Dimanche 1er Avril
Quelle journée navrante auprès de notre pauvre grand’mère très affectée ! Nous avions tous le cœur tordu d’angoisses ! Et pourtant, j’ai honte de l’avouer mais je dois être sincère envers moi-même, j’ai vécu aujourd’hui quelques moments assez doux. La joie côtoie presque toujours la douleur. La douleur absolue n’existe point sur la terre, pas plus que la joie parfaite. Or Henri est venu passer presque toute l’après-midi avec nous et maintenant j’aime à le voir. Oh ! cela ne veut pas dire que l’amour est venu. Non, non, l’amour n’est pas ce sentiment de douce satisfaction que j’éprouve en le sentant près de moi. L’amour c’est plus fort, c’est plus beau que cela ! Non, ce n’est pas encore l’amour tel que je le conçois et tel que mon cœur l’appelle mais c’est un sentiment de confiance, de presque sérénité que je ressens lorsque je pense qu’Henri est l’homme auprès duquel je dois passer à travers la vie. Et pourtant, à certains moments, je me dis : « Mais c’est un enfant », jamais il ne saura me diriger et j’aurais eu besoin d’un appui bien ferme pour compenser ma faiblesse. » J’aurais voulu que mon mari me soit une seconde conscience, plus vivante et plus énergique que la première ; trouverai-je cela en lui ?
Oh ! si mon cœur pouvait enfin se fixer, l’homme qui me possèderait ferait de moi tout ce qu’il voudrait. Je suis capable de manger du hareng pour faire plaisir à Henri qui l’aime alors que je ne puis pas le sentir.
Si j’épouse Henri, notre premier fils s’appellera Mighel. C’est lui qui a choisi ce nom et je le trouve très joli.
Jeudi 5 Avril
Comment vivons-nous ? Je n’en sais rien, si ce n’est que notre existence est horriblement angoissée. Tantôt grand’mère parait courageuse et décidée, tantôt au contraire elle recule et le temps s’avance…. L’opération est très grave, certes, on ne peut donc pas l’y pousser mais pourtant…. Sans ‘être entendus, les 2 chirurgiens consultés ont dit à peu près la même chose : « Dans un mois, a dit Mr Quénu, il sera trop tard, l’opération ne sera plus faisable. » Monsieur Nélaton a fixé encore un délai plus rapproché : « Dans 3 semaines, la partie sera désespérée, je ne pourrai plus rien y faire. » Ah ! siu grand’mère savait le nom terrible qu’ils ont donné à son mal, elle n’hésiterait peut-être plus, mais doit-on le lui dire ? Les jours passent, les heures s’enfuient vertigineusement. Quez ne peut-on les arrêter malgré leur tristesse ?.... Chaque seconde qui bât nous acheminent vers des moments encore plus douloureux que ceux que nous vivons.
Vendredi 6 Avril
Henri est encore venu hier soir et même nous avons bien ri. Maman m’avait rapporté de Boulogne un minuscule bouquet composé de quelques violettes, d’un peu de mouron et de quelques brins de séneçon (comme pour les serins). Maman voyant Henri regarder mes fleurs enlève toutes les violettes et les lui donne. En Homme galant, Henri se tourne vers moi, ayant l’air de me demander aussi quelque chose. « Je n’ai plus que du mouron », lui dis-je en lui tendant une petite branche. Maman aussitôt se précipite entre nous deux mais Henri avait déjà la petite tige et il m’a promis de la faire sécher pour la conserver.
Ainsi les premières fleurs que j’offre à celui qui sera sans doute mon mari sont des fleurs de mouron, celles que l’on donne au serin. Il ne s’est pas fâché, il sait du moins comprendre la plaisanterie. Ah ! si ce mouron pouvait le faire chanter un peu et lui mettre dans l’âme un peu de la tendresse que les oiseaux éprouvent pour celle qu’ils ont choisie comme compagne de nid.
Aujourd’hui nous avons vu ma Mimi bien aimée, Louise et Suzanne, Madame Duponey et Marie-Amélie. Cela ne fait pas beaucoup de monde mais des visites ayant duré longtemps nous avons été prises de 1h ½ à 7h moins un quart. Je viens de faire des copies pour Papa, il est près de 11 heures et je vais gagner ma chambre.
Maman a vu grand’mère aujourd’hui et l’a très décidé à l’opération. C’est horrible mais puisqu’il est nécessaire d’en passer par là, il faut savoir se résigner. Il y a un mois à peine que je soupirais après les vacances de Pâques. Elles viennent, ces vacances de Pâques, elles sont tout près maintenant mais leur pensée ne m’est plus joyeuse. Ah ! c’est une preuve de plus que nous ne savons pas ce que nous voulons, pauvres gens que nous sommes ! Dieu seul, maître de l’avenir, peut se rendre compte de l’absurdité de nos désirs.
Samedi 7 Avril
Pour faire contraste avec hier, notre pauvre grand’mère ne voulait plus de l’opération,. Un jour c’est « Oui », le lendemain c’est « Non » et pendant ces hésitations le temps s’en va emportant avec lui les chances de réussite. Cette situation est terrible.
Louis est ce soir à la fête d’inauguration des Pastellistes français, il est parti à 10h ¼ beau comme un astre en habit, cravate et gilet blancs. Nous étions invités mais en ce moment nous avons si peu de goût à tout ; Louis y va pour représenter la famille et cela suffit bien. Je ne sais pas à quelle heure il rentrera, peut-être à 1h ou à 2. Si Henriette Bonnal est aussi Galerie Georges Petit, je crois bien que mon cher frère restera jusqu’au bout et ne nous reviendra qu’au petit jour. Dans tous les cas, je ne vais pas l’attendre et vers 11h ½ je me retirerai dabs ma chambre.
Lundi 9 Avril
Il m’a été impossible d’écrire hier non par paresse mais par un surcroît d’occupations. Aussitôt après la messe, nous sommes parties, Maman et moi, pour Boulogne où nous avons trouvé grand’mère bien impressionnée mais assez décidée pourtant à se rendre rue Bizet. Notre dernier déjeuner de Dimanche d’ici quelques temps au moins, n’a pas été aussi lugubre que je le redoutais bien qu’il ne fut pas gai du tout. On resta très longtemps à table à causer un peu de tout mais surtout de grand et triste sujet. A 2h ½ je suis partie avec tante et ses filles pour arriver avant 4h à St Roch pour l’ouverture de la retraite. Grand’mère nous disait à tous adieu mais je lui ai répondu que je ne m’en irais pas si elle ne changeait pas ce vilain mot pour celui plus consolant et plus vrai d’ « au revoir ». Et elle l’a fait heureusement car il me semble que me sentirais un poids de plus sur le cœur si je l’avais quittée avec un adieu.
A St Roch nous avons vu un sermon à l’usage des sourds-muets, c’était très intéressant et même un peu cocasse. Après l’exercice de la retraite où nous avons rencontré Louise et Suzanne Bucquet, nous sommes rentrés et peu après Monsieur Morize et Henri sonnaient à notre porte. E3n l’absence de nos parents, Louis et moi nous avons reçu ces messieurs mais dès que Papa fut rentré Louis nous quitta pour aller se mettre en habit car il devait partir aussitôt après le dîner à la soirée Nimsgern. Là, il a retrouvé nos cousins Gandriau et a passé une partie de la nuit à bien s’amuser.
Aujourd’hui je suis seule. Maman est partie pour conduire grand’mère à la maison d’opération. Papa ne veut pas que je continue la retraite de St Roch car il dit que c’est trop compliqué et que cela me fait perdre beaucoup de temps. Je ne trouvais pas, moi, mais la meilleure retraite étant encore l’obéissance, je me soumets. J’essayerai de me convertir à domicile en lisant l’Evangile qui est bien le plus sublime sermon que l’on puisse entendre et méditer.
Mardi 10 Avril
Grand’mère qui s’était montré très courageuse hier a subitement changé d’avis ce matin et s’est sauvée dès l’aube de la maison d’opérations, avant l’arrivée des chirurgiens et même de Maman et de tante. Toutefois ces dernières l’ont rencontrée dans la rue mais elles n’ont rien tenté pour la faire retourner sur se pas. On ne peut vraiment pas lui imposer une opération aussi grave et quelques soient les résultats de son action, il faut bien hélas ! qu’elle et nous, nous en subissions les tristes conséquences si les sinistres prédictions des chirurgiens se réalisent.
Mercredi 11 Avril
Je suis allée déposer le fardeau de les fautes tout simplement à la madeleine et me voilà prête à ma Communion pascale. Qui suis-je, ô mon Dieu, pour oser m’approcher de Vous ? Plus je cherche en mon âme, plus j’y découvre de misères et de hontes. Et pourtant, je voudrais tant être bonne, j’ai par moment un désir si passionné de pureté et de générosité ! Oh ! ce corps, ce corps comme il est faible et lâche ! comme il trahit et comme il entraîne dans se chutes la pauvre âme qu’il enferme. Les saints écrivaient : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » Moi, je n’ai pas assez de générosité pour faire une telle demande, mais je voudrais que ce pauvre corps fut un peu moins porté au mal. Mon Dieu, vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas et vous permettrez que l’année qui commence soit meilleur pour mon âme que celle qui vient de s’écouler. Entre ces deux fêtes de Pâques, n’ai-je pas désappris à vous aimer ?............
Papa et Louis sont ce soir chez les Muller, Maman dort, ce qui me procure quelques bons instants de solitude ; comme il fait assez doux, j’ai ouvert la fenêtre et je m’y suis déjà un peu attardée à rêver C’est délicieux d’aspirer à pleins poumons les mystérieuses effluves du renouveau qui flottent dans l’air tiède ! A quoi est-ce que je rêve ? A bien des choses et à rien car mes pensées sont confuses, embrumées….. Je ne serais pas purifiée ce soir que je me croyais envahie par un désir d’amour intense mais inavoué. Tout à l’heure je me sentais un acte d’adoration dans le cœur et aux lèvres et j’étais tentée de me mettre à genoux et de sangloter dans la nuit. Etait-ce bien vers Dieu que mon esprit et mon cœur prenaient leur essor ?
Oh ! j’ai peur de lire en moi ; je ne veux plus m’analyser car j’en deviendrais folle ; mon âme, ma propre âme est un livre fermé pour moi-même !
Vendredi Saint 13 Avril
Nous partons demain pour Boulogne…. Comme tous les ans. Comment seront les vacances de Pâques cette fois-ci ? Nos cœurs sont gros de soucis mais nous avons peut-être tort. Quoique grand’mère soit condamnée au dire des médecins, je ne veux pas commencer à pleurer sur elle. En y réfléchissant j’ai trouvé que nous étions tous des condamnés à mort dont les arrêts doivent s’exécuter dans un laps de temps plus ou moins grands. Répandre des larmes sur grand’mère qui ne souffre pas, qui vit et agit comme nous tous, cela serait une folie ! Qui nous dit que cette pauvre grand’mère ne verra pas disparaître quelques-uns d’entre nous avant de s’en aller à son tour. Elle porte en elle des germes de mort. Soit, mais nous en portons tous et peut-être de plus développés, de plus redoutables bien qu’ils soient inconnus. Oh ! Seigneur ! tout ce que vous avez fait est bien fait. Aux uns vous voilez l’heure suprême, aux autres vous la faites entrevoir un peu.
Merci, Merci et fiat !
Demain, nous serons à Boulogne, tous réunis encore une fois pour la belle fête de Pâques. C’est peut-être la dernière fois avant de nouveau vide. Eh bien, n’y pensons pas ; jouissons de l’heure présente ; je tombe maintenant dans la philosophie facile, trop facile peut-être. Il me semble toutefois que cela vaut mieux que de se torturer comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent.
Samedi Saint 14 Avril
En plein air, en pleine liberté ! Ah ! comme c’est bon, mais pourquoi faut-il qu’il y ait un point sur lequel je regrette les murs attristants de mon entourage parisien. Je ne sais plus ce que nous avons depuis ces quelques heures que nous sommes ici. Tout ce que je sais c’est que je remonte dans ma chambre à l’instant et que je m’assieds à mon bureau encore grisée d’une course folle dans des rayons de lune. Oui, j’ai pédalé derrière Louis, sous un ciel clair, dans l’air enivrant du soir tandis que Marguerite, appuyée sur un pan de muraille vivement éclairé, écrivait son journal.
Me voilà donc dans ma chère chambre d’été. Pourtant, j’aime aussi l’autre maintenant, celle de là-bas, bien qu’elle soit laide et triste et si je pouvais en ce moment m’y transporter pour quelques minutes, ah ! que je le ferai volontiers. On ne peut pas tout avoir ensemble et je dois jouir sans arrière pensée de la douceur de ma situation présente. Je vais m’endormir dans mon Boulogne aimé, dans une chambre fleurie, baignée par la douce clarté lunaire. Allons, la vie est belle ! Merci, mon Dieu !....
Quelle est cette tristesse étrange qui m’oppresse ? Il me manque quelque chose, quelqu’un ; il me faut fermer les yeux pour saisir ce qui est une réalité autre part et qui n’est, hélas ! qu’en moi ici. Avant qu’un sentiment par trop douloureux vienne m’étreindre et me gâter cette belle nuit printanière, je veux engourdir mon âme veuve dabs le sommeil.
Dimanche, Pâques 14 Avril
Du soleil, de l’azur, de l’air, des chants, des couleurs, des parfums ! Tout brille, tout est joyeux, tout resplendit. Ah ! la splendide journée qui commence, l’exquise journée, belle et douce comme un réveil. Ce matin, après avoir entendu la messe de 7h dans la vieille église qui renferme tous les souvenirs pieux de mon enfance et de ma jeunesse, je suis remontée chez moi, visitant les tiroirs longtemps fermés, secouant la poussière des choses abandonnées depuis cinq mois. Le parquet de ma chambre est assez brillant pour que j’y puisse y mirer ma personne. Benjamin l’a frotté hier de toutes ses forces en disant des prières et son bon ange est sans doute venu l’aider à cette besogne merveilleusement réussie.
Jusqu’à présent je n’ai pas étalé tous mes bibelots et je ne le ferai sans doute pas. Nous devons rester si peu de temps ici ! Il était trop tard hier pour parer ma chambre et ce matin, grand jour de Pâques, je ne veux pas faire un ménage trop compliqué. D’ailleurs il faut que je m’habille et que je le fasse assez soigneusement puisque nous avons 15 personnes à déjeuner. Et puis j’aurai à faire certaine sauce au vin blanc que grand’mère m’a demandée et pour laquelle je ne sais pas du tout comment m’y prendre.
Henri et Albert doivent venir mais je chasse loin, loin… toutes les préoccupations et je me moque de tout. Aujourd’hui j’ai 12 ans, ce n’est pas un âge de fille à marier. Et mon amour lui-même est un amour de rêve, un amour enfantin qui ne me fait pas souffrir, qui parfume au contraire mon âme et qui me fait trouver tout plus beau et plus doux. Alléluia. Alléluia !
- Soir de Pâques -
La voilà envolée la belle journée dont j’ai salué le matin avec un cri de joie. Sept heures sonnet à toutes les horloges. Mes fenêtres sont grandes ouvertes et dehors c’est l’heure du crépuscule. Une tristesse m’envahit peu à peu. Il semble que la mélancolie entre dans ma chambre avec l’air plus frais du soir. Les soirs de fête me laissent généralement troublée et inquiète mais pas à ce point pourtant. Je pleure. Mon cœur est plein de tristesse débordante que j’épanche dans la nuit qui tombe. Ah ! je ne demanderai qu’à pouvoir aimer, aimer avec toutes les facultés de mon être. Mais, hélas ! chaque fois que mon cœur s’attache, c’est pour la souffrance, jamais pour le bonheur. Et j’ai des amitiés ferventes où se glisse peut-être un vague désir d’amour mais, malgré tout, mon âme est seule. Ce soir, à cette heure de calme triste, dans l’alanguissement presque douloureux où me plonge la disparition de la lumière, j’aurais besoin de deux bras aimants pour m’y réfugier et y pleurer je ne sais quel chagrin que je ne comprends pas moi-même.
Lundi de Pâques – 16 Avril
Toute une journée de pédalage ! C’était particulièrement agréable, ce soir, dans les avenues sombres et silencieuses du bois. Cependant cette journée très profane a été sanctifiée toute au matin par l’audition d’une messe. La musique en était belle, et je ne sais pourquoi l’O Salutaris nous a fait pleurer Marguerite et moi.
Comme toujours nous avons eu la visite du bon Monsieur V qui est un abonné de notre déjeuner du Lundi de Pâques. Nous l’avons un peu taquiné mais comme il nous le rend avec verve, nous sommes inaccessibles aux remords sur ce point-là. Ce brave homme nous adore et il me croirait malade si je ne le faisais pas enrager. Aussi, pour lui montrer que ma santé était en parfait état, lui ai-je posé les cas de conscience les plus saugrenus.
Souvent, il m’arrive au milieu d’une conversation avec lui d’avoir un moment de distraction et de voyager au pays des rêves. Cela s’est passé aujourd’hui et, voyant mon regard perdu dans le vague, il m’a demandé à quoi je songeais. Ce n’était guère avouable, bien que ce fut délicieux. Naturellement je n’ai pas répondu à cette question que j’aurais trouvée indiscrète venant d’un autre que de lui. Ce digne abbé V. voudrait savoir les folles idées qui trottent dans nos petites cervelles de jeune fille. Parfois nous lui en disons de fortes ; cela l’amuse beaucoup au fond mais il se croit obligé par les lois de la Ste Morale de nous faire de grands sermons pendant lesquels nous nous tordons.
Ouf ! je suis rompue et j’aspire au moment où je m’étendrai dans mon lit. Je suis sûre que si je m’y mettais maintenant, le sommeil me prendrait immédiatement et, comme je ne veux pas dormir avant une certaine heure que je me suis fixée, je veux rester debout. D’ailleurs, c’est mon cher instant de solitude, de recueillement, c’est pour moi l’exquise minute du rêve libre que personne n’épie ni ne lit dans mes yeux et je me jette à cœur perdu dans les pensées et les extases que la trop grande lumière effarouche et qui rôdent autour de moi à cette heure comme un vol de papillons nocturnes.
Pendant que je m’abandonne aux pensées qui me sont chères, mes frères et sœurs clôturent leur journée par une série de fracas qu’ils se font entre eux et qui les font rire aux larmes.
Mardi 17 Avril (matin)
Peu habituée à tous ces exercices violents, je suis courbaturée fortement ce matin. Toutefois le meilleur moyen étant de combattre la fatigue par la fatigue, nous méditons de nouvelles escapades pour aujourd’hui. Le temps continue à être radieux ; grand’mère rayonne car elle s’imagine qu’elle serait morte depuis 8 jours si elle ne s’était pas sauvée de la rue Bizet.
- Soir -
Il pleut ! Les premières gouttes nous ont surpris au tir des pigeons. Nous sommes revenus comme des fous et des folles. Marguerite et moi, nous étions en tandem et filions avec vigueur, Emmanuel se suffisait. Quant à Geneviève, Pierre et Louis la remorquaient, chacun par un bras. Pierre avait déjeuné ici ce matin ce qui a fait dire à Lucie que nous avions toujours quelques uns de nos amoureux à nos trousses. Il parait que Mercier Castellini dont nous avons fait la connaissance dimanche est rentrée très troublé de sa visite à Boulogne. Il a l’air d’un bien bon garçon timide à l’excès par exemple, rougissant plus facilement qu’une jeune fille. Je l’ai vite mis à son aise en choisissant comme thème de conversation des sujets que je savais devoir lui convenir.
La pluie, m’impressionne ce soir. Il me semble qu’elle m’empêchera la réalisation de quelque chose que je désire immensément bien que je ne comprenne pas le plaisir que j’en peux tirer et bien que je sache la fatigue que cela causera à quelqu’un que j’aime. Je voudrais être à demain. Pourquoi ? car c’est pourtant un jour de moins de vacances, ce sont quelques heures que je veux ensevelir, moi qui pleure toujours sur les minutes envolées ! A la clarté intime de ma petite lampe je rêve. Tout est si calme, si endormi déjà, que je puis prolonger jusqu’à l’épuisement les pensées heureuses qui envahissent mon cœur et ma tête.
Je viens de relire d’anciens journaux et je suis restée interdite en voyant combien j’ai peu changé depuis quelques années. J’étais déjà la même déséquilibrée, il y a cinq ans, à Pornichet, alors que je pleurais sur les fleurs que j’avais tuées en les cueillant. Pourtant, j’étais meilleure à cette poque lointaine, j’étais surtout plus pure. Oh ! quel martyre de songer que chaque jour qui passe nous enlève quelque chose de l’innocence primitive. Et ce qui m’épouvante plus que tout, c’est l’impossibilité où je suis de discerner le permis du défendu pour certains actes qui me semblaient mal autrefois et qui maintenant me paraissent out naturels. Ma conscience est-elle fausse ou bien était-elle trop étroite autrefois ? Allons, pas d’analyse morale ! C’est là mon grand défaut, la cause de mes tristesses sans motifs.
Je vais me préparer à la nuit après avoir respiré quelques bouffées d’air à ma fenêtre ouverte sur les verdures commençantes. Il faut délicieux ; les chats des environs se sont donnés rendez-vous, je les vois se glisser dans les fourrés et sur les allées que la lune marbre de rayons et je les entends qui jettent dans le silence leur cri d’appel nocturne.
Mercredi 18 Avril
Grand’mère a 71 ans aujourd’hui. Elle ne semblait pas trop triste lorsque nous lui avons souhaité son anniversaire mais il est impossible qu’elle ‘nait pas eu la même arrière pensée que nous.
En me conduisant chez Mr Legret ce matin, Maman m’a parlé de Mr Moisy. Elle avait remarqué comme moi qu’il avait l’air très triste dimanche dernier et elle m’a dit qu’elle l’avait vu me regarder avec une expression particulière qui l’a étonnée. Il m’est venu une pensée mais je l’ai repoussée car elle ne peut pas être vraie. Je n’ai rien à me reprocher envers Monsieur Moisy, l’ayant toujours traité en ami sans la moindre coquetterie. Ses demi confidences à Marguerite n’étaient qu’un jeu auquel j’ai bien fait de ne pas me laisser prendre. Et quand bien même cela serait vrai, il est trop tard maintenant, je dois épouser Henri et j’aime ce dernier très suffisamment pour n’avoir rien à regretter en songeant à Mr Moisy.
- Soir 10h m ¼ -
« Elle l’attendait avec une fièvre d’épousée. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’ai lu cette phrase autrefois dans un conte de fée et elle me revient ce soir à l’esprit. Il me semble que je comprends et qu’un peu de cette fièvre fait palpiter mon cœur. ? La nuit est fraîche mais splendide de sérénité avec ses innombrables étoiles. J’espère quelque chose d’insensé.
Jeudi 19 Avril
Après une rêverie prolongée, je me suis couchée hier, affolée d’amour e- ce matin j’ai été réveillé par le récit d’une aventure assez drôle. A cinq heures, Lucie a trouvé dans le jardin un bouquet de roses et de lilas blancs portant cette jolie dédicace : « Que ces fleurs dont j’envie le sort vous disent ce que je ne puis vous exprimer. » Maman et les jumelles disent à Grand’mère que ses fleurs lui sont destinées pour son anniversaire ; Grand’mère n’y croit pas, elle dit que c’est une mauvaise farce, que ces fleurs sont une offre galante ou qu’elles sont empoisonnées. Je n’en ai pas peur de ces pauvres belles fleurs et, ne pouvant les monter dans ma chambre, je descends les contempler et les respirer dans le salon où elles ont élu domicile.
Elles ont peut-être été apportées par le diable mais par un beau et charmant diable au cœur aimant, qui est venu dans cette nuit d’étoiles donner à l’une de nous ce cher gage d’amour.
Vendredi 20 Avril
Hier, pendant que nous étions au parc, il est venu des visites : Md Duponez et Marie-Amélie, Georget, Henriette, Jenny et madeleine Bonnal, Mr Tissier et Léon, tante Bonfils etc. … Nous avons vu tout ce monde en rentrant à 5h ½ moins tante Mélanie déjà éclipsée. Les Bonnal sont restés à dîner avec nous et après leur départ nous sommes allés passer la fin de la soirée chez Madame Moisy qui nous attendait. Nous avons pris le thé grand’rue et nous sommes rentrés à 11h ½ passés. Louis a peint au parc une étude d’après un arbre très décoratif, puis nous avons pros deux photographies. Il faisait très bon sous les hautes avenues mais si nous avions su nos amis Bonnal à la maison nous nous serions hâtés d’y revenir. Près du pavillon bleu nous avons vu une noce en automobiles. Le coupé des mariés était tout garni de fleurs blanches mais je ne serais guère tentée de me promener ainsi le jour de mon mariage si ce jour doit luire un jour.
Notre soirée d’hier a été charmante, grâce à la gaité aimable de Monsieur Moisy. Aujourd’hui la douce visite de mon amie chérie a occupé presque toute notre après-midi. Vers le soir, Pierre est arrivé et nous a fait jouir quelques bons instants de sa présence.
Samedi 21 Avril
Voilà une matinée de couture qui sera suivi d’une après-midi de pédalage car nous avons donné rendez-vous à Mimi au Ranelagh. Tantôt ce sont les mains et tantôt les pieds qui fonctionnent, nous nous donnons beaucoup d’exercice. En attendant le déjeuner qui ne tardera pas à sonner, je me suis réfugiée dans ma chambre pour y savourer quelques minutes de repos et de solitude. Devant moi il y a toute une coupe de fleurs cueillies dans les prairies de St Cloud. Pâquerettes, violettes et coucous rivalisent d’éclat et de parfum. J’aime ces chères fleurettes sauvages dont les senteurs ont quelques choses de grisant et je les préfèrerais à toutes s’il n’y avait en bas les roses et les lilas mystérieux que Pierre a avoués. Ce brave Pierre est un excellent garçon, un ami dont on est sûr et qui ne recule devant rien pour nous faire un plaisir ou nous rendre un service. Je lui érige un ex-voto reconnaissant à cette page de mon journal.
Voilà notre dernier jouir de vacances déjà bien entamé. Il faudra partir demain. Je regrette et je suis heureuse pourtant.
Dimanche 22 Avril
Aujourd’hui la vie est un tourbillon. Impossible d’écrire, j’en suis déjà à ma 4e toilette et il n’est pourtant que 1h ½. Demain, dans le calme de ma solitude parisienne, j’aurai sans doute le temps de dire un mot sur cette dernière journée de Boulogne.
Lundi 23 Avril
En résumé voici le plan de nos occupations - Lever 6h – Messe à 7h (rencontré Mr Moisy) – Rentrés à la maison – Déjeuner – 2e toilette. Arrivée de Pierre Machard à 9h – Départ tous en machines. Promenade au bois jusqu’à 11h ½. Marguerite et moi étions en tandem, nous renversons une jeune femme, moitié anglaise, moitié italienne. Elle ne s’est pas fait grand mal heureusement mais sa machine était dans un état pitoyable. Louis et Pierre, unissant leurs efforts, l’ont redressé tant bien que mal. Cette jeune femme était douée d’un excellent caractère, elle riait de sa mésaventure. Pierre lui faisait la cour d’une manière si drôle et si hardie à la fois que je me serais pâmée de rire si je n’avais été fâcheusement impressionnée par cet accident dont nous étions un peu fautives, Marguerite et moi. De retour à la maison, je n’ai eu le temps que de me recoiffer, de quitter mes vêtements de cycliste, d’en prendre de plus convenables pour me présenter décemment à la table qui réunissait déjà tous les Gandriau lorsque j’y fis mon apparition - Aussitôt après le déjeuner, craignant l’arrivée des visites, mes sœurs et moi nous remontâmes dans nos chambres vaguer à une 4e toilette. – Lorsque nous fûmes prêtes, Henri Morize ne tarda pas à arriver puis Mr Machard avec Juliette, Mr Morize, Mr Jules, Pierre, Mr Machard. – Nous avons tous fait les fous ; Marguerite et Mr Moisy plus que tous les autres réunis. Chose étonnante, grand’mère a consenti à recevoir Madame Moisy et s’est montrée très aimable avec elle – Après le départ de tous nos amis, il était plus de 7h. Nouveau changement de toilette, dîner et départ pour Paris.
Aujourd’hui, Marguerite et Emmanuel sont venus m’apporter une magnifique gerbe de fleurs blanches qu’Henri m’avait fait expédier de Nice et qui, grâce à un retard de chemin de fer, n’est arrivée que ce matin seulement à Boulogne. Les fleurs étaient un peu fanées mais elles ont encore un parfum pénétrant et d’ailleurs leur éclat qui manque est compensé largement par les vers délicieux que j’ai trouvés sur cette gerbe. Je vais essayer de les écrire de mémoire.
J’aurais voulu chasser en cet Eden du monde,
Pour vous en faire hommage, un trésor sans pareil,
Et pouvoir vous offrir un rayon de soleil
Pour faire une auréole à votre beauté blonde,
Où l’azur inondé de clartés infinies
Pour brider vos sommeils de jolis songes bleus,
Où la brise de mer caresse les grands cieux,
Pour bercer, aux beaux soirs, vos douces rêveries.
Acceptez simplement ces quelques blanches fleurs
Qui vont, en s’effeuillant, tomber comme les pleurs
De l’Avril qui s’en va. Vous trouverez peut-être
Mêlé discrètement à leur parfum si pur,
Plus chaud que le soleil, plus profond que l’azur,
Le souffle d’un amour que vos yeux ont fait naître
Nice – Avril 1900.
Je ne connaissais pas à Henri ce talent de poète et je suis très heureuse qu’il me l’ait révélé ainsi. Je lui ai écrit ce soir un petit mot de remerciement.
Mardi 24 Avril
Henri est venu aujourd’hui me remercier de mes remerciements a-t-il dit. Au début de sa visite, nous étions un peu émus tous les deux mais nous avons vitre repris notre assurance et nos manières habituelles d’amitié, de presque camaraderie. Je ne sais vraiment que penser. Les vers que j’ai lus et relus ont été dictés par un sentiment très tendre que je crois sincère mais alors pourquoi Henri est-il si timide avec moi, pourquoi n’avons-nous pas une bonne fois une explication après laquelle nous serions sans doute engagés l’un envers l’autre ou alors tout à fait libres.
Pour mon compte, une résolution est prise pourvu qu’Henri me donne une réelle affection et n’exige pas de moi plus que je ne puis lui offrir. Or qu’est-ce que j’ai à lui donner ? Je me le demande souvent et c’est avec terreur et honte que je me réponds : « Pas grand-chose ! » Je n’ai même pas un art d’agrément pour charmer les soirées qu’il passera près de moi. Et mon cœur s’est déjà tellement répandu sur les gens et sur les choses qu’il sera peut-être incapable de lui donner tout l’amour qu’il mérite.
Pauvre Henri ! Je voudrais tant pouvoir l’aimer de toutes les facultés de mon être et je sens à chaque moment qu’une part de cette tendresse que j’aurais voulu concentrer dans mon cœur pour ne la verser que sur lui, m’échappe et se répand autour de moi.
Jeudi 26 Avril
Henri a eu hier 25 ans. Il est venu dans la soirée me voir un instant seulement.
Vendredi 27 Avril
Ce matin, à la messe d’anniversaire de mon pauvre grand-père, j’ai été fort émotionnée par la musique et les chants d’un service funèbre qui se disait en même temps. L’harmonie grandiose qui s’échappait des orgues avait des sons voilés, lointains, comme des voix d’outre tombe. Mon âme qui était agitée par des pensées encore plus douloureuses que d’habitude s’est apaisée peu à peu comme si elle avait été plongée dans un bain calmant. Mais cette musique chantait si divinement la paix de la mort, le grand repos, que le désir de mourir s’infiltrait peu à peu en moi. Les mains jointes et les yeux fermés, je m’imaginais que c’était sur mon cercueil que s’égrenaient ces notes mélancoliques et douces. Et j’étais heureuse, si heureuse que j’aurais voulu ne jamais m’éveiller de ce rêve de mort.