuse de Monsieur Jars, elle lui écrit tous les jours pour « épancher son cœur » dit-elle.

En quittant Madame Beauvais, je suis descendue chez Charlotte et j’ai passé la fin de l’après-midi avec elle pendant que mon beau-père s’éternisait aussi chez Madame Joannard. Je serais restée moins longtemps si je n’avais eu d’excellentes nouvelles de Franz par Papa qui venait de le voir en bonne santé, en belle humeur et très sage (paraît-il). Charlotte est vraiment très gentille, elle ne m’intimide plus, nous sommes très bonnes amies et nous échangeons nos confidences. Elle est toujours excessivement préoccupée de l’état moral de notre beau-père ; je m’efforce de la tranquilliser, sans être moi-même bien rassurée. Elle n’a plus du tout confiance en lui : «  c’est du sable »,  dit-elle. J’ai vu la boite à timbres chiffrée aux initiales de papa, elle est vraiment jolie quoique simple, c’est du Louis XVI. Charlotte m’a montré aussi les étrennes de Franz, c’est un rond d’argent. Je donnerai probablement à Jean un couvert quant à Paul nous ne savons pas encore.

Aujourd’hui, nous avons un brouillard terrible, on n’y voit rien et, si le temps ne change pas, il nous sera impossible de sortir Franz. Notre fils est ma consolation, je l’aime tant, ce cher mignon. Il dit un nouveau mot depuis avant-hier ; il appelle les oiseaux « cocos » et tous les jours il fait des progrès. On s’en occupe beaucoup ici, plus encore qu’à St Chamond, ce n’est pas peu dire. Grand-Père et dame Victorine le couvent avec tendresse. Depuis deux jours, je le trouve un peu plus grognon, il a aussi une petite reprise de diarrhée, je crois qu’il faut attribuer cela aux dents car il a les gencives gonflées et rouges. Les quenottes ne percent pas vite, il n’en a toujours que cinq,  il en aura peut-être trois le même jour, comme la dernière fois. J’ai hâte de voir sa bouche un peu garnie, la dentition est une opération si désagréable pour ces pauvres mioches et ceux qui les entourent.

Ce matin, le courrier m’a apporté une carte de Menton sans grands détails  mais qui me prouve néanmoins que les santés ne sont pas mauvaises. La bonne entente continue et je crois que Serdet doit aller passer le Jour de l’An auprès de ces dames, il a même été question d’un passage à Paris pour prendre Geneviève et la conduire là-bas.

Vendredi 18 décembre 1903

Tout d’un coup, hier soir, profitant d’un tête-à-tête, mon beau-père m’a dit : « Madeleine, je viens d’achever ma libération. » Tout est terminé ; il ne verra plus Madame Decaux mais il avait considéré comme un devoir de justice de ne pas rompre brutalement et d’atténuer par un peu de bienveillance les duretés de notre enquête. Il a même prononcé le mot de « compensation. » Je ne l’ai pas relevé car il n’est que trop certain qu’on lui a fait payer sa liberté. C’est du chantage tout pur et cela complète la femme. Mais qu’importe, notre père nous est rendu, très respectable encore, sans trop grande avarie ni morale ni physique, c’est le nécessaire et je puis même dire le suffisant.

Cette fois, c’est définitif, j’espère. Papa ne m’aurait pas dit cela de lui-même  si sa résolution n’était pas ferme. Nous allons l’entourer de tendresse et d’attentions pour amortir le plus possible le chagrin qu’il a malgré tout. L’amour rend aveugle, ce pauvre Père se refuse à croire Madame Decaux, ce qu’elle est ; son amour paternel il nous l’a sacrifié sans permettre qu’on discute la pureté de son holocauste. Laissons-lui ses illusions qui lui sont chères, ne jetons pas trop de boue sur sa fleur. Malheureusement, il veut voir l’acte de divorce qui est une terrible preuve.

Samedi 19 décembre 1903

Ce soir, pendant le dîner, Paul s’amusait à me taquiner. Comme nous sommes en quatre temps, il y avait une dorade. Mon petit beau-frère me racontait, sans doute pour me donner de l’appétit que ce poisson avait suivi la Cordillère et avait été généreusement nourri par mon Henri. Ces idées baroques m’ont distrait un instant, j’ai ri presque de bon cœur.

Je vis en ce moment une soirée paisible. Toute ta famille est au théâtre, mon beau-père, accompagné de Paul a dû aller au Châtelet voir « Un oncle d’Amérique ». Les Albert sont à la Renaissance où ils entendent « l’Adversaire ». Papa n’était pas très disposé à sortir ce soir mais son jeune fils à qui ce plaisir était promis depuis quinze jours a été le plus fort. Il a fait une grande théorie sur la nécessité des soupapes de sûreté morales et il a convaincu papa qui voulait s’absorber dans la contemplation des cendres…  Je suis contente qu’il se soit laissé entraîner.

Quant à moi, je n’ai pas besoin d’entrouvrir la soupape de mon cœur autrement que par mes lettres au seul Aimé. Comme en un vase bien clos, j’y amasse ma douleur avec beaucoup de tendresse et beaucoup de passion.

Non, je ne veux pas aller au théâtre ni nulle part dans le monde sans lui, à moins d’y être forcée par des raisons majeures. Par devoir, j’accompagnerais mon beau-père  s’il était seul ; la présence de Paul auprès de lui rend la mienne inutile ou du moins superflue. C’est avec bonheur que je m’enferme dans cette ombre et, comme il me le disait lui-même : « Le plus sûr effet de l’amour est de nous dégoûter de tout ce qui n’est pas lui » C’est bien vrai, je le sens, hors de lui tout ne m’est rien.

Lundi 21 décembre 1903

Hier soir, nous devions dîner chez Madame Joannard. Cette invitation que je ne pouvais décliner m’ennuyait beaucoup. D’abord, elle me faisait sortir de ma chère claustration, ensuite, elle me rappelait les corvées Saint Chamonaises. Enfin, c’est passé et bien passé, sans accrocs. Monsieur de Montgolfier qui m’a offert son bras et dont j’occupais la gauche à table a été fort aimable, sans doute pour me faire oublier son incroyable despotisme. Il m’a parlé d’Henri avec intérêt, m’assurant presque que son absence ne se prolongerait guère au-delà de trois mois.

Le dîner dont ton père se léchait encore les lèvres ce matin était abondant et exquis. Il n’était cependant pas tout à fait en rapport avec la mise en scène princière. La reine Hélène est une parfaite et raffinée maîtresse de maison, le luxe des cristaux, de l’argenterie, des fleurs surpassait de beaucoup celui déployé au château de Jarez, même aux jours de grande cérémonie.

Je ne puis malheureusement pas donner la vue de cette table presque féerique mais voici le menu exécuté d’excellente façon :
  • Potage printanier
  • Bouchées aux huîtres
  • Volailles de Bresse à la bohémienne
  • Râble de lièvre chasseur
  • Lardons à la moelle
  • Terrine de faisans truffés
  • Salade
  • Charlotte glacée moka
  • Dessert
Comme vins, naturellement les meilleurs crûs, le champagne coula à flots. Papa était un peu abasourdi de ce déploiement de richesse ; d’après les confidences de Madame Joannard, il ne la croyait pas aussi dorée. Nous étions onze à table car au dernier moment, Monsieur Delocre a manqué. Le Grand Patron présidait avec sa chère cousine ; il était en outre flanqué de Madame Joseph de Montgolfier. La maîtresse de maison avait donné la première place à mon beau-père, la seconde à Monsieur Magnin. Les autres convives étaient le Vicomte de St Genys et Pierre, M. Joseph, Mademoiselle Sabine de Montgolfier et Paul. Madame Joannard était séduisante et semblait heureuse ; Monsieur de Montgolfier, grand manitou, était semblable à lui-même ; Monsieur Magnin m’a fait l’effet d’un bonhomme tout rond mais il paraît qu’il est d’acier sous cette enveloppe de miel et que c’est lui l’exécuteur des hautes œuvres. Le Vicomte est devenu plus bavard que jamais tandis que son fils est un modèle de silence.

Mesdames de Montgolfier sont d’aimables personnes pourvues de plus de distinction que de beauté, quant à Monsieur Joseph, mon voisin de gauche, je l’avoue qu’il m’a causé une impression pénible, son regard étrange et pénétrant, le rictus amer de sa bouche, ses gestes nerveux, m’inspiraient une sorte de terreur ; on dirait un fou échappé d’un conte fantastique d’Hoffmann ou d’Edgar Poe. Je ne  parlerai point de la famille qui n’était pas le moins bel ornement de cette réunion sélect pour laquelle Papa m’avait donné une très jolie et très parfumée garniture de corsage en violettes de Parme et capillaires et à laquelle par hasard j’étais bien coiffée. Dans cette noblesse très infatuée d’elle-même, je me trouvais aussi à mon aise que parmi des cousins germains.

Il n’y a pas de réunion mondaine sans bavardages et même sans médisances. On a cassé du sucre sur plusieurs dos. Madame Joannard a raconté que notre ami du Peloux avait récemment demandé en mariage une jeune fille d’extraction plutôt humble mais douée en compensation d’une grosse fortune. Et tout le monde de s’étonner et de dire « jamais on n’aurait cru cela de lui ! » De Contenson paraît être l’une des nombreuses bêtes noires de notre aimable hôtesse d’hier. Pourquoi ? Je l’ignore. J’ai remarqué qu’elle avait une vive émotion et des intonations méprisantes en en parlant. Elle a aussi causé de Vénard revenu récemment de son voyage de noce. Elle le croit malade de la poitrine parce qu’il est pâle comme cire, qu’il a étonnamment maigri et qu’il a les yeux cernés jusque par-dessous le menton. A ce moment là, les messieurs étaient au fumoir et les dames très ingénument ont cherché quels pouvaient être les motifs de la mauvaise mine de Vénard. Moi je n’ai rien dit mais n’en pensais pas moins. Je sais ce que l’amour physique à de brisant... Mais chut !…

A plusieurs reprises, dans la journée, j’ai été secouée par des crises de larmes. Il me sera impossible de prolonger mon séjour chez mon beau-père au-delà de la mi-février. Ce que sera pour moi la vie à Boulogne, je l’ignore et je le crains surtout dans les circonstances qui se produiront. A quoi bon me tourmenter d’avance, chaque jour est déjà suffisamment lourd par sa propre peine.

Mardi 22 décembre 1903

Aujourd’hui, je ne suis guère plus vaillante qu’hier, ma nuit a été pénible. La mort en frappant à nos deux anciens foyers les a détruits ; il n’en subsiste que des ruines qui peuvent faire illusion aux gens du dehors mais qui ne me trompent pas. Je m’aperçois avec une tristesse croissante de leur dislocation. On est uni parce qu’on dort sous le même toit et qu’on mange à la même table mais le lien moral n’existe plus, hélas ! Quelle indépendance de pensée et d’action, on dirait même qu’il y a une hostilité sourde entre ceux qui devraient s’aimer le mieux.

Mon Père et ma belle-mère étaient les deux piliers fondamentaux sur lesquels reposaient nos familles ; eux disparus, il ne reste plus grand-chose ! … Je voudrais aller vers mon Henri mais impossible en ce moment, je ne saurais à qui confier notre petit Franz. Mon beau-père qui avait proposé de s’en charger auparavant ne me renouvellerait plus cette offre à l’heure actuelle. Quant à Maman, elle ne parle pas de son retour, fâchée sans doute contre moi, elle ne répond à aucune de mes lettres, mais dans les longues missives que Geneviève me communique, il n’y a pas un mot qui fasse prévoir l’époque de sa rentrée à Boulogne. Ce n’est pas qu’elle se plaise beaucoup à Menton où le temps est affreux et où la guerre recommence entre elle et Margot. La difficulté vient de ce que ces dames sont à l’hôtel non au couvent et qu’il ne serait pas convenable de laisser ainsi notre petite sœur toute seule pendant plusieurs mois.

Me voilà donc clouée ici. Les seules pensées heureuses que j’aie sont dues à la contemplation de notre bonheur amoureux dans le passé et dans l’avenir.

Franz a percé deux nouvelles dents ces jours-ci ; il en a 7. Ce n’est pas encore une mâchoire bien assurée que la sienne mais tout arrive avec le temps ; bientôt il sera en état de dévorer père et mère. Je trouve qu’il grandit trop vite, il commence à dire quelques mots et continue à faire le bonheur de son grand-père et de Victorine. Cette dernière le gâte outrageusement et Franz qui le sait la suit dans tout l’appartement comme un petit chien.

Mercredi 23 décembre 1903


Hier j’ai conduit Franz chez les Aucher où Marie est arrivée depuis vendredi. J’y ai vu tout le monde, même la grand’mère d’Henri. Peut-être que lui, dans son paisible trou de province après quatre ans et demi de mariage, entre tant de poupons et de nourrices, n’aurait-il pas été fâché d’avoir une mission du  genre de celle de mon propre Henri. J’espère que non cependant pour Marie et même pour lui. Rien n’est meilleur que le gîte où reste la compagne !

Tony est un grand garçon très déluré, avec des habits et des manières d’homme, il a un petit chic anglais et des réflexions fort drôles. Jean est joli comme un amour sous une profusion de boucles d’or. Quant à Marcel, le contemporain de notre Franz, c’est paraît-il le plus sage bébé du monde. Jamais il ne pousse un cri, il n’a ni colères ni caprices, la nuit il dort comme une marmotte. Le revers de cette médaille, c’est qu’il n’a pas l’air bien débrouillé ; je serais étonnée si cet enfant là devenait un aigle ; qui sait cependant !

Je suis allée voir Geneviève aujourd’hui et j’ai déjeuné avec l’abbé Vincent venu sans prévenir mais bien accueilli tout de même. Il m’a dit aimablement que c’était surtout dans l’intention de me rencontrer qu’il avait fait le voyage d’Yvry par ce temps désagréable. Il s’est montré pour moi ce qu’il a toujours été : bon, affectueux mais taquin en diable. Il ne semble plus me tenir rigueur de ce qui s’est passé pour mon mariage et je suis contente de cette réconciliation. L’abbé Vincent est un très ancien ami, il a connu tous ceux que nous pleurons, la mort ne l’en a pas détaché, il s’en souvient avec nous et il prie pour eux de toute la ferveur de son bon gros cœur. Il est bon de pouvoir causer du passé, c’est le principal charme de nos entretiens avec l’abbé Vincent qui me raconte des histoires du temps où j’étais toute petite.

Ce soir, j’ai dîné chez les Albert ; gentil dîner intime, nous n’étions que trois.

Chez Charlotte où je suis arrivée à cinq heures et dont c’était le jour de réception, j’ai rencontré le ménage Dutar. Marine est d’un chic écrasant mais elle est encore beaucoup plus exubérante qu’autrefois. Elle cause et elle rit si haut que sa voix perce les murailles. Son mari est bien, moins grand qu’elle mais plus distingué, elle affecte de le mener cavalièrement. J’ai trouvé que c’était plutôt froid entre Charlotte et Marine ; il faut avouer qu’après ce qui s’est passé il ne peut guère en être autrement.

Jeudi 24 décembre 1903

Triste anniversaire. Déjà un an de la disparition de la pauvre grand’mère Prat. Quelle mort rapide et comme ce coup a été brusque pour nous, empoisonnant la douce fête de Noël. Malgré l’ordonnance du médecin et malgré ses résolutions de repos absolu, Tante Danloux est venue de Tours. Nous avons assisté à la messe de 10 heures et demie avec quelques intimes et nous sommes ensuite allés au cimetière. Dans la voiture, tante seule causait, comme d’habitude ; les deux garçons et moi nous l’écoutions religieusement inclinant de temps en temps nos trois têtes en signe d’approbation.

Cet après-midi, je suis allée acheter les étrennes de Jean, un couvert très joli décoré de gui, genre modern’style mais sans la moindre excentricité. Pour le Noël de Franz j’ai pris deux petits objets. Je viens de remplir ses souliers ; dans l’un une balle de caoutchouc, dans l’autre une boîte à musique. Mon beau-père a donné pour son petit-fils un jouet mécanique acheté sur le boulevard mais, trop grand pour entrer dans les mignonnes bottines ; il leur sert de piédestal. Miss Jones a envoyé tantôt un âne plus haut que Franz qui en a une peur épouvantable. Il veut bien le regarder de très loin en disant « dada » Notre bout d’homme est gâté, moins que Jean cependant qui, lui, est comblé outre mesure. Voilà Franz en possession de quatre joujoux nouveaux sans compter son lapin de l’autre jour. Il n’en est pas plus heureux pour cela. Il fallait bien le joujou de Papa et celui de Maman. Et puis, il m’est doux de le gâter un peu ce soir quand son père, son protecteur est si loin. Il ne sait pas son absence, il n’en éprouve ni mal, ni tristesse, cependant il me fait pitié ce petit orphelin. Je veux lui donner de la tendresse pour nous deux.

Ce matin, je me suis confessée avant le service pour grand’mère et demain je prierai le bon Dieu de tout près. Mon beau-père aussi doit s’approcher de la table sainte, il est allé trouver son abbé Henri Bolo chez lui et ils ont eu ensemble une grande conférence. Il est certain qu’il n’a pas abandonné ses idées de remariage, il ne pense plus à épouser Madame Delaux, voilà tout. Faisons-nous petit à petit à l’idée de le voir contracter un nouveau lien et aucune illusion parce qu’un gros nuage menaçant s’est écarté. Je l’entoure autant que possible, je suis une vraie fille pour lui, mais hélas ! Ce n’est pas cela qu’il veut, ses enfants et petits-enfants qu’il aime encore beaucoup ne lui suffisent plus. Madame D…. lui a été très funeste en le persuadant que sa seconde jeunesse était une poussée irrésistible. Samedi soir, il m’a dit crûment : «  Il est impossible que je reste comme cela, si je ne me marie pas, j’aurai une maîtresse et vous serez encore plus affligés » Je défends quand même la mémoire de ma chère belle-mère avec autant de fermeté que je puis mais je reste  douce pour ne pas heurter mon beau-père qui m’a déclaré que mon avis étant contraire, il s’en passerait. Mon caractère est parti au pessimisme, je vois l’avenir en noir, peut-être à tort.

Vendredi 25 décembre 1903

Depuis ce matin, je suis très occupée. Tante Danloux a déjeuné ici et m’a emmenée faire une visite qui a pris tout l’après-midi. Je rentre et n’ai que le temps de m’habiller pour aller dîner chez Madame Beauvais. Pour contribuer à me retarder, Franz fait une scène affreuse pour venir sur mes genoux et écrire.

Dans un tiroir mon beau-père a trouvé 2752 francs qu’il croyait dépensés depuis un an. Il m’a proposé de verser à notre compte courant les 1600 francs qui me restaient de ma corbeille et j’ai accepté sa proposition, j’aime mieux cela que d’avoir à demander. Nous pourrons régler l’emploi de cet argent. Que je le transforme en fourrures ou en diamants, j’aime mieux en jouir dans ma jeunesse.

Samedi 26 décembre 1903


En l’honneur de Noël, le menu du dîner était hier plus abondant et plus soigné que de coutume chez Madame Beauvais mais les convives étaient les mêmes qu’un dimanche ordinaire, rien que les membres de la famille. J’ai remarqué que mon beau-père était fort empressé auprès de notre aimable hôtesse et que celle-ci acceptait ses hommages avec une visible satisfaction.
Charlotte était un peu souffrante, moi aussi. Nos malaises étaient de même nature et nous annoncent deux grippes ; ce n’est rien de grave et j’espère qu’après un bon rhume je serai débarrassée de la méchante toux qui n’a fait que croître. Le soleil continue de bouder, nous n’avons plus ni lumière ni chaleur ; l’atmosphère est lourd de brume et cela ne me va sans doute pas. Je vais me soigner afin d’être bien portante et pas trop fanée. Ravel me menace toujours de son docteur Marque mais je lui ris au nez car je sais que je ne suis vraiment pas malade de corps ; l’âme seule aurait besoin de remède. Je me ronge pour un tas de choses qui n’en valent certainement pas la peine. Quand il m’arrive une pensée torturante, je la garde, je la tourne et retourne dans mon esprit et je me martyrise bien inutilement.

L’un de mes sujets de réflexion angoissée, est l’avenir de mon mari. Ce n’est pas le flatter que de dire qu’il a trop de valeur personnelle et trop d’études pour la situation qu’il occupe. Malgré nos goûts simples et nos précautions économiques nous n’arrivons que juste à tenir notre rang en joignant les deux bouts de notre mince budget. Avec un enfant à élever et peut-être plusieurs, il faudra nous réduire encore… encore… tant que nous finirons par vivre comme des ouvriers. Monsieur Darmancier a-t-il répondu par quelque chose de précis ? Dans le cas contraire, il faudra sans tarder dire adieu à ces donneurs d’eau bénite. Pour le moment, je sens que mon beau-père m’aidera ; il faut profiter de ses bonnes dispositions car elles peuvent ne pas durer longtemps. Ce pauvre excellent beau-père a peur que, s’il vient à se remarier, son fils ne s’entende pas bien avec sa belle-mère et il trouve que s’il en devait être ainsi il vaut mieux que celui-ci soit en province qu’à Paris. « On s’aime mieux de loin que de près » me dit-il souvent en me parlant des rapports entre parents et enfants.

Ces paroles me font une peine inouïe, mais je ne veux pas faire partager mes souffrances produites par de touts petits coups d’épingles. Mon beau-père est bon pour moi, c’est inconsciemment qu’il me blesse. Je trouve qu’il n’aime pas son fils suffisamment, car pour ce dernier je suis altérée de tendresse. Je voudrais être seule dans ses bras et voir l’univers entier à ses genoux. C’est un véritable égoïsme mais un égoïsme amoureux qu’il me pardonnera facilement, mon très aimé.

Dimanche 27 décembre 1903

Imposant dîner hier à l’hôtel Peiffer, rien que des dames n’ayant pas connu les joies du mariage ou en étant sevrées. Tante Danloux présidait, majestueuse, entre Mademoiselle Marchand et Thérèse de la Filolie. En face d’elle, Mademoiselle Gouré, frétillante, malgré ses 80 ans sonnés depuis deux ou trois années, avait à sa droite la grosse Gabrielle et à sa gauche « brimborion » toute noire, toute triste et grippée comme un loup. Comme cette assemblée de six personnes avait de l’esprit pour dix et des langues pour vingt, on a beaucoup causé et de choses intéressantes. Ni modes, ni chiffons, car ces intelligences d’élite affichent le plus profond dédain pour les colifichets. On n’a pas positivement égratigné « ces monstres d’hommes » mais on a dit et c’était Tante qui peut le savoir, qu’il existe toujours une certaine méfiance entre l’homme et la femme qui s’entendent le mieux et qu’il y a foule de choses se disant à une amie et pas à un mari. Ce sont des théories à la Suzanne B…… Je ne cherche pas à connaître si l’antagonisme des sexes est réel.

Je crois, au contraire, qu’il existe des harmonies plus profondes et plus belles dans l’union intime d’une âme masculine avec une âme féminine. N’est-ce pas la pensée même de Dieu qui, voulant donner à son Adam un appui et un soutien, créa l’Eve et non pas un second homme.

Tante me trouvant très prise de la tête et de la gorge m’a fait reconduire en voiture par sa femme de chambre ; j’étais rentrée à neuf heures. Mais je suis condamnée à rester ici enfermée ; ma chère Tante m’a défendu d’aller aujourd’hui à Boulogne et comme elle y déjeune elle-même, il m’est impossible de m’y rendre en cachette. J’ai envoyé une dépêche à Geneviève pour la prévenir ; la pauvre fille sera contrariée car elle a dû préparer la dinde de Noël et se réjouissait de la manger en famille. Pour me distraire, Pavel m’a donné un livre soit disant pour les enfants. Ce sont les aventures du Baron de Münchhausen. Il y en a de corsées dans le nombre et je me promets de ne pas le mettre plus tard dans les souliers de Noël que je pourrai avoir à remplir. Pour moi, cette écriture n’a rien de mauvais, elle ne m’apprend aucune vilaine chose, seulement mon esprit perverti pénètre facilement tous les sous-entendus. Et c’est de la grosse blague allemande, du Rabelais entouré de choucroute. Du reste, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Mon beau-père m’a demandé de l’aide pour la confection de ses cartes de Jour de l’An. Il a aussi quelques lettres à me dicter.

10 heures du soir : Charlotte qui garde le lit manquait au dîner. Albert, venu à 7 heures seulement est reparti aussitôt après avoir absorbé son petit verre de chartreuse. Mais Madame Beauvais, arrivée à la fin de l’après-midi, vient seulement de repartir conduite par papa.

Ce soir je suis très oppressée, on dirait une vieille douairière asthmatique. Tante Danloux qui nous aime beaucoup tous et qui nous soigne comme ses petits m’a envoyé par sa femme de chambre des jerseys de dessous et des jupons en molleton qu’elle a empruntés à Geneviève et qu’elle a rapportés elle-même de Boulogne. Mon beau-père a fait prévenir Monsieur Marque. Je suis bien soignée, trop pour un simple rhume. Que ferait-on si j’avais une fluxion de poitrine ? Je crois qu’on m’étoufferait sous une montagne d’ouate ; ce serait le plus sûr moyen de ne jamais plus m’entendre tousser.

Lundi 28 décembre 1903

J’ai fait aujourd’hui de la triste mais nécessaire besogne ; j’ai rangé les affaires de la pauvre Mère. Hélas, les vers ont fait des ravages depuis qu’on a enfermé pieusement ces reliques dans l’armoire de la chambre. Je souffrais en pensant à mon Aimé, si respectueux des moindres souvenirs ; Albert qui m’a aidée un peu a pleuré à plusieurs reprises. Il était dur de remuer tout cela mais il le fallait ; mon beau-père me l’avait demandé et j’ai préféré ne pas laisser ce soin à une domestique, même à la dévouée Victorine. J’ai secoué des kilos de poussière et nous avons détruit plusieurs choses qu’il valait mieux anéantir. Nous avons conservé le plus possible d’objets ; comme Henri, Albert a le culte du passé et mon beau-père lui-même, malgré son évident désir de se remarier, respecte profondément les souvenirs de la chère Morte et d’un heureux temps qui n’est plus. Je n’ai donc pas eu de peine à faire conserver tout ce à quoi Henri pourrait tenir. Mon beau-père partagera entre Charlotte et moi des dentelles, des rubans, des morceaux de soie n’ayant  jamais servi, quant au reste, secoué, brossé, plié et enveloppé convenablement, il sera remis aux anciennes filaces en attendant les évènements.

Quand je serai morte, dès que j’aurai disparu de la maison, ayez le grand courage de donner ou de brûler toute ma garde robes à l’exception de quelques pièces (la soie et la lingerie peuvent à la rigueur se conserver). Il faut que cette dispersion soit faite aussitôt et d’un coup car ensuite on n’a plus la force de se défaire de ces choses. Je l’ai vu pour mon frère Henri, je le vois maintenant pour ma belle-mère, c’est toujours ainsi ! Et si vous saviez quel air lamentable prennent ces vêtements abandonnés ! Quelques années, quelques mois seulement suffisent à transformer une très belle robe en défroque piteuse. C’est plus sensible pour les vêtements de femme que pour ceux d’hommes à cause des nombreuses variations de la mode et du moins de soutien des étoffes.

Je dis cela aujourd’hui parce que je viens de voir de pauvres robes fanées, aplaties, démodées, criblées de trous. Et puis, j’aime mieux penser que l’on dispersera ma défroque en pleine douleur qu’avec un commencement d’indifférence. Il reste assez de souvenirs des femmes aimées quand on conserve leurs bijoux, leurs bibelots, les meubles au milieu desquels elles ont vécu, les lettres qu’elles vous ont écrites, les fleurs qu’elles vous ont données. Le temps a certainement une action sur ces choses mais il ne les dépoétise pas en les vieillissant. Il ne fait que les effleurer.

Allons, je ne suis pas gaie. D’avoir secoué tant de poussière cela m’a fait tomber de la cendre dans l’âme. Changeons de sujet.

Tante Danloux roule en ce moment vers Tours ; je n’ai donc plus à redouter son attentive surveillance mais je serai raisonnable et je ferai comme si elle était là. Je suis habillée en oignon, avec tant de pelures qu’il me faudra bien deux heures pour me dépiauter avant de me mettre au lit. Je viens d’écrire à Gova de ne pas m’attendre demain comme c’était convenu et je ne sortirai pas avant d’être un peu dégagée. Depuis deux jours j’attends le fameux docteur Marque… Je commence à croire qu’il viendra quand je ne tousserai plus du tout. Si j’avais été sérieusement malade, il serait peut-être arrivé pour mon enterrement.

Aujourd’hui nous avons terminé l’envoi de toutes les cartes de mon beau-père qui a dit en se frottant les mains qu’il n’avait jamais été aussi en avance que cette année grâce à moi. Il va me dicter un devis pour la construction de l’hôtel de ville de Troyes. Je ne demande qu’à l’aider et à lui tenir compagnie. Cela marcherait à merveille sans nos différences d’opinions sur le remariage.

Mardi 29 décembre 1903

On vient de changer le linge de nos lits, événement important de ma vie monotone et qui mérite d’être consigné. D’abord, cela me prouve qu’il y a un mois de passé depuis notre séparation et par conséquent un mois de moins à vivre sans lui. Ensuite, les draps que l’on m’a donnés portent la marque HM 293. Ils faisaient partie de son trousseau de St Stanislas. Oh ! les jolis rêves que je vais faire pendant quatre semaines !

Paul est porté premier au tableau d’honneur. Il est ravi et mon beau-père l’est encore plus. Je crois que son filleul travaille sérieusement, il a grande envie d’être reçu et Albert et moi nous ne perdons aucune occasion de lui répéter qu’il le faut absolument. Espérons que le succès couronnera les efforts persévérants du petit Paul. Marguerite lui a envoyé hier de Menton une carte postale avec des chasseurs alpins et cette vue l’a enthousiasmé.

Notre fils est un amour, tout le monde en est fou, même les employés, il commence à dire les noms de ceux qu’il voit journellement : Père, Po, Abet. Il court comme un rat dans tout l’appartement et il adore les bonbons. Il va très bien en ce moment et ne fait plus de tragédies pour manger ses soupes. Par exemple, la propreté ne vient pas vite et je dois fouetter trop souvent à mon gré. Il ne m’en aime que mieux, le cher petit cœur. Il connaît le portrait de son papa qui est sur la vitrine du salon, il le demande souvent et l’embrasse à pleines lèvres en disant « Papa, mon Papa ».

Je laisse à mon beau-père le soin de régler ses sorties, craignant de ma part un excès de prudence qui pourrait lui être nuisible. Jean sort presque tous les jours, la pluie, le brouillard et la neige seuls l’arrêtent, c’est un bon système quand les enfants se portent bien. Aujourd’hui pour la première fois depuis longtemps, nous avons quelques rayons de soleil mais cela ne nous empêche pas d’avoir cinq degrés de froid paraît-il. Il y a du feu dans la cheminée de la chambre de bébé et c’est bien nécessaire.

Mercredi 30 décembre 1903

Voilà mon beau-père repris de son idée de Colonches ; il a vu la supérieure hier et ils ont combiné entre eux des tas de choses. Papa me presse mais je ne peux pas prendre une décision de cette importance sans le conseil d’Henri. Heureusement Paul m’approuve et me prête son appui. Il paraît qu’en dehors du revenu annuel, il y aurait là une bonne spéculation à faire aux points de vue terrain et constructions. Mon beau-père s’emballe, proposant de nous prêter des fonds ou même de prendre le bail à son compte et de nous avoir comme locataires, avec des appointements fixes. Nous serions gérants, je serais directrice et Henri prince consort. Franchement je l’avoue que cette idée m’est déplaisante. Je ne nous vois pas au milieu d’un pensionnat de « demoiselles » avec une cour de religieuses sécularisées et de vieilles filles. Et puis, je ne me sens pas taillée pour l’administration d’une chose semblable. Mon beau-père veut me persuader que je suis trop modeste, que je doute trop de moi-même. Peut-être si je m’étais vouée à l’instruction aurais-je été une bonne maîtresse pour une classe de 20 élèves. Jamais je ne ferai même une directrice médiocre. Je ne serais qu’un mannequin derrière lequel Henri agirait. Aimerait-il être chef d’une institution de jeunes filles ? Si cette situation lui convenait il faudrait vite qu’on organise les choses et que je me mette à préparer le Brevet pédagogique qu’il me faudrait. Cet examen n’est pas difficile quand on vient de passer le Brevet Supérieur mais au bout de six années d’oubli, pleines d’autres pensées, le travail me sera rude.

Si nous prenions toute la responsabilité de la chose, papa m’a dit que nous pourrions mettre de 10 à 15 mille francs de côté par an en vivant simplement. Mais il faudrait engloutir dans cette affaire tous les capitaux que nous possédons et beaucoup plus encore. Je n’aime pas les emprunts même hypothécaires, j’aurais peur jusqu’au remboursement total.

Je n’aime pas parler d’affaires, cela me dégoûte et me met de mauvaise humeur. En cela, comme en beaucoup de choses je ne suis pas logique avec moi-même, je voudrais trouver pour Henri une autre situation et la première qu’on me signale m’ennuie, me trouble, me trouve plus qu’hésitante. Qu’Henri ait de la décision et de la volonté pour nous deux. Je ne dirai rien d’irrémédiable sans son ordre. Je suis têtue comme une bourrique quand je veux, c’est ma seule force.

Le Dr Marque n’est toujours pas venu ; on nous a fait savoir qu’il était à Tours. Mon beau-père tient cependant à ce qu’il vienne me voir quand il sera de retour. Mon rhume aura disparu mais, hélas, Franz chéri en commence un qui m’inquiète autrement que le mien. Par sympathie, cousin Jean est grippé aussi depuis hier, nos deux moucherons ont hérité de leurs mères.

Jeudi 31 décembre 1903

J’ai reçu des nouvelles du patelin en réponse à deux ou trois mots que j’avais envoyés. Madame Darmancier a été malade mais on ne me dit pas ce qu’elle a eu. Chez les M……. tout le monde tout va bien. Les Berne, nos voisins, attendent un poupon pour cet été à leur très grande joie. La Mère Ambroise et Marie s’entendent couci-couça, Loki préfère son ancienne horrible cabane à son beau château tout neuf. Voilà le plus saillant des missives reçues.

Albert est aujourd’hui à Troyes (en Champagne) pour le fameux concours qui a occupé tout le bureau depuis un mois. Parti ce matin, il reviendra ce soir à six heures, le voyage n’étant pas long. Il se mettra alors en campagne pour trouver les étrennes de Paul dont nous devions nous occuper, Charlotte et moi, quand nos grippes sont venues nous cloîtrer  toutes les deux. Heureusement que papa et Jean se trouvaient servis ! Pour Franz je n’achète aucun jouet, il en a assez… tout à l’heure, il a manqué de se casser la tête en jouant à la balle ; il s’est fait une grosse bosse au front et, après avoir bien pleuré, il s’est endormi avec une énorme compresse d’arnica faite par grand’mère Victorine. Je lui donne tout simplement pour ses étrennes de petits tabliers comme ceux de Jean et un col de mousseline que je lui bâcle moi-même.

Enfin, Monsieur Marque s’est amené, hier soir, en l’absence de mon beau-père. Il a examiné consciencieusement les deux malades qu’il a trouvés au logis. Franz n’a rien qu’un simple rhume, il lui a ordonné seulement quelques cuillerées de sirop de tolu. Mon cas est plus compliqué sans être plus grave. Je suis gratifiée d’une laryngite spasmodique, autrement dit d’une toux nerveuse. Ce qu’il me faudrait a dit le docteur, c’est une lettre de mon Henri mais, comme on n’en trouve pas chez le pharmacien, il m’a ordonné une potion faite de codéine, de belladone, d’aconit etc… enfin un mélange de 7 à 8 poisons violents. J’espère qu’ils se neutraliseront l’un l’autre et ne m’enverront pas voir si les racines des pissenlits ont meilleur goût que les feuilles.

Ma grande seule maladie, ce sont les nerfs. L’absence d’Henri me fait vivre dans un perpétuel état de trouble, d’inquiétude, d’excitation. Monsieur Marque m’a dit hier que j’étais excessivement nerveuse et il m’a raconté sur mon cœur une chose risible.

Paul a eu hier soir son dîner de la Corniche Condorcet. En sa qualité de président il avait un discours à faire ou, pour mieux dire, un toast à porter. Cette pensée ne lui était pas positivement agréable et il cherchait partout une âme de bonne volonté pour l’aider à la préparation de ce morceau d’éloquence. Dès le matin il avait pondu tout seul une grande page oratoire mais craignant un mauvais tour de dame Timidité, il a réduit sensiblement. Le midi, son discours n’était plus que de trois phrases, à 7 heures il était de trois mots et je me demande encore s’il les a tous prononcés car il m’a avoué avoir un peu bredouillé au début.

Ce matin, mon jeune beau-frère n’a pas trop mal aux cheveux ; il a cependant absorbé un généreux dîner chez Marquery avec bisque d’écrevisses, truffes, champagne et tout le tremblement. Ensuite il a terminé la soirée à la Scala dans un de ces endroits où papa prétend qu’on se décompose tout vivant. En ce moment, Paul écrit une épître à sa marraine, une inconnue pour lui, il ne sait que lui dire et il trouve que puisqu’elle se dispense de lui donner des étrennes, il pourrait bien s’abstenir de lui envoyer ses vœux.

9 heures et demie, soir : Papa et Paul sont en courses tardives dans les magasins pour je ne sais quelles emplettes. Ce soir tout le monde a des airs mystérieux. Victorine vient de me mettre à la porte de sa cuisine parce qu’un coup de sonnette avait retenti.

Tout cela m’importe peu, je ne songe qu’à mon pauvre Henri chéri, si seul, si loin et mon cœur est gonflé d’une inexprimable peine. L’heure qui termine cette année et qui commence l’autre nous trouvera séparés. Je cherche à m’apaiser en regardant Franz, notre angelet, notre vivant poème d’amour. Tout à l’heure il souriait en s’endormant, si pur, si calme, si insouciant des années qui passent que j’ai goûté un peu de douceur en le contemplant !

Mimi est venue très gentiment passer avec moi ce dernier après-midi de 1903. Elle a apporté deux joujoux à Franz qui est décidément trop comblé. Sa longue et chère visite m’a  fait plaisir. Nous avons bavardé comme deux pies et quand on parle on pense moins ce qui n’est pas un mal pour moi.

Et ce soir, je me chante à moi-même tout bas, les vers que mon mari-amant m’a donnés le 2 juillet

« Pourquoi songer au temps qui passe »

Cela me console un peu, je me sens moins seule, il me semble que c’est sa voix qui me dit à l’oreille ces douces choses.