à noter


  • Le 8 mars, l’incendie du théâtre Français le 8 Mars 1900 et le 10 Mars l’annotation du décès dans cet incendie de Melle Henriot, jeune actrice de 22 ans très jolie et très douée)
  • Le 15 Mars, soirée théâtrale : « La Robe rouge » et réflexion sur le métier de « juge d’instruction
  • Il neige sur Paris le 29 J anvier, les 1er - 6 -10 - 14 Février et le 26 Mars

Janvier 1900

7 Janvier 1900

Il y a juste huit jours que je n’ai pas pris la plume et que je n’ai rien noté sur ce cahier. J’ai été tour à tour mortellement triste et follement gaie. Aujourd’hui, pendant que tous les autres sont réunis à Boulogne, je suis restée rue Cambon seule avec Papa. Ce dernier est encore bien souffrant, quant à moi je tousse et, par l’affreux temps qu’il fait, papa et maman pont trouvé plus prudent que je reste près du foyer. Plusieurs fois, cette semaine, je me suis rencontrée avec Henri. Il m’a produit toujours la même impression et cela commence à me tourmenter un peu. Je le trouve charmant mais je n’ai pas encore pour lui au cœur ce feu que je voudrais. Je suis à plaisanter car je suis convaincue d’un bonheur doux et calme dans cette union mais je ne veux pas me marier sans amour. Mon âme est peut-être déjà trop pleine d’affection débordante pour que mon pauvre Henri puisse s’y faire la place qu’il mérite ?

8 Janvier – Lundi –

Décidément c’est la tristesse qui l’emporte. 1900 sera pour moi une année douloureuse et quoique l’heure présente ait des charmes, je ne puis m’empêcher de songer à l’avenir terriblement sombre que j’entrevois. Que ne puis-je jouir sans préoccupation des douceurs actuelles ? Oh ! quel dégoût de tout, quelle lassitude m’envahit !

9 Janvier – Mardi

Depuis deux jours, nous courrons Paris ; je déteste cela mais en ce moment je suis forcée de reconnaître que cette agitation me fait du bien. Je me consumais dans mes pensées. Mon Dieu, éclairez-moi.

Chez Amélie, nous avons rencontré tante Gabrielle et cette entrevue s’est aussi bien passée que possible. Je suis bien heureuse qu’il ne reste presque plus rien des rancoeurs dont j’étais la cause bien involontaire. Avec le temps tout finit par s’arranger, comme les grandes douleurs et les blessures qu’on aurait cru éternelles. Je sens pourtant qu’il y a en moi quelque chose qui ne mourra jamais, un sentiment aussi immuable que mon âme ! Et je remercue Dieu de me l’avoir donné quelles que soient les souffrances qu’il me cause et qu’il me causera encore !

Mercredi 10 Janvier

Encore une journée passée en visites ! Quelle perte de temps et combien j’aimerais mieux rester devant ma table de travail au lieu de patauger dans la boue. Ah ! si je le pouvais comme j’enverrais tous ces devoirs mondains au diable. C’est bien là leur véritable place ! Pourtant je les offre à Dieu et j’espère qu’il m’en saura gré.

Rien de bien intéressant à noter sur les gens que j’ai vus aujourd’hui ; nous avons fait 10 visites et montés 33 étages. Je suis un peu rompue et je crois que maman l’est encore plus que moi car elle était déjà sortie dans la matinée. Ce soir, je viens de lire ou, pour mieux dire, de relire Hamlet. Quelle imagination débordante il avait ce Shakespeare et comme il vous charme après trois cents ans passés !

11 Janvier – Jeudi –


Je suis triste ce soir, un enfantillage m’oppresse le cœur. Faut-il que je sois bête pour souffrir ainsi pour rien ! J’ai eu tantôt mon cours d’art, puis nous sommes, maman et moi, chez Madame Pierrot où j’ai revue le bon Général Mathieu qui m’a rappelé les heureux jours de Saint Quay.

Vendredi 12 Janvier

Du monde toute la journée, plus que le salon ne pouvait contenir. La liste des visites s’est clôturée avec Henri. Tout en restant parfaitement calme et réservé, il m’a semblé peut-être un peu moins froid.

Samedi 13 Janvier

Aujourd’hui, c’est à notre tour de courir de salon en salon. Dieu ! que c’est bête ! J’étais si fatiguée hier que je n’ai pas noté la visite de ma Chérie ; elle m’a pourtant causé une joie bien profonde et j’ai peut-être un peu négligé pour elle les autres personnes présentes. Hélas ! je crains que ma joie de la sentir près de paris ne soit de courte durée. Madame Strybos parle déjà de repartir à Nice. Quand elle dit cela, je me sens des envies folles de l’étrangler. La bonne tante de monsieur Léon est repartie hier soir pour Crandelles près d’Aurillac, elle était venue dans l’après-midi nous faire ses adieux. C’est une excellente femme et je l’aimerais pour la grande affection qu’elle a vouée à ses neveux orphelins même si elle n’était pas aussi parfaite pour tout le reste. Je me sens plus que jamais en admiration émue devant les grands et braves cœurs qui donnent sans compter et sans rien demander en retour, devant les gens simples, dévoués jusqu’au fond de l’âme et qui trouvent tout naturel ce que nous autres nous appelons de l’héroïsme. J’aime les humbles, ceux qui cachent sous des dehors peu brillants des délicatesses infinies et lorsque j’en rencontre ici et là sur mon chemin, je suis tentée de m’agenouillée devant eux et de leur dire avec prière : « Rendez mon cœur semblable au vôtre ! »

Dimanche 14 Janvier

Je ne suis pas allée chez madame Nisard où j’étais invitée à une matinée dansante. J’ai préféré aller tout simplement à Boulogne voir mes sœurs et mes cousines. Je suis bien ennuyée ce soir. Maman a rencontré Monsieur Morize qui lui a dit qu’il allait presser la décision de son fils. Ce brave Henri est, parait-il, d’un caractère très vif, même un peu emporté. Les dehors calmes et froids sont tout simplement de la pose. Il est aussi un peu original, très attaché à ses idées et peu communicatif. Je trace là un triste portrait mais comme c’est à peu près tout ce qu’on peut lui reprocher, la liste de ses défauts n’est pas encore bien longue et elle est surtout bien loin d’égaler la mienne. Je ne m’attendais pas à rencontrer la perfection mais je l’avais tout de même rêvée et je suis déjà un peu désenchantée d’Henri sans en avoir été jamais emballée.

Lundi 15 Janvier

Ma pensée est sombre aujourd’hui. Et pourquoi ? Pour des superstitions, des rêves qui me parlent de mort. Il est vrai qu’il y a des coïncidences étranges….. Ah ! je souffre et je n’y peut rien. Je m’impatiente contre moi-même, je me trouve infiniment ridicule mais j’aspire un malheur dans l’air. Je voudrais avoir quinze jours de plus ou 20 ans de moins.

Mardi 16 Janvier


Maman a fait 15 visites cette après-midi ; pour mon compte, je n’en ai fait que 9 et j’en ai eu bien assez plus qu’assez. Louis es ce soir à la bibliothèque de l’école, ce qui fait que je suis seule, rêvant, lisant et écrivant tour à tour. L’heure présente est douce mais je ne sais pourquoi je la trouve belle. Comme c’est donc bizarre et changeant une âme, on ne peut jamais la pénétrer ni même se rendre bien compte des causes de sa tristesse ou de sa joie !

Mercredi 17 Janvier

Solitude ! c'est-à-dire rêverie et travail. C’est bon de se sentir vivre dabs le calme et de poursuivre d’heureuses pensées tant que le cœur est assez fort pour les supporter. Et puis, lorsque le cœur faiblit sous l’excès de son bonheur, c’est bon de pouvoir pleurer toutes les larmes de joie qui s’y sont amassées ! tout l’azur du ciel est dabs mon âme et je ne veux pas songer aux orages de l’avenir.

Jeudi 18 Janvier


Me voilà encore seule mais ce n’est plus pour longtemps puisqu’il est trois heures et qu’il va falloir que je m’habille pour mon cours d’Art. Je suis très fatiguée, mais pas malade, c’est une lassitude, une paresse de cerveau et de tous les membres. Je parle et j’agis comme en rêve ! Et pourtant je ne suis pas mécontente de moi aujourd’hui car j’ai bien avancé la broderie de ma nappe à thé.

Hier soir, Henri est venu ; il n’avait pas son bel uniforme à cause du temps horrible u’il faisait. Il précipite un peu les choses pour prendre sa décision. Que sera-t-elle ? Et que sera la mienne ? Mon Dieu !

Vendredi 19 Janvier

Monsieur Fabre est parti ce matin pour la Bretagne, il y restera une quinzaine de jours. Ce n’est pas bien long mais je suis tellement habitué à le voir aller et venir qu’il me manquera sûrement beaucoup. En partant, il me laisse Pauline et son ami Wagner en guise de consolation. Ce n’est pas la même chose mais, à défaut de mieux, il faudra bien que je m’en contente. Cela sera toujours moins triste que si cet appartement était tout à fait désert.

Maman est allée hier à Boulogne ; elle a trouvé Marguerite dabs le ravissement car elle avait eu le bonheur de rencontrer la veille, en visite, son cher de la Grandière. Leurs effusions avaient été si spontanées et si tendres qu’après 24 heures, notre Kiki n’était pas encore redescendue du 7e ciel où elle avait été transportée.

Samedi 20 Janvier

La pluie a tombé et le temps a été gris toute la journée. Il vibrait de la tristesse dans l’air. Cela ne nous a pas empêché de courir d’une extrémité de Paris à l’autre, de Passy à la Bastille. Quelle rage ont donc eu les premières parisiennes qui ont inauguré ces visites de Janvier. Il fallait qu’elles eussent vraiment le diable au corps. Quant à nous, nous sommes bien bêtes d’agir en singes et en perroquets et de nous astreindre à tous les usages ridicules du monde.

Louis a reçu ce matin une lettre de René de Bardin. Celui-ci qui part soit disant Mardi pour l’Afrique du Sud, demande à Louis un rendez-vous pour lui faire ses adieux. Il faut se méfier avec René de Bardin et lire entre les lignes de sa lettre ce u’il n’écrit pas mais ce qu’il pense. Cela m’étonnerait énormément si cette entrevue n’avait pas eu pour but un emprunt. Ce René de Bardin est, suivant tous ceux qui le connaissent, un sale personnage. Sans avoir jamais été dupé par lui, Louis sait pourtant de quoi il est capable et il a trouvé un prétexte pour refuser le rendez-vous demandé. Quel malheur qu’un homme aussi intelligent soit tombé si bas, dabs une telle corruption.

En rentrant, à 7h ¼ , nous avons trouvé Henri à la maison ; il s’est montré aimable, charmant et… réservé comme toujours. Pour mon compte, je l’aime ainsi mais il faudrait cependant qu’il fut un peu autrement s’il voulait se faire aimer davantage.

Dimanche 21 Janvier

Nous sommes allés à Boulogne aujourd’hui. Après le déjeuner nous avons bien ri car Louise Gandriau s’est déguisée en négresse. Elle s’était barbouillée la figure avec du bouchon brûlé et avait détaché les cordons qui retiennent sa chevelure crépue. Elle était horrible ainsi mais je dois reconnaître qu’elle a des cheveux étonnants. Jamais je n’en ai vu autant sur une même tête. C’est phénoménal.

Après le départ des Gandriau,  nous sommes allés faire notre visite à Madame Doisy que nous avions manquée Dimanche passé. Monsieur Jules a fait des confidences à Marguerite, il lui a beaucoup parlé de moi à voix basse, lui disant qu’il me trouvait très jolie et la chargeant même de me le dire de sa part. Puis il s’est repenti de cette audace et a bien recommander à sa confidente de garder le secret. Naturellement ma sœur m’a tout avoué……. Mais je connais les hommes, Monsieur Doisy ne serait pas du tout fâché s’il savait que l’on a trahi son secret, il l’a bien dit pour qu’il me soit répété, qu’il le pense sincèrement ou non.

Lundi 22 Janvier

Je m’ennuie !.... Ma pensée est envahit par l’un de ces accès de spleen contre lesquels on ne peut rien. Si je pouvais dormir cela serait un grand adoucissement mais impossible. Les noirs fantômes de mon imagination me tiennent éveillée pour accomplir plus atrocement leur besogne de souffrance.

Mardi 23 Janvier


René de Bardin a dû partir aujourd’hui si le voyage lointain qu’il nous a annoncé n’est pas tout simplement dans son imagination. Je croyais Marguerite entièrement revenue et guérie de sa folie de l’été passé. Je me trompais et j’ai bien vu à sa physionomie de dimanche, lorsqu’elle a appris les projets de Chouchou qu’elle avait encore au cœur quelque faiblesse pour lui. Hier, j’avais reçu une lettre d’André Bonnal et dans la réponse que je lui ai expédiée ce matin, je ne lui dit rien du tout des exploits médités par le Comte René de Bardin. Ceux de Beauvais sont très mal disposés à son égard, il est donc inutile de les mettre au courant de ses faits et gestes.

Sauf une visite à Grand’mère Prat pendant laquelle nous avons eu le bonheur de nous rencontrer avec Madame Machard, Pierre et Juliette, je suis restée bien tranquillement ici toute l’après-midi. Cela m’a fait du bien de me reposer un peu de toutes les courses nombreuses et lointaines de la semaine passée. D’ailleurs je prévois pour demain et après-demain deux journées très chargées pendant lesquelles je ne serai guère livrée à moi-même. La solitude ne m’est peut-être pas fameuse avec mon caractère rêveur mais je l’aime tant que je suis malheureuse lorsque je ne puis m’en procurer quelques instants chaque jour.

Papa n’est pas encore bien ce soir. Dieu ! que c’est long cette crise qui tourne maintenant aux rhumatismes, il y aura deux ans Vendredi qu’il a été atteint. Comme les souffrances l’ont affaibli et changé. Il accomplit toujours sa tâche avec un courage merveilleux, je pourrais même écrire héroïque, le mot ne serait pas trop fort.

Mercredi 24 Janvier

Les deux jumelles ont déjeuné ici avec Louise et Suzanne Bucquet. La première partie de l’après-midi se passa joyeusement mais la visite de Mademoiselle Michelsens changea les sourires en larmes, Grand’mère s’étant arrangé avec elle pour faire donner des leçons d’Arithmétique aux jumelles ; ce furent des pleurs et des grincements de dents jusqu’au départ des Boulonnaises.

Vers 6h ¼ Henri est venu, il est resté plus d’une heure. Je ne trouve pas important de noter l’impression qu’il m’a causée, elle est toujours la même. Je me renvois à ses visites précédentes. Il va pourtant falloir que nous nous arrangions de manière à savoir un peu ce que nous voulons l’un et l’autre. J’aimais assez notre situation car maman refusait tous les partis que l’on m’offrait et j’échappais de la sorte à cette foule d’ennuis. Hélas ! il faut chacun reprendre notre pleine liberté ou bien nous enchaîner……..

Oh ! mais je veux le connaître mieux ! Jamais, non jamais, je ne m’engagerai sans avoir un peu pénétré son caractère et ses sentiments.

Louis est ce soir au théâtre avec tante Germaine, Louise, Ernest Lamotte et Mademoiselle Prioul. Il entend « les Misérables » dans lesquels Coqueline tient un rôle. Toute l’après-midi j’ai été souffrante, ce soir, cela va un peu mieux.

Jeudi 25 Janvier 1900

Monsieur Vincent doit venir dîner ce soir. Il est ennuyeux que papa soit encore souffrant car la visite prolongée de notre vieil ami le fatiguera peut-être.

Dimanche 28 Janvier


Impossible d’écrire ces deux derniers jours. Vendredi toute notre après-midi a été prise par les visites reçues. Le soir Balzard est venu dîner et a passé la soirée avec nous. Hier, notre matinée a été passée en voyage à Pontin et l’après-midi entière en courses et en visites faites. Aujourd’hui je suis allée à une matinée dansante chez Madame Nivard. Je n’y suis pas restée longtemps et pourtant je m’y suis bien amusée, les premiers instants passés. On m’a fait la cour assez ferme. Il y a même un Monsieur qui m’a dit qu’il reconnaîtrait mes yeux n’importe où il les verrait. Quels flatteur que ces hommes ! Heureusement qu’à 22 ans ½ on est blasé sur les compliments et qu’on ne les prend pas au sérieux.

Henri Morize est venu tantôt, je l’ai reçu en toilette de matinée. Pour la première fois, on nous a laissé ensemble. Cela m’impressionnait beaucoup mais j’ai essayé de ne pas paraître trop bête et j’espère qu’il n’aura guère vu le trouble que j’éprouvais. J’essaye de lire en lui et je crois que sur bien des points nous sommes parfaitement assortis mais il y en a d’autres pour lesquels l’harmonie ne semble pas complète. Ainsi il aime le monde et je le déteste. Peut-être l’aimerai-je pour lui. Même sans être ce qui s’appelle amoureuse de mon mari, je suis persuadée qu’il me communiquera ses goûts.

Monsieur Fabre est revenu hier au soir, vers 11h ¼. Cela m’a fait grand plaisir de le revoir. C’est triste quand il n’est pas là !.........

Lundi 29 Janvier

Il neige depuis ce matin et malgré cet horrible temps, je dois aller passer l’après-midi avenue de Tourville chez Madame Blanchot. Valentine et Henriette sont à Paris pour quelques jours. Nous les avons vues Vendredi et nous leur avons promis de nous réunir chez leur sœur aujourd’hui.

J’aime voir tomber la neige lorsqu’elle est en gros flocons qui tourbillonnent lentement dabs l’air comme un vol capricieux de papillons blancs. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, elle tombe fine et pressée comme une pluie blanche.

Mardi 30 Janvier

On vient de faire encore une petite opération au pied de mon jeune voisin. Bien que sachant tout le mal que cela me ferait, je me suis arrangée de manière à ne pas perdre un seul mouvement du docteur chirurgien. Aussi ce soir suis-je malade. Voir ce grand et fort garçon tout prêt à s’évanouir de douleur malgré son courage m’a causé une forte émotion dont je ne me suis pas remise. Je ne puis chasser de ma pensée les terribles moments que j’ai passés dans l’ombre à guetter tous les mouvements de l’opéré et de l’opérateur. Ce soir, notre pauvre ami est au lit mais il n’a plus l’air de souffrir beaucoup.

Louis a remporté aujourd’hui une seconde médaille dans un concours d’esquisses peintes qui a duré huit jours.

Mercredi 31 Janvier

Un mois de fini, d’enterré à jamais. Oh ! Dieu, comme la vie coule rapidement. Nous n’avons le temps de jouir de rien ; les merveilleuses choses les plus douces, celles qu’on voudrait retenir et éterniser sont celles qui glissent le plus rapidement dans le passé.

Février 1900

Jeudi 1er Février

Le temps est triste, il neige un peu. Mais les heures qui passent sont infiniment douces. Mon Dieu que vous êtes bon de me les faire vivre. Je sais bien hélas que mon bonheur est de courte durée et que le déchirement qui suit n’en sera que plus cruel après tant de joies profondes. Mais que la Volonté d’en haut soit faite en nous. Les cœurs sont faits pour aimer et pour souffrir. Feat ! Feat, c’est mon mot maintenant, ma volonté n’en veut plus connaître d’autres.

Vendredi 2 Février

Louise et Suzanne nous ont dit que leur grand’mère était très mal et qu’il était bien probable qu’elle n’en reviendrait pas. C’est désespérant ! Vraiment le malheur les poursuit, pauvres enfants ! Notre voisin ami a dû tirer au sort aujourd’hui mais nous ne savons pas encore le numéro qu’il a amené. Pourvu qu’il soit bon et qu’on n’aille pas nous le prendre pour l’infanterie de marine.

Nous avons encore vu Madame Lemare, Henriette Bonnal, Henri Morize et Madame Mader qui a laissé entendre à Maman que je ferais bien l’affaire de son fils Xavier. Elle a chargé Maman de lui trouver une jeune fille de 22 ans et elle a pour ainsi dire fait mon portait dans la description de sa belle-fille. Il est, paraît-il, assez bien mais sa barbe est un peu rousse. Je n’ai pas à me tourmenter de cela. Grâce aux indécisions d’Henri Morize, je jouis d’un repos relatif et je trouve cela bien agréable.

Samedi 3 Février

J’attends ma Mimi… Quelle bonne journée je me promets ! Il est vrai que plus je la vois, plus elle me manque cette chère amie et que ses rares et courtes apparitions me laissent ensuite un grand vide au cœur. Noémie est vraiment ma meilleure amie, ma plus complète amitié, c’est en elle seule, parmi toutes les jeunes filles que je connais intimement, que je trouve l’écho de mes propres pensées et de mes sentiments. Mais en disant cela je ne me fais pourtant pas son égal dans les choses de l’intelligence et de cœur. Elle m’est infiniment supérieure et c’est précisément parce que je retrouve en elle tout ce qu’il peut y avoir de bon en moi mais sans aucun alliage, que je l’aime avec une sorte de ferveur. Elle est si attachante avec son exquise pureté et la générosité de sa chère âme qu’il est impossible de la connaître un peu sans l’aimer beaucoup.

Dimanche 4 Février

Nous avons passé la journée à Boulogne avec  tante Geneviève, la moitié parisienne de son quator de filles, nos amies Bonnal et Georget. Grand’mère qui comptait sur un goûter de 20 ou 25 personnes a été trompée dans son attente. Malgré une journée fraîche mais rayonnante aucun des membres de la grande F n’est venu troubler notre intimité. Nous pensions voir arriver les Nimsgern et les Trécheux qui semblent toujours se donner le pot pour se rencontrer chez nous.

Valentine et Henriette repartent mardi pour Beauvais mais elles comptent revenir dans la première semaine de Mars, ce ne sont donc pas des adieux bien longs que nous venons de nous faire.

Nous avons beaucoup causé aujourd’hui du fameux René de Bardin. Ce vilain Monsieur est en effet parti pour le Transvaal mais il aurait préféré ne pas quitter la France. Pour attendrir sa mère il a imaginé l’une des plus sales choses qu’un homme puisse inventer. Il a prétendu que Marguerite était amoureuse folle de lui, qu’elle lui écrivait en le supplient de ne pas partir. Il a même montré à sa sœur Germaine une lettre soit disant de Louis qu’il a fabriqué lui-même. Louis disait dans cette lettre : « Retardez votre départ de quelques jours et vous partirez avec une promesse formelle de mes parents ; vous serez fiancé avec Marguerite. » Et René de Bardin ajoutait : « Elle est charmante Mademoiselle Prat, elle m’aime, je l’aime et vous allez me faire manquer ce beau mariage. » Madame de Bardin bien trop heureuse de se débarrasser de son fils n’a rien voulu entendre et elle l’a expédié pour l’Afrique du Sud. Mais elle a causé malheureusement et ne sachant pas la vérité elle a répandu les calomnies inventées par son fils. Du coup Marguerite est guérie à jamais de sa sympathie pour René de Bardin. Je suis sûre qu’elle souffre ce soir. Elle est fière, notre Chiffon, si elle est un peu légère. Elle aurait peut-être pardonné à René de Bardin de la rendre malheureuse mais elle ne lui pardonnera jamais de l’avoir calomniée.

Lundi 5 Février

Nous avons passé toute notre après-midi en visites. Notre tournée s’est terminée par Grand’mère Prat chez qui nous avons vu tante Danloux, arrivée ce soir à cinq heures. Cyrano, le chien des Larronnet, a suivi son maître jusqu’au cours. Le beau Gustave a été grandement étonné en descendant de voiture de se trouver en présence de son chien qu’il croyait quai Conté. Auguste a dû garder et promener l’animal dabs la cité pendant que Maître Larronnet officiait.

Je suis fatiguée ce soir mais je dois attendre pour gagner ma chambre que papa soit couché car on m’a remis le soin du brûleur glasco que l’on faut brûler dans sa chambre pendant 20 minutes lorsqu’il est au lit. C’est une tâche de confiance que l’on m’a confiée là ; j’en suis fière. C’est si doux de se sentir utile à quelque chose !

Mardi 6 Février

J’ai eu le bonheur de revoir Mimi aujourd’hui ; elle est venue malgré un affreux temps de neige et elle m’a apporté une chaîne en perles d’acier qu’elle ‘ma faite pour suspendre des breloques. Papa va mieux depuis Dimanche matin, il faut espérer que cette fois nous sommes enfin hors d’affaire. Mais que cela aura été long ! 10 semaines ! Valentine et Henriette doivent être reparties ce soir pour Beauvais.

Mercredi 7 Février

Les jumelles et les Bucquet ont passé l’après-midi avec moi. Pendant l’absence de Maman, j’ai reçu la visite du brave père et de la brave mère Peuportier. J’ai fait pour eux des frais immenses d’amabilité, dépensant à leur intention toute mon stock de sourires et de phrases polies. Intérieurement je me suis pâmée plusieurs fois devant les tournures bizarres de leur langage mais je me suis souvenue du respect que l’on doit à la vieillesse et j’espère qu’ils n’auront pas remarqué es accès d’hilarité.

Geneviève et marguerite ont pris leur première leçon avec Mademoiselle Michielsens et je crois que cela ira bien.

Henri est venu ce soir. D’après ce qu’il a doit du chagrin qu’il aurait à voir son année de service terminée, je ne le crois pas plus pressée que je ne le suis moi-même de « contracter mariage ». En ce moment je suis bien triste mais j’essaie d’avoir du courage.

Jeudi 8 Février

Notre ami d’en face est encore reparti ce matin mais pour longtemps cette fois, pour deux mois à peu près. Que Dieu le protège et daigne écarter tout danger physique et moral de la route de ce grand enfant si doux. Rien d’intéressant à noter, je me sens atteinte par un profond découragement qui paralyse toutes mes facultés alors que je devrais les mettre toutes en activité pour tâcher d’oublier mes ennuis et mes angoisses du moment présent.

Vendredi 9 Février

Nous avons eu du monde toute la journée de 3 à 7 heures. Louis qui est majeur ce soir était triste aujourd’hui. On aurait dit que ses 21 ans pesaient extraordinairement sur ses épaules. J’espère que mes sœurs auront pris plus joyeusement leur 18 ans d’hier, mais je ne le crois qu’à moitié car une lettre de grand’mère indiquait qu’il régnait une atmosphère très orageuse sur la maison de Boulogne.

Samedi 10 Février

Pendant que maman était à Boulogne aujourd’hui, je suis sortie avec Louise. Nous sommes allées au cercle de Volnay, au magasin du Louvre et chez Louis. Il a fait excessivement froid toute la journée mais il parait qu’un changement de temps est imminent. Demain nous aurons sans doute de la pluie ou plus probablement encore de la neige. Cette atmosphère de glace ne vaut rien pour papa. Depuis la reprise du froid, c'est-à-dire depuis deux ou trois jours, il est moins bien qu’en commençant la semaine.

Tante Danloux est venue ce soir pour se rencontrer avec Henri qui vient généralement le Samedi mais son attente a été trompée car le bel officier n’a pas daigné monter à la maison.

Mardi 13 Février

Je ne sais pas ce que j’ai pu faire depuis trois jours pour ne pas trouver un instant afin d’écrire deux lignes sur ce cahier.

Dimanche nous sommes allées, maman et moi, déjeuner et passer l’après-midi à Boulogne pendant que Louis était chez les Morize. Il faisait un temps radieux mais très froid et, comme il avait neigé toute la nuit, tout était blanc dans le jardin. Les rues étaient dans un état épouvantable de boue, l’on en avait jusqu’à mi jambes. Dans l’après midi, Louis a conduit Henri Morize chez grand’mère Prat et tante Danloux qui m’ont clamé son éloge tant qu’elles ont pu lorsque je suis allée les voir en rentrant de Boulogne.

Hier et aujourd’hui je n’ai pas mis les pieds dehors et j’étais bien heureuse de ne pas être obligé de le faire par les tourmentes de neige et de pluie dont nous avons été gratifiées ces deux jours-ci.

Ce soir pour changer, nous avons eu pendant le dîner un bel orage avec éclairs d’une effrayante puissance et tonnerre assourdissant. Maintenant (9hrs ½) le ciel est redevenu clair et la lune brille avec un éclat qui semble présager encore de grands froids. Pourtant le baromètre est descendu aussi bas qu’il peut descendre, il marque « grande tempête ».

Assez parlé de l’atmosphère qui est fort troublée en ce moment. Abordons un sujet plus intéressant ou tout du moins qui me tient plus à cœur. Louis est rentré hier de l’école avec toute la collection de médailles qu’il avait remportée pendant le courant de l’année 1898-1899. Il y avait cinq médailles d’argent parmi lesquelles la grande médaille d’émulation indiquant qu’il était, dans la section de peinture, l’élève ayant remporté le plus de récompenses. Cette médaille correspond au Prix d’Excellence que l’on donne dans les lycées mais elle est mille fois plus difficile à conquérir puisqu’il y a un Prix d’Excellence par classe de 30 ou 40 élèves tandis qu’il n’y a qu’une seule médaille pour 300 ou 400 concurrents.

Raphaël Wagner, le Hongrois qui occupe en ce moment l’appartement de Monsieur Fabre, a reçu avant-hier plus de 20 livres de pruneaux venant de Buda-Pest avec cette seule adresse : Monsieur Wagner – Paris. C’est étonnant que ce colis lui soit parvenu avec une indication aussi vague.

Mercredi 14 Février

Un vent terrible qui a duré toute la nuit et une partie de la journée m’a rappelé les ouragans de Saint Quay. C’est étrange comme le vent n’a pas la même voix là-bas qu’ici. C’est toujours puissant, avec une note de beauté sauvage où vibre quelque chose d’horrible mais, ici, le vent ne parte que de sinistres lointains ; là-bas au contraire il plane une menace et la voix du vent semble pleine de voix désespérées, de cris suprêmes !

Nous sommes allés à Boulogne malgré la neige qui tombait, le vent qui soufflait et la boue dans laquelle nous pataugions tant et plus ! Pour comble de malheur les tramways à vapeur étaient arrêtés par un accident. Un tramway de Passy était tombé dans un trou, la voie était encombrée. Alors nous avons pris le bateau mais il nous a fallu faire un long trajet à pied. Le chapeau de Maman, arraché de sa tête, a roulé dans la boue ; nos parapluies se sont presque retournés. Enfin c’était charmant, tout à fait charmant ! Heureusement qu’on était là-bas… à peu près de bonne humeur et c’était déjà beaucoup car la situation est assez tendue en ce moment entre Grand’mère et ses filles. Emmanuel a bien un peu pleurniché en me racontant ses griefs contre l’abbé Pommeret mais ce furent les seules larmes que je vis couler aujourd’hui dans notre chère maison.

Lundi 19 Février

Impossible d’écrier depuis Mercredi dernier, j’ai mené une vie de surmenage et je la prévois telle encore pour plusieurs jours. Samedi tante est repartie pour Tours et nous sommes allés le soir au bal chez Madame Mivard. Nous avons eu la chance d’y rencontrer le beau Solminihac, le plus brillant officier du 124e. Il s’est attaché à moi toute la soirée. J’aurais dû être très fière de mon joli cavalier, malheureusement je n’ai écouté que d’une oreille passablement distraite et prévenue les amabilités qu’il m’a débitées toute la nuit. Je le sais excessivement flirteur. En résumé, c’est un charmant garçon.

Aujourd’hui, Louis a commencé un petit tableau pour lequel je lui sers encore de modèle. Balzard dont c’était l’anniversaire est venu dîner avec nous, il est reparti il y a une heure.

Dimanche 25 Février

Le bal de Beauvais a eu lieu Vendredi. Grand’mère, les jumelles et Louis y sont allés. Il parait que c’était splendide et fort gai. Je suis souffrante depuis jeudi soir encore plus moralement que physiquement. Hier, Henri M est venu passer un bon moment avec nous. Je me suis montrée très en gaieté mais que de tristesse j’avais dans l’âme !

Mardi 27 Février

Je n’ai pas mis les pieds dehors depuis Dimanche. Je me sens malade !.... Henri est encore venu ce soir.

Mercredi 28 Février

Encore un mois d’enterré. Je regrette son commencement mais pas sa fin. Il y a eu hier huit jours que mourrait l’abbé Dumont, curé de St Merry. C’était un très ancien ami de la famille et la pensée que je ne le reverrai plus jamais me serre le cœur. Je me fais des tristesses de tout et il y a des moments où je crois que je deviendrai folle…

Mars 1900

Jeudi 1er Mars

Je suis très fatiguée ce soir et pourtant j’aurais voulu noter plusieurs choses sur ce cahier.

Le pauvre Wagner est tombé malade dimanche. Jusqu’à hier matin, on a cru à une simple crise d’influenza et lorsqu’on lui demandait : « Qu’avez-vous ? », il répondait : « J’ai l’influenza. » Hier le docteur a déclaré qu’il ne pouvait pas le soigner ici, qu’il lui fallait des bains glacés et des soins constants. Alors on a transporté le malheureux Wagner à la maison Dubois. Sa mère, prévenue par dépêche, doit arriver de Hongrie. Il parait que jusqu’à présent il n’y a encore rien de déclaré mais d’après les symptômes et les paroles du médecin je crains fort une typhoïde. Toute la nuit dernière je n’ai pu dormir, Wagner me tournait la tête. Et puis, je m’imaginais aussi Mr Léon revenant dans son appartement, prenant la fièvre typhoïde et mourant. Dans mon insomnie, je les tuais tous.

Maman a rencontré Madame Neveu aujourd’hui qui lui a proposé un mariage pour moi. Que le Bon Dieu bénisse toutes ces saintes femmes et leur réserve une place au paradis ainsi qu’à leurs prétendants !

Mercredi 7 Mars

Il est très tard. car Louis est resté longtemps avec moi occupé à faire la pyrogravure d’un cadre arabe pour un camarade qui n’avait pas de quoi faire encadre un tableau qu’il désirait pourtant bien envoyer au salon de cette année. Louis, Germain et surtout Georges travaillent à ce cadre avec ardeur mais il n’y a plus que deux jours avant la fermeture des envois. Le plus triste serait que l’œuvre de ce malheureux garçon soit refusée ! Et Louis le craint un peu.

Papa m’envoie coucher car il me trouve fatiguée. Je tâcherai d’écrire un peu demain.

Jeudi 8 Mars

Je suis entourée de fleurs et de fruits de Nice. C’est Monsieur Fabre qui a fait cet envoi à Pauline et celle-ci qui n’a de goût à rien en ce moment ‘ma tout donné, fleurs et fruits. C’est un vrai printemps dans ma chambre ; violettes, œillets, giroflées blanches, roses et jacinthes rivalisent d’éclat et de parfum. Je suis folle de ces chères fleurs qui me parlent du soleil, de lamer et aussi du voyageur qui les a fait expédier.

Hier Germaine est venue toute seule prendre sa leçon de Mademoiselle Michielsens ; il parait que Marguerite était souffrante. Le beau de Solminihac est venu Lundi faire une visite de remerciement pour les deux petits objets du cotillon de Beauvais que les jumelles lui avaient fait porter. Je crois que Marguerite a dû être transportée de cette visite, d’autant plus que de Solminihac est l’ami intime de son idole : La Grondière. On a beaucoup parlé de ce dernier pendant la visite ; il parait qu’il mène une vie d’enragé, il court toutes les nuits de bal en bal, si bien qu’on ne lui voit plus les yeux a, dit son ami. On ne les voyait guère déjà cet été, les yeux de la Grondière ! Qu’est-ce que cela peut être maintenant.

Les Bonnal (Valentine et Henriette) sont à Paris. Nous les avons vues dimanche ainsi que Georges qui est maintenant comme simple pioupiou à la caserne de St Cloud. Il a quitté la rue des Postes car il avait peu de chances d’arriver à St Cyr au dire de ses professeurs. Georges est le meilleur garçon du monde, il est très intelligent ; malheureusement il est tout à fait rebelle aux mathématiques. Depuis qu’il a revêtu l’uniforme, je trouve ce brave Georges tout changé, il a l’air abruti au dernier degré et nous tous qui l’avons vu intimement cet été nous le déclarons méconnaissable.

A propos de jeunes gens, j’ai eu par pauline des nouvelles de Monsieur Wagner. Ce pauvre Raphaël a bien la typhoïde mais, chose curieuse, il n’en sait rien ; il croit n’être atteint que de « l’influence » comme il dit. Dès que la fièvre est un peu forte on le plonge dans un bain glacé et on espère le tirer d’affaire par cette méthode. Il est horriblement changé mais calme ; il a toute sa tête et cause avec sa mère qui est arrivée de Hongrie comme s’il n’avait qu’une légère indisposition.

Dimanche dernier, nous avons été très surpris de rencontrer Mr Moisy et sa mère à la messe de 7h ½ à la Madeleine. Ce monsieur et cette dame nous ont raconté qu’ils revenaient d’un bal. La vérité est sans doute toute autre. Mr Moisy venait à la Madeleine pour voir une jeune fille. Nous avons fait semblant de croire ce qu’on nous a dit car on n’aime pas avouer les entrevues pour mariage avant que la chose soit absolument décidée. En attendant que cet heureux événement nous soit annoncé, nous en ns appris un autre du même genre.

Claudius se marie ! Claudius, le 3e et dernier petit gendre idéal pour Grand’mère ! Ils nous auront tous filé devant le nez : Achille d’abord, puis Jules et enfin Claudius ! Que Dieu ait pitié de leurs âmes ! Claudius s’enchaînera dans les liens du mariage le 24 de ce mois : il épouse une jeune fille de Bergerac dont les propriétés ont une étendue fantastique si j’en crois Mademoiselle Geneviève. Mais je me défie instinctivement de propriétés situées si près des bords de la Garonne !

La journée a été désolée par un grand sinistre aujourd’hui. Le théâtre français a brulé et s’il y a très peu de victimes, il y a quand même à déplorer la perte de manuscrits et d’œuvres d’art, ce qui est irréparable. Le feu a pris vers midi. Une heure plus tard, la représentation de Bajazet était commencée et Dieu seul sait le nombre de victimes sur les quelles il faudrait pleurer ce soir. Les acteurs et les actrices s’habillaient déjà. Mademoiselle Dudley était en maillot et en péplum lorsqu’on l’a descendue par une fenêtre avec des cordes. Nous avons su le malheur au moment où il se produisait et le théâtre français étant si près de la maison nous aurions pu aller voir. Louis moins impressionnable que moi s’est rendu sur le lieu du sinistre. Il parait que c’était terrifiant.

Vendredi 9 Mars

Nous avons eu du monde toute la journée entre 1h ½ et 10h du soir. Notre dernier visiteur, Balzard, vient de partir à l’instant. Mimi m’a apporté une délicieuse breloque, c’est un minuscule coffre fort en argent sur lequel il y a écrit « Mon secret ». La porte, en s’ouvrant, laisse voir un tout petit cœur.

Henriette Bonnal nous a dit que tout était fini entre Valentine et le docteur de Jolinière. Pauvre Valentine ! Elle essaie maintenant de prendre son parti mais c’est dur tout de même. Ah ! il n’y a que des tristesses dans la vie ; les rêves les plus doux et les plus chers sont ceux qui nous mentent en premier.

Vu aussi Madame Berteil qui m’a proposé un jeune médecin de Coulommiers, les Bucquet qui n’ont pas cessé de rager après leur famille, Me Ray, la famille Sain, l’exquis Pierre Machard accompagné d’un tigre articulé qui nous a bien divertis. Quel original ! Madame Blanchot avait une ravissante toilette claire mais Henriette, malgré la simplicité de son costume de drap noir, était bien jolie et n’avait rien à redouter de l’éblouissant voisinage de sa sœur. On a beaucoup parlé aujourd’hui de l’incendie du Théâtre français qui est entièrement détruit, c’était le sujet tout indiqué des conversations. C’est bien triste mais il y a tant de choses lamentables que celle-ci n’est qu’une unité au milieu des désastres.

J’ai oublié de noter hier que Louis m’avait conduite Lundi voir une exposition des œuvres de Stevens, le peintre belge français, devant lequel il est en admiration. J’ai revu avec plaisir quelques toiles qui m’avaient séduite dans les musées de Bruxelles et d’Anvers. Sans partager au même degré l’enthousiasme de mon frère, je reconnais que Stevens est un grand artiste et qu’il fait des choses charmantes Toutefois parmi tous les tableaux qui étaient rassemblés là (près de 200) il n’y en a guère qu’une vingtaine qui m’aient plus complètement. Mais alors quelles merveilles d’art, et fines, et spirituelles, et émues ! Il parait que l’exécution est remarquable mais il faut être du métier pour discuter cela. Les peintres s’entendent pour dire qu’ils ne savent pas comme t ni avec quoi cela est peint.

Samedi 10 Mars

Voici une admirable journée de printemps ! Nous sommes sorties toute l’après-midi. Débutant par une visite à grand’mère, nous avons terminé par une visite à tante Geneviève qui est au lit depuis jeudi avec de très fortes douleurs d’entrailles. En passant devant le Théâtre français nous avons vu ce que l’incendie en a fait. Extérieurement le mal n’est pas immense, mais il parait qu’à l’intérieur tout est détruit. Néanmoins on activera tellement les travaux qu’on croit possible de rouvrir le théâtre le 1er Août. Ce qui est irréparable, c’est la mort affreuse de Mademoiselle Henriot, jeune actrice de 22 ans, très jolie et très douée !

Lundi 12 Mars

Nous avons passé une belle journée à Boulogne hier. C’était un temps de printemps et même d’été chaud et radieux. Nous sommes allés avec Valentine et Henriette faire une promenade au parc de St Cloud. Les arbres n’ont pas de feuilles mais l’éclatement des bourgeons se produira bientôt si cette température continue.

Mardi 13 Mars   

Le pauvre docteur Lebreton est mort dimanche. Cette mort, bien que prévue depuis longtemps hélas ! nous a fort attristés. Aujourd’hui j’ai fait quelques visites avec Maman et ce soir, ayant terminé d’assez bonne heure le travail que papa m’a donné, je vais me mettre à copier des vers de Harancourt.

Jeudi 15 Mars

Hier soir, je suis allée avec papa à la première représentation de « la robe rouge » de Brieux. C’est une sanglante satire de la magistrature et tout le monde s’étonne que la Censure ait laissé passer cette pièce. Pour mon compte je ne le regrette pas car cette comédie drame est magnifique en certains endroits et interprétée d’un bout à l’autre avec la dernière perfection. Réjane, Huguenet, Lérand et Grand s’y montrent plus merveilleux que n’importe où ailleurs. Il y a deux scènes chez le juge d’instruction qui sont une étude profonde. On est révolté, indigné et l’on sent que cela doit se passer ainsi. Oh ! quel sale, quel horrible métier que celui d’un juge d’instruction qui tourmente les malheureux pour leur arracher des aveux et qui finit par les abrutir tellement qu’ils perdent la tête et se reconnaissent presque coupables alors qu’ils ne le sont point. Réjane est plus qu’une actrice merveilleuse dans ce rôle, elle le vit tout à fait. Oh ! quels beaux accents elle trouve lorsque, femme du peuple eu pays basque, elle parle de ses enfants en des termes un peu vulgaires peut-être mais qui n’en sont pas moins sublimes. Je suis enthousiasmée de ma soirée et je suis bien reconnaissante au cher ami Larrounet à qui je la dois.

Nous avons appris hier la nouvelle du mariage d’Alexis Boisseau avec Mademoiselle Mulon qui est pour nous une jeune fille inconnue. Notre future cousine est douée, parait-il, de toutes les qualités. C’est toujours comme cela avant le mariage…….. après…… c’est différent. Dieu veuille que tante Gabrielle ne se trompe pas dans son jugement et que tous soient heureux. – Amen !

Samedi 17 Mars

Mon cher ami voisin est revenu hier soir. Jusqu’à présent, je n’ai fait que l’entrevoir mais la vie me semble tout autre depuis que je sais son retour. C’était triste d’avoir toujours cet appartement fermé sous les yeux. Balzard est venu hier soir dîner avec nous et nous sommes allées, Maman et moi, le voir aujourd’hui à St Rock, à la sortie d’un mariage où il était garçon d’honneur. Il était gentil ce vieux Christian en grande toilette.

Lundi 19 Mars

Henri est venu hier soir après le dîner avec son père. Il reviendra jeudi et nous irons dîner chez eux Samedi soir. Nous ne sommes toujours pas fiancés ; je ne sais même pas ce qu’il pense et il doit être dans la même ignorance sur mes intentions. Au reste, ceux-ci n’ont pas variés, je le trouve charmant, aussi charmant qu’on puisse être. Je serai fière d’être sa femme mais l’amour tel que je le concevais n’est pas encore venu. Je me suis fait sans doute des illusions là-dessus. Le sentiment passionné auquel je donne le nom d’amour n’existe que dans les romans et pour rendre un homme heureux et être heureuse soi-même, il suffit peut-être de s’abandonner à lui avec une profonde amitié et une entière confiance, telle que je suis à l’égard d’Henri M. Ah ! si je pouvais faire taire mon imagination et mon cœur qui réclament une grande passion, je serais tout à fait calme et joyeuse. Fiat ! Mon Dieu ! Merci de me donner pour compagnon dans la vie un homme tel qu’Henri ; je ne suis pas digne de lui mais j’espère néanmoins remplir mes devoirs de manière à le rendre heureux. Une chose encore me tourmente. Devrais-je, dans le cas où il se déciderait à me prendre pour femme, lui ouvrir complètement mon âme, au risque de le peiner un peu ? Vaut-il mieux au contraire lui laisser ignorer toujours les choses dont il n’a aucun droit de s’offenser mais qui lui enlèveraient l’illusion qu’il est le seul pour lequel mon cœur a battu. Je crois que je ne manquerai pas du courage nécessaire à la confession mais je ne vois pas en quoi elle contribuerait à notre bonheur, au sien surtout et je comprends en quoi elle nous serait nuisible.

Pourtant, j’aurais été bien heureuse de n’avoir aucun secret vis-à-vis de mon mari après lui avoir demandé pardon de mon passé de jeune fille. Et lui, j’aurai sûrement à lui pardonner un passé de jeune homme encore moins avouable peut-être que le mien. Je le fais de grand cœur dès à présent.

Mardi 20 Mars

Un peu patraque, je suis restée toute la journée à la maison malgré un temps radieux. J’ai reçu la visite d’Henriette Bonnal qui est encore à Paris. Au reste je l’avais vue dimanche car elle est venue avec Valentine et Xandra passer la journée avec nous. Ces dames n’ont pas déjeuné dimanche à Boulogne car nous étions déjà 14 mais si elles sont encore à Paris nous les aurons dimanche prochain ainsi que Georges

…………………………………………………… Soir ………

Oh ! ce signe ! je crains bien maintenant qu’il ne m’ait trompé ; depuis le lundi 5 Mars, j’en étais très tourmentée mais je n’ai pas osé l’écrire car j’avais peur de ce sinistre pressentiment. J’ai vu dans les yeux de notre pauvre chère Grand’mère Bocquet ce que nous avions remarqué dans ceux de tante Maillot et de Monsieur Dumont. Je crains bien qu’elle ne vive pas plus d’un an maintenant. Et cette idée qui m’obsédait depuis quinze jours me martyrise maintenant que je sais……. Il faut que je garde ce secret vis-à-vis de mes frères, de mes sœurs, de tout le monde. C’est terrible et lourd à porter mais j’aime mieux que Maman me l’ait dit ; elle souffrira moins que si elle était seule.

Jeudi 22 Mars

Je n’ai pas eu le courage d’écrire hier… j’étais trop triste. Hélas ! aujourd’hui rien n’est changé, nous sommes toujours sous la menace d’un malheur. Il vaut peut-être mieux la certitude que le doute cruel dans lequel nous vivons mais hélas ! la réalité est bien à craindre, j’en ai peur, horriblement peur, j’ai hâte de la savoir mais je voudrais reculer indéfiniment le moment où je l’apprendrai. Mes frères et mes sœurs ont été prévenus eux aussi. A quoi bon leur cacher ce qui leur sera fatalement dévoilé demain ou dans quelques jours ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous, faites que toutes nos craintes s’évanouissent !

Henri est venu passer toute l’après-midi avec nous, je pourrais même dire avec moi, car on nous a laissé seuls très longtemps. Nous avons causé peut-être plus intimement que d’habitude mais pas le moindre mot de mariage. S’il m’aime, il est vraiment un peu trop réservé et s’il ne m’aime pas, pourquoi vient-il avec ses allures de fiancé ? Il réfléchit. A-t-on besoin de tant de réflexions pour savoir si on éprouve de l’affection pour une personne. Jusqu’à présent j’étais convaincue que je n’avais pour Henri que de l’amitié et je le crois encore mais il s’est cependant passé entre nous quelque chose, peut-être inaperçu par lui mais très sensible pour moi.

Nous étions seuls dans le salon et je montrai à Henri mes breloques parmi lequel se trouve le petit coffre fort de ma Mimi. « N’est-ce pas charmant ce petit cœur qui se ballade au fond ? demandai-je. » En relevant la tête mon regard croisa le sien. Je ne pensais à rien et pourtant j’ai eu comme un coup au cœur et j’ai vite baissé les yeux, très embarrassée. Lui est resté aussi un instant sans rien dire. C’était délicieux ce silence mais un peu pénible et dès que j’ai été remise de mon étourdissement je lui ai posé une question saugrenue sur un objet qui se trouvait devant nous.

Non ! Non ! je ne l’aime pas ! Mon cœur ne se prend pas ainsi et puis je ne pourrai commencer à l’aimer que lorsqu’il me demandera de le faire. C’est très bête d’être femme !

Je ne veux pas penser à tout cela. Ah ! que je ne puisse jouir de tous les trésors de ma liberté de jeune fille. Les chaînes, même de fleurs ou dorées, ne viendront que bien trop tôt.

Samedi 24 Mars


Nous sommes toujours dans la même anxiété, peut-être hélas ! un peu plus sûrs de la réalité mais comme elle est terrible, je crois que je préfère encore le doute à cette affreuse incertitude, quelque poignant qu’il soit.

Henri est revenu hier, je crois qu’il reviendra encore ce soir chercher des nouvelles, il s’est montré très dévoué en faisant une longue course pour nous. Je l’aime bien mais je voudrais pouvoir l’aimer plus car ce sentiment d’amitié qui s’est éveillé dans mon cœur et qui s’y affermit chaque jour davantage n’est pas la passion que j’avais rêvée. Je l’aime profondément mais avec calme ; j’aime le voir, je souffre quand il ne vient pas et pourtant je continue à aimer mes parents et mes amis comme autrefois. L’affection que j’éprouve pour lui ne détruit rien, ne tue rien en moi. Est-ce là cet amour que je croyais si puissant qu’il absorbait tout, qu’il suffisait à lui seul pour remplir un cœur ?

Je rappelle mes souvenirs d’enfance. Est-ce que je n’aimais pas plus Henri lorsque j’avais,  et même 14 ans, que je vivais avec sa pensée constante et qu’il était pour moi un Dieu. Ce culte fervent, enthousiaste, qui m’attiraient les railleries de mes frères et de Christian a duré jusqu’au jour de l’examen pour navale. Et puis lorsque j’ai su quel en était le triste résultat pour lui, en un instant mon idole est tombée de son piédestal et s’est brisée. J’ai gardé quelques mois encore quelque chose de douloureux dans mon cœur de fillette. Le premier rêve anéanti, la première désillusion causent une souffrance, un dégoût que l’on croit incurables. Je me suis guérie pourtant et même trop bien guérie lorsque B m’a dit qu’il m’aimait et qu’il me choisissait entre toutes pour être sa femme.

Pourtant aucun home n’a jamais reçu de moi l’adoration humble mais passionnée et enthousiaste que j’ai donnée pendant près de trois ans à ce petit garçon qui s’appelait Henri Morize. Hélas ! lui-même ne la retrouvera jamais. Henri Morize, à 25 ans, ne sera pas aimé par moi comme il l’était à 13, alors qu’il ne s’en doutait pas !

Dimanche 25 Mars


Je redoutais horriblement cette journée de Boulogne. Dieu a voulu qu’elle ne fût pas trop déchirante. Nous avons tous fait des efforts et grand’mère s’est montrée excessivement courageuse. Elle prend toutes ses dispositions comme si elle ne devait plus être de ce monde dans huit jours. Pourtant nous étions tous navrés et nos sourires mentaient. Ok ! misère humaine ! dira    i-je, comme le disait grand’mère tantôt lorsque papa lui parlait de sa belle apparence et de sa robuste vieillesse.

Lundi 26 mars

Il neige d’énormes flocons qui voltigent et tournoient dans l’air comme un ballet fantastique. Oh ! si un peu de cette blancheur qui descend du ciel pouvait me tomber dans l’âme. Ma nostalgie me prend et je rêve d’un paysage polaire, hérissé de glaces où tout serait blanc, blanc à en donner le vertige.

Quelles souffrances nous apportera la journée qui va commencer ? C’est une question que je me pose maintenant tous les matins.

Mardi 27 Mars

Henri est venu hier soir mais nous ne le reverrons peut-être pas avant samedi ; certains exercices l’entraîneront peut-être loin de Paris cette semaine. Nous restons seuls de temps en temps pendant ses visites, nous causons intimement sur nos goûts, nos caractères, nos sentiments même, mais jamais jusqu’à présent nous n’avons parlé de ce que nous éprouvons l’un envers l’autre. Il serait furieux s’il savait ce que j’écris, je crois qu’il a un peu peur de moi, je l’intimide. Tant qu’il n’aborde pas la fameuse question, je suis très à mon aise avec lui mais je sens bien que je serais beaucoup plus embarrassée que lui s’il me parlait Amour ou Mariage.

 Il faudra pourtant que nous prenions une décision quelconque. M’aime-t-il ? J’en doute sans savoir pourquoi. Ne serait-ce pas son père qui le pousse à ce mariage ou bien se croit-il lié envers moi parce qu’il vient depuis quatre mois avec des allures de fiancé. Il ne m’a fait aucun tort par ses visites et il m’a procuré au contraire un bon laps de temps tranquille. Si je n’avais pas subi son examen depuis le commencement de Décembre, j’aurais eu certainement à affronter celui de plusieurs prétendants. J’en connais au moins 6 que Maman, n’aurait pas liquidé de bon cœur si elle n’avait eu Henri en réserve : Monsieur Lucien de Bisschop, le préfet de Madame Duponey, le Conseiller d’Etat de Madame Boucard, le Médecin de Madame Berteil, l’officier de Madame Neveu etc. Et parmi tous ceux-là n’y en aurait-(il pas eu un qui m’aurait plu ?

Sans compter qu’Olivier est toujours libre, là-bas, à Brest. J’espère que mon image idéalisée ne peuple plus ses rêves. Pourtant j’ai eu quelques remords en contemplant les beaux camélias envoyés par sa sœur à la fin de Février. Et Maurice Bonnal ? Ne voudrait-il pas encore de moi pour égayer un peu son séjour à Verdun ?

Mercredi 26 Mars

Hélas ! je crois qu’on ne peut plus reculer devant une opération. Le troisième médecin consulté est exactement de l’lavis des deux autres. Il faut s’y résoudre mais c’est horrible ! Oh ! quelles angoisses ! et nous ne sommes pas au bout, nous ne faisons que commencer la montée du Calvaire. Où aboutirons-nous ? Dans quelques jours, grand’mère quittera sa chère maison de Boulogne et Dieu seul sait si elle y rentrera jamais.

Vendredi 30 Mars

Rien de particulier à noter sinon la naissance d’une petite Marie-Thérèse, fille de Bernard. Cette nouvelle m’a causé une joie très franche. Pas une arrière pensée, pas la moindre amertume en apprenant cet évènement qui achèvera de tuer mon souvenir dans le cœur de mon malheureux cousin, si toutefois il n’y était pas déjà mort. Cette enfant est née dimanche dernier, le 25, et est, parait-il, la 8e merveille du monde. Mais la merveille chérie que nous attendons éclipsera celle-là. Pourtant j’aurais bien voulu pouvoir embrasser la fille de Bernard, il me semble que cet enfant aurait du aussi être à moi.

Allons, pas de retour vers le passé triste, je ne regrette rien et je bénis Dieu. Mon seul désir maintenant est de contribuer de mon mieux au bonheur de mes amis et de rendre mon Henri heureux s’il set celui dont je dois partager la vie. Que Marie-Thérèse reçoive tous les dons et toutes les félicités imaginables. J’espère que Dieu, dans sa bonté, ne me trouvera pas indigne de bercer un jour un enfant né de ma chair et de mon sang. Je rêve déjà de maternité avant d’être mariée. C’est fou !

Samedi 31 mars

Encore un mois de fini ! Hélas ! avec quelle angoisse je vois arriver Avril dont quelques heures nous séparent encore. Oh ! quel mois terrible !

Je ne sais pourquoi à côté de moments très douloureux, j’éprouve de temps à autre un accès de gaieté presque folle, comme si un rayon de soleil m’entrait dans le cœur. Et pourtant, rien ne motive de la joie autour de moi ; au contraire, tout est sombre et désolé. Et plus j’interroge l’avenir, plus il m’épouvante. Oh ! oui, la vie est un devoir et non une jouissance, comme Mr Runner me le disait encore ce matin.