1913 - Brignogan

Juillet 1913

Vendredi 11 Juillet

Nous avons aperçu Brignogan ce matin par le temps le plus merveilleux qui se puisse imaginer : un ciel d’azur léger, transparent, idéal, qui se reflétait dans la mer. Le pays a du caractère, c’est un coin type de la Bretagne décrite par temps de poètes et de peintres, je retrouve mes impressions et mes sensations de jeune fille beaucoup mieux ici qu’à Perros mais cela ne m’empêche pas de regretter Trestriguel plus grandiose ….

On ne peut pas trouver Perros laid, tout le monde sent, plus ou moins, que ce coin de terre possède de la beauté ; pour Brignogan, il faut comprendre le pays, c’est long et ce n’est pas à la portée de tous. En deux jours je sens que je me serais faite à Brignogan parce que je retrouve ici la Bretagne de Roscoff que j’aimais autrefois.

Quant à la vie matérielle, elle est assez compliquée dans ce coin perdu et sur ce point là, sans aucun doute, je puis songer tristement aux ressources pérosiennes. Les Louis seront très bien installés à Ker Mad admirablement situé et d’apparence coquette et confortable. Quant à nous, nous seront tassés dans une maison minuscule, très pauvre mais propre ce qui est l’essentiel. Au premier moment je n’ai pu me défendre d’un sentiment de découragement et d’effroi en voyant l’exéguité des pièces, le manque de meubles, et les difficultés à vaincre pour se procurer le nécessaire à la vie. Maintenant la distribution des chambres est faite, les malles sont montées au grenier, nous avons des provisions pour la journée; demain, nous triompherons du reste.

Aujourd’hui, 11 juillet, je pense à ma belle-mère.

Samedi 12 Juillet

Il y aura bientôt six mois que nous nous sommes quittés et dans des conditions qui augmentent encore la dureté de cette séparation. Sans les lettres d’Henri, la vie me serait tellement lourde que je ne sais pas si je pourrais la supporter. Souvent j’ai peur de mourir sans l’avoir revu. Le moindre malaise m’inquiète. Allons ! pas de tristesse, le bon Dieu nous protègera encore !

Dimanche 13 Juillet

Ce matin nous sommes allés au bourg, à Plounéour-Trez, pour entendre la messe de 8 heures. Nous en sommes à deux kilomètres environ par une route assez bonne, sans trop de côtes. Avec les enfants j’ai mis près d’une demi-heure à atteindre l’église mais j’étais partie en conséquence et nous avons bien rempli notre devoir religieux. J’ai peur que, dans notre bande, cet éloignement de l’église et l’heure matinale des offices fassent manquer quelquefois la messe à certains. Heureusement il y aura l’auto Sandrin qui aura peut-être la charité de recueillir à son bord les retardataires.

Nous avons éprouvé une déception ; il n’y a aucune ressource au bourg ;  les fournisseurs que je croyais y trouver viennent de beaucoup plus loin, de Lesneven à 10 kilomètres je crois.  Pas une côtelette, pas une bouchée de pain avant cette petite ville, moins importante que Landerneau qui ne vaut même pas Lannion. Nous sommes bien lotis ! Il est vrai que les gens du pays promettent monts et merveilles pour le mois d’août «  la saison »  comme ils disent.

Nous aurons alors, à Brignogan même, un bureau de poste, un pâtissier et j’espère qu’il y aura un dépôt de pain. Dans ce patelin le repos du dimanche semble observé ce qui est très louable …mais un peu incommode ; le boulanger ne passe point ni le boucher, les pêcheurs ne vont pas en mer, le jardinier ne cueille pas les légumes, la porteuse d’eau repose ses bras. Alors le samedi il faut se munir de tout, comme en pays protestant. Je ne veux pas récriminer contre une chose que j’approuve, seulement je déplore nos tristes habitudes des grandes villes qui font paraître ces privations assez dures ! Bah ! nous nous accoutumerons sans doute, même les plus difficiles d’entre nous.

Le temps maussade de ce matin est devenu merveilleux comme par enchantement et j’ai promis une promenade à tout mon petit monde qui n’est pas trop fatigué de sa course à Plounéour. Nous allons fermer la maison et courir la campagne jusqu’à six heures du soir. Je n’ai pas un enthousiasme énorme pour ces ballades avec les bonnes et les enfants mais il faut bien que je les sorte un peu du coin où ils sont terrés depuis notre arrivée.

Je ne comprends pas encore l’enthousiasme de Louis pour la campagne, ce que j’en ai vu jusqu’à présent n’est guère emballant, partout des champs de blé, des serres cultivées. Combien j’aime mieux les landes indéfrichées, couvertes d’ajoncs, de bruyères, de genêts et de fougères. Ici, pas de fleurs aux alentours, rien que des céréales qui ondulent au vent mais qui parlent trop de civilisation. Et pourtant la ligne des serres, les découpures de la mer ont quelque chose de grandiose et de sauvage.

C’est dommage que les hommes aient passé par là et aient mis leur empreinte sur ce coin qui, pour être vraiment en accord avec lui-même, devrait être inhabité ou du moins peu habité. Enfin, nous allons tout à l’heure pousser un peu plus loin, nous trouverons peut-être des espaces plus libres, moins frayés qui me plairont davantage. Les enfants sont ravis de Brignogan qu’ils placent au dessus de Perros mais leur âme très neuve ne ressemble pas à la mienne, ce qui est nouveau les enchante toujours … et le dégoût vient ensuite. Dans huit jours ils en auront peut-être assez de cette grève pour laquelle, ils n’ont pas assez d’éloges à l’heure actuelle.

Lundi 14 Juillet

Nous avons fait dans l’après midi d’hier  une assez longue promenade. Nous avons atteint le phare de Pontusval en suivant les découpures de la côte et nous sommes revenus par les chemins de terre. Vraiment je suis désillusionnée ; je ne comprends pas Louis d’avoir préféré ce pays à Perros qui réunit tant d’aspects variés. La lande qui s’étend de la Clarté à Ploumanac’h a beaucoup plus de caractère que la plaine cultivée que nous avons traversée, les falaises ont plus de grandiose, la mer est plus étendue. Et d’un autre côté, vers Trestel, nous avons des dunes mi-sable, mi-herbe qui rappellent, en mieux il me semble, celles d’ici.

Ce matin je suis allée à Lesneven pour faire quelques emplettes. Malgré la fête nationale les magasins étaient ouverts, le marché avait lieu. A 11 h ½,  j’étais de retour et trouvais une lettre de Maman qui, naturellement ajourne à une date indéterminée son voyage à Brignogan. En ce moment j’avais une chambre à lui offrir ; si elle vient en même temps qu’Emmanuel je ne pourrai plus lui donner que la moitié de mon lit et c’est un partage que je n’aime pas beaucoup.

La lettre de Maman me contrarie encore par un autre point. Elle me dit que l’emprunt mexicain ne marche pas à Paris qu’on ne sera jamais payé par ce côté-là ; elle recommande, d’après l’avis de gens compétents, de ne pas prendre de bons de cet emprunt. Je crois que la chose est faite et que je puis prendre le deuil de nos dix-mille francs comme celui de nos ottomans. Nous n’avons pas la main heureuse et je vois un avenir bien sombre s’ouvrir devant nous si nos opérations financières sont toutes aussi avantageuses.

Mon beau-père m’a fait les gros yeux l’autre jour en voyant mon abattement ; il m’a dit d’un ton assez sévère qu’il me croyait plus énergique et qu’il espérait bien que son fils remplirait sa mission jusqu’au bout sans tenir compte de considérations personnelles.

Quant à Maman elle m’écrit : « il est très heureux qu’Henri ne soit pas embarqué sur la Navarre qui, un jour ou l’autre, donnera tous ses petits enfants à boulotter aux requins ». Si par hasard Henri est à son bord, ma joie sera doublée d’un cauchemar, c’est réussi !

Nos enfants ne comprennent rien encore, mes frères blaguent et donnent à ma tristesse des motifs que je n’ose pas dire mais qui m’empêchent de les prendre pour confidents. Charlotte ne vit qu’en son Jean ; quant à Henriette elle vit en tant de personnes et en tant de choses que je la sens très distraite et que sa sympathie, douce mais trop vague, ne m’est pas une force.

Voilà que je me plains encore de tout le monde. Quel fichu caractère j’ai avec mes récriminations perpétuelles et une vieille grognon de mon espèce n’a que ce qu’elle mérite en voyant le vide se faire autour d’elle.

Les enfants continuent à être ravis de Brignogan, leur grand bonheur est la pêche à la crevette et aux crabes et ils peuvent s’y livrer sans courir de danger dans la baie qui semble toujours d’un calme plat. La mer vient assez vite et ce n’est guère qu’à marée descendante que je puis relâcher ma surveillance mais alors ils profitent bien de leur liberté !...Ce soir nous avons fait de 5 à 7, une promenade du côté opposé à celui d’hier. Maintenant nous avons contourné toute la baie beaucoup plus petite que celle de Perros et beaucoup plus fermée aussi.

Je n’ose m’aventurer plus loin avec les jambes très jeunes de mes compagnons qui trottent bien, galopent, vont viennent en courant mais qui ne sont pas très éprouvés et peuvent avoir des faiblesses subites. J’aurais plus de confiance dans les garçons, surtout dans Franz, que dans Cri-Cri mais la pauvre fille ne peut être laissée à l’écart et je suis obligée de mesurer l’étendue de nos courses à ses forces. Je suis assez contente de cette promenade, bien qu’elle n’ait rien de très remarquable ; d’un petit promontoire nous avons découvert une assez belle étendue de mer et la cabane du douanier nous a amusés.

Mon Perros n’est pas oublié et à chaque pas, je le regrette. Enfin ! pour une fois, je me résigne, mon choix ne doit point primer celui des autres ; il m’est seulement permis d’espérer qu’après avoir goûté de Brignogan pendant quelques semaines les chers amis, auxquels nous sommes un peu liés pour les vacances, retourneront dans mon coin préféré.

Pour Louis Sandrin je crois assez que les difficultés de la vie matérielle pèseront sensiblement dans la balance. Maintenant il aura des facilités d’approvisionnement qui manquent à d’autres. Avec son auto, il n’hésitera peut-être pas à faire les 30 kilomètres qui nous séparent de Brest pour avoir une table variée et garnie de primeurs et de choses fines. Tant que je suis seule avec les enfants, tout s’arrange facilement grâce aux œufs et au poisson qu’on trouve en abondance.

Mardi 15 Juillet

Aujourd’hui, fête des Henri et des Henriette, je pense à eux deux, si unis d’âme, de caractère, de goûts, de nom… Que le bon Dieu les garde, mes pauvres amis, qu’il leur donne tout le bonheur possible, qu’il conserve leur tendresse l’un pour l’autre en les préservant de tout mal. Je demande encore au Ciel pour eux longue vie, santé, gaieté, affection de ceux qui les entourent, un peu de « panache » puisqu’ils aiment cela, beaucoup de paix car ce sont des pacifistes. Je regrette bien d’être séparée d’eux en cette occasion, et du même coup d’être obligée de leur dire de très loin que leur sœur et amie pense à eux avec tout son cœur.

Ici, la journée est triste, le ciel est uniformément gris ; par instants il tombe un grain très fin, le vent
souffle et, au loin, la mer est parcourue par de longues traînées d’écume.

Hier, à Lesneven, j’ai fait faire une bonne limonade au citron et je l’ai bue ce matin en l’honneur de la St Henri. C’est ma manière de trinquer à sa santé et surtout à la mienne. Mais j’aurais préféré un verre d’Armorique. Cette liqueur est inconnue dans le pays. Si j’étais sûre de son retour, j’en ferais venir mais, dans les circonstances actuelles, je n’ai de courage pour rien.

Je suis contente qu’Henri ait travaillé à la légalisation du mariage des Bernard Vincent. Sans doute le sacrement suffit pour créer un lien indissoluble mais les enfants n’en ont pas moins dans la société une situation irrégulière qui les gène toute leur vie. D’ailleurs, les parents eux-mêmes, ne peuvent que profiter de ce nouvel état de choses. Il n’y avait là dedans qu’une question de paresse alors puisque le consentement du docteur Vincent n’est pas exigé et qu’on peut même le laisser dans l’ignorance de ce qui se passe !

Le docteur n’avait voulu envoyer de billet au Père Maurice à aucune de ses relations particulières parce que ceux de Paris y avaient inscrit : Monsieur, Madame Bernard Vincent et leurs enfants. Henriette Aubé qui m’a raconté ce détail n’approuve pas entièrement son beau frère. «  C’est le meilleur homme du monde, m’a-t-elle dit, mais il est trop autoritaire pour ses enfants, il a des idées trop arrêtées sur tout et ne veut transiger avec aucun de ses principes, même  avec ceux qu’il s’est forgé lui-même ».

Ma maison me plait un peu mieux ; j’ai fait enlever par la propriétaire les bibelots de mauvais goût qui ornaient les cheminées ; grâce à quelques porte manteaux, les vêtements sont pendus au grenier ; le menuisier a raboté des portes  et des tiroirs avec lesquels nous étions obligé de batailler. Il ne reste que les w-c qui soient réellement rustiques ; si encore on pouvait y aller tranquillement mais il faut passer pour ainsi dire dans la rue, sous les yeux des voisins, c’est assommant et je crois que je ne me ferai jamais à cela.

Un autre inconvénient du pays, c’est le commerce des étalons. On ne peut faire un pas sur les routes sans rencontrer ces animaux. Ils sont, il est vrai, maintenus chacun par un homme mais ils se cabrent, s’agitent et me font mourir de peur. On me promet que je n’en verrai pas au mois d’août parce qu’on ne les laisse pas sortir seuls et que tous les hommes seront occupés aux travaux des champs. Louis savait cette renommée de Brignogan pour les étalons et c’est précisément, parait-il, une des choses qui l’on séduit. Cela ne m’étonne pas pour l’excellent cavalier qu’il est. Je voudrais voir les chevaux avec les vaches dans une île où je ne mettrais jamais les pieds. Tous les goûts sont dans la nature.

Mercredi 16 Juillet

L’événement du jour est le départ d’Anna pour Quimper. Nous venons de la mettre dans le train de 9 heures et demie, elle semblait radieuse de revoir ses parents, son pays, ses amis. Naturellement, pour moi, c’est une complication et une fatigue que ce congé qui me laisse seule avec Marianne, une bonne fille sans doute mais une grosse insouciante, sans cervelle, sur laquelle on ne peut compter sur rien. Cependant j’ai tâché de ne pas être trop avare. Je sais que les vacances sont bien bonnes et j’ai octroyé à Anna tout ce que je pouvais, c'est-à-dire jusqu’au lundi 28.

Nous n’aurons que trois jours pour préparer l’arrivée de la bande, ce sera très juste mais avec un peu de bonne volonté, la maison est si petite qu’elle pourra être nettoyée de fond en comble pour la réception du 1er août. J’ai en effet la prétention de les avoir à déjeuner ici dans cette salle à manger minuscule que les enfants et moi empliront. On mettra une table dans le vestibule pour les quatre petits et les parents se tasseront comme ils pourront, heureux sans doute de trouver un repas tout fait.

Jeudi 17 Juillet

Mon après-midi d’hier s’est passé entièrement à la grève dans un calme et un recueillement immense. Pour obéir à certaines recommandations d’Henriette, j’ai du ensuite aller visiter Ker Mad et, par la même occasion, j’ai fait la connaissance des gens qui l’habitent ce mois-ci. Ce sont des personnes de Reims, des grands amis de Gustave Pierre, des cousins de Marcel Barbelay le violoniste. Je n’étais pas fâchée d’avoir un prétexte pour entrer en relation avec eux car le chef de famille est médecin et, dans ce pays perdu, je suis un peu rassurée de pouvoir, en cas de besoin, aller chercher de l’aide, et des conseils éclairés.

Gustave Pierre fait grand cas de la science du docteur Brissard, beaucoup plus que les enfants de ce dernier qui ont dit aux miens : « Papa est médecin mais vous savez il ne s’y connaît pas mieux qu’un autre ». Voilà des garçons terribles. Je les trouverais mal élevés si l’expérience ne m’avait démontré que tous les petits bonhommes de cette génération sont à peu près les mêmes malgré le mal que se donnent leurs parents pour leur inculquer de bons principes. Les nôtres aussi cherchent à se faire passer pour des esprits forts et septiques quand ils sont avec d’autres gamins de leur âge. C’est très vilain mais j’espère qu’en grandissant ils comprendront qu’on ne doit pas agir ainsi. J’évite autant que possible les rencontres de nos fils avec d’autres garçons mais quand ils iront au collège ils auront forcément un contact perpétuel avec toutes sortes de galopins. Il faudrait peut-être les aguerrir ; au contraire, jusqu’à présent, ils ont cela de bon, c’est qu’ils me racontent leurs jeux et leurs propos, principalement  les choses qui les choquent chez les enfants qu’ils voient.

C’est une sorte de rapportage qui ne leur déplait pas et qui m’est utile pour leur choisir leurs camarades. Je crois qu’ils peuvent très bien voir un peu les petits Brissard qui sont certainement diables, qui ont des mots de lycéens mais qui sont au milieu d’une famille bien pensante, ayant des sentiments religieux. Je les emmènerai donc peut-être une ou deux fois sur la plage de Ker Mad pour leur changer un peu la perspective de notre grève. Je m’habitue aux gens et aux choses d’ici et de plus en plus je constate l’infériorité de ce pays sur Perros. Je crois néanmoins qu’on peut y passer d’excellentes vacances.  

Maman n’est toujours pas là. Chaque matin maintenant, nous allons les enfants et moi voir arriver le train  et nous avons déjà éprouvé deux déceptions. Si cela continue, elle finira par ne pas venir, disant que ce n’est plus la peine de se déplacer car, il faut qu’elle soit rentrée à Boulogne le 31, avant le départ de toute la bande. Elle n’a plus que 15 jours. Après le mauvais hier qu’elle a passé j’aurais été heureuse de la voir se reposer ici en respirant un air pur et fortifiant. La mer lui a toujours fait du bien.

Le temps est moins beau; par moments il tombe une sorte de brouillard sous lequel on pourrait sortir sans parapluie mais qui est pénétrant et désagréable. Les enfants jouent dans un coin du grenier et je profite de cette station à la maison pour ranger un peu, écrire et surtout mettre en ordre notre chapellerie. Je n’ai guère apporté ici que des formes non garnies, vieilles ou neuves, sur lesquelles il faut bien que je mette quelque chose. Et pour Cri-Cri, c’est pareil. Ce système simplifie beaucoup les bagages mais m’oblige à faire la modiste en arrivant au lieu de notre villégiature.

Vendredi 18 juillet

Maman est enfin arrivée ce matin, par une vilaine brume accompagnée de crachin. Elle semble aussi bien déçue mais ce n’est pas étonnant car ce qu’elle voit donnerait le spleen à n’importe qui, même au bon gros réjoui Sandrinus. Je n’ai qu’une minute pour écrire, pendant que Maman envoie à Boulogne des nouvelles de son arrivée car elle ne semble guère disposée à rester à la maison; elle parle d’aller se promener sous le vent et sous le pluie.

Maman m’apporte de bonnes nouvelles de toute la tribu boulonnaise ce qui m’enchante mais aussi le tandem destiné à Louis et à Henriette qui me ravit moins. Enfin il a pu rentrer dans la salle à manger où il tient tout juste ; c’est laid et bien encombrant et je trouve que mes chers amis auraient bien pu amener cette machine-là avec eux.

Samedi 19 juillet

Mon beau-père va partir pour Houlgate ; Charlotte est installée depuis le 12 au chalet de la mer avec Jean et son personnel ; Albert qui est allé la conduire est rentré mardi à Paris et dès hier soir, nos parents ont du la rejoindre.

Madame Morize me disait avant mon départ : «  Ce qui m’enchante surtout dans Houlgate c’est que, Charlotte étant tout près des Dessouches, nous pourrons de temps en temps la laisser deux ou trois jours seule, ce sera bien commode ». Notre pauvre belle-mère ne sait où donner de la tête entre son mari et sa fille ; elle voudrait les avoir toujours ensemble sous son aile. Décidemment de toutes les femmes que je connais, c’est encore elle qui a le plus de tempérament de «  couveuse ».

Le cher courrier mexicain vient d’arriver et j’ai interrompu cette lettre pour lire les affectueuses pages et regarder les photos de voyage en Terre-Chaude. Le combat Cuilti–Paganelli m’a presque fait rire, moi qui me serais peut-être évanouie de frayeur si j’y avais assisté. Elle a de la chance, Madame Roux, d’être, à son âge, aussi violemment désirée. Il est vrai que Pagenelli ne désire peut-être pas l’avoir pour épouse mais seulement pour maîtresse (dans le bon sens, celui de la patronne). J’ai peur que le pauvre Don Carlos en soit pour sa paupière fendue, son nez tuméfié et ses doigts foulés ! car je ne vois pas Madame Roux transporter ses pénates et ses exigences de luxe et de confortable dans les déserts du Chihuahua. L’enveloppe des photos est arrivée entièrement ouverte, j’espère qu’il n’y a rien de perdu mais ne connaissant pas la nomenclature des épreuves, je ne puis faire aucune réclamation.

Maman trouve comme moi que Brignogan est bien loin de valoir Perros mais elle est, je crois quand même, très contente d’être au bord de la mer. Elle a passé sa matinée sur la grève, ce grand air l’a sans doute étourdie car elle est montée s’étendre après le déjeuner et voici près de deux heures qu’elle dort.

Dimanche 20 juillet

Il fait un temps idéal et je me sens un peu réconciliée avec Brignogan. Un ciel et une mer si bleus, vous feraient aimer n’importe quel pays. Aujourd’hui, 20 juillet, nous avons un beau dimanche ensoleillé. En revenant de la messe nous avons eu du ménage à faire et puis … de la correspondance. C’est inouï ce qu’il y a à écrire quand on est loin de tous les siens.

Voilà une heure et demie que ma plume court sur du papier qui s’envolera dans toutes les directions. Je viens de souhaiter - avec du retard – la fête de Marie Louise. Ma lettre n’arrivera au Cambodge qu’à la fin Août, quinze jours après la Ste Marie ! Mais je ne puis m’habituer à prévoir les choses si longtemps à l’avance. Nos Cochinchinois s’y ont déjà faits sans doute car j’ai reçu leurs vœux pour le 22. Ils ont aussi en ce moment la saison des pluies et Paul a eu quelques petits accès de fièvre.

Sauf, ces deux plaintes, je trouve le ton de leurs missives plus gai, ils semblent s’acclimater. Par exemple, ils sont un peu privés de promenades ; ils connaissent la ville par cœur et la brousse n’est guère praticable. La pauvre Marie Louise a des frousses intenses ; quand elle s’aventure dans la campagne, elle se trouve nez à nez avec des serpents de toutes tailles, plus ou moins dangereux, des éléphants, des troupeaux de buffles. J’aime encore mieux nos vaches et nos étalons d’ici. Mais ce sont quand même de vilaines rencontres que je préférerais ne point faire.

Les enfants ont des appétits d’ogres et des mines de vieux loups de mer. La cuite est encore Cri-Cri  qui à l’air d’avoir une tête en brique rouge. Ils s’amusent énormément sur la grève et dans la campagne où ils escaladent murs et rochers avec une agilité qui promet qu’ils seront plus tard aussi bons alpinistes que leur père et leurs oncles. Souvent, je reste pétrifiée devant leur hardiesse, retenant un cri pour ne pas provoquer de mouvement malheureux mais je me demande si je les ramènerai à Boulogne avec leurs têtes et tous leurs membres. Franz s’est beaucoup fortifié et développé et Pierre s’allonge aussi. Ce sont de grands garçons maintenant, pas toujours commodes à mener, ils ont de l’initiative et des goûts d’indépendance. Pour s’en faire obéir, surtout ici, il faut parler très ferme, presque durement. Mais je crois qu’ils ont bon cœur, c’est l’essentiel, n’est-ce pas ?

Il faut que j’écrive encore un mot à Henriette pour lui donner des renseignements sur les ressources du pays et prendre ses instructions au sujet de certaines commandes à faire pour Ker Mad. Ma chère belle-sœur n’est pas très écrivassière, il faut lui donner quelques jours pour une réponse et ici, pour la plupart des choses, il vaut mieux prévenir les fournisseurs une semaine à l’avance. Il y a déjà beaucoup de baigneurs à Brignogan et ceux qui retiennent leurs provisions les premiers ont plus de chance d‘être servis que les autres. C’est un casse-tête au début mais on s’y accoutume. Au fond, ce n’est pas plus difficile de commander son déjeuner pour huit jours après que pour le matin même. Mais ici, il ne faut pas trop de cet imprévu qui l’est si cher. Et encore ! il y a toujours moyen de s’en tirer. S’il vous arrive une nombreuse bande d’amis à l’improviste, on peut les recevoir à l’hôtel qui semble assez propre et assez confortable.

Mais qui peut venir nous voir dans ce pays perdu, cette extrémité sauvage de la terre de France ?  Encore moins qu’à Perros, nous ne devons compter sur des visites. Valentine aurait, je crois, bien envie de venir se reposer ici, au milieu de nous, loin des fracas et des agitations du monde où elle vit habituellement ; seulement il y a son mari qui ne s’en sépare pas volontiers et qui jamais ne consentira à s’enterrer tout vivant même pour quelques jours.

D’ailleurs, autant les Prat que les Sandrin seraient heureux de la voir arriver, Valentine, autant ils redoutent Lucien ; ce n’est pas un méchant garçon, certes, mais il est poseur en diable et on sent si bien qu’il s’ennuie dans ce milieu familial intelligent mais pas intellectuel !

Une personne qui serait bien venue mais qu’on n’a pas invitée, c’est la pauvre Maman Bonnal que personne ne se soucie d’avoir sur le dos et qui, si cela continue, finira par passer son été à Boulogne malgré ses idées baladeuses. Elle rage parce que son mari est parti à Pin-les-Bains, dans les Vosges avec Léo Fanti et elle s’en étonne naïvement tout en étant furieuse. « Comprenez-vous cela, disait-elle l’autre jour à Maman, cette femme n’a pas besoin des eaux et c’est elle qu’il emmène, tandis qu’il me laisse ici ; je lui aurais aussi bien tenu compagnie et je lui aurais coûté moins cher « .

Louis Sandrin a persuadé à sa belle-mère qu’il fallait un jour et une nuit de voyage pour arriver à Brignogan, que c’était tuant, que dans de pays là on mangeait mal, qu’on n’avait de pain frais et de viande que tous les huit jours, que la pâtisserie y était inconnue. Bref, il a fait un tel tableau de Brignogan que Madame Bonnal ne parle plus d’y venir … même à l’hôtel, ainsi qu’elle en avait manifesté l’intention.

Du côté de Chef-Boutonne, mêmes réticences … Madame Bonnan a fait une invitation du bout des lèvres en limitant formellement l’invasion de la pauvre Trinité : Pierre – Marguerite – Charles, à un mois. Alors, Madame Bonnal fait la mauvaise tête et, devant ce manque d’empressement, déclare qu’elle n’ira pas du tout à Chef-Boutonne cette année. Seulement, quand elle aura vu partir sa dernière fille, qu’elle se trouvera seule avec son gâteux de frère et son idiot de fils, il est probable qu’elle se dépouillera de sa dignité, la pliera dans ses bagages et filera vers le Poitou avec ses aides de camp, quitte à refuser d’en partir à l’expiration du mois. Les Bonnan n’iront pas requérir Messieurs les Gendarmes pour l’expulser du «  Logis ».

Ces histoires sont drôles et tristes tout ensemble. Madame Bonnal qui est très à plaindre et qui est une bonne femme trouve toujours le moyen de se rendre ridicule et d’exciter le rire alors que ses situations variées devraient plutôt provoquer les larmes ou du moins une pitié profonde. Ses enfants, ses filles elles-mêmes s’en moquent un peu, quant à ses gendres ils s’en amusent franchement pourvu qu’ils ne l’aient  pas dans leurs parages, ce dont aucun ne se soucie… même pour faire des études philosophiques.

Lundi 21 Juillet

Les enfants m’ont souhaité ma fête ce matin, Maman s’est jointe à eux, le soleil s’est mis de la partie et pourtant c’est plutôt un sentiment de tristesse qui règne aujourd’hui dans mon âme. Un billet bordé de noir m’a appris la mort de Monsieur Darmancier survenue le 25 juin. Alors, les vieux souvenirs de St Chamond me hantent un peu plus douloureusement que d’habitude.

Que puis-je attendre de l’existence maintenant ? … Elle m’a tant donné qu’il ne doit guère lui rester de bonheurs ni de joies, ni même de plaisirs pour moi. Au lieu de demander au Ciel de m’accorder de la jeunesse et de la gaieté, je ferais peut-être mieux de prier pour devenir douce, patiente et résignée. En tous cas, c’est le vœu que je fais pour moi-même.      

Les enfants ont péché ce matin cinq petites anguilles qui font leur amusement du jour et contribuent à leur faire déclarer de plus en plus que Brignogan est le plus beau pays du monde. Maman était moins emballée qu’au début, elle dénigre cette campagne plate, pauvre et sale et cependant … elle  s’informe du prix des terrains et fait des plans de châteaux en Bretagne. Mais il n’y a rien de sérieux, rien qui vaille la peine d’être discuté. Tantôt c’est à droite, tantôt c’est à gauche que Maman achète, tantôt elle fait construire une simple cahute à lapins et tantôt une immense caserne.

Un jour, elle meuble cette demeure de rêve avec d’anciennes choses, de jolis ouvrages ; le lendemain, elle n’y met plus que des paillasses. Le seul point qui ne varie pas c’est l’étendue de ce domaine. Jamais Maman ne parle de se contenter d’un petit lot de terre. Que ce soit d’un côté ou de l’autre, il lui faut l’immensité de la mer en avant, au premier plan et sur les côtés et par derrière tout un territoire qu’elle ne voudrait voir borné que par des frontières naturelles. Aucun voisin ! C’est évidemment le meilleur moyen de vivre en paix avec eux ! Notre dernière acquisition est toute une dune au nord-est de Brignogan, avec deux grèves de sable fin séparées par une pointe rocheuse. C’est au diable ! mais c’est beau ! …

Mardi 22 Juillet


C’est affreux d’être ainsi isolée dans un sentiment, de n’avoir personne  à qui parler de ce qu’on éprouve, de voir qu’au fond, les autres même les plus près par les liens de la famille, sont biens indifférents. Car, je le sens, cette indifférence encore plus dans les paroles de sympathie que l’on m’adresse que lorsqu’on garde le silence sur l’unique affaire qui m’intéresse. Et pourtant, ils sont tous bien gentils, bien bons et même affectueux. Presque tous se sont souvenus de moi hier et m’ont envoyé au moins leur signature. Henriette même fait don d’une vraie lettre, Charlotte et Marguerite de cartes postales. Et je ne leur en veux pas, je les aime bien et comprends parfaitement que leur existence  ne peut pas être suspendue comme la mienne et dénuée de tout intérêt parce qu’Henri Morize est Absent …

Malgré mon désemparement je m’attache au pays. Avec Maman, tous les après-midi se passent en promenade, je lui ai montré tout ce que je connaissais et même un peu plus. Les deuxièmes visions ont eu pour moi un plus grand charme que les premières. Et pourtant, les ballades avec Maman sont plutôt un peu languissantes à mon goût. J’y prends des leçons de botanique. Nous nous arrêtons à tous les carrefours et revenons chargés comme des baudets, c’est le cas de le dire, car ce soir nous avons rapporté une énorme provision de chardons, quelquefois ce sont des pierres ou des coquillages.

Maman a un chapeau très simple, une sorte de polo en feutre noir garni par Henriette d’une petite cocarde en ruban. Au cours de ses promenades, elle l’enguirlande de liserons ou autres fleurs des dunes et ce chapeau devient un vrai jardin. Ce soir elle avait mis un grand panache de chardons et s’apprêtait à rentrer à Brignogan avec cela. J’en ai difficilement obtenu la suppression et Maman m’a fait ce sacrifice «  qu’en l’honneur de ma fête ». Demain nous ne serons plus le 22 juillet et je tremble des fantaisies qui peuvent fleurir dans et sur le cerveau de ma mère.  

Un petit point heureux dans ma journée, je suis contente, je ne sais pourquoi, d’avoir vu le phare de l’île vierge.

Mercredi 23Juillet

Nous avons toujours un temps délicieux et vraiment je dois reconnaître qu’on peut passer à Brignogan d’excellentes vacances. Tout dépend de l’état d’esprit dans lequel on est. Maman continue à dire du mal du pays mais au fond, elle s’y attache car pour ceux qui aiment la mer pour elle-même, c’est un coin bien choisi ; ici on n’est guère distrait de sa contemplation.

Les journées passent assez lentes, ma tristesse est plus douce aujourd’hui, la turbulence des enfants est la même … Ma cuisinière a mal aux dents, Maman tricote un manteau en laine rouge pour Annie, une légère brume en mer annonce de la chaleur.

Jeudi 24 Juillet


Maman est venue à Brignogan pour voir deux choses : la mer et sa fille. Et il faut que nous soyons perpétuellement l’une et l’autre dans son rayon visuel. Alors, elle ne me quitte point d’un pas et, pour lui faire plaisir, je tâche de me trouver toujours devant un bel horizon, une pleine mer.

Ce que j’ai à faire à la maison en souffre un peu. Nous rentrons à 7 heures un quart, après toute une journée passée au grand vent, devant une mer d’un bleu intense mais très agitée. Je dors déjà debout ; que sera-ce après le dîner après avoir distribué la pâture à toute ma nichée.
Mercredi 25 Juillet

Ce matin, les enfants ne pouvaient pas se lever ; ils se prétendaient tous les trois pris d’une crise de rhumatismes. Je le connais leur mal et je le baptise simplement courbature. Comment pourrait-il en être autrement, ils ont tellement fait les fous hier dans les dunes, sautant de deux et trois mètres de haut, grimpant à pic, étudiant des culbutes variées, en avant, en arrière, escaladant des rochers. La pauvre Cri-Cri a le dos noir des coups reçus pendant ces acrobaties ; elle est plus délicate que nos fils et aujourd’hui, pendant que ceux-ci sont partis recommencer leurs pirouettes et voltiges, elle reste un peu plus tranquillement auprès de nous.

D’ailleurs, le temps n’est plus merveilleux comme tous ces jours passés, le vent fait rage et le ciel est gris. Maman compte en profiter pour travailler activement au manteau d’Annie qu’elle a la prétention de laisser ici tout fait. Et il y a de l’ouvrage !

Pour moi, ce ne sont pas les travaux qui me manquent, mais l’énergie. Je n’ai de goût à rien. Toujours les mêmes rengaines. Nous allons bien, nous dévorons, nous brunissons, j’engraisse terriblement à ce régime de sommeil et de suralimentation.

Je sais que dimanche il y avait grande réunion sportive chez les Sandrin puisque Henriette en m’écrivant dit qu’elle ne quitte pas la raquette pour la plume ; je sais que la nouvelle auto enchante ses propriétaires, qu’elle est jolie et confortable. Elle doit rouler à l’heure qu’il est sur les routes de Normandie.

Emmanuel avait un concours la semaine dernière, Louis travaillait avec ardeur sur une plaque, Geneviève n’allait ni mieux, ni plus mal, Lili continuait à être un amour, le plus joli et le plus drôle petit bonhomme du monde. Annie doit passer aujourd’hui la journée chez les Faure.

A Houlgate mon beau-père, Madame Morize, Charlotte et Jean sont doucement réunis. A Paris le pauvre Albert accomplit à lui tout seul les travaux d’Hercule. Henriette est surmenée, ayant en même temps ses préparatifs à faire, le 164 à surveiller, le 162 à diriger (car Louis et Madeleine y ont laissé leur fille en la recommandant à sa tante qui l’amènera ici avec l’important personnel Sandrin).

Les dames Strybos sont enfin parties ; une lettre de Mimi m’apprend qu’elles circulent un peu dans le midi en attendant des chambres retenues quelque part dans la montagne… Où ? … Mystère et discrétion. Mais je le saurai prochainement, on m’enverra l’adresse.