Vacances à Pornic

1895

ENVOI

Pauvre cahier, veux-tu savoir quelle est ta destinée?

J'entrevois dans l'âtre un ballet fantastique de "flammettes" bleues au milieu desquelles se tordent tes feuilles recouvertes de rêveries folles. Pourquoi donc alors violer ta blancheur immaculée et te ternir d'un bout à l'autre par mes vilaines pattes de mouches?

Pardonne-moi cher cahier mais c'est pour occuper mes longues soirées d'hiver en copiant quelques pages écrites là-bas, sur les bords de l'océan et en continuant le récit interrompu de mes courtes vacances. C'est pour revivre en quelque sorte, quinze jours de bonheur et ils sont si rares ces jours, qu'il nous est bien permis de les prolonger par l'imagination au-delà de leur durée véritable; d'ailleurs on ne comprend jamais autant le charme de la liberté et de fête avec la nature que lorsque tout cela vient à vous manquer à la fois. L'azur du ciel et de la mer ne m'a jamais paru d'une beauté plus attirante que quand j'y pense maintenant entre les quatre murs de ma chambre, les yeux fixés sur un ciel gris obstinément gris dans lequel montent d'innombrables cheminées.

Par exemple, ce cahier est pour moi seule, car j'y ai mis mon âme à nu, sans me préoccuper des voiles dont la pudeur la plus rudimentaire oblige qu'on l'enveloppe pour la produire aux yeux d'autrui.

Il ne me reste  plus qu'à dédier ce cahier à toutes les cervelles détraquées de la terre et surtout à une demi-douzaine de timbrés que j'ai l'honneur et le plaisir de connaître tout particulièrement.

M.P.

Ker Sablé, le 4 septembre 1895.

Est-ce que je rêve?

Non, c'est bien vrai, c'est l'océan que je vois s'étendre sous mes yeux et c'est bien la marée que j'entends monter bruyamment.

Je suis à Pornichet et, de la salle à manger, par la porte ouverte, je vois une immensité bleue tandis qu'un souffle marin éparpille mes papiers et m'apporte des senteurs enivrantes.

Hélas, les doux instants sont comptés et, dans deux jours, je reprendrai le triste chemin de Paris. Cependant, malgré mes sœurs qui jouent près de moi le rôle de démons tentateurs, je ne veux pas quitter ce cher petit coin de Bretagne, sans fixer le souvenir des deux semaines de repos écoulées ici.

Je suis arrivée à Pornichet le samedi 24 Août, à 8 heures 35 du matin.

Après une nuit pendant laquelle le bonheur m'avait empêchée de dormir, j'eus la joie de les revoir tous sur le quai de la gare, attendant le train qui m'amenait.

En disant tous, je parle même de Popote qui fait réellement partie de la famille et dont les caresses, trop démonstratives à mon gré, faillirent me faire tomber dans les bras du sous-chef de gare.

Sur le quai, ce fut un déluge de baisers et de paroles; mes frères et sœurs avaient tous quelque chose à raconter : les uns parlaient bains, coquillages, feux de joie, les autres Bitschiné, Durand, etc.…; je ne savais plus où donner de la tête.

Nos bagages délivrés, Geneviève voulut savoir si les plans de Maman m'avaient suffisamment renseignée et m'institua conductrice de la bande.

Il est probable que je me serai perdue sans le secours de Louis qui, chargé d'une valise, désirait ne pas perdre de temps et me soufflait « à droite » ou bien « à gauche » lorsqu'il me voyait hésiter. Heureusement que, dans Pornichet, les distances ne sont jamais considérables et en quelques minutes nous fûmes à Plaimpalais.

Ce fut avec une grande satisfaction que je trempais ma tête tout entière dans une cuvette d'eau fraîche et que je livrai ma chevelure aux soins de Maman qui répara le dommage causé par une nuit de chemin de fer. Une tasse d'excellent chocolat acheva de me remettre complètement et, après avoir aidé Irma à défaire ma valise, je suivis les jumelles sur la plage.

Cela me fit un plaisir immense de courir sur les dunes couvertes d’œillets rosés et de mélias embaumés et de respirer à pleins poumons cet air salé et vif de la mer. Je rajeunis de trois ans en marchant sur le sable humide et en ramassant comme alors des coquillages de nacre aux reflets changeants; j'allais tout près de l'eau et plus d'une vague arriva jusqu'à moi, mouillant mes pieds et le bas de ma robe; je m'amusais à presser le varech dans mes doigts. Je me sentais étourdie, fatiguée mais si heureuse que, malgré le soleil qui commençait à darder fortement ses rayons, je serais restée en extase devant toutes les beautés perdues et retrouvées si Geneviève et Marguerite ne m'avaient entraînée en me disant que l'heure du bain approchait.

Irma apportait nos costumes aux cabines comme nous y arrivions de notre côté; je me déshabillai à la hâte et, en deux ou trois minutes, j'étais prête à entrer dans l'eau. Il y avait trois ans que je n'avais pas pris de bain de mer et cela me parut assez désagréable de sentir l'eau froide monter lentement le long de mon corps. Après bien des hésitations, je me préparais à faire un plongeon et, cette minute critique passée, je ne songeais plus à trouver que l'eau était froide. Je me baignais comme les autres, tendant mon dos aux vagues, buvant avec délice l'eau salée et barbotant comme un canard.

En rentrant à Plaimpalais, Grand'Mère me trouva si pâle qu'elle voulut me faire boire un petit verre de rhum Saint-André. Je n'aime pas les liqueurs fortes mais il faut croire qu'Henri n'est pas de mon avis, car il alla tourner autour de Grand'Mère en faisant les yeux doux et en suppliant d'une voix fort tendre. Grand'Mère se montra inflexible et s'opposa au partage que, en cœur généreux, je voulais faire.

Je me sentis alors d'un mal qui depuis longtemps ne m'avait pas tourmentée: "Le mal de la faim". Un bon déjeuner y porta promptement remède.

Au mois d'août, la chaleur est trop forte pour que l'on puisse sortir entre midi et 3 heures, surtout dans ce Pornichet dont la verdure consiste seulement en quelques pins et sapins rabougris qui lui ont valu son nom de Pornichet les Pins. Nous restâmes donc bien tranquillement chez nous et je visitai Plaimpalais.

Cette maison qui appartient à Monsieur Warrot, ténor de l'opéra, présente l'aspect d'un chalet suisse; elle est basse et large. Sa toiture en pente semble disposée pour faciliter l'écoulement des neiges. Un balcon ou, pour mieux dire, une petite terrasse, recouverte d'une tente, s'étend devant la salle à manger dont la longueur est de huit mètres ou de huit mètres cinquante. Un escalier intérieur mène à l'entresol où sont la chambre habitée par les garçons, la cuisine, la cave, les chambres des domestiques et les W-C.

Au premier étage, quatre chambres ont leur entrée sur la grande salle. Celle de Grand'Mère et la mienne, l'une rouge et l'autre rose, regardaient la mer; celle de Maman et celle des jumelles, toutes deux bleues, donnaient sur le jardin. Rien de plus frais et de plus élégant que l'ameublement de Plaimpalais Les meubles étaient en laque blanche avec des filets rouges ou bleus suivant la couleur de la chambre dont les murs étaient tapissés d'étoffe.

Dans la salle à manger-salon il y avait un piano mais quel piano! C'était un Chaudron sur lequel mes sœurs étudient à Boulogne. Je ne crois pas que l'air de la mer soit excellent pour la santé des pianos, d'autant plus qu'à Pornichet il n'y a pas de médecin pour ces instruments là. Henri raccorda deux notes qui ne donnaient plus aucun son et jumelles et garçons ne se firent pas scrupule de taper énergiquement sur le piano de Monsieur Warrot.

Plaimpalais serait pour moi le type idéal de la maison de bains de mer si elle était construite sur la plage même mais les dunes gênent la vue. Du balcon cependant, on aperçoit la ligne bleue, assez large, mais c'est bien loin de ressembler à mon Ker-Sablé que les vagues viennent presque toucher dans les hautes marées.

Quant au jardin de Plaimpalais, sans être très étendu, il est gentil et assez ombreux du côté de la cuisine. Il fait un angle et on peut sortir par deux grilles de bois sur l'une ou l'autre des routes. Juste au sommet de l'angle se trouve un petit kiosque champêtre, recouvert de chaume, dans lequel Louis se mettait de temps en temps pour dessiner. Geneviève, Marguerite et Moi, nous y apportions quelque fois nos crochets, lorsque la grande chaleur était passée, mais l'ouvrage n'avançait pas vite car, de cet observatoire, nous pouvions examiner les passants et à chaque personne nous relevions la tête.

La visite de Plaimpalais n'occupa pas tout mon après-midi et, après avoir causé quelques moments avec Grand'Mère et Maman, j'écrivis à Papa et à Grand'Mère Prat afin de les rassurer sur mon voyage.

Mes lettres étaient à peine signées que Louis vint me trouver, un pliant sous le bras, une boite de couleurs sous l'autre et un chevalet de promenade à la main. Il avait sur la tête un grand chapeau de paille comme ceux des jardiniers, une chemise de flanelle blanche à raies bleues et un pantalon de toile complétaient cet accoutrement que je me permis de trouver bizarre et un peu trop primitif. Il me répondit que tout le monde était comme cela à Pornichet et qu'il était assez élégant pour aller peindre à Saint-Sébastien. Il me proposa de m'emmener avec lui et j'y consentis mais à une condition, c'est qu'il remplacerait son affreux chapeau de paille par un autre plus convenable. Il le voulut bien et nous partîmes seul tous les deux.

Il était à peu près 3 heures mais il faisait encore si chaud qu'arrivés à "Ville-Héran", petit hameau situé à la porte du vieux Pornichet, nous renonçâmes à poursuivre notre promenade.

L'endroit d'ailleurs était charmant et très pittoresque : deux ou trois masures abandonnées et recouvertes de toits de chaume, un vieux puits, une petite mare où barbotait une troupe de canards, un sentier ombragé par de grands églantiers; au loin les marais et, au-dessus, un ciel d'un bleu profond et éblouissant. Est-ce que tout cela n'était pas fait pour tenter un artiste et pour plaire à une parisienne dont c'était le premier jour de liberté? Nous étions si bien à l'ombre de notre haie que nous ne causions pas beaucoup. Lui, travaillait avec ardeur cherchant les teintes exactes de la verdure qu'il avait devant lui ; quant-à moi, les yeux mi-clos, tout émue et tout heureuse, je ressentais un vague bien-être, j'étais engourdie et je ne désirais pas sortir de cette langueur, tant j'avais peur de voir tout disparaître et de me réveiller d'un beau songe.

Nous ne restâmes cependant pas seuls et mes rêveries creuses furent interrompues par l'arrivée de cinq petits gamins de huit à trois ans qui remontaient le sentier où nous nous trouvions. Voyant Louis peindre, ils s'arrêtèrent et regardèrent à une distance de quelques pas ce qu'il faisait. « Tiens, c'est la maison de la Bique », disait l'un. « Non », reprenait un autre, « c'est celle qui est auprès du puits, tu vois bien! »

Louis se retourna vers moi et sourit en me disant à voix basse: « Attends, je vais leur parler » puis s'adressant à eux: « Vous pouvez approcher mes petits, je ne vous mangerai pas. »

A peine ces mots étaient-ils prononcés, que nous vîmes une dizaine de petites jambes bien roussies par le soleil et cinq fonds de culottes rapiécées disparaître comme par enchantement au tournant du sentier.

Ils sont partis mais ils ne tarderont pas à revenir pensais-je. Je ne me trompais pas car moins de deux minutes après nous les vîmes de nouveau.

Le plus petit, un amour, tout rouge et tout sale, marchait en avant, pieds nus et mordillant un coin de sa blouse bleue, les autres le suivaient d'un air fort embarrassé. Ils approchèrent lentement et avec circonspection puis, après avoir hésité, ils s'assirent en face de nous, en plein soleil et au milieu des orties. Sans se préoccuper ni de l'un ni de l'autre, ils nous regardaient comme des bêtes curieuses.

Peu à peu la glace s'était rompue et, après nous avoir dévisagés et admirés pendant un quart d'heure, ils cherchèrent ce qu'ils pourraient faire à leur tour pour attirer notre attention. Ils se décidèrent à nous montrer leur talent et nous assistâmes à des courses à quatre pattes, à cloche-pied, sur le fond du pantalon, etc. ... Ces exercices n'étaient pas faits pour arranger leurs vêtements mais, cela ne me regardant pas, je les laissai se livrer à ces amusements, non sans les prévenir à plusieurs reprises qu'ils allaient se faire mal.

Rien n'est plus têtu que ces petits bretons; plus je leur disais qu'ils pouvaient se blesser, plus ils cherchaient à faire des choses extraordinaires. Enfin, l'un d'eux imagina de se promener sur le rebord du puits et même de descendre dedans sur des pierres qui faisaient saillie.

Après m'être assurée que ce jeu n'était pas sans danger, je dis à Louis de les en empêcher. Il leur fit signe de revenir et leur dit d'être plus sages. Je ne sais si le ton qu'il employa était plus énergique que le mien mais aussitôt mes petits sauvages vinrent s'asseoir tranquillement. Pour leur enlever la fantaisie de recommencer leurs bêtises, j'eus l'idée de leur raconter une histoire.

Lorsque je repense à cela maintenant, je me demande si j'étais folle car il faut vraiment être un peu timbrée pour agir de la sorte.

Qu'aurait dit ma chère amie si elle avait pu me voir, derrière ma haie, racontant "Barbe-Bleue" à cinq petits bretons qui, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, étaient attachés à toutes mes paroles. L'un d'eux connaissait vaguement l'histoire et, avant que j'aie parlé, il disait aux autres ce qui allait se passer.

« Tu verras », murmurait-il à l'oreille de son frère, « les clefs sont tombées dans le sang ». Et, lorsque j'étais d'accord avec ce qu'il savait, il battait des mains, tant il était heureux.

Louis avait déposé ses pinceaux pour observer le jeu de leur physionomie ; quant-à moi, émotionnée par l'attention que me prêtaient mes auditeurs, je m'arrêtais plusieurs fois.

Ce fut avec un véritable soupir de soulagement que, mariant la femme de barbe-bleue à l'un de ses défenseurs, je dis la phrase consacrée: « Ils furent très heureux et ils eurent beaucoup d'enfants ».

Je me suis aperçue après que j'avais fait bien de la fantaisie et que mon histoire était loin d'avoir la simplicité du vrai conte. C'était quand même Barbe-Bleue et qu'est ce que cela pouvait faire à ces gamins que ce soit un Barbe-Bleue assaisonné à ma façon au lieu d'être un Barbe-Bleue nature?

Mon histoire terminée, Louis tira sa montre et vit qu'il était 5 heures: « Si tu veux voir Monsieur Blois avant qu'il reparte pour Escoublac, il est temps de rentrer ». Pendant qu'il rangeait ses couleurs et repliait son chevalet, je demandais à mes petits bretons de me dire leurs noms. Le premier que j'interrogeais me répondit « Jules, Madame! » Louis éclata de rire : « Décidément, ma pauvre sœur, tu es vouée aux Jules », s'écria-t-il!

En effet, c'est un des noms que je déteste le plus et je le rencontre partout. Mes frères et sœurs me taquinent sur cette antipathie; si je n'aime pas le nom de Jules, c'est surtout à cause des sous-entendus qu'on y met dans un monde vulgaire. Parmi les autres bambins, il y avait un Maurice, un Henri et deux Jean.

Louis était prêt à partir mais, comme son paysage n'était pas terminé, je dis à l'aîné des enfants: « Ecoutez, Jules, si nous revenons peindre par ici, je vous apporterai des bonbons pour vous et vos petits amis ». A ce mot de "bonbon", je vis un sourire de satisfaction gourmand épanouir leurs larges faces. Jusqu'à présent, de Plaimpalais, nous ne sommes pas retournés à Ville Héran et Jules m'attend toujours ou, pour parler avec plus de sincérité, attend mes bonbons.

En rentrant à Plaimpalais nous trouvâmes Henri furieux de ne pas avoir une bicyclette, il s'était ennuyé toute la journée sans savoir où aller. Maman et Grand'Mère étaient fatiguées de ses plaintes incessantes.

Espérant mettre tout le monde d'accord, je proposais d'aller aux dunes voir si Monsieur Blois y était. Les jumelles prirent leur chapeau et nous partîmes toutes les trois avec Louis et Bébé. Au moment de franchir la grille du jardin, Emmanuel se retourna pour crier à Henri, resté sur le balcon, « Henri, viens-tu voir l'abbé Blois? »

Aussitôt, nous vîmes Henri descendre l'escalier et s'apprêter à tomber à bras raccourcis sur Bébé qui, devinant l'intention, se mit à fuir à toutes jambes dans les pins.

Je demandais alors à Henri quel était le sujet de sa colère: « tu n'as donc pas entendu, me répondit-il, Manu vient de m'appeler "vieille oie" »

Les jumelles, Louis et moi, nous eûmes beau lui rire au nez, nous ne pûmes le convaincre de l'innocence des paroles de Bébé.

Quant à Emmanuel, nous le retrouvâmes quelques pas plus loin, caché dans les pins et mourant de peur.

Monsieur Blois était parti lorsque nous arrivâmes à Notre-Dame des Dunes. Après avoir dit une petite prière dans cette chapelle où je n'étais pas entrée depuis trois ans et après avoir regardé l'heure des messes pour le lendemain,  nous reprîmes le chemin de Plaimpalais.

En entrant dans la salle à manger, Bébé courut se réfugier auprès de Maman, à laquelle il raconta sa lamentable histoire. Henri n'osant venir l'inquiéter se contentait de lui dire de loin: « Attends, petit môme, je saurais bien te rattraper et alors tu verras ce que tu recevras ». Le petit môme, se sachant bien en sûreté, sortait la tête de la robe de Maman, dont il s'était enveloppé et, de sa forteresse, il narguait l'ennemi.

Nous ne tardâmes pas à nous mettre à table car le jour commençait à tomber de bonne heure et Grand'Mère désirait que notre repas fut terminé avant la nuit. A 6 heures et demie, Eugénie servait et l'on n’attendait pas les retardataires.

Quelque fois, en rentrant deux minutes après l'heure convenue, nous trouvions Grand'Mère qui, après avoir mis une assiette de soupe devant chacune de nos sept places vides, commençait à dîner d'un air mécontent.

Ce samedi soir, nous étions tous exacts mais, après le repas, Grand'Mère se fit un peu attendre pour aller sur la plage. En passant près de Korrigan, nous vîmes les B. qui revenaient de Piriac avec leurs amis. Je pus donc les embrasser le soir même de mon arrivée mais dans une obscurité qui me permit à peine de distinguer Louise de Thérèse.

Sur la plage, Maman parla à Monsieur Edmond, un jeune homme de 18 ou 19 ans qui se donnait beaucoup de mal pour organiser les feux de joie et rompre, comme il disait, la monotonie de cette bonne plage de Pornichet.

Monsieur Edmond possède une physionomie fort drôle qui donne envie de rire, rien qu'à le regarder; ce qui m'amusait encore plus que sa tête, c'est le ton enfantin de sa voix. Il habite à Châtellerault, petite ville où l'on s'amuse beaucoup, parait-il, et était venu passer un mois à Pornichet dans la "Villa Rose".

Monsieur Edmond ne parlait pas très facilement car il était enrhumé suivant son expression, comme "26 couleuvres qui ont avalé 36 grenouilles". Cette comparaison doit être d'une grande profondeur mais j'avouerai que mon petit esprit borné ne put la comprendre et que, tout en écoutant ce brave jeune homme nous annoncer un feu monstre pour le lundi, je me demandai ce que les couleuvres et les grenouilles venaient faire dans son rhume.

Il nous quitta en priant Louis de le trouver sur la plage le lundi, vers 2 heures, afin de l'aider à tout préparer.

Après son départ, la promenade ne se prolongea pas longtemps et on me fit mettre au lit de bonne heure. Je ne dormis pas beaucoup cependant; chaque fois que je me réveillai, je n'osai regarder autour de moi tant j'avais peur de me retrouver à Paris mais, lorsque j'entrouvrais les yeux et que je reconnaissais la jolie chambre rose de Plaimpalais, oh ! alors, j'étais bien heureuse en pensant que dans les pièces voisines dormaient Maman, Grand'Mère, mes sœurs et Manu chéri...

……….

Au point du jour, je me rendormis profondément et Louis s'impatientait depuis un quart d'heure dans le jardin lorsque les jumelles et moi nous parûmes pour aller à la messe de 8 heures. Henri, qui ne nous avait pas attendu, trottinait déjà sur la route de l'église. Nous piquâmes alors un galop et nous arrivâmes à Notre-Dame des Dunes encore une minute avant le commencement de la messe. C'était monsieur le curé d'Escoublac qui la disait. Pauvre cher homme! Il n'est pas de ceux dont on peut dire qu'ils sont nés orateurs. Pendant un sermon de dix minutes à peine, il resta bien une douzaine de fois en panne sans que rien ne sorte de ses lèvres, si ce n'est une série de « euh! »... tout à fait réjouissante. Les garçons et moi, nous nous pâmions derrière nos livres de messe.

Le début du sermon fut particulièrement éloquent: « Mes frères, y’a pas moyen d'avoir d'curé à Pornichet » dit-il en faisant allusion à une démarche de personnes zélées qui désiraient l'établissement d'une paroisse.

La messe est drôlement servie sur la commune d'Escoublac. Les enfants de chœur ont des chaises et restent assis la plus grande partie du temps. S'ils changent de place, ils trimballent leur siège avec eux et font un train infernal. En revenant de la messe, nous déjeunâmes et nous fîmes un tour sur la plage en attendant l'heure du bain. Nous rencontrâmes Louise et Thérèse avec mesdemoiselles Durand et leur frère.

Louise et Thérèse n'ont guère changé de physionomie depuis trois ans mais elles sont plus jeunes filles d'allure. Louise, qui a près de 17 ans, est grande et très mince; elle est blonde avec de beaux cheveux qu'elle laisse tomber en natte sur ses épaules. Thérèse, plus jeune d'un an, est moins grande que sa sœur; elle a les cheveux châtains et crépus, de grands yeux noirs très vifs et, du moins au bord de la mer, une peau fine mais basanée comme celle des créoles. Il parait qu'à Nantes elle a au contraire un teint très blanc mais qu'un jour ou deux à Pornichet suffisent pour la transformer en négresse.

Louise Durand, qui aura, je crois, ses 18 ans au mois de février, ne parait pas son âge ; elle est assez jolie mais je lui préfère Thérèse dont la physionomie est plus expressive. Aline est l'une de ces personnes dont on ne dit rien, quant à Marcel, c'est un petit bonhomme bien gentil mais il ne doit pas être commode tous les jours. Monsieur Durand, sévère pour les deux aînées, ne voit que par les yeux de son fils. Madame Durand, tout en déplorant ce système d'éducation, gâte aussi Marcel ; elle ne lui refuse rien de ce qu'il demande quand cela est raisonnable mais si cela ne l'est pas, elle l'envoie trouver son père encore plus faible qu'elle.

Louise, Thérèse et leurs amies allaient faire des courses au vieux Pornichet, nous les accompagnâmes jusqu'à l'entrée du village puis nous revînmes sur nos pas.

Les jumelles me montrèrent alors quelques personnes qu'elles connaissaient de vue. Les premières furent Monsieur Baccalauréat et son frère.

Le jeune homme, que mes frères ont surnommé ainsi, ne sait parler, parait-il, que d'examens. Il se promenait généralement dans la matinée et, tous les soirs vers 4 heures, il allait trouver deux jeunes femmes, l'une en rose et l'autre en vert d'eau et causait avec elles. Lorsqu'il ne savait plus que dire sur Saint-Cyr, Polytechnique, Centrale, Normale, etc., il appelait le petit chien de l'une des dames et se roulait avec lui dans le sable tandis que la dame rose le regardait avec attendrissement à travers son face à main.

Je vis ensuite, la "famille noire" où il y avait quinze enfants, tous frères et sœurs, puis Monsieur Marc, l'ami de Monsieur Edmond. Nous prîmes notre bain; l'eau était très bonne et peu agitée. Je pus faire la planche, ce que je n'avais pas osé tenter la veille.

Ce dimanche-là, c'était la fête au vieux Pornichet et nous sortions de table lorsque nos amies de Korrigan vinrent savoir si nous voulions bien y venir avec elles. Maman le permit et même nous y accompagna.

Il faisait bien chaud et je trouve que, rester tout l'après midi en plein soleil pour regarder des courses aussi peu réussies, cela manquait de charme ; encore si Louise et Thérèse étaient restées avec nous mais elles étaient parties au Croisic pour conduire un oncle. Maman ne tarda pas à nous lâcher à son tour, nous confiant aux soins de Monsieur et Madame Durand.

Les jeux furent un peu plus intéressants que les courses; le mat de cocagne fut vite dévalisé. Il y avait quelque chose d'assez original : il fallait se renverser en pleine figure un seau d'eau teinté en noir, en bleu ou en rouge... plus on était trempé, plus on riait et le garde champêtre donnait cinquante centimes par coup aux gamins qui égayaient la foule à leurs dépens.

En revenant avec les Durand, nous décidâmes que nous retournerions le soir voir le feu d'artifice. Aussitôt après le dîner, tout Plaimpalais, moins mademoiselle Popote, constituée gardienne du logis, se dirigea  vers le village.

Avant d'arriver même aux premières baraques de la fête, Grand'Mère se trouva trop fatiguée et parla de s'en retourner seule ; maman ne le voulut pas et rebroussa chemin en entraînant Bébé.

Le pauvre Emmanuel pleurait et criait au milieu de ses larmes: « Je veux rester avec les autres, Maman, je veux aller à la fête car, si je deviens pauvre, je ne verrai plus jamais de feu d'artifice ».

Grand'Mère essaya de le consoler et lui donna un franc trente pour acheter une pêchette, objet de ses désirs.

Pendant que Bébé rentrait le cœur gros, nous regardions les boutiques.

Une somnambule donnait des consultations et, moyennant trente centimes, montrait dans une glace magique la personne que l'on aimait.

Geneviève grillait d'envie d'entrer pour voir... Je m'arrête car j'allais dire une méchanceté mais la somnambule annonça qu'elle ne recevait personne de moins de 16 ans. La question d'âge ne m'excluait pas mais mon porte-monnaie était resté à Plaimpalais et Lucie, à laquelle je demandais six sous, m'envoya promener en me disant que je n'avais nul besoin d'aller voir Madame Gustave. D'ailleurs, si j'avais eu l'argent et la permission, je crois qu’un vague sentiment de crainte m'aurait arrêtée auprès de l'escalier et m'aurait empêchée de franchir la porte de Madame Gustave.

Néanmoins je restais contrariée pendant un bon quart d'heure. Les Gymnases devant lesquels Lucie et sa nièce étaient en admiration me semblaient insipides et les confettis que l'on lançait de toute part m'énervaient. Je désirais être rentrée avec Grand'Mère et Maman lorsque la première fusée du feu d'artifice s'élança comme une flèche dans le beau ciel pur de cette nuit d'Août.

Lucie, les garçons et Geneviève quittèrent aussitôt la parade et se dirigèrent en courant vers les dunes. Marguerite, Irma et moi, nous étions un peu en arrière lorsqu'une nouvelle fusée fit tomber des flammèches tout autour de nous.

« Tournez par la plage, criai-je à ceux qui nous devançaient, vous êtes à contre-vent et vous recevrez tout ». – « Il n'y a pas de danger, répondit Henri ; viens donc! »

Et là-dessus, il repris sa course vers le feu d'artifice. « Ils sont bien imprudents, ajoutai-je en me retournant vers Marguerite, mais veux-tu que nous les suivions. Si tu préfères aller vers la plage, nous serons parfaitement en sécurité  et les fusées ne nous atteindront pas »

Marguerite ayant opté pour ma deuxième proposition, je commandai à Irma de rester auprès de nous.

La pauvre femme aurait bien voulu rejoindre le reste de la troupe et je fus obligée de renouveler deux fois mon ordre. Le feu d'artifice fini, je tentai de retrouver les autres mais ce n'était pas une tâche facile car la plage était retombée dans l'obscurité.

En regrimpant sur les dunes, je me pris les pieds dans ma robe et vins tomber à genoux devant Monsieur Durand qui me releva et nous proposa de nous reconduire à Plaimpalais. Un peu de timidité mais surtout le désir de ne pas effrayer Grand'Mère en rentrant par petits groupes me firent refuser cette offre et nous voilà lancées dans la fête à rechercher les autres.

Après un quart d'heure d'aller et de venues infructueuses, je cédai aux prières d'Irma qui me demandait si je pensais passer la nuit au village et je me décidai à regagner notre logis.

Je voulus prendre par le chemin le plus facile et le plus court mais l'avenue du Marché effrayait mon Irma qui trouva que les arbres, se rejoignant en berceau au-dessus d'elle, lui donnaient un air sinistre. Elle déclara qu'elle ne traverserait pas une forêt, seule avec nous et en pleine nuit. La voyant très résolue, je donnais la main à Marguerite que les ténèbres n'effrayaient pas et, au lieu de prendre cette route qui en un quart d'heure nous aurait permis d'être de retour à la maison, nous redescendîmes encore une fois sur la plage.

Là, Irma ne voulut pas nous laisser marcher sur le sol humide car elle craignait que la mer se mit à monter tout d'un coup et à nous entraîner avec elle: « On ne sait pas ce qui se passe là-bas », murmurait-elle terrifiée, en étendant le doigt vers la ligne claire, dessinée par l'eau remontante.

Pour la satisfaire nous dûmes marcher sur un sable où l'on enfonçait jusqu'à la cheville.

La nuit était splendide. Il n'y avait pas de lune et le ciel plus noir faisait ressortir, avec un éclat incomparable, l'or scintillant des étoiles. L'air était doux, une brise claire et parfumée descendait des dunes fleuries. On n'entendait aucun bruit si ce n'est la chute monotone des flots qui envahissaient peu à peu la plage et le cri rauque de quelques oiseaux de mer. Une vague clarté, réfléchie par l'eau, nous montrait, derrière nous, les silhouettes noires des maisons du village; quelques phares rouges ou blancs brillaient à l'horizon comme des étoiles de première grandeur. Le calme de cette belle soirée pénétrait dans mon cœur et, je pensais en moi-même que je voudrais ma mort comme cela, loin des bruits du monde. En face du beau ciel et de l'horizon immense, on tient moins à la terre, on voudrait s'envoler.

Personne sur la plage que nous trois. Marguerite et moi, nous nous donnions la main tandis qu'Irma nous suivait en gémissant: « Que doit dire madame ? » murmurait-elle et sa voix traînait, languissante, accompagnée par nos éclats de rire. Les plaintes furent brusquement entrecoupées par un grand cri. Me retournant, je ne vis plus personne derrière nous. « Où est Irma ? demandai-je à Marguerite » – « Là », me répondit-elle, en me montrant un trou creusé par des enfants et, me penchant, je vis un paquet noir qui s'agitait tout au fond. « Est-ce vous, Irma? » demandai-je à la chose qui remuait toujours.- « Oui, mademoiselle, glapit-elle, mes pieds sont pris dans ma robe et je ne peux plus sortir » - « Eh bien! Restez! ... Marguerite et moi, nous allons nous laisser glisser auprès de vous, nous passerons la nuit dans ce trou et, demain, au point du jour, nous reprendrons notre route ».

La malheureuse Irma crut que je parlais sérieusement : « Mais Madame ! Mademoiselle ne pense donc pas à Madame qui doit avoir si tellement peur ! » s'écria-t-elle. Elle s'était relevée et cherchait à regrimper mais le sable, auquel elle se cramponnait, n'était pas un point d'appui solide. Marguerite et moi, nous ne cherchions pas à l'aider, nous étions à moitié couchées sur le sable pour rire plus à notre aise et ce fut à grande peine qu'elle parvint à sortir. « Pour ça, sûr, disait-elle en se relevant, que je ne viendrai plus la nuit dans cette route où il y a des précipices et des souterrains »

Nous reprîmes notre chemin. Pour rendre la marche  plus facile et pour éviter de nouvelles chutes, je proposais de suivre les rails du "Décanville". Nous les quittâmes seulement aux tourelles brunes pour traverser les deux champs qui s'étendent devant Plaimpalais.

Au tournant de la route, notre passage fit lever un chien noir qui dormait dans les broussailles; cette apparition, dont les yeux flamboyaient au milieu de la nuit, causa une certaine terreur à Irma qui se mit à courir à toutes jambes.

Enfin, nous arrivâmes après avoir employé trois grands quarts d'heure pour faire un chemin qui ne demande que vingt minutes au plein jour. Il n'était que 10 heures et quart et nous trouvâmes Grand'Mère et Maman fort tranquilles. Eugénie, perdue elle aussi, était déjà rentrée mais aucune nouvelle du reste de la bande.

Nous étions depuis cinq minutes à la maison lorsque des bruits de pas retentirent sous les fenêtres. « Les voilà, s'écria Grand'Mère, cachez-vous ».

Nous nous glissâmes derrière l'armoire à glace de la chambre rouge et l'on tapa violemment à la porte d'entrée. Grand'Mère descendit ouvrir. « Ah! c'est vous mes enfants! » Puis ayant l'air de les compter « Mais vous n'y êtes pas tous... et les autres, où sont-ils? » Louis répondit: « Ils doivent être rentrés, Madame. » Tout en parlant, ils avaient monté l'escalier et ils étaient maintenant dans la salle à manger, à deux pas de nous. J'avais grande peine à m'empêcher de rire, d'autant plus que Kiki me pinçait, s'imaginant que, par ce moyen, elle m'aidait à conserver mon sérieux. « Ah! C'est trop fort ! s'écria Louis ; avant de frapper, nous avons entendu parler et nous avons vu de la lumière dans la chambre d'Eugénie; maintenant plus rien, tout est éteint et l'on cherche à nous faire croire que personne n'est rentré. C'est mentir avec trop d'effronterie! »

A ces mots, nous sortîmes de notre cachette mais notre apparition ne put calmer mon frère, bien emballé sur le mensonge. Lorsque Louis a enfourché un dada, comme Mahomet ou le mensonge, il est impossible de l'arrêter et Grand'Mère aurait essuyé bien des reproches si Maman ne l'avait prié de descendre se coucher.

Nous ne tardâmes pas à faire comme lui et cinq minutes après être entrée dans mon joli petit lit blanc et rose, je dormais profondément.

……….