Nous voici rentrés à Paris après avoir passé de bien bonnes vacances de Pâques par un vrai temps d’été. Les arbres du jardin commençaient à ouvrir leurs bourgeons et à se couvrir de fleurs. Le Samedi surtout, veille de notre départ, l’aspect du potager était féerique, les arbres fruitiers avaient leurs branches entièrement recouvertes d’une neige odoriférante et l’on aurait pu, en les regardant de loin par exemple, croire que l’on avait devant les yeux un beau paysage d’hiver.. Mais le bleu éclatant du ciel, des pousses d’un vert très tendre et surtout une chaleur d’une quinzaine de degrés défendaient l’illusion. Nous étions bien au printemps-été. Il est étonnant que le temps nous ait été aussi favorable car Pâques était de très bonne heure cette année.

La maladie de Suzette qui nous privait de tante et de la chère petite nous a procuré un plaisir par compensation, puisque, grâce à elle, nous avons pu jouir de Marie, Germaine et Louise pendant 9 jours, ce qui ne nous arrivait jamais, puisqu’elles étaient obligées les autres années de rentrer à Paris le Jeudi pour recommencer leurs leçons avec Madame Bernard. Le personnel de la maison se composait de Grand’mère, de Maman, de 9 enfants, de 4 domestiques et l’on pourrait y rajouter Miss Jones qui était à 7 heures ½ à la maison, ne nous quittait qu’une heure ½ ou 2 heures pour aller déjeuner avec ses parents et qui dînait très souvent à la maison avec nous.

Nous avons quitté Paris Samedi matin, vers 10 heures, emmenant avec nous Berthe qui, étant en France depuis très peu de temps, et ne sortant qu’une fois par mois, ne connaît encore que très imparfaitement Paris et n’avait jamais vu le chemin que nous prenions. Le temps étant magnifique les deux garçons ont voulu monter sur l’impériale. Berthe était enchantée, elle s’étonnait de tout, de la Seine, des bateaux omnibus, des ponts, des jolis petits yachts qui sont remisés au pont de l’Alma, des pontons et voir même des quais. Elle a regardé bien longuement la tour Eiffel et il était facile de voir à sa physionomie que notre colosse ne lui inspirait qu’une confiance extrêmement médiocre. Elle n’avait pas l’air d’être tentée d’y monter, mis peut-être est-elle au fond comme moi qui aime bien à faire ce qui m’effraye pour le plaisir d’avoir des émotions.

Nous sommes arrivés chez grand’mère vers 11 heures 10. Mes sœurs et mes cousines étaient enchantées mais la plus heureuse de la bande était la pauvre Popote à moitié folle de joie et qui ne savait après lequel sauter et qui se fourra constamment dans les jambes de Louis son maître préféré au risque de le faire tomber sur elle. A peine étions-nous arrivés que Mademoiselle Madeleine Muel est venue apporter à Marie un morceau de musique pour 3 mandolines avec accompagnement de piano. Marie, Germaine et Mademoiselle Muel doivent étudier ce morceau pour le jouer le Dimanche 8 Avril.

Nous avons déjeuné et Mademoiselle Jones est venue. Margot n’ayant pas bien travaillé ce matin là a du apprendre pendant une heure avant que nous puissions songer à nous échapper. Nous avons reçu la visite de Madame Labruyère. Le soleil de Mars est très mauvais pour elle, elle devient de plus en plus folle. Elle s’amusait à contrefaire la jeune anglaise et j’aurais bien eu envie de rire si ce n’était pas si triste de voir cette pauvre femme de 65 ans, les cheveux entièrement blancs, dire des bêtises énormes, valser avec rapidité, puis devenir grave et une minute après aller minauder devant une glace en prenant des petits airs jeunets et ridicules, se faire des compliments pour ainsi dire jusqu’à extinction de voix et retrouver assez de force pour dire aux autres des sottises dont le fond est quelquefois une vérité très nettement observée car elle est fine autant qu’il est possible de l’être. Comme le disent les religieuses qui la gardent, elle a une folie lucide. Une chose qui fait que je n’aime pas sa visite, c’est qu’il faut l’encenser continuellement, lui dire que ses cheveux sont délicieux, sa main ravissante, son pied mignon, qu’elle danse, chante, peint, joue de la musique et travaille dans la perfection, qu’elle parle mieux l’anglais qu’une anglaise de Londres, mieux l’allemand qu’un habitant de Berlin, l’espagnol qu’une senora de Madrid etc. Je ne comprends pas comment ses deux gardes peuvent trouver dans leur tête tous les compliments qu’elles lui font. Un rayon de soleil vient-il frapper sa tête, aussitôt Madeleine s’écrit : « Vite, Mimi chérie, ouvrez votre ombrelle, ce méchant soleil va vous abîmer votre joli teint ; ce qui serait bien dommage car il est si blanc et si rose ». Je me souviens de son entrée ce Samedi là. Elle s’avança d’un air terrible vers Lucie en disant : « Donnez-moi une de vos mésanges ou je vous casse les reins ». Comme le malheureuse Lucie n’avait pas envie de donner une de ses mésanges à Madame Labruyère qui aime beaucoup les animaux, mais à sa manière en les tourmentant sans cesse et en les envoyant rapidement dans l’autre monde, elle a répondu qu’elle n’en avait pas attrapé de nouvelles ; alors Madame Labruyère s’est fâchée, et, se tournant vers nous : « Est-elle assez laide votre femme de chambre, hein, est-elle assez horrible ; vous savez si j’étais à la place de votre grand’mère, je ne la garderais pas plus longtemps ; c’est un monstre ». Puis s’adressant de nouveau à Lucie : « Allez vite vous cacher ! Ô ! Vous êtes affreuse, mais affreuse, affreuse ». Elle est ensuite entrée dans le salon tapant les portes derrière elle et criant d’une voix stridente : « Popote, popote, vas dire à ta grand’mère que Madame Labruyère l’attend ; mais vas-y donc chien d’aveugle, horrible chien d’aveugle sac à puces ». Voyant que Popote ne la comprenait pas et ne se dépêchait nullement d’exécuter ses ordres, elle l’a poursuivi avec son ombrelle. Je suis restée un moment avec elle en attendant l’arrivée de grand’mère qui, habituée à ses visites quotidiennes, ne se presse qu’à demi pour descendre au salon. Pendant les 10 minutes pendant lesquelles je lui ai tenu compagnie, j’en ai entendu de belles sur le compte de ce pauvre Monsieur Cappret. Au dire de Madame Labruyère, son gendre est le pire des hommes, un de ces charlatans, de ces petits médecins de deux sous qui veulent vous soigner quand on n’est pas malade parce qu’ils ont des expériences à faire sur votre corps et qui vous envoient dans l’autre monde le plus gaiement possible. Enfin, et pour tout résumer, elle le déteste et croit qu’il en a autant à son service. Voyant ces dispositions tendres et bienveillantes de sa belle-mère, Monsieur Cappret est peut-être de ceux qui trouvent avec Monsieur Launez que les belles-mères sont une bien vilaine invention et qui voudraient bien que ces animaux là fussent antédiluviens.

Après la visite de madame Labruyère nous avons fait une répétition de notre comédie : « La cigale chez les fourmis », répétition dans laquelle j’ai joué le rôle d’Henriette. Malheureusement les rôles n’étaient pas assez bien sus et ont du être rappris pendant trois jours avant de songer à jouer la pièce. Germaine m’a remplacé dans le rôle d’Henriette, cela lui faisait plaisir de jouer tandis que c’était plutôt pour moi une contrainte.

Enfin Marguerite a pu nous libérer tous et sous la conduite de Miss Jones nous sommes partis tous les 9 pour le parc de Saint Cloud. Nous sommes montés complètement à pic jusqu’à la lanterne. La terre étant assez molle, les pieds s’enfonçaient assez facilement et puis dans ces ascensions nous grimpions un peu comme des petits singes, c'est-à-dire nous aidant presque autant des mains que des pieds. Des racines, des troncs d’arbres, de grosses pierres formaient ça et là autant de points d’appui.

Arrivés à la lanterne nous avons d’abord regardé tout Paris et j’ai remarqué que l’on avait- abattu plusieurs arbres masquant un peu la vue et que l’on avait construit un parapet qui n’existait pas encore quand j’y suis allée pour la dernière fois en Septembre ou en Octobre. Le temps était admirablement limpide et rien n’était plus curieux que cette masse, cet empotement de maisons blanches ou grises s’étendant à perte de vue sous ce ciel d’un bleu profond sous lequel se détachaient les dômes et les flèches des principaux monuments. La tour Eiffel, dominant tout, écrasant tout, semblait trôner en reine fière et impérieuse, représentant le progrès, amoindrissant la vielle Cathédrale, la Sainte Chapelle d’un Saint Louis, l’Arc  de Triomphe d’un Napoléon pour élever sur les ruines des anciennes sociétés le gouvernement triste et exécrable de la nouvelle génération. Montmartre que l’éloignement rendait un peu brumeux et confus, bordait l’horizon au nord-ouest, le Bois de Boulogne étalait ses immenses bouquets d’arbres commençant à verdir. Grenelle, l’industrieuse, faisait fonctionner ses usines et l’on voyait des énormes cheminées dont elle est hérissée s’échapper à flot une fumée noire ou blanche. La Seine tordait sous nos pieds son gigantesque ruban bleu vert, sur lequel, semblant ramper comme un gros ver blanc, on voyait d’espace en espace un vieux pont. Le soleil envoyait ses rayons éblouissants sur les croisées de Boulogne et semblait les transformer en une fournaise d’or liquide. Un Samedi saint, les promeneurs ne sont pas bien nombreux ; nous étions donc à peu près seuls sur cette belle terrasse et pouvions contempler d’en haut cette grande et majestueuse ville de Paris où règne l’agitation la plus complète et le désordre le plus bruyant et qui pourtant nous semblait dormir calme et paisible. La ville du scandale paraissait belle et sereine mais un ver rongeur la travaille ne dedans.

Nous n’avions pas fait une promenade uniquement dans le but de nous livrer à des réflexions devant Paris, d’ailleurs nous ne sommes pas des gens assez philosophes ni assez politiques pour prendre un grand plaisir à ces contemplations. Nous nous sommes donc arrachés sans trop de peine à ce beau spectacle pour jouer au ballon et manger des oranges sur une de ces belles pelouses vertes qui font un des ornements du parc de Saint Cloud. Nous avons joué avec acharnement, nous avons même appris à lancer le ballon en arrière ce qui force à plier un peu les reins, qui ne peut être mauvais pour la santé mais qui occasionne de légères petites courbatures.
Vers 6 heures, nous sommes redescendus dans le bas du parc cet sur des arbres coupés nous nous sommes donnés tous les plaisirs de la navigation et de l’équitation. Une racine énorme faisait notre bonheur, on pouvait aisément tenir 3 et même 4 sur elle, et lorsqu’elle était mise en mouvement elle avait un balancement tellement prononcé qu’une personne sensible aurait parfaitement pu être atteinte du mal de mer. Nous sommes bien restés une demi heure à jouer de la sorte, puis Mademoiselle Jones a donné le signal de la retraite et nous avons tous repris le chemin de Boulogne peut-être un peu las mais très heureux de ne pas avoir à nous quitter.

Je ne saurais dire quel enchantement il existe dans l’idée de passer 9 jours à la campagne, dans un pays où l’on est né et que l’on aime de toutes ses forces malgré la physionomie peu séduisante de la ville, chez une grand’mère qui ne devant vous garder que 8 jours vous gâte et est indulgente, auprès de cousines qui sont pour nous autant de sœurs, sous la responsabilité de Miss Jones la plus charmante des institutrices réunissant en elle l’attitude ferme et correcte de l’anglaise à la grâce et aux charmes de la Française. Eh ! bien à cette pensée de 9 jours de liberté entière, 9 jours de vie exubérante de joie, je me sentais folle de bonheur, et ce soir-là j’aurais volontiers embrasser tout le monde à l’étouffer.

Ma chère amie Marie qui est ma voisine de table en a fait l’expérience plus ou moins amusante pour elle. Je lui sautais sans cesse au cou en disant : « Que je t’aime et que je suis contente ». Mademoiselle Jones, autrement dit Miss Correct a dîné avec nous et je crois inutile de dire que la moitié de la conversation a été faite pour raconter à Maman et à grand’mère notre promenade du jour et l’autre moitié pour bâtir les plans de nos excursions à venir. Mademoiselle Jones est restée encore ¾ d’heure avec nous puis nous avons fait la prière en commun et tout le monde s’est séparé devant se lever de bonne heure le lendemain pour aller à la messe de 7 heures où nos devions tous faire nos Pâques.

Grand’mère qui avait quitté sa chambre pour la donner à Marie et à Louise avait pris celle de maman au 2ème étage ; d’un autre côté Germaine étant installée dans la mienne depuis 3 semaines déjà et devant y rester encore quelques temps on ne l’a pas fait déménager. J’occupais donc avec Maman une chambre qui ne l’est pas habituellement depuis que les garçons ont établis leurs quartiers dans la chambre de l’entresol.

« Alléluia – alléluia, voici le jour que le seigneur a fait, alléluia » c’est par ces mots que Grand’mère nous a tous salués ce matin de Pâques lorsque nous sommes allés l’embrasser. Je me suis levée vers 6 heures moins ¼ puis nous sommes tous partis à l’église à l’exception de Messire Emmanuel qui avait l’heureuse idée de continuer son somme. En revenant de la messe nous sommes entrés chez la boulangère pour y acheter des brioches et nous y avons rencontrés Mesdemoiselles Muel et leur frère. Nous avons joué au croquet toute la matinée avec Madeleine Muel, puis j’ai lu quelques histoires dans le Revue Pittoresque et tante Geneviève et l’oncle Raoul et Papa sont arrivés pour déjeuner avec nous.

Après le déjeuner nous nous sommes tous promenés dans le jardin causant de choses et d’autres ; nous avons vu alors arriver Madame Labruyère avec sœur Madeleine. Papa et l’oncle Raoul se sont esquivés comme ils ont pu ne tenant nullement à lui être présentés. Madame Labruyère avait su par Grand’mère que le jour de Pâques nous avions toujours un jambon au déjeuner et elle venait se plaindre de n’avoir pas été invité à manger avec nous ce plat de famille traditionnel. Grand’mère lui a répondu qu’elle pensait que ses enfants étaient venus déjeuner avec elle et qu’elle l’aurait fait avec grand plaisir si elle n’avait pas craint de l’arracher à eux.

Après le départ de Madame Labruyère et celui de Papa, l’oncle Raoul et tante Geneviève, nous nous sommes habillés et pour la première fois de l’année nous sommes tous sortis en taille, j’avais mis un joli corsage laine et soie, la jupe assortie, mon chapeau de Lebel et des gants blancs. Marie et Germaine avaient leurs robes brunes à gilets roses. Quant aux jumelles, après une petite tempête provoquée par la coquetterie elles ont obtenu ce qu’elles désiraient, c'est-à-dire leurs robes de soie et leurs chapeaux blancs. Seulement ces demoiselles ne sont arrivées que pour le salut avec Maman et bébé Emmanuel. Alexis et Bernard jouaient, l’un du violoncelle, l’autre du violon dans le grand salut de Pâques. Henri et Louis étaient insupportables. Chaque fois que revenait le refrain « Alléluia », ils se mettaient à crier « Alléluia, fouettez votre chat, alléluia, alléluia ». Par d’autres moments, ils chantaient de plus grandes méchancetés à mon adresse ; je les priais de se taire moins parce que cela me taquinait car cela m’est bien égal, mais parce que je ne pouvais pas bien chanter comme cela à l’église. J’ai vu dans la chapelle de Saint Joseph une jeune fille qui suit avec Marie et moi les trois cours supérieurs du Jeudi ; c’est Mademoiselle Rathery. Je ne comptais pas la trouver là, mais c’était elle certainement, car j’ai bien vu à la manière dont elle me regardait qu’elle me reconnaissait aussi.

En sortant de l’église nous avons rencontré tante Gabrielle, Amélie et son mari. Nous avons causé quelques minutes avec eux, puis ils sont repartis pour Auteuil tandis que nous reprenions le chemin de la maison. Tous les autres sont rentrés directement mais Maman, Emmanuel et moi, nous sommes restés un quart d’heure chez Madame Tisserand qui avait été fort souffrante et qui était seule. Son mari avait des visites qui prenaient des rafraîchissements dans la salle à manger ; elle nous a donc reçus dans son cabinet de travail qui donne sur le jardin. J’étais enchantée que Marthe n’y fut pas, cela nous permettait de rester moins longtemps et d’un autre côté je ne tien spas du tout à la voir. Elle a été très gentille jusqu’à quinze ans mais depuis cet âge elle a bien changé. Elle a maintenant un genre qui ne plait ni à Maman, ni à Grand’mère, ni à moi. Combien j’aime mieux Mesdemoiselles Muel qui sont plus simples mais bien plus comme il faut et qui en outre sont si aimables. En sortant de chez Madame Tisserand, nous sommes allés chez Madame Hainque dont le mari et les enfants étaient en promenade ; nous y sommes restés environ 20 minutes et nous sommes rentrés.

Je me suis déshabillée à la hâte et il y a eu une seconde répétition de notre comédie. Germaine remplissait cette fois-là le rôle d’Henriette avec la coiffure de coiffeur qui était ma création et le joli peignoir Watteau. On a encore fait bien des fautes mais le rôle de Marie était déjà admirablement su, quant à celui de Germaine il commençait à venir. Enfin l’on pouvait espérer être prêt pour le Mercredi, jour fixé par Grand’mère pour la grande représentation. Comme nous sommes très timides et pas du tout bons acteurs, il avait été décidé que cette année nous n’inviterions personne autre que Monsieur Runner qui composerait avec Maman et Grand’mère un public très porté à l’indulgence. Une autre fois, si nous nous sentons un peu plus d’aplomb, nous verrons à réunir quelques amis. Néanmoins cette pièce qui ne devait être jouée devant personne a eu des spectateurs aux répétitions : Madame du Foresto, Mr Dumont, Mr Vincent et Jeanne Rengnet s’y sont amusés paraît-il. Grand’mère était ravie de la manière dont Marie remplissait le rôle amusant de Madame Chameray. Mr Dumont aussi trouvait que son jeu avait bien plus de naturel que celui de Germaine, ce qui incontestablement vrai mais dans une comédie il ne faut pas non plus un naturel poussé à l’excès.

Après cette répétition nous avons été dînés et nous nous sommes couchés d’assez bonne heure.

Lundi – J’ai lu presque toute la matinée la Revue Pittoresque ; j’y ai trouvé plusieurs histoires fort intéressantes notamment « La Trésorière », « Ne touchez pas à la Reine », Mademoiselle de la Mansolière ». Toutes  es histoires étant longues n’ont pas été lues le même jour mais mon journal étant écrit après coup je n’ai plus la mémoire fraîche pour distinguer d’une façon certaine ce qui a été lu le Lundi matin de ce qui a charmé mes matinées du Mardi, du Mercredi, du Jeudi, etc. … car j’ai lu presque tous les matins deux ou trois heures pendant mes vacances de Pâques. Les jumelles sont allées à leur leçon de piano, il y a même eu à ce sujet une discussion assez vive entre grand’mère, maman et Louis et comme toujours personne n’a cédé et tout le monde a été persuadé que les autres avaient fini par s’amender.

Monsieur Vincent est venu déjeuner et pendant que nous étions encore à table nous avons entendu la sonnette de l’antichambre résonner à toute volée et des grands coups de poing dans la porte du salon. C’était Madame Labruyère qui s’annonçait de la sorte. Ses entrées ont toujours quelque chose de théâtral soit comique soit tragique. Elle était accompagnée ce jour-là d’une de ses nièces et de la fille de cette dame ; elle était bien souffrante et voyageait ; elle s’imaginait que le salon était un compartiment dans lequel elle s’installait confortablement pour passer la nuit.

Après son départ, troisième répétition de notre comédie, puis nous sommes tous montés nous habiller et sous la conduite de Monsieur Vincent, de Maman, de Mélanie et de Berthe, nous sommes partis pour le parc de Saint Cloud. Je me souviendrai longtemps de cette promenade du Lundi de Pâques ! La chaleur était accablante, le soleil dardait ses rayons sur nos pauvres têtes, des nuages de poussières s’élevaient derrière les voitures, les promeneurs affluaient, les arbres sans feuilles ne fournissaient aucun abri. Monsieur Vincent marchait en avant les bras ballants, son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux et son lorgnon noir sur le nez ; il marchait comme un homme exténué, accomplissant par devoir une tâche pénible. Nous le suivions tous par degré suivant notre fatigue, sans aucun plaisir et avec des airs de dégoûtés de la vie. Maman, en arrière, se donnait beaucoup de peine pour expliquer à Berthe en allemand de Pontoise tout ce que nous voyons. Mélanie, la sainte Mélanie, marchait d’un air modeste en regardant ses pieds et semblait plongée dans une méditation. Elle avait un aspect intérieur et inspiré. Enfin Germaine nous a rassemblés en disant : « Je propose de nous mettre en grève pour retourner à la maison ». Au même moment nous avons tous crié : « Je vote pour la grève ».

Monsieur Vincent qui causait avec des jeunes filles de Clignancourt qu’il avait rencontrées nous adit de nous arrêter et de nous reposer. Nous nous sommes assis dans l’herbe et nous n’y étions pas depuis une minute que nous avions déjà remarqué que le vent nous apportait des bouffées d’ail. Cette odeur qui n’est pas faite pour les bois et qui manque de charme nous intriguant, nous nous mîmes à chercher ce qui pouvait la causer. Quelques minutes après, Louis portant la main sur une petite plante ayant exactement la configuration d’une plante de muguet s’apercevait qu’elle embaumait au dire de Louisette qui est folle d’ail. A une cinquantaine de pas plus loin, nous aperçûmes une grande étendue de ces petites plantes. Nous avons un peu remonté l’avenue et Monsieur Vincent qui n’avait qu’un désir, nous a proposé une partie de quatre coins et pour donner plus d’entrain et d’animation au jeu s’est mis lui-même de la partie. Nous nous sommes débarrassés de nos chapeaux et avons joué tant bien que mal. Nous nous serions peut-être bien amusés en nous laissant peu à peu aller au jeu mais comme je l’ai déjà dit plus haut, les promeneurs étaient nombreux, et, voyant cette bande de 9 enfants dont plusieurs grandes filles jouant avec un prêtre, quelques-uns s’arrêtaient pour noir jouer et même ricanaient tout bas. En connaissant un peu le caractère peu patient de mon cher oncle (nom que nous donnons quelquefois à Monsieur l’abbé Vincent) je tremblais à chaque instant que le volcan n’éclatât. Henri, le pauvre Henri, qui a l’habitude de s’alarmer facilement n’avait pas l’air trop fier. Un monsieur en passant près de nous s’est mis à entonner les Vespres pour narguer Monsieur Vincent. J’ai été étonné du calme de celui-ci qui s’est contenté de répondre : « Tous les animaux ont un cri, il y en a qui font miaou, d’autres font hi-han, hi-han, celui-là chante les Vespres, c’est un cri comme un autre ». Cette modération était bien faite pour me surprendre, moi, qui ayant fait il y a deux ans une promenade dans les mêmes conditions avais été témoin des airs provocateurs et peu indulgents dont il regardait les gens qui avaient l’air de le narguer et de la manière dont il leur répondait. Je me souviens particulièrement d’une jeune femme pâle et défaite qui ayant regardé Monsieur l’abbé bien en face avait en passant devant lui imité le cri d’un corbeau (chose qui a le privilège de mettre Monsieur l’abbé en rage) et de la manière dont il lui avait répondu : « Toi, tu n’en as pas pour longtemps et tu ferais mieux de t’apprêter à faire ta petite crevaison qu’à insulter les prêtres ». Il est vrai que le second vicaire de Saint Jean Baptiste de Grenelle ne peut pas être comparé au premier vicaire de Notre Dame de Clignancourt et que noblesse oblige. Néanmoins je crains bien qu’il n’ait jamais la douceur et la patience que doivent avoir les bons apôtres. Ce n’est jamais lui qui recevant un soufflet tendrait l’autre joue, il en rendrait plutôt deux à l’agresseur. A part ce petit travers-là, la susceptibilité au jeu et la manie des calembours, je le trouve parfait.

Bon voilà que j’ai repassé et analysé la conduite de Monsieur Vincent, décidément je me mêle de choses qui ne me regardent pas et qui viennent ici comme…. Des cheveux sur la soupe ; mais j’aime laisser aller ma plume sur le papier sans réfléchir à ce que j’écris ! Tant pis si les bêtises abondent ; qui ne pense, n’écrit et ne dis jamais de niaiseries. Je crois qu’il n’y existe qu’une personne au monde dans ce cas-là. C’est Monsieur Rxx et encore je n’en suis pas très sûre mais lui il m’est permis de le trouver parfait, sans lui dire toutefois ! Monsieur Vincent qui était parti seul avec Emmanuel ne se souciait pas de rentrer dans Boulogne avec une telle bande derrière lui, il a donc pris de l’avance et est redescendu par la caserne tandis que nous prenions le chemin des grandes eaux. Seulement notre chemin était celui des écoliers et nous nous sommes longuement arrêtés devant les montagnes russes où il y avait beaucoup de monde, ce qui fait que nous ne sommes rentrés que ¾ d’heure après lui.

En rentrant, comme il n’était pas encore l’heure de dîner, nous avons eu la malencontreuse idée de jouer au ballon avec notre cher oncle. Malgré tout ce que nous lui disions, il ne pouvait renoncer au plaisir de donner de grands coups de pied dans le ballon et de le lancer à une grande hauteur si bien qu’il s’est accroché dans des branches et impossible de le faire déloger. Monsieur Vincent a pris alors un mailler de croquet et l’a si bien lancé qu’il s’est pris lui aussi dans des branches mais tout au sommet de l’arbre. Nous avons pu ressaisir notre ballon avec des boules de croquet, quant au maillet orange nous avons été obligé de l’abandonner à son malheureux sort. Après le dîner, Monsieur l’abbé est resté ¾ d’heure à peu près à causer avec nous, puis il est parti ; nous avons fait notre prière et nous sommes couchés assez fatigués de notre journée.

Mardi – Marie a étudié son piano et sa mandoline toute la matinée auprès de moi dans le salon ; elle se dépêchait car nous attendions Jeanne qui, dans sa lettre, nous avait annoncé qu’elle viendrait de bonne heure pour passer plus de temps auprès de nous. De mon côté je lisais ; Henri, Louis et Germaine vagabondaient dans le jardin en compagnie de Louise qui n’avait pas eu le courage d’aller vois si ses livres avaient la même physionomie un Mardi de Pâque que tous les autres jours de l’année. Quant aux Jumelles, les malheureuses victimes de la science, elles étaient enfermées avec Miss Jones qui ne leur avait donné en complet congé que le Dimanche et le Lundi.

Jeanne est arrivée à 10 heures avec sa mère qui est repartie presque aussitôt. Je ne saurais dire d’une :manière très exacte quelle fut notre occupation jusqu’au déjeuner mais il me semble que nous avons joué au croquet puis Madame du Foresto et enfin l’excellent Monsieur Dumont, le vénéré pasteur, sont arrivés.

Madame Condé qui est un peu originale et excentrique dont les domaines du Foresto de même que son titre de comtesse peuvent être contestés avait amené un assez joli petit chien noir, répondant au nom anglais et poétique de Miss Betty, mais qui est bien la plus exécrable petite créature qui existe au monde, après Hermine toutefois, la chatte blanche adorée de Maman et d’Henri. Cette malheureuse Betty avait faim, cela se comprend après tout, mais sa maîtresse n’entendait pas de la sorte et cette jeune miss qui est d’un tempérament très délicat et qui est mise à un régime que je ne connais pas faisait pousser des cris d’horreur à Madame du Foresto lorsqu’elle s’approchait d’une assiette de pâtée préparée pour Popotte dans laquelle elle fourrait sans dégoût aucun son fin museau aristocratique.

La pauvre Madame Condé était bien amusante avec toutes ses terreurs ; nous nous en amusions bien, Jeanne aussi, mais Louise elle prenait toute cette comédie au sérieux. Elle prenait Betty dans ses bras, la caressait, l’embrassait, et de temps en temps nous lançait des compliments comme ceux-ci : « Vous êtes tous insupportables et Betty vaut mille fois mieux que vous tous réunis ». Je ne mets pas en doute les mérites de Betty qui les a assez prouvés en mordant Marguerite qui voulait la caresser mais Louise aurait pu penser cela sans le dire, surtout devant Jeanne qu’elle mettait avec nous dans le paquet des gens insupportables, bien en dessous du chien le plus hargneux de la terre.

Notre partie de croquet à peu près terminée, Marie, Jeanne et moi nous nous sommes promenées dans le jardin avec Monsieur Dumont qui nous a raconté plusieurs histoires. Je me souviens particulièrement de celle-ci. Etant venu à parler de la cure de Saint Roch, Monsieur Dumont avait dit : « Ne savez-vous pas, Mesdemoiselles, qu’à Saint Roch on est curé de père en fils ! » Cette phrase assez singulière méritait une explication que nous avons réclamée, qui ne s’est pas faite attendre et que voici.

Au moment de la Révolution (il y en a tant en France que Monsieur Dumont n’ayant pas précisé j’ignore celle à laquelle il faisait allusion) habitait en France un jeune homme de très bonne famille, riche et très honoré. Il était marié depuis peu et répondait au nom de « Monsieur de Marduel ». Sa femme et lui s’aimaient comme on s’aime lorsque l’on est jeunes mariés et que les affaires vont à souhait. Malheureusement on ne peut pas se vanter d’être heureux car au moment où l’on s’y attend le moins les malheurs viennent fondre sur nous. Monsieur de Marduel et son épouse s’embarquèrent pour l’Amérique emmenant avec eux tout ce qu’ils pensaient sauver de leur fortune. Ils étaient presque arrivés au terme de leur voyage lorqu’une tempête s’éleva soudaine et terrible. Le tonnerre fit rage, la mer se souleva et le navire sombra corps et biens. Monsieur de Marduel était un homme énergique, et s’il avait quitté la France pour conserver son heureuse quiétude et son bonheur de jeune marié il ne se souciait pas de perdre tout cela en même temps que la vie. Il enleva donc sa femme que nous appellerons pour la commodité du récit « Madame Eurydice » et la déposa sur une large planche qui flottait et sur laquelle il descendit lui-même.

Ils étaient à quelques mètres seulement du rivage lorsqu’une vague plus forte que les autres balaya la planche et arracha mon Eurydice des bras de son époux. Désespoir de Monsieur de Marduel qui, parvenu à terre sans d’autres accidents, parcourt la côte en appelant de toutes ses forces : « Eurydice, ma chère Eurydice ! » L’Eurydice étant introuvable, il la chercha pendant quelques jours et finit par n’y plus penser. Sa fortune ayant disparu en même temps que sa femme, il dut se résoudre à donner des leçons pour vivre et amasser l’argent de son retour en France où il avait encore quelques biens en terre qu’il n’avait pu trouver à vendre au moment de son départ.

Revenu en France, Monsieur de Marduel s’informa encore du sort de la malheureuse Eurydice mais au dire de chacun elle était morte et bien morte. Entendant cette proclamation, Monsieur de Marduel qui, quoique jeune, avait déjà souffert passablement renonça au monde, entra au séminaire, puis fut ordonné prêtre et grâce à sa piété et à son intelligence monta rapidement jusqu’à la cure de Saint Roch. Il était arrivé à ce poste d’honneur lorsqu’un jour qu’il était dans son cabinet particulier de la sacristie, il vit entrer une dame un peu âgée déjà mais encore très bien. Comme il demandait à la visiteuse quel était le but de sa visite, celle-ci au lieu de répondre à sa question lui demanda s’il était bien Monsieur de Marduel. « Oui, Madame » répondit le brave curé. – « N’auriez pas été marié avec Mademoiselle une telle ? » - « Effectivement Madame » - « Et n’auriez-vous pas eu la douleur de la perdre dans un  naufrage ? » - « Hélas ! oui Madame, mais comment êtes-vous si bien renseignée sur ma vie ? » - « Et enfin, continua la visiteuse en baissant la voix et en se penchant à l’oreille du curé, n’auriez-vous pas par hasard à l’épaule gauche un petit grain de beauté ? » - « Mais enfin, Madame, qui vous a dit cela ? » - « Je l’ai vu, Monsieur » - « Mais alors vous êtes … ? » - « Eurydice ».

Tendre scène de reconnaissance après laquelle Madame annonça à Monsieur qu’elle avait pris une détermination depuis longtemps déjà ; qu’elle voulait être religieuse, que son noviciat était fait et qu’elle était venue lui demander de bien vouloir recevoir ses vœux le surlendemain. Elle lui raconta ensuite la manière dont elle avait été sauvée, puis son retour en France bien longtemps après lui, ses recherches infructueuses, sa vocation et enfin comment ayant entendu parler d’un Monsieur de Marduel, curé de Saint Rock, elle était venu e le trouver pensant qu’il était peut-être son mari. Monsieur reçut les vœux de Madame et continua pendant tout le reste de sa vie à lui rendre visite tous les huit jours.

Maintenant vous me demanderez s’il avait un ils. Non, mais un neveu qui lui était tendrement attaché et qui portant le même nom que lui, succéda à son oncle comme curé de Saint Rock. C’est ce qui a fait dire aux gens qui connaissaient le mariage de Monsieur de Marduel et qui prenaient son neveu pour son fils que Saint Rock était une cure où l’on se succédait de père en fils.

Monsieur Dumont qui était très en verve et qui avait trouvé en nous un auditoire très attentif nous aurait raconté indéfiniment des histoires semblables si la cloche ne nous avait avertis que le déjeuner était sur la table. Nous sommes restés assez longtemps à table et il avait été décidé que nous irions nous promener avec Jeanne et Miss Jones. Malheureusement Madame du Foresto a dit à grand’mère qu’elle croyait bien que l’oncle Raoul viendrait dans l’après-midi faire ses adieux à ses chères filles et notre promenade a été effacée de nos projets, mais comme il fallait bien employer notre temps, 2ème représentation de La Cigale chez les Fourmis ; Jeanne s’était amusée à faire le souffleur mais elle était installée très incommodément sur un coussin posé par terre derrière le piano qui la masquait aux yeux des spectateurs. En récompense de la complaisance que nous avions montrée en jouant notre comédie devant Monsieur le curé ce qui, au premier abord, ne nous tentait nullement il nous a fait le portrait du péché mortel et le portrait du péché véniel. Le péché mortel est horrible et Monsieur le curé l’imite de façon à faire frémir ceux qui le regardent. Quant au péché véniel, c’est quelque chose de malicieux, mais assez gentil pourtant ; il n’est pas moral de le représenter ainsi car il n’inspire vraiment pas assez d’horreur.

L’oncle Raoul n’étant pas arrivé à 4 heures ½ Après notre comédie, nouvelle partie de croquet pendant laquelle nous avons vu arriver Madame Marin et Marguerite. J’ai cédé mon maillet à cette dernière et j’ai causé avec Jeannette qui elle aussi ne jouait pas. J’ai peut-être un peu délaissé Marguerite pour Jeanne, mais il y a si longtemps que nous nous connaissons que je pense qu’elle ne se sera pas froissée pour si peu. Seulement quand elle est partie, j’aurais du penser à lui faire des excuses en lui expliquant ma manière d’agir.

L’oncle Raoul n’étant pas arrivé à 4 heures ½ nous sommes tous partis avec Mademoiselle Jones conduire Madame du Foresto et Jeanne au bateau de Saint Cloud. Nous avons attendu peut-être un quart d’heure leur départ, puis nous sommes montés à pic dans les bois. La promenade était délicieuse à cette heure tardive ; il faisait très doux et le soleil était déjà assez couché pour que ses rayons ne tombent pas d’aplomb sur nous comme la veille.

Le but ne notre promenade qui en réalité n’en avait pas était l’avenue Rocheuse. Nous n’y sommes pas descendu, cette avenue étant très dangereuse par les éboulements et ensuite très mal fréquentée. Nous nous sommes seulement aventurés sur le petit pont qui la traverse. Nous avons rencontré sur ce pont une troupe de trois jeunes gens qui ont dit en nous désignant : « En voilà des hirondelles, y a de quoi faire ! » Mademoiselle Jones est devenue rouge comme une magnifique pivoine ; quant à moi je regardais le ciel, cherchant partout des hirondelles sans en voir ; Miss Jones m’a expliqué alors que c’était nous que ces Messieurs appelaient des hirondelles. Peut-être était-ce une poétique métaphore pour dire que nous annoncions le printemps. Néanmoins ces jeunes gens étant assez déguenillés et ayant des vrais airs de vagabonds et vauriens nous avons rapidement fait volte face et Mademoiselle Jones nous a bien recommandé de n’en pas parler à Grand’mère et à Maman qui s’alarment trop facilement. Malgré cela les garçons et Louisette qui n’ont jamais leur langue dans la poche lorsqu(il faudrait qu’elle soit tout au fond ont fait pendant le dîner plusieurs allusions aux « Chercheurs d’Hirondelles » et grand’mère qui ne savait pas de quoi nous parlions a repris qu les hirondelles n’étaient pas encore arrivées, que du moins elle n’en avait vu aucunes jusqu’à présent, que d’ailleurs elles n’étaient pas en retard puisque malgré un temps du mois d’août nous n’étions encore qu’au 27 Mars.

Marie était la personne la plus malheureuse du monde pendant que les garçons et Louise parlaient des hirondelles. Elle regardait anxieusement Miss Jones qui était pourpre et tenait ses yeux baissés sur son assiette. Quant à moi je riais car je ris toujours. D’ailleurs il n’y avait pas de mal à être comparé à des hirondelles, c’était au contraire très flatteur et ces demoiselles n’en ont été vexées que parce que c’était des vagabonds qui s’étaient permis cette comparaison. Henri et Louis regardaient fixement Miss Jones en se mordant les lèvres. Nous avons décidé avant de nous coucher une excursion pour le lendemain.

Mercredi – Je me suis levé d’assez bonne heure et nous sommes allées Germaine, les jumelles et moi flânotter dans le jardin puis Miss Jones est arrivée et elle s’est enfermée avec ses victimes. Quand les garçons sont arrivés vers 10 heures (ils s’étaient levés très tard) ils ont essayé d’emporter la place d’assaut. Ils avaient bien quelques intelligences dans le fort mais la prudence et la bravoure de Miss Jones ont déjoué toutes les ruses. Henri avait beau s’égosiller en contrefaisant la voix de grand’mère, il n’eut aucun succès. Enfin Marguerite en cherchant un livre a tiré tout doucement les verrous. Miss Jones qui tournait le dos à La porte ne se doutait pas que sa prisonnière donnait entrée aux ennemis.

Louis s’avança le premier sur la pointe des pieds et se penchant derrière la chaise de Mademoiselle Jones occupée à corriger les dictées l’embrassa dans le cou. Miss Jones se retourne et pousse un cri, elle veut gifler le téméraire qui lui échappe et court dans la chambre ; elle le poursuit sans l’atteindre puis ils éclatent tous les deux de rire. Germaine prétend que Miss Jones riait jaune ; néanmoins elle a fait conte fortune bon cœur. Ne pouvant pas se venger sur Louis elle a puni Marguerite en lui donnant des leçons supplémentaires.

Entre la fin de la leçon et le déjeuner nous nous sommes amusés à chercher des noms pour toutes les personnes de notre entourage. Plusieurs de ces noms sont assez méchants mais l’enfance est sans pitié a dit La Fontaine.

Nous ne donnions pas nos noms nous-mêmes, on tirait pour savoir qui devait baptiser telle personne. Henri reçut le nom de « serpent », Marie celui de « pomme de terre enflée », ce vilain nom indique qu’elle est assez forte, Germaine avait parlé de la nommer « Eléphantine », ce nom fut repoussé.

Louis s’appel « salsifis », Geneviève « Marmotte » (car elle aime beaucoup dormir), Marguerite « Sauterelle » (elle est toujours agitée), Louise fut nommée « Tourterelle endiablée » (car elle est toujours à roucouler auprès des uns et à faire enrager les autres), Germaine me baptisa et me donna un nom charmant « Libellule ». Je ne vous pas en quoi je ressemble à ce délicieux petit animal mais Germaine est un peu diplomate. Je devais la nommer à mon tour et ne voulant pas voir un vilain nom elle avait été d’une amabilité extrême dans le choix du mien. Je l’appelai « Chikez » (effrontée) et séduite par le genre anglais du mot elle se déclara satisfaire.

Nous n’osâmes pas donner des noms à nos mères mais Germaine donna à Grand’mère celui de « Sauce poivrade ». Marie voulut faire de la morale à sa sœur mais Germaine s’en moqua.

Les domestiques eurent leur tour. Lucie fut appelée « guêpe » (elle est très mince), Mélanie « pissenlit » (elle déteste les fleurs jaunes), Berthe « gigolette » (à cause de son genre enlevé) et la cuisinière « Pleine lune » à cause de sa large face.

Les invités vinrent ensuite ; je proposai pour remplacer Monsieur Vincent le mot « Potiron », il fut adopté à l’unanimité. Monsieur Runner fut nommé « pruno » (à cause de sa soutane noire), Monsieur Vacassin que nous ne connaissons pas du tout a été surnommé « Peton » car il a un doigt de pied tordu parait-il, Miss Jones est « Miss Correct ». Enfin les cigares, cigarettes etc. étant défendus on remplaça ces noms par le mot « cornichon ». Toute la journée les garçons, Germaine et Geneviève se disaient « Passe-moi donc un cornichon ». Personne ne comprenait ce qu’ils voulaient dire. Louis et Henri remplacèrent un certain mot qu’elles avaient lu sur les murs par « Nectar ». Un jour grand’mère nous fit servir des confitures et demanda à Henri comment il les trouvait ; ce dernier répondit très sérieusement : « C’est du vrai nectar ». A ces mots nous éclatâmes de rire et grand’mère défendit ses confitures en disant qu’elles étaient excellentes.
Aussitôt après le déjeuner, nous sommes partis sous la conduite de Miss Jones qui nous promettait une promenade archi délicieuse. Elle ne nous a pas trompés.

Nous avons grimpé à Garches, il faisait très chaud et Henri sous prétexte d’aider Marie s’était pendu à son bras. La malheureuse fille me faisait pitié, traînant d’une main sa sœur Louise et tirant de l’autre Monsieur son cousin mais elle est si gentille qu’elle ne disait rien ; c’est moi qui les aurais emmenés promener à sa place.

Nous sommes arrivés à une grande plaine où des soldats faisaient l’exercice. Ces malheureux sautaient giberne au dos, fusil sur l’épaule des fossés de 3 m de largeur et de 2 m de profondeur. Ils manoeuvraient quatre par quatre et généralement trois seulement atteignaient l’autre bord du fossé. Le quatrième se relevait en riant et ses camarades l’aidaient à sortir de la fosse. De temps en temps un officier bondissait avec légèreté sur la petite butte et sautait avec grâce pour donner l’exemple aux soldats. Marguerite était ravie, elle qui aime tant les officiers et elle les applaudissait de tout son cœur.

Plus loin, ne sachant plus notre chemin, nous l’avons demandé à un garde, véritable ours qui ne nous répondit que par un grognement auquel il nous était impossible de rien comprendre. Comme nous renouvelions notre demande il s’écria d’un air assez fâché : « Vous ne comprenez donc rien ». Ce que voyant, Miss Jones tourna les talons sans attendre la suite des jolis compliments qu’il continuait à nos adresser.

Enfin nous arrivâmes à Villeneuve l’Etang. Le parc entouré de murs est délicieux. Après avoir parcouru un peu au hasard nous nous installâmes sur une pelouse remplie de violettes. Miss Jones, Marie, Geneviève et moi nous remplissions nos mouchoirs de ces charmantes fleurs lorsque des cris impossibles nous firent lever la tête. Les garçons, Marguerite, Germaine et Louise avaient capturé cinq ou six gros crapauds qu’ils nous apportaient triomphalement sur des bâtons. Louis, le moins dégoûté, en tenait deux par les pattes. Nous criâmes aussi, mais d’horreur et non de joie en voyant s’avancer l’abominable procession. Louis qui taquinait Miss Jones ne lâcha ses bêtes que lorsque Mademoiselle lui eut donné un petit morceau de son jupon de laine. Il partagea ce fil en deux parties, mit l’une dans un portefeuille et se servit de l’autre……… pour pêcher de nouveaux crapauds.

En ayant assez de ce jeu dégoûtant, ils se couchèrent tous sur l’herbe et Louis prenant son album dessina à la hâte le petit pont jeté sur l’étang pour faciliter le passage d’un détroit ; puis se tournant vers moi il me dit tout bas : « Embrasse Miss Jones de ma part et dis lui que je l’aime ! »
En sœur complaisante,je me chargeai de la commission et contrairement à mon attente, elle ne se fâcha pas. Elle se mit à rire et regardant Louis leva les épaules en disant : « Quel enfant ! »

Vers cinq heures, nous quittâmes cet endroit si frais et si joli, nous avions au moins une heure et demi de marche avant de rentrer et Maman et Grand’mère n’aimaient pas nous voir revenir quand il fait déjà nuit.

En traversant un petit ruisseau, Louise qui faisait des bêtises avec ses cousins s’y laissa tomber. Les garçons riaient tellement qu’ils la maintenaient l’un par les bras, l’autre par les jambes sans avoir la force de la retirer complètement du fossé. Miss Jones intervint et avec l’aide de Marie remis Louise sur pied. Heureusement il n’y avait qu’une marre d’eau, les bottines et les bas seuls étaient trempés. Louise avoua à Mademoiselle que son pantalon était tout mouillé. « Vous êtes donc tombée assise ? » lui demanda-t-elle – « Non, Mademoiselle, mais j’ai eu peur, et puis après j’ai tellement ri quand Henri et Louis me tiraient que….. que… que… » Louise n’acheva pas et Miss Jones comprit néanmoins et ajouta : « Il faudra tout de suite en rentrant changer vos bas, vos bottines et votre pantalon car vous pourriez attraper un rhume. »

Un peu plus loin, nous trouvâmes une ferme dans laquelle nous entrâmes pour boire du très bon lait.

Il était déjà tard quand nous arrivâmes à la maison. Maman et Grand’mère commençaient à s’inquiéter mais elles s’inquiétèrent avec une facilité désespérante pour nous qui ne sommes pas toujours très prudents.

Aussitôt en rentrant, Louise alla faire sa confession dans les bras de Mélanie et dix minutes après elle revenait à sec. En rentrant dans le salon elle se mit à rire en nous regardant. Je me souviens d’une jolie pièce de Musset intitulée « à Ninon » et dans laquelle il dit :

« Ninon, quand vous riez, vous savez qu’une abeille
« Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille »

Et bien quand ma cousine Louise rit, l’abeille ne se tromperait pas mais un boulanger serait fort tenté de mettre ses pains à cuire dans la bouche qu’elle ouvre démesurément.

Monsieur Runner ne tarda pas à arriver pour dîner avec nous.

Après le repas qui fut très bon, car grand’mère met les petits plats dans les grands quand elle a l’insigne honneur de recevoir Monsieur l’abbé, nous avons tout préparé pour la représentation de notre comédie.

Les toilettes ne furent pas bien longues, les garçons restant au naturel. Marie, la bonne Madame Chamerey, avait un corsage et une coiffure rococo. Quant à Germaine je l’avais peignée excentriquement et elle était très gentille. La première partie de la pièce se passa parfaitement et fut très amusante mais Louis renversant une bougie maman s’élança sur la scène. On voulut recommencer le passage interrompu, Henri sortit et comme il ne revenait pas à temps, Germaine donna un coup de pied formidable dans la porte. C’était sa manière de l’avertir. Je ne sais comment se fit mais Henri eut les doigts pris et écrasés dans la porte. Il poussa un cri. Désarroi complet. Pendant que Maman soignait la main malade, Grand’mère adressait à Germaine des reproches sur sa brusquerie. Ma chère cousine est très vive.  Désespérée de l’accident dont elle était cause et furieuse d’être grondée devant un étranger elle s’enfuit en pleurant et alla vite se déshabiller. Avant de partir elle avait dit je ne sais quoi à grand’mère et celle-ci réclamait des excuses. Monsieur Runner voulut faire du zèle, il alla trouver Germaine. Celle-ci surprise s’élança dans le cabinet de toilette des garçons. Monsieur Runner eut beau prêcher, la révoltée ne tira pas ses verrous puis voyant qu’il n’obtiendrait rien le malheureux s’en alla.

Germaine alors m’ouvrit et me dit en riant à travers ses larmes : « Comprends-tu pourquoi je ne pouvais pas lui ouvrir ? » Je vis alors que dans sa précipitation à se sauver de la chambre dans le cabinet de toilette elle n’avait pas pris ses habits restés sur une chaise. Elle était en corset, la poitrine et les bras à nu. «  Je comprends bien, lui dis-je en souriant, tu n’es guère présentable. »
Marie voyant pleurer sa sœur sanglotait, elle était jetée sur un fauteuil et n faisait que répéter : « Que je suis malheureuse avec mes sœurs ! Ah si Maman était là ! » J’essayai de les consoler toutes les deux ; Marguerite et Geneviève vinrent m’aider dans cette tâche. Monsieur Runner étant parti, nous nous trouvâmes tous les 8 réunis ; les verrous furent tirés ; Germaine et Henri s’embrassèrent et tout finit par une scène d’attendrissement. Ils étaient tous si énervés que leur énervement me gagna et que je me mis à rire et à pleurer comme eux sans savoir pourquoi.

Nous nous sommes séparés assez tard car Germaine nous a raconté toutes les douleurs qu’elle avait souffertes à Boulogne depuis un mois. Il faut dire que mes chères cousines sont très gâtées par leur mère et que n’étant pas habituées aux reproches, Germaine et Louise qui ont des caractères très vifs ne supportaient pas ceux que grand’mère leur adressait. D’un autre côté grand’mère qui voudrait que ses petites filles soient des perfections ne leur dit rien pendant les huit premiers jours de leur séjour chez elle mais après elle veut réformer leurs manières et leurs caractères. Elle ne s’y prend pas très doucement quelquefois. Les jumelles qui sont toujours avec grand’mère et moi qui reste avec elle une partie de l’année nous y sommes un peu habituées. Marguerite se révolte quelquefois mais Geneviève et moi nous savons nous contenir excepté cependant lorsque grand’mère nous parle aigrement devant des étrangers ; alors nous nous en allons bien vite.

Jeudi – Pendant que Marie étudiait son piano et sa mandoline, j’ai lu dans les Revues Pittoresques puis j’ai fait un peu de crochet mais si peu que cela n’est pas la peine d’en parler. Germaine et les garçons sont restés au jardin une partie de la matinée puis Germaine est rentrée apprendre un peu de leçons mais ses cousins ne l’ont pas laissée à ses sérieuses occupations et à peine avait-elle ouvert ses livres qu’ils l’ont entraînée devant la table de jeu. Je me suis réuni à eux et nous avons joué au nain jaune et au 31 jusqu’au déjeuner.

En arrivant à 1 heure Miss Jones apprit que nous l’attendions pour partir au Mont Valérien. Nous devions essayer de pénétrer dans le fort pour visiter la tombe d’une de nos arrières grand’mères. Nous nous mîmes en route par une chaleur ardente. Après avoir suivi le bord de l’eau pendant un quart d’heure à peu près, nous traversâmes la Seine sur la grande passerelle de fer qui peut avoir 190 m, nous passâmes sous un petit pont et nous atteignîmes la route du Mont Valérien.

Cette route est brûlante, vainement nous cherchions un peu d’ombre. Marie, Henri et Louise avaient l’air vanés. Comme nous approchions du fort, nous fîmes la rencontre de 3 petits gamins de 9 à 12 ans, ils s’arrêtèrent et se mirent à rire en nous regardant. L’un d’eux désignant Marie dit à ses compagnons : « Eh dites dons, regardez celle-là, elle engraisse son foie pour faire un pâté ! » Nous nous mîmes tous à éclater et Marie fit chorus avec nous. « Décidément tu es une bonne bête », lui dis-je. Ma chère amie se montra très flattée de ce nouveau compliment.

Dans les champs nous rencontrâmes des bonnes femmes à qui nous demandâmes si on pouvait pénétrer dans l’enceinte fortifiée pour visiter le cimetière. Elles nous répondirent que non et qu’il fallait pour cela une permission du gouverneur de la place. Après avoir reçu deux ou trois fois la même réponse, nous renonçâmes au cimetière.

J’avais cueilli une fort jolie branche de pommier en fleurs pour déposer sur la tombe de cette grand’mère que je n’avais jamais connue. Nous nous la partageâmes ; malheureusement nos ravissants petits bouquets ne tardèrent pas à s’effeuiller.

Tout auprès de la porte du fort se trouve une ferme dans laquelle nous avons bu un lait extra bon. Nous nous y sommes reposés une demi heure puis nous avons repris notre marche. Nous avons traversé Surennes. Oh ! l’horrible ville ; la rue du four que nous avons suivie est la plus horrible saleté que je connaisse. Ce que l’on doit souffrir en vivant dans un taudis semblable dépasse tout ce que l’on peut imaginer.

Heureusement le Bois de Boulogne avec  ses belles allées et ses pelouses vertes vint reposer notre vue violemment blessée par les rue de Surennes.

Nous allâmes à la cascade. Louis tirait son album et s’apprêtait à dessiner lorsqu’un garde vint lui demander s’il avait une permission. Louis un peu interdit répondit néanmoins que non mais que si cela était défendu il ne le ferait pas. Le garde dit encore qu’il avait vu de loin une jeune fille faire de la gymnastique sur les fils de fer et d’adressant à Marie qu’il crut la coupable à son air effaré il lui dit de ne pas recommencer. Marie, la calme et tranquille Marie, faire de la gymnastique au bois de Boulogne, décidément le garde tombait fort mal. Germaine s’avançant d’un air résolu dit au garde d’un ton bref : « Ce n’est pas elle, Monsieur, c’est moi ! » Le garde se mit à rire et dit à Germaine : « C’est bien, Mademoiselle, c’est très bien de défendre votre sœur en vous accusant vous-même. Mais ne recommencez plus. »

Ce monsieur était très gentil, il resta un quart d’heure à bavarder avec nous et proposa à Louis de lui avoir une permission pour dessiner au Bois. Louis le remercia et lui dit qu’il n’en     avait pas besoin.

Au restaurant de la cascade il y avait un mariage et les garçons et Marguerite ayant vu la mariée embrasser Monsieur son époux nous racontèrent pour la vingtième fois peut-être l’histoire de la mariée de Saint Nazaire. Cette histoire amusa Germaine et Mademoiselle Jones imposa silence à ces messieurs en nous disant qu’ils racontaient des choses trop légères.

Surnoms donnés à chacun

 Henriserpent
 Madeleine
 libellule
 Marie pomme de terre enflée
 Louis salsifis
 Germaine chikey
 Geneviève marmotte
 Marguerite sauterelle
 Louise tourterelle endiablée
  
 Grand'mère sauce poivrade
 Lucie guêpe
 Mélanie pissenlit
 Berthe gigolette
 Marie-Louise pleine lune
 Mr Vincent
 potiron
 Mr Runner
 pruno
 Mr Vacossin
 peton
  
 m.......... necktar (confiture)
 cigare cornichon



Et ce cahier de vacances prend fin ainsi.