Novembre 1899

1899 – Mardi 21 Novembre - Paris

Nous avons réintégré le domicile conjugal et paternel depuis hier au soir. Notre départ de Boulogne ne s’est pas effectué sans encombres. D’ailleurs on n’aime pas les choses simples dans ma famille et puis la triste idée de séparation avait agi puissamment sur les nerfs de chacun. Nous sommes arrivés ici vers six heures et demi dans un landau à deux chevaux. Nos bagages n’ont pas été bien longs à défaire et à ranger et, aujourd’hui, en l’absence de Maman, je suis toute désoeuvrée.

Nous sommes allés ce matin chez grand’mère Prat qui m’a trouvé une mine à son goût, je suis grasse et rouge comme une vraie campagnarde. Mes pauvres sœurs, je pense bien à elles ainsi qu’à Grand’mère et à mon Emmanuel ! Ceux que je retrouve ou que converse ici ne peuvent me consoler de ceux que j’ai perdus. Oh ! bel été !comme tu as fui ! comme je me sens triste à la pensée des jours joyeux envolés à jamais !

Mercredi 22 Novembre

Voilà presque deux jours d’hiver passés ! Je suis sortie presque toute l’après-midi avec Maman. Nous sommes allées chez Madame Le More qui était venue à la maison pendant que nous étions encore à Boulogne. En résumé je ne m’ennuie pas trop et je n’ai aucun droit de me plaindre.

Jeudi 23 Novembre

Me voici définitivement installée de nouveau dans ma vie hivernale. Le temps est gris, sombre, bien fait pour donner des pensées de tristesse. Et pourtant, moi qui suis toujours portée à la mélancolie, j’ai l’âme plutôt calme, je dirais même presque gaie. Certes, ceux de Boulogne me manquent beaucoup, je pense souvent à eux mais la vie que je mène est encore assez saine et je ne veux pas m’en plaindre.

Nous sommes des ingrats envers Dieu qui nous donne des jours paisibles sans que nous pensions jamais à lui dire merci. Oh ! par exemple ! c’est un peu monotone ! Ma plus grande distraction est de donner à manger aux pierrots affamés qui viennent sur le bord de ma fenêtre.

Vendredi 24 Novembre

Nous avons eu la seule visite de Madame Saint et de Mimi (sa fille, pas ma chérie). Ma journée s’est partagée entre un ouvrage à l’aiguille et un livre. J’ai ré abordé la lecture du « Christianisme et les Temps présents » et je suis encore plus enthousiaste de cet ouvrage que l’an passé. C’est d’une grande élévation de pensée mais on ne peut pas parcourir ces belles pages comme on le ferait pour les feuillets d’un roman. Il faut en quelque sorte les méditer, en savourer toute la profondeur. Aussi, je lis très lentement.

Mon voisin, Monsieur Léon Favre travaille souvent à son bureau, en face de moi. Les rideaux sont fermés mais de temps en temps, par une fente, je vois sa main tourner une page ou puiser de l’encre et cela me distrait un peu. Le pauvre garçon doit bien s’ennuyer tout seul et il m’est venue dans l’idée que si nous mettions nos deux solitudes en commun cela ne serait plus la solitude ni pour l’un ni pour l’autre. Cette remarque est digne de Monsieur La Palisse. Il faut renoncer à ce doux projet et je trouve qu’il est bien malheureux que ce garçon ne soit pas une jeune fille. Si j’étais fée, je lui donnerais un petit coup de baguette. Comme je ne suis pas fée, il est bien obligé de rester homme et par conséquent de l’autre côté de la cour.

Hier au soir, Papa et Louis sont allés entendre « Plaisir d’Amour » à Cluny. Ils se sont tordus, c’est très drôle, parait-il. Naturellement ce spectacle amusant n’est pas pour les jeunes filles ! On nous exclut de ce qui fait trop rire, peut-être est-ce tout simplement pour nous conserver une toute petite bouche et des yeux sans pattes d’oie !

Samedi 25 Novembre

Grande sainte Catherine, est-ce la dernière fois que je vous fête ? Ce matin, nous sommes allées, Maman et moi, aux Quatre Chemins où nous sommes tombées au milieu d’une grand’messe en l’honneur de la sainte patronne de la gent féminine. Nous avons même reçu des brioches bénites, tout comme les petites filles des sœurs qui remplissaient la nef. C’est tout un voyage d’aller là bas et Mr Runner devait établir des indulgences spéciales pour ceux qui vont le chercher si loin ! Je n’en userai pas souvent pour mon compte car par les temps froids et pluvieux d’hiver c’est presque impraticable. Je crains bien d’être forcée un jour ou l’autre d’abandonner mon bon Monsieur l’Abbé. C’est un homme très intelligent, très instruit et si indulgent que je n’en trouverai pas un semblable pour me confier à lui. L’avant dernière fois, lorsque je suis allée le trouver, nous avons un peu causé après la confession. Je lui ai dit mes troubles, mes difficultés à prier, mes défaillances pendant lesquelles je croyais avoir perdu la foi. Il m’a donné le conseil de me jeter à genoux dans ces moments de ténèbres, de tomber comme un morceau de bois devant mon crucifix et de dire pour toute prière cette invocation : « Mon Dieu, me voici ! ayez pitié de moi ! »

Dimanche 26 Novembre

Une bonne journée à Boulogne a été suivie d’un triste retour, nous avons trouvé papa souffrant horriblement de douleurs d’entrailles. Il a déjà eu de ces crises ces deux années passées et ce n’a  été l’affaire que de quarante huit heures.

J’avais déjà eu le plaisir de voir mes sœurs hier ; elles étaient venues dans l’après-midi nous faire une petite visite avec la chère Miss Jones ; nous n’avions donc rien de très nouveau à nous apprendre mutuellement, ce qui ne nous a pas empêchées de bavarder à cœur joie. Ce matin nous avons reçu de tristes lettres, les missives tant attendues d’Algérie. Louise et Suzanne nous y racontent les derniers jours de leur père. Pauvre homme, il a bien souffert et s’il y a quelques erreurs dans sa vie, il les a grandement expiées par sa longue agonie, ses horribles douleurs et ses angoisses au sujet de se malheureuses filles. Mon Dieu ! comme vous êtes terrible pour les uns, comme votre bras frappe durement parfois. Je vous adore de toute mon âme ; vous avez toujours été doux pour moi mais si vous m’éprouviez faites-moi la grâce de centupler mon amour.
A propos de lettres, j’en ai reçu une très gentille de Madeleine Bonnal hier soir. Ce petit chou qui prend ses récréations pour écrire à une vieille personne comme moi m’a fait grand plaisir, je lui répondrai dès demain. On nous a encore rapporté un bon mot de Mademoiselle paulette qui tourne à l’enfant terrible. Cette jeune personne de deux ans et demi a déjà sa chambre pour elle toute seule à côté de celle de ses parents. L’autre jour Madame Gilain va chez Madame Blanchot et Paulette, très fière de sa chambre, la lui fait admirer. « Elle est très belle votre chambre, mais Paulette vous êtes encore plus jolie », dit la bonne Madame Gilain. Paulette la regarde un instant et répond en hochant la tête : « Eh bien toi, tu es bien laide ! » C’est Madame Gilain elle-même, très amusée de cette petite aventure, qui l’a racontée à Grand’mère, mercredi dernier.

Cette après-midi, nos sommes allés chez les Moisy. Monsieur Jules viendra dîner demain ici ; il s’est montré charmant comme toujours. Mais Grand’mère était terrifiée, elle considérait cela comme un grand pas de fait vers une union qui aurait le don de lui plaire souverainement. Papa est assez prudent pour ne pas avoir fait une démarche aventurée en nous disant d’inviter Mr Moisy.

Ce soir, en omnibus, un jeune homme excessivement chic m’a fait des avances. Naturellement Maman n’a rien vu et je me suis tenue si correctement, avec un air si digne, que j’en étais étonnée moi-même. J’avais une folle envie d’éclater de rire mais je contrôlais ma gaieté à l’intérieur et mon visage demeurait impassible et calme sous l regard interrogateur de ce beau jeune homme mal élevé. Ce soir, ô féminine vanité ! j’étais très contente de ma petite aventure.

Mardi 28 Novembre

Monsieur Moisy est venu hier soir. Malheureusement papa était malade et bien qu’il ait eu le courge de se mettre à table et de rester avec nous jusqu’au départ de Monsieur Jules, la soirée n’a pas été aussi gaie qu’elle l’aurait pu être.  Dans l’après-midi, j’étais allée avec Maman chez Madame Lenoir mais Marguerite qui prend Jeudi la route de Constantinople n’était pas là ; elle était à la poursuite de son passeport. Nous avons vu sa fille, sa petite Madeleine qui est un bien gros bébé de quatorze mois. Papa est encore très souffrant ce soir et cela nous ennuie beaucoup. Nous craignons que ces douleurs proviennent d’un commencement de pierre.

Mercredi 29 Novembre

Papa a passé une mauvaise nuit. Oh ! comme c’est terrible de voir souffrir ceux qu’on aime, j’en suis toute malade moi-même. Et puis il y a  encore d’autres choses qui me tourmentent si bien que ma vie du moment es pleine d’angoisses, que ma pensée est un champ de bataille où luttent, les idées les plus contradictoires.

Décembre 1899

Lundi 4 Décembre

Papa va mieux mais il est encore un peu faible. Il parait que la sœur Madeleine nous enverra prochainement les photographies vde Monsieur L de B. Henriette Bonnal est à Paris cette semaine, elle est venue avec le Général et repartira avec sa mère et Valentine qui viendront passer deux jours. Ce soir, les Gandriau roulent vers Paris ; demain, nous aurons le bonheur de les embrasser.

Vendredi 8 Décembre


Depuis que j’ai ouvert ce cahier, il s’est passé bien des choses et pourtant il n’y a que quatre jours ! Mardi matin, Maman est allé chez Monsieur Morize faire une commission pour grand’mère. Il s’agissait des…… cabinets d’aisance de la maison de Passy. Cette démarche ennuyait beaucoup maman à cause du sujet….. pas très relevé. Néanmoins, pour faire plaisir à grand’mère, elle s’était décidé à la faire. Le bon Monsieur Morize se montra très aimable et peu à peu, la conversation s’élevant, on se mit à parler d’enfants, d’avenir, etc. Sans rien dire de très significatif, Mr Morize déclara à Maman qu’il irait lui parler un de ces jours. Mercredi, il demandait, par lettre, un rendez-vous pour le lendemain jeudi, 5 heures. Or, hier vers cinq heures un quart, Mr Morize sonnait et demandait à Maman ma main pour son fils Henri. Naturellement ce n’était pas la demande solennelle, celle qui est préparée et à laquelle il n’y a que Oui à répondre. C’était une première ouverture qu’il faisait lui-même parce u’il ne connaissait personne qu’il en voulut charger. Il parait qu’Henri a cette idée-là depuis longtemps et qu’il presse son père.

Depuis hier je ne fais que pleurer, mes yeux sont brûlés par les larmes et pourtant ? Henri est parmi tous ceux que je connais, l’homme que j’épouserais avec le plus de confiance. Je suis très fière qu’il m’aime. D’où me vient donc cette tristesse qui m’emplit l’âme ?...

Je le verrai dimanche. Personne n’en saura rien encore que Lui, moi, Maman, son père et Louis. J’ai peur. Je souffre quand je devrais être si heureuse !

Samedi 9 Décembre

Je souffre encore plus qu’hier. Je voudrais écrire car c’est la seule chose qui me distrairait mais je ne le puis pas. D’abord, je crois que je suis malade. La salle à manger où je me tiens est surchauffée et pourtant j’y tremble de froid. ? Oh ! qu’ai-je donc dans l’âme ? C’est dans des moments comme ceux-ci qu’on voudrait fermer les yeux, dormir, sans jamais se réveiller.

Lundi 11 Décembre

Encore un fond de mélancolie dans l’âme mais beaucoup plus de calme et presque une décision. Si je me marie, j’aime mieux Henri Morize que n’importe quel autre. Je lui fais de grand cœur le sacrifice du titre de vicomtesse, de la fortune et de la vie agréable que Mr Lucien de Bisschop pouvait m’apporter. Mais est-ce que je veux me marier ? J’ai grand besoin des lumières du ciel pour y voir un peu clair dans le chaos de mon âme ; j’y vois des choses qui me terrifient, qui me font croire que je suis indigne de lui.

Hier nous sommes revenus par le chemin de fer avec Mr Morize et ses trois fils. Tout le temps Henri est resté auprès de moi. Il était charmant dans son uniforme et j’étais très fier rue Tronchet de marcher à côté de lui, un peu à l’écart des autres membres de nos familles. Nous avons rencontrés des soldats à 4 reprises. Naturellement, ils ont salué Henri qui le leur a rendu et j’ai compris un peu Marguerite qui ne veut épouser qu’un officier. Aujourd’hui, j’ai commencé à tirer un peu sur papier les groupes photographiques pris hier. Sur tous les clichés Mr Henri est délicieux.

Mardi 12 Décembre

Je crois décidément que je dirai Oui mais papa veut qu’Henri ait une situation quelconque avant que nos fiançailles soient officielles. Oh ! le mariage est encore bien lointain et peut-être même problématique. N’importe je suis plus calme. Je voudrais savoir seulement ce qu’Henri pense depuis dimanche.

Vendredi 13 Décembre

Nous avons revu Louise et Suzanne Bocquet, mercredi dernier ; elles sont venues déjeuner avec nous et Henriette Bonnal Certainement elles ne sont pas gaies et continuent de plus en plus à se plaindre de la « sale vie » mais je les ai pourtant trouvées moins accablées que je ne le pensais. Le chagrin est uns plante qui ne pousse que de faibles racines à leur âge. Les maris pour moi continuent à affluer. Maintenant c’est Madame Dupouez qui me propose un sous-préfet, jeune homme charmant, parait-il. Ils sont tous charmants pour commencer… après…. C’est différent. Quoiqu’il en soit la bonne Madame Dupouez viendra aujourd’hui chercher la réponse. Et cette réponse sera « Non », car j’aime mieux Henri.

Samedi 16 Décembre

Henri est venu hier. Il a rencontré à la maison Valentine, Henriette Bonnal, tante Camille, Marie-Thérèse, et Christian. Aujourd’hui Valentine et Henriette sont venues déjeuner ; elles sont aller patiner avec Louis et Mr Léon mais comme Maman m’avait défendu par le brouillard et par le froid, je n’ai pas voulu y aller avec eux. Cela me tentait pourtant bien. Heureusement qu’ils sont revenus tous vers 4 heures prendre le thé avec moi. Maintenant, ils sont partis et je me retrouve seule. J’espère que Maman ne rentrera pas trop tard car elle doit aller ce soir avec Louis entendre Sarah Bernard dans Hamlet. Louis et Mr Léon patinent très bien, je pourrai me confier à eux pour mes essais.

Lundi 18 Décembre

Mr Chevalerant vient de venir voir papa, il ne l’a pas trouvé bien malade heureusement. Hier, Maman et moi nous sommes restées ici, Louis est allé à Boulogne et il a entraîné toute la famille (y compris Valentine et Henriette) aux lacs du Bois de Boulogne où ils ont patiné. Pendant que nous étions sorties un instant, Maman et moi, Henri est venu savoir des nouvelles de papa, il était avec son père mais ils ne sont testés que cinq minutes car ils allaient aussi au Bois de Boulogne. Ils se sont trouvés sur la glace nez à nez avec Louis, Henriette et Marguerite qui patinaient. Dans leur surprise de les rencontrer, voilà Louis et Marguerite qui lâchent Henriette qui dégringole. Il parait que Marguerite patine très bien pour une femme, elle n’a peur de rien cette coquine-là ; Germaine est moins habile, Louis avait toutes les peines du monde à la soutenir.

Aujourd’hui je suis allée à mon tour sur la glace où je ne suis pas tombée une seule fois grâce à mon charitable voisin et ami, Monsieur Fabre ; il patine extrêmement bien et comme il est( très fort et très solide, je m’appuyais de tout mon poids sur lui ; il parait que j’allais bien pour une première fois mais j’ai dû bien fatiguer mon pauvre ami. Lui et Louis se sont absolument dévoués pour moi aujourd’hui ; j’en ai quelque remord mais mon égoïsme me fait quand même trouver que j’ai passé une bien charmante après-midi.

Mercredi 20 Décembre

Hier, Maman et moi nous avons passé notre après-midi à Boulogne où Mme Watrin devait venir m’essayer un corsage. Naturellement elle a manqué à sa promesse et j’ai perdu une bonne demi journée de patinage pour rien du tout. Ce soir je dois aller avec Louis dîner rue Ampère. Mr et Mme Machard n’y étant pas, Pierre et Juliette ont invité leurs amis. Il n’y aura que des jeunes gens et des jeunes filles et Pierre compte faire mille bêtises. Il s’est promis de nous griser en mettant de l’eau de vie dans le vin que nous boirons. J’ai un peu peur de tous ces Messieurs qui sont enragés quand ils s’y mettent et j’aimerais bien mieux rester tranquillement au coin de mon feu que d’aller courir là-bas, à cette orgie. Ce sera dans tous les cas une orgie maigre puisque nous sommes en Quatre Temps. Pierre a commandé, parait-il, une bisque d’écrevisses très relevées.

Samedi 23 Décembre

Comme les jours s’envolent vite ! je ne fais pas grand-chose et pourtant les minutes me semblent fuir vertigineusement… Papa est toujours malade, il a des accès de fièvre affreux ; ce soir il est plus souffrant que jamais et une inquiétude me mord au cœur.

Lundi 25 Décembre

Noël, oh ! Noël, j’ai l’âme toute triste et languissante en disant ce mot. Je suis seule, un peu souffrante et très découragée. Où sont-ils donc les Noël d’antan, pleins d’une joie fraîche, rayonnante et qui embaumait mon cœur d’enfant comme un parfum tombé du paradis. Noël, Noël, il fait froid, humide, noir. Je n’attends, je ne désire rien, sinon dormir, oublier tout, chasser de mes veines cette fièvre étrange qui me torture. Noël, Noël ! Autrefois c’était si gai, les souliers pleins à déborder, l’arbre mystérieux, le sombre sapin éclairé par une foule de petites bougies qui brillaient comme autant d’étoiles, et la crèche et les chants !

Oh ! pour moi, pas de chants ce soir. Mon âme pleure, saigne et plie sous le poids de pensées douloureuses. Comme je suis loin de mes extases enfantines, de mon adoration émue pour ce Jésus, ce petit Noël auquel je ne pouvais penser sans un tressaillement délicieux. Le scepticisme naît vite dans nos pauvres âmes humaines… J’ai la foi encore mais une foi inquiète, non l foi naïve, joyeuse de mon berceau et ce soir, soir de Noël, devant mes souliers vides, vides pour toujours maintenant, je me sens prise d’une grande nostalgie d’enfance innocente et candide.

J’ai vu Henri et Marie chez tante où ils ont déjeuné. Marie ne semble pas fatiguée par la position où elle se trouve ; elle est même très bien en ce moment, très jolie femme.

Mardi 26 Décembre

Une journée de calme pendant laquelle j’ai travaillé avec ardeur à mes cadeaux du premier janvier, il en est grand temps mais j’espère m’en tirer tour de même, comme les ouvriers de la dernière heure dans l’Evangile.

Notre voisin, Monsieur Léon Fabre, este n ce moment tout entouré d’amis (j’allais dire encombré et le mot aurait peut-être été juste). Il a donné sa chambre à un jeune abbé qui est devenu mon vis-à-vis nocturne. La chambre de son frère est occupé par un Hongrois nommé Wagner. Ce soir il est arrivé un autre jeune homme qui ne parait pas disposer à s’en aller malgré l’heure tardive. Mon pauvre ami s’est faut dresser un lit de camp dans une petite pièce près de la cuisien où il doit être très mal. J’admire son dévouement mais je ne l’envie pas du tout car son gentil petit appartement est sans dessus dessous. Et puis c’est gênant pour moi, tous ces amis ! J’ai l’habitude de sourire et de faire un léger salut de la tête  lorsque j’aperçois Monsieur Léon pour la première fois le matin ou pour la dernière fois le soir. Maintenant je me trompe et Samedi j’ai adressé mon sourire le plus engageant au jeune abbé qui a pris la tête u’il aurait pu avoir en tombant de la lune.

Ce matin, j’ai reçu une lettre de ma Mimi ; elle est à Montgeron mais elle viendra Jeudi passer la journée à Paris et j’aurai le grand bonheur de la voir. Enfin ! Voilà près d’un an que nous ne nous embrassées ! Cette séparation m’a semblé mortellement longue et cruelle.

Samedi 30 Décembre

J’ai revu Mimi. Oh ! les embrassements prolongés et les folles confidences !

Hier, nous avons eu du monde toute la journée. Maman et moi nous n’avons pas quitté le salon entre 1 heure ½ et 7 heures ½. Je ne me souviens plus de toutes les personnes qui sont venues mais le défilé n’a pas cessé et il s’est composé en général de gens que j’aime à voir.

Nous touchons à la, fin de l’année. De tout mon cœur je remercie Dieu des joies que 1899 m’a apporté. Elles sont nombreuses et intimes et pourtant il ne s’est rien passé d’extraordinaire durant l’année qui vient de s’écouler. Si l’on me demandait en quoi elle ‘a été heureuse, je ne dirais rien, je ne pourrais rien dire, bien que je sente que ma vie n’en comptera pas beaucoup de semblables. J’ai vécu des journées délicieuses, si pleines de joie que mon cœur en était quelquefois prêt à éclater.

A côté de cela j’ai eu des tristesses, des dégoûts, des moments de grande lassitude mais je bénis quand même Dieu. Et 1900 qui s’avance ? Que me donnera-t-elle cette année ? Je la vois venir avec confiance et pourtant ne sera-t-elle pas bien décisive dans ma vie. J’étais trop pessimiste durant des dernières années ; le voile noir tombe encore sur mon âme de temps en temps mais il est moins épais, moins lourd qu’autrefois.

31 Décembre 1899

Le dernier jour ! Adieu année, douce et heureuse année qui m’a guérie des douleurs de 1898 ! C’est avec regret que je te vois tomber dans le passé.

Pourquoi donc aujourd’hui ai-je peur de 1900 que je voyais venir presque avec joie hier. Il est plus de dix heures. Dans quelques instants nous en aurons fini avec la vieille année ; je sais ce qu’elle emporte et je ne sais pas ce que l’autre m’apportera. Fiat, mon Dieu, fiat !