Vacances Pornic 1895 - suite

Il semble que dans un lit aux couleurs si claires, on ne peut avoir que des songes riant et, cependant, le rêve que je fis cette nuit là, malgré son côté amusant, m'attrista en me faisant souvenir d'une chose que je voudrais bien oublier. Je n'osais pas même le raconter à mes sœurs qui se seraient moquées de moi.

La scène se passait dans les rochers du vieux Pornichet et à marée basse. J'étais en costume de bain, étendue sur une grande pierre plate, abritée contre les rayons du soleil. Devant moi, une jolie flaque d'eau, transparente comme un cristal légèrement teinté de bleu, était à peine ondulée par la brise. J'y laissai tremper ma main, m'amusant à voir les petites vaguelettes venues expirées contre elle. Le ciel d'un bleu de saphir éblouissait le regard. Les rochers, tout couverts de goémon et de moules, donnaient un air sauvage et pittoresque à mon petit coin. Je regardais au fond de l'eau une jolie coquille de nacre, fragile comme du verre et parée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, lorsqu'un soupir me fit lever les yeux.

Je poussai un cri d'effroi car un être étrange, moitié homme et moitié poisson, s'approchait en baissant la tête. Une longue  queue aux écailles d'un vert foncé terminait son corps d'homme, la tête et la face, soigneusement voilées d'herbes marines, ne pouvaient pas m'aider à reconnaître cet être semblable aux tritons de la fable.

Je m'apprêtais à m'enfuir lorsqu'une voix douce m'arrêta: « Pourquoi partir? ... Tu ne veux pas m'écouter, cruelle ! » - « Qui êtes-vous, demandai-je, terrifiée ? ». La voix se fit de plus en plus tendre et murmura avec un reproche: « Tu ne te souviens donc plus de celui qui t'aime ? ». Les algues s'écartèrent et je reconnus... B. « Comment c'est toi, m'écriai-je en retombant sur mon rocher, c'est encore toi, toujours toi! » - « Oui, c'est moi, mais je te dérange... Tu pensais à lui, n'est-ce pas? dit-il avec ironie. » - « Oui! C'est à dire... non ; si tu m'as troublée, vois-tu, c'est que je ne t'attendais pas et surtout comme cela... ». Il était tout près de moi maintenant et il avait pris mes mains dans les siennes. Les moules entrouvraient leurs valves et semblaient nous contempler; elles riaient.

Faut-il que je sois folle pour avoir des idées semblables: entendre rire des moules! C'est qu'en rêve il est très joli ce rire. Il a un son argentin, perlé et doux comme celui des clochettes que les pâtres suisses attachent au cou de leurs génisses et que l'on entend résonner dans les sentiers de la montagne à la tombée du crépuscule. « Tu vois bien, lui dis-je remise de mon émoi, les moules elles-mêmes se moquent de tes déclarations ».

Un long silence suivit mes paroles. Lui me serrait toujours la main en me regardant de ses grands yeux chargés de prières muettes. Je l'examinai, d'abord très étonnée de ce changement de décor puis un peu émue. Il n'était pas timide le moins du monde et je pensai en moi-même que B. en triton était incontestablement mieux que B. en redingote; d'ailleurs les rochers me semblaient un endroit bien meilleur qu'un salon pour y causer d'amour. Enfin, il sortit de sa contemplation.

« Au moins je t'ai quelques instants. Il n'est pas là lui, il n'est pas là entre toi et moi! Viens, j'ai des palais de cristal et des herbes d'or, j'ai des pierres précieuses et des diamants ; viens, j'ai du corail plus rouge que tes lèvres et des perles plus fines et plus blanches que des gouttes de lait, j'ai des fleurs plus brillantes et plus frêles que celles de la terre, j'ai des roses marines dont le parfum enivre et rend immortel celui qui les respire. Tu ne connais pas mes grottes profondes, tapissées de nacre aux reflets de lumière. Quitte ce monde si triste et si pâle et suis-moi dans mon beau domaine étincelant sous les eaux bleues! » Ce discours ne m'étonnait pas.

- « Toujours fou, mon pauvre ami, et toujours jaloux », répondis-je, en jouant avec les algues dont il était couronné.

- « Oh! Oui, fou et jaloux, tu as bien raison de le dire mais tu te joues de moi, j'en ai assez de tes mépris et de tes indécisions. Il faut en finir et me donner une réponse aujourd'hui même."

Devant son air sombre et sa voix saccadée, la terreur me saisit de nouveau. « Que veux-tu donc ? m'écriai-je » - « Que tu me suives! »

Cette parole me fit froid au cœur et, me sentant mourir, je rassemblai toutes mes forces pour lui crier « Jamais ». Sa main abandonna la mienne, je vis ses traits se figer et son corps prendre l'immobilité de la pierre; il tendit une dernière fois les bras vers moi et murmura d'une voix déjà lointaine: « Tu me fais mourir. Merci, mes douleurs sont finies. »

Les goémons le recouvrirent peu à peu et, n'ayant plus devant moi qu'un rocher taillé grossièrement, je laissai tomber ma tête dans mes mains et je pleurai amèrement. Je pleurai longuement sans savoir pourquoi, tandis que les moules semblaient narguer ma douleur. Lorsque je relevai la tête, la marée montait et la mer m'entourait de toutes parts.

……….

Une porte qui s'ouvrit doucement et qui, en s'ouvrant fit arriver sur mon lit un beau rayon de jour, m'éveilla. Je vis Marguerite, en chemise de nuit, debout sur le seuil de ma chambre, ne sachant si elle devait ou non troubler mon sommeil. « Viens, Ki », je suis réveillée, criai-je du milieu de mes oreillers. J'essuyai les larmes qui avaient réellement coulé sur mon visage et je fis une place à côté de moi à ma petite sœur. Après avoir causé pendant quelques instants, je me levai pour aller ouvrir les volets et, me regardant dans la glace, je vis que mon visage était tout enflé. « Tu es pincée, me dit Marguerite, vois quel beau coup de soleil! »

En effet, j'étais ce qui s'appelle "pincée". Monsieur le Soleil, ce grand indiscret, ne se fait aucun scrupule de semer des baisers brûlants sur toutes les jeunes filles de la plage et celles-ci en portent la marque longtemps.

Wawa vint rejoindre Ki mais je ne leur parlai pas beaucoup à toutes deux; j'étais encore plongée dans mon rêve et il me semblait entendre, comme un écho, ces mots résonner dans mon âme: « Je meurs, merci! »

Vers 8 heures, Grand'Mère revint de la messe et, nous voyant encore au lit, nous fit des reproches sanglants sur notre paresse. Nous sommes de très vilaines petites filles mais, comme ces reproches ne renfermaient point un ordre, nous restâmes tranquillement entre nos draps. Cependant, notre appétit, plus éloquent que Grand'Mère, nous fit enfiler quelques vêtements pour nous présenter d'une manière décente devant nos tasses de chocolat. Nous nous recouchâmes ensuite jusqu'à 10 heures mais nous prîmes soin de fermer notre porte afin de ne pas être dérangées par Lucie ou par Irma qui nous demandaient sans cesse à quelle heure le ménage serait terminé. Le moment du bain approchant, nous revêtîmes tout simplement nos costumes avec une robe pour les cacher.

En nous promenant dans les dunes, nous fîmes une rencontre: celle de Messieurs Edmond et Marc, qui allaient, bras dessus, bras dessous, chercher de vieilles planches dans les replis des dunes. Je les soupçonne d'avoir un peu dévalisé les barricades de bois qui marquaient les limites des terrains. Certainement cette action n'est pas correcte mais ils pensaient sans doute qu'un pieu à Ker-Tempête, un autre à Belle-Vue, un troisième à Aubépine, cela n'y parait pas et, le soir, quel beau feu! ...

Pendant notre promenade, Louis ne se reposait pas. Son goût pour les petites choses galantes lui ayant fait offrir, dans les premiers temps, des fleurs à nos amies, elles s'étaient habituées à ses bouquets et, pendant notre séjour à Plaimpalais, notre pauvre frère passait une bonne partie de la matinée à chercher, sur les pentes des dunes, les mille petites fleurs qui y croissaient.

Après le déjeuner, les garçons s'emparèrent du piano et jouèrent de grands morceaux à quatre mains auxquels ils mêlaient des chants latins et français et qu'ils décoraient pompeusement du titre de "musique d'église". Elle était belle leur musique.

Grand'Mère et Maman s'enfuirent en disant que c'était infernal et qu'elles reviendraient quand nous serions moins excités.

Ces vêpres durèrent plus d'une heure. Louis se souvint alors de la promesse qu'il avait faite à Monsieur Edmond et il alla le trouver. Nous l'accompagnâmes tous, moins Henri qui ne vint pas parce qu'on devait tuer l'oie et qu'il voulait profiter des derniers moments de cette pauvre bête tant aimée et l'aider à franchir le dernier passage.

Je m'assis un instant sur une chaise que Monsieur Edmond m'offrit et j'assistai à la construction de la plate-forme sur laquelle on devait disposer les matériaux du feu.

Désirant me rendre utile, j'offris d'aller dans les pins ramasser les aiguilles. Les jumelles vinrent ainsi qu'un petit bonhomme de sept ans qui portait un grand panier. Lorsque la moisson fut faite, je voulus prendre le panier désormais trop lourd pour Fernando mais il s'y opposa: « Edmond a dit que les jeunes filles devaient toujours se reposer et qu'un homme devait être galant » répondait-il à mes propositions.

Le pauvre Fernando était rouge comme une écrevisse cuite; son petit front se couvrait de gouttes d'eau mais il avait beaucoup d'énergie. J'eus alors une idée: « Eh bien! Puisque vous ne voulez pas que je prenne le panier, donnez le à mes sœurs Elles ne sont pas des jeunes filles, elles! » Fernando les toisa du regard. « Tiens c'est vrai et Edmond n'a pas parlé des petites filles! » ... puis, posant sa charge à terre: « Prenez le », ajouta-t-il, en s'adressant aux jumelles.

Nous ne rentrâmes que vers 5 heures. Mes sœurs vinrent causer avec moi dans ma jolie chambre rose; elles me parlèrent de nos voisins. La Chaminette était habitée par trois dames dont Henri et Louis étaient enthousiasmés. A table, ils ne tarissaient pas d'éloges sur elles et particulièrement sur une certaine demoiselle Jacqueline. Ils faisaient cela pour taquiner Grand'Mère qui ne ressentait pas pour ces personnes une bien grande estime. Elles montaient à bicyclette et cela était un nouveau charme pour Louis qui s'imagine qu'une dame très bien doit en faire.

Après le dîner, nous partîmes sur la plage. Grand'Mère, sachant qu'il devait y avoir une bataille de confettis, nous avait expressément défendu d'en lancer, disant que ce n'était pas un jeu de jeunes filles bien élevées. Pendant le feu de joie qui réalisa les promesses de Monsieur Edmond, nous dansâmes des farandoles. Nous étions une soixantaine; les plus petits avaient six ou sept ans et Monsieur Bitschiné, qui devait être le plus vieux, a dépassé la quarantaine. Tout le monde hurlait des chansons très connues.

Henri, le raisonnable Henri, n'avait pas daigné se mêler à nous; il s'était assis sur le sable, à côté des parents, et, du haut de sa sagesse, il regardait la farandole, gigantesque serpent, qui se roulait et se déroulait sur le sable et dont les membres semblaient, dans les dernières clartés du feu, prêts à s'éteindre.

Un marchand de confettis, prévenu par Monsieur Edmond, arriva avec une brouette remplie de ces projectiles. Tous se précipitèrent vers la boutique ambulante et, pendant quelques minutes on pût croire qu'une neige épaisse tombait sur la plage. Monsieur Edmond, en passant devant moi, m'en lança une poignée en pleine figure.  Nous fûmes fidèles à la promesse faite à Grand'Mère et, mes sœurs et moi, nous ne jetâmes pas un seul confetti. Louis, auquel on n'avait rien défendu, s'en abstint également et, comme je lui en demandai la raison, il me répondit fort aimablement qu'il n'y tenait pas puisque ce plaisir nous était refusé.

Il ne s'en amusa pas moins car il fut poursuivi par une jeune fille qui lui lança des confettis en grande quantité. « Lancez toujours Mademoiselle, lui criait-il, j'aime beaucoup cela, surtout venant de vous, mais je préférerais encore recevoir quelques fleurs pour mettre dans mon portefeuille » Thérèse qui passait derrière Louis, se mit à rire et m'expliqua la cause de son hilarité: « Il faut faire attention au portefeuille de votre frère car, s'il y met tout ce qu'il demande, il éclatera bientôt cet étrange reliquaire. » - « Vous en savez donc quelque chose Thérèse, demandai-je ? » - « Certainement, répondit-elle, en riant de plus belle. »

Je vis alors Louis, qui s'était laissé rejoindre par la jeune fille, tendre la main et celle-ci y déposa avec mystère, quelques petits oeillets roses. « Merci bien, Mademoiselle, je les garderai précieusement, ajouta, d'un ton sentimental, l'affreux polisson, mais accordez-moi un peu de répit pour que je puisse les serrer »... Et la chasse recommença. Vers 10 heures, Grand'Mère donna, malgré les prières de Monsieur Edmond, le signal du départ. Louis salua Mademoiselle Berthe avec une galanterie railleuse et nous prîmes le chemin de notre joli chalet.

……….

Le mardi matin, mes sœurs vinrent comme la veille me faire une petite visite avant mon lever et nous ne nous dépêchâmes nullement pour sortir du lit malgré les imprécations de Lucie.

J'employai une partie de ma matinée à commencer une dentelle au crochet, destinée à Grand'Mère, puis nous fîmes une longue promenade sur la plage et nous nous baignâmes. Nous sortions de table lorsque nous vîmes Madame de la Filolie et ses filles entrer dans la salle à manger. Notre premier mouvement fut de nous glisser tous dans les chambres dont les portes étaient restées ouvertes mais, reconnaissant ces dames, j'eus honte de ma sauvagerie et je les rejoignis au plus vite.

Lorsque nous eûmes causé pendant une demi-heure, nous proposâmes une promenade dans les dunes et sur la plage. Elles acceptèrent; nous fîmes de jolis bouquets avec des oeillets et de grandes fleurs jaunes, douées d'un délicieux parfum d'oranger.

Malheureusement, le temps s'était couvert, le ciel s'était assombri et avait pris des teintes d'un gris cuivré, le vent soufflait avec violence, entraînant des tourbillons de sable fin et les chapeaux des rares promeneurs. Je crains bien que Monsieur de la Filolie n'ait pas conservé une bonne idée de mon cher Pornichet.

Après une promenade fatigante, nous atteignîmes la gare, longtemps avant le passage du train. Comme nous sortions de la gare, nous vîmes Louis sortir au devant de nous. Il nous annonça que Monsieur Peuportier venait de débarquer avec son frère à Pornichet et que Grand'Mère l'envoyait demander à Madame Sorin s'il n'était pas possible de leur trouver deux chambres pour quelques jours.

Pendant que Maman se renseignait auprès de "Norbert, mon petit gars", Louis et moi, nous retournâmes à Plaimpalais. Là, Grand'Mère me dit que Monsieur Peuportier était du côté de nos cabines. J'y allai. Monsieur l'Abbé me présenta son frère que je ne connaissais pas et qui a terminé l'année dernière son service militaire dans les dragons.

Monsieur Jules qui est âgé de 25 ans est assez grand et mince. Il a les cheveux frisés, le nez en cor de chasse et, au menton, une petite barbiche de bouc qui n'est pas encore parvenue à maturité. Ses yeux sont petits mais très malins, son front est déjà sillonné de plusieurs rides profondes. Extrêmement gai de caractère, il est le type du parisien de moyenne condition, riant toujours et de tout, faisant des calembours à foison. Au reste, excellent cœur, un peu vif mais extrêmement complaisant et dévoué comme tous les membres de sa famille. Toujours au courant de la mode, Monsieur Jules est un élégant : une longue redingote, aux revers de soie, lui descendait presque au-dessus de la bottine lorsqu'il faisait son entrée dans la salle à manger au moment du dîner, des plastrons de couleurs tendres attiraient l'attention. Il était mon voisin et, plus d'une fois, il me fit rire d'une manière scandaleuse.

Après avoir marché de long en large en causant pendant une bonne demi-heure, Monsieur l'Abbé parla de retourner à Plaimpalais mais, m'excusant, je leur annonçais que j'avais un rendez-vous et je rebroussai chemin. Ma robe s'accrocha quelques pas plus loin à un buisson et, après l'avoir dégagée, ma main resta empreinte d'une odeur délicieuse. Je regardais plus attentivement et je reconnus les fleurs d'or qui épandaient ces sentences étranges. Il semble, en respirant ce parfum pénétrant et suave à la fois, que l'on se trouve au milieu de fleurs orientales, colorées vivement comme le sont leurs sœurs au pays de lumière, et, peu à peu enivrée par cette forte odeur d'orange, on sent se glisser dans l'âme une vague nostalgie des lointains bleus... Je les aimais ces fleurs d'or, aux corolles si minces dans l'épaisseur desquelles rampent de délicates nervures d'un blanc transparent. Le moindre attouchement suffit pour les faner et pour leur faire prendre un air désolé comme si la main de l'homme avait souillé par son seul contact ce pur chef-d’œuvre sorti des mains de Dieu.

Pauvre chère fleur des dunes! Les Parisiennes t'accordent à peine un regard, elles ne savent pas t'apprécier ! filles du grand air et des sables mouvants, ton parfum oriental est trop fort pour elles, si nerveuses et si sensibles.

Mais moi qui n'ai pas de ces délicatesses, je m'agenouillai auprès du buisson enchanteur et j'y choisis la fleur la plus sympathique. Les pétales, à demi-repliées pour le sommeil de la nuit qui tombe, sont d'une nuance ravissante d'or pâle. Le vent qui souffle la fait trembler dans mes mains. Elle penche sa pauvre tête et je sens déjà comme un regret de l'avoir détachée de sa tige. Une fleur a des tristesses et des joies! La mienne, se sentant mourir, pensait sans doute à ses compagnes, au matin de lumière qui l'avait vue éclore et à l'aurore qui viendrait demain parer son buisson natal. Elle serait alors desséchée et si morte que les rayons du soleil, qui viendront jouer sur sa dépouille, ne sauront plus la ranimer.

Et elle devait pleurer la pauvrette. Peut-être chantait-elle sa douleur en une langue infiniment mélodieuse et ignorée des hommes.

Soudain, le vent écartant brusquement les pétales mi-clos, j'aperçus au fond, tout au fond de la corolle, comme deux petits yeux jaunes qui me regardaient avec une expression de tristesse infinie et de très doux reproches. Et la petite fleur se courbait de plus en plus sous la rafale et sous l'effort que je faisais pour la disputer au vent.

J'étais debout sur l'une des dunes les plus hautes et je voyais toutes les autres s'étager comme des vagues figées.

En arrière, la route s'éloignait en serpentant entre le champ de varech et quelques villas espacées. Monsieur Peuportier et son frère la descendaient et, si je n'avais été plongée dans une mélancolie indéfinissable, j'aurais bien ri en voyant leur étrange contenance. Monsieur l'Abbé, dont la soutane était tourmentée par le vent, cherchait à en rassembler les plis d'une manière décente. De mon observatoire, on voyait que ses efforts n'étaient pas couronnés de succès et une belle paire de mollets étalait ses grâces. Monsieur Jules, dans la veste duquel le vent s'engouffrait, retenait à deux mains son chapeau, prêt à lui dire adieu à chaque instant et Popote, qui avait quitté Plaimpalais je ne sais comment, leur témoignait sa joie par des gambades folles.

Au-dessus de moi, le ciel était bas et morne tandis que les rochers de Pinchâteau se détachaient en noir sur un fond merveilleux d'un rouge profond ; c'est signe de vent, pensai-je, en voyant l'occident embrasé. De larges bandes orangées ou pourpres rampaient sur la mer qui semblait endormie au loin. Cependant, à quelques mètres, les vagues envahissaient bruyamment la plage. Le bruit des flots, mêlé au mugissement du vent, chantait à mon oreille une lugubre et grande chanson de mort.

J'abaissai mon regard sur la fleur d'or; elle agonisait et exhalait un parfum plus troublant encore. Un frisson imperceptible la secouait à la pensée de la nuit qui s'avançait avec toute sa terreur et son effroyable silence.

Prise d'une pitié suprême pour ma victime, je descendis à la mer. « Je ne veux pas qu'elle soit foulée par le premier passant, me disais-je à moi-même, elle ne doit pas rester au milieu des sables roux ». Je déposai un dernier baiser sur les pétales fleuris et je la jetai à la vague qui s'avançait. Elle surnagea un instant puis disparût entraînée.

Je me suis mise alors à courir vers Korrigan et j'essayai de penser à des choses plus gaies car si mes sœurs ou mes amies m'avaient demandé la cause de mon peu d'entrain, je ne pouvais cependant pas leur répondre: « Allez, je suis bien triste car je viens de tuer une fleur! »

D'ailleurs mes pensées sombres s'enfuirent vite. De la route, j'entendis des pas et des rires joyeux. En quelques pas, j'eus rejoint le groupe bruyant et je valsai avec Thérèse. Nous nous amusâmes comme des fous, Monsieur Bitschiné se mit de la partie et conduisit un quadrille avec moi.

A 6 heures 20, nous dîmes adieu à nos amis si hospitaliers et c'est en courant que nous franchîmes la distance qui sépare leur chalet du notre. En se mettant à table, Grand'Mère présenta au frère de Monsieur l’Abbé la chaise qui se trouvait à sa gauche et lui demanda son nom.

Lorsqu'il eut répondu très gravement et très haut « Jules, Madame », ce fut un éclat de rire tout autour de la table. Mon malheureux voisin resta un peu abasourdi de cette hilarité qu'il ne comprenait pas tandis qu'Henri me pinçait la jambe, en disant « Encore un, Madeleine, encore un. Es-tu contente ? dis? » - « Laisse-moi la paix », répondis-je énervée, en pinçant à mon tour la baguette de bois qui tient lieu de cuisse à mon frère aîné. Monsieur Jules se tourna vers moi et m'interrogea du regard. « Nous rions à cause de votre nom, dis-je, en réponse à cette interrogation muette ; nous ne l'aimons pas... parce que... ». Il rit à son tour: « Ah! J'ai compris! »

Je baissai la tête, toute rouge, et je parus très absorbée dans la contemplation de mon assiette de potage que Monsieur Jules venait de me passer.

Après le dîner, Monsieur l’Abbé et son frère retournèrent par le chemin de fer au Pouliguen où ils devaient encore passer une nuit puis ils s'installèrent à Plaimpalais que toute la smala quitta le lendemain pour le cher Ker-Sablé.

……….

Je me levai plus tôt que d'habitude car nous avions à opérer notre déménagement. Notre matinée fut employée presque entière pour vider nos tiroirs et emballer toutes nos affaires tant bien que mal dans des valises. Nous nous baignâmes vers 11 heures et demie, après messieurs Peuportier. Pendant le déjeuner, Lucie nous fit bien rire Monsieur Jules et moi.

Lucie, qui est depuis plus de vingt-cinq ans chez Grand'Mère, ne me tutoie plus lorsqu'il y a des étrangers et m'appelle même fort gravement: "Mademoiselle". « Mademoiselle, voulez-vous de l'omelette », me dit-elle en me présentant un plat. Très engagée dans une conversation amusante avec mon voisin, je me servis avec une lenteur désespérante. Lucie, impatientée, reprit : « Allons, dépêche-toi, Fifille ».

Cette sortie, peu en rapport avec son ton respectueux de l'instant d'avant, me fit rire de plus belle.

Il faisait tellement chaud vers 1 heure que, après avoir opéré non seulement mon déménagement personnel mais encore une partie de celui des autres, je m'assis sous le kiosque à côté de Monsieur l’Abbé, gardienne du logis, pendant que les autres allaient et venaient sous un soleil tropical.

Quelle chaleur! Mon crochet n'avançait pas; mon fil se salissait et j'allais céder au sommeil lorsque Monsieur l’Abbé, fermant son bréviaire, se mit à causer. Nous parlâmes des ordres religieux et Monsieur Peuportier me demanda si je n'avais pas envie de me faire carmélite. Je lui répondis que non d'un ton décidé qui le fit sourire.

Cependant, en réfléchissant bien, je n'éprouve aucune répugnance pour la vie religieuse et même, dans certains moments de tristesse, il m'est arrivé bien souvent de rêver la silencieuse tranquillité d'un cloître. Oui, je voudrais habiter un de ces monastères aux grands couloirs sombres et aux murs si épais que tous les bruits du monde viennent se briser contre eux. Je voudrais parcourir ces salles aux aspects de tombeau, respirer l'odeur sépulcrale de ces voûtes noircies par les temps. Il me semble que, en entrant dans ces monastères antiques, on abjure sa personnalité, on n'est plus soi, on est une sorte de fantôme qui, un pied sur la terre, un autre dans la tombe, prie, se recueille et pleure en attendant l'éternité. Que de sanglots ont répété les échos de ces cellules vides, que de larmes ont coulé sur ces dalles! Refuge des cœurs brisés, des espérances mortes, des illusions perdues, je voudrais que plus rien d'humain ne pénétrât dans tes murs et que les solitaires qui l'habitent puissent répéter naïvement la parole sublime de l'apôtre Saint Paul: "Les hommes battissent encore des villes ?"

Malheureusement, il n'existe pas le cloître que je rêve et, en voyant ces abbayes et ces couvents bien blancs et bien soignés, je sens s'évanouir un rêve confus dans lequel j'aperçois un religieux, jeune encore, avec un doux visage d'illuminé, creuser sa fosse en psalmodiant lentement une hymne latine. Oui, rêve confus, je puis le dire, et cependant bien doux puisqu'il donne l'impression d'un repos profond aux âmes fatiguées et déçues de ce siècle qui meurt...

Je n'ai pas le droit de me plaindre de la vie, je n'ai que dix huit ans et ne suis point, par conséquent, comme ces sceptiques qui doutent de tout et qui souffrent de ne pouvoir croire à ce qui est beau et bon. Cependant, je sens parfois un trouble étrange dans mon être, trouble inexprimé et inexprimable qui amène des larmes à mes paupières et un sentiment de dégoût dans mon cœur... Je voudrais oublier... oublier tout, dormir, bercée par un rêve éternellement doux et pur.

Allons! Je suis folle et, si toutes ces pensées ont traversé ma faible tête, je n'aurais pas du les écrire ici. Quoiqu'il en soit, pendant notre causerie, le soleil était descendu peu à peu derrière les dunes et un petit vent frais agitait légèrement les arbres du jardin. « Je vais achever mon bréviaire sur la plage » me dit Monsieur l’Abbé en se levant. Sortant à mon tour de la torpeur dans laquelle j'étais plongée, je dis à Eugénie qui entrait de préparer son dîner, de surveiller les allants et venants et j'aidai Grand'Mère à transporter quelques objets.

En rentrant dans notre chambre de Ker-Sablé, j'eus quelques surprises. Grâce à l'activité de mes sœurs, je la retrouvai telle que je l'avais quittée il y a trois ans. Mon linge, mes vêtements, soigneusement pliés, étaient sur la même planche du premier placard, sur la table, un encrier et un porte-plume, des oeillets roses sur la cheminée, des fougères dans les vases. Par la fenêtre entrouverte, je vis la mer s'étendre à perte de vue et arriver à deux pas du kiosque. Rien n'était changé, pas même les rideaux blancs et rouges.

L'ameublement de cette chambre, quoique bien moins somptueux que celui de Plaimpalais, me plaisait davantage. Il y avait un peu de mon passé, et mon passé heureux, dans les plus petits objets de cette pièce. La glace m'attira particulièrement, c'était bien la même et, c'est bête j'en conviens, mais je fus tout émue en y portant les yeux. Il y a trois ans, c'était une enfant de quinze ans aux cheveux dans le dos et peignée à la diable que ce verre reflétait et, en me voyant mes traits alourdis et mon chignon sévère, je me pris à regretter le temps d'alors. Une main se posa sur mon épaule:

« Oh! La coquette, fit la voix de Ki, elle n'est pas plus tôt entrée qu'elle court à la glace et se contemple au lieu de nous aider à tout préparer avant la nuit. »

Ce reproche amical me tira de ma rêverie. Je pris la petite main dans la mienne et je dis à ma sœur: « Tu as raison, dépêchons-nous, j'ai tort de flâner pendant que Geneviève  et toi, vous travaillez avec ardeur ». Il n'y avait par bonheur plus grand chose à faire pour que notre home fût aussi charmant que possible et nous pûmes rejoindre Plaimpalais avant 6 heures.

J'entrai comme machinalement dans ma jolie chambre rose; elle n'avait pas changé, tout y était aussi gai et aussi riant; le propriétaire seul n'était plus le même et le lit blanc devait être habité, le soir même, par Monsieur Jules; je ne sais quel étrange sentiment de jalousie me mordit au cœur, j'allai trouver Maman: « Maman, je ne veux pas que Monsieur Jules prenne ma chambre, elle est trop gentille » -  « Qu'est ce que cela peut te faire? me répondit-elle en achevant un paquet » - « C'est vrai, repris-je songeuse et un peu triste, qu'est-ce que cela peut me faire? »... Et je cessai toute réclamation non sans éprouver un peu de dépit de me voir si vite remplacée. « Si je venais à mourir il en serait ainsi, pensai-je ».

Notre dernier dîner à Plaimpalais fut gai car Grand’Mère nous annonça une magnifique promenade pour le lendemain et le surlendemain. Après le repas, Monsieur Peuportier, les jumelles et moi, nous allâmes voir si la voiture retenue par Grand’Mère serait prête pour le lendemain 6 heures et demie. La femme du loueur vint à nous, disant que son mari avait tout loué sans lui en parler et qu'il leur serait impossible de nous conduire au Pouliguen.

En écoutant ces paroles, nos figures s'allongèrent d'une aune. Monsieur l'Abbé, après avoir dit à la bonne femme que désormais on s'adresserait ailleurs, sortit majestueusement, comme un empereur offensé, de l'espèce d'étable où l'on nous avait reçus. Sur la route, il se dépouilla de son air auguste: « Que faire, dit-il » A cette question, que nous nous adressions tous à nous même, son frère répondit: « Aller ailleurs ! C'était bien facile à dire. Aller ailleurs! Mais où? ».

Les loueurs ne manquent pas mais il faut les trouver et, avec l'éclairage splendide des routes, cela représente assez de difficultés. En tâtonnant comme des aveugles, nous arrivâmes enfin chez Grayot. Celui-ci pouvait nous assurer une voiture mais il nous donna une feuille de papier sur laquelle nous vîmes que le «Saint-Félix» ne relâcherait pas au Pouliguen, que l'on s'embarquerait à Saint-Nazaire et que, sur la présentation des retours de chemin de fer, il serait fait une diminution de un franc sur le billet du bateau. En rentrant, nous préparâmes, dans deux petits sacs, les objets de toilette les plus indispensables puis nous nous couchâmes et je m'endormis d'un sommeil de plomb.

……….

A 4 heures du matin, Lucie, à moitié habillée, entrait dans notre chambre. Lucie, en chemise de jour, me fait absolument l'effet de ces sorcières que l'on représente sur les livres d'images et qui se rendent au Sabbat, à califourchon sur un manche à balais. La maigreur de ses clavicules et de ses omoplates est désespérante. Son manque de hanche lui donne l'aspect d'une planche ambulante.

« Allons, il faut se lever les enfants », dit-elle en me secouant doucement. J'embrassai Ki qui sauta à terre pour aller tirailler Wawa qui se mit à pousser deux ou trois grognements indistincts. A force de baisers et d'appels, elle finit par ouvrir les yeux d'un air effaré. Mais nous ne pûmes la décider à se lever: « Il ne fait seulement pas jour », répétait-elle quand nous l'en pressions. Enfin, à 5 heures, la paresseuse, après avoir baillé et s'être étirée plusieurs fois, étendit une jambe puis l'autre en enfilant mollement ses bas. « Ah! ce n'est vraiment pas dommage », m'écriai-je en achevant de me peigner. Nous déjeunâmes et lorsque Monsieur l'Abbé fut revenu, nous prîmes d'un pas rapide, le chemin de la gare.

Le trajet de Pornichet à Saint-Nazaire ne présente rien de remarquable lorsque l'on est en chemin de fer ; la végétation est pauvre ; de grands champs de seigle, bordés par des haies d'églantiers et de prunelliers sauvages passent sous les yeux avec la rapidité de l'éclair. De temps en temps, on rencontre un arbre : chêne, orme ou peuplier, qui semble tout étonné de se trouver là au milieu des arbrisseaux rabougris. Mais ce qui rachète la pauvreté de ce paysage et ce qui lui donne un certain charme, c'est la grande pureté de l'atmosphère. Malgré l'heure matinale, le ciel était d'un bleu intense et, sous le fouettement de l'air vif et salé, on se sentait délicieusement vivre.

A Saint-Nazaire, nous fîmes le tour du port et, vers 7 heures moins cinq, nous franchissions la planche qui reliait le pont du "Saint-Félix" au quai.

Le "Saint-Félix" n'est pas ce qui s'appelle un grand navire, ce n'est pas une maison flottante comme "la France" où toutes les commodités de la vie sont rassemblées ; c'est un remorqueur bien solide, fait pour lutter contre les tempêtes et pour sauter de vagues en vagues. Il n'a pas d'autres cabines qu'une salle ressemblant un peu au-dedans des bateaux mouches de la Seine et encore, cette salle, située non loin de la chaudière, est presque inhabitable. Au coup de 7 heures, la sirène annonça notre départ. Elle a un son déchirant la sirène du "Saint-Félix", c'est quelque chose de lugubre comme des sifflements du vent à travers des cordages, des cris rauques d'oiseaux marins et des appels désespérés. Ce cri doit être bien effrayant à entendre au milieu des ténèbres et des brouillards.

La sortie du port est très jolie, comme cela, dès le matin, dans les rayons encore pâles du soleil. L'eau calme de cet endroit, qui n'est plus la Loire et qui n'est pas encore la mer, a des reflets d'argent. Nous relâchâmes à Winden où nous prîmes cinq ou six passagers et nous gagnâmes la haute mer.

Jusqu'à la baie dans laquelle se trouve Pornichet, on voit très distinctement les côtes. Ce sont, à droite, des rochers entassés les uns sur les autres, une sorte de chaos où la mer arrive bondissante et affolée, toute blanche d'écume. De temps à autre, une plage de sable d'or, toute petite, se trouve au milieu de ces masses noires et brunes. Un château, bâti sur un pic escarpé, retint longtemps nos regards. Plus loin, en arrière, Saint-Nazaire s'embrumait dans l'éloignement. La rive gauche, de laquelle nous étions plus éloignées, parait moins accidentée. Ce sont d'abord des étendues vertes puis des dunes et un banc de sable qui va se terminant en pointe effilée.

La baie nous apparût enfin, charmante sous la lumière de ce beau matin. Les maisons noires et un peu tristes de ce vieux Pornichet contrastaient singulièrement avec toutes les villas blanches des baigneurs. Les toits rouges brillaient joyeusement mais tout cela était si petit que le casino seul était reconnaissable.

Nous n'étions pas nombreux, trente ou quarante personnes, sans compter l'équipage qui se composait, je crois, du capitaine, patron du bateau, de deux pilotes, de deux ou trois mécaniciens, de deux mousses et de deux matelots. Quoique la mer fut relativement calme, on était assez secoué et la pauvre Marguerite fut atteinte de mal de mer. Elle était assise contre une petite table de fer, la tête dans les mains et le chapeau rabattu sur les yeux, sans se soucier de Louis qui, trouvant cette pose originale, la dessinait sur son album.

Il faut dire que ma sœur ne fut pas la seule malade. Une dame, habillée en jaune, nous fit bien rire. Elle pouvait avoir quarante ans mais elle avait des prétentions à la première jeunesse. Sentant le cœur lui tourner, elle entra dans la cabine de fer et, lorsqu'elle en ressortit, nous vîmes que ses dents magnifiques avaient toutes disparu. Il faut louer son ordre, un râtelier pouvant facilement tomber à la mer dans ces conditions là. Lorsque cette brave femme se fut bien soulagée et qu'elle vit approcher Auray, elle entra à nouveau dans les WC et reparut avec un sourire qui montrait une rangée de perles éclatantes.

Je fus sur le point d'être malade car, Geneviève m'ayant dit qu'il était impossible de descendre dans la cabine, véritable étuve où le roulis était assez fort, je voulus lui prouver que j'y resterais le temps d'écrire une lettre à Papa. J'écrivis mais,  en posant ma signature, je sentis qu'il était temps de revenir au grand air. Heureusement, cinq minutes après, j'étais complètement remise. Monsieur Jules manifesta le désir d'écrire lui aussi. Je lui donnai une carte et une enveloppe et il descendit... Lorsqu'il remonta il était méconnaissable, blanc, presque vert avec des traits tirés affreusement. Nous le croyions pincé mais il n'en était rien.

C'est bien beau la mer et, quoique nous ayons toujours à l'horizon un coin de terre en vue, c'était bien la pleine mer s'étendant en vastes cercles dont la circonférence touchait aux cieux.

De la pointe du Pouliguen à celle du Croisic, les eaux que nous cinglâmes étaient peuplées par d'innombrables méduses. Autant ces animaux sont laids lorsqu'un coup de mer les a fait échouer sur le sable des plages, autant ils sont gracieux dans leur élément. Ce sont des masses gélatineuses, tantôt transparentes comme le cristal le plus pur, tantôt d'un blanc opaque semblable à du lait ; leur forme est celle d'un disque plus ou moins convexe et de ce disque pendent des franges et des piliers qui flottent gracieusement entre deux eaux. Souvent des veines éclatantes sont dessinées sur ces animaux ; le vert, le bleu, le pourpre, l'orange y font un arc-en-ciel. Sur toutes, il y a une de ces croix que l'on nomme "Croix de Malte", plus ou moins apparente suivant sa teinte qui est généralement d'un brun rouge.

Nous rencontrâmes ensuite des marsouins qui jouaient gaiement entre eux et qui, à la vue de notre navire, faisaient des gambades folles au-dessus de l'eau. Loin d'être effrayés par notre passage, ils nous suivaient à quelques mètres, disparaissaient dans les profondeurs de l'arrière et reparaissaient à l'avant.

Encore plus loin, nous vîmes des troupes de jolis canards sauvages qui nageaient gentiment, en regardant autour d'eux d'un air effaré. Leur petite tête plongeait à notre approche et l'eau se refermait sur eux. Puis un vol de goélands s'éleva et traversa l'air en poussant de grands cris comme s'ils avaient voulu effrayer les téméraires qui venaient troubler leur solitude.

Le "Saint-Félix" entra vers midi moins le quart dans la rivière d'Auray. Je montai sur une sorte de pont où se trouve le pilote qui, les yeux fixés sur la boussole, fait tourner une grande roue. De ce pont on peut explorer tous les coins de l'horizon et la rivière d'Auray mérite bien le petit effort qu'on est obligé de faire pour y monter.

Des deux côtés de la rive c'est un luxe de verdure incroyable et, devant la largeur de cette rivière, on ne sait plus si c'est la mer ou si c'est un simple cours d'eau. Pour moi, je trouvai que cela ressemblait beaucoup aux lacs de Suisse mais avec quelque chose de plus grandiose et de plus riant. Partout de jolis châteaux à demi-cachés dans les arbres, des prairies vertes comme celles de Normandie et, par-dessus, la limpidité d'un ciel sans nuage. Sur les bords, l'eau était convertie en plaine flottante par une plante aquatique d'un vert d'émeraude et il est impossible de distinguer l'endroit où cesse la terre ferme. Les eaux ont une couleur étrange avec des reflets de feuille morte et des scintillements d'or.

Enfin, à midi et quart,  nous débarquions sur le quai d'Auray encombré de troncs d'arbres coupés. Une cinquantaine de personnes attendait l'arrivée du "Saint-Félix" et de "l'Abeille" et, par un seul regard jeté sur elles, on peut se convaincre de la malpropreté des habitants de la ville. C'était des enfants en haillons, nu- pieds et tout barbouillés qui couraient après les arrivants en demandant des sous ; c'était aussi quelques promeneurs en guenille qui, drapés fièrement dans leurs loques, semblaient nous regarder avec un souverain mépris. En plus grand nombre étaient les femmes, rougeaudes et laides ; elles étaient chargées de marmailles et allaient et venaient, offrant, d'un air empressé, un repas et un gîte aux touristes. Deux ou trois garçons d'hôtel en livrée distribuaient des prospectus.

L'aspect de la ville n'est pas plus réjouissant que celui de ses habitants. La rue montueuse et mal pavée que nous suivions était noire et infecte, bordée de masures à demi délabrées, sinistres et repoussantes. Quelques vieilles femmes, loqueteuses et sales, étaient à la porte de ces bouges mais leur visage, ridé et noir, avait cependant un certain air de bienveillance. Après dix minutes de marche par une chaleur écrasante, nous atteignîmes la place de la mairie où se trouve l'hôtel du Pavillon.

C'était jour de foire et la place était encombrée par des bestiaux et des marchandises de toutes sortes. C'était un dédale inouï de charrettes, les brancards en l'air, de chevaux attachés par une petite corde à un pieu quelconque, de bœufs aux beaux yeux graves et doux, de moutons crottés et de porcs bien gras et bien roses. Au milieu de ce chaos, des hommes en blouse bleue et en chapeau breton, des femmes en jupe courte, au corsage lacé et au grand bonnet, s'agitaient d'un air affairé, en parlant très haut leur patois sonore.

La première vue est assez pittoresque. Elle me plut car je n'avais jamais encore rien vu de semblable puis le mouvement perpétuel, les cris des gens et des bêtes ne tardèrent pas à m'étourdir et ce fut avec plaisir que je suivis Monsieur l'Abbé qui, après s'être entretenu avec la maîtresse de l'hôtel, revenait nous chercher. Il nous trouva un peu dispersés. Maman regardait déjà avec admiration d'affreux petits bénitiers en faïence peints ; Monsieur Jules était entré chez un marchand de tabac ; Henri contemplait un habillé en soie ; Louis, les jumelles et moi, nous regardions les devantures.

Nous fîmes un excellent déjeuner. Pour donner une idée des repas que l'hôtel du pavillon fournit à deux francs cinquante, j'insère ici le menu auquel nous fîmes honneur après nos cinq heures de marche.

- Salade d’anchois

- Jambon

- Omelette

- Maquereaux au beurre

- Haricots de mouton

- Lard aux choux

- Filet rôti

- Poires – raisins

- Biscuits, galettes

- Pain et vin à discrétion

Nous mangeâmes comme des ogres, ce qui ne nous empêcha pas de bien parler et de bien rire. Maman et Monsieur l'Abbé, l'un à côté de l'autre, causaient sérieusement mais les trois filles à leur gauche et surtout les trois jeunes gens à leur droite s'amusaient de tout cœur.

Monsieur Jules, Henri et Louis avaient des bouches fendues jusqu'aux oreilles. Après le déjeuner nous leur demandâmes la cause de leur gaieté; Monsieur Jules ne voulut pas nous la dire mais Louis, moins respectueux, nous en fit part. En face d'eux, il y avait une anglaise assez jolie, escortée par un vieux monsieur. Cette jeune femme portait une robe de serge bleu avec un devant empesé comme ceux des chemises d'hommes. Les trois gamins se firent des réflexions sur elle:  « Pas mal, pas mal... dit Monsieur Jules, mais elle n'a vraiment pas assez de poitrine; elle est droite, droite comme la rue de Rivoli... Je n'aime pas les femmes comme cela. »

Puis ils se mirent à causer entre eux de Monsieur et Madame de Rivoli tandis que l'Anglaise et son compagnon, les voyant si fous, souriaient en les regardant. Les garçons prétendirent aussi que l'une des bonnes qui nous servaient avait un cou de coq. Ils ont du dire bien d'autres bêtises mais ils n'ont pas jugé à propos de nous les communiquer.

Aussitôt après le déjeuner, nous partîmes à pied pour le petit village de Sainte-Anne où nous désirions dîner et coucher. Les garçons auraient préféré revenir à Auray car ils avaient trouvé la propriétaire de l'hôtel assez gentille. Avant d'atteindre la route, il nous fallait traverser la plus grande partie de la ville revêtue d'un air de fête. Nous nous arrêtâmes devant un porc qui, n'ayant pas été vendu, refusait obstinément de rentrer dans son étable. Son propriétaire essaya vainement de la douceur et de la force puis il appela à l'aide et ce ne fut que, lorsque trois hommes vigoureux l'eurent saisi par les pattes et par la queue, que l'animal récalcitrant disparut dans l'obscurité de son bouge. Le propriétaire, visiblement flatté de l'attention que nous avions témoignée à sa bête, nous raconta qu'il venait d'en refuser cent trente cinq francs.  « N'empêche que, s'il en avait trouvé cent, il l'aurait bien vendu tout de même » dit malicieusement un autre paysan qui passait derrière nous.

Etant encore en pleine ville, nous entrâmes faire une petite prière dans l'église d'Auray puis Maman s'informa du prix des chapeaux bretons.

Bientôt les maisons, qui s'espaçaient peu à peu, finirent par disparaître complètement et nous nous trouvâmes seuls, en pleine campagne. De temps à autre, une carriole rustique, remplie de femmes aux grandes coiffes blanches, passait sur la route ou bien un paysan, conduisant un bœuf, marchait avec recueillement dans l'ombre projetée par la haie. L'homme chantait quelques vieilles chansons bretonnes sur un air vague et ancien.

Une grande torpeur pesait sur les champs et il se faisait, dans notre bande, des silences aussi lourds que l'atmosphère; chacun semblait livré à ses réflexions. D'ailleurs l'ordre de notre marche ne convenait guère à la conversation. Nous marchions  à la suite les uns des autres en nous serrant le plus possible contre la haie, seul écran entre le soleil et nous. Monsieur Jules paraissait le moins fatigué. Il s'arrêtait souvent pour cueillir des baies de mûriers qu'il nous offrait ensuite.

Au bout d'une heure, nous vîmes de grands arbres se dresser devant nous. « C'est la chartreuse de Bretch », dit Monsieur Peuportier, qui consultait souvent son petit guide vert.

Le couvent est entouré par un joli bois de chênes dont les troncs emmêlés sont en grande partie recouverts par une sorte de lichen de couleur gris-blanchâtre. Je ne sais si cela tient à ce lichen mais la lumière qui traverse l'épaisse voûte de verdure prend une teinte assez singulièrement douce et poétique; ce que l'on éprouve sous ces chênes, c'est  une impression de repos indéfinissable, une impression de langueur qui fait que, couché sous la mousse de cet endroit ombreux, on voudrait y rester à dormir et à rêver. Je ne sais si les autres ont éprouvé comme moi le vertige du calme en pénétrant dans la belle allée sombre qui conduit à la chartreuse.

Après avoir franchi une grille de fer, nous pénétrâmes dans une grande cour où une religieuse qui reconduisait des visiteurs se mit à notre disposition pour nous montrer les curiosités du couvent dans lequel on élève de jeunes sourdes-muettes.

Elle nous introduisit d'abord dans une sorte de chapelle dallée. Au milieu de la pièce, se trouve un grand tombeau de marbre blanc, élevé à la mémoire des émigrés de Quiberon, des "martyrs" comme ils disent là-bas. On nous fit entrer dans ce tombeau et une femme descendit une lanterne attachée à une corde dans une fosse béante à nos pieds.

Horreur! ... Les os de trois cents morts formaient un amas lugubre à quatre ou cinq mètres en dessous de nous. Ce n'étaient que cercles de côtes détachées, fémurs à tête luisante et arrondie, os iliaques, colonnes vertébrales, crânes entiers éclairés sinistrement par la lumière tremblotante de la lanterne. Un crâne surpuissant surmontait cet amas; il était d'un blanc jaune-ivoire qui faisait ressortir en noir intense les cavités des yeux, des narines et de la bouche.

Le regard fixé sur l'horrible chose, je n'avais pas la force de me reculer. La terreur m'avait fascinée. Je regardais, je regardais encore, je regardais toujours sans me demander où j'étais... Ce n'était pas pour moi une simple curiosité du voyage, c'était une vision qui torturait mon âme par l'effrayante pensée de l'inévitable. Dire qu'il arrivera finalement un jour où moi aussi je serai comme cela, en attendant la résurrection promise. L'impossibilité d'éviter une pareille destinée fit couler dans mon pauvre  cœur bien des larmes de rage impuissante et folle. Quoi! C'était tout ce qui restait de trois cents gentilshommes pleins d'honneur et de bravoure! Mon Dieu! Mon Dieu! ... Comme nous sommes peu de choses!

Il me sembla qu'une lueur sortait de toutes ces orbites dépeuplées et que des frémissements imperceptibles agitaient ce chaos de débris humains. Et, lorsque je pense maintenant aux émigrés de Quiberon, ce n'est point leur combat désespéré que j'aperçois, ni même leur massacre, c'est l'enchevêtrement de squelettes qui repose silencieusement dans la fosse, là-bas, au milieu des chênes enlacés amoureusement.

Je me suis détachée enfin de ce spectacle oppressant, en murmurant tout bas les premières paroles du De Profundis : « Du fond de l'abîme, j'ai crié vers toi, Seigneur ».

Sur les flancs du mausolée sont inscrits en lettres rouges, comme du sang, les noms des martyrs qui dorment sous son ombre. Les coins sont ornés de bustes de marbre représentant les quatre principaux chefs de l'armée malheureuse.

La religieuse nous conduisit dans une galerie dont elle paraissait très fière. Les murs sont ornés de grandes peintures représentant la vie de Saint Bruno, ce sont des copies d'après l’œuvre de Lesueur qui est au Louvre, mais j'avouerai que ces tableaux ne m'ont nullement séduite. D'abord, ils sont en fort mauvais état et puis les moines sont réellement trop raides. Nous louâmes cependant les peintures pour faire plaisir à la bonne sœur qui répétait un petit boniment devant chaque panneau d'une voix douce et un peu chantante.

Nous entrâmes ensuite dans la chapelle; elle est grande et bien ornée. Une quarantaine de jeunes filles, habillées sévèrement, priaient devant un autel au-dessus duquel il y avait une inscription "Dieu seul". "Dieu seul» Pardonnez-moi si ce que je vais écrire est un blasphème mais je me suis promise à moi-même d'être sincère et de ne voiler aucune de mes impressions.

Non! L'amour de Dieu ne suffit pas à remplir une âme, Dieu d'ailleurs ne demande pas un amour exclusif et, s'il veut être aimé par-dessus tout, il ne défend pas que notre faible cœur s'attache à d'autres objets, moins purs il est vrai mais plus rapprochés de nous. L'amour idéal n'est fait que pour le ciel et il me semble qu'une âme, qui ne vit plus que pour Dieu, méprise cette parole tombée des lèvres divines du Sauveur: "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés".

Aimons, aimons la nature infiniment variée et belle, ne fermons pas notre cœur aux sensations permises et, dut-il s'en briser, emplissons-le d'amour.

Je regardais à travers ma prière les pauvres filles prosternées. Je suis moins pure et moins bonne qu'elles mais je suis plus heureuse. Je suis plus heureuse, précisément parce que mon esprit n'a pas l'espèce de sérénité morte qui règne dans les leurs. Je souffre quelque fois, je pleure mais je rêve et mes larmes ? je les bénis ! mes déceptions et mes défaillances ? je les aime ! ... Quelques-uns unes d'entre elles ont relevé leur front courbé, un rayon de soleil qui se glisse à travers les vitraux les éclaire; leurs yeux sont ternes et tranquilles comme leurs pensées... Après tout, elles sont peut-être heureuses!

Sur un signal de Monsieur l'Abbé, je me relevai machinalement, j'effleurai ses doigts où brillaient quelques gouttes d'eau bénite et nous sortîmes tous de la chapelle.

Avant de quitter la Chartreuse, les deux garçons et maman voulurent revoir les squelettes; ils retournèrent au monument mais je ne les suivis pas. « Assez d'émotions et de folies pour un jour » pensai-je en me sentant mal à l'aise.

Je portai mes mains à mes tempes qui battaient violemment. « Reposons-nous un instant sous ces chênes », demandai-je en désignant le joli bois noir dont j'ai déjà parlé. On accéda à mon désir et, pendant une vingtaine de minutes, nous nous délassâmes délicieusement. Pour ma part, j'avais la tête appuyée contre une grosse racine et il me semblait, à chaque instant, entendre des pas légers sur la mousse et voir, entre les branches, la robe à longs plis et la barbe blanche des quelques vieux druides qui, armés d'une faucille d'or, coupaient le gui sacré.

Il fallut repartir et reprendre la route ensoleillée pour gagner Sainte-Anne en passant par le champ des Martyrs! Ce champ ne présente rien d'extraordinaire, c'est une pelouse entourée d'une barricade et à l'extrémité de laquelle s'élève une chapelle expiatoire. Il y avait, à la porte de l'enclos, un vieux mendiant breton qui chantait de sa voix cassée une complainte antédiluvienne.

Nous entrâmes dans une ferme pour demander du lait; comme il n'y en avait pas on nous servit un litre de cidre extra-détestable et pas fait du tout pour remettre le cœur.

A partir de ce moment, la promenade fut pour moi un véritable martyre bien qu'elle se fit au milieu d'un des plus jolis paysages que je n'ai jamais vus. Je ne retrouvai un peu de légèreté que pour sauter une haie assez haute qui nous évitait un grand détour. Maman s'en tira moins bien: elle se prit les pieds dans son jupon et le déchira passablement.

Le soleil descendait peu à peu et ne nous inondait plus de torrents de lumière éblouissante; les champs, secouant leur torpeur, semblaient se réveiller; on n'entendait partout que des voix de grillons, des frémissements dans les genets, les murmures argentins des petits ruisseaux qui couraient sous l'herbe et rebondissaient contre les cailloux. La campagne se faisait douce au regard ; plus de ces traits hardis, de ces ombres bien marquées mais quelque chose d'amolli, de flou, d'estompé.

Par moments, la route se rétrécissait et longeait des rochers calcinés par les ardeurs du soleil et puis, à un détour, une vallée radieusement verte, apparaissait à quarante ou cinquante mètres en dessous de nous, avec un étang, des peupliers et un moulin pittoresque; dans les prairies, une foule de petits cochons roses couraient en se bousculant. Mes compagnons s'extasièrent sur la gentillesse de ces animaux et sur l'harmonie des teintes de leur chair et de celle de l'herbe. Mon malaise allant toujours en augmentant, je ne partageai pas leur enthousiasme. Tout cela me semblait trop vert et trop rose. On dirait des tranches de jambon sur un plat d'épinard, pensai-je en moi-même.

Je m'assis un instant sur une pierre en engloutissant force pastilles et en contemplant, d'un air triste, la splendeur de cette nature pendant que les garçons s'amusaient à poursuivre un pauvre lézard et que Maman cueillait des fleurs qui poussaient dans un vieux mur.

Après cinq minutes de halte, nous continuâmes notre chemin sur cette route qui semblait ne jamais devoir finir; on la voyait serpentant au loin comme un immense ruban blanc, allant et revenant sur lui-même.

Enfin, vers 6 h et quart, nous aperçûmes encore assez loin quelques toits et un clocher surmonté d'une grande statue de la patronne du département: « Voilà Sainte-Anne, courage », me dit Monsieur l'Abbé, voyant que, décidément, je commençai à tourner de l’œil. J'en étais arrivée à ne plus pouvoir supporter la halte, ni même le ralentissement. « Marchons, Maman, je t'en prie » disais-je sans cesse, en voyant ma pauvre mère s'attarder à arracher quelques herbes dans les fossés. Henri voulait prendre un chemin de traverse, il s'y était même engagé mais un troupeau de vaches qui s'avançait gravement à sa rencontre le fit brusquement retourner sur ses pas.

A 6 heures et demie à peu près, nous entrions à l'hôtel de France. A peine y étions-nous, que mon mal de cœur redoubla et qu'il arriva ce qui devait arriver. Je plongeai ma tête à plusieurs reprises dans l'eau froide, je desserrai mes vêtements et je plongeai dans mon lit.

Je ne crois pas avoir dormi mais j'étais si engourdie que je n'entendis pas les autres descendre pour le dîner. Lorsque je repris connaissance de la situation je vis Maman qui n'avait pas voulu me quitter et qui préparait mes affaires de nuit.

Je m'agrafai et, après avoir bu un bol de lait, je m'assis un instant sur le rebord de ma fenêtre. La nuit commençait à tomber rapidement, la rue s'emplissait d'ombres. Deux femmes revenaient du lavoir en faisant résonner leurs gros sabots puis un vieil homme tout courbé qui poussait une brouette s'arrêta sous la fenêtre pour essuyer du revers de sa main son front couvert de sueur. Un bruit plus fort se fit entendre, je me penchai et j'aperçus la forme d'une vache qui sortait de l'ombre puis une autre et encore une autre, sept ou huit bêtes conduites par une fillette d'une quinzaine d'années.

Elle est gentille cette petite avec ses beaux cheveux emmêlés, son cou nu, son vieux jupon enroulé autour de sa taille mince et svelte et ses pieds bruns, nus dans les sabots. Elle tient à la main une longue gaule flexible avec laquelle elle touche de temps en temps la croupe des bêtes lentes et recueillies qui marchent devant elle. Un maigre petit chien noir va et vient à travers les jambes rousses avec un air affairé et comique.

Passent ensuite deux ou trois bambins adorables sous les haillons qui ne les couvrent qu'à demi. Les filles ont un petit bonnet d'où s'échappent les boucles blondes et une robe faite sur le modèle de celle de leurs mères. Leurs pieds mignons s'embarrassent souvent dans les longues jupes qui leur donnent l'air de petites vieilles. Les garçons ont des pantalons de teintes fantastiques, coupés probablement dans les robes usées des aïeules. Ils ont, sur la tête, le chapeau breton en paille blanche avec le ruban de velours noir.

Mais la nuit est de plus en plus épaisse et c'est à peine si je distingue maintenant Maman, debout à côté de moi. « Comment te sens-tu? me demande-t-elle. Veux-tu te coucher de suite ou veux-tu te promener un peu? » Cette deuxième proposition me séduisit beaucoup et nous descendîmes. Mes jambes tremblaient sous moi mais la marche et l'air pur du soir me firent du bien et je n'étais pas encore arrivée à l'église, située de l'autre côté de la place, que j'étais disposée à me remettre en route pour aller au bout du monde.

L'église était complètement sombre et une lueur vacillante de cierge indiquait dans un renfoncement l'autel de Sainte Anne. Cet autel n'est pas bien grand. Une statue en cuivre dorée occupe le milieu, des candélabres et des bouquets l'ornent à droite et à gauche du tabernacle. Deux portes-cierges sont un peu plus loin. Quant aux murs, ils sont couverts d'ex-voto de marbre et de cœurs dorés. Un gros paquet de béquilles et quelques bijoux attestaient des miracles.

J'ai revu  cette chapelle de Sainte Anne en plein jour, le lendemain matin, mais je la revois telle qu'elle m'est apparue ce soir- là, accueillante et douce, dans la demi clarté des cierges prêts à s'éteindre. De grandes ombres fantastiques voltigeaient sur les piliers tandis qu'au fond, tout au fond de la nef, un dernier rayon de jour, pâle comme un mourant, errait autour du tabernacle. Deux vieilles femmes accroupies murmuraient les "Ave Maria" d'un chapelet interminable. L'une d'elle avait la tête renversée en arrière dans un mouvement d'extase, impossible à décrire. L'autre au contraire, entièrement courbée et comme écrasée sous le poids de la douleur, touchait presque les dalles de son front.

Je m'agenouillai et j'essayai de prier. Lorsque je relevai les yeux, je sentis quelque chose d'étrange et délicieux, comme des larmes qui coulaient lentement le long de mon visage tandis qu'une émotion suave agitait tout mon être. Oh! Ivresse de la prière, charme d'un épanchement avec Dieu, loin de tout bruit et de toute parole humaine, jamais mon esprit inquiet, qui doute et qui cherche, ne vous avait ainsi compris depuis ma première communion. Pour le coup, je crus que, malgré l'étrangeté de mes demandes, j'allais être exaucée! ... Oh! Ma pauvre tête. Oh! Mon pauvre cœur! Quand donc perdrez vous toutes vos chimères ?

Mais je sentis que tout se troublait à mes yeux, nous sortîmes. Nous rencontrâmes nos compagnons sur la place et Monsieur Peuportier, après s'être entretenu à la sacristie sur l'heure de sa messe, nous proposa un tour de promenade. En passant devant une petite chapelle, je demandai ce que c'était: « C'est la Scala Santa, me répondit Monsieur l'Abbé. Cette chapelle est bâtie sur le modèle de celle de Rome et de grandes indulgences sont accordées à ceux qui y montent à genoux. Nous y viendrons demain, après la messe » - « Oh! Pourquoi n'y montons-nous pas tout de suite, pendant qu'il fait nuit, m'écriai-je ? ». Tout le monde y consentit et nous commençâmes l'ascension.

Je dois l'avouer, ce ne fut pas avec une bien grande piété que je gravis les vingt huit marches qui nous séparaient du sommet. Outre ma fatigue, j'avais une envie folle de rire en voyant nos positions singulières. Monsieur Jules contribua à me distraire en me disant que je trouverai dans ma chambre un joli petit chou à la crème qu'il avait pris à mon intention. Je commençai à avoir un peu faim, aussi la vision du chou me troubla et me fit grimper peut-être trop lestement.

Néanmoins, dans un beau mouvement de ferveur, j'avais laissé mes bas afin que ma chair fut en contact direct avec la pierre. Il faisait très sombre dans cet escalier et Monsieur Jules tomba innocemment sur trois mendiantes qui dormaient dans un renfoncement; les malheureuses femmes, réveillées brusquement, se mirent à pousser des cris plaintifs et à implorer Sainte Anne. Nous devions leur apparaître une troupe de diables noirs venus troubler le calme de leur saint asile. Monsieur Jules les fit taire en leur donnant quelque sous et sa générosité le transforma sans doute en chérubin aux yeux des mendiantes.

Louis et les jumelles voulurent absolument redescendre l'escalier comme ils l'avaient monté, c'est à dire à genoux. Maman, craignant qu'ils ne se cassent le cou, tira de sa poche un morceau de bougie qu'elle alluma pour éclaircir la descente.

Il était près de 10 heures et demie lorsque nous entrâmes dans nos chambres. Monsieur l'Abbé avait le numéro 1, il était notre voisin. Quant à mes frères et Monsieur Jules, ils n'avaient pas comme nous les honneurs du premier étage, on les avait logés sous les toits, aux numéros 27 et 28.

En rentant chez nous, mon premier soin fut de chercher le chou du charmant Jules. Il était exquis, je m'en barbouillai jusqu'au nez et, ingratitude des ingratitudes, je n'eus pas un seul souvenir reconnaissant pour son aimable donateur.

Une scène amusante eut lieu au moment de nous mettre au lit. Pour ne pas nous charger, nous n'avions point pris nos robes de nuit. Maman nous serra les coulisses de nos jupons autour du cou et c'est, mal enveloppées de ces sacs, que nous nous jetâmes dans les bras de Morphée, non sans avoir bien ri de nos tournures originales.

Quoi de meilleur que le lit après une longue journée de fatigue? Cette nuit-là, je ne vis ni spectre, ni triton, mon sommeil fut paisible comme celui de l'innocence en personne.