Ma jeunesse

Prologue

Au foyer Logement où elle résidait ces dernières années, notre tante Cricri suivait des ateliers de "mémoires" et en même temps d’"écritures". De ces ateliers elle avait soigneusement conservé les "devoirs" qu’elle y accomplissait.

Ce sont donc, pour grande partie, la retranscription de ces petites "bribes de mémoires", réalisées entre 2000 et 2004, écrits qu’elle m’avait confiés ce dernier été au milieu d’autres courriers, notes et carnets qu’elle savait que j’allais, avec son autorisation, re transposer sur mon site, que j’ai repris ici. J’y ai rajouté quelques anecdotes qu’elle nous a narrées de vive voix.

En relisant tout ceci, je regrette énormément de ne pas l’avoir plus longuement interrogée ni même enregistrée car elle était la dernière mémoire de notre famille d’hier, mémoire ô combien encore vivace malgré son grand âge, mémoire qu’elle a emporté avec elle, elle qui était en même temps notre dernier témoin d’une vie et d’une enfance que nous n’avons pas connue… celle de nos parents…

C’est peut-être pour cela que nous la conservons elle aussi autant dans notre cœur !

Philippe

Ma naissance (1er récit)

C’était un beau dimanche d’hiver ce 30 décembre 1906. Il faisait très froid mais le soleil était au rendez-vous à midi. J’avais dix doigts à mes petites mains, dix orteils à mes petits pieds, j’étais complète, le terme était venu de quitter ma première demeure.

Il fallait obéir aux lois de la nature. Je me sentis poussée par derrière, tirée par devant. Mais comme un petit chien attaché à sa niche, j’avais beaucoup de difficultés, quelque chose me serrait le cou et j’avais très mal. Impossible de résister, la force devant qui me tirait était plus forte que moi et je me suis trouvée sur la terre, devant un grand chemin bordé de fleurs.

Lorsque j’ai ouvert mes yeux, je n’ai vu que de la beauté : le visage de ma maman penchée sur moi ; elle était très jolie ; puis celui de mon papa à côté, très séduisant.

La vie était très belle. Dieu m’avait déposée devant ce long chemin fleuri, puis il m’a tendu la main que j’ai enlacée entre mes petits doigts, et je l’ai suivi pour aller là bas, là bas… Lorsque je trébuchais sur une pierre, il me retenait pour ne pas tomber à terre, et nous marchions toujours là-bas, vers là-bas. De sa voix très douce, il me contait de si belles histoires que j’oubliais mes pauvres petits pieds meurtris par les cailloux.

Mais je voyais ses pieds, oh ! mon Dieu, blessés par les gros clous de la Croix. Et nous partions toujours vers là-bas, là-bas, vers un doux rivage d’or où les flots de la mer viennent mourir et où, un jour, je m’étendrai sur une grosse pierre ; je m’endormirai alors d’un long sommeil sans rêve, pour me reposer de la vie.

Merci, mon Dieu.

Ma naissance (2ème récit)

C’était un beau dimanche d’hiver ce 30 décembre. Il faisait très froid, mais le terme était venu, je devais suivre les lois de la nature. A 12 heures 30 donc, j’ai mis mes petits pieds sur terre mais cela a été pénible car quelque chose me retenait : c’était le cordon ombilical qui me serrait le cou. Avec dextérité, le docteur m’a débrouillé cette entrave. Puis la garde m’a donné une de ces fessées, la première de ma vie et quand on a annoncé : « une fille », maman a fondu en larmes de joie. On lui a alors apporté un bon repas : du rôti de porc et des marrons que j’ai dégusté dans son lait.

Pour mes deux frères, j’étais une sœur et non une fille. Ma maman m’a sevrée pour accompagner mon père dedans les Amériques. Mon petit frère m’a prise sous sa protection, je suis devenue « son petit grenouille. »

La maison de ma grand'mère

J’aimais cette vieille maison où j’ai grandi près de ma vieille grand’mère qui aimait les animaux et nous faisait partager sa passion.

Dans l’écurie, elle élevait un âne ; il y avait aussi un chenil avec de bons Briards ; dans le fond du jardin, une cabane qui renfermait plusieurs chèvres. Ah ! que de promenades dans de petits pousse-pousse en osier et que de chutes dans les massifs de roses qui étaient la gloire des jardiniers. Au fond du jardin, elle avait des ruches d’abeilles qui nous donnaient du bon miel, payé par quelques piqûres…

L'âne Pedro

Je me souviens d’une promenade au Parc de Saint Cloud, accompagnés par notre grand’mère qui nous y emmenait mes frères et moi en petite voiture à âne, âne que l’on appelait « Pedro ».

Cet animal était, comme tous ses congénères, très têtu. Arrivé au milieu du pont, il s’arrête net et ne veut plus avancer. Ma grand’mère, en femme prévoyante, avait toujours au fond de la voiture quelques carottes ; elle descendit et pu faire traverser son animal en lui présentant carotte après carotte.

Le public était fort amusé et toutes les calèches arrêtées ont provoqué un embouteillage comparable à ceux de la vie actuelle. C’était la "Belle Epoque" des messieurs au chapeau melon faisant des moulinets avec leur canne. Notre pauvre animal les regardait d’un air moqueur tandis que les dames avec leurs tournures et leurs ombrelles essayaient de l’exciter ; rien à faire, notre " Pedro ", trouvant que la comédie avait assez duré, suivit ma grand’mère et ses carottes et nous avons ainsi pu regagner nos "écuries".

Mickey et sa poule

Les animaux de races tout à fait différentes peuvent avoir des sentiments d’amitié entre eux. Nous avions un petit fox terrier nommé "Mickey" qui était attaché à sa niche. Devant sa gamelle où nous lui donnions sa pâtée, une certaine poule venait à l’heure du repas lui emprunter quelques morceaux ; Mickey la laissait faire alors que les autres volailles ne pouvaient pas s’approcher de lui. Une fois repue, la poule de notre Mickey entrait dans sa niche bourrée de paille et y déposait journellement un œuf ; Mickey allait alors croquer cet œuf tout frais et tous les jours cette scène se reproduisait : cette poule était aimée de ce chien ! il n’y avait donc pas de racisme entre eux !

Amour à 4 ans

Moi, j’ai vécu un grand amour à 4 ans !

Je suis au cirque – était-ce avec ma mère ou ma grand’mère ? Je ne sais plus car je n’avais d’yeux que pour un cavalier pirouettant sur un cheval blanc harnaché d’or. J’étais fascinée ; l’homme était aussi tout de blanc vêtu avec une veste ornée de galons dorés. Et soudain ! Devinez quoi ? Il s’est approché du premier rang d’où je l’admirais, le contemplais et – mon cœur bat encore en vous le racontant – (je le mets au singulier car l’homme et le cheval ne faisaient qu’un), il a fait des courbettes devant moi : ô bonheur parfait, félicité, exaltation !

« Je veux me marier avec lui », criai-je à qui voulait l’entendre.

« Veux-tu te taire » répliquaient les adultes, ces adultes qui n’étaient jamais tombés amoureux.

A l'école

C’était une école libre, garçons et filles y étaient mélangés. Maman qui autrefois avait été professeur ne voulait  nous mettre à l’école qu’après avoir été dégrossis, c'est-à-dire sachant lire et écrire suivant ses méthodes. Elle avait cependant réalisé aussi qu’il fallait nous donner un contact humain et, pour cela, elle nous avait mis en maternelle.

Comme j’avais comme ami un petit voisin, très galant avec moi, j’ai accepté cette séparation familiale. Le premier jour, une bande de garçons se précipitèrent pour voir la tête de la nouvelle venue et pour connaître un peu son caractère. Ils se mirent à tirer mes belles boucles anglaises et, comme des braves, à toujours me bousculer par derrière. Alors, agacée, mon papa m’ayant dit : « Défends-toi ! », je me suis retournée brusquement et, ayant pris celui que j’avais sous la main, je l’ai assis par terre ; il ne s’attendait pas à cette réaction et comme il y avait une marre d’eau, il est tombé dedans en rechignant. Depuis j’ai eu la paix avec le sexe masculin et plus personne n’a osé s’approcher de moi. C’est ainsi que je suis probablement restée "vieille fille" !

Soirée en famille

Après le dîner nous nous réunissions, ma maman, mon papa (lorsqu’il n’était pas en mission) dans le bureau où flambait un joyeux feu de bois. Maman prenait ses aiguilles et sa pelote de laine pour faire des vêtements aux pauvres ou à ses nombreux enfants, petits enfants, arrière petits enfants… toute la famille en somme.

Quelquefois papa qui aimait beaucoup danser mettait un disque sur un vieux phonographe et nous dansions des valses, des tangos devant ma mère admirative. D’autres fois, il lisait à voix haute des romans et des poèmes.

Mes petits chiffonniers

Dans la région parisienne, je m’occupais de petits chiffonniers qui venaient dans un patronage. Un jour, en sortant du métro, je fus assaillie par une de leur bande qui, rougissant, m’offrit un bouquet un peu fané et enroulé dans un vieux journal. Ils me l’offrirent en me disant : « Tiens, c’est pour toi. »

Aussitôt les fleurs se transformèrent et prirent l’éclat de celles que l’on voyait chez « La Chaume » à des prix exorbitants. Leur « La Chaume » était une vieille décharge, mais c’était si joliment offert que ce cadeau rayonnera encore longtemps dans un coin de mon cœur. Les fleurs se sont mises à pleurer et ont fini par rejoindre leur pays d’origine.

Un Noël à Paris

Nous avions réuni des enfants pour un goûter avec friandises puis, après avoir mis de la musique, nous nous sommes mis à danser ou plutôt à nous contorsionner les uns devant les autres ; les plus petits étaient dans nos bras et riaient aux éclats de danser comme les grands. Ce fut ensuite la distribution des cadeaux décrochés d’un superbe sapin décoré de ses plus beaux atours.

Nous les avons raccompagnés chez leurs parents, les bras chargés de vêtements, de bouteilles, conserves etc. … La vieille grand’mère, originaire de Roumanie, dont la roulotte effondrée à force de si longs voyages ne pouvait rentrer dans son pays, sautait de joie de voir tant de lumières et de choses appétissantes.

Nous les avons ensuite emmené voir la crèche de l’église. Devant tant de beauté et de musique, certains d’entre eux entrèrent dans la crèche, empoignant les personnages, Saint Joseph, les bergers et dansant avec eux. C’était « gros papa Jésus » qui avait le plus de succès. Craignant beaucoup de casse nous les avons ramenés dans leur maison, plutôt leur cabanon et au lit… « Rêvez aux étoiles »

Ma harpe

Une de mes tantes possédait une harpe ancienne de toute beauté, avec une sonorité merveilleuse. Mon père a alors décidé que si je voulais faire de l’orchestre, il fallait que je fasse du sérieux ; pour cela, il m’a confié à un professeur qui, naturellement, m’a préparé à entrer au Conservatoire.

Après quelques années, j’ai passé un concours.

Ce concours se passait dans une salle de théâtre. Dans les coulisses, que de tremblements et d’angoisse dans le cœur des candidats ! A l’entrée en scène, c’était effrayant d’entrer sur ce plateau éclairé par une rampe lumineuse ; le public était massé comme dans un trou noir ; on ne distinguait que des lunettes lumineuses ressemblant à des yeux de loups prêts à vous dévorer. Comme on se sentait seul, perdu dans une grande forêt sombre ! Puis, dans la loge du balcon, le jury qui vous fascinait. Un grand silence, il fallait se lancer ; mais dès les premières notes, l’angoisse disparaissait petit à petit et quelque chose sortait de votre âme et vous entraînait hors de toute cette ambiance. A l’accord final, un petit salut, genre révérence, et on partait se réfugier dans les bras du professeur en attendant le verdict.

J’ai obtenu un deuxième prix

Malheureusement la guerre de 39-44 s’est déclarée et j’ai dû tout abandonner pour venir près de mon frère qui possédait une ferme en Bretagne. Comme il est parti à la guerre laissant derrière lui quelques animaux à soigner et ne pouvant ouvrir les portes de ses écuries et étables pour les lancer dans la nature, il a bien fallu que je me transforme en fermière… adieu la musique !..........

La fête Dieu

La fête Dieu commençait à la maison avec la cueillette de roses dans de petites corbeilles qui devaient contenir tous les pétales destinés à précéder le dais. On nous avait confectionné de merveilleuses petites robes blanches tandis que mes frères étaient en costume de marin. Toutes les fenêtres des maisons du bourg étaient décorées, garnies de draps blancs fleuris par des bouquets de fleurs.

Après la grand’messe, les cloches de l’église sonnaient à toute volée. Le prêtre en chape blanche portant le Saint Sacrement avançait sous le dais porté par quatre jeunes gens tandis que les plus forts tenaient les bannières anciennes, merveilleuses. Les petits enfants marchaient devant, se retournaient pour lancer les pétales de roses. Tandis que les cantiques éclataient nous nous mettions en marche jusqu’à un reposoir dressé dans la cour de l’école des sœurs. Là, le prêtre célébrait le Salut du saint Sacrement au milieu de l’odeur de l’encens et des fleurs.

Nous rentrions ensuite à la maison en faisant les critiques pour que ce soit mieux la prochaine fois.

Vacances de mon enfance en Bretagne

Ma maman nous emmenait en vacances, elle aimait la Bretagne. Nous quittions la gare Montparnasse et y laissions un cocktail d’odeurs indescriptibles. A partir de Saint-Brieuc, nous étions heureux de trouver l’odeur de la Bretagne, un peu particulière. Mais arrivés à la villa, nous partions sur la plage et respirions à pleins poumons cette odeur particulière d’iode et d’algues. Quel changement !

Après l’odeur des trains à charbon, désagréable à nos petites narines, cette odeur que traînaient sur leur jupe les vieilles paysannes : odeurs de lait caillé et de fumier mélangé : c’était une odeur de paradis, sauf le respect que je dois à l’"Au De là".

Les vacances !... Vive les vacances !...

Le Mesgouëz

Notre vieille maison réunissait au mois d’août les vacanciers de la famille : adultes et étudiants.

Le 15 de ce mois, nous fêtions la fête de famille car nous avions tous dans nos prénoms celui de Marie. Le soir, après une partie de cache-cache aux lumières des lampes de poche, nous faisions le tableau vivant d’un conte de fée pour charmer nos parents.

D’autres soirs, nous faisions aussi une promenade entre deux haies de vers luisants dans une grande allée boisée ; nous regardions la voûte des cieux étoilés puis, après avoir repéré les principales étoiles, nous rentrions nous coucher.

Quelquefois c’était aussi la chasse aux papillons de nuit. J’étendais un grand drap blanc sur une pelouse ; puis, avec un vieux réflecteur d’auto, nous attirions les pauvres bêtes qui se prenaient dans des filets… alors, après les avoir pris délicatement entre l’index et le pouce, nous les mettions dans un bocal de formol afin de les endormir.

Un Noël au Mesgouëz

En revenant de la messe de minuit, nous avons trouvé ma belle sœur et mon frère ; celui-ci se met à crier d’extase devant sa mère : « Que tu es belle, tu ressembles à une déesse ! » Après avoir réveillonné, nous avons dressé dans la salle de jeux un arbre couvert de guirlandes et de lumières ; les petits se sont mis à avoir peur de toutes ces lumières mais, après la distribution des cadeaux, tout le ponde était heureux ; on fit alors une prière devant la crèche pour remercier le petit Enfant Jésus.

Le Père Noël n’existait pas chez nous, car avec un de mes neveux, nous l’avions vu partir dans une ambulance, asphyxié dans une cheminée ; il était mort avant son arrivée à l’hôpital… donc plus de Père Noël… mais il restait bien sûr le Petit Jésus et les parents pour le remplacer.

Le marché de Plougasnou

Un jour de marché, marché qui se tenait devant une superbe église du 12ème siècle, dédiée à Saint Pierre. Dans les stands s’accumulaient des monceaux de carottes encore humidifiées par la rosée, au milieu des poireaux, des choux fleurs. Que ces couleurs étaient merveilleuses en somme, c’était le Léon qui s’étalait dans le petit crachin brumeux de Bretagne. Toutes ces merveilles s’offraient au Créateur enfermé dans un écrin précieux devant ce merveilleux monument.

Des voix au petit accent chantant attiraient le client sous ces arbres séculaires. Autour de la place, il ne manquait pas certes de débits de vins pour éclaircir les voix. Dans un coin, quelques dentellières avec leurs coiffes de bigouden étalaient des splendeurs de dentelles. Sur les étales de marchands de poissons frétillaient ces pauvres petits animaux agonisants : c’était horrible et cruel et je comparais la pêche et la chasse, trouvant cette dernière beaucoup plus noble. Il ne manquait pas non plus les traditionnels jeux de boules qui venaient échouer dans nos pieds.

Mais toute cette vie auprès du Seigneur n’enlevait pas la beauté de cette architecture qui avait survécu pendant plusieurs siècles.