La guerre 39-40
« Récit de la guerre telle que nous l’avons vécue,
écrit en 1940 et poursuivi en 1945
par Pierre Morize. »
Briançon, le 3 septembre 1938, je venais d’obtenir, de Monsieur le Conservateur des Eaux et Forêts, l’autorisation de prendre mon congé et de rejoindre Paule et les enfants en vacances au Mesgouëz, lorsqu’un coup de téléphone du Préfet des Hautes-Alpes m’avisa que tous les congés étaient suspendus jusqu’à nouvel ordre.
Nous allions vivre des heures graves, à deux doigts de la guerre, jusqu’aux accords de Munich. Papa fut même obligé de rejoindre son centre mobilisateur.
Ce n’est qu’au début d’octobre que j’ai pu partir pour quinze jours en Bretagne.
Le calme ne fut pas de longue durée. Quelques jours avant Pâques 39, nous revoici en état d’alerte. L’Italie s’est emparée de l’Albanie. Notre frontière des Alpes se garnit à nouveau de troupes, de canons et de munitions. Dans les forêts de l’inspection, les militaires font des travaux de défense.
Malgré tout, le 11 août 1939 au soir, je repars pour le Mesgouëz où nous nous retrouvons tous réunis. Les vacances cette année s’annoncent joyeuses. La famille s’est augmentée de deux unités : Yves à la maison et Françoise, fille de Frantz. L’oncle Albert nous a rejoints avec Michèle.
Hélas !
Les heures d’angoisses reviennent à propos de tante Dantzig et du couloir polonais. On commence à rappeler certaines catégories de réservistes. Le 26, vers 16 heures, mon cousin François m’apporte à la plage de Samson un télégramme de mon conservateur : « Inspecteur-Adjoint prié rentrer d’urgence ». J’ai juste le temps de prendre à Morlaix le train de 22 heures où je passe la nuit debout dans le couloir. Paris est relativement calme sauf aux abords des gares. Je voyage toute la journée du dimanche dans des trains bondés, passe par Grenoble et arrive à Briançon le lundi à une heure du matin.
Pendant ce temps, Paule et les enfants quittent le Mesgouëz en auto avec François et l’oncle Albert. Henri, Jean et Yves restent à Laval. Paule arrivera à Briançon le mardi vers une heure du matin. Elle y restera dix neuf heures, le temps de prendre quelques affaires, puis rentre à Laval où elle s’installera durant mon absence.
Briançon retrouve son animation de septembre 1938. Des militaires arrivent en nombre.
Le 1er septembre, des affiches de la mobilisation générale sont posées. Celle-ci est décrétée pour le 2, à 0 heure. La Pologne a été envahie par les troupes allemandes ; les Polonais résistent héroïquement. Les évènements se précipitent. Le dimanche 3, à 11 heures, l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne ; à 17 heures, nous suivons son exemple. Que va faire l’Italie ? La question est angoissante pour les Briançonnais. Notre voisine ne bouge pas.
J’ai appris, par le commandant Brunelli, en allant dîner il y a quelques jours à sa popote à La Vachette, que, pour le moment, il n’y avait aucune crainte à avoir à ce sujet. Mais, quelques jours après, un télégramme du gouverneur de Briançon me prescrit de prendre, en ce qui me concerne, les mesures pour la fermeture de la frontière italienne. Que va-t-il se passer ? Le poste de forestier que je dois installer à la Lauze, au-dessus de Val-des-Prés, se trouve très réduit. La plupart de mes gardes ont déjà rejoint leur corps. Il ne me reste plus qu’un vieux brigadier et qu’un garde âgé. Après entente avec le commandant de Chasseurs qui se trouve dans la vallée de la Clarée, il est entendu que je ne bougerai pas sauf contre-ordre.
Le 8, je quitte Briançon, couche à Veynes, arrive le 9 à 14 heures à Grenoble où je me présente à mon centre mobilisateur. Je suis affecté au groupe forestier numéro 9 (Commandant Carreau, Capitaine Rosay, Capitaine Morize, Capitaine Arbaud, Lieutenant Mazet). Je rejoins notre cantonnement à la Pageonnière en Saint Isnier. Nous avons de grosses difficultés pour mettre le groupe sur pied (manque de matériel, manque d’équipement, manque de directives).
Le 18, le commandant Carreau me donne le commandement du groupe qui quitte Saint Isnier à 13 heures 30, s’embarque à Grenoble et quitte cette ville le 19 à 2 heures du matin. Quelques hommes pleurent dans l’incertitude du lieu où on les conduit. On me donna une feuille de route pour Lyon. Là, en pleine voie, un employé m’en donne une autre pour Dijon. Mais nous débarquerons avant, à Sennecey-le-Grand (Saône et Loire) à 10 heures 45. Nous gagnions notre nouveau cantonnement à la Ferté-Saint-Ambreuil chez le Baron Thenard où le groupe restera jusqu’à son repli en juin 40.
La belle-fille du baron est seule au château et nous reçoit à dîner. Malgré la mésentente qui règne entre le commandant et le Baron Thenard, je trouve nos hôtes charmants. Très souvent ils nous invitent à leur table et, à Noël, ils nous laisseront à chacun un petit souvenir de notre séjour à La Ferté.
Il s’agit d’abord de faire vivre notre unité. Nous avons quelques complications avec l’intendance, ce qui me vaut, en compagnie du commandant, un déplacement à l’Etat Major de la 147ème région à Lyon et un autre à la 8ème région à Dijon. Notre service de santé s’organise. On nous détache le Médecin Capitaine Béraud et, plus tard, celui-ci est remplacé par le Médecin Sous Lieutenant Jouffroy qui sont d’excellents camarades. Nos chevaux (cent dix) auront, eux aussi, les soins voulus : un vétérinaire les visitera une fois par semaine. La question du fourrage est plus difficile à mettre au clair. En ma qualité d’ancien Dragon, le Commandant me confie la cavalerie du Groupe en dehors de mes fonctions de chef de la 1ère section de travail.
Mon temps se passe entre la forêt, où nous exploitons des coupes de futaie de chênes et de taillis sous futaie, et les écuries. Je pense, à ma grande joie, faire un peu de cheval et ma qualité de cavalier me met en rapport avec le 82ème dépôt d’Infanterie stationné à Buxy avec lequel nous faisons un échange de chevaux. Le 11 novembre, je suis invité à déjeuner par les officiers de ce dépôt. Cela me retrempe un peu dans une ambiance vraiment militaire car cela manque au groupe malgré tous mes efforts.
Mon séjour à La Ferté sera coupé par un séjour que Paule y a fait, du 14 au 18 octobre, et par un séjour que j’ai fait à Paris, du 14 au 17 novembre, pour chercher un camion à gazogène. Pendant ce séjour, je suis descendu chez l’oncle Albert où j’ai retrouvé Papa, Paule et Henri, ces deux derniers venus de Laval pour la circonstance. Mais tout ceci ne ressemble en rien à l’idée que je m’étais faite de la guerre. Malgré mon désir de rejoindre un jour les véritables combattants, je prenais patience. L’armée française et l’armée allemande restaient sur leurs positions. Il n’y avait guère que quelques rencontres de patrouilles dans le « no man’s land » entre la ligne Maginot et la ligne Siegfried.
Mon frère Frantz, parti le deuxième jour de la mobilisation comme lieutenant d’infanterie, après un séjour de quelques semaines aux environs de Nantes, attendait avec son régiment sur la frontière belge aux environs de Dunkerque. Papa, chef d’escadron au 211ème régiment régional était à Paris.
On parlait partout de cette « drôle de guerre », qui ne ressemblait en rien aux furieux combats de 1914.
Notre groupe était stationné dans la « zone des armées », ce qui nous procurait quelques avantages et, par les très belles journées d’hiver, des avions ennemis de reconnaissance nous survolaient à très haute altitude.
Nous n’avions à souffrir que du froid. Autrement la façon luxueuse, dont nous étions logés, était presque honteuse pour des guerriers.
Il n’y aurait pas eu l’éloignement de Paule et des enfants et malgré, je le répète, mon grand désir de servir dans une unité plus exposée, cette vie aurait pu continuer ainsi : à l’avant, il n’y avait pas trop de casse et, dans le fond, nous étions occupés davantage et plus utilement sur nos coupes que beaucoup de compagnies d’infanterie qui ne faisaient absolument rien.
Mais le vendredi 22 décembre, je reçois un ordre de mission me détachant pour une durée illimitée auprès du Conservateur, directeur du Centre Militaire des Bois de Guerre à Nantes. J’étais furieux … Que valait cet ordre donné par le Directeur Général du Service Militaire des Bois de Guerre ? Dépendais-je de lui ? L’ordre n’aurait-il pas du être transmis par une autre autorité ? La question n’a jamais été résolue clairement. Mais le 29 décembre, j’ai quitté mon groupe pour Nantes, en passant par Paris.
Je devenais officier sans troupe, officier dans un service et quel service ! Je ne pouvais aller plus en arrière des lignes.
Le voyage de Paris à Nantes fut assez pénible à cause d’un arrêt de quatre heures en gare de Tours, en pleine nuit, par un froid très vif. Les salles d’attente chauffées étaient réservées au civil ! pas au militaire : officier ou homme ne pouvait y pénétrer.
Le 30 décembre, j’arrive donc à Nantes et me présente un peu après 9 heures au bureau du Centre du Bois. Je suis reçu par un planton. Aucun officier sur quatre ! Moi qui avais l’habitude d’être sur mon chantier de meilleure heure, j’en éprouve une impression pénible. Pendant une demi-heure je tourne dans une pièce sombre où sur une table traînent quelques papiers. J’y reconnais des imprimés administratifs et mon courage me quitte de plus en plus. Alors que de jeunes hommes et d’autres plus âgés que moi vont peut-être avoir l’honneur de se battre pour la défense de la France, il va me falloir gratter du papier dans un horizon aussi borné !
Arrivent enfin le Commandant Vinçonneau et le Commandant Philouze. Ils m’apprennent que le Conservateur, un peu grippé, ne viendra sans doute pas à son bureau ce matin. Je vais donc chez lui. Il m’apprend mon détachement à Lorient et me donne l’autorisation de passer quarante huit heures à Laval où je peux ainsi passer le 1er janvier. Je n’avais pas revu mes fils : Jean et Yves, depuis le 26 août !
Le 2 janvier 1940, je me retrouve à Nantes. Je demande quelques renseignements au Conservateur (Monsieur de Rochebrune) sur ma nouvelle situation. Qui me paiera désormais ma solde : le 111ème Régiment Régional qui administre le Centre du Bois ou le Groupe Forestier 9 ? Le Conservateur s’en désintéresse et me dit de me débrouiller comme je le pourrai. C’est tout juste si j’obtiens, de lui, un ordre de mission pour me rendre à Lorient mais le trajet reste à mes frais.
Vers 18 heures, je débarque dans ma nouvelle résidence, bien connue d’ailleurs puisque j’y ai été en service civil de novembre 1934 à mai 1936.
Le lendemain, je me présente au bureau où je trouve un personnel doublé (deux commis et deux dactylos) mais l’inspecteur est en congé. Je liquide tant bien que mal la paperasse qui commence à s’accumuler. Tout est nouveau pour moi car le Service des Bois de Guerre n’a rien à voir avec le Service Forestier.
Ce n’est que le 10 janvier que je ferai la connaissance du Commandant Lesage, mon nouveau chef. Il m’est aussitôt très sympathique. Madame Lesage est charmante et je serai très fréquemment invité à dîner chez eux.
Le 15 au soir, je peux partir en permission de détente. Après trente six heures passées à Laval où je trouve Jacques et Cécile, nous partons au Mesgouëz. Il a neigé toute la journée et, à Morlaix, il est impossible de trouver un taxi. Maman est venue à notre devant et nous sommes obligés de coucher à l’hôtel. Heureusement, le lendemain, Monsieur de Preissac nous conduit à la maison.
Nous passons une excellente permission avec Papa et Frantz. Le 25, je rentre à Lorient, Paule, Henri et Jean à Laval ; Yves reste au Mesgouëz.
Le 29, Paule vient à Lorient. Nous louons une villa du nom de « Cénomani » à Thoulars en Larmor-Plage. Nous nous y installerons le 20 février après un voyage de Paule à Briançon pour liquidation de notre appartement et entrepôt de notre mobilier à l’établissement de pisciculture de la Roche de Rame. C’est donc la vie de famille qui reprend au complet à partir du 3 mars, jour où nous ramenons Yves. Nous sommes à six kilomètres de Lorient, au bord de la mer. Les premières semaines sont un peu dures car nous n’avons pas assez de charbon pour nous chauffer et il fait très humide. Nous avons une brave voisine : Madame Le Rouzic, qui vient faire notre ménage. Le Commandant Lesage me laisse sa voiture pour mes trajets : Larmor-Lorient.
Je suis très pris par mon service. Mais je n’y trouve aucun intérêt. Nous sommes, à chaque instant, en conflit avec les militaires et les civils. Ils n’exécutent nos commandes que très lentement, ne continuent que très lentement et continuent, en se cachant, leur commerce du temps de paix. Nous avons de très grosses commandes de bois pour les caisses à munitions et les baraques de l’Armement. Ces fabrications absorberaient déjà plus que nos possibilités : l’Intendance demande également du bois pour ses caisses de conserve et de pain de guerre, le Génie également pour ses travaux, les Dépôts et Corps de Troupes pour des couchettes destinées aux hommes. Nous devons satisfaire les besoins importants de la Marine, des Arsenaux, des ateliers de carrosserie, de la Société Nationale des Chemins de fer qui fabrique des brancards pour le Service de Santé etc. …
D’autre part, les Préfets du Finistère et du Morbihan nous demandent des quantités considérables de bois pour le Service des Réfugiés : baraques, bancs, tables, couchettes. Les fabricants de caisse à conserve, les mareyeurs veulent aussi s’approvisionner par nous. Les Pompes Funèbres ont besoin de planches pour cercueil ; les services agricoles de bois pour des cageots à choux-fleurs et à fraises. Il est impossible de satisfaire tout le monde.
Nous réclamons à la Direction Générale du Service Militaire des Bois de Guerre des directives, des moyens pour obliger les scieurs à produire ce qu’ils peuvent (entre autres : des sanctions). Nous demandons qu’on nous fixe un ordre de priorité pour la satisfaction des commandes. On ne nous répond jamais.
Nous décidons alors de ne plus satisfaire que les commandes de l’Armée, de l’Air, de la Marine, de l’Intendance et de l’Armement dans la mesure où nous le pourrons. Les militaires nous ignorent ou veulent nous ignorer et se servent directement dans nos scieries, y mettant le désordre le plus complet. Malgré nos rappels, il n’y a rien à faire et nous soupçonnons que cette façon d’agir tient à une question de « pots de vin », mais nous ne pouvons en avoir les preuves suffisantes.
Les civils reviennent à la charge, faisant appuyer leurs demandes par les Préfets, les Députés, Sénateurs, Conseillers Généraux etc. … Nous essayons de ne pas céder. Nous ne sous-estimons pas l’intérêt qu’il y a à ne pas arrêter complètement toutes les industries travaillant le bois, ainsi que la fabrication d’emballages commerciaux, mais nous pensons que notre rôle consiste à approvisionner d’abord et surtout les fabrications intéressant la Défense Nationale.
Et puis, il reste de nombreuses petites aciéries non réquisitionnées qui pourraient, en partie au moins, satisfaire les besoins purement civils. Mais nous avons mobilisé les principales scieries, celles où ces messieurs avaient l’habitude de se servir avant la guerre et il est difficile de changer ces habitudes. Les gens s’obstinent. Ils s’adressent directement au Conservateur ou à la Direction et obtiennent satisfaction en nous faisant forcer la main. Nous sommes dégoûtés mais continuons jusqu’au bout à lutter, le Commandant Lesage et moi, avec l’espoir que, un jour ou l’autre, en haut lieu, on s’apercevra de l’incapacité de la Direction Générale, qu’on fera disparaître ce Service des Bois ou qu’on finira par l’organiser.
Le Corps des Chasseurs Forestiers s’est glorieusement comporté pendant la guerre 14-18. Il est vrai que, à ce moment, l’Administration des Eaux et Forêts n’était pas imprégnée de cet esprit front-populaire qui s’est glissé partout surtout parmi les dirigeants. J’ignore encore ce qu’on fait les Sapeurs-Forestiers des formations des Armées. Pour mon plus grand malheur, je suis resté dans les formations du territoire. Mais j’ai l’impression très nette que la création des Centres et des Groupes n’a servi qu’à camoufler la peur que beaucoup avait de rejoindre une unité combattante. On s’est donné des avis de soldats. La Direction Générale, dès le début des hostilités, a fui Paris et a installé son PC au domaine des Barres : ainsi on faisait davantage « campagne ».
Beaucoup de Centres, suivant son exemple, ont quitté le siège de la Conservation correspondante et sont allés « cantonner » dans des châteaux voisins. Le Service Forestier a pris la dénomination de « Service Militaire des Bois de Guerre » et, un jour, à une question posée, il me fut répondu que nous n’étions pas, à proprement parlé, « militaire » mais que nous étions « service mixte » et que nous devions aussi bien approvisionner les besoins purement civils que les besoins vraiment militaires. En fait, nous nous occupions beaucoup plus des premiers ; les militaires avaient compris et se servaient tout seuls.
Il y avait trop de jeunes officiers dans ces services. Si encore ceux-ci avaient réellement réclamé une compétence forestière, cela aurait été compréhensible. Mais notre métier était celui d’un marchand de bois et nous n’étions pas préparés à cela. Pendant ce temps, la propriété forestière particulière était saccagée. La hausse des cours que nous avons été incapables d’empêcher a incité de nombreux propriétaires à vendre les plus beaux arbres de leur domaine : l’appât du gain, l’attrait de l’argent dominant tout partout.
Au mois de mars, six à sept mois après la déclaration de guerre, je demandais un jour au Conservateur en quoi consistait le Service Militaire des Bois de Guerre, quel était son véritable rôle et son utilité. Il m’a répondu qu’il n’en savait rien, que cette question n’avait jamais été précisée ; cela lui semblait tout naturel ; j’étais sûrement trop curieux. Je ne ressemblais évidemment pas à tous ces « je m’enfoutiste » qui trouvaient la vie belle pourvu qu’il ne leur arrive ni histoire ni … obus sur le coin de la figure !
Dans tout cela, je déplore surtout l’esprit des jeunes camarades, car les vieux officiers se sont, pour la plupart, très bien conduits pendant la guerre précédente. Ils n’ont qu’un tort aujourd’hui : celui de se laisser diriger et conduire sans réagir par une bande de jeunes arrivistes qui ne tiennent qu’à deux choses : leur peau et leur avancement !
Une nouvelle permission nous permit de nous réunir encore une fois (ce sera la dernière) au Mesgouëz. Papa ne nous y rejoint que quelques jours après le 6 avril. Il a été retenu à Paris par la mort de mon oncle Emmanuel. Nous parlons toujours de cette drôle de guerre, nous en rions avec Charles de Preissac qui sera tué quelques semaines plus tard.
Mais brusquement les chose semblent se gâter. Le 8, on nous annonce l’invasion par les troupes allemandes de la Norvège qui résiste et du Danemark. Un mois après, le 10 mai, c’est la ruée des troupes allemandes à travers la Hollande, la Belgique et le Luxembourg. La grande offensive contre la France est déclenchée.
Mon frère Frantz, par miracle, n’est plus sur la frontière belge. Il est à Rennes où il remplit les fonctions d’officier contrôleur de la main d’œuvre agricole. Nous en sommes soulagés. Cependant, notre désir à tous est d’être rappelé en avant. On se bat réellement cette fois-ci. Il s’agit d’empêcher l’invasion de la France comme en 1914 ! Hélas, les Hollandais ne tiennent pas longtemps, le roi des Belges va capituler et les armées françaises et britanniques reculent. Le 20 mai, Papa m’écrivait ceci :
« La note de renseignement qui nous est communiquée chaque soir définissait, hier, dimanche, la situation par cette simple phrase : « lutte de deux volontés aussi farouches l’une que l’autre ». Cette bataille de la Meuse est une gigantesque amplification des combats d’autrefois : c’est une véritable mêlée où les hommes, protégés par leurs camarades d’acier, peuvent arriver au contact, s’aborder ; simplement au lieu d’une armure par homme, c’est une armure pour tout un groupe d’hommes. Alors les méthodes qu’on était prêt à appliquer ne sont plus possibles : on se bat de près et non de loin. Nous ne nous y attendions pas, nous avons été surpris : aujourd’hui même, un généralissime (Gamelin) paye cette imprévoyance … paye peut-être pour s’être accommodé avec cet esprit front-populaire qui imprègne tout depuis quatre ans. Il ne faut pas un moral avachi pour supporter une lutte comme celle-ci. Dans l’armée le moral s’est déjà retrempé : ces derniers jours la troupe s’est agrippée au terrain, elle tient. Mais, à l’arrivée, il y a encore des gens qui n’ont pas réalisé la gravité de la situation : les dancings et les bastringues avaient une nombreuse clientèle … un scandale à l’heure même où tant de pauvres types meurent ou souffrent ; une ordonnance de ce matin les ferme. »
Le 28 mai, nouvelle lettre de Papa, plus au courant que nous de la situation puisqu’il est adjoint au Général Directeur de l’Inspection Générale du Matériel d’Armement à Paris, donc mieux informé. Il m’écrit :
« Les heures présentes sont très graves. La France est en danger et je ne trahis aucun secret en le disant, puisque P. Raynaud (le Président du Conseil) l’a proclamé avant moi. Mais j’ai foi dans le redressement de notre pays et ai la certitude que nous ne perdrons pas notre victoire de 1918. Seulement, actuellement, nous payons nos fautes, l’avachissement de notre moral, notre politique de démagogie qui a rejeté les services des bons serviteurs, nous a attiré la méfiance de l’Italie, de la Belgique et de bien d’autres et a relâché toutes disciplines, notre orientation vers les solutions paresseuses et faciles qui nous a conduit à l’imprévoyance et à l’aveuglement. Aurions-nous du être surpris par l’attaque allemande ? Aurions-nous du être bousculés si facilement ? N’est-il pas renversant d’entendre encore dire : l’armée allemande n’hésite pas devant les sacrifices et les pertes, comme pour s’excuser chez nous de bien tristes défaillances que je sais et dont je ne veux (ni ne dois) parler ?
« La victoire de la France ne doit pas se borner à une victoire par les armes ; il faut qu’elle s’accompagne d’un redressement spirituel, moral et intellectuel ; et, pour cela, il faut que chacun abandonne son égoïsme et souffre de la souffrance de l’heure présente. Tu vas me trouver bien dur mais je regrette que mes petits-fils ne soient pas d’âge à avoir notion de la gravité de l’heure, car cela les aurait trempés. Mais dis leurs qu’ils peuvent faire quelque chose : une très petite invocation, dans leurs prières, pour la France, pour ceux qui souffrent de la guerre, pour tous les morts du champ de bataille.
« La capitulation de l’armée belge, qui ne nous a pas surpris outre mesure dans le service, étant donné ce que nous avions su hier de sa situation critique, est un de ces imprévus dont la guerre est remplie et avec lesquels le commandement doit compter pour retomber rapidement sur ses pattes.
« A la confiance, sachons ajouter la patience. »
L’armée du Nord est encerclée. C’est Dunkerque ! L’héroïsme des troupes françaises protégeant l’embarquement des Anglais, nous redonne de l’espoir pour les jours qui vont suivre. Maîtres de la Belgique et du Nord de la France, les Allemands n’attendent pas. Voici encore ce que m’écrivait Papa le 6 juin :
« Hier matin, à 4 heures, a commencé la troisième bataille de la guerre ; il n’y avait pas vingt quatre heures que la bataille des Flandres avait pris fin avec l’abandon de Dunkerque. Cette nouvelle bataille vise la capitale : c’est prévoir l’acharnement qu’il va y avoir de part et d’autre. Comme nous sommes en relation constante avec le Grand Quartier Général, je puis te dire simplement que, cette fois-ci, nous n’avons pas été surpris et que tout ce que le commandant en chef pouvait faire a été fait. »
Hélas ! c’est toujours le recul. Avance allemande sur Rouen, la Seine, la Champagne. Paris, déclarée ville ouverte, ne se défendra pas et les Allemands y entreront le 14 juin. Une carte de Papa, replié à la Rochelle, en date du 14, me fait savoir que mon oncle Albert, mobilisé au Service d’Architecture de la capitale, a du, par ordre, rester sur place. Cette nouvelle augmente notre tristesse. Quand saurons-nous ce qu’il devient ? Papa ajoute :
« La journée d’aujourd’hui est critique ; espérons ! N’oubliez pas que vos enfants doivent faire la France forte demain. Alors que Paule se dise que notre quatrième doit naître dans le calme de sa mère. »
Dans la nuit du 15 au 16 juin, Monsieur le Maréchal de France : Philippe Pétain, devenu Chef du Gouvernement, s’est adressé à l’adversaire pour lui demander s’il était prêt à rechercher avec lui : « entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. » Cette nouvelle nous bouleverse profondément. Il va falloir s’avouer vaincu.
« La fin du grand drame approche :», m’écrit Papa, « nous n’avons pas été heureux. Nous payons mais qu’au moins cela nous fouette et nous redresse. »
A partir de cette date, nous restons un certain nombre de jours sans nouvelle des uns et des autres. L’Italie nous a déclaré la guerre depuis le 10 juin, créant ainsi un nouveau front à défendre.
Les alertes deviennent très fréquentes à Lorient, plusieurs le jour comme la nuit. Le dimanche 16, dans l’après-midi, j’ai vu un avion allemand rasant les toits de la ville. Le lundi, même chose. La nuit du 17 au 18 est très agitée. Deux alertes de plusieurs heures nous obligent tous à descendre à la cuisine car le tir de la D.C.A. est très nourri. Les avions ennemis volent assez bas. Nous entendons très bien leurs moteurs. Ils sont venus mouiller des mines dans la rade.
Après une matinée relativement calme, le mardi 18 dans l’après-midi, il règne une grande panique à Lorient. C’est un défilé de personnes quittant la ville à pieds avec de maigres bagages : femmes, enfants, ouvriers de l’arsenal, marins, soldats … tout le monde s’enfuit. Les bruits les plus divers circulent : Lorient sera bombardé à 16 heures … l’arsenal va sauter … etc. … Notre personnel, au bureau, s’agite. Je décide le Commandant Lesage à me suivre. Nous allons aux renseignements. Le Sous-préfet, en grande tenue, nous annonce qu’il ne se passe rien … mais que les Allemands sont attendus d’une minute à l’autre dans Lorient. La nouvelle est terrible. Nous étions loin de nous imaginer l’ennemi aussi près. Nous ignorions encore la prise de Rennes ce même jour.
Que faire ? Nous sommes militaires, il nous faut des ordres. Nous sommes coupés de nos chefs. Nous nous rendons à la Place où il n’y a plus personne. A la subdivision, on nous envoie chez l’Amiral de Penfentenyo. Celui-ci nous reçoit aussitôt. Il nous explique brièvement la situation :
Une colonne motorisée allemande a traversé Rennes et a continué son chemin en direction de l’Ouest. Il n’y a rien pour l’arrêter. Elle peut rentrer dans Lorient d’un moment à l’autre. Aucune résistance n’est possible : les navires de guerre ont quitté le port, le feu est mis aux poudrières, aux dépôts de mazout et d’essence, les documents secrets sont brûlés, les armes ou munitions sont détruites ou jetées à la mer.
L’ordre nous est donné de rester sur place coûte que coûte, de garder notre sang-froid et de calmer les gens. Je me mets à l’entière disposition de l’Amiral de Penfentenyo pour le cas où il aurait la possibilité d’organiser une résistance. Mais, pour l’instant, il nous demande, au Commandant Lesage et à moi-même, de nous rendre à la Direction Générale de la Police et d’y offrir nos services. Ce que nous faisons aussitôt. On nous prie de repasser vers 18h30. Je profite de ce moment de liberté pour venir à Larmor mettre Paule au courant. D’immenses colonnes de fumée noire montent dans le ciel. Il fait sombre, tout est lugubre. Les dépôts de mazout brûleront plus de trois semaines, provoquant de graves incendies, la mer sera couverte d’une couche d’huile noire.
Paule est calme. Elle a compris. Notre voisin, le Docteur de la Marine Barbier prend la décision de fuir. Il s’embarque sur un chalutier avec sa famille. Il a certainement perdu la tête.
Reviendrai-je à la maison ? Nous nous faisons nos adieux. La Direction Générale de la Police est installée à la Mairie. Elle a à sa tête le Colonel Duhautois, ancien artilleur, que nous entrevoyons seulement. Son adjoint : le Colonel Coué, ancien gendarme, est très ému. On vient de lui installer un appareil téléphonique. C’est tout nouveau pour lui. Aussi tombons-nous bien. Nos allons assurer la permanence auprès de cet appareil de 18h30 à 20h30 pendant que le Colonel ira dîner. Nous essayons de lui faire comprendre que notre activité serait sans doute plus utile ailleurs. Nous ne pouvons en effet prendre aucune décision, ne connaissant rien à la police. Mais, en officiers disciplinés, nous obéirons et remplirons le rôle de planton. Nous restons ainsi dans ce bureau, noir comme une cave, où on a l’impression d’être en prison.
Les Allemands vont-ils arriver ? Nous aurions l’air malin. Les trois heures ont passé, lentes et monotones, sans aucun incident. Seul un agent de police est venu nous prévenir que Madame Coué ne rentrerait pas chez elle ce soir. Relevés de notre faction, nous n’avons rien d’autre de mieux à faire que de rentrer chez nous.
Mauvaise nuit. Plus de D.C.A. et cependant le ronronnement des avions se fait entendre ainsi que cinq ou six explosions : des bombes ont été lancées aux environs du port de pêche.
Mercredi, jeudi passent, nous apportant des nouvelles plus ou moins exactes. Les Allemands ont défilé dans Guingamp, ils sont à Pontivy, à Quimper … tout s’est bien passé. Mais on n’en voit pas un à Lorient. Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Nous finissons par croire que les gens voient mal.
Hélas ! c’était assez réel. La matinée du vendredi se passe encore dans l’ignorance de la vérité. Mais à 2 heures, j’apprends celle-ci.
L’Amiral de Penfentenyo a reçu l’ordre de défendre Lorient et de se battre jusqu’aux portes de l’arsenal. Cela est loin de faire l’affaire des civils qui lui envoient une délégation. L’Amiral renvoie tout le monde : il a pris une décision.
Le lendemain, il apprend qu’un bataillon de mitrailleuses sur auto a quitté Châteaulin pour Lorient. Une barricade est organisée aux « Cinq chemins de Guidel » sur la route de Quimperlé, à dix kilomètres de Lorient. On repêche deux mitrailleuses, quelques munitions. On groupe cent cinquante volontaires et on résistera comme on pourra.
Lorsque les Allemands se présentent, le feu est ouvert sur eux. Ils ripostent mais ils laisseront sur le terrain trois voitures, huit morts et plusieurs blessés. De notre côté, nous avons six tués dont trois officiers, neuf blessés dont le Général Mussat.
La résistance ne cesse que sur les instances de la population civile qui est menacée d’un bombardement. Ces civils n’ont rien dans le ventre ! Et, dans le milieu de l’après-midi du vendredi 21 juin 1940, les Allemands entrent dans Lorient, déclarée ville ouverte.
Je n’irai pas jusqu’à dire que ce fut une véritable joie dans la population, mais l’attitude de celle-ci fut des plus écœurantes. « Enfin, on va pouvoir dormir tranquille ! » entendait-on dire. Et c’était à qui se montrerait le plus aimable avec l’ennemi. Aucune dignité chez la plupart. Le Sous-préfet, lui-même, faisait les cent pas devant chez lui dans l’attente de la visite des autorités occupantes.
Le « Nouvelliste du Morbihan », paru le soir, nous apportait les prescriptions du Commandant allemand :
« Plus d’alcool dans les cafés (pauvres Lorientais ! vous n’aviez pas prévu ceci !), route et circulation interdite à partir de 22 heures, reddition des troupes ».
Le Commandant Lesage et moi, nous nous rendons immédiatement au quartier d’Artillerie Frébaut, le plus proche du bureau. Les troupes françaises y sont rassemblées, prêtes à partir au camp de Pont-Scorff où elles seront prisonnières. On ne nous y envoie pas, on nous retient au quartier où nous assistons à l’entrée du gros des Allemands. La discipline qui règne chez eux nous frappe : pas un homme ne descend de voiture avant d’en avoir reçu l’autorisation.
Vers 22 heures, j’obtiens un laissez-passer pour rentrer à la maison. J’ai donné ma parole de me représenter au quartier le lendemain matin. Paule ne m’attendait plus. C’est une joie de se retrouver. Le lendemain, tout se passe bien pour moi. Je continuerai à assurer le service forestier à Lorient. Notre oncle, l’Amiral de Spitz, me prête un veston civil et une vieille bicyclette, ce qui me fait moins repérer dans mes allées et venues de Larmor à Lorient.
Nous attendons maintenant avec impatience la conclusion de l’Armistice et nous avons hâte d’en connaître les clauses. Il n’y avait plus rien à faire, le Maréchal Pétain nous a donné, dans son discours du 20 juin, les raisons de notre échec :
« Moins forts qu’il y a vingt deux ans, nous avons aussi moins d’amis. Trop peu d’amis, trop peu d’hommes, trop peu d’armes, voilà la cause de notre défaite … Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort. On rencontre, aujourd’hui, le malheur. »
Le 24 juin au soir, les armistices entre l’Allemagne et la France, la France et l’Italie sont signés. Ils entreront en vigueur dès les premières heures du lendemain. Cette journée du 25 juin est un jour de deuil national où nous entendons encore la voix du Maréchal Pétain :
« L’Armistice est conclu, le combat a pris fin. En ce jour de deuil national, ma pensée va à tous nos morts, à tous ceux que la guerre a meurtris dans leur chair et dans leur affection. Leur sacrifice a maintenu haut et pur le drapeau de la France. Ils demeurent dans nos mémoires et dans nos cœurs … Nous avons à restaurer la France. Montrez la au monde qui l’observe, dans tout son calme, dans son labeur et dans sa dignité. Notre défaite est venue de nos relâchements. L’esprit de jouissance a détruit ce que l’esprit de sacrifice a édifié. C’est à un redressement intellectuel et moral que d’abord nous vous convions. Français, vous l’accomplirez et vous verrez, je le jure, une France neuve surgir de votre ferveur. »
La vie en zone occupée est bien triste. D’abord on ne peut plus correspondre comme l’on voudrait avec les siens. Ce manque de nouvelles est très dur. Ce n’est qu’au bout d’une quinzaine de jours que j’apprends le sort de mon frère Frantz : il est prisonnier.
Les troupes allemandes se succèdent à Lorient : Sarrois, Autrichiens, Prussiens, tous y passent avec des mentalités différentes. Si les occupants sont corrects, ils n’en sont pas moins durs et l’on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Plusieurs maisons sont réquisitionnées. On vous donne poliment deux heures pour vider les lieux. Les villas voisines de la nôtre sont occupées, on y installe même des canons et des mitrailleuses. La D.C.A., les batteries côtières s’installent partout. Des vedettes rapides, des sous-marins entrent et sortent du port en passant devant la maison.
Les Allemands défilent en ville en chantant. Le « mark » d’occupation a cours forcé, les billets allemands font vite place à la monnaie française. Peu à peu, les magasins se vident.
Au bureau, nous ne faisons rien. Nous ne recevons plus rien de la Conservation. Nous ne pouvons plus sortir faute d’essence. Un Inspecteur des Forêts allemand nous rend visite et nous demande des renseignements. Nous ne sommes plus les maîtres.
Je réussis cependant à passer quelques heures au Mesgouëz. Il faut surveiller le langage des enfants. Un jour, mon fils Jean se trouvait avec sa petite bonne près d’une sentinelle allemande. Il demande : « Qui est-ce celui-là ? ». Pour éviter tout incident, la bonne lui glisse à l’oreille que c’est un soldat français. « Alors il est très gentil, répond Jean de sa grosse voix, il tue tous les boches » !
Matériellement, nous n’avons pas trop à souffrir. Moralement cela est suffisant.
Nous allons de surprises en surprises. Le 4 juillet, nous apprenons l’attaque de la flotte française par la flotte anglaise à Mers el-Kébir, près d’Oran. Le 6, c’est notre aviation qui bombarde Gibraltar en matière de représailles. Deux des plus belles unités de notre flotte marchande sont saisies par les Anglais.
Puis les émotions renaissent. Le 16, en plein jour, la D.C.A. allemande ouvre le feu sur un avion britannique de reconnaissance. Les enfants se montrent moins braves. Les Lorientais ne se sentent plus en sécurité.
Je reçois des nouvelles du Groupe Forestier n°9. Il s’est replié à Mende et s’est dissout le 10 juillet mais je ne suis démobilisé que le 31 juillet au soir avec ordre de rejoindre Briançon dès que possible. J’obtiens assez rapidement un laissez-passer. Nous nous embarquons tous, accompagnés de Marie-Thérèse, le 7 août au soir après avoir entrevu Maman quelques minutes. Nous restons à Paris chez mon oncle Albert. On nous confirme que nous sommes en règle et pouvons franchir la ligne de démarcation entre les zones occupée et libre. Le 9, nous prenons le train. Bon voyage. Mais à Chalon sur Saône, les gendarmes allemands nous font descendre du train : personne ne peut sortir de la zone occupée et on nous donne l’ordre de refiler sur Dijon et Paris. Les enfants pleurent, ils sont fatigués. Je m’adresse à un jeune officier allemand qui me permet de réembarquer la smala. J’étais sur le marchepied quand le train s’est ébranlé et nous avons tous poussé un gros soupir de soulagement.
Nous avons dû coucher à Livron et ne sommes arrivés à Briançon que le 11 dans la soirée.
Nous sommes en zone libre : Briançon a très peu souffert des combats qui se sont déroulés à sept kilomètres de la ville. Le bombardement par avion et par artillerie y a fait très peu de dégâts. Nous avons eu peu de morts tandis que, du côté italien, les tués sont nombreux.
Malheureusement, l’ennemi s’est emparé, après l’armistice, du village de Montgenèvre et d’une partie du territoire français que nous avions si bien défendu.
La ville est très calme du fait de la suppression de la garnison. Nous retrouvons nos affaires et reprenons notre ancien appartement après quelques difficultés pour obtenir un camion de déménagement.
Le plus dur est de rester sans nouvelle de ceux qui sont restés en zone occupée. Par contre, nous rentrons en contact avec Papa qui est encore à Tarbes. Cela ne va pas durer longtemps. Papa est vite démobilisé et rentre en Bretagne. Sa dernière lettre date du 25 août. Il nous faudra ensuite attendre le début d’octobre avant de recevoir les « cartes familiales » autorisées et sur lesquelles on ne peut pas dire grand chose. Nous apprenons ainsi, avec une semaine de retard, la mort de notre grand’mère de Rodellec. Nous ne serons fixés sur le sort de mon frère Frantz que dans les derniers jours d’octobre. Il est dans un camp en Allemagne.
Que penser de tous ces évènements ? Dakar est attaqué par les Anglais avec le Général de Gaule en tête. L’Afrique Equatoriale est passée aux mains de nos anciens alliés. Les ports français occupés : Brest, Lorient, Le Havre, Cherbourg, Dunkerque, Boulogne, Calais, sont fréquemment bombardés par l’aviation britannique.
Cependant nous avons maintenant un Chef, un grand Chef ! Notre devoir est de suivre le Maréchal Pétain. Il nous conduit, il faut avoir confiance en lui. La France se relève peu à peu moralement et matériellement.
« Naturellement, je continuerai mon rôle de soldat de France, m’écrit Papa, dans sa dernière lettre, appelé simplement à manier d’autres armes pour le salut de notre pays. Nous avons perdu la première manche, la passe d’armes, et pour des causes qui se sont souvent révélées au grand jour. Mais la finale de la partie, c’est la remise en équilibre d’une Europe qui, depuis 1918, n’était plus qu’un capharnaüm. Il est cruel que ce ne soit pas la France, que son histoire a toujours désignée pour orienter les grands mouvements, qui ait pris la tête de cette reconstitution ; malheureusement, nous savons tous qu’elle n’était plus à la hauteur et n’était que la très obéissante vassale de l’Angleterre qui jouait son jeu égoïste.
« A cette finale, il faut que nous figurions non comme des fantoches avariés mais comme une nation sérieuse, capable de fortes réactions et capable d’être une bonne ouvrière dans la reconstruction de l’Europe ; alors seulement, il pourra y avoir encore une belle place pour la France sur la carte d’Europe. C’est pour faire telle figure que nous avons à travailler et à lutter. Donc nous continuons à être sous les armes (bien que ce ne soit plus qu’au figuré) et, par conséquent, nous devons être animés d’un même esprit et soumis à une même discipline. Discuter le Chef, ce n’est pas avoir le sentiment que le combat pour la France se continue, quoique sur un autre terrain. Donc suivons le chef et obéissons-lui.
« Les anglophiles du jour oublient que l’on se bat pour la France et non pas contre tel ou tel ; ils me font d’ailleurs l’effet de se battre pour eux-mêmes, sans se soucier si c’est contre l’intérêt de la France. Les plus enragés d’entre eux que j’ai rencontrés sont les officiers israélites au point qu’ils laissent deviner que la fameuse « croisade idéologique » était surtout la sauvegarde d’Israël et du Temple, assez menacés, il faut le reconnaître, par les idées d’Hitler et de Mussolini.
« Or les gens de la “Cité” à Londres, gros financiers et gros brasseurs d’affaires sont très mâtinés de Juifs et très inféodés aux Loges. Qu’importe si un triomphe de l’Angleterre, dans les circonstances actuelles, lui ferait réaliser son rêve de n’avoir qu’un gouvernement commun à notre pays et au sien : ce serait le retour au parlementarisme, la sauvegarde des juifs et des francs-maçons, la continuation pour certains magnats de la bonne vie d’avant guerre. Alors, pour tous ces gens là, l’ennemi n°1 c’est le Maréchal : ils propagent partout qu’il est l’esclave de l’Allemagne alors que seulement il s’oppose à leurs visées égoïstes.
Toi, non plus, n’oublie pas que tu es toujours au combat et que tu y seras encore bien plus longtemps que moi. Ta mission actuelle : tremper solidement l’âme de tes enfants, les détourner de tout égoïsme, en faire des chrétiens sincères et des Français qui se sentent profondément fils de France, cultiver leur intelligence afin qu’ils puissent prendre place dans l’élite non par orgueil mais par devoir de servir en un poste où, par atavisme et tradition, ils peuvent avoir les qualités nécessaires. »
« La lutte continue donc ! Nous avons été vaincus par les armes mais nous ne sommes, heureusement, pas abattus. La France seule compte maintenant pour nous ; travaillons de toutes nos forces et de tout notre cœur à son redressement. Soyons patient et espérons.
« Mes fils, c’est pour vous que j’ai écrit ces quelques pages d’histoire. Ces heures tragiques, vous : Henri, Jean et Yves, vous les avez vécues dans l’insouciance de votre tout jeune âge, nous apportant le réconfort nécessaire aux jours les plus graves, car la France pour laquelle nous luttions, la France qui ne devait pas mourir c’est vous qui la représentiez ! Quant à toi, mon petit Michel, il fallait que tu naisses Français ! Peut-être conserverez-vous quelques vagues souvenirs lointains de cette guerre malheureuse pour votre pays.
« Vous n’aurez certes pas la fierté, comme je l’ai eue après la guerre de 14-18, d’avoir un Papa qui s’est glorieusement conduit sur les champs de bataille. Ce que j’ai fait, je l’ai écrit. Je n’ai pas eu l’honneur de me battre, quoiqu’ayant demandé, avant l’arrivée des Allemands, à l’Amiral de Penfentenyo lui-même, de pouvoir prendre une part active dans la défense de Lorient.
« Sachez du moins que jamais je n’ai fui mon devoir : en toutes circonstances, j’ai agi en Officier Français d’abord.
« Mais, dans ce bref récit, je vous demande de lire attentivement, de méditer avec soin et de ne jamais oublier les paroles citées du Maréchal Pétain et, encore plus, les passages recopiés des lettres que votre cher Grand-Père m’écrivait. Vous y trouverez ce qu’il faut pour la résurrection de la France et pour lui éviter dans l’avenir le malheur qui la frappe aujourd’hui. »
Ecrit à Briançon, Septembre-Octobre 1940 – P. Morize
Quimper, octobre 1945 ! J’ouvre à nouveau ce cahier ! Cinq années ont passé. L’Allemagne a été vaincue mais la France, qui n’a pas cessé de recevoir des coups et de souffrir, est, il faut bien le dire, tombée encore plus bas. Devons-nous désespérer ? non certes ! Dans trois jours, auront lieu les élections générales. Que donneront-elles ? Nous n’en savons rien mais il paraît exister en France un certain nombre d’hommes qui, même s’ils sont en minorité, sont décidés à ne pas se laisser faire et à ne pas oublier la grande et douloureuse leçon qui vient de nous être donnée.
Et puis nous sommes sortis de bien des épreuves. Le Ciel ne nous a pas abandonnés, comme je vais vous le montrer.
A Briançon, nous n’avons retrouvé aucun de nos amis. La garnison a été supprimée. Nous faisons cependant la connaissance du Capitaine et de Madame de la Garde (capitaine de gendarmerie, sorti de Saint-Cyr), ménage très sympathique, qui deviennent vite de vrais amis. Notre existence est des plus calmes. Les difficultés de ravitaillement augmentent chaque jour et, au printemps 1941, nous en sommes réduits à nous nourrir d’oseille sauvage, de myosotis et d’orties que ma belle-sœur : Marie-Thérèse, va ramasser dans les champs.
Mon oncle Paule et ma tante Marie-Louise viennent s’installer près de nous à cause de la santé de cette dernière. Nous les voyons beaucoup et c’est pour moi l’occasion de faire une partie d’échec presque chaque soir. Malheureusement, l’état de notre tante empire et elle meurt à Gap le 29 juillet 1941. J’assiste, seul avec mon oncle, à ses derniers moments.
Notre brave curé : Monsieur l’abbé Merle, va dire tous les mardis matin une messe à Notre Dame des Neiges, petite chapelle à deux mille et quelques mètres d’altitude, à l’intention des prisonniers. Je vais assez souvent lui servir sa messe en pensant particulièrement à mon frère Frantz.
Le Maréchal Pétain a rencontré le Chancelier Hitler à Moutoire. Une politique de collaboration est engagée. Elles donnent de grands espoirs à certains mais inquiètent les autres.
La correspondance avec la zone occupée s’améliore peu à peu. On est d’abord autorisé à expédier des cartes toutes imprimées d’avance. On fait alors des efforts d’imagination pour essayer de faire comprendre beaucoup de choses par la rature de certains mots. Puis c’est la carte non illustrée sur laquelle on a droit de mettre cinq lignes. Enfin, plus tard, la correspondance redevient presque libre. Mais, pour passer la ligne de démarcation il faut des « ausweis », très difficiles à obtenir et seulement dans certains cas bien délimités.
Papa peut ainsi venir nous voir au moment de la mort de tante Marie-Louise. Il fait la connaissance de son petit-fils : Michel. Mais Paule, fatiguée par le régime alimentaire du printemps et l’allaitement de son fils, est obligée de quitter la maison. Elle va se reposer un mois à Monêtier-les-Bains où elle retrouve le ménage de mon camarade : Milischer.
En août 1941, je fus nommé Inspecteur à Sisteron. Je rejoins ma nouvelle résidence des Basses Alpes fin octobre. Nous sommes logés dans un immeuble appartenant à l’administration forestière : « Les Cordeliers », ancien couvent très délabré, sans aucun confort et où nous subirons les rigueurs de l’hiver. Le seul agrément de cette maison est d’avoir les bureaux au rez-de-chaussée, une grande cour ombragée et un grand jardin potager qui nous permettra, avec beaucoup de travail et de mal, d’avoir quelques légumes malgré les terribles sécheresses de l’été. Nous avons, heureusement, d’excellents voisins : les Jourdan, cultivateurs qui nous fournissent notre lait et les Burle, marchands de matériaux de construction.
Mon service serait assez intéressant dans des conditions normales. J’ai une majorité de brigadiers et gardes qui sont de très braves gens et qui m’aident considérablement pour le ravitaillement de ma famille : culture de pommes de terre et de légumes secs, fourniture d’œufs. Mais, au bout de quelques mois, mon premier conservateur : Monsieur Roy (homme excellent) prend sa retraite. Il est remplacé par Monsieur Genet qui ne s’occupe de rien, laisse tomber tout le monde et est vraiment peu sympathique : c’est loin d’être un chef. Mon commis en profite pour réveiller de vieilles histoires relatives à une ancienne dactylo qui avait toutes ses faveurs. Je suis considéré comme un gêneur et on fera tout ce qui est possible pour me dégoûter de mon service. Je réagis comme je peux mais ne juge pas à propos d’employer les grands moyens, alors que c’eut été assez facile à ce moment. Je ne voulais pas faire intervenir d’éléments étrangers au service.
Nos relations sont assez réduites : les Bonfort habitant une propriété à quatre kilomètres de la ville, le Colonel Roman-Amat, le Docteur Daydé (maire de Sisteron). Enfin, nous voyons de temps en temps notre brave curé : Monsieur l’abbé Brun.
Nous passons le premier hiver avec l’oncle Paul, puis nous aurons quelques visites de l’oncle Albert. Ma belle-mère, Maman et Papa viendront aussi nous voir à l’occasion de la naissance de notre petit Philippe.
Celui-ci, né le 2 juin 1942 à la maternité de Digne, nous donne de très sérieuses inquiétudes aussitôt. Il a une hémorragie intestinale, est considéré comme perdu et est sauvé d’une façon un peu miraculeuse.
Sisteron ne nous porte d’ailleurs pas chance au point de vue santé. En janvier 43, j’ai la jaunisse ; l’été suivant, Paule est encore obligée de se reposer un mois. Les Roman, très gentiment, la reçoivent dans leur propriété de Servoules. L’hiver 43-44, Yves, Michel, Philippe et moi avons la coqueluche. Philippe est très malade et nous sommes encore très inquiets à son sujet.
Pour l’instruction des enfants, nous n’avons que le collège civil mixte où les classes ne sont pas fortes et un petit cours chez les sœurs.
Notre vie n’est donc pas très gaie : manque d’amis, éloignement de la famille rendu plus pénible par la précarité du courrier, les difficultés des voyages, le mauvais ravitaillement et le service rendu peu intéressant à cause de la mauvaise volonté de certains. Mais il y a, hélas ! des gens beaucoup plus malheureux. Partout en France, ce sont des bombardements par l’aviation alliée, des rafles par les Allemands, des fusillades d’otages etc. …
En novembre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord. Nous avons déjà vu presque toutes nos colonies tomber aux mains des Alliés : L’Afrique Equatoriale, la Syrie, Madagascar, les Antilles etc. … mais, cette fois-ci, la guerre se rapproche vraiment de la France. Que se passe-t-il ?
Les Français semblent résister tout d’abord. Puis l’Amiral Darlan aurait signé un armistice. Aussitôt les Allemands décident d’envahir toute la zone libre. Nous sommes occupés par des troupes italiennes. Après les avoir vues d’un mauvais œil au début, la population de Sisteron finit par frayer avec elles d’une façon abusive. Notre armée d’armistice est démobilisée et nos officiers d’active mis à pied. Mon service s’augmente d’un lieutenant : Castellan et d’un sous-lieutenant : Roman-Amat, qui me sont adjoints en qualité d’ingénieurs auxiliaires. Je reçois également quelques sous-officiers comme agents de maîtrise.
Dans le courant de l’automne 1943, l’Italie capitule et se met du côté allié. Les Allemands remplacent les Italiens dans la zone du sud-est. Cela ne se passe pas tout seul dans certains coins et il y a quelques combats aux environs de Sisteron. En fuyant, les Italiens ont semé leur matériel partout, y compris armes et munitions. Les civils s’en emparent.
Au début, nous n’avons pas à nous plaindre de ce changement. Les quelques troupes occupant Sisteron sont composées de vieilles classes plutôt tranquilles. Mais un jour nous avons une descende de nuit des services de la Gestapo et une rafle de Juifs.
Les réfractaires au service du travail obligatoire rejoignent des « maquis » dans les montagnes et la plupart de ces « maquis » bas-alpins sont dirigés par des communistes, des étrangers (Espagnols, Yougoslaves). Des actes de pillage, de brigandage, des assassinats de Français sont commis un peu partout. Alors des opérations (allemandes, police française et, plus tard, miliciens) sont entreprises contre les maquisards. La montagne n’est plus sûre. On risque de tomber sur des camps qui vous jugeront suspects ou sur des Allemands en patrouille qui vous arrêteront. Une certaine nervosité s’installe partout. On ne se sent plus tranquille. On n’ose plus parler car, dans la population civile, on est pour Vichy ou contre Vichy ; il y a des espions partout et malheur à celui qui ne s’en méfie pas.
Fonctionnaire isolé dans un chef lieu de canton, en contact avec peu de gens, je ne sais au juste ce qui se passe et je ne peux prendre qu’un parti : obéissance à ceux qui me commandent, discipline. Je m’applique donc à faire mon métier avec toute ma conscience, je ne songe qu’à la gestion des forêts qui me sont confiées et à la fourniture de bois de chauffage à la population, ce qui est très difficile avec le marché noir qui s’est installé dans la production du bois pour gazogène, beaucoup plus rémunératrice. Je laisse mes gardes libres d’agir comme ils veulent ; je me borne à leur donner quelques conseils de prudence et à les inviter à ce que je crois être la sagesse. Je me renseigne le plus possible. Je sais que les forêts abritent des magistrats. Je veille à ce que mon personnel ne commette aucune erreur pouvant coûter la vie à certains. J’interviens auprès des Allemands dans une affaire d’armes trouvées chez des préposés et je fais rendre celles-ci sans aucun incident.
Le 6 juin 1944, je me trouve en martelage au Caire. Dans l’après-midi, un jeune paysan vient s’entretenir à voix basse avec mon brigadier. Celui-ci prend une attitude renfermée et ne dit plus un mot. Le soir, en revenant au village, je rends visite au maire et j’apprends de lui le débarquement allié sur les côtes normandes. Je n’obtiens que de vagues renseignements mais on m’assure que, à Sisteron, les ponts ont sauté et que l’on se bat dans les rues. Je rentre vite et je trouve la ville très calme. J’apprends cependant qu’un capitaine français, qui tentait de rejoindre le maquis, s’est fait tuer par les Allemands sur le pont de la Baume. Et c’est tout.
Le vendredi 9 juin, nous sommes réveillés par une fusillade intense. Ce sont les détenus de la citadelle qui se sont évadés avec leurs gardiens. Les Allemands en tuent un. Dans la nuit, nous entendons encore quelques coups de feu dans le Molard. Puis tout se calme. Nous suivons les nouvelles avec anxiété. Les Américains et les Anglais ont du mal à progresser mais leur débarquement a parfaitement réussi. Nous nous inquiétons pour nos familles qui sont en Bretagne, en Normandie, à Laval et, bien entendu, les lettres sont rares et mettent longtemps à arriver.
Le 21 juillet dans la matinée, c’est une nouvelle fusillade en ville. Les maquisards, profitant de l’absence des Allemands, sont venus attaquer les quelques hommes (felgendarmes) restés à Sisteron. Ils en tuent un et en emmènent onze comme prisonniers. Au début de l’après-midi, des troupes arrivent et tout rentre dans l’ordre.
Mais le dimanche suivant, les Allemands arrivent en masse et, aidés par des Français, de vrais voyous sans uniforme mais bien armés, dont plusieurs gosses (il y en avait un de 13 ans), ils procèdent à plusieurs arrestations dont le fils du Maire. Impossible de fuir, la ville est cernée. Il est dangereux de sortir et on ne sait au juste ce qui se passe. Vers 20h10, un haut-parleur passe dans les rues. Il est ordonné à toute la population valide : hommes, femmes, enfants, vieillards, de se rendre pour 20h30 sur la place de l’école.
Que va-t-il se passer ? La plupart des gens s’imagine le pire. Et, en effet, le spectacle qui s’offre à nous est assez réfrigérant : des autos blindées dont les canons et les mitrailleuses sont braqués sur nous, des soldats allemands armés jusqu’aux dents. Nous évitons de nous mettre au premier rang et gardons les enfants près de nous. De nombreuses personnes pleurent. Nous sommes un peu rassurés par le son d’un phonographe qui débite des airs militaires français. Puis, toujours par haut-parleur, on nous met au courant de ce qui s’est passé : attaque du maquis, enlèvement de onze prisonniers. Ces faits, d’après les Allemands, n’ont pu se produire qu’avec la complicité d’une partie de la population sisteronnaise. C’est pourquoi une vingtaine d’arrestations ont été opérées, elles doivent continuer et si, dans quarante huit heures, les prisonniers n’ont pas été rendus, cinquante otages seront fusillés. Je ne suis guère rassuré, il reste une trentaine de personnes à trouver …
Les premiers jours de la semaine qui suit sont assez angoissants. On cherche à gagner du temps. On demande des délais supplémentaires aux autorités d’occupation. Notre curé se propose comme otage avec quelques autres personnalités. Certains sont envoyés en mission auprès du maquis pour trouver un arrangement.
Mais les Allemands n’attendent pas. Le 26, ils attaquent le maquis de Bayons qu’ils trouvent en plein déménagement : vingt quatre maquisards sont tués, les onze prisonniers sont libérés. Le lendemain, jeudi 27, les Allemands nous réunissent à nouveau sur la place. Cette fois-ci le spectacle est encore plus impressionnant : le matériel amené pour l’opération de la veille est plus nombreux, les otages arrêtés le dimanche précédent sont alignés devant nous, il y a quelques maquisards prisonniers. Nous nous demandons si nous n’allons pas assister à une exécution. Un général allemand est présent. Un sous-officier nous harangue en français et, à la fin de son discours, il nous annonce que le Général se montrera clément pour cette fois-ci : les otages arrêtés vont être libérés à part deux ou trois dont les cas sont encore douteux. Nous respirons.
Je suis appelé à faire une enquête sur l’affaire de Bayons. L’attaque a effrayé la population au point que celle-ci n’ose plus sortir. Quelques hommes plus braves dont un de mes brigadiers et un garde se rendent sur les lieux du combat qui a eu lieu il y a quarante huit heures. La chaleur est étouffante. Les cadavres sont restés sur place et il est facilement facile de les retrouver à l’odeur qui s’en dégage. Les corps sont méconnaissables, leur décomposition est déjà avancée et il est difficile de les identifier car les figures ont été criblées de balles de mitraillette à bout portant. J’ai vu plusieurs photographies prises sur les lieux, elles sont plutôt impressionnantes. On a pu conclure que plusieurs blessés (jambes cassées) par des balles allemandes avaient été achevés à bout portant par les voyous accompagnant la troupe. Trois frères d’une ferme de Bayons, qui ne faisaient pas partie du maquis, ont été abattus.
Pendant ce temps, en Normandie, les Alliés progressent. Le front, dans les premiers jours d’août, est percé, la Bretagne est envahie. Le 5, les Américains seraient à Laval. Les nouvelles sont un peu confuses mais nous sommes inquiets pour nos familles : la bataille doit être dure !
Le 6 août, nous avons dans la journée une alerte qui dure quatre heures. On entend des explosions. De nombreux bombardiers passent au-dessus de la maison. Nous en comptons environ deux cents. Nous les regardons briller dans le soleil. Ils sont très hauts. Dans la nuit, nouvelle alerte.
Le 7, nouvelle alerte le matin vers 9 heures avec passage d’avions.
Le 8, dans la matinée et la soirée, les sirènes se font encore entendre.
Le 10, nous apprenons que les Américains sont à Alençon et à Chartres. En Bretagne, les ports de Brest, de Lorient et de Saint-Nazaire sont toujours aux mains des Allemands.
Le 12, trois alertes dans la journée avec survol de bombardiers de 10 heures à 13 heures, de 18 heures 30 à 19 heures, de 19 heures 30 à 20 heures.
Le 13, quatre alertes de 7 heures 45 à 8 heures 30, de 11 heures à midi pendant la grand’messe, de 13 heures à 15 heures avec gros survol, de 19 heures à 21 heures avec passage d’avions en rase-mottes. Dans la nuit, nous entendons des coups de feu, le canon dans le lointain et de fortes explosions.
Le 14, encore une alerte de 10 heures à 11 heures 30.
Tout cela est bien énervant mais on en prend l’habitude. Mon commis en profite pour disparaître du bureau. Les enfants s’amusent à regarder les avions.
Depuis le mois de mai, ma sœur : Christiane, est près de nous. Elle est venue pour soulager ma femme fatiguée mais, bloquée par le débarquement, elle ne peut rentrer. Le 15 août, nous nous apprêtons à lui souhaiter sa fête mais remettons au soir l’expression de nos vœux. Il fait une journée splendide. Vers midi, nous avons une alerte. A 15 heures 45, je conduis Yves chez Mademoiselle Bouchet, ma dactylo, qui l’a invité à goûter et nous nous rendons aux vêpres. Avant d’entrer à l’église, les sirènes se mettent en marche. Nous rencontrons le Docteur Daydé qui nous annonce qu’un débarquement a eu lieu le matin sur la côte méditerranéenne et nous engage à rentrer à la maison, ce que nous jugeons prudent de faire.
Les alertes s’étant multipliées ces derniers jours, nous avons nettoyé la cave et descendu quelques affaires. Paule et ma sœur, une fois rentrées, font quelques rangements pour le cas où les évènements se gâteraient. J’essaie de prendre les nouvelles à la T.S.F. Les enfant sont dans le jardin.
Vers 16 heures 15, ils m’appellent pour voir les avions. Ceux-ci ont une allure qui m’inquiète : ils tournent et je n’ai guère le temps de réfléchir. J’entends un sifflement : des bombes sont lâchées. Je cris de descendre à la cave, monte rapidement chercher les deux plus jeunes : Michel et Philippe. Les premières explosions se produisent, la maison tremble. Je descends, un enfant sous chaque bras, en titubant dans les escaliers. Je trouve à la porte de la cave une fillette qui essaye d’y introduire une chèvre. Je me fraye un passage, trouve en bas deux femmes dont une venant d’être jetée par terre dans la rue par la projection d’une pierre. Paule, Cricri et notre brave Yvette me rejoignent. C’est un bruit effrayant, nous sommes secoués par le tremblement dû aux explosions et disons en commun notre chapelet. Yvette pousse de petits cris en se bouchant les oreilles. Les enfants sont assez braves mais nous tremblons pour Yves qui n’est pas là.
Notre cave n’est pas grande mais elle est bien voûtée. Elle ne résisterait peut-être pas à un coup direct mais elle vaut toutes les tranchées du monde. Nous pouvons être ensevelis mais nous essayerons d’en sortir. Des vitres sautent.
Une première vague d’avions est passée. Le calme paraît revenu. Je sors de la cave. Des gens affolés, dont certains couverts de sang, passent en courant sur la route. Ils fuient vers la campagne. Sur la ville, c’est un immense nuage noir, on n’y voit plus rien.
De nouveaux ronflements de moteur se font entendre puis le vacarme recommence. Nous ne sommes pas fiers. Une nouvelle vague est passée. Il y en aura encore deux autres jusqu’à 17 heures. Une demi-heure après, les cloches annoncent la fin de l’alerte, les sirènes ne fonctionnent plus.
Je me précipite dehors : la ville est en ruine, la chapelle de la citadelle n’existe plus. Des blessés arrivent. J’aide à transporter une femme qui n’a pour ainsi dire plus de figure et je vais voir ce qu’est devenu Yves. On me dit qu’il est parti dans le bois du Molard où aucun projectile n’est tombé. Je suis tranquillisé et rentre à la maison où j’enfile de vieux habits.
Les habitants de Sisteron fuient. La place de la mairie n’est plus qu’un amas de décombres sous lesquels des gens se trouvent. La rue Droite, la rue Saulnerie sont en partie détruites. Des fils pendent partout, l’odeur de poudre vous prend à la gorge. La porte Dauphine est par terre. On avance avec difficulté. Les pompiers essayent d’éteindre un incendie.
Avec quelques jeunes gens, nous prenons un brancard et relevons un homme blessé, presque nu. Il est très lourd et nous avons du mal à escalader les décombres qui dominent la Durance avec notre fardeau. Il crie, dit qu’il va mourir (il mourra, en effet, le lendemain sa vessie ayant éclaté). Nous le déposons à l’hôpital qui regorge de blessés, de gens râlant.
Le vétérinaire s’est joint aux quatre docteurs. Avec l’aide des sœurs et des sages-femmes, on opère : on coupe surtout des membres. La vue de tout cela est effrayante. Je repars vers la propriété de la Gazette, appartenant à Monsieur de Taillas. Là, je ramasse une jeune femme morte et sa petite fille de un an dont le ventre est ouvert et les intestins sortis. Nous les transportons à la morgue où les cadavres s’entassent : les uns sans tête, les autres déchiquetés.
Il ne reste plus que des victimes sous les décombres que nous commençons à déblayer. Une femme me demande d’essayer de retrouver sa belle-mère sous un immense tas de cailloux qui représente sa maison. Il y a une heure et demi à peine que les dernières bombes sont tombées et voici, à nouveau, deux avions qui viennent survoler les ruines, sans doute pour prendre des photos. C’est un sauve-qui-peut. Nous nous camouflons comme nous pouvons mais, une fois le danger passé, les gens qui se sont enfuis ne reviennent pas. Et cependant il y a là une femme que l’on entend crier dans une maison démolie. Nous nous mettons au travail avec un petite équipe ; la nuit tombe, nous continuons avec des lanternes. Nous dégageons deux femmes mortes, complètement écrasées alors qu’elles devaient être à table l’une en face de l’autre. Puis, vers 23 heures, nous sortons celle qui criait et qui est bien en vie mais elle est restée longtemps coincée et ne peut marcher. Nous l’emmenons, sur une civière, à l’hôpital et revenons nous assurer qu’une autre personne découverte à côté d’elle est bien morte et que tout secours est inutile.
Mes deux adjoints m’avaient aidé. Ma sœur : Christiane, s’était rendue à l’hôpital. Paule s’installait dans la cave avec Yvette, les enfants et le ménage Castellan. Et nous devions, ce soir là, célébrer la Sainte Marie (une tarte était prévue). Ce n’est que vers minuit que j’ai pu manger une pomme de terre bouillie et un peu de chocolat distribué à la population par la Croix-Rouge.
Nous essayons de dormir dans notre cave sur des matelas. Nous sommes treize en tout. Mais des avions ronronnent et jettent encore des bombes aux alentours de l’hôpital juste en face de la maison. Nous nous inquiétons un peu pour Cricri qui y passe la nuit.
Toute la journée du lendemain, des avions tournent dans le ciel. On ne travaille pas au dégagement des ruines : c’est lamentable car il y a des gens enterrés vivants. Toute la ville a été évacuée. Nous ne bougeons pas de la maison. Comme il n’y a plus de ravitaillement possible, une soupe est préparée pour tout le monde à la roulante. Mais, pour aller la chercher et la rapporter, il faut faire plusieurs plats ventre à cause des avions. Les gens campent dans les champs. Nous mangeons dans mon bureau au rez-de-chaussée et, à chaque ronronnement de moteur, nous descendons dans notre refuge. Le soir, Cricri repart à l’hôpital.
Le 17, je suis chargé par le service de la Défense passive de faire la police en ville afin d’empêcher le pillage. Soudain, une escadrille de bombardiers apparaît dans le ciel. N’ayant aucun abri à ma portée, je me couche à plat ventre. Les avions piquent, lâchent leurs bombes ; des éclats pleuvent autour de moi. Le viaduc a été coupé. Cette fois-ci ce sont les Anglais qui ont opéré mais un peu plus proprement que les Américains d’avant-hier. Dans la soirée, de nombreux avions repassent et lancent des bombes près de Sisteron.
Le 18, le ménage Castellan ne se sent plus en sécurité, il nous quitte. Il se réfugie près de Servoules dans une petite maison appartenant au Colonel Roman-Amat. Les avions continuent à passer, des véhicules sont mitraillés sur les routes.
Dans l’après-midi, on enterre les morts dans le jardin de l’hôpital où l’on a creusé une longue fosse. Pendant la cérémonie, on apprend que le Docteur Robert et la femme du Docteur Niel ont été tués sur la route par des avions mitrailleurs. Nous avions hésité à partir pour nous réfugier, à quelques kilomètres, dans la forêt de Valbelle.
Les routes n’étant plus sûres, nous ne regrettons rien. Cependant, nous nous sentons encore plus isolés ; après les Castellan, ce sont nos voisins : les Jourdan, qui sont partis après nous avoir laissé une vache pour assurer notre approvisionnement en lait.
Pendant la nuit, nous sommes réveillés par de fortes explosions. Des bombes sont tombées sur l’hôpital, tuant un vieillard. Le lendemain, nous constatons que plusieurs engins n’ont pas éclaté. Ils sont tout près des Cordeliers. Un éclat a traversé un de nos volets, pénétré dans la chambre des enfants, défoncé une armoire qui se trouvait à la tête du lit d’Henri, rebondit sur un mur et nous l’avons retrouvé sur le lit de Jean presque à l’endroit où il était entré. Heureusement que nous étions dans la cave : au moins un de mes enfants aurait dû être tué.
Le samedi 19, en me rendant au P.C. de la Défense passive, qu’elle ne fut pas ma surprise de le trouver envahi par les maquisards de l’armée secrète en majorité. Les quelques Allemands de Sisteron étaient partis la veille. Sans nouvelle par suite du manque de journaux, de l’absence de T.S.F. (il n’y avait plus d’électricité), nous ignorions ce que devenait le débarquement de la côte méditerranéenne. Les Allemands savaient, sans doute, que les Américains approchaient et ils étaient partis à leur rencontre, préférant très probablement se rendre à eux. Nous nous demandions cependant si le gros des troupes n’était pas refoulé dans la vallée de la Durance et si nous n’aurions pas de grands combats avec de sérieux accrochages à Sisteron.
Il n’en fut heureusement rien et la « Libération » de Sisteron s’est faite sans heurt bien qu’on nous ait annoncé qu’une bataille allait avoir lieu.
Des F.F.I. (jeunes gens descendus de la montagne et assez corrects) ont passé leur journée devant la maison. Vers 16 heures, les premières auto américaines arrivèrent à Sisteron. L’accueil ne fut pas très chaleureux : trop de deuils causés récemment par leur aviation. Nous apprenons qu’il y a eu environ huit cents bombes jetées sur la ville, chacune de cinq cents kilos. Le nombre de morts et de disparus est d’environ quatre cents sur quatre mille habitants et le quart de Sisteron est détruit.
On se demande à quoi tout cela a pu servir : presque tous les ponts (route et chemin de fer) avaient été coupés, il était inutile de détruire ceux de Sisteron ; deux Allemands seulement ont été très légèrement blessés. Les Américains ont dû dégager la route à l’aide de pelles mécaniques, reconstruire provisoirement le viaduc et faire des réparations temporaires aux ponts pour pouvoir passer.
Le dimanche 20 août, les troupes américaines continuent à défiler ; elles distribuent quelques bonbons, du chewing-gum, des conserves et des cigarettes.
Dans l’après-midi, des jeunes gens, armés jusqu’aux dents, m’enlèvent ma voiture. Ils me remettent, sur mon insistance, un bon de réquisition signé : « Tito ». Cette voiture me sera payée près d’un an après pour un prix dérisoire ; il fallait voir, huit jours après sa réquisition, dans quel piteux état elle se trouvait.
Le lundi 21 août, nous passons notre dernière nuit dans notre cave. Nous continuerons à prendre, pendant un mois, la soupe commune du Secours National. Cette nourriture est d’ailleurs saine et grasse, ce à quoi nous ne sommes plus habitués. Philippe en retrouve de l’appétit, il grossit et se fortifie après avoir été si malade et si maigre.
Une famille voisine : les Audric, sont sans nouvelles de leur petit garçon (10 ans) disparu depuis le bombardement. Le curé de Saint Geniez, radiesthésiste, leur assure qu’il est vivant en Italie. Nous n’y croyons guère et faisons des recherches et des fouilles à l’endroit où il a été aperçu pour la dernière fois et où se trouvent deux gros entonnoirs de bombes. Nous n’avons retrouvé, et en lambeaux, que le petit sac qu’il avait sur lui.
La vie redevient plus normale pour nous. Le 30 août, les premières troupes françaises venant d’Italie et d’Afrique du Nord (la plupart se sont encore battues à Toulon) traversent Sisteron. Cela fait plaisir.
Enfin, le 20 septembre, nous recevons une lettre de mes parents de Bretagne : elle est datée du 21 juillet ! Ce sont toujours des nouvelles et nous sommes heureux de reprendre contact avec la famille. Celle-ci d’ailleurs, après être passée par des moments assez pénibles, s’en est entièrement tirée sans mal. Un Allemand, venu chercher une charrette à la maison, trouvant qu’on ne la lui donnait pas assez rapidement a tiré par dessus la tête de Maman. Ma belle-sœur Hélène, avec son mari et son petit garçon, a dû partir de chez elle (Pierres, dans le Calvados) et errer sur les routes pendant trois semaines. Elle attendait à ce moment mon neveu : Olivier. Tout a bien fini et chacun pourrait raconter sa petite histoire personnelle.
Nous nous trouvions donc, depuis le 19 août, en zone libérée. La petite ville de Sisteron, relativement paisible il y a quelques semaines, n’est plus que ruines. Rares sont les familles qui ne sont pas en deuil. Un père de cinq enfants se retrouve seul et sans maison : il a tenu, lui-même, à enterrer sa mère, sa femme et ses enfants.
Et la guerre n’est pas achevée. Elle continue de plus belle sur le territoire français. Les Allemands ne pourront certainement pas reprendre le dessus. Ils seront sûrement chassés jusqu’au dernier de France.
Mais que va devenir notre malheureux pays ?
Dans notre coin, on peut vraiment se le demander. La ville est entre les mains des F.T.P. (Francs-Tireurs Partisans). Il est probable que, parmi eux, il y a de braves types. Mais l’ensemble n’est pas beau. Le chef est un Yougoslave, de nombreux officiers ( ?) sont Espagnols et on n’aimerait pas se rencontrer au coin d’un bois avec la plupart. Ils occupent les hôtels de la ville, y mènent grande vie, réquisitionnent tout et procèdent à des arrestations : ce sont d’abord les gens inscrits à la Milice or, à Sisteron, ils n’étaient pas très dangereux (un père de famille nombreuse sera condamné à vingt ans de travaux forcés pour avoir fait partie de l’équipe qui, à Digne, a renversé le buste de la République ; un autre fera de la prison pour avoir eu le droit de porter un revolver qu’il montrait avec fierté à tout le monde).
Mais ce qui nous frappe le plus, ce sont les arrestations de nos amis : le Colonel Roman et son fils. Ils sont accusés d’avoir dénoncé un maquis contre lequel une opération a été effectuée. Il s’agit d’une affaire lamentable : Louis Roman s’est trouvé, au cours d’une promenade avec ses sœurs, dans un camp de réfractaires. Ceux-ci ont voulu garder les jeunes- filles. A son retour, le fils a mis son père au courant et le Colonel a déposé une plainte à la Préfecture.
Nos deux amis ont été enfermés dans un local aménagé en prison, tenus au secret et on leur a fait subir les pires humiliations et les plus mauvais traitements. On voulait les faire passer devant un tribunal populaire et, en ville, il n’était question que de leur exécution prochaine. Ils furent ensuite emmenés à Digne et, le 4 octobre, ils passaient en Cours de Justice. Le Colonel Roman, Officier de la Légion d’Honneur, Croix de Guerre des deux guerres, laissé pour mort sur le champ de bataille en 1914 après une charge de cavalerie, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à l’indignité nationale et à la confiscation de ses biens pour « trahison » et comme « mauvais Français ». Son fils fut acquitté mais immédiatement interné au camp de Saint Vincent-les-Forts où il restera jusqu’en mars y subissant des traitements confinant aux supplices. Le Colonel fut emmené à la prison des Baumettes, près de Marseille, et enfermé dans une cellule avec une dizaine de codétenus où ils se trouvaient empilés.
Et que d’exemple nous pourrions citer tels que celui-là. Partout on se venge. De nombreux comités de libération, qui se sont installés à la place des Conseils Généraux et des Conseils Municipaux, sont constitués par des gens sans compétence et provenant de l’extrême gauche. Il faut donc éliminer tous ceux qui ne sont pas du même bord. La victoire pour eux est une victoire politique. Car il faut bien le dire dans les Résistants, il y en avait de deux espèces : pour les uns, le Boche était l’ennemi numéro 1 … pour les autres, et peut-être les plus nombreux, les résistants souvent de la dernière heure, l’ennemi numéro 1 était le Maréchal Pétain (Vichy) qui représentait pour eux la réaction contre le Front Populaire. Tout prétexte était donc bon pour faire arrêter les anti-marxistes. Mon père et mon frère ont été accusés d’avoir dénoncé les cousins du futur Ministre de l’Agriculture : Tanguy Prigent. Ils furent gardé à vue vingt quatre heures, interrogés puis relâchés.
Il suffisait de gêner simplement quelqu’un pour qu’on tente de vous faire arrêter. Au mois de novembre 1944, mon Conservateur : Monsieur Genet, est venu m’annoncer que de mauvais renseignements sur mon compte avaient été transmis au Préfet des Basses-Alpes par le bureau de la Sécurité Militaire. On me reprochait d’avoir soutenu le fils Roman-Amat, d’être « collaborationniste » et « vichyssois », d’avoir voulu faire arrêter une « patriote », d’avoir fait l’éloge des Allemands dans une conversation privée, d’avoir transmis des notes de service sur les camps de réfractaires … bref, on n’osait pas me le dire mais on m’accusait surtout de n’être pas dans les idées du jour et de ne pas applaudir au retour du Front Populaire.
Mesquineries, mensonges et je savais trop bien d’où cela venait. On me menaçait d’une arrestation si … je ne demandais pas mon changement immédiat. Comme on ne sait jamais quand on sort des pattes de ces gens une fois qu’on y est tombé, comme on ne sait pas ce que sera leur soi-disant justice, comme j’avais à songer à mes enfants, j’ai préféré ne pas tenter l’aventure, d’une défense facile certes mais vaine, et j’ai demandé mon changement.
Justice, du reste, fut faite ; j’ai obtenu le poste qui me tentait le plus : celui de Quimper qui me permettrait, après ces longs mois de séparation, de me rapprocher de mes parents.
Pierre Morize