1913 - Paris

1913

Lundi 20 Janvier 1913
(Départ d’Henri MORIZE pour le Mexique)

Puisque je ne peux pas conduire Henri jusqu’au bout, il y aura du moins quelque chose de moi qui montera sur la Navarre : un simple billet qui l’accompagnera toute cette première partie de son voyage.

Dans quelques heures notre séparation sera consommée ; en attendant, il y a fort à faire.

Mardi 28 Mars

Après une journée bien remplie mais légèrement abrutissante je remonte dans ma chambre. Je suis seule et libre ; c’est l’heure où les papillons nocturnes voltigent autour des lampes, leur vol mou effleure mon cœur qui frissonne et qui pleure.

Mercredi 29 Mars

Voici un matin assez lumineux qui fait oublier l’horreur des jours passés. Et précisément j’ai moins à sortir que d’habitude. Cela me ne veut pas dire que j’ai moins à faire mais seulement que mon activité se dépensera dans Boulogne, sans franchir la barrière. Il faut bien que je me décide à voir un peu aux choses d’ici qui, jusqu’à présent, sont restées en souffrance.

Tout est très compliqué et tend à le devenir chaque jour un peu davantage. Il faut certainement faire trois courses pour une que l’on aurait faite avant la guerre. Et pourtant il est juste de reconnaître que les choses vont encore mieux qu’on ne pourrait s’y attendre après 19 mois d’un tel bouleversement. Si on se contente d’à peu près, cela va bien, mis il ne faut pas être méticuleux, exiger un modèle, ou une marque spéciale, une pointure très déterminée, une nuance exacte. Les réassortissements sont impossibles.    

C’est donc de ma faute si je cours d’un magasin à l’autre, c’est par manie, dans l’espérance de dénicher autre part l’objet auquel je suis habituée. Les gens routiniers sont malheureux en ce moment. C’est à croire que notre industrie ne produisait rien avant la guerre. On vous répond partout « Cela venait d’Allemagne ou d’Autriche, telle chose se fabriquait en Saxe ou en Bavière » etc.

Néanmoins, je crois avoir trouvé pour Henriette et les enfants à peu près tout ce qui m’était demandé et j’attends le résultat des essayages.

Charlotte aussi, se met à courir les magasins ; elle prépare son voyage avec entrain visible. Un petit incident a augmenté encore ses bonnes dispositions pour Saint-Chamond. Lundi matin, en arrivant à Stanislas, le premier soin de Jean a été d’annoncer à ses camarades la grande nouvelle. L’un d’entre eux s’est écrié : « Oh ! Quelle chance ! Moi aussi je vais peut-être aller passer les vacances de Pâques à St Chamond chez un oncle qui est employé (sic) aux Aciéries. Or ce camarade s’appelle Hallé. Charlotte, qui est en grande admiration devant Madame Hallé trouve qu’il est d’excellent ton  d’aller pour Pâques à St Chamond. En temps de guerre, ce centre industriel dégotte la Côte d’Azur.

J’ai l’air de blaguer mais au fond je suis enchantée que ce projet de villégiature fasse tant d’heureux. Pourvu que le temps favorise nos invités car ils comptent beaucoup faire sortir Charlotte et Jean et ne savent pas très bien s’occuper dans les maisons.

Vendredi 31 Mars

J’avais réellement beaucoup à faire ici. « Cela se tire ! »,  comme disent les soldats mais je ne suis pas encore arrivée au bout. Depuis hier notre fortune est entre mes mains, moins un titre de rente française que je n’aurai que dans quelques jours. Les obligations foncières, ayant été remboursées, il serait bien de penser un peu sérieusement au réemploi de cet argent que j’ai encaissé avec le reste.

Ces questions financières m’ont beaucoup ennuyée car c’était une responsabilité de vérifier tout ce paquet de titres, d’en donner décharge et de me promener avec. Je voudrais bien qu’il soit en dépôt autre part ; pour l’instant, il est ici dans la maison aux verrous ( pour ne pas dire la maison close ) et j’espère qu’il ne risque rien.

Nos deux assurances sont réglées pour un an et, malgré les protestations indignées de Maman, je compte bien liquider au plus tôt la question des impôts.

J’ai déjeuné hier chez Marie Aucher, j’y ai vu ses quatre enfants, réunis par extraordinaire, et elle m’a donné des nouvelles de toute sa famille, Tony et Jean sont presque des messieurs et cela me faisait un effet bizarre de les entendre dire « ma tante » sous leurs moustaches naissantes et avec leurs grosses voix dans la mue. Henri Aucher n’est plus à Frouard mais aux environs de Verdun où il fait un service de ravitaillement en munitions. Tous les quatre jours il va sur le front, le reste du temps il n’est pas très exposé. Marie est d’un calme parfait mais un peu vieillie ; Annie est très jolie fille ; j’ai pris rendez-vous avez Germaine pour dimanche à 5 heures ; Louise est à Fontenay et tante ne compte pas venir à Paris avant le mois de juin. Pierre et Maurice vont bien, Léon Aucher file un mauvais coton.

Côté Gandriau , les nouvelles ne sont pas transcendantes mais j’ai éprouvé un vrai plaisir à passer deux heures avec Marie, ma compagne d’enfance, qui m’a accueillie très affectueusement.
Aujourd’hui mon programme est un peu moins chargé mais celui d’hier accompli entièrement, et celui que j’élabore pour demain compensent ce demi-repos. J’espère qu’Henriette me donnera promptement des nouvelles de mes envois et le résultat des essayages.

Le temps en vraiment plus clair mais froid. J’aime mieux cela que la pluie.