Vendredi 1er janvier 1904
Tous sont en fête autour de moi. En me disant bonjour, mon beau-père m’a mis dans les bras une jolie gerbe de fleurs : roses, mimosas, lilas. Rien ne me fait, mon cœur est triste douloureusement ; je m’efforce de remercier avec un air gai qui, j’en suis sûre, n’est qu’une lamentable grimace ; je voudrais rester dans mon coin, seule en tête-à-tête avec mon Henri.
Avec la permission du docteur Marque, je pars passer le Jour de l’An auprès de ces dames. Il a même été question d’un passage de Serdet à Paris pour prendre Geneviève et la conduire là-bas.
Samedi 2 janvier 1904
Les bonnes sœurs de la rue d’Angoulême sortent d’ici. Madame Perrin, Minie, le docteur Marque, les Touret et bien d’autres sont venus en visite aussi.
L’ami Serdet est à Menton pour plusieurs jours. Marguerite n’est pas très bien en ce moment, elle n’a ni sommeil ni appétit. Le temps est comme Margot (dans le midi) en médiocre santé, il pleut perpétuellement et notre chère petite malade ne pouvant sortir s’ennuie beaucoup. A l’occasion du premier janvier elle se souhaite à elle-même un prompt retour à Boulogne, près de sa jumelle.
Janine Stamatz doit arriver prochainement à Menton et cela n’enchante pas nos voyageurs. Au bout de quelques jours nous verrons sans doute Maman nous revenir excédée de ce voisinage.
Une magnifique dinde truffée était le plat principal du menu d’hier. C’est mon beau-père qui a eu l’idée de ce met de choix et qui l’a envoyé chez Charlotte. Ce cher Papa est toujours préoccupé du plaisir des siens et sa générosité ne recule jamais. J’apprécie sa nature foncièrement bonne, enthousiaste, active et je n’en déplore que plus vivement certaines faiblesses… Il faut bien l’aimer quoiqu’il arrive. S’il se remarie il faudra prendre assez d’emprise sur nous-mêmes pour continuer à vivre tous, je ne dirai pas dans la même intimité qu’à l’heure actuelle, mais du moins dans l’union et la paix. Certaines choses seront dures, j’en conviens, il faudra les souffrir en silence ; nous ne devrons pas attrister par des dissensions ce que lui appellera son bonheur.
Grâce à Dieu, on ne parle plus de Madame Decaux et nous avons tout lieu de croire qu’elle se tient tranquille. La lecture de l’acte de divorce a achevé la guérison morale de Papa et semble l’avoir converti définitivement à notre opinion sur cette dangereuse personne. C’est le plus grand écueil évité mais hélas ! son cœur est trop vaste, les affections secondaires ne suffisent pas à le remplir ; il veut une tendresse plus forte, plus complète que celle de ses enfants et il ne sait pas pour cela se réfugier dans le souvenir. Quand je le lui conseille respectueusement, il ne manque jamais de me répondre : « Que voulez-vous ma pauvre enfant, on ne vit pas avec les morts ». Ce matin, il avait l’air de ne plus compter le passé pour grand chose. Nous parlions du lit dans lequel il voudrait nous voir coucher quand nous venons à Paris et il m’a dit « cela ne peut plus faire aucune impression à Henri au bout de cinq ans ! » Lui-même n’hésiterait pas à y coucher avec une autre femme mais il ne le fera pas à cause de nous et il m’a promis de nous donner ce lit s’il se remarie un jour ou l’autre.
Je jette le manche après la cognée et je prends trop philosophiquement mon parti de ces tristes choses. Je n’ai rien à dire, rien à faire, mon rôle est nul et tous mes efforts ne parviennent pas à y changer quoique ce soit. Du moment où il a rompu avec Madame Decaux, il a été plus ancré que jamais dans son intention de remariage ; il lui semble que c’est le port paisible et sûr dans lequel il sera pour toujours à l’abri des naufrages et des avaries. « Il le faut, me répète-t-il quand je cherche à lui enlever cette idée fixe, il le faut, sans cela j’aurai une maîtresse, ce qui sera plus mal et vous affligera encore davantage. »
Il s’adressera d’abord à Madame Beauvais et ce n’est qu’en cas de refus qu’il chercherait ailleurs. Paul me disait l’autre jour qu’on serait peut-être sauvé en gagnant du temps, il est persuadé que dans six mois son père n’aura plus envie de se marier. Ce désir irrésistible doit être la suite naturelle de son flirt carabiné avec Madame Decaux. Ah ! Vilaine femme ! Quels ravages elle a fait en minaudant !
Allons ! laissons cela, mon pessimisme me fait prévoir des évènements qui ne se produiront peut-être pas, s’il plait à Dieu.
Dimanche 3 janvier 1904
Une petite désillusion a commencé ma journée. Sachant qu’un bateau avait dû arriver hier matin à Bordeaux, j’espérais une lettre et cette attente m’avait fait lever de très bonne heure et m’avait passablement énervée. Je n’ai rien eu… j’ai hâte d’être à demain.
Nous sommes allés au cimetière, mon beau-père, Albert et moi après la messe de 10 heures. Paul qui a passé sa nuit au bal n’y est allé que cet après-midi. Quant à Charlotte, elle garde encore le lit. Nous avons commencé par la tombe de ta chère Maman où j’ai prié de tout mon cœur. Devant la chapelle de ma famille, j’ai trouvé la pauvre brave Lucie venue prier pour les nôtres. Elle les a tous connus, aimés et soignés ceux qui reposent là et elle ne manque jamais, aux fêtes et aux anniversaires, d’apporter quelques fleurs, un petit bouquet modeste, souvent de mauvais goût mais qui doit toucher les chères âmes envolées si elles peuvent revenir le voir.
Dans la journée, nous sommes allés rendre visite à Madame Joannard qui nous a beaucoup parlé de menaces de guerre avec l’Allemagne. Elle semblait si convaincue et si bien informée que je prenais peur… Mon beau-père, heureusement, m’a calmée ; il sait que l’imagination de Madame Joannard est d’une étonnante richesse.
Je suis ensuite montée chez Charlotte ; elle n’était pas à son aise, la pauvre petite, toute écœurée, pâle, les traits tirés, décoiffée, elle m’a impressionnée quand je suis entrée dans sa chambre. Mais ce n’est rien de grave, il paraît qu’une simple migraine la change ainsi. Albert qui y est accoutumé ne s’en inquiète pas. Sa mère non plus. Je suis restée à peine quatre minutes, sentant qu’Albert et Charlotte qui, par hasard, se trouvaient seuls aimaient mieux ne pas avoir de tiers entre eux. Je suis alors allée aux Champs Elysées rejoindre les mioches et à 4 heures je rentrais avec Monsieur mon fils.
Si Maman lisait ces lignes elle me dirait d’ajouter que j’ai changé ce matin de chemise, de pantalon et de bas, que j’ai pris assez irrégulièrement ma potion du docteur Marque, que j’ai eu des distractions pendant la messe et que dans le métro, je n’ai guère pensé qu’à Monsieur Henri Morize.
Lundi 4 janvier 1904
Mon beau-père est enthousiasmé des missions de son fils, il loue son style, son observation et surtout son âme charmante, d’une sensibilité profonde. Que dirait-il, s’il lisait complètement le journal que je reçois et dont la partie sentimentale reste ma propriété secrète ? Ce serait du délire, il voudrait publier tout cela, sûr qu’il pousserait quelques rayons de gloire autour du crâne de notre Henri (ce qui remplacerait avantageusement les cheveux) J’ai l’air de plaisanter mais au fond je suis encore plus fière de lui que son papa lui-même et j’ai honte de ne lui envoyer que mon niais bavardage… A un Monsieur qui vit au milieu des poissons volants, il faudrait au moins raconter des histoires de lapins à cinq pattes. Hélas ! Quand je l’écris mon cœur dévore mon imagination, ne m’en laissant pas un atome. Mes lettres ne sont qu’un cri d’amour d’un bout à l’autre. Est-ce que ce ne sera pas trop monotone à la longue car cela ne peux pas changer.
Il me semble que l’existence n’est pas triste à bord et que si l’on n’avait pas le douloureux regret de ce qu’on laisse derrière soi, on pourrait y être très heureux. D’abord on jouit de l’infini du ciel et de la mer qui n’ont rien de monotone quand on sait en observer les nuances. Chaque vague a sa physionomie particulière et diffère de ses sœurs. Chaque nuage peut évoquer une foule d’idées et de rêves. Ensuite, on peut vivre sans préoccupation, c’est une trêve aux affaires, un terrain propice pour la dolce farniente. Etre étendu sur une chaise longue, caressé à la fois par la chaleur du soleil et la brise marine, ce ne doit pas être désagréable.
Dimanche, Madame Joannard m’a demandé si je comptais bientôt aller rejoindre mon mari, elle se propose pour m’accompagner. Bien qu’elle ait parlé sérieusement, je traite cela de mots en l’air, comme on en dit tant dans le monde par amabilité. Si je comptais sur elle, je me ferais de grandes illusions qui à peine bâties, s’écrouleraient misérablement. S’il m’appelle près de lui, je n’attends personne, je pars seule pour aller le rejoindre ; je ne suis plus une petite fille qu’on tient par la main.
Mardi 5 janvier 1904
Hier soir, au dessert, Victorine a mis sur la table la galette des Rois ; elle avait deux jours d’avance ce qui donnait une légère entorse aux traditions. Mais la boulangère a craint sans doute une reprise de la grève qui menaçait de nous affamer il y a quinze jours ou bien la fille était pressée d’avoir ses étrennes. Quoiqu’il en soit, la galette étant là fût découpée et mangée avec un joyeux appétit. Le sort favorisa mon beau-père qui trouva le dauphin dans sa part et fut couronné. Il n’alla pas chercher sa reine à la cuisine. Très aimablement, il m’offrit la fève mais je me contentai du titre d’Altesse. Ces petites fêtes intimes renouvellent l’âpreté de mon chagrin.
Parmi les lettres qui m’ont été expédiée de Saint Chamond, j’ai trouvé une carte d’Antonovitch, le représentant de la Compagnie en Serbie. Il faut croire qu’Henri lui a fait une bonne et durable impression, j’en suis flattée pour lui et pour qu’il ne baisse pas dans son estime, je vais lui renvoyer un carton.
Papa et Albert ont reçu les vœux de Serdet datés du pays bleu. Il fallait son arrivée là-bas pour ramener le soleil dans le ciel, la gaieté dans le cœur de Margot et, si nous l’en croyons, le sourire sur les lèvres de Maman. Il doit rester à Menton jusqu’au 9 janvier et se plaint de la fuite si rapide du temps ! Heureux mortel pour qui les minutes ne sont pas des heures !
Mercredi 6 janvier 1904
Depuis ce matin, je n’ai réellement pas eu le moindre instant de liberté. Des évènements les plus minimes (impossibles à raconter en raison de leur manque d’importance) se sont enchevêtrés les uns dans les autres : c’est à peine si j’ai eu le temps de faire ma toilette et de dire ma prière. Tour à tour, j’ai servi de secrétaire à mon beau-père et de bonne à Franz ; j’ai fait du ménage, de la couture indispensable et à 11 heures je suis partie pour Boulogne où je n’étais pas allée depuis le premier janvier.
Et, en arrivant dans la cour, que vois-je ! Louis, sur une motocyclette toute neuve, très jolie qu’il venait d’acheter 750 francs, une occasion m’a-t-il dit. Et le plus amusant de la chose c’est que cette nouvelle machine a été payée en partie avec un billet de 500 francs donné par Tante Danloux pour le chauffage, la nourriture substantielle du restaurant, les remèdes, les frais de tableaux de son pauvre neveu. Naturellement, on ne la renseignera pas sur l’emploi de cette somme. J’ai grondé un peu Loulou qui avait une physionomie de gamin heureux et qui, avec son tempérament d’artiste, se moque de dame Raison. Il ne songe jamais qu’à l’instant présent.
En rentrant ce soir, j’ai trouvé un colis postal venant de Tours et renfermant un jupon et un jersey bien chauds. La pauvre Tante pense vraiment à nous plus que nous ne le méritons.
Geneviève avait de l’entrain aujourd’hui, elle m’a beaucoup causé de son avenir. Elle aussi veut faire des bêtises. Si elle n’est pas guérie dans deux ans, elle quitte la maison maternelle, non pour entrer au couvent, encoure moins pour se réfugier chez une de ses sœurs. Elle ira s’installer à Paris, toute seule, dans un petit appartement. Elle a hâte d’être chez elle, d’avoir son intérieur et sa pleine liberté. Je ne lui ai pas envoyé dire qu’elle était stupide mais la douce entêtée qu’elle est caresse cette idée. Seulement elle espère être rétablie avant l’époque qu’elle s’est fixée. Alors, elle se mariera et, ici, son rêve devient moins précis. Normand ?… le docteur Cauvy ? … un troisième larron ? … Elle ne sait pas au juste. Ce qu’elle affirme avec un sérieux de prophétesse, c’est que son mari sera brun, grand, mince, qu’elle n’aura pas d’enfant avant trois années de mariage et qu’elle sera très heureuse. Elle m’a aussi avoué qu’elle aimait beaucoup Henri mais qu’il l’intimidait et qu’elle était moins libre avec lui qu’avec « René ». Ce dernier la traite en jumelle.
Cette gamine d’Adrienne a voulu faire coucher ses parents une nuit ensemble dans le même lit. Monsieur et Madame Hainque ont protesté et ne se sont pas laissés faire malgré tout le champagne dont ils ont arrosé leur dîner de premier janvier, auquel nos trois Boulonnais ont pris part. Il paraît qu’on s’amuse rudement au 160 de la rue de Paris, les garçons y passeraient toutes leurs soirées si Geneviève consentait.
Jeudi 7 janvier 1904
J’ai déjeuné chez les Carpentier, un petit ménage bien uni qui a connu de mauvais jours mais qui est heureux tout de même, grâce à l’Amour et qui pourrait être envié par beaucoup. N’ayant rien à jalouser, je me trouvais bien dans cette atmosphère de tendresse conjugale. Je souriais sans amertume en les entendant s’appeler (sans même s’en apercevoir) « ma Chérie », « mon Loulou ». Miss m’a suppliée de l’amener déjeuner un jour chez elle. Elle m’a affirmé que ce serait pour elle un véritable plaisir et un grand honneur. J’ai presque promis mais en faisant prévoir qu’il faudrait remettre sans doute la réalisation de ce projet à 1905. Cette pauvre Miss est d’une reconnaissance qui me gêne. A les entendre, elle et son mari, on croirait que j’ai été une providence pour eux et nous avons en réalité fait si peu que je suis confuse de leurs remerciements et surtout de leurs cadeaux. J’ai parlé du lapin et de l’âne envoyés à Franz mais je ne crois pas avoir dit que le Jour de l’An, les Carpentier se sont amenés rue Saint Florentin avec une magnifique gerbe de roses et de lilas. Or, les fleurs se sont vendues leur poids d’or pendant toute la semaine dernière, un bouton de rose se payait 1,25 franc.
Vendredi 8 janvier 1904
Madame Joannard, très aimable, m’a fait une longue visite hier soir et m’a renouvelé sa proposition de m’accompagner.
Samedi 9 janvier 1904
Je suis déraisonnable et enfant, je ne puis pas me surmonter, Henri est nécessaire à ma vie et il le sait bien. Le rejoindre, je le voudrais mais ne le puis guère en ce moment. D’abord son père m’a certifié qu’il ne me laisserait pas partir seule ; ensuite, il y a Franz que je ne puis abandonner avant le retour de Maman. Je pourrais le laisser rue St Florentin pour un mois, deux mois peut-être mais ensuite… impossible. Et que deviendrait-il le pauvre mioche au milieu de ces tiraillements ? Puis, il y a la grave opération du sevrage qui aura lieu dans quelques semaines et s’annonce comme devant être difficile. Mon devoir me cloue ici comme sur une croix.
Aussi, à moins d’un appel formel, je l’attendrai, mon Aimé petit mari, je ne ferai pas de coup de tête. Hier j’avais envie de tout planter là, de me sauver par le prochain paquebot. J’espère qu’il ne m’aurait pas mal reçue malgré mon manque de vaillance et la désertion de mon poste, il aurait bien ouvert ses chers bras pour recevoir son pauvre petit brimborion et il les aurait refermés sur lui bien étroitement pour ne pas qu’on le lui enlève. Mais leur tête à tous ici en constatant ma disparition et quelle réputation de lâcheté nous aurait faite à tous deux, car on aurait sûrement cru à sa complicité et il aurait pu avoir des ennuis à cause de moi par l’usine et par nos familles. Allons ! voici la journée du 9 janvier qui s’avance, dans deux heures la nuit tombera…
Le temps passe tout de même quoique avec une désespérante lenteur. Il faut que je me reprenne à l’espérance et au goût de la vie si je ne veux pas tomber malade. Aujourd’hui, cela ne va vraiment pas, je suis dans un état d’énervement douloureux et de grande lassitude à la fois. Pourtant je n’ai aucun motif particulier de souffrance, je n’en ai que ma charge ordinaire et je me demande avec inquiétude, si, de l’autre côté de l’Océan, mon Henri n’est pas en crise de spleen lui aussi et si ce n’est pas le contre coup de son mal que je ressens.
Dimanche 10 janvier 1904
Heureusement Mimi est venue interrompre mes doléances et m’aider à vivre la fin de cette journée d’hier qui me semblait ne jamais devoir se terminer. En causant avec elle, en lui racontant le voyage d’Henri depuis Paris jusqu’à Rio, je ne me suis plus occupée de la marche des aiguilles sur les cadrans des horloges. Nous sommes ainsi arrivées à 6 heures presque sans nous en apercevoir et Mimi m’a quittée hâtivement avec la crainte d’être grondée par Madame sa Maman.
Après son départ, je me suis mise à coudre un peu, Paul est rentré et est venu me faire visite dans ma chambre, puis on a dîné, on a fait la manille de digestion et chacun s’en fut coucher. Je me suis endormie, le cœur encore bien lourd de chagrin, moins désespérée cependant.
Maman et Margot ont profité du séjour de « René » pour explorer un peu les environs de Menton. Elles ont franchi la frontière et m’ont envoyé une carte postale timbrée de Bordighera. Maintenant l’oiseau bleu de Kiki s’est envolé vers le ciel brumeux du nord, on doit certainement s’amuser beaucoup moins là-bas. Maman me propose d’aller la remplacer auprès de Marguerite pendant qu’elle servirait à ma place de nourrice sèche à Franz. Rien ne me tente, rien ne peut me distraire hélas ! J’aime encore mieux rester ici que d’aller promener ma nostalgie et mon désœuvrement sur la côte d’Azur.
Lundi 11 janvier 1904
A Boulogne, hier, j’ai trouvé tout mon stock de frères et sœur en santé satisfaisante. Naturellement Louis n’était pas changé en hippopotame, Geneviève ne courait pas comme un cabri et Manu avait plus de ressemblance avec un navet qu’avec une betterave. La grande affaire du jour était la motocyclette. Avec les modifications et les perfectionnements adoptés par Louis, je crois qu’elle lui revient à 900 francs. Elle est réellement bonne et jolie, c’est la première machine de ce système qui soit vendue (paraît-il) Elle sort de la manufacture d’armes nationale de Belgique. En tout cas, elle produit à Boulogne un effet monstre. Hier, à la station du tramway, un cercle imposant s’est formé autour d’elle, on demandait à Louis des renseignements qu’il donnait en souriant dans sa barbe, d’un air très détaché. Le contrôleur surtout était en pâmoison. Naturellement on ne parle plus du quadri qui est cassé en ce moment et qu’on ne songe pas à faire réparer.
Pour parler d’Albert au Colonel je suis allée chez lez Boucher faire ma visite de Jour de l’An. Paul Détrie est le modèle des pères comme il est celui des maris. Suzanne commençait une angine l’autre jour et le médecin avait interdit toute communication avec sa fille. Voilà une petite maman désolée qui se lamente, veut envoyer Yvonne à Boulogne immédiatement mais qui n’ose pas la faire voyager seule avec sa bonne. Que fait Paul pour calmer sa femme. Il prend sa fille sur un bras, un paquet de linge sous l’autre et le voilà parti. Il arrive à Boulogne, jette sa fille dans les bras de sa belle-mère et retourne auprès de Suzanne. Alors, la bonne quitte Joinville à son tour pour aller retrouver la mioche.
Cette histoire ressemble un peu à celle du loup, de la chèvre et du choux qui veulent traverser une rivière, elle n’en est pas moins touchante et surtout morale. Il y a encore de bons petits ménages de par le monde, c’est doux à constater.
Il y a une chose qui me préoccupe un peu en ce moment Mon beau-père a une hernie depuis une vingtaine d’années. Est-ce vraiment parce qu’il en est gêné davantage, est-ce pour d’autres motifs, il songe à se faire opérer, disant qu’il faut en finir. Depuis la semaine dernière il se plaint de fatigue quand il marche trop et j’insiste pour qu’il voit le médecin. Il y a consenti et doit le faire prévenir prochainement. J’espère que le docteur Marque ne conseillera pas l’opération qui, du reste, n’a rien de grave, ni même de très douloureuse. Je crains que ce ne soit un peu par coquetterie, avant de mettre ses projets de remariage en exécution, que mon beau-père songe à se débarrasser de cette petite infirmité. Mon sentiment à moi est contraire à toute opération qui n’est pas reconnue d’urgence, je suis une arriérée.
Mon rhume semble devoir s’achever ; celui de Franz reprend depuis hier, il aura sans doute eu froid aux Champs-Elysées. Voilà trois semaines passées que je ne l’ai pas emmené à Boulogne à cause du temps, les autres le réclament là-bas surtout Lucie dont il a fait la conquête sans qu’elle veuille l’avouer. Note petit bout d’homme est de plus en plus drôle, il est solide maintenant sur ses pattes et, sans dire beaucoup de mots, il sait cependant se faire comprendre. Il ne grossit pas le pauvre diable ; sa tête ressemble à une pleine lune sur un corps de sardine. Nous nous aimons beaucoup tous les deux, j’ai une grande tendresse pour lui depuis sa naissance et il semble avoir reporté sur moi le sentiment qu’il manifestait à St Chamond pour son papa et pour son Loki. Je suis très flattée et très heureuse. Cependant je ne suis pas jalouse de mon fils et ce sera avec joie que je céderai à son papa sa part d’affection et de caresses. Il était son préféré, il le sera encore. Il embrasse toujours son portrait mais c’est par habitude, je sens qu’il ne le reconnaît plus et cela m’attriste un peu, petite folle que je suis !
La nourrice est en quête d’une place. Elle voudrait rester à Paris
- pour être plus loin de son mari,
- parce qu’elle s’imagine avoir de plus beaux gages dans la capitale qu’à Lyon. Elle se laisse monter la tête par les nourrices qu’elle voit aux Champs-Élysées et qui lui disent qu’elle trouvera facilement la place de ses rêves. D’un autre côté la brave Victorine lui prêche l’abandon de son mari « un grand fainéant qui n’est bon qu’à…. » (les termes sont trop crûs pour que j’ose les répéter. Elle lui conseille de ne pas souffrir plus longtemps la misère de s’attacher ses trois enfants autour du corps et de faire avec eux un plongeon dans la Seine.
Mais, d’abord, les trois enfants sont en Savoie et on ne leur paiera pas le voyage de Paris dans le but unique de leur montrer ce qu’il y a sous le pont de la Concorde, ensuite, la nounou qui n’a pas grand goût pour l’eau en a encore moins pour la mort. Elle se contente de répondre : « Oh ! Victorine, vous êtes une femme forte, vous ; vous avez du caractère mais moi je n’aurai jamais le courage ! » Je ne souhaite qu’une chose, c’est que cette pauvre femme soit heureuse mais j’en doute. Même si elle tombe dans une bonne place, son tempérament maussade lui fera trouver tout mal, elle y restera en grognant tant qu’on voudra bien la garder mais la conservera-t-on longtemps. J’en doute fort, je ne la renvoie pas ; je ferai tout mon possible pour l’aider dans ses recherches ; cependant, j’aurais désiré la voir se rapprocher des siens en allant du moins se placer à Lyon, à 3 heures de son pays. Je ne puis pas m’en croire responsable une fois qu’elle ne sera plus à la maison, je ne la surveillerai pas et elle fera ce qu’elle voudra, la pauvre ! J’espère qu’elle ne tournera pas mal. En me quittant, elle aura cent cinquante francs à peu près d’économies. Même si elle reste à Paris, je lui donnerai le prix de son retour afin de ne rien avoir à me reprocher à son égard. Je ne puis pas faire plus et la mettre de force dans le train.
Franz n’est pas mûr pour le sevrage, il ne veut rien manger depuis huit jours ; ce soir nous essaierons de lui donner un œuf à la coque pour le changer un peu de ses bouillies qu’il semble avoir en horreur. Avant hier, son grand-père l’a corrigé sérieusement sans parvenir à lui faire manger de soupe. Je suis navrée car je croyais il y a quinze jours qu’il ne nous ferait plus de scènes pour la nourriture. Tout est à recommencer, j’ai crié victoire trop tôt.
Mardi 12 janvier 1904
Encore une tuile qui me tombe sur la tête : ce matin, la nourrice m’annonce qu’elle se sent sérieusement malade et qu’elle sèvrera Bébé le 15, c’est-à-dire dans trois jours, afin d’avoir le temps de se soigner avant d’entrer dans une autre place. C’est tout à fait gentil, n’est-ce pas ? Elle ne se préoccupe pas de savoir si c’est un bon moment pour le pauvre petit qui est enrhumé ni pour moi qui vais mieux mais aurais encore besoin de quelques ménagements. Mais je ne veux pas me mettre aux genoux de cette femme qui prétend déjà que notre enfant a détraqué sa santé en la suçant jusqu’à la moelle. Je n’ai pas répondu autre chose que ceci : « Puisque vous ne voulez pas nourrir au-delà de vendredi, on sèvrera Franz dès demain. »
Je me tourmente et j’en ai une migraine folle. Pour me consoler je me dis que c’est peut-être pour le bien de l’enfant et que puisqu’il fallait en arriver là, quelques jours plus tôt ne peuvent avoir une énorme importance. Ce matin, Franz a mangé avec appétit un œuf à la coque, tout à l’heure on lui donnera une soupe. Dieu veuille qu’il ne pâtisse pas, mon cher petit ange ! S’il tombait malade en ce moment je n’aurais ni l’énergie morale ni la force physique nécessaires pour le soigner. Parlons d’autres choses moins ennuyeuses que ces débats domestiques.
Après avoir écrit hier, je suis partie pour faire quelques courses dans le quartier. J’ai débuté par une visite à Gabrielle Canret, très gentille comme toujours. Ensuite, j’ai tenté, mais sans succès de voir Mesdames Faure qui réclament ma visite à Louis chaque fois qu’il y va donner ses leçons. J’ai terminé ma promenade par le 2 rue de Sèze où j’ai dit au revoir à Marie Aucher et à sa marmaille, ils se remettent ce soir en route pour la Vendée en emportant d’énormes caisses pleines de jouets. J’ai été suivie par un Monsieur très chic qui marchait dans ma poche en murmurant des choses sans doute fort engageantes. Heureusement, il avait choisi ma mauvaise oreille (une infirmité peut avoir du bon) et je n’ai pas entendu un mot de sa conversation. Ce vilain personnage ressemblait beaucoup à Georges Normand, une minute j’ai cru que c’était lui qui s’acharnait à se faire reconnaître par la distraite que je suis. Mais, sans avoir besoin de dévisager mon interlocuteur, j’ai reconnu mon erreur à un petit détail qui m’a sauté aux yeux. Notre ami porte un binocle, ce jeune homme, vrai type du gommeux, n’avait qu’un monocle.
Il est probable que je ferai encore quelques rencontres de ce genre mais je suis très, je ne vais jamais dans les endroits solitaires et il ne peut rien m’arriver dans une rue encombrée de monde. D’aller et de venir seule dans Paris, cela me donne de l’aplomb, j’oserais remettre les gens à leur place, s’il le fallait. Mais comme je déteste les histoires de cette espèce surtout en public je cherche à les éviter. J’ai remarqué qu’on ne me dit jamais rien quand j’ai mon sale chapeau de crêpe et mon petit manteau de drap râpé, aussi je les arbore le plus souvent possible. Maintenant c’est fini, je ne songerai pas plus à mon élégant suiveur qu’à la boue qui s’est attachée à mes chaussures.
Mercredi 13 janvier 1904
Mon beau-père, pour me récompenser de ma sagesse (a-t-il dit) m’a rapporté hier « Le cas de Monsieur Guérin ». Cet ouvrage ne pêche que par le manque de longueur. En une heure je l’avais lu d’un bout à l’autre, sans rien passer. Mais ces 60 minutes m’ont vu rire certainement plus que les quarante-cinq jours qui viennent de s’écouler. « Le cas de Monsieur Guérin » n’a aucune portée ; ce n’est qu’une plaisanterie, parfois même un peu grossière, mais il y a tant d’esprit dans ces quelques pages qu’on ne peut s’empêcher d’y prendre intérêt.
Je reviens de Boulogne avec la migraine (pour changer). Jusqu’à présent, Franz est une image et j’ai pu courir embrasser Geneviève qui m’attendait rayonnante d’avoir eu hier la visite de son cher docteur Cauvy. Elle m’a beaucoup parlé de ce Monsieur et elle espère me le présenter dimanche.
En attendant, je redoute la nuit qui s’avance ; que dira Bébé quand il me verra près de lui, dans le lit de sa nourrice ? Quels cris d’orfraie qu’on égorge va-t-il pousser ? J’en tremble d’avance et peut-être à tort.
Jeudi 14 janvier 1904
Notre petit Franz est vraiment gentil, il n’a pas eu les colères que je redoutais mais on voyait qu’il avait un gros, gros chagrin. Il a pleuré toute la nuit en demandant tout bas « nounou, ma nounou, à téter ». Si bien que la nourrice a voulu revenir auprès de lui mais sans lui donner le sein et cela a calmé sa peine de moitié. Nous n’avons pas plus dormi les uns que les autres et le pauvre chéri est tout pâle ce matin mais en ce moment il repose un peu. J’ai mille choses à faire pendant le sommeil de Franz dont je suis forcée de m’occuper d’une manière constante, sa nourrice étant réellement fatiguée par son lait qui passe.
Vendredi 15 janvier 1904
La nuit a été un peu moins mauvaise que la précédente. Franz abattu a dormi davantage et j’ai pu prendre à peu près quatre heures de repos. Notre fils est blanc comme un lis ce matin, il a les traits tirés mais il est gai malgré tout. Je ne le savais pas un tel fonds de douceur et de résignation ; il m’étonne ainsi que tous ceux d’ici qui s’attendaient à des scènes terribles. Il pleure silencieusement, sentant confusément qu’il lui manque quelque chose mais osant à peine le demander d’un petit air honteux.
Mon beau-père ne sentant plus sa fatigue du bas ventre ne se presse pas de prévenir Monsieur Marque. Nous tâcherons encore Paul et moi de l’obtenir. Albert et Charlotte sont un peu fatigués en ce moment l’un et l’autre (l’un par excès de travail, l’autre des suites de la grippe). Ce qui fait dire à Paul Adonis (nous l’appelons ainsi depuis le conseil de révision avec le plus grand succès il y a huit jours) qu’il n’y a que lui de solide dans la famille. Personne n’est malade, cependant chacun a sa petite fatigue..
Samedi 16 janvier 1904
J’inscris toutes mes dépenses sur mon petit carnet. Je ne fais pas de folies, et cependant, le pactole ne coule pas dans ma bourse, souvent à sec. Ma robe de drap, le cadeau de Bizot, un chapeau d’hiver, quelques acquisitions indispensables pour Franz et les étrennes ont dévoré et au-delà les 300 francs que j’avais d’avance.
Je n’ai encore rien touché au Crédit Foncier et je voudrais pouvoir m’arranger avec le moins que je reçois de mon beau-père. Dans sa générosité il ne le réduit que de 100 francs pendant notre séjour ici. Je reste en possession de deux billets sur lesquels je donne mensuellement 60 francs à la nourrice, 30 francs pour la garde de notre maison, environ 15 francs pour Loki. Mon blanchissage monte aussi à une quinzaine de francs. Le reste file vite en omnibus, pharmacie, produits alimentaires pour Franz, timbres, pourboires etc… Sans compter qu’il arrive toujours de petites notes qui vous surprennent. J’ai payé ce mois-ci la cotisation de l’Abeille, j’ai fait refaire quelques cartes de visite et donné une petite broche à la nourrice.
Franz est le plus délicieux des bambins. Pour être une perfection, il ne lui manque plus que deux choses, le sommeil et l’appétit. Cela viendra sans doute. En tous cas, son sevrage s’est fait avec une étonnante facilité. Maintenant, c’est en se tordant de rire qu’il demande à « téter » et fait semblant d’avoir peur de la grosse bébête cachée dans le corsage de sa nourrice. Quel poids de moins et comme je suis contente que ce ne soit plus à faire !
Très gentiment, Jeanne est venue me faire visite hier, à mon jour. Cet après-midi, je suis allée me promener dans le quartier de l’Etoile. Le but de ma course était la famille Nimsgern, vis à vis de laquelle j’avais des remords. Depuis mon mariage je ne leur avais pas fait une seule visite malgré un cadeau donné à cette occasion et un autre offert plus tard, à la naissance de Franz. Ils ne m’en ont pas moins accueillie avec amabilité. J’ai rencontré chez eux l’imposante Madame Badenier ma grand’Tante à la mode de Bretagne et le Bouddha de la famille. Les Nimsgern tremblent devant elle et Pauline l’intrépide n’ose pas remuer en sa présence ; elle s’en dédommage en lui faisant des grimaces dans le dos.
Dimanche 17 janvier 1904
Il est tard, je reviens de Boulogne où la présence du docteur Cauvy m’a retenue plus que de coutume, je ne pouvais laisser Geneviève seule avec ce jeune et charmant garçon. Louis et Emmanuel étaient bien à la maison mais ne tenaient pas fidèlement compagnie à leur sœur. L’un accomplissait à perpétuité le tour de la pelouse sur sa motocyclette, la photographiait dans les poses les plus suggestives et dans les costumes les plus variés, presque celui qui fut porté par notre commune mère, Eve, jusqu’à l’accoutrement de la jeune fille modern style. Pendant ce temps, Monsieur Cauvy examinait sérieusement Geneviève et constatait :
- que la maladie n’avait fait aucun progrès,
- qu’il y avait plutôt une amélioration mais si légère qu’on ne pouvait guère la reconnaître qu’à l’aide d’un instrument.
En somme, si le cas n’est pas désespéré il est grave et demande beaucoup de temps et beaucoup de soins. Geneviève a de la patience mais hélas, trop peu d’énergie. Notre petite maîtresse de maison avait élaboré un menu soigné en l’honneur de son médecin. A la même heure, mon beau-père traitait ici l’abbé Long avec des huîtres, du foie gras et de l’excellent vin. J’ai regretté de ne pouvoir être présentée à ce digne prêtre, une des terreurs de mon enfance mais mon devoir m’appelait à Boulogne. Papa l’a compris et ne m’en a pas voulu de mon absence à ce repas qui réunissait toute sa famille moins le pauvre ménage Henri. Paul est enthousiasmé de l’abbé Long ; papa l’est beaucoup moins, il trouve qu’il est aigri et qu’il manque vraiment trop de réserve. Il paraît qu’il a raconté quelques petites histoires tordantes : pas à l’usage des jeunes filles. Or, il n’y avait là que Madame Beauvais et Charlotte qui ne sont pas effarouchables et qui ont ri de bon cœur. Il est spirituel, ironique, mordant même, il caricature à merveille son archevêque, son curé et ses confrères.
Je m’en vais tenir compagnie à mon beau-père en attendant le dîner qu’on ne va pas tarder à nous annoncer.
Lundi 18 janvier 1904
Cet après-midi, je suis allée chez le docteur Raymond où Geneviève avait rendez-vous. Je montais le Boulevard Malesherbes à très rapide allure et depuis un instant je sentais quelqu’un sur mes talons, quand tout à coup je m’entends appeler : « Madame, ma petite dame ! » par une voix d’homme que je reconnais malgré son déguisement. C’était Paul qui s’amusait à me suivre pour me taquiner et peut-être aussi pour s’exercer. Sûre de ne pas me tromper, je me contente de répondre sans tourner la tête : « Qu’est-ce que vous faites ici ?… Ce n’est pas votre chemin, allez vite au collège ! » Polo était vexé de son peu de succès.
Nous nous entendons très bien mon beau-frère et moi, trop bien même au gré de papa qui nous trouve deux enfants mal levés quand nous sommes ensemble. Paul est très gentil, il aurait besoin, non d’une femme encore, encore moins d’une belle-mère, mais d’une maman ou d’une sœur qui saurait le conduire sans en avoir l’air. Je crois que je pourrais prendre une certaine influence sur lui si nous vivions constamment ensemble. Moralement, le pauvre garçon est un peu abandonné.
Ma migraine me repince ce soir sans cause ni raison.
Mardi 19 janvier 1904
Hier, à la fin du dîner, Victorine apporte un gros paquet de lettres dans lequel je reconnais aussitôt avec une joie immense, la chère petite écriture fine. Oh ! Le bon moment passé, les coudes sur la table, le visage un peu voilé par les mains, à boire d’une traite tous ce nectar. J’ai besoin de ces instants de griserie amoureuse pour avoir le courage de vivre tous les autres.
Aujourd’hui, cela va très bien, je suis forte et même heureuse… pour un peu je chanterais. J’ai du soleil dans le cœur et tous les parfums des tropiques ! Oh ! Le beau pays que celui qui rayonne à travers ces lignes, j’en respire l’atmosphère lourde et violente, j’en vois le luxe, les aspects sauvages, la végétation étrange. Mais ce que je cherche surtout à m’imaginer, c’est ce que peut être l’amour là-bas, la flânerie à deux dans les allées qu’il me décrit, la contemplation enlacés, du ciel criblé d’étoiles inconnues, les siestes voluptueuses et un nid enfoui dans la verdure comme ceux des oiseaux. Quelle existence idéale nous aurions menée, mon amoureux petit mari et moi. Oh ! Qu’ils sont donc méchants ceux qui nous ont séparés si brutalement ? Vilain père Darmancier ! Je comprends qu’on lui en veuille mais pas au point de devenir cannibale à son égard ; il me semble que sa chair doit être coriace et faisandée, qu’elle doit ressembler à celle d’un très vieux sanglier. Pour moi cette venaison ne m’a jamais réussi.
Tout de même, c’est effroyablement long, cinq mois.
Lorsque mon beau-père me voit abattue, il me regarde d’un air désillusionné et ne peut s’empêcher de me dire : « Vous êtes trop enfant, je ne vous croyais pas comme cela ma chère fille ; surtout dans vos lettres à Henri, montrez vous courageuse et gaie ! » Je dis « oui » pour ne pas le contrarier mais je reste résolue à ne pas farder mon état d’âme. Après tout, c’est la seule consolation que j’aie et j’aime mieux la prendre que d’aller verser mes larmes dans le gilet paternel arrosé déjà par d’autres pleurs sortis de plus beaux yeux… A ce propos, il semble que Madame D… n’ai jamais existé, on n’en parle plus et je crois qu’elle n’a pas répondu à la lettre de conseils qui lui a été adressée le 20 décembre par Papa. Ce dernier dit que c’est bon signe et qu’elle doit attendre d’être remise avec son mari pour le lui annoncer. A cet égard, il se fait une illusion… la dernière !
Ah ! que cette aventure fut néfaste. C’est elle qui a amené papa dans cette intention de se remarier. Cela m’est une perpétuelle cause de chagrin. Mon beau-père qui ne veut pas que je parle à Henri de ma tristesse pour ne pas le chagriner n’hésiterait cependant pas à lui annoncer là-bas son second mariage si l’occasion s’en présentait. Et cette nouvelle lui ferait bien du mal, j’en suis sûre.
Je me rattache à une dernière espérance. Le temps passe… et, à certains soirs, loin de faire le fringant comme cet été, il dit qu’il se sent vieux, fatigué. En toute autre occasion cela me navrerait mais j’espère que ce n’est qu’une crise, la contre partie de la première et qu’il se retrouvera à l’état normal quand elle sera passée. Le tout est de chercher à reculer l’exécution de son projet.
Franz mange beaucoup mieux mais le sommeil reste récalcitrant. Il part pour les Champs-Élysées où je vais aller le retrouver tout à l’heure avant de faire quelques courses. Il fait beau temps aujourd’hui, c’est rare et je suis joyeuse ce qui est encore plus rare. Il faut que j’en profite ? J’ai envie d’aller voir la figure du soleil.
Samedi 23 janvier 1904
Hier, j’ai été attristée par la visite d’Amélie. Nous nous sommes trouvées en tête-à-tête et elle en a profité pour me raconter ses malheurs conjugaux. Son mari lui rend l’existence odieuse. Ils se détestent mutuellement mais le mariage est un lien si fort qu’ils hésitent à le briser l’un et l’autre pour des considérations différentes.
Ce matin, à huit heures sonnant on frappa à la porte, je me précipite et je reçois directement des mains du concierge, le paquet désiré et où s’exhale une si troublante tendresse.
Oh ! si cela ne dépendait que de moi, cette lettre me donne une plus grande envie de m’envoler mais mon beau-père se montre très opposé à mon départ, il allègue surtout deux choses : ma santé et la dépense. Pour moi, ces raisons n’en sont pas, mais il y en a une autre bien puissante : Franz que le docteur Marque consulté ne voudrait pas me voir emmener et que je ne puis laisser ici. Maman partira en mai à Lamalou avec Geneviève et y passera presque tout l’été, elle ne pourrait guère se charger de notre pauvre petit sans nuire à la santé de ma sœur. Quant à mon beau-père, il lui sera impossible de s’en occuper d’une manière suivie.
Enfin, peut-être le ciel arrangera-t-il tout cela, je ne veux pas me désoler. Le mieux serait un prompt retour et la rentrée dans notre foyer. Prenons patience encore un peu, les événements ne nous apporterons peut-être pas toutes les tristesses que je prévois. Si mon beau-père ne se remarie pas, les choses seront simplifiées, il se chargerait volontiers de Franz avec une bonne nourrice sèche. Et Maman viendrait le voir souvent tant qu’elle serait à Boulogne. Mais si papa épouse Madame Beauvais, Franz serait une source de discussions et de fâcheries entre nos deux familles. Il faut l’éviter à tout prix et nous immoler.
Toute la journée on me répète que pour être digne de mon mari, il faut être une femme sérieuse, une femme de devoir. Alors ma conscience s’embrouille et prend les désirs les plus légitimes pour des lâchetés. Je ne suis qu’un brimborion, une pauvre petite fille auprès de laquelle il faut toujours le guide chéri pour éviter qu’elle ne s’égare. Nos parents sont bons ; ils nous aiment, ils nous veulent du bien mais ils ne nous comprennent pas toujours. Et leurs idées sont si différentes des nôtres. Ma confiance en eux ne peut aller jusqu’au renoncement absolu de mon sens intime, néanmoins elle ébranle ma conviction en moi-même. Ont-ils raison ?… Ai-je tort ? Il y a lutte, je ne sais plus que penser, je ne sais plus ce que je veux et je deviens une épave que les vagues se jettent l’une à l’autre.
Dimanche 24 janvier 1904
Hier, je suis allée chez la belle Claire Normand La Lore de Joinville. Si la médisance n’était pas un péché, j’avouerais que je l’ai trouvée plus laide et plus prétentieuse que jamais. On aurait dit un singe habillé et, à plusieurs reprises, ses grimaces m’ont donné envie de me tordre. Mais j’ai conscience d’avoir été aussi aimable que mes moyens me le permettent. Durant toute ma visite, une seule chose m’a été vraiment agréable : la tasse de chocolat que Madame Normand m’a offert pour me récompenser d’avoir bravé en sa faveur le froid sibérien dont nous sommes gratifiés.
Il y avait beaucoup de monde chez elle ; j’ai remarqué particulièrement deux vicomtesses genre cocottes dont on a fait donner très haut le titre et les noms. On a parlé de Georges que sa mère voudrait marier et dont elle s’est plaint comme toujours. Madame de Vives est rétablie mais reste anémiée et un peu neurasthénique grâce à sa série d’accidents. Quant à Madeleine, ta promise, elle devient, au dire de Madame Normand, une très jolie et très charmante personne. D’Ulysse, pas le moindre mot ; j’aime à croire qu’il n’est pas retenu dans l’île de Calypso.
Bébé devient très drôle, il dit maintenant des foules de choses et semble comprendre à peu près tout ce qu’on lui dit. C’est un vrai garçon joueur et turbulent qui aime le bruit, le mouvement. Ce matin, pour aller à la messe, la nourrice mettait sa grande couronne noire. Notre moucheron s’est emparé des pans et s’est mis à tirer dessus en criant : « hue dada ! dada ! » Il a fallu que nounou joue au cheval avant de s’en aller. Il copie tout ce qu’il voit faire. Il y a quelques jours, je l’ai trouvé fort occupé à cirer les bottines de son grand’père. Certes on le gâte un peu mais on est aussi quelquefois sévère quand il le faut. Son grand-père l’a déjà corrigé et je ne saurais dire le nombre de gifles et de fouettées que je lui ai administrées. Franz est devenu beaucoup plus sociable, la bonne humeur et le sourire constituent son état normal. Malheureusement l’entêté qu’il était devient de plus en plus bourrique. C’est dur et laborieux de le faire céder. Au physique, il a peu changé, il a grandi seulement et ses cheveux ont poussé. Il n’est pas allé à Boulogne depuis le dimanche qui a suivi le départ de maman pour le Midi ; quand je l’y conduirai je demanderai à Manu de le photographier pour son Papa.
Nous dînons ce soir chez Madame Beauvais et cela ne m’enchante qu’à moitié, je suis lasse de corps et d’âme et, depuis que j’appréhende ce remariage, je me trouve mal à l’aise faubourg St Honoré. Les coquetteries visibles de notre hôtesse, pétillante de gaieté, les galanteries de mon beau-père m’énervent et me font souffrir… Cependant, cela n’a pas le navrant ridicule des choses de cet été, c’est plus calme, plus posé ; l’atmosphère ambiante est plus familiale, mais je songe à mon Henri exilé si lion et à sa pauvre maman, seule dans sa tombe.
J’aimerais mieux refuser ces invitations du dimanche soir ou petit Paul et moi nous avons un peu l’air d’étrangers malgré la gentillesse des autres. Ce n’est pas possible, je mécontenterais tout le monde, surtout papa qui est si bon pour moi.
Lundi 25 janvier 1904
On a rayé des listes électorales du quartier de la Place Vendôme mon pauvre Henri. Je ne puis protester contre l’enquête qui a été faite à ce sujet. Son père a écrit à du Peloux pour le prier de le faire inscrire à St Chamond afin qu’il puisse au moins voter là-bas et jouir à son retour de ses droits de citoyen français. Je suis contrariée que cette chose se soit passée en son absence, il tenait tant à rester domicilié ici, dans son cher quartier de la Madeleine !
Devinez un peu la recommandation que papa m’a faite hier soir, en buvant nos tisanes ? … Il ne va pas jusqu’à me demander de chercher à détacher son fils de moi mais il voudrait que toutes mes lettres soient raisonnables et froides afin qu’elles ne le rendent pas amoureux de sa femme et qu’elles ne l’excitent pas au désir de la revoir bientôt. Il a peur (ce sont ses propres paroles) que je laisse trop parler mon cœur, mes sens et mon imagination dans le journal quotidien que je lui adresse. Et il m’a déroulé sa théorie qui est à peu près la suivante : la femme est plus nécessaire à l’homme que l’homme ne l’est à la femme, surtout quand celle-ci a des enfants ; Henri a, en dehors de ses sentiments plus violents, des besoins que je n’ai pas (où plutôt que je ne suis pas censée avoir). Par conséquent, je souffre moins que lui de la séparation et je dois chercher à le faire prendre patience en lui cachant ce que mon amour peut avoir d’excessif et de troublant.
Je n’ai pu m’empêcher de répliquer : « Mais Papa, Henri sera malheureux si je fais ce que vous me dites, si je me montre trop assagie et si je lui laisse croire, comme vous me le conseillez, que Franz me console en m’absorbant toute » - « Allons donc, a repris Papa, je savais bien que ma femme aimait mieux ses enfants que moi et je n’en ai jamais été jaloux. Henri en prendrait son parti plus facilement que vous ne le croyez et de vous savoir résignée ici, il serait plus heureux là-bas ! »
Mardi 26 janvier 1904
Je suis allée hier à Notre Dame des Victoires demander à la bonne Vierge le retour d’Henri pour le mois de mai. Je l’ai priée avec ferveur et, en sortant de son consolant sanctuaire, j’avais un rayon d’espérance dans l’âme. Ensuite, je me suis rendue chez sa marraine, accueillante comme toujours, plus que maternelle pour moi en souvenir de lui. Louise Baron attend un second bébé pour le mois de mai ; elle va bien ainsi que tous les autres enfants Lacau.
Je me suis décidée à faire quelques visites. Ce n’est pas par amusement car je me borne à l’indispensable. Je ne vais que chez les gens qui savent mon séjour à Paris et se fâcheraient si je ne leur faisais pas visite.
Je retournerai volontiers chez les … , un de ces jours. D’abord j’aime beaucoup Jeannie, une ancienne amie déjà ; ensuite, dans cette maison là, je suis sûre qu’on parlera beaucoup de celui qui m’occupe uniquement.