Avril 1900

Dimanche 1er Avril

Quelle journée navrante auprès de notre pauvre grand’mère très affectée ! Nous avions tous le cœur tordu d’angoisses ! Et pourtant, j’ai honte de l’avouer mais je dois être sincère envers moi-même, j’ai vécu aujourd’hui quelques moments assez doux. La joie côtoie presque toujours la douleur. La douleur absolue n’existe point sur la terre, pas plus que la joie parfaite. Or Henri est venu passer presque toute l’après-midi avec nous et maintenant j’aime à le voir. Oh ! cela ne veut pas dire que l’amour est venu. Non, non, l’amour n’est pas ce sentiment de douce satisfaction que j’éprouve en le sentant près de moi. L’amour c’est plus fort, c’est plus beau que cela ! Non, ce n’est pas encore l’amour tel que je le conçois et tel que mon cœur l’appelle mais c’est un sentiment de confiance, de presque sérénité que je ressens lorsque je pense qu’Henri est l’homme auprès duquel je dois passer à travers la vie. Et pourtant, à certains moments, je me dis : « Mais c’est un enfant », jamais il ne saura me diriger et j’aurais eu besoin d’un appui bien ferme pour compenser ma faiblesse. » J’aurais voulu que mon mari me soit une seconde conscience, plus vivante et plus énergique que la première ; trouverai-je cela en lui ?

Oh ! si mon cœur pouvait enfin se fixer, l’homme qui me possèderait ferait de moi tout ce qu’il voudrait. Je suis capable de manger du hareng pour faire plaisir à Henri qui l’aime alors que je ne puis pas le sentir.

Si j’épouse Henri, notre premier fils s’appellera Mighel. C’est lui qui a  choisi ce nom et je le trouve très joli.

Jeudi 5 Avril

Comment vivons-nous ? Je n’en sais rien, si ce n’est que notre existence est horriblement angoissée. Tantôt grand’mère parait courageuse et décidée, tantôt au contraire elle recule et le temps s’avance…. L’opération est très grave, certes, on ne peut donc pas l’y pousser mais pourtant…. Sans ‘être entendus, les 2 chirurgiens consultés ont dit à peu près la même chose : « Dans un mois, a dit Mr Quénu, il sera trop tard, l’opération ne sera plus faisable. » Monsieur Nélaton a fixé encore un délai plus rapproché : « Dans 3 semaines, la partie sera désespérée, je ne pourrai plus rien y faire. » Ah ! siu grand’mère savait le nom terrible qu’ils ont donné à son mal, elle n’hésiterait peut-être plus, mais doit-on le lui dire ? Les jours passent, les heures s’enfuient vertigineusement. Quez ne peut-on les arrêter malgré leur tristesse ?.... Chaque seconde qui bât nous acheminent vers des moments encore plus douloureux que ceux que nous vivons.

Vendredi 6 Avril

Henri est encore venu hier soir et même nous avons bien ri. Maman m’avait rapporté de Boulogne un minuscule bouquet composé de quelques violettes, d’un peu de mouron et de quelques brins de séneçon (comme pour les serins). Maman voyant Henri regarder mes fleurs enlève toutes les violettes et les lui donne. En Homme galant, Henri se tourne vers moi, ayant l’air de me demander aussi quelque chose. « Je n’ai plus que du mouron », lui dis-je en lui tendant une petite branche. Maman aussitôt se précipite entre nous deux mais Henri avait déjà la petite tige et il m’a promis de la faire sécher pour la conserver.

Ainsi les premières fleurs que j’offre à celui qui sera sans doute mon mari sont des fleurs de mouron, celles que l’on donne au serin. Il ne s’est pas fâché, il sait du moins comprendre la plaisanterie. Ah ! si ce mouron pouvait le faire chanter un peu et lui mettre dans l’âme un peu de la tendresse que les oiseaux éprouvent pour celle qu’ils ont choisie comme compagne de nid.

Aujourd’hui nous avons vu ma Mimi bien aimée, Louise et Suzanne, Madame Duponey et Marie-Amélie. Cela ne fait pas beaucoup de monde mais des visites ayant duré longtemps nous avons été prises de 1h ½ à 7h moins un quart. Je viens de faire des copies pour Papa, il est près de 11 heures et je vais gagner ma chambre.

Maman a vu grand’mère aujourd’hui et l’a très décidé à l’opération. C’est horrible mais puisqu’il est nécessaire d’en passer par là, il faut savoir se résigner. Il y a un mois à peine que je soupirais après les vacances de Pâques. Elles viennent, ces vacances de Pâques, elles sont tout près maintenant mais leur pensée ne m’est plus joyeuse. Ah ! c’est une preuve de plus que nous ne savons pas ce que nous voulons, pauvres gens que nous sommes ! Dieu seul, maître de l’avenir, peut se rendre compte de l’absurdité de nos désirs.

Samedi 7 Avril

Pour faire contraste avec hier, notre pauvre grand’mère ne voulait plus de l’opération,. Un jour c’est « Oui », le lendemain c’est « Non » et pendant ces hésitations le temps s’en va emportant avec lui les chances de réussite. Cette situation est terrible.

Louis est ce soir à la fête d’inauguration des Pastellistes français, il est parti à 10h ¼ beau comme un astre en habit, cravate et gilet blancs. Nous étions invités mais en ce moment nous avons si peu de goût à tout ; Louis y va pour représenter la famille et cela suffit bien. Je ne sais pas à quelle heure il rentrera, peut-être à 1h ou à 2. Si Henriette Bonnal est aussi Galerie Georges Petit, je crois bien que mon cher frère restera jusqu’au bout et ne nous reviendra qu’au petit jour. Dans tous les cas, je ne vais pas l’attendre et vers 11h ½ je me retirerai dabs ma chambre.

Lundi 9 Avril

Il m’a été impossible d’écrire hier non par paresse mais par un surcroît d’occupations. Aussitôt après la messe, nous sommes parties, Maman et moi, pour Boulogne où nous avons trouvé grand’mère bien impressionnée mais assez décidée pourtant à se rendre rue Bizet. Notre dernier déjeuner de Dimanche d’ici quelques temps au moins, n’a pas été aussi lugubre que je le redoutais bien qu’il ne fut pas gai du tout. On resta très longtemps à table à causer un peu de tout mais surtout de grand et triste sujet. A 2h ½ je suis partie avec tante et ses filles pour arriver avant 4h à St Roch pour l’ouverture de la retraite. Grand’mère nous disait à tous adieu mais je lui ai répondu que je ne m’en irais pas si elle ne changeait pas ce vilain mot pour celui plus consolant et plus vrai d’ « au revoir ». Et elle l’a fait heureusement car il me semble que me sentirais un poids de plus sur le cœur si je l’avais quittée avec un adieu.

A St Roch nous avons vu un sermon à l’usage des sourds-muets, c’était très intéressant et même un peu cocasse. Après l’exercice de la retraite où nous avons rencontré Louise et Suzanne Bucquet, nous sommes rentrés et peu après Monsieur Morize et Henri sonnaient à notre porte. E3n l’absence de nos parents, Louis et moi nous avons reçu ces messieurs mais dès que Papa fut rentré Louis nous quitta pour aller se mettre en habit car il devait partir aussitôt après le dîner à la soirée Nimsgern. Là, il a retrouvé nos cousins Gandriau et a passé une partie de la nuit à bien s’amuser.

Aujourd’hui je suis seule. Maman est partie pour conduire grand’mère à la maison d’opération. Papa ne veut pas que je continue la retraite de St Roch car il dit que c’est trop compliqué et que cela me fait perdre beaucoup de temps. Je ne trouvais pas, moi, mais la meilleure retraite étant encore l’obéissance, je me soumets. J’essayerai de me convertir à domicile en lisant l’Evangile qui est bien le plus sublime sermon que l’on puisse entendre et méditer.

Mardi 10 Avril

Grand’mère qui s’était montré très courageuse hier a subitement changé d’avis ce matin et s’est sauvée dès l’aube de la maison d’opérations, avant l’arrivée des chirurgiens et même de Maman et de tante. Toutefois ces dernières l’ont rencontrée dans la rue mais elles n’ont rien tenté pour la faire retourner sur se pas. On ne peut vraiment pas lui imposer une opération aussi grave et quelques soient les résultats de son action, il faut bien hélas ! qu’elle et nous, nous en subissions les tristes conséquences si les sinistres prédictions des chirurgiens se réalisent.

Mercredi 11 Avril

Je suis allée déposer le fardeau de les fautes tout simplement à la madeleine et me voilà prête à ma Communion pascale. Qui suis-je, ô mon Dieu, pour oser m’approcher de Vous ? Plus je cherche en mon âme, plus j’y découvre de misères et de hontes. Et pourtant, je voudrais tant être bonne, j’ai par moment un désir si passionné de pureté et de générosité ! Oh ! ce corps, ce corps comme il est faible et lâche ! comme il trahit et comme il entraîne dans se chutes la pauvre âme qu’il enferme. Les saints écrivaient : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » Moi, je n’ai pas assez de générosité pour faire une telle demande, mais je voudrais que ce pauvre corps fut un peu moins porté au mal. Mon Dieu, vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas et vous permettrez que l’année qui commence soit meilleur pour mon âme que celle qui vient de s’écouler. Entre ces deux fêtes de Pâques, n’ai-je pas désappris à vous aimer ?............

Papa et Louis sont ce soir chez les Muller, Maman dort, ce qui me procure quelques bons instants de solitude ; comme il fait assez doux, j’ai ouvert la fenêtre et je m’y suis déjà un peu attardée à rêver C’est délicieux d’aspirer à pleins poumons les mystérieuses effluves du renouveau qui flottent dans l’air tiède ! A quoi est-ce que je rêve ? A bien des choses et à rien car mes pensées sont confuses, embrumées….. Je ne serais pas purifiée ce soir que je me croyais envahie par un désir d’amour intense mais inavoué. Tout à l’heure je me sentais un acte d’adoration dans le cœur et aux lèvres et j’étais tentée de me mettre à genoux et de sangloter dans la nuit. Etait-ce bien vers Dieu que mon esprit et mon cœur prenaient leur essor ?

Oh ! j’ai peur de lire en moi ; je ne veux plus m’analyser car j’en deviendrais folle ; mon âme, ma propre âme est un livre fermé pour moi-même !

Vendredi Saint 13 Avril

Nous partons demain pour Boulogne…. Comme tous les ans. Comment seront les vacances de Pâques cette fois-ci ? Nos cœurs sont gros de soucis mais nous avons peut-être tort. Quoique grand’mère soit condamnée au dire des médecins, je ne veux pas commencer à pleurer sur elle. En y réfléchissant j’ai trouvé que nous étions tous des condamnés à mort dont les arrêts doivent s’exécuter dans un laps de temps plus ou moins grands. Répandre des larmes sur grand’mère qui ne souffre pas, qui vit et agit comme nous tous, cela serait une folie ! Qui nous dit que cette pauvre grand’mère ne verra pas disparaître quelques-uns d’entre nous avant de s’en aller à son tour. Elle porte en elle des germes de mort. Soit, mais nous en portons tous et peut-être de plus développés, de plus redoutables bien qu’ils soient inconnus. Oh ! Seigneur ! tout ce que vous avez fait est bien fait. Aux uns vous voilez l’heure suprême, aux autres vous la faites entrevoir un peu.

Merci, Merci et fiat !

Demain, nous serons à Boulogne, tous réunis encore une fois pour la belle fête de Pâques. C’est peut-être la dernière fois avant de nouveau vide. Eh bien, n’y pensons pas ; jouissons de l’heure présente ; je tombe maintenant dans la philosophie facile, trop facile peut-être. Il me semble toutefois que cela vaut mieux que de se torturer comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent.

Samedi Saint 14 Avril

En plein air, en pleine liberté ! Ah ! comme c’est bon, mais pourquoi faut-il qu’il y ait un point sur lequel je regrette les murs attristants de mon entourage parisien. Je ne sais plus ce que nous avons depuis ces quelques heures que nous sommes ici. Tout ce que je sais c’est que je remonte dans ma chambre à l’instant et que je m’assieds à mon bureau encore grisée d’une course folle dans des rayons de lune. Oui, j’ai pédalé derrière Louis, sous un ciel clair, dans l’air enivrant du soir tandis que Marguerite, appuyée sur un pan de muraille vivement éclairé, écrivait son journal.

Me voilà donc dans ma chère chambre d’été. Pourtant, j’aime aussi l’autre maintenant, celle de là-bas, bien qu’elle soit laide et triste et si je pouvais en ce moment m’y transporter pour quelques minutes, ah ! que je le ferai volontiers. On ne peut pas tout avoir ensemble et je dois jouir sans arrière pensée de la douceur de ma situation présente. Je vais m’endormir dans mon Boulogne aimé, dans une chambre fleurie, baignée par la douce clarté lunaire. Allons, la vie est belle ! Merci, mon Dieu !....

Quelle est cette tristesse étrange qui m’oppresse ? Il me manque quelque chose, quelqu’un ; il me faut fermer les yeux pour saisir ce qui est une réalité autre part et qui n’est, hélas ! qu’en moi ici. Avant qu’un sentiment par trop douloureux vienne m’étreindre et me gâter cette belle nuit printanière, je veux engourdir mon âme veuve dabs le sommeil.

Dimanche, Pâques 14 Avril

Du soleil, de l’azur, de l’air, des chants, des couleurs, des parfums ! Tout brille, tout est joyeux, tout resplendit. Ah ! la splendide journée qui commence, l’exquise journée, belle et douce comme un réveil. Ce matin, après avoir entendu la messe de 7h dans la vieille église qui renferme tous les souvenirs pieux de mon enfance et de ma jeunesse, je suis remontée chez moi, visitant les tiroirs longtemps fermés, secouant la poussière des choses abandonnées depuis cinq mois. Le parquet de ma chambre est assez brillant pour que j’y puisse y mirer ma personne. Benjamin l’a frotté hier de toutes ses forces en disant des prières et son bon ange est sans doute venu l’aider à cette besogne merveilleusement réussie.

Jusqu’à présent je n’ai pas étalé tous mes bibelots et je ne le ferai sans doute pas. Nous devons rester si peu de temps ici ! Il était trop tard hier pour parer ma chambre et ce matin, grand jour de Pâques, je ne veux pas faire un ménage trop compliqué. D’ailleurs il faut que je m’habille et que je le fasse assez soigneusement puisque nous avons 15 personnes à déjeuner. Et puis j’aurai à faire certaine sauce au vin blanc que grand’mère m’a demandée et pour laquelle je ne sais pas du tout comment m’y prendre.

Henri et Albert doivent venir mais je chasse loin, loin… toutes les préoccupations et je me moque de tout. Aujourd’hui j’ai 12 ans, ce n’est pas un âge de fille à marier. Et mon amour lui-même est un amour de rêve, un amour enfantin qui ne me fait pas souffrir, qui parfume au contraire mon âme et qui me fait trouver tout plus beau et plus doux. Alléluia. Alléluia !

                                        - Soir de Pâques -

La voilà envolée la belle journée dont j’ai salué le matin avec un cri de joie. Sept heures sonnet à toutes les horloges. Mes fenêtres sont grandes ouvertes et dehors c’est l’heure du crépuscule. Une tristesse m’envahit peu à peu. Il semble que la mélancolie entre dans ma chambre avec l’air plus frais du soir. Les soirs de fête me laissent généralement troublée et inquiète mais pas à ce point pourtant. Je pleure. Mon cœur est plein de tristesse débordante que j’épanche dans la nuit qui tombe. Ah ! je ne demanderai qu’à pouvoir aimer, aimer avec toutes les facultés de mon être. Mais, hélas ! chaque fois que mon cœur s’attache, c’est pour la souffrance, jamais pour le bonheur. Et j’ai des amitiés ferventes où se glisse peut-être un vague désir d’amour mais, malgré tout, mon âme est seule. Ce soir, à cette heure de calme triste, dans l’alanguissement presque douloureux où me plonge la disparition de la lumière, j’aurais besoin de deux bras aimants pour m’y réfugier et y pleurer je ne sais quel chagrin que je ne comprends pas moi-même.

Lundi de Pâques – 16 Avril

Toute une journée de pédalage ! C’était particulièrement agréable, ce soir, dans les avenues sombres et silencieuses du bois. Cependant cette journée très profane a été sanctifiée toute au matin par l’audition d’une messe. La musique en était belle, et je ne sais pourquoi l’O Salutaris nous a fait pleurer Marguerite et moi.

Comme toujours nous avons eu la visite du bon Monsieur V qui est un abonné de notre déjeuner du Lundi de Pâques. Nous l’avons un peu taquiné mais comme il nous le rend avec  verve, nous sommes inaccessibles aux remords sur ce point-là. Ce brave homme nous adore et il me croirait malade si je ne le faisais pas enrager. Aussi, pour lui montrer que ma santé était en parfait état, lui ai-je posé les cas de conscience les plus saugrenus.

Souvent, il m’arrive au milieu d’une conversation avec lui d’avoir un moment de distraction et de voyager au pays des rêves. Cela s’est passé aujourd’hui et, voyant mon regard perdu dans le vague, il m’a demandé à quoi je songeais. Ce n’était guère avouable, bien que ce fut délicieux. Naturellement je n’ai pas répondu à cette question que j’aurais trouvée indiscrète venant d’un autre que de lui. Ce digne abbé V. voudrait savoir les folles idées qui trottent dans nos petites cervelles de jeune fille. Parfois nous lui en disons de fortes ; cela l’amuse beaucoup au fond mais il se croit obligé par les lois de la Ste Morale de nous faire de grands sermons pendant lesquels nous nous tordons.

Ouf ! je suis rompue et j’aspire au moment où je m’étendrai dans mon lit. Je suis sûre que si je m’y mettais maintenant, le sommeil me prendrait immédiatement et, comme je ne veux pas dormir avant une certaine heure que je me suis fixée, je veux rester debout. D’ailleurs, c’est mon cher instant de solitude, de recueillement, c’est pour moi l’exquise minute du rêve libre que personne n’épie ni ne lit dans mes yeux et je me jette à cœur perdu dans les pensées et les extases que la trop grande lumière effarouche et qui rôdent autour de moi à cette heure comme un vol de papillons nocturnes.

Pendant que je m’abandonne aux pensées qui me sont chères, mes frères et sœurs clôturent leur journée par une série de fracas qu’ils se font entre eux et qui les font rire aux larmes.

Mardi 17 Avril (matin)

Peu habituée à tous ces exercices violents, je suis courbaturée fortement ce matin. Toutefois le meilleur moyen étant de combattre la fatigue par la fatigue, nous méditons de nouvelles escapades pour aujourd’hui. Le temps continue à être radieux ; grand’mère rayonne car elle s’imagine qu’elle serait morte depuis 8 jours si elle ne s’était pas sauvée de la rue Bizet.

                                        - Soir -

Il pleut ! Les premières gouttes nous ont surpris au tir des pigeons. Nous sommes revenus comme des fous et des folles. Marguerite et moi, nous étions en tandem et filions avec vigueur, Emmanuel se suffisait. Quant à Geneviève, Pierre et Louis la remorquaient, chacun par un bras. Pierre avait déjeuné ici ce matin ce qui a fait dire à Lucie que nous avions toujours quelques uns de nos amoureux à nos trousses. Il parait que Mercier Castellini dont nous avons fait la connaissance dimanche est rentrée très troublé de sa visite à Boulogne. Il a l’air d’un bien bon garçon timide à l’excès par exemple, rougissant plus facilement qu’une jeune fille. Je l’ai vite mis à son aise en choisissant comme thème de conversation des sujets que je savais devoir lui convenir.

La pluie, m’impressionne ce soir. Il me semble qu’elle m’empêchera la réalisation de quelque chose que je désire immensément bien que je ne comprenne pas le plaisir que j’en peux tirer et bien que je sache la fatigue que cela causera à quelqu’un que j’aime. Je voudrais être à demain. Pourquoi ? car c’est pourtant un jour de moins de vacances, ce sont quelques heures que je veux ensevelir, moi qui pleure toujours sur les minutes envolées ! A la clarté intime de ma petite lampe je rêve. Tout est si calme, si endormi déjà, que je puis prolonger jusqu’à l’épuisement les pensées heureuses qui envahissent mon cœur et ma tête.

Je viens de relire d’anciens journaux et je suis restée interdite en voyant combien j’ai peu changé depuis quelques années. J’étais déjà la même déséquilibrée, il y a cinq ans, à Pornichet, alors que je pleurais sur les fleurs que j’avais tuées en les cueillant. Pourtant, j’étais meilleure à cette poque lointaine, j’étais surtout plus pure. Oh ! quel martyre de songer que chaque jour qui passe nous enlève quelque chose de l’innocence primitive. Et ce qui m’épouvante plus que tout, c’est l’impossibilité où je suis de discerner le permis du défendu pour certains actes qui me semblaient mal autrefois et qui maintenant me paraissent out naturels. Ma conscience est-elle fausse ou bien était-elle trop étroite autrefois ? Allons, pas d’analyse morale ! C’est là mon grand défaut, la cause de mes tristesses sans motifs.

Je vais me préparer à la nuit après avoir respiré quelques bouffées d’air à ma fenêtre ouverte sur les verdures commençantes. Il faut délicieux ; les chats des environs se sont donnés rendez-vous, je les vois se glisser dans les fourrés et sur les allées que la lune marbre de rayons et je les entends qui jettent dans le silence leur cri d’appel nocturne.

Mercredi 18 Avril

Grand’mère a 71 ans aujourd’hui. Elle ne semblait pas trop triste lorsque nous lui avons souhaité son anniversaire mais il est impossible qu’elle ‘nait pas eu la même arrière pensée que nous.

En me conduisant chez Mr Legret ce matin, Maman m’a parlé de Mr Moisy. Elle avait remarqué comme moi qu’il avait l’air très triste dimanche dernier et elle m’a dit qu’elle l’avait vu me regarder avec une expression particulière qui l’a étonnée. Il m’est venu une pensée mais je l’ai repoussée car elle ne peut pas être vraie. Je n’ai rien à me reprocher envers Monsieur Moisy, l’ayant toujours traité en ami sans la moindre coquetterie. Ses demi confidences à Marguerite n’étaient qu’un jeu auquel j’ai bien fait de ne pas me laisser prendre. Et quand bien même cela serait vrai, il est trop tard maintenant, je dois épouser Henri et j’aime ce dernier très suffisamment pour n’avoir rien à regretter en songeant à Mr Moisy.

                                        - Soir 10h m ¼ -

« Elle l’attendait avec une fièvre d’épousée. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’ai lu cette phrase autrefois dans un conte de fée et elle me revient ce soir à l’esprit. Il me semble que je comprends et qu’un peu de cette fièvre fait palpiter mon cœur. ? La nuit est fraîche mais splendide de sérénité avec ses innombrables étoiles. J’espère quelque chose d’insensé.

Jeudi 19 Avril

Après une rêverie prolongée, je me suis couchée hier, affolée d’amour e- ce matin j’ai été réveillé par le récit d’une aventure assez drôle. A cinq heures, Lucie a trouvé dans le jardin un bouquet de roses et de lilas blancs portant cette jolie dédicace : « Que ces fleurs dont j’envie le sort vous disent ce que je ne puis vous exprimer. » Maman et les jumelles disent à Grand’mère que ses fleurs lui sont destinées pour son anniversaire ; Grand’mère n’y croit pas, elle dit que c’est une mauvaise farce, que ces fleurs sont une offre galante ou qu’elles sont empoisonnées. Je n’en ai pas peur de ces pauvres belles fleurs et, ne pouvant les monter dans ma chambre, je descends les contempler et les respirer dans le salon où elles ont élu domicile.

Elles ont peut-être été apportées par le diable mais par un beau et charmant diable au cœur aimant, qui est venu dans cette nuit d’étoiles donner à l’une de nous ce cher gage d’amour.

Vendredi 20 Avril

Hier, pendant que nous étions au parc, il est venu des visites : Md Duponez et Marie-Amélie, Georget, Henriette, Jenny et madeleine Bonnal, Mr Tissier et Léon, tante Bonfils etc. … Nous avons vu tout ce monde en rentrant à 5h ½ moins tante Mélanie déjà éclipsée. Les Bonnal sont restés à dîner avec nous et après leur départ nous sommes allés passer la fin de la soirée chez Madame Moisy qui nous attendait. Nous avons pris le thé grand’rue et nous sommes rentrés à 11h ½ passés. Louis a peint au parc une étude d’après un arbre très décoratif, puis nous avons pros deux photographies. Il faisait très bon sous les hautes avenues mais si nous avions su nos amis Bonnal à la maison nous nous serions hâtés d’y revenir. Près du pavillon bleu nous avons vu une noce en automobiles. Le coupé des mariés était tout garni de fleurs blanches mais je ne serais guère tentée de me promener ainsi le jour de mon mariage si ce jour doit luire un jour.

Notre soirée d’hier a été charmante, grâce à la gaité aimable de Monsieur Moisy. Aujourd’hui la douce visite de mon amie chérie a occupé presque toute notre après-midi. Vers le soir, Pierre est arrivé et nous a fait jouir quelques bons instants de sa présence.

Samedi 21 Avril

Voilà une matinée de couture qui sera suivi d’une après-midi de pédalage car nous avons donné rendez-vous à Mimi au Ranelagh. Tantôt ce sont les mains et tantôt les pieds qui fonctionnent, nous nous donnons beaucoup d’exercice. En attendant le déjeuner qui ne tardera pas à sonner, je me suis réfugiée dans ma chambre pour y savourer quelques minutes de repos et de solitude. Devant moi il y a toute une coupe de fleurs cueillies dans les prairies de St Cloud. Pâquerettes, violettes et coucous rivalisent d’éclat et de parfum. J’aime ces chères fleurettes sauvages dont les senteurs ont quelques choses de grisant et je les préfèrerais à toutes s’il n’y avait en bas les roses et les lilas mystérieux que Pierre a avoués. Ce brave Pierre est un excellent garçon, un ami dont on est sûr et qui ne recule devant rien pour nous faire un plaisir ou nous rendre un service. Je lui érige un ex-voto reconnaissant à cette page de mon journal.

Voilà notre dernier jouir de vacances déjà bien entamé. Il faudra partir demain. Je regrette et je suis heureuse pourtant.

Dimanche 22 Avril

Aujourd’hui la vie est un tourbillon. Impossible d’écrire, j’en suis déjà à ma 4e toilette et il n’est pourtant que 1h ½. Demain, dans le calme de ma solitude parisienne, j’aurai sans doute le temps de dire un mot sur cette dernière journée de Boulogne.

Lundi 23 Avril


En résumé voici le plan de nos occupations - Lever 6h – Messe à 7h (rencontré Mr Moisy) – Rentrés à la maison – Déjeuner – 2e toilette. Arrivée de Pierre Machard à 9h – Départ tous en machines. Promenade au bois jusqu’à 11h ½. Marguerite et moi étions en tandem, nous renversons une jeune femme, moitié anglaise, moitié italienne. Elle ne s’est pas fait grand mal heureusement mais sa machine était dans un état pitoyable. Louis et Pierre, unissant leurs efforts, l’ont redressé tant bien que mal. Cette jeune femme était douée d’un excellent caractère, elle riait de sa mésaventure. Pierre lui faisait la cour d’une manière si drôle et si hardie à la fois que je me serais pâmée de rire si je n’avais été fâcheusement impressionnée par cet accident dont nous étions un peu fautives, Marguerite et moi. De retour à la maison, je n’ai eu le temps que de me recoiffer, de quitter mes vêtements de cycliste, d’en prendre de plus convenables pour me présenter décemment à la table qui réunissait déjà tous les Gandriau lorsque j’y fis mon apparition - Aussitôt après le déjeuner, craignant l’arrivée des visites, mes sœurs et moi nous remontâmes dans nos chambres vaguer à une 4e toilette. – Lorsque nous fûmes prêtes, Henri Morize ne tarda pas à arriver puis Mr Machard avec Juliette, Mr Morize, Mr Jules, Pierre, Mr Machard. – Nous avons tous fait les fous ; Marguerite et Mr Moisy plus que tous les autres réunis. Chose étonnante, grand’mère a consenti à recevoir Madame Moisy et s’est montrée très aimable avec elle – Après le départ de tous nos amis, il était plus de 7h. Nouveau changement de toilette, dîner et départ pour Paris.

Aujourd’hui, Marguerite et Emmanuel sont venus m’apporter une magnifique gerbe de fleurs blanches qu’Henri m’avait fait expédier de Nice et qui, grâce à un retard de chemin de fer, n’est arrivée que ce matin seulement à Boulogne. Les fleurs étaient un peu fanées mais elles ont encore un parfum pénétrant et d’ailleurs leur éclat qui manque est compensé largement par les vers délicieux que j’ai trouvés sur cette gerbe. Je vais essayer de les écrire de mémoire.

J’aurais voulu chasser en cet Eden du monde,
Pour vous en faire hommage, un trésor sans pareil,
Et pouvoir vous offrir un rayon de soleil
Pour faire une auréole à votre beauté blonde,

Où l’azur inondé de clartés infinies

Pour brider vos sommeils de jolis songes bleus,
Où la brise de mer caresse les grands cieux,
Pour bercer, aux beaux soirs, vos douces rêveries.

Acceptez simplement ces quelques blanches fleurs

Qui vont, en s’effeuillant, tomber comme les pleurs
De l’Avril qui s’en va. Vous trouverez peut-être

Mêlé discrètement à leur parfum si pur,

Plus chaud que le soleil, plus profond que l’azur,
Le souffle d’un amour que vos yeux ont fait naître

                                        Nice – Avril 1900.


Je ne connaissais pas à Henri ce talent de poète et je suis très heureuse qu’il me l’ait révélé ainsi. Je lui ai écrit ce soir un petit mot de remerciement.

Mardi 24 Avril

Henri est venu aujourd’hui me remercier de mes remerciements a-t-il dit. Au début de sa visite, nous étions un peu émus tous les deux mais nous avons vitre repris notre assurance et nos manières habituelles d’amitié, de presque camaraderie. Je ne sais vraiment que penser. Les vers que j’ai lus et relus ont été dictés par un sentiment très tendre que je crois sincère mais alors pourquoi Henri est-il si timide avec moi, pourquoi n’avons-nous pas une bonne fois une explication après laquelle nous serions sans doute engagés l’un envers l’autre ou alors tout à fait libres.

Pour mon compte, une résolution est prise pourvu qu’Henri me donne une réelle affection et n’exige pas de moi plus que je ne puis lui offrir. Or qu’est-ce que j’ai à lui donner ? Je me le demande souvent et c’est avec terreur et honte que je me réponds : « Pas grand-chose ! » Je n’ai même pas un art d’agrément pour charmer les soirées qu’il passera près de moi. Et mon cœur s’est déjà tellement répandu sur les gens et sur les choses qu’il sera peut-être incapable de lui donner tout l’amour qu’il mérite.

Pauvre Henri ! Je voudrais tant pouvoir l’aimer de toutes les facultés de mon être et je sens à chaque moment qu’une part de cette tendresse que j’aurais voulu concentrer dans mon cœur pour ne la verser que sur lui, m’échappe et se répand autour de moi.

Jeudi 26 Avril

Henri a eu hier 25 ans. Il est venu dans la soirée me voir un instant seulement.

Vendredi 27 Avril

Ce matin, à la messe d’anniversaire de mon pauvre grand-père, j’ai été fort émotionnée par la musique et les chants d’un service funèbre qui se disait en même temps. L’harmonie grandiose qui s’échappait des orgues avait des sons voilés, lointains, comme des voix d’outre tombe. Mon âme qui était agitée par des pensées encore plus douloureuses que d’habitude s’est apaisée peu à peu comme si elle avait été plongée dans un bain calmant. Mais cette musique chantait si divinement la paix de la mort, le grand repos, que le désir de mourir s’infiltrait peu à peu en moi. Les mains jointes et les yeux fermés, je m’imaginais que c’était sur mon cercueil que s’égrenaient ces notes mélancoliques et douces. Et j’étais heureuse, si heureuse que j’aurais voulu ne jamais m’éveiller de ce rêve de mort.

Mai 1900

Mardi 1er Mai

Ce matin, à 6 heures, Henri s’est mis en route pour le camp de Cercottes, près d’Orléans. Il n’en reviendra que vers le 6 ou 7 juin.

Nous avons assisté, Maman et moi à la cérémonie du sacre de Monsieur de Carmont qui est nommé évêque de St Pierre à la Martinique. Nous avons reçu des bénédictions : épiscopales, cardinales etc. Il y avait 17 primats de l’Eglise dans les grades desquels je m’embrouillerais furieusement si je voulais les déterminer. Nos avons baisé l’anneau de Mgr de Carmont. La cérémonie était superbe mais bien longue. Parmi la musique, c’est le Pie Jesus qui m’a remuée le plus profondément.

Jeudi 3 Mai


Les jours passent, non sans orages : la maladie de grand’mère, l’approche des examens, mille autres choses encore contribuent à nous inquiéter. Mais je suis devenue bien différente de ce que j’étais autrefois. Je ne me tourmente plus de tout et de rien. Une indifférence étrange m’est venue dans l’âme. Il m’importe même peu maintenant d’être heureuse ou de souffrir. La vie passe.

Pour l’instant, je ne suis pas à plaindre et si je n’avais pas mes visions d’avenir triste, mon cœur serait en fête.

Vendredi 4 Mai

Rien de très intéressant à noter pour la journée d’hier et pour celle qui commence. J’ai oublié d’inscrire la visite de mon cher Christian qui est venu lundi soir. Il nous a annoncé qu’il était devenu « principal » dans l’étude de Mr Vitet, rue de l’Odéon. Cette montée en grade lui a fait quitter Monsieur Passion chez lequel il était depuis quatre ou cinq ans. Je me suis amusé lundi à faire forces révérences devant notre ami en l’appelant railleusement : « Monsieur le Principal ». Balzard courait après moi pour me punir et nous avons fait les fous. Avec mon Oustiti, je me sens très bébé et il oublie de son côté ses 25 ans sonnés pour jouer le rôle de petit gamin.

Lundi 7 Mai.


Encore rien de Fontenay ! Maintenant le temps avance. La Merveille sera probablement pour cette semaine ou la suivante si elle n’a pas de retard. Je suis tourmentée et inquiète pour Marie bien qu’elle se porte admirablement. C’est toujours un mauvais moment à passer et je voudrais bien savoir que ma pauvre chérie l’a heureusement franchi. Ici, la vie change peu. Maman et moi, nous avons par ci, par là, de petites discussions. Je pleure, Maman me gronde et généralement tout finit par des éclats de rire et des baisers.

Notre thème ordinaire de dispute est Henri Morize. Je trouve que maman l’aime trop, non par jalousie mais parce qu’elle voit en lui une perfection et que je la trouve aveuglée. Henri a beaucoup de qualités, j’en conviens mais il a des défauts aussi et Maman ne veut pas les voir. Si j’ai le malheur de faire une remarque contre lui, Maman est furieuse après moi. Mais, pour cela, je serai ferme ; je ne me marierai plutôt jamais que d’épouser un homme auquel je ne pourrais donner l’affection d’une femme fidèle. Je ne demande pas un amour extraordinaire – le temps est passé et ne reviendra plus – mais je veux du moins avoir de l’estime et une réelle sympathie pour celui auquel je serai liée. Or Henri est peut-être celui qu’il men faut mais je n’en sais rien encore n’ayant jamais causé à cœur ouvert avec lui.

Mercredi 9 Mai

J’ai reçu une lettre de Marie, la dernière sans doute avant qu’elle ne soit mère et je viens de lui répondre. En ce moment presque tout mon temps est pris par Louis qui recommence le petit tableau qu’il avait fait avant Pâques. Son professeur, Monsieur Thirion, y a trouvé quelques bonnes choses mais il lui a indiqué tant de retouches que Louis a pris un panneau tout neuf et a tout refait. Me voilà donc redevenu modèle et ce n’est pas très drôle. C’est une vie de paresse qui me rend affreusement molle, je dors, je rêve dans un engourdissement tel que ne le doivent connaître que les animaux qui hivernent.

De temps en temps notre grand artiste me permet de secouer mes crampes puis je reprends ma pose. Voilà trois jours que cette vie commence à 8h ½ du matin pour ne se terminer qu’à 6h passées. Une petite récréation après le déjeuner et c’est tout. Je n’ai pas mis les pieds dehors depuis dimanche. Je n’aime pas sortir et pourtant je me sens ce soir comme un étouffement, un besoin intense d’air et d’espace. J’ai entrouvert ma fenêtre et les souffles frais de la nuit pénètrent jusqu’à ma table de travail. Mais ce n’est pas encore ce qu’il me faudrait.

Où sont-elles les belles, les délicieuses, les enivrantes nuits que j’ai quelque fois vécues au bord de la mer ? Sur le sable des grèves ou bien accoudée contre un balcon, j’ai souvent regardé pendant de longs moment d’extase les étoiles accomplir leur mystérieuse course dans le ciel immense. Et une paix profonde, presque divine, semblait tomber des constellations lointaines et s’infiltrer doucement dans mon âme.

O, mon Dieu, reverrai-je jamais ces nuits bénies ? D’autres aussi belles peut-être ? Qu’en sais-je ? Mais celles-là…. Jamais, jamais plus ! Jamais je ne me retrouverai ce que j’étais alors, avec mon âme de jeune fille, inquiète, souffrante, mais si enthousiaste ! Maintenant le scepticisme m’étreint, le spleen me ronge parfois, une lassitude terrible, un dégoût de vivre m’oppressent. Je me sens moralement malade mais il suffirait peut-être de quelques nuits étoilées, avec l’accompagnement merveilleux de la chanson des flots pour apaiser les douleurs vagues et inavouées que je porte en moi.

Jeudi 10 Mai


Je devais m’y attendre, les sensations de tristesse que j’éprouvais hier soir, en traçant ces lignes, se sont accrues pendant cette huit et je suis ce matin en pleine crise de désespérance. Comme il ne m’était plus possible de rester au lit, je me suis levée à 5 heures mais le malaise persiste et je ne pourrai le vaincre avant quelques heures. Oh ! comme c’est bête d’être ainsi, de ne pas jouir tranquillement de la vie lorsqu’elle est à peu près bonne et de se torturer pour des riens. On dirait que la souffrance est mon élément, que je ne peux vivre sans elle. Je ne veux pas me laisser abattre, non ! non ! c’est ridicule et lâche ! Je n’ai aucun motif sérieux de douleur.

Samedi 12 Mai


Cela ne va pas, non, cela ne va pas du tout ! Et je trouve maintenant que j’ai raison d’être malheureuse. Maman s’est acharnée après moi, elle veut me marier, elle veut à toutes forces que j’épouse Henri Morize. Je ne l’aime pas – pas encore du moins – Vais-je céder part faiblesse et par lassitude ? Toutes les mailles du filet se serrent autour de moi, m’emprisonnant de plus en plus étroitement, je ne pourrai pas échapper. Pour me forcer, voici la stratégie que Maman a inventée ; elle annonce mon mariage à tout le monde pour que je recule devant l’éclat de ce qui semblera une rupture. Et j’ai peur et je suis fatiguée de la lutte, si fatiguée que ce soir j’étais sur le point de me jeter à genoux pour demander à Dieu de m’envoyer la mort. Mais cette lâche prière ne s’est pas échappée de mes lèvres et je ne veux pas même murmurer.

Du courage ! seulement, ô mon Dieu, du courage ! pour prendre une décision et pour supporter la vie, ce long et pénible devoir.

Dimanche 13 Mai

Nous avons passé l’après-midi à Boulogne. Nous avons été gais – tous – Mais je suis sûre que ce soir chacun est retombé dans ses préoccupations qu’il semblait avoir oubliées pendant quelques heures. Je ne ris guère de bon cœur maintenant et cependant les enfantillages de Kiki sont parfois bien risibles. Aujourd’hui, elle avait acheté une petite poupée déguisée en officier et elle faisait folies sur folies. La chose que j’aime le mieux, celle qui me berce et engourdir le plus doucement mes pensées navrantes, c’est la musique. Et entre toutes les musiques, celle que je préfère c’est une harmonie lente et pure dont les notes semblent tomber et rouler comme des larmes de cristal.

Aujourd’hui, mes sœurs ont joué plusieurs morceaux pour me faire plaisir et elles les ont bien joués. Malheureusement elles ont été moins brillantes devant tante Bonfils. La timidité les paralyse au dernier degré ; elles es mettent à trembler et elles perdent la tête dès qu’il leur faut s’exécuter devant quelqu’un qui n’est ni leur maîtresse ne l’un de nous.

Lundi 14 Mai

Nous revenons du mariage d’Alexis. Sa femme est charmante sans être très jolie. C’est une belle brune, grande, forte tout en restant svelte ; elle a un regard très doux dans des yeux de velours sombre, un sourire exquis, toute une physionomie aimable, charmeuse. Elle surtout, comment dirai-je, beaucoup d’allure, un maintien plein de dignité, de gravité douce. C’est une ravissante jeune femme qui n’est pas complètement belle mais qui attire et doit retenir. Je ne l’ai aperçu qu’un instant, elle m’a semblé parfaite. Dieu veuille qu’elle le soit et fasse le bonheur d’Alexis. Il y avait quelques belles toilettes à ce mariage mais le temps n’était pas en fête, il était sombre, menaçant et froid et il faisait contraste avec l’église brillamment éclairée, emplie de fleurs et d’une chaude atmosphère parfumée.

Me voici donc rentrée de cette cérémonie nuptiale. Je suis lasse et j’ai encore la tête pleine des chants et du tonnerre des orgues. Le mariage est une grande et terrible chose et, ce soir, je suis heureuse de ne pas être l’enchaînée. Ah ! je ne peux trouver de douceur à ce sacrement que lorsque je l’entrevois à travers une vision d’amour tellement puissant et pur qu’il en est divinité de lui-même.

Bien des fronts se sont inclinés devant les autels mais il y en a peu sur lesquels rayonnait l’amour merveilleux que j’envie. Et les mariés d’aujourd’hui eux-mêmes….. Qu’en sais-je après tout ? Cela ne me regarde pas….. Et puis ils peuvent être heureux sans amour, eux. Tous les cœurs n’ont pas les mêmes exigences et ce n’est pas parce que le mien est un gouffre sans fond qu’aucune affection ne peut combler que je puis mesurer savamment ceux des autres.

Aimer, aimer encore, aimer toujours, aimer jusqu’à la folie, jusqu’au brisement de son être, aimer dans la douleur comme dans la joie, aimer le possible, aimer l’impossible, mais aimer voilà mon rêve. Et j’aurai voulu aimer mon mari de tout mon amour. J’aurais voulu concentrer sur Lui, sur cet être unique, toutes mes tendresses éparpillées, toute l’affection qui me reste en dehors du tribu d’adoration que je dois à Dieu ! Et cela ne sera pas – jamais sans doute – Ah ! rêve ! cher rêve ! que j’ai de peine à vous abandonner !

Au commencement de ce mois, j’étais calme et voilà que je suis retombée dans mes angoisses depuis quelques jours. Je ne pourrais pas écrire, comme je le faisais au 3 Mai : « Je ne me tourmente plus…. Je suis indifférente à tout. »

Mardi 15 Mai

Il y a un an aujourd’hui qu’une douce fête de famille nous réunissait tous chez tante. On fiançait Henri et Marie. Petite Merveille aurait bien dû naître aujourd’hui pour ce joyeux anniversaire. Germaine, Louise et Suzanne qui sont toujours seules à Paris viendront dîner ce soir avec nous et elles ne tarderont pas à arriver. En les attendant, j’écris un peu sur mon cher cahier de folies. La journée ne m’a pas paru trop longue bien que je ne sois pas sortie ; j’ai posé pour Louis dans la matinée, puis j’ai cousu, j’ai écrit et nous touchons au soir sans que le temps m’ait pesé.

Ah ! que les heures seraient douces si je pouvais m’éterniser dans ma vie de jeune fille ou me donner toute vibrante d’amour à Celui qui viendra me prendre. Ah ! que ne puis-je aimer Henri comme je le voudrais !...... Je suis effrayée de voir combien son absence me laisse calme. J’éprouverai du plaisir à le revoir, certes, mais j’en éprouve autant à retrouver tous les amis dont je suis séparée. J’ai de la sympathie pour Lui, pas encore d’amour et, Maman a beau dire que le sentiment passionné que je voudrais n’existe quez dans les romans, je crois, moi, que mon cœur est capable de le concevoir.

Peut-être le reverrai-je à la fin de cette semaine. Il doit avoir obtenu une permission pour passer 24 heures à Paris.

Paris
Mercredi 16 Mai

Un an aujourd’hui du mariage de Guillaume Bonfils ! Un an que je suis guérie d’une malheureuse affection, un an de joie, de bonheur tel que je n’en vivrai plus sans doute. Merci, mon Dieu, et pitié pour l’avenir !

Jeudi 17 mai

Hier, mon après-midi s’est passé chez madame Strybos où j’ai eu le plaisir de rencontrer Monsieur Larquet que je n’avais pas vu depuis deux ans et qui m’est très sympathique. Ma chère Mimi était charmante et les heures ont passé délicieusement et trop rapidement auprès d’elle. Je suis allée à Passy, Louis m’a conduite au bateau et j’ai fait le trajet comme une jeune femme. Et même, comme il était de très bonne heure, je me suis promenée dans Passy ; avant d’aller chez mon amie, je suis allée passer un bon moment à l’église qui n’est pas très loin. Maman est venue me rechercher mais cela ne m’intimide plus du tout de sortir seule et je le ferais volontiers si j’en avais la permission plus fréquente.

Vendredi 18Mai

Aucune visite aujourd’hui, c’est la première fois de l’année que cela arrive et nous en avons été bien contentes, Maman et moi. Louise (la femme de chambre) est partie depuis hier et, en attendant qu’elle soit remplacée, nous avons beaucoup à faire. Heureusement que je ne suis pas tout à fait inexpérimentée dans l’art du ménage. Mes talents n’y sont pas remarquables mais je sais tout de même faire une chambre à coucher ou mettre un couvert à peu près convenablement. Je saurais à la rigueur faire un dîner mangeable pour des gens pas très difficiles. Ces occupations d’un ordre inférieur me font cependant du bien ; je suis moins triste que ces derniers jours et, tout en tournant pour ranger une chose ou l’autre, je me surprends à chantonner. Ce n’est certainement pas une marque de vraie gaieté intérieure mais ce n’est point non plus un signe de tristesse. Il me faut un peu de surmenage. Ma vie habituelle est trop tranquille, trop monotone, trop libre pour le rêve.

Demain, je ne crois pas avoir le temps de me plonger dans les caprices de mon imagination, je ne vois pas une seule minute de repos entre sept heures du matin et 9h ½ du soir. Cela, c’est un peu trop. Je ne crois pas avoir noté que Maman avait reçu avant-hier une lettre du camp de Cercottes. Henri se porte bien et il est ravi de sa vie là-bas ; moi, je suis très heureuse dans ma vie d’ici ; pourquoi songe-t-on à nous marier ? Il ne doit pas en avoir une envie folle, le pauvre garçon, et je le comprends bien. A 25 ans, sans carrière bien dessinée, aller se mettre de gaieté de cœur sur les bras une femme et peut-être une série d’enfants qui s’échelonneront trop rapidement, ce n’est pas une perspective très tentante. Enfin il y a des gens qui ont du dévouement….. Henri est peut-être de ceux-là.

Il est tard et j’ai encore mille choses à faire avant de pouvoir m’abandonner au repos. Je viens de terminer des copies pour papa et de faire mes bottines (deux occupations qui ne se ressemblent guère.) J’ai à brosser mes robes, à ranger mes affaires, à préparer les verres d’eau etc. etc. Bonsoir donc, cher journal, confident de mes folies et de mes enfantillages.

Samedi 19 Mai

Marie a un fils. Je ne sais si le cher bébé est né hier ou aujourd’hui mais il est sûrement du courant de cette nuit car la dépêche que nous avons reçue est datée de 8h et qq minutes du matin. Ma chérie va bien et doit être heureuse. Merci, mon Dieu !

Une triste nouvelle doit venir se placer ici auprès de la joyeuse annonce de la naissance de mon petit neveu. Le pauvre Benjamin est mort ce matin à l’hôpital Laennec où grand’mère l’avait fait transporter Lundi, Monsieur Clapet ayant dit qu’il lui fallait une opération et des soins qu’on ne pouvait lui donner à la maison. Je ne crois pas avoir mentionné la maladie de Benjamin ; au reste, elle a été si prompte que je n’ai pas eu le temps d’en rien dire. Il y a huit jours aujourd’hui qu’il a commencé à souffrir ; il avait, parait-il, une hernie et cette hernie s’est étranglée. Dimanche il n’a pas servi à table mais il était levé cependant et il est même sorti dans la matinée. Dans l’après-midi, il était moins bien et la nuit a tout gâté. Le lundi matin, Monsieur Clapet appelé à la hâte par grand’mère a déclaré la maladie très grave et ab demandé que l’on transporte le malheureux Benjamin à Laennec. Il parait qu’hier il était encore bien lorsque Maman est allée savoir de ses nouvelles. Vers le soir, il s’est produit je ne sais quoi ; le chirurgien appelé immédiatement a fait l’opération et il est mort ce matin, encore sous l’impression du chloroforme.

Cette mort me navre ; elle est profondément misérable : pas un parent, pas un ami pour vous assister dans ces moments terribles ; l’isolement, l’indifférence autour de vous. Maman m’a montré ce soir un petit paquet sale, crasseux, qui doit contenir des papiers ; il est entouré d’un fil avec plusieurs cachets de cire rouge mal faits et il y a écrit dessus : « A ouvrir après ma mort – Désiré Benjamin Deloupy. »

Que peut donc contenir ce paquet ? Les dernières volontés du pauvre garçon, une sorte de testament, des lettres, des souvenirs, qu’en sais-je ? On l’ouvrira demain. Pauvre, Pauvre Benjamin……

Je suis rompue de ma journée ; elle aurait été douce et même follement heureuse à certains égards si ce soir mon âme n’était pleine d’amertume en songeant à la triste disparition de Benjamin. Je me suis levée à 6h ½ . Toilette et ménage m’ont occupée jusqu’à 8h puis nous sommes parties, Maman et moi, pour Pantin. J’en suis revenue seule pendant que Maman filait sur Boulogne et, en rentrant, j’ai trouvé la bienheureuse dépêche de Fontenay. Mon déjeuner fut vite absorbé et à 1h moins quelques minutes je quittais la maison une deuxième fois en compagnie de Louis et de Monsieur Fabre, notre voisin, que nous avons justement rencontré sous la porte cochère. Nous avons traversé ensemble la place de la Concorde, puis nous nous sommes séparés, Léon pour aller à son bureau, Louis pour se rendre à son atelier après m’avoir déposé dans les bras de Madame Strybos et de ma chère Mimi.

Nous avons passé une journée délicieuse, débutant par la visite du petit palais, un ravissant bijou d’architecture qui contient des merveilles d’art. Le pont Alexandre est superbe et les deux larges avenues, celle qui y conduit et celle qui le prolonge formant un spectacle que je crois unique au monde. La Coupole du grand palais que nous parcourûmes ensuite est encore une merveille ; je pense en parler plus longuement lorsque je l’aurai examinée plus en détail. Ce que je note aujourd’hui, c’est l’impression première et elle a été des plus favorables pour cette exposition dont je ne connaissais encore rien.

Après les palais, nous visitâmes les pavillons étrangers : Ceux d’Italie, de Turquie, des Etats-Unis, de la Belgique, de la Martinique et de l’Espagne. L’Italie est représentée par une copie approximative de St marc de Venise, l’extérieur en est plus beau que l’intérieur. Au reste, ce pavillon qui doit être rasé après l’Exposition a coûté 500000fr. Que d’argent englouti ! A la Turquie, nous avons admiré des tapis merveilleux. On fait bien d’aller les contempler là, car, pour les emporter chez soi, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Nous en avons vu un qui est à fendre et coûte 50000 francs. Je le trouve très à mon goût mais je ne l’achèterai cependant pas. Les Etats-Unis n’ont rien de remarquable, sinon qu’on y a beaucoup d’espace et très peu d’ornements. L’Espagne est merveilleuse par ses tapisseries anciennes, la Norvège pour ses fourrures etc.

Nos avons terminé notre journée par un tour sur le Roulant. Je suis maintenant grès habile dans cet exercice et Mimi et moi nous nous sommes livrées à une gymnastique enragée qui faisait un peu peur à Madame Strybos mais qui divertissait fort nos voisins. Nous montions et descendions sans le secours des boules ; nous sautions, nous allions à l’envers et tout en disant : « c’est idiot. » Vingt fois par minutes nous ne pouvions nous lasser de ce jeu charmant.

Nous avons goûté : du pain, du beurre, du jambon et de la bière (comme de vrais Allemands). Je sui rentrée ici à 6h assez fatiguée. Je me suis livrée à une nouvelle toilette et je suis repartie dîner chez grand’mère Prat. Il est 11h ½ ; je vais me coucher et tacher de dormir. Non je ne pourrai pas dormir ; je viens d’entendre passer des pompes et j’ai peur, affreusement peur. Où est cet incendie ? Il me manque quelqu’un.

Lundi 21 Mai

J’ai appris hier une triste nouvelle. Mon cher voisin va me quitter. Il abandonnera son appartement en Septembre. Aussi je frissonne à la pensée de l’hiver qui suivra, si lugubre, si désenchanté. Non, jamais je ne pourrai plus vivre ici sans lui. Et si le service militaire me prend Louis en même temps, oh ! comme je serai abandonnée et malheureux sans mes deux frères. Je ne comprends pas comment, Mr F a pu s’introduire ainsi dans ma vie mais je ne puis plus la concevoir sans lui. Je suis torturée par la pensée de son départ.

Mercredi 23 Mai

Aujourd’hui, mon après-midi s’est passé quai de Gesures avec mes sœurs, mes cousines et nos amies Reugnet que je n’avais pas vues depuis plus de six mois et qui doivent partir le 31 pour l’Angleterre. Tante était revenue de Fontenay apportant de bonnes nouvelles de bébé Tony et de sa petite maman. La jeune grand’mère semble bien heureuse. Nous avons fait un très bon goûter au champagne et moi, qui ne bois jamais de ce vin là, j’en ai absorbé une grande coupe en l’honneur de mon chéri Tony.

Ce soir en rentrant j’ai trouvé une lettre d’Henri Morize, écrite sous la tente, dans un moment d’accalmie. Io s’y montre assez sensible et aimant. Oh ! que cela me brisera le cœur de lui faire de la peine mais il faut pourtant bien que je lui dévoile l’état troublé de mon âme, il faut qu’il sache que s’il est aimé il ne l’est pas par-dessus tout, à l’exclusion de tout, il ne l’est pas avec passion, avec enthousiasme, ferveur, comme il mériterait de l’être. Mon affection pour lui est calme, peut-être profonde, mais sans élan immense, comme j’aurais voulu qu’elle dut. Pauvre Henri, il trouverait mieux autre part sans doute et cela serait un grand bonheur pour lui et peut-être pour moi si le sentiment qu’il éprouve était de même nature que le mien ; nous nous tendions la main en amis, oubliant pour toujours le projet que nos parents ont conçu. Mais s’il m’aime d’amour ! le mal est fait ! Oh ! mon Dieu, ma tête se perd. En voulant trop d’amour dans ma vie, je néglige peut-être le réel bonheur pour courir après des chimères.

Outre tous mes tourments personnels, j’en éprouve encore pour Marguerite. René de Bardin qui a été blessé et fait prisonnier au Transvaal a écrit, parait-il, à sa mère qu’il était amoureux fou de Marguerite. Madame de Bardin a demandé à Pierre Machard si elle avait quelques chances d’obtenir ma sœur pour son fils. Sur la réponse négative de notre ami, elle aurait ajouté : « J’en suis désolée pour René, mais, pour mon compte personnel, je n’en suis pas fâchée ; Mademoiselle Prat me semble bien frivole, courant de l’un à l’autre ; je la crois incapable de rien de sérieux. » Pauvre Kiki, je la plains d’être tombée sous la langue de vipère de la redoutable Mère de Bardin qui, par vengeance, va s’appliquer à déchirer sa réputation. Le mieux serait de ne pas faire attention à toutes ces calomnies et de passer son chemin très droit, sans se préoccuper des insectes bourdonnant que leur impuissance fait enrager.

Jeudi 24 Mai – Ascension

Nous sommes allés passer la journée à Boulogne par un vilain temps de pluie. Mon âme était encore plus sombre que l’atmosphère. Il faut que je réponde à Henri demain. Oh ! mon Dieu, que lui dire ?.... Je ne voudrais pas lui causer la moindre peine et, cependant, il faut lui dire… que mon cœur ne lui appartient pas tout entier. Je vais mal ce soir, très mal ; j’aurais envie de briser quelque chose. Je puis peut-être demander un sursis ou du moins une explication verbale, ce qui me donnerait 10 jours de repos. Mais à quoi bon ?

Vendredi 25 Mai

Nous avons eu les visites de Louise, de Suzanne, de madame Strybos et de ma chérie Mimi…. Une nouvelle femme de chambre est entrée ce matin. C’est une Jeanne qui semble avoir bonne volonté. Dieu veuille que cela puisse marcher ainsi, le changement est une si terrible et si ennuyeuse chose.

J’ai répondu à Henri. Le sursis est demandé, peut-être un peu par lâcheté, mais aussi parce que je trouve qu’une explication verbale sera meilleure et plus complète, il est vrai qu’elle sera plus difficile mais Dieu me donnera du courage et à Lui aussi, s’il en a besoin.

Samedi 26 Mai

Bébé Tony a huit jours, c’est déjà un grand personnage ; malheureusement il est toujours païen puisque son baptême a été fixé au 12 Juin et que Monseigneur l’évêque de Luçon a refusé la permission de l’ondoyer. Je voudrais bien le connaître mon cher petit neveu. Jusqu’à présent il n’est pas joli, joli garçon mais il devient mieux au dire de sa grand’mère Aucher qui envoie fréquemment les nouvelles des transformations qui se produisent chez Monsieur Tony.

J’ai le cœur serré, horriblement serré. Una angoisse m’oppresse ; il me semble que la période heureuse que j’ai vécue depuis un an touche à sa fin et que je ne la vivrai plus, jamais plus.

Lundi 28 Mai

Je n’ai pas eu le temps d’écrire hier. En rentrant de Boulogne, à 7h ¼, nous avons trouvé Henri qui avait une permission de quelques heures. Il est resté qu’un moment avec nous mais c’était bien de notre faute et pas du tout de la sienne. Nous revenons du mariage de Madeleine Thélier, elle semblait heureuse mais très calme. Toujours gracieuse, elle avait des sourires et des mots aimables pour tous. Elle sera une excellente petite femme. Qu’elle soit toujours heureuse ; il est impossible à tous ceux qui la connaissent de ne pas lui souhaiter le bonheur du profond de leur cœur.

Moi aussi, je voudrais avoir une vie fleurie. Je me suis préparée et je me prépare encore bien des tortures. Mais il y a une volupté intime et secrète dans ma souffrance, je n’y veux pas renoncer pour être platement heureuse. Oh Chimère ! devrais-je être brisée dans ta chute ; je me cramponne à toi, emporte-moi dans ton vol hardi à, travers l’immense ciel du rêve. Mais non, il n’est pas un rêve seulement, il y a une part de réalité dans ce qui illumine mon âme.

Mardi 29 mai

Une journée de solitude complète qui s’est passé dans le travail manuel et la rêverie. Je suis fatiguée ce soir car en ce moment je ne dors presque pas. Hier Louis est allé à l’Opéra comique voir « Louise », l’ouvre de Charpentier. Il était avec des camarades de l’école des Beaux Arts, entre autres Froment et Georget. Louis est revenu charmé de cette pièce que je n’irai sûrement pas voir car elle n’est faite ni pour les yeux, ni pour les oreilles des jeunes-filles. Voici cependant le plan de cette œuvre dans ce qu’il y a de possible pour moi. Ce que mon frère ne m’en a pas dit, je l’ai deviné toute seule avec les lumières de mon intelligence déjà passablement souillée.

Louise est une fille d’ouvriers. Elevée dans une famille honnête, elle aime sa mère et surtout son père, elle est bonne et pure. Hélas ! un voisin la corrompt, c’est un jeune artiste qui remplace peu à peu dans son cœur les anciennes et douces affections de la famille. Elle le voit souvent et lui cause de fenêtre à fenêtre, à l’insu de ses parents. Le jeune artiste qui aime Louise la demande plusieurs fois en mariage mais ne peut l’obtenir car ses parents veulent lui voir épouser un ouvrier comme eux. Louise aimant follement son voisin finit par s’en aller avec lui. Son père en tombe malade de douleur et la mère de Louise qui va la chercher chez son ami l’emmène en lui jurant qu’elle retournera avec lui  lorsque son père sera guéri.

La présence de la fille adorée remet promptement le malheureux homme et Louise veut partir. Ses parents essaient vainement de la retenir ; elle se sauve en emportant leur malédiction. Chose étrange, l’artiste qui voulait bien épouser Louise lorsqu’elle était chez ses parents, l’aime encore mais ne veut plus se marier avec elle depuis qu’elle l’a suivi.

Les décors sont splendides parait-il et la musique, quoique un peu uniformément triste, est fort belle. Au reste Monsieur Emmanuel nous en avait parlé très élogieusement dans une de ses dernières leçons du Cours d’Histoire de l’Art.

Mais que m’importe « Louise » et le drame poignant et renouvelé si souvent que l’auteur a transporté sur scène. C’est encore dans ma pauvre vie que se joue l’histoire la plus navrante. Les premiers feuillets en étaient si doux, avec des clartés d’aurore radieuse, que j’ai voulu tourner les pages. Et une à une, elles se sont succédées avec une rapidité douloureuse. Et les larmes sont venues qui seront de plus en plus abondantes et le cœur s’est tordu d’angoisse. Il y a déjà tant de souffrance amassée dans ces premiers chapitres que je voudrais m’arrêter là. Mais il me faut finir l’histoire si affreuse qu’elle devienne.

Mercredi 30 Mai.

Oh ! oui ! elle est devenue bien affreuse l’histoire, mille fois plus affreuse encore que je ne le pensais. Aujourd’hui, j’ai erré toute la journée comme un corps sans âme à travers l’exposition avec ma chère amie qui, lisant la tristesse sur mon front, essayait de me consoler par sa tendresse. Douce Mimi, comme elle est bonne, comme je l’aime et que je voudrais lui ressembler:
La seule chose qui m’ait frappée, c’est une pagode d’Indochine vraiment merveilleuse. La salle souterraine est si belle que j’en ai oublié mes tourments pendant quelques minutes. Mais cette accalmie a peu duré et mes angoisses n’ont pas attendu que je sois sorti du palais pour m’étreindre de nouveau. Oh ! mon Dieu, de la lumière, de la volonté », et de la force !

La 1ère Communion de Suzanne pour demain m’épouvante, aurai-je le courage de m’y traîner ?

Jeudi 31 Mai

Nous sommes allées, maman et moi, à St Mery, ce matin. Suzanne était recueillie mais je la crois très bébé, ne comprenant pas ce qu’elle a fait. Nous devons aller ce soir au dîner ; tante nous avait même invitées pour le repas de midi mais j’ai préféré rentrer tranquillement ici pour me reposer avant le grand dîner de ce soir.

J’ai trouvé en revenant une superbe gerbe de roses blanches venant d’Orléans. Inutile de se demander quelle main l’a fait expédier, je l’ai deviné avent de déballer la caisse qui la contenait. J’adore les fleurs, celles-ci m’attristent. Il me semble les entendre dire avec la voix d’Henri : « Aime-moi, rends-moi heureux… je t’aime ! » Pauvres fleurs ! ah, je ne demanderais pas mieux que d’aimer celui qui vous a envoyées de toute la force de mon être, mais je ne le puis pas….. non, je ne le puis pads ! Vous regarder seulement, cela me fait mal ; vous respirez, cela m’angoisse ; pourtant je vais enfermer l’une de vous sur mon cœur pour qu’elle y fasse fleurir l’amour….. si c’est possible !

Juin 1900

Vendredi 1er Juin

Un mois qui commence ! Que ne puis-je retenir les heures, si douloureuses qu’elles soient. Je ne sais plus où j’en suis, passant en une minute d’un immense bonheur au découragement le plus noir. Je sais bien ce que je veux pourtant, je sais vers quoi crie tout mon être mais le but chéri, ardemment, passionnément souhaité est trop loin, trop loin et tout m’en repousse, même ceux qui devraient m’aider à l’atteindre.

Hier, au dîner de 1ère Communion de Suzanne, Md Aucher, la grand’mère, racontait des histoires drolatiques. Entre autres, Louise et Marguerite, se tordaient. Voici l’une de ces histoires. " Dans la rue Grand Beta (lisez Gambetta) habitait un homme qui, marié depuis, 8 ans, n’avait pas encore d’enfant. Son médecin au contraire en était largement pourvu. L’homme alla le trouver pour le consulter et le médecin lui donna un pantalon merveilleux que l’homme mit sur le champ. Le lendemain, il avait 4 enfants. " J’ai raconté cela en abrégé mais il faut l’entendre dans la bouche de grand’mère Aucher qui le dit le plus sérieusement du monde et qui connait même le Monsieur à qui cette aventure est arrivée.

Mardi 5 Juin

Une crise morale m’ayant enlevé tout goût de vivre pendant ces quelques derniers jours, je n’ai pas eu le courage d’écrire. Qu’aurai-je noté en effet si ce n’est toutes les tortures d’une âme indécise qui veut et ne veut pas, qui hésite entre un rêve merveilleux et une réalité suffisamment belle ? Le calme est revenu avec le retour d’Henri et c’est en lui disant que je n’éprouve pas pour lui l’amour intense dont j’avais soif que j’ai senti qu’au fond je lui étais plus attachée que je ne le pensais. J’ai cru de mon devoir de lui dévoiler quelques uns des coins de mon cœur ; ce soir j’ai peur de lui avoir fait de la peine, il est encore trop jeune pour posséder dans son cœur les trésors d’indulgence dont mon âme malade aurait besoin.

Mais ce qui est fait est fait, je ne dois pas regretter d’avoir été franche et, si par mes aveux, j’ai brisé la dernière chance que j’avais d’être heureuse ici bas, je dois m’en consoler en pensant que j’ai accompli ce que j’ai cru être le devoir.

Mercredi 6 Juin

Il y a 12 ans aujourd’hui que j’ai fait ma première Communion. Comme le temps a passé, les jours succédant aux jours, les mois aux mois, les années aux années ! S’il m’était donné de reprendre ma vie de ce grand jour, en conservant l’expérience que j’ai acquise, je la recommencerais tout autrement. Il n’y a plus qu’à s’incliner devant le passé et à faire provision de courage pour l’avenir. Une vie nouvelle doit commencer pour moi du jour où je promettrai à Henri de devenir sa femme ; il me faudra lutter pour devenir digne de lui.

Tante Danloux est à Paris depuis hier soir ; nous l’avons vu un instant ce matin et elle trouve que ma situation devient absurde à force de se prolonger. Louis a passé son Conseil de Révision cette après-midi et il a été déclaré bon pour le service. Il est enchanté « car c’est une preuve que je ne suis pas trop difforme », dit-il avec la conviction qu’il est un Adonis.

Maman et moi, nos sommes au salon de peinture qui ferme demain, j’y ai admiré encore une fois quelques œuvres qui m’avaient séduite lors de ma première visite.

Samedi 9 Juin

La ferme de Torcy est presque vendue à un docteur Gérard Marchand qui est le plus charmant homme du monde. Monsieur Bardin, ancien maire de Torcy, a servi d’intermédiaire entre ce Monsieur qui est son ami intime et Maman à laquelle il avait servi de cavalier au mariage d’Eugénie Cart. Chose étrange, la docteur Marchand achète la ferme sans l’avoir vue, d’après l’avis de Monsieur Bardin qui ne la connaît pas. Papa, lui, n’y est allé qu’une seule fois. Ainsi acheteur et intermédiaire négocient une affaire qui leur est inconnue à tous…

Monsieur Morize père est venu hier ; il m’a parlé de son fils, « son Don Quichotte » comme il l’appelle. J’ai retenu ce nom car il convient parfaitement au personnage ardent, imprudent, toujours prêt à se battre….. contre des moulins à vent. Aussi attrape-t-il toujours horions sur horions. Ils emble collectionner les accidents. Chaque fois qu’il se fait un trou dans le corps, on bourre ce trou avec du bismuth pour remplacer la chair absente. Pour eu que j’attende, j’épouserai un mari tout en bismuth. Si Henri partait pour la guerre je pourrai commander mon deuil car il s’y ferait sûrement tuer. Il est venu jeudi mais je ne l’ai pas vu longuement car, devant aller dîner chez les Muller, j’ai passé presque tout le temps de sa visite à m’habiller. Ce soir il va falloir encore recommencer cette ennuyeuse opération, je vais dîner chez Mademoiselle Boitelle qui m’emmène ensuite au palais Royal voir jouer « La Cagnotte ».

Lundi 11 Juin

Une pièce bien drôle que La Cagnotte ! Peut-être un peu trop farce cependant. A certains endroits on trouve cela par trop bête mais on rit tout de même, et c’est si bon de rire !

Henri est venu hier et m’a apporté un très joli bouquet de roses blanches cueillies à Ville d’Avray, dans le jardin d’un ami. Oh ! que je voudrais l’aimer, mon Henri. Je le devine bon sous des apparences un peu violentes. Il n’a rien de l’idéal et doux ami que mon cœur avait rêvé mais auquel je renonce à jamais car jamais il ne viendra me prendre, ce frère de mon âme. J’épouserai mon Don Quichotte qui me fera passer de durs moments mais dans l’esprit et le cœur duquel je trouverai toujours quelque chose de grand et de généreux.

Mardi 12 Juin

Hier, pendant que j’écrivais les lignes qui précèdent, on est venu m’annoncer la visite d’Henri. Comme j’étais, toute seule au domicile nous avons pu causer longuement de cœur à cœur. Au reste, il venait pour cela, ce que je lui avais dit l’autre jour l’ayant tourmenté. Il ne veut pas que je me sacrifie pour lui, ni pour faire plaisir à mes parents. Il ne veut m’avoir que de moi-même, du mouvement libre de ma volonté et de mon cœur. Quant à lui, il m’aime vraiment. Il s’est interroger scrupuleusement et s’est découvert encore plus d’amour qu’il ne croyait. Aussi il venait avec l’intention d’emporter une réponse formelle. Sio elle avait été négative, il dirait le soir même à son père d’arrêter toutes les démarches que l’on fait en ce moment pour lui trouver une situation d’ingénieur et il prenait du service dans l’artillerie de marine. Il partait loin, bien loin dans des pays exotiques, il s’enivrait d’air, d’espace, de lumière, de tout ce dont son âme est si avide ; il menait la vie aventureuses de ses rêves…. mais il a ajouté : « Je serais bien malheureux ! » Alors, j’ai dit « Oui » sentant que s’il partait, moi aussi je souffrirais. Et, par ce Oui je l’ai condamné à la vie sombre, ennuyeuse, toujours pareille ; à la vie dans un trou de province, dans une ville d’usines, à une vie faite de routine, de petits devoirs. Ah ! par combien d’amour ne faudra-t-il pas payer ce sacrifice :

J’en suis effrayée et, pour me calmer, je me dis qu’après tout, il y a des masses d’hommes qui mènent l’existence qu’il mènera et que dans la pratique cette vie peut avoir encore des charmes mais il y a une voix qui me crie au-dedans de moi-même que sans moi, sans son amour, Henri ne s’y serait pas résolu. Si j’étais libre, je lui dirais « Oui » et j’ajouterais « Prenez l’artillerie de marine, vous aurez ainsi la vie et la femme que vous aimez. » Hélas ! je ne puis pas faire cela, nous ne sommes pas assez riches, nous pouvons avoir des enfants. Comment les élever en courant toujours de colonie en colonie ? Il me faudrait renoncer à mes fils ou à mon mari, rester avec les uns en France et suivre l’autre à travers le monde, deux choses qui ne peuvent se concilier.

Quoiqu’il en soit, j’ai dit « Oui » et que ce soit dans quelques mois ou dans quelques années, j’épouserai Henri Morize.

Mercredi 13 Juin

Oui, j’épouserai Henri Morize ; désormais c’est lui qui est mon fiancé. C’est vers lui que toutes mes pensées doivent tendre, c’est à lui que je dois plaire, c’est Lui que je dois aimer !...... Je n’ose plus me demander si l’amour est né dans mon âme. Je suis trop exclusive et l’idée que je me suis faite de ce sentiment est fausse sans doute à force d’être trop élevée. On a beaucoup parlé de l’amour, on a essayé de le définir ; pour moi, il n’y a qu’un mot qui le fasse comprendre, c’est le mot de St Jean : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est Lui qui vit en moi. » Pour que je dise que j’aime, il faut que ma personnalité soit anéantie, il faut que je ne vive plus, mais qu’un autre vive en moi. Je ne considère pas l’amour comme une attirance, c’est une pénétration. J’exprime mal ma pauvre pensée car je n’ai pas de mots pour la traduire mais je sens si bien ce que je veux dire !......

Aujourd’hui, j’ai eu le bonheur de posséder mes sœurs une partie de la journée et nous avons eu la visite de Christian qui, ayant une expertise dans notre quartier, est monté nous voir un instant. Il a été bien heureux de rencontrer les jumelles et les amicales taquineries se sont succédées avec entrain. Geneviève était allée dans la matinée faire faire sa photographie, nous espérons qu’elle sera bien réussie pour faire pendant à celle que Monsieur Moisy a faite de Marguerite à l’automne dernier. Je voudrais bien aussi avoir un bon portrait de me personne avant d’être devenue tout à fait ruine, ce qui ne sera plus long maintenant. Je ne pense pas sans regret à ce que j’étais à 16, 17 et 18 ans. Comment ai-je pu me faner aussi rapidement ?... Les tortures morales en sont les seules causes. Ce sont les larmes qui ont ternis mes yeux, ce sont les déceptions, les illusions mortes qui ont mis ce pli amer au coin de mes lèvres et qui donnent à mon sourire quelque chose de lassé, de douloureux. Enfin la vie a fait son œuvre sur moi. Triste besogne. Mais le cœur a beau être blessé, labouré, il est vivant, encore palpitant et jeune.

Jeudi 14 Juin – soir -

Je suis fiancée – moralement- Henri est venu et, après une dernière conversation, il m’a tendu la main en disant : «  Ainsi, nous sommes fiancés. » J’ai mis ma main dans la sienne en prononçant le « oui » qui m’engage. Il ne s’agit plus maintenant que de fixer approximativement la date de nos fiançailles officielles et celle de notre mariage.

C’est fini ! Une vie nouvelle va commencer pour moi. Mon Dieu, ce soir, à l’aurore de cette seconde période de mon existence, je vous prie de nous bénir, Lui et moi. Nous avons de la bonne volonté tous les deux mais la nature humaine est si faible et la vie si dure parfois. Nous ne sommes encore que deux enfants, conduisez-nous, faites de nous des époux chrétiens dans le cœur desquels l’amour aille en grandissant jusqu’à son suprême épanouissement de la Vie éternelle.

Vendredi 15 Juin

Ma chère Mimi doit avoir la première entrevue avec l’officier de Marine qui l’a vue à Fréjus il y a bientôt un an et qui, depuis ce temps, rêve d’elle et la veut pour femme. Elle m’a dit hier de prier pour elle et je vais le faire de tout mon cœur. Je l’aime tant ma bonne chérie que j’envie pour elle le plus merveilleux et le plus durable des bonheurs. Il est bientôt deux heures !..... Je ne pense pas qu’ils soient déjà en présence mais dans quelques instants dans doute, ma Mimi et lui se verront. Maintenant que mon sort à moi est décidé, c’est pour elle, mon amie, ma seule véritable amie que j’appelle votre lumière ô mon Dieu. Elle mérite d’être heureuse, elle si généreuse et si pure et si cet homme doit être le digne compagnon de sa vie révélez-le lui, Seigneur !

Samedi 16 Juin

Mimi est un peu désillusionnée, parait-il. Mais il faut reconnaître que c’est tout simplement la timidité de son amoureux qui l’a impressionnée en mal. Or, on, guérit de la timidité et puis ce pauvre garçon a bien des raisons pour être embarrassé. Elle doit le revoir Lundi avant son départ. Chère amie ! comme je pense à elle !

Lundi 18 Juin

Impossible d’écrire hier. Nous avons passé toute la journée à Boulogne où Monsieur Morize et Henri sont arrivés vers 3 heures. Mon fiancé était très gai comme toujours, mais il m’épouvante avec son artillerie de marine ; s’il s’entêtait et faisait une demande, que se passerait-il ? Je pense le revoir demain et, si j’ai un peu d’influence sur lui, je tacherai de le ramener à des idées plus raisonnables. Je le comprends parfaitement, mon aventureux, j’ai des goûts et, pour mon propre compte, je serais ravie de sillonner les mers, de le suivre dans des pays lointains. Hélas ! je reconnais aussi les obstacles qui s’opposent à la réalisation de ce désir.

Enfin je remets tout entre les mains de Dieu. Maintenant que ma décision est prise, je suis calme. C’est Mimi qui me tourmente. A quoi va-t-elle se résoudre ? Je la verrai demain car elle m’a écrit un mot pour me demander d’aller à Passy dans l’après-midi. Je ne puis pas la conseiller, ne connaissant pas du tout son Monsieur Louis Ourdan. Mais je puis essayer de lire dans son âme quels sont ses sentiments véritables.

Mardi 19 Juin

Je dois aller passer l’après-midi à Passy et quoiqu’un peu fatiguée de ma journée d’hier, je suis ravie de m’en aller là-bas, vers ma chérie. Je ne noterai pas tout ce qui m’a frappée dans l’exposition que j’ai parcouru hier de 10h du matin à 6h ½ du soir, sans autre arrêt que le temps du déjeuner et du goûter. Nous avons visité les palais de costume et de l’optique, les Colonies et divers pavillons, tous plus intéressants les uns que les autres. Je fais bien de voir un peu l’exposition tant que je suis à Paris car je ne reviendrai guère de Boulogne pour cela. Une fois là-bas, je m’enterre, je m’isole, je vis en sauvage….. Cette année, je ne sais pas si je partirai de bonne heure. A cause d’Henri, on voudra peut-être que je reste un peu plus longtemps ici car il ne pourrait pas aller fréquemment à Boulogne.

Mercredi 20 Juin

Henri que j’ai vu hier aimerait bien que notre mariage ait lieu en Octobre. Maintenant je le voudrais aussi, mais Papa ne veut pas entendre parler de cela. Il donne des raisons, assez justes peut-être mais qui sont toutes axées sur le désir qu’il a de me garder encore cet hiver. Papa veut qu’Henri essaye un peu sa situation avant de m’emmener avec lui n’importe où mais je ne voudrais pas non plus que mon pauvre fiancé parte tout seul et commence sa vie de travail sans moi pour qui il s’est décidé à rester dans l’industrie qui lui plaît médiocrement.

Ma pauvre Mimi est tourmentée. Au fond, elle l’aime son marin, il lui est entré dans l’âme, elle veut dire « Oui » mais sa mère ne le voudrait pas. Et elle hésite, elle souffre !..... Je ne puis qu’une chose : prier pour elle.

Nous partons à Boulogne pour la Première Communion d’Emmanuel. Nous serons rentrés ici Vendredi. Deux jours de campagne vont me faire du bien. Au reste, je suis calme maintenant.

Samedi 23 juin

Nous voici revenus de la Première Communion et de la Confirmation d’Emmanuel. Tout s’est bien passé. Notre diable était transformé en petit ange. Il avait l’air réellement pénétré de ce qu’il faisait et plein de bonnes résolutions. Combien cela durera-t-il ? « Toujours » répondait-il si on le lui demandait à lui-même. Moi, je serais moins affirmative, quoique je sache que ce que Dieu garde est bien gardé.

Emmanuel est revenu avec nous et il est à l’exposition avec Maman, ils doivent rentrer dîner à 5h ½ puis nous y retournerons tous en chœur. Hier, nous avons eu la visite d’Henri, mais un instant seulement. Je crois qu’il m’aime et maintenant que notre décision est prise, il voudrait la mettre en pratique le plus rapidement possible. Il n’est pas très raisonnable dans ce qu’il souhaite, mais je le préfère un peu fou et enfant que trop vieux et calculateur.

Lundi 25 Juin

Croire que le calme s’est fait, que les vieux souvenirs sont endormis pour toujours, qu’on va pouvoir vivre enfin d’une vie nouvelle, heureuse et tranquille et puis retomber dans la désolation, dans le sombre, voilà ce qui m’arrive….. Non, le passé n’est pas mort, il est toujours présent en mon âme et si cher, si douloureusement cher que j’ai peur. Le courage et la volonté me suffisent pour la lutte que j’ai entreprise, il me faut arracher mon âme de mon âme.

Si mes souffrances peuvent contribuer au bonheur de ma chère Mimi, je vous les offre, ô mon Dieu. Qu’elle ait tout l’amour que mon cœur altéré aura vainement cherché à donner et à recevoir ici bas. Je ne veux pas songer à Henri. Sa pensée me fait mal aujourd’hui………….. En lui donnant la main l’autre jour je me croyais plus forte !... Ce n’est peut-être qu’un mauvais moment à passer, une crise, une tentation éphémère mais la, vie comptera pour moi, je le crains, bien des heures mauvaises comme celle-ci.

J’essaye de lire, car tout autre travail laisse trop de liberté à mon imagination. Je lus du sérieux : la vie de Jésus Christ par le Père Divon. C’est beau mais cela ne me console qu’insuffisamment. Ce qu’il me faudrait, c’est m’unir à Jésus lui-même par l’une de ces prières ardentes comme je n’en sais plus faire depuis un an. Prier ! oui, c’est là ce qu’il me faudrait…. Seigneur, roi des larmes et des cœurs brisés, apprenez-moi à vous parler au milieu de ma détresse, changez les battements de mon cœur en un cri d’amour qui monte vers Vous !

Mercredi 27 Juin

Des complications ont surgi qui entravent mon mariage avec Henri et le rendent peut-être impossible. Papa et Mr Morize ont eu une conversation dimanche dans laquelle les questions de carrière, de fortune et d’avenir ont été traitées. Mr Morize a de beaux revenus mais ils ne reposent que su un capital très minime, ce qui réduit la fortune totale d’Henri à presque rien… Ayant dit « oui », ayant accepté l’homme, je ne regarde pas à l’argent et je passerai là-dessus si mes parents y consentaient. Ils y consentiraient probablement si une carrière bien dessinée, tranquille et suffisamment lucrative s’ouvrait devant Henri mais Monsieur Morize a dit à Papa qu’Henri n’avait aucun goût pour l’industrie, qu’il n’accepterait une situation civile que pour moi, que son rêve était l’artillerie de marine. Alors Papa s’est effrayé, a réfléchi et m’a parlé de tout cela. C’est une épouvantable responsabilité de faire manquer à un homme la carrière qu’il envie pour le lancer dans une autre qui lui déplait.

Et d’un autre côté commet vivre s’il reste à l’armée ? En admettant que Dieu ne nous envoie jamais d’enfants, nous pourrions arriver à joindre les deux bouts, comme on dit vulgairement en style de ménage. Je serais économe et n’aurais ni désirs, ni caprices. Mais avec des enfants à élever, à établir, à doter plus tard, comment n’en tirer ? Et mon rêve à moi, c’est d’en avoir des chers petits êtres à aimer, à soigner, à instruire……

Il importe, j’ai dit Oui à Henri et à moins d’un refis formel de mes parents, j’accomplirai ce mariage. Oh ! ce n’est pas que je suis emballée et folle au point de ne pas voir que l’avenir est sombre. Non, mais j’ai dit Oui et pour moi ce mot est sacré quoiqu’il soit subordonné au consentement de mes parents. Libre de faire ce que je veux, je vais à Henri et je deviens sa femme mais la question est de savoir si on va me laisser libre.

Pauvre Henri, il y a quelques jours je souhaitais qu’il m’aime si fort que son amour force le mien à lui répondre de tout son pouvoir. Et maintenant, maintenant, j’en arrive presque à désirer qu’il m’ait menti lui aussi. Mon cher fiancé a le cœur aimant, sensible, désintéressé ; je me reprochais de ne pas l’aimer comme il mérite, de n’avoir pu triompher pleinement des souvenirs qui lui sont contraires. C’est peut-être Dieu qui l’a permis pour m’éviter une trop grande douleur. Moi, je désirerais souffrir au moins autant que lui s’il faut renoncer que nous renoncions l’un et l’autre. Je dois le voir ce soir, cela me fait une peine inouïe. Je ne puis pas pourtant avoir l’égoïsme d’enchaîner ce malheureux dans une vie de travail quand il peut avoir l’existence de ses rêves.

Il y a des angoisses partout. La pauvre Suzette Boitelle est très malade. Le médecin a dit que c’était une fièvre muqueuse. Pourvu que ce ne soit pas une méningite. Je viens de recevoir une lettre de ma Mimi. Elle est toujours dans l’indécision et le trouble. Elle me dit une phrase bien profonde qui n’a pas quitté mon esprit depuis que je l’ai lue : « Vaut-il mieux être riche par son bonheur qu’heureux pas sa fortune ?.... »

Jeudi 28 Juin

Cela va un peu mieux ! Henri m’a montré hier beaucoup d’affection, il est bon. J’attends Mimi aujourd’hui et cette pensée m’est infiniment douce. C’est dans mon amie qui souffre et qui lutte que je trouve mon conseil, ma force et ma joie. Nos épreuves mutuelles nous unissent encore plus étroitement.