Lettre pour celui qui n'en reçoit pas

(7 Octobre 1914)

(Evidemment, il y en a bien peu parmi nos soldats qui ne reçoivent jamais de lettres, mais s’il n’y en a qu’un, c’est à celui-là que j’écris)

Je te vois d’ici mon pauvre petit gars ; je vois ton embarras et ta tristesse lorsque le vaguemestre paraît, un paquet de lettres dans les mains et fait l’appel : « Un tel… un tel… un tel… » et distribue aux mains avides les enveloppes qui renferment les vœux de la famille et les baisers des mamans. Tout le monde est grave et chacun tend l’oreille. Pas toi ; tu sais qu’il n’y a rien pour toi, que jamais il n’y a rien pour toi. Et même lorsque tous les autres accourent au devant du distributeur de joies, toi, si tu le peux, tout au contraire, tu t’écartes, tu sais que le paquet, si gros qu’il soit, ne contient rien pour toi et tu ne tiens pas à ce que tes camarades constatent que tu n’as pas de famille et que personne ne t’écrit.

Tu ne pleures pas, tu es habitué à de pareilles mésaventures. Tu sais bien que tu n’es pas comme les autres. Les autres ont chacun un père et une mère ; toi, tu n’en as jamais eu. Tu es tout seul.

Tu te bas, cependant, aussi bien que tes camarades. Et lorsque tu fais seulement aussi bien qu’eux, tu fais, toi, quelque chose de plus.

Ils se battent, les autres, pour défendre le foyer de leurs ancêtres et pour défendre leurs biens. Tu n’as ni foyer, ni ancêtres, ni biens, et tu te bas cependant avec autant de cœur que ceux qui reçoivent des lettres à chaque courrier. Pour qui, pourquoi, alors, tu fais le coup de feu ? Tu ne te l’es peut-être jamais demandé. Je vais te le dire.

Tu te bas pour l’avenir. Les autres se battent pour le passé ou pour le présent. Toi, c’est pour les enfants que tu auras. Si vraiment quelqu’un se bat pour un idéal, c’est toi, c’est bien toi. Tu te bas pour les petits Français qui viennent de naître et pour ceux qui naîtront, tu te bas afin qu’ils n’aient pas à subir la honte de la domination des barbares, la domination de ceux qui giflent leurs propres soldats, la tyrannie des brutes qui achèvent les blessés, fussent-ils leurs vieux grands-pères, éventrent les filles, brûlent les villages et bombardent les cathédrales.

Si tu meurs à ce métier, nul ne te pleurera, mon pauvre gars. Mais tu ne mourras pas. Lorsque tu reviendras victorieux, tu sais bien que tu ne recevras que des hommages collectifs. Après avoir eu les vivats de la rue, tu te retrouveras tout seul comme d’habitude, tandis que les autres s’en iront vers des maisons où on les attend, se faire mouiller la moustache par les larmes joyeuses des mamans tremblantes et par les baisers des petits frères un peu effrayés devant celui qui revient de la guerre. Il n’y a pas pour toi un coin de cheminée où l’on placera le jeune héros, parti gamin, revenu vénérable, et à qui l’on fera raconter devant les voisins invités tout exprès ses misères et ses gloires.

Courage, mon bon petit bougre ! Je vais te dire une chose, je vais te faire une prophétie : la jolie fille à qui tu penses, celle à qui tu n’as pas osé dire ton amour, celle que tu aimes ou que tu vas aimer, celle-là te regardera avec des yeux plus doux lorsque tu reviendras et qu’elle saura que tu fus courageux.

Vas-y donc et gaiement. Ne pense pas que tu vas mourir. Il ne faut pas mourir. Et, à la guerre, le meilleur moyen de ne pas être tué, c’est de tuer celui qui te vise.

Fuir ne sert à rien

Fuir ne sert de rien : les balles rattrapent le meilleur coureur. Aie confiance ! La vie a toujours été jusqu’ici injuste pour toi et cruelle. Elle te doit une compensation. Tu l’auras. Ne te dis pas : « Je vais me sacrifier. » Dis-toi : « Je vais vaincre. »

N’aie pas honte d’être celui à qui nul n’écrit. Sois fier. Les autres sont nés dans une famille toute faite. Toi, tu auras l’orgueil de créer la tienne. Ils ont reçu, tu donneras, et ton rôle est le plus beau.

Encore une fois, mon enfant, courage et bonne chance. Et laisse-moi t’envoyer un baiser, moi qui n’aie pas de fils à toi qui n’as pas de père.

Brieux (de l'Académie française)

Le programme du Kaiser

M. Gomez Carillo, le correspondant bien connu de El Liberal à Madrid, affirme qu’au moment de la déclaration de guerre, le kaiser fit à son chancelier la réponse suivante : « Il est préférable que la Grande-Bretagne nous déclare la guerre plutôt que de renoncer à notre plan rapide et sûr de l’attaque brusquée. »

Cette fameuse attaque brusquée dont il a tant parlé, ajoute M. Gomez Carillo, devait permettre à la masse énorme de l’armée allemande de passer sur le territoire français comme un bolide et d’arriver à Paris du 15 au 20 août. Une fois la capitale prise, le programme était le suivant :

ü      Capture du président Poincaré, des ministres, des ambassadeurs d’Angleterre et de Russie, des directeurs de banques et du président du Sénat et de la Chambre.

ü      Embargo sur la Banque de France.

ü      Détention d’un nombre important de personnalités choisies parmi les hommes politiques, les banquiers et les écrivains ennemis de l’Allemagne. La liste avait été préparée par l’ambassade allemande à Paris avant la mobilisation.

ü      Confiscation du Grand-Livre de la Dette publique, afin d’obliger les rentiers français à s’incliner devant toutes les exigences de l’ennemi et à demander la paix.

Paris une fois occupé, une armée de 600 000 hommes des réserves eut suffit pour maintenir l’ordre dans l’Est et dans le Nord, ce qui permettait à l’Allemagne de porter précipitamment ses 25 corps d’armée de première ligne vers ses frontières orientales pour mettre en déroute les forces russes.

D’après ce plan qui indique l’orgueil extraordinairement odieux de l’empereur, les Allemands devaient se trouver à Saint-Pétersbourg vers la fin de septembre ou le milieu d’octobre.

La bataille de la Marne était la suprême manœuvre du grand mouvement prévu par l’état-major allemand. Le kaiser était tellement sûr de la victoire que, depuis le 6 septembre, il avait établi son campement dans le Luxembourg et qu’à Berlin, à Cologne, à Hambourg, dans tout le pays, en un mot, on n’attendait plus q’un télégramme lyrique de sa Majesté pour célébrer la victoire définitive avec musiques, cortèges, banquets et discours.

Dans les paniers abandonnés par l’état-major dans sa retraite, plus brusque encore que son attaque, on a trouvé des documents qui démontrent avec quelle minutie tout était préparé pour essayer de produire dans le monde entier une impression formidable. Un général même avait dans son portefeuille de notes le brouillon de la proclamation que le kaiser pensait lancer après le triomphe.

« Grâce à l’appui de Dieu tout-puissant, dit ce fragment de littérature burlesquement épique, grâce à notre empereur qui est le père des armées, grâce à l’héroïsme de l’Allemagne immortelle et invincible, ce jour nous donne la victoire définitive, telle que nous avions le droit de l’attendre et de la désirer, pour nous sentir les dignes fils des Paladins qui ont créé et maintenu notre gloire.

« Devant l’énormité de la victoire que nos venons de remporter et de la lutte dans laquelle se sont rencontrées, face à face, les plus grandes armées que les mortels aient jamais vues réunies, le cœur allemand se sent transporté d’un noble orgueil et l’Histoire inscrit déjà dans ses tablettes marmoréennes cette date qui fait pâlir toutes celles qui, jusqu’à présent, ont brûlé avec des splendeurs d’apothéose.

Les côtés économiques de la guerre

La communication faite à l’Académie des Sciences morales et politiques par M. Paul Leroy-Beaulieu sur les côtés économiques de la guerre actuelle sera lue avec intérêt non seulement en France, mais à l’étranger, car elle a un caractère véritablement international.

Nous allons la résumer brièvement.

L’éminent économiste a tout d’abord rappelé que la population terrestre était évaluée à 1.700 millions d’habitants et que, sur ce chiffre, les pays engagés dans le conflit actuels sont ainsi représentés :

Russie, 171 millions ; France, 40 millions ; Belgique, 7 millions ; Serbie, 4 millions 500 000 ; Monténégro, 500 000. – Total : 268 millions.

D’autre part, l’Allemagne compte 66 millions 500 mille habitants ; l’Autriche Hongrie, 49 millions 500 mille. – Total : 116 000 millions.

En somme, 384.000 millions d’êtres humains, en Europe, sont en ce moment même en guerre, et si l’on tient compte des colonies françaises, anglaises et allemandes, on arrive à un total général qui dépasse certainement la moitié de la population du globe.

C’est là un phénomène unique dans l’Histoire et qui mérite d’être médité.

M. Paul Leroy-Beaulieu a insisté ensuite sur les effectifs des troupes en présence et a observé que l’Angleterre avait accompli un véritable miracle en mettant sur pied autant de combattants.

D’après lui, la Russie a un réservoir d’hommes inépuisable et notre grande alliée pourrait faire la guerre pendant vingt ans avec le même coefficient de soldats ! …

Article de Maurice Barrès

(16 Octobre 1914)

… La beauté du monde militaire, sa vertu, sa qualité éminemment salubre, dans un tel moment, c’est qu’on y voit des hommes vrais. Ils portent inscrits sur leurs manches qu’ils sont généraux, colonels, lieutenants, c’est à dire chargés d’entraîner leurs subordonnés et de faire face avec eux à la mort. Et ce n’est pas une vaine annonce, une figuration. Ces aimables gens de qui je serre la main, ils s’en iront d’une minute à l’autre, sous une voûte de mitraille, accomplir la plus haute tâche qui puisse être proposé à l’être humain. Je les regarde, je les écoute, et, d’étape en étape, auprès d’eux tous, chefs et soldats, je goûte sans l’épuiser le divin plaisir de l’admiration

(ces derniers mots ont ici été soulignés par mon grand-père

avec cette annotation dans la marge : « comme cela est vrai »)

Mais dans cette saison brumeuse, avec ces innombrables arrêts où m’invite l’amitié, où m’obligent encore les barrages des routes et les sentinelles soupçonneuses, on avance lentement. Voici la fin du jour qui nous oblige à nous arrêter. Où sommes-nous ? Qu’importe au lecteur le nom ! C’est la petite ville française de l’Est, toujours pareille et déjà plongée dans l’obscurité. J’ai mis pied à terre et, quittant l’auberge, je vais un peu à l’aventure dans les rues toutes vivantes, bien que déjà appareillées pour la nuit.

Volets clos d’où filtre la lumière, chiens qui aboient, porte qui s’ouvre pour qu’une ménagère jette à la rue une jatte d’eau, boulangeries éclatantes, cafés parcimonieux. Quelques groupes de femmes me croisent qui viennent sans doute de l’église. Je remonte leur cours et je franchis la porte quand on achève d’éteindre les cierges sous la nef humide et que le sonneur sonne l’Angélus. Pendu des deux mains à sa corde, il est soulevé par la cloche ; il bondit, retombe et rebondit. Qu’il est svelte ce vieillard ! comme il me plaît se démenant dans l’ombre, et si artiste par la manière dont il distribue son effort avec prestesse, sur les trois cordes, pour que ses trois cloches bourdonnent en cadence.

C’est un confrère, cet homme obscur qui fait un si charmant bruit dans le ciel. Je devrais le féliciter, mais j’aime mieux longuement l’écouter. Que dit-il ce gazetier du ciel, ce journaliste dans les nuages ? Il fait un bruit qui me relie avec mes premières années, et si j’aime les vers que j’ai lus à dix-huit ans, j’aime plus mystérieusement encore les sonneries entendues à huit ans.

Sonnez, cloches profondes des soucis d’automne ; je n’ai pas besoin de vous comprendre pour subir votre influence, et soyez remerciées de la leçon que vous nous donnez pour agir sur les âmes.

Il s’agit d’entrer chez un être et non pas d’y rien apporter, mais d’y réveiller ce qui sommeillait et d’agiter les riches dépôts sur lesquels nos jours glissaient trop dépouillés et trop clairs. Une voix s’élève ; à son appel, le papillon s’envole de sa chrysalide, l’âme naît d’un être morne, toutes les ailes se déroulent. La France entière entend sonner le tocsin du péril et le carillon des victoires.

La beauté de l'âme teutonne

Kultur des nobles sentiments

Junius de l’Echo de Paris, extrait du Times, qui l’extrait d’un petit volume publié par l’autorité allemande, cette lettre d’un sous-officier à sa famille.

« Un traître vient d’être fusillé, un jeune Français appartenant à l’une de ces sociétés de gymnastique, éclaireurs ou boy-scouts ; un pauvre gamin qui s’était mis en tête d’être un héros. Notre colonne passait le long d’un défilé boisé. Il y fut p^ris et on lui demanda s’il y avait des Français dans le voisinage. Il refusa de donner aucune information. Cinquante pas plus loin, une fusillade fut dirigée sur nous de l’épaisseur du bois. On demanda au prisonnier, en français, s’il avait eu connaissance que l’ennemi fut dans la forêt. Il ne le nia pas. Il se dirigea d’un pas ferme vers un poteau du télégraphe, il s’y adossa, la verdure d’une vigne derrière lui, et il reçut la volée du peloton d’exécution avec un fier sourire sur le visage. Le misérable petit poseur ! C’est pourtant dommage de voir du courage ainsi gaspillé. »

Georges de Céli ajoute à la gazette de France :

« Il est superflu de souligner la bassesse d’âme qui éclate dans ce récit et la véritable aberration morale qui fait appeler traître par l’officier allemand cet enfant mourant plutôt que de trahir. Mais c’est la mentalité germaine : qui refuse de servir leurs intérêts est un traître.

« Regardons seulement et conservons précieusement dans notre mémoire, comme une image parfaite d’héroïsme et de beauté, cette jeune silhouette d’un fils de notre race debout, avec un fier sourire, devant les fusils allemands braqués sur lui. »

La fin d'un petit zouave

(25 Octobre 1914)

Il est mort, le pauvre petit soldat inconnu qu’on a déposé à notre porte, et, de lui, nous n’avons presque rien su, si ce n’est qu’il était brave et qu’il fut blessé au service de son pays !…

Un petit zouave, immobile, les yeux fixant je ne sais quel mauvais songe, personnifiait la Douleur… Tout son misérable corps souffrait indiciblement… « Ah ! gémissait-il, ah !… » tandis  qu’on le transportait. Et cette plainte, s’exhalant d’un pauvre être frappé en pleine jeunesse, chavirait le cœur… Il pouvait avoir vingt ans, le gosse. Ses yeux clairs, ses cheveux blonds, sa bonne face ronde, donnaient à l’expression de sa peine quelque chose d’enfantin… On eût voulu le consoler, le prendre dans ses bras, l’embrasser maternellement, lui dire : - Ne pleure pas, petit, nous allons te guérir…

Mais il fallait d’abord songer à le débarrasser de ses vêtements, à tirer de ses pieds crispés les grosses bottes à clous, à remplacer par du linge frais les loques qui s’attachaient à ses plaies et cela présentait une série de difficultés insoupçonnées… « Ah ! » modulait-il avec des accents déchirants pendant tout le temps qu’on essayait de découper les pièces de son uniforme, et doucement, lentement, une à une, de les faire glisser… Malgré ses souffrances, la jeunesse, chez lui, semblait la plus forte : son teint rose à peine altéré, permettait l’espoir… Et puis, il avait souri dans son lit, pris d’une confiance soudaine dans notre secours… et ce sourire présageait une heureuse résurrection…

Hélas ! l’enfant mourut… Ce fut un moment d’émotion douloureuse… Le petit zouave, blessé au champ d’honneur, défenseur de sa patrie, venait d’accomplir sa destinée… Du moins, avait-il connu cette douceur de s’éteindre entre des bras tendres, de sentir sur son front la caresse de mains féminines et d’entendre les paroles pleines de pitié qui consolent… « Maman » avait-il murmuré avec ferveur… « Maman ! » cri suprême de l’âme en détresse : et, instinctivement, il blottit sa tête sur le cœur maternel qui s’offrait. Et puis, il expira…

Mort pour la Patrie ! Cela est beau !  Cela est simple, cela demande des larmes de femmes : nous te les avons données.

La mort du baron d'Espinouse

(29 Octobre 1914)

 (Nous avons déjà donné quelques détails sur la mort de notre brave ami le lieutenant Espinouse, mais nous nous en voudrions de priver nos lecteurs de la grande joie qu’ils éprouveront à lire les lignes qui suivent.

Ces lignes nous ont été écrites par le lieutenant Paul D… appartenant à un régiment de la garnison la plus voisine de Cherbourg, « dans la tranchée à 1500 mètres à l’est de l’endroit où fut frappé le lieutenant Espinouse ».)

Comme vous le savez, Espinouse part comme sergent, avec le sac et le fusil. Courageux, sans fanfaronnade, il supporte avec son sourire tranquille les fatigues de la marche jusqu’en Belgique et de la longue et pénible retraite jusque dans l’Aube, gagnant successivement les galons de sergent-major et d’adjudant. Promu sous-lieutenant au début d’octobre, il est appelé le 12 octobre, en l’absence de son lieutenant malade, à conduire la 21e compagnie à l’attaque des tranchées allemandes.

Au bout de 200 mètres, une balle le frappe à l’épaule, de quoi arrêter le meilleur soldat, mais il veut conduire ses hommes, il continue et bientôt il est couché à terre par plusieurs balles au ventre et aux jambes.

A deux brancardiers qui veulent l’emporter, il répond : « Vous reviendrez quand vous aurez mis en sûreté tous les hommes blessés de ma compagnie ». Et après une attente interminable, on le transporte à l’ambulance, à quelques kilomètres en arrière. Ceux qui l’ont vu pendant 48 heures souriant et calme ne pouvaient penser que sa fin fut si proche.

Le 15, à midi, l’aumônier de la division ayant vu les majors, se présente à son chevet. Sur ce visage encadré d’une longue barbe blonde, on reconnaît le teint plombé et le regard des moribonds : « Est-ce la fin ! », demanda-t-il sans trembler. Et le prêtre soldat qui sait quelle âme il a l’honneur de préparer, répond : « Oui, c’est la fin, faites votre sacrifice à la Patrie et à Dieu ». Après quelques secondes, M. Espinouse répond : « C’est fait »« Avez-vous quelque souvenir à adresser aux vôtres ? » demande l’aumônier ; alors jetant ses bras amaigris autour du cou du prêtre, le lieutenant lui dit en l’embrassant : « Dites à ma femme, à mes cinq enfants, à ma mère, que je meurs en chrétien et que je leur envoie mon dernier baiser ! »

« L’enterrement, dans une église en ruines, en présence de camarades et d’admirateurs sincères, fut empreint d’une grande simplicité, et aucun des assistants, tous soldats accoutumés aux atroces visions de la guerre ne pouvait retenir ses larmes devant l’héroïsme sans emphase et la grandeur d’âme simple de ce patriote chrétien.

« Que ceux qui le pleurent soient fiers de lui, que les cinq orphelins de Cosqueville sachent qu’il a déjà touché la récompense de sa belle vie et de sa mort glorieuse ; Dieu exaucera les prières que là-haut, M. Espinouse fera pour ceux qu’il a aimés.

Paul D…

Lieutenant au …

Qu'est-ce que le bon droit ?

Réponse allemande à la question à cette question :

Mais c’est la glorification de la guerre, guerre offensive aussi bien que défensive, qui est la conséquence la plus frappante de la doctrine de l’Etat suffisant à tout, embrassant tout. Dans l’index à la Politik de Treitschke, sous le mot « Guerre » on lit les renvois suivants : « sa sainteté » ; « est une institution divine » ; « est la force la plus puissante qui forme les nations « ; « est la politique par excellence ». Deux fonctions, dit Treitschke, incombent à l’Etat : de rendre la justice et de faire la guerre ; mais la guerre, étant « la politique par excellence » est de beaucoup la plus noble. Elle est la seule médecine pour une nation malade. Quand nous sommes plongés dans l’individualisme égoïste de la paix, la guerre vient pour nous faire sentir que nous sommes solidaires les uns des autres : « la majesté de la guerre réside en ceci que l’individualisme mesquin s’évanouit devant la grande pensée de l’Etat ». Seule la guerre nous montre dans sa réalité l’organisme social auquel nous appartenons ; « c’est l’idéalisme politique qui demande la guerre » ; et encore : « Quelle perversion de la moralité ce serait, si l’on effaçait de l’humanité l’héroïsme ! » ; mais « le Dieu vivant pourvoira à ce que la guerre revienne toujours comme une terrible médecine pour l’humanité ».

Ainsi l’idéalisation de l’Etat et de son pouvoir aboutit à l’idéalisation de la guerre. Puisque l’Etat doit être une force pour se préserver lui-même, il s’ensuit qu’il doit être un Etat guerrier pour se préserver de la « maladie ». S’il ne combat pas, l’individualisme triomphera sur l’organisme social : l’héroïsme sera banni du monde. Aussi Bernhardi écrit-il : « Le maintien de la paix ne peut, ne doit jamais être le but de la politique ». La guerre, cette « forte médecine » cette « école d’héroïsme cette « fatale loi biologique », la force qui propage la plus belle civilisation, est la loi de l’humanité.

Toute cette philosophie aboutit à n’être que de la barbarie, avec un vernis moral. Barbarie, parce qu’elle nous ramène au bon vieux temps où la force était le droit. Un peuple qui grandit à droit à conquérir de nouveaux territoires : en ce cas, enseigne Bernhardi, « la force est le droit suprême et le point de savoir ce qui est juste est décidé par l’arbitrage de la guerre »  qui donne « une solution biologiquement juste. » Il est surpris et scandalisé d’entendre dire « qu’une nation faible a le droit de vivre tout comme une nation puissante et vigoureuse. » Voilà la doctrine dans sa rude barbarie et voici le vernis moral : on nous représente la guerre comme le fruit de « l’idéalisme politique », du « développement historique » qui abolit de prétendus droits tels que la neutralité de la Belgique ; de la force qui est le « véhicule de la plus haute civilisation ».

 Mommsen a dit un jour ; « Prenez garde que dans cet Etat qui fut à la fois une puissance en armes et une puissance en intelligence, l’intelligence ne s’évanouisse et qu’il ne reste qu’un Etat purement militaire. » Cet avertissement s’est réalisé en août 1914 ; les fruits de l’héroïsme proclamé par Treitschke et Bernhardi ont été l’incendie de Louvain.

Eloge de l'adversaire

(4 au 8 Novembre 1914)

Pendant la retraite, notre artillerie fit de grands ravages dans leurs rangs ; mais  ils revinrent à la charge et ne livrèrent pas moins de cinq assauts désespérés contre nos tranchées, en avançant contre elles au chant de la Wacht am Rhein.

Tous ces assauts furent repoussés. Indépendamment de six cents prisonniers, les Allemands abandonnèrent quinze cents morts, dont la plupart avaient été tués à bout portant tandis qu’ils avançaient en lignes serrées ; lorsqu’ils battirent en retraite, notre artillerie, entrant en action, les couvrit de shrapnells ; s’ils cherchaient un refuge dans les villages, des obus explosifs les délogeaient vite, et quand ils revenaient en terrain découvert, ils se retrouvaient sous les coups des shrapnells.

Les troupes allemandes qui ont été si éprouvées faisaient partie du 23e corps, de nouvelle formation, et les hommes qui le composaient se sacrifièrent vraiment en marchant à une mort certaine au chant de l’hymne national.

Le spectacle était impressionnant et digne de pitié.

Le capitaine Henri de Boisanger

(15 Novembre 1914)

Le capitaine Henri de Boisanger, qu’une première information nous avait fait signaler ici comme blessé, avait été hélas ! mortellement frappé le 8 septembre d’un éclat  d’obus en plein cœur. Les recherches conduites par les siens ont fait retrouver sa tombe à Connantray, près de Fère-Champenoise où il était glorieusement tombé.

L’erreur est venue du fait que c’est après avoir été pansé, effectivement, d’une première blessure, il a été de nouveau blessé puis tué sur le champ de bataille où il était revenu.

Tous ceux qui ont connu le capitaine Henri de Boisanger savent ce que son nom représentait de valeur morale, de finesse d’esprit, d’attachement héréditaire et raisonné à toutes les idées et à toutes les espérances de l’Action française.

« Magnifique soldat » selon l’expression de son colonel, c’était aussi un soldat chrétien. Quatre jours avant sa mort héroïque, il écrivait : « J’ai exalté l’âme de mes hommes jusqu’au sacrifice » C’est qu’il avait commencé par monter son âme à lui jusque là. Ce chef avait su regarder l’immolation en face et il a su l’accomplir, faisant à la Patrie qui le réclamait pour son salut le sacrifice d’un jeune foyer où rit un petit enfant, celui du vieux foyer breton où il avait été enfant lui-même. On nous écrit de lui : « Le mot de Notre Seigneur à sainte Gertrude vient aux lèvres : « Je ne t’ai pas aimée pour rire ». – Henri de Boisanger peut le dire à la France. »

Défense de Dixmude part les fusillers marins

(22 Novembre 1914)

L’attaque soutenue par l’artillerie fut menée avec une vigueur sans précédent et les fusiliers marins, qui eurent encore à en supporter tout le poids, ne furent pas peu surpris de reconnaître que la majorité de leurs adversaires appartenait à la garde prussienne. De cette constatation, leur habituelle bravoure fut pour ainsi dire fouettée. Une journée entière, ils luttèrent contre un ennemi supérieur en nombre, dont les forces s’augmentaient sans cesse de renforts considérables.

Cette défense de Dixmude, qu’ils ont d’ailleurs la volonté de reprendre bientôt, sera un épisode de plus à ajouter à ceux déjà nombreux dont les noms sont inscrits dans les plis de leur glorieux drapeau.

Vers une heure de l’après-midi, la canonnade diminua. Alors, en masses serrées et profondes, trois colonnes d’infanterie allemande ouvrirent le feu sur nos tranchées. L’une d’elles, opérant un mouvement tournant vers le nord-ouest, traversa la route de Keyem et essaya de tourner le moulin. Débordés par le nombre, les Belges, après avoir répondu au feu terrible dirigé contre eux, se replièrent jusqu’à l’entrée des faubourgs de Dixmude. Ils furent aussitôt suivis dans leur retraite par les Sénégalais qui, en agissant ainsi, crurent obéir à un ordre donné.

Combats dans les rues

Ce mouvement découvrit les fusiliers marins qui, eux, n’avaient pas bronché et tenaient toujours bon sur la route de Clerkem. Pendant qu’une partie des forces ennemies s’avançaient sur les routes de Keyem et d’Eessen, devenues libres, les autres se portaient au pas gymnastique vers le cimetière.

Les fusiliers marins qui faisaient face à la garde prussienne allaient être pris à revers et menacés d’enveloppement. Au nombre de cent cinquante, ils s’élancèrent sur les Allemands, qu’ils chargèrent à la baïonnette. Mais, submergés par le nombre, ils durent regagner leurs tranchées. Ce fut pour ces braves une heure critique, extrêmement douloureuse. On les somma de se rendre. Alors, comme s’ils se fussent donné le mot, d’un même élan magnifique, tous répondirent comme Cambronne à Waterloo.

Pendant plusieurs heures, ils tinrent en échec un ennemi qui leur était au moins quatre fois supérieur, chargeant ses rangs et les défonçant chaque fois qu’il s’approchait de trop près.

Vers le soir, cependant, ils durent se retirer sur la ville, alors qu’il en était temps encore, car leur unique moyen de retraite, un pont reliant les faubourgs à la campagne, allait être détruit. Ce pont, ils le passèrent, sous une avalanche de balles et de mitraille, marchant à reculons, faisant un pas en arrière et dix en avant, si grands, si beaux, si héroïques que les officiers allemands ne purent se défendre de les admirer.

Dans les rues de Dixmude, le combat recommença avec un acharnement, une violence inouïs. Des pierres écroulées, les fusiliers marins firent des barricades que les Allemands durent prendre d’assaut. Chaque ruelle devint une embuscade, chaque ruine, un fortin dont il leur fallut faire le siège. A la faveur de l’obscurité, les marins se glissèrent comme des chats à travers les décombres et firent un effroyable carnage.

Ils n’osèrent pas !         

Le lendemain, le jour éclaira le tableau de guerre le plus sombre, le plus sinistre peut-être qui se puisse imaginer. Une boue sanglante était partout, sur la terre et sur les ruines, dans les rues et le long des fossés. La veille, les Allemands étaient certains de passer l’Yser. Ils n’osèrent pas. Leurs terribles adversaires, noirs de poudre, le béret enfoncé jusqu’aux yeux étaient là de l’autre côté de la rive, qui les attendaient, toujours prêts à recommencer cette lutte de géants, tirant sur eux, les défiant !

Ils ne répondirent pas. Ils préférèrent enterrer leurs morts. Il y a de cela trois jours. Depuis, ils continuent.

Extrait de

Le Bon Dieu, la République, la franc-maçonnerie, le socialisme, tout ça, c’est la même chose au fond. Ce sont les motifs différents par lesquels les uns et les autres, les braves gens de tous les partis et de toutes les classes sociales nous exprimons notre soif de justice, de vérité, de beauté et d’amour. C’est la grande leçon que pour moi je tire du réconfortant spectacle que la France se donne à elle-même depuis le début de cette horrible guerre. Nous nous battions pour des mots. Toutes ces âmes d’élite qui communient depuis trois mois et demi dans l’amour de la France et dans l’adoration de ses enfants sous les armes, ont au fond le même idéal de justice sociale et de paix internationale. Il faut que, la guerre finie, elles continuent à se comprendre et à s’aimer.

HERVE (Guerre Sociale)

L'agonie dans les étangs

(article de Maurice Barrès)

(28 Novembre 1914)

L’autre jour, au soir, en quittant les tranchées de première ligne, nous avons circulé, pour serrer la main de nos soldats, dans les abris à flanc de coteau où de trois jours en trois jours, ils viennent se reposer. Et puis, afin que je voie un peu nettement les Prussiens, on m’a mené dans un petit bois, à trois cents mètres de leur ligne. L’un deux était en avant, debout entre deux pommiers. Nous le regardions. Il nous regardait. Et des deux parts nul geste.

Le crépuscule descendait. Entre cet homme et nous, dans les betteraves, des cadavres gisaient, qu’ils ne laissent pas ramasser. Je n’oublierai jamais ce soin d’horizon sinistre, et le rapport des êtres et du paysage à cette minute. Est-il possible que nos riches campagnes soient devenues cette désolation ? que l’élite morale et physique de la France soit terrée dans ces tanières de bêtes et que des idées de haine et de mort occupent seules les millions d’individus qui, sur l’immense ligne de bataille, s’affrontent ? Que rêve, devant moi, ce Prussien qui m’observe dans la brume du soir ? Il songe à m’anéantir, et, moi, de même, à le supprimer. Ce sont des circonstances où l’esprit le plus particulier s’en va avec les autres, où nulle âme ne fait bande à part. Le devoir est évident, certain. Mais comme ses racines plongent dans la nuit !

En vain mon compagnon, mieux expérimenté que personne dans les choses de cette guerre continue-t-il à me donner mille détails des plus intéressants. Derrière les faits s’élève une épaisseur de mystère. Et, tandis que nous repartons à travers l’espèce de lande qu’est devenue cette campagne, j’ai même cessé de la questionner.

De temps à autre, nous croisons des gens à nous, en train de faire la cuisine dans des dépressions du plateau. Ils rient, s’interpellent. Puis nous rentrons dans le silence et dans la nuit, qui s’épaissit. Cette fin de notre visite aux avant-postes ressemble à un retour de chasseurs attardés, en automne, mais il s’y mêle une anxiété extraordinaire du cœur. Jamais je n’ai ressenti une aussi vive émotion de fraternité que dans cette journée ; jamais, un plus profond sentiment du mystère où baignent nos existences.

Tout autour de nous régnait maintenant un silence inimaginable et l’on distinguait avec peine les objets à cinquante pas.

- « Attention ! me dit mon compagnon, vous avez la rivière à votre gauche. »

Nous arrivions en effet au point où le plateau est brusquement déchiré par une profonde vallée et, en me penchant, je vis, tout en bas, au pied de notre falaise, des étangs immobiles sous de grands peupliers. Leurs eaux brillaient d’un éclat sinistre à travers les déchirures d’un linceul de brouillard. Et de mornes vapeurs s’enlevaient, qui se groupaient en grandes masses mouvantes.

- « Voilà, dis-je, le royaume de la désolation. »

- « Nous y avons vu et entendu, pendant cinq jours, un Allemand blessé que personne ne pouvait relever. Il faisait partie d’une patrouille sur laquelle nous avions tiré. Ses camarades se sont sauvés sans prendre aucun souci de l’emporter. Le pauvre diable restait là avec une cuisse brisée. Comme vous pouvez voir, ce n’était pas facile de l’aller chercher dans ces ravins et ces marais découverts. Enfin, le cinquième jour, nous avons pu le transporter à notre ambulance, où il est mort, en nous remerciant. Le curieux, c’est qu’au milieu de ces marécages il tenait son journal. Je vous le donnerai à lire, si vous voulez. Vous serez je crois intéressé par les sentiments qui animaient cet Allemand blessé et abandonné. »

- « Quels sentiments ? »

- « Très obscurs et assez beaux. »

Une heure après, quand nous sommes arrivés au gîte et avant toutes choses, avant même de me débarrasser de mes vêtements et d’une boue qui me venait au-dessus des épaules, j’ai prié mon aimable guide de me marquer sur une carte d’état-major le tracé de notre course et puis de me donner le testament du Prussien dans ses marécages.

Voici cette page, où s’accumulent d’une manière saisissante les brouillards de la Germanie et de cette vallée française qu’il est venu avec les siens désoler. Je n’y change rien. Je transcris exactement les derniers feuillets crayonnés du petit carnet qu’on trouva dans sa poche.

« Si telle est la volonté du Tout-Puissant, que ceci soit mon dernier adieu. Une balle française m’a touché en patrouille. Elle m’atteint au genou droit de telle sorte que je ne puis plus avancer. Il y a cinq jours que je suis là dans la forêt obscure. Je ne puis plus supporter ma faim, que j’ai apaisée jusqu’alors avec de l’eau. Souvent, j’ai imploré le Seigneur pour qu’il m’envoyât du secours. Il n’est pas venu jusqu’à cette heure. Cependant, je lui reste soumis, je ne m’impatiente pas, car il n’y en a plus pour longtemps. Alors, je serai dans ma Patrie, à la maison, auprès de mes frères, dans le beau pays où nous pourrons de nouveau nous tendre les mains, sur des rivages d’argent et de cristal.

« Au revoir, au revoir, ici sur la terre ou là-bas dans la lumière. »

                                                     Wilhem BAUMER

Voilà donc ce qu’a écrit, dans un silence de mort, en tenant son regard brillant de fièvre tourné vers le firmament le soldat prussien Wilhelm Baümer. Et dans la minute où je transcris ce papier étrange, plein de délire et de religion, je revois le ciel sans lune qui, l’autre soir, s’étendait solennellement au-dessus de ces marécages. Quelle pensée germanique cet envahisseur avait transportée sur le bord d’une rivière française ! Les fées du Rhin accompagnent donc ces Barbares ? La Nixe a-t-elle pleuré près de lui, quand il était abandonné de ses frères ? Lui a-t-elle essuyé la figure avec ses cheveux verts ? Une seule chose certaine, c’est qu’il fut ramassé et soigné par la générosité française.

                                                     Maurice BARRES

Les saints de la France

(29 Novembre 1914 – page 171)

(Barrès est allé au front et il a vu aux tranchées nos soldats qu’il appelle : « Les Saint de la France »)

J’ai à leur dire l’amitié et la gratitude que, tous, nous éprouvons pour eux :

D’un bout à l’autre du pays, on ne parle que de vous. On sait qu’on vous doit la sécurité de Paris, de nos villages, de toutes les femmes et des enfants. Chaque matin, on s’aborde en disant : « Ils ont eu la pluie, cette nuit » ou bien : « La journée ne sera pas trop mauvaise pour eux. » Dès qu’elles ont une minute, les femmes travaillent pour vous. Le tabac et le chocolat que je vous apporte là, c’est d’elles encore qu’ils viennent. Mais vous recevez bien leurs envois ?

Ils m’approuvent tous, de la tête. Ils savent qu’on les aime. Et le sous-lieutenant tire, de ses lourds vêtements raidis, un petit papier et le lit. C’est un billet qu’ils ont trouvé dans un paquet de vêtements chauds : « Acceptez, soldats de la France, ces vêtements qu’ont faits pour vous les femmes de France. Celui que vous recevez là, il a peut-être été tricoté par votre mère, par votre femme, par votre sœur, ou par votre fiancée. » Il lit et puis s’arrête, à cause de son émotion.

Comme c’est extraordinaire et noble, ces hommes qui, dans la vie la plus dire et la plus périlleuse, produisent en surabondance les sentiments délicats ! Ils s’attendrissent sur des absentes et sur des inconnues ; ils se dévouent aux idées pures. Tout est vide autour de nous. Rien que du ciel indéfiniment sur de la boue. Mais ce vaste désert est rempli des images invisibles de la famille, de la Patrie, du Devoir et de l’Honneur. Je suis au milieu des saints de la France.

Maurice BARRES

Sur Joffre et sur les incompétents

qui, ne sachant rien, parlent au lieu d’agir »

(2 Décembre 1914)

(Article de Paul Bourget de l’Académie française)

Ils nous représentent, à tous, d’abord cette vertu que ce surnom de Taciturne désigne : le silence. Nous sommes depuis si longtemps si fatigués de la parole ! Nous en avons tant connu les déceptions ( ?) et les vanités ! Quand, au mois d’août, a éclaté le redoutable conflit, comme nous avons tremblé, nous qui nous rappelions, d’entendre de nouveau ces vaines phrases de jadis, trop cruellement démenties par l’événement !

« Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses ! » - Et puis on doit céder Metz !

« Mourir plutôt que de consentir à la honte du démembrement ! » - Et puis on doit céder Strasbourg ! - Et puis on doit céder Strasbourg.

Si la tragique erreur allait recommencer : des parlementaires pour diriger les armées, de l’éloquence alors que le mortel péril commande l’action ?… Mais non. Rendons à nos politiciens, que nous savons si volontiers loquaces, cette justice. L’évidence de ce péril les a ramenés au sens commun. Ils se sont tus. Ils n’ont pas prononcé de « mots historiques ». Ils ont passé la main à qui de droit, à l’état-major et à son chef… Et quel réconfort aussitôt de constater que celui-ci n’était pas un orateur ! Dès les premiers communiqués, quel soulagement ! Pas de phrases ; des faits. Pas d’appel aux nerfs et à l’émotion ; un constat précis et net qui vous incite à regarder la carte, à suivre vous-même, de village en village, la marche des troupes, leur recul ici, là leur avance. Encore ce renseignement est-il réduit à son minimum. Le général est à son affaire, qui, pour le moment, n’est pas la nôtre. Il entend ne pas provoquer des discussions inutiles, des alternatives d’exaltation et de découragement qui se répercuteront ensuite parmi ses hommes. Il n’en appelle pas à l’opinion, et, en ne la sollicitant pas, il la calme. Son mutisme accomplit ce miracle de la discipliner et de la mettre naturellement à l’unisson de l’armée. Quand viendra l’heure d’élever à la guerre actuelle le monument que notre piété lui devra, nous ne dresserons pas sur le socle un avocat en redingote et qui harangue, nous y mettrons un officier supérieur, en uniforme, et qui médite. C’est cette réflexion sans verbiage qui nous aura sauvés.

Cette foi, nos soldats l’ont eue, ils l’ont, ils l’auront jusqu’au bout, pourvu qu’ils discernent dans notre état-major, comme la France entière, et dans celui qui le dirige, la compétence technique. Par ce trait surtout le généralissime satisfait à un de nos plus urgents souhaits. Il n’est pas seulement l’homme à son affaire. Il est l’homme qui sait son affaire. L’immense écœurement où nous sommes des parlementaires vient de cela : ils sont si évidemment des touche-à-tout incompétents ! La présomption de ces gâcheurs de lois, qui n’a d’égale que leur ignorance, nous a enseigné le prix incomparable de l’intelligence professionnelle. Que cette intelligence soit celle de notre état-major, tout de suite la mobilisation nous l’a prouvé. Nous avons constaté, de la manière la plus incontestable, que les bureaux de la rue Saint-Dominique, qui ne se recrutent point par l’élection, avaient bien travaillé. Les gens qui ont passé par là en sont sortis des maîtres dans leur métier. Comme il est juste, nous les honorons tous dans leur chef, le premier d’entre eux.

Cette affreuse guerre nous apporte cette consolation : nous savons que l’admirable énergie de nos soldats n’est pas gaspillée. Elle est employée. Nous savons que celui auquel incombe la dure tâche de mener ce branle-bas de mort n’aventure rien au hasard. Cette entente étudiée de la bataille est une économie de sang français. Que nous voilà loin de ces funestes sottises : « La levée en masse… ; les jeunes généraux… ; les paysans armés de faux… ; la nation debout… » au terme desquelles il y a le massacre inutile et la déroute ! C’était la plus dangereuse des traditions révolutionnaires. Elle est morte. Nous sommes revenus à la vérité, à la confiance dans le technicien, dans l’esprit sérieux qui ne prononce jamais le « on verra bien » du joueur, qui ne se repaît pas d’illusions magnifiques, mais qui appuie son action sur l’humble détail connu exactement, sur la modeste application quotidienne.

Guerre ! Nous devrions à notre Taciturne une couronne civique après la couronne militaire, si la leçon des faits qu’il nous donne, lui et ses compagnons d’armes, pouvait nous dégoûter à jamais des orateurs, des gens sans caractère et des charlatans !

Paul BOURGET

Conclusion d'un discouirs de Poincaré

après la remise de la médaille militaire à Joffre

Les deuils et les horreurs de cette guerre sanglante n’attiédiront pas l’enthousiasme des troupes. La France a épuisé tous les moyens pour épargner à l’humanité une catastrophe sans précédent ; elle sait que, pour en éviter le retour, elle doit, d’accord avec ses alliés, en abolir définitivement les causes ; elle sait que les générations actuelles portent en elles, avec le legs du passé, la responsabilité de l’avenir ; elle sait qu’un peuple ne tient pas tout entier dans une minute, si tragique soit-elle, de son existence collective et que, sous peine de désavouer toute notre histoire, nous n’avons pas le droit de répudier notre mission séculaire de civilisation et de liberté.

Une victoire indécise et une paix précaire exposeraient demain le génie français à de nouvelles insultes de cette barbarie raffinée qui prend le masque de la science pour mieux assouvir ses instincts dominateurs. La France poursuivra jusqu’au bout, par l’inviolable union de tous ses enfants, et avec le persévérant concours de ses alliés l’œuvre de libération européenne qui est commencée, et lorsqu’elle l’aura couronnée, elle trouvera, sous les auspices de ses morts, une vie plus intense dans la gloire, la concorde et la sécurité.

Allocution de M. Deschanel

(21 Décembre 1914)

Représentants de la France, élevons nos âmes vers les héros qui combattent pour elle.

Depuis cinq mois, ils luttent pied à pied, offrant leur vie gaiement, à la française pour tout sauver.

Jamais la France ne fut plus grande, jamais l’humanité ne monta plus haut. Soldats intrépides, joignant à leur naturelle bravoure le courage plus dur des longues patiences ; chefs à la fois prudents et hardis, unis à leurs troupes par une mutuelle affection et dont le sang-froid, l’esprit d’organisation et la maîtrise ramenaient nos couleurs en Alsace, triomphaient sur la Marne et tenaient dans les Flandres ; saintes femmes, versant aux blessures leur tendresse ; mères stoïques ; enfants sublimes, martyrs de leur dévouement ; et tout ce peuple impassible sous la tempête, brûlant de la même foi : vit-on jamais en aucun temps, en aucun pays, plus magnifique explosion de vertus ?

Il semble qu’en cette heure divine, la patrie ait réuni toutes les grandeurs de son histoire : vaillance de Jeanne la Lorraine et enthousiasme des guerres libératrices de la Révolution ; modestie des généraux de la première République et confiance inébranlable de Gambetta ; édit de Nantes éteignant les discordes civiles et nuit du 4 août effaçant les inégalités sociales.

Ah ! c’est que la France ne défend pas seulement sa terre, ses foyers, les tombeaux des aïeux, les souvenirs sacrés, les œuvres idéales de l’art et de la foi et tout ce que son génie répand de grâce, de justice et de beauté, elle défend autre chose encore : le respect des traités, l’indépendance de l’Europe et la liberté humaine. Oui, il s’agit de savoir si tout l’effort de la conscience pendant les siècles aboutira à son esclavage ; si des millions d’hommes pourront être pris, livrés, parqués de l’autre côté d’une frontière et condamnés à se battre pour leurs conquérants et leurs maîtres, contre leur patrie, contre leur famille et contre leurs frères ; il s’agit de savoir si la matière asservira l’esprit et si le monde sera la proie sanglante de la violence.

Mais non ! la politique, elle aussi, a ses lois immuables ; chaque fois qu’une hégémonie a menacé l’Europe, une coalition s’est formée contre elle et a fini par la réduire. Or, l’empire allemand, qui s’est constitué au nom du principe des nationalités, l’a violé partout, en Pologne, en Danemark, en Alsace-Lorraine et nos provinces immolées sont devenues le gage de ses conquêtes.

Et voici que l’Angleterre, visée au cœur, affronte les nécessités nouvelles de son destin et, avec la Canada, l’Australie et les Indes, poursuit à nos côtés, dans le plus vaste drame de l’histoire, sa glorieuse mission civilisatrice. Voici que l’empire russe, à la voix de l’héroïque Serbie, se dresse, vengeur des opprimés, vainqueur prédestiné des ambitions germaines. Voici que la Belgique, miracle d’énergie, foyer d’honneur, offre à l’univers, sur ses ruines fumantes, l’exemple souverain de la grandeur morale. Voici que le Japon, réparant les injustices commises envers les peuples d’Extrême-Orient, nous envoie l’heureux présage des délivrances nécessaires.

Le monde veut vivre enfin. L’Europe veut respirer. Les peuples entendent disposer librement d’eux-mêmes. Demain, après-demain, je ne sais ! Mais ce qui est sûr, - j’atteste nos morts ! - c’est que tous, jusqu’au bout, nous ferons tout notre devoir, pour réaliser la pensée de notre race : le droit prime la force !

Les héroïnes françaises

Ecoutez celle-ci. C’est une jeune femme de vingt-deux ans, mariée depuis dix-huit ou vingt mois, qui avait rencontré ce bonheur rare dont le cœur est comblé. Son mari appartenait à l’une de ces familles catholiques, dont la bienfaisance, la distinction et l’autorité intellectuelle et morale se perpétuent de génération en génération. Je n’ai pas le droit de prononcer un nom. Il faut que cette illustration demeure anonyme. Et voici que cette jeune femme va pourtant y ajouter la splendeur éblouissante de sa confiance en Dieu. Si j’ai obtenu du destinataire de publier cette lettre que vous allez lire, c’est en invoquant la douleur commune de tant de femmes en deuil à qui cet invincible courage va donner un peu plus de force.

Son mari est tué quelques jours après son beau-frère : son mari, toute sa joie, tout son passé d’amour, tout son avenir, tout son cœur. Sous le coup de cette nouvelle qui pouvait le broyer, elle n’a pas un murmure. Ecoutez-la :

« Mon mari est au ciel. Il a quitté la terre de la plus noble, de la plus belle façon qu’on aurait pu lui souhaiter si on avait voulu l’aimer exclusivement pour lui-même, et non pour soi. Aussi m’aide-t-il à trouver peu à peu que tout cela est bon, que tout cela est une attention de Dieu auquel j’avais toujours demandé deux seules choses : que François soit toujours submergé de bonheur par moi, jusqu’à la fin, et que notre amour réside entièrement en tout ce qu’il y a de plus beau et de plus pur, et cela pour l’éternité. – Je crois que ma prière s’exauce quoique ma voie soit bien dure. François, après avoir fait l’admiration de son colonel qui me l’a écrit par deux fois, de ses camarades et de ses hommes, par son sang-froid et son héroïsme, après avoir gagné ses galons en sauvant sa compagnie à B… et été cité deux fois à l’ordre de l’armée, après avoir ému son ami et compagnon d’armes de qui je tiens tous ces détails par la profonde piété avec laquelle il était allé recevoir le bon Dieu avant de repartir aux tranchées, et après lui avoir parlé en termes attendris de moi, lui qui ne se livre jamais – est allé remonter le moral de ses hommes le 23 aux tranchées et en y allant a été frappé d’une balle, tout droit, il a été tué raide. Quelques instants avant une lettre de sa mère lui était remise, lui annonçant doucement la mort de Paul (son frère) et sous le coup, il m’avait griffonné quelques mots, et quels mots ! Toute sa tendresse, tout son courage et toute sa foi en Dieu y tiennent. Il me promettait d’être plus prudent que jamais, à cause de moi, quand son devoir le permettrait. Le bon Dieu n’a pas voulu qu’il souffre davantage et Paul s’est précipité jalousement pour l’emmener d’un bond au ciel. Il m’est doux de penser qu’il ne s’est écoulé que quelques secondes entre sa vie ordinaire, courageuse et si confiante, et le bonheur stupéfiant qui est le sien. Tout lui a été épargné, jusqu’à la douleur de me laisser seule.

« Depuis, il est près de moi… Il m’avait promis au moment de partir bien des souffrances pour moi, mais que sûrement je le retrouverais à la fin de la guerre. La guerre n’est pas finie, sa tendresse est plus grande que jamais, sa confiance et sa toute-puissance aussi… J’attends, appuyée sur sa tendresse immortelle qu’il me tire vers le bon Dieu comme il m’avait promis de le faire sur terre… Ce sera peut-être plus tard si je ne suis pas encore digne de tant de bonheur, ce sera en tout cas le plus tôt qu’il le pourra : de cela je suis sûre, comme je suis sûre de la tendresse du cœur de Jésus qui veut nous donner une si belle vie conjugale, comme nous le lui avons demandé ; - si intime, si parfaite que le ciel seul sera digne de l’abriter… »