Mon Père

Un homme fabuleux

Mon père était pour moi un homme fabuleux. Malheureusement ses activités le séparaient bien souvent de nous ; il avait des absences assez longues, de plusieurs mois, mais quand il revenait nous étions, mes frères et moi, toute oreille pour entendre les récits de ses aventures.

Il a commencé ses missions presque tout de suite après son mariage, laissant derrière lui ma maman et un bébé. La première fois, il partit au Brésil. Après des adieux touchants, il s’embarquait à Bordeaux sur la Navarre. Le Commandant l’accueillit à sa table le soir même. Au milieu de la nuit, il vit le plafond de sa cabine au plancher tandis que le plancher montait au-dessus de lui…c’était la houle dans le golfe de Gascogne. Le lendemain la mer se calma.

Croyant qu’il partait pour un pays espagnol, il avait glissé dans ses bagages une grammaire espagnole. Comme sa santé allait mieux, il sortit de sa cabine et alla sur le pont s’étendre sur un transat apportant sa grammaire pour ne pas perdre son temps. Le commandant passa et le voyant lui demanda des nouvelles de sa santé ; voyant la grammaire espagnole, il lui apprit qu’au Brésil on ne parlait que le Portugais. Alors, dépité, papa rentra son livre dans sa valise et s’intéressa aux gens qui circulaient sur le pont.

En arrivant à Bahia, première escale, le bateau ne put aborder puisqu’il n’y avait pas de quai pour les paquebots, nous étions en 1903. Des barques, conduites par des rameurs noirs, prenaient les passagers, descendus dans des paniers avec leurs bagages, et les menaient à terre.

A Rio, ce fut le même manège et voilà papa embarqué dans une chaloupe. La préparation de ce voyage avait été si rapide qu’il y avait des lacunes. Parti de Bordeaux en décembre, maman lui avait dit de prendre des vêtements d’hiver, la mode à notre époque étant le petit chapeau melon et comme il y avait la saison des pluies il avait emporté son parapluie. Il avait oublié qu’il passait de l’hémisphère nord à l’hémisphère sud et qu’il allait se trouver en plein été. Comme déjà dans la baie de Rio il commençait à souffrir de la chaleur, il enleva sa veste… puis le soleil devenant insoutenable il mit son petit melon et ouvrit son parapluie. Pensant qu’il avait une allure ridicule, il jura mais un peu tard qu’il fallait préparer ses voyages.

Un horrible marchand de canons

C’était vers 1912-1913. Mon papa était un horrible marchand de canons ! attaché à la Maison des "Aciéries de Marine de la Loire"puis aux "Etablissements Schneider". Il fut envoyé au Mexique.

Arrivé à Vera Cruz, il apprend qu’à Mexico la révolution a éclaté. Le Président du Mexique était alors le Général Madero mais il avait quitté son poste face à l’arrivée de certains bandits qui descendaient des montagnes. En arrivant à Mexico, devant les fusillades, il se réfugia dans un hangar et toute la journée il entendit la mitraille. Vers le soir, le calme semblant être revenu, il entrouvre la porte et voit des monceaux de cadavres que l’on entassait au coin des rues pour les brûler.

Apercevant alors une petite église il s’y réfugia pour rendre grâce au Seigneur. En entrant, il s’aperçoit que le tabernacle est ouvert et naturellement vide. Mais à côté se trouvaient encore les vêtements et linges sacerdotaux éparpillés. Respectueux, il les enveloppe et découvre une toile roulée : c’était un tableau de Saint joseph peint par un Espagnol ou un Mexicain. Il l’emporte donc aussi et se rend aussitôt avec son précieux fardeau à l’ambassade de France trouver Monsieur Dumaine, ambassadeur, afin qu’il puisse l’expédier par la valise diplomatique. Quelques jours plus tard, maman et moi nous sommes rendus au ministère des Affaires Etrangères récupérer ce colis. Un ami de maman qui était prêtre a récupéré les ornements et lingeries tandis qu’un autre ami a restauré, comme il  a pu, le tableau qui attend désormais une place dans la chapelle du Mesgouëz.

Mon père et les Indiens

C’était lors d’une mission de mon papa en Amérique du Sud. Ne pouvant revenir en France, il avait pris quelques jours de vacances et, attiré par les récits d’un missionnaire qui avait pénétré dans la forêt amazonienne, il a voulu aller voir des tribus d’indien. Il a alors pris contact avec un ami et un guide qui parlait la langue de ces indigènes, étant lui-même indien.

Il fit sa valise, se munit d épingles doubles en prévision des accrocs que pourraient avoir ses vêtements, se botta de cuir afin d’éviter les piqûres de serpents et puis des vaccins contre ces animaux.

Les tribus étaient séparées par de petits « rias » et le voilà parti avec son petit groupe vers la tribu des Canacs en se frayant un passage dans la forêt à coup de machette. Soudain, le guide s’arrêta soucieux car une liane tendue entre deux arbres leur barrait le chemin. Il prit la décision de la trancher mais il leur dit : « Nous sommes sur le territoire des Indiens. »

Ayant alors décidé de s’arrêter, papa était en train de dresser sa tente lorsque tout à coup il vit devant lui deux belles statues de bronze, l’une bandant un arc, l’autre portant deux morceaux de bois fumant. Après un court entretien, ces deux statues le conduisirent près de leur chef qui prend dans ses bras mon pauvre papa tout en lui tapant dans le dos… c’était la "brasso" pour leur offrir l’hospitalité.

Pendant ce temps, les femmes de la tribu se sont jetées sur ses bagages et se partagent les épingles doubles qui, à leurs yeux, représentaient des bijoux fabuleux.

Ensuite ils se rendirent sur le territoire de pêche, marqué par une arête de poisson fichée sur un pieu. Enfin, pour leur faire honneur, ils partirent tous à la chasse. Voulant pour le repas leur offrir un dindon, les indiens posèrent leur sappeaux et s’enfoncèrent au milieu des arbres. Soudain un cri, des branches qui s’écartent, c’était un once… les chasseurs et la bête se sont regardés et déçus sont repartis chacun de leur côté.

Les hommes de cette région étaient complètement nus avec juste un pagne tissé de fibres ; quant aux femmes elles n’avaient comme seules parures que des plateaux qui leur déformaient la bouche et des pendentifs d’oreilles en bois !

Et tout ce monde vivait heureux, croyant en la puissance divine.

Traversée des Etats Unis

(histoire qu’elle raconte suite aux récits que lui en a fait sa maman car elle n’a pas accompagné ses parents pour ce voyage (voir récit "Voyages aux Amériques" de ma grand’mère Madeleine Prat)

En ce temps, les voyages en avion étaient un peu rares. Nous devions traverser les Etats-Unis. Arrivés à San Francisco par bateau, nous sommes montés dans un petit tortillard qui nous emmenait à New York. Naturellement nous collions nos nez aux vitres un peu opaques pour jouir du paysage. A chaque station, la gare : une baraque en planches d’où sortait quelques indiens aussi curieux que nous ; ils nous proposaient des tortillas ou autres spécialités de leur pays arrosées de quelques boissons très alcoolisées, des bibelots faits de leurs mains ; nous descendions aussi parfois prendre une« jejeade », ragoût de haricots et de viande de chèvre séchée que l’on vendait au mètre sur les marchés.

Au bout de trois ou quatre jours, nous sommes arrivés à New York pour embarquer sur un petit bananier qui faisait les Antilles. Sur ce petit bateau, il y avait un cirque ambulant qui nous donnait quelques représentations. Nous avons aussi reçu le baptême de la ligne, c'est-à-dire « arrosé par les matelots » ; maman n’a été qu’arrosée de parfum et a pris le surnom de « poisson volant » et un de mes frères celui de« requin ».

Le Commandant du bord nous nourrissait de brandade de morue excellente et de confiture d’oranges délicieuse. Nous en avons gardé les recettes.