La résolution de la guerre

(8 Septembre 1914)

(Le correspondant militaire du Times écrit à la date du 3 septembre)

Les Allemands ont certains talents qu’il est juste de reconnaître ; ils possèdent notamment l’heureuse inspiration de préparer la guerre avant qu’elle commence et au lieu de le faire après comme nous. Mais le point faible des Allemands est qu’ils apportent dans l’élaboration de leurs plans une telle minutie que, si quelque incident inattendu se produit, l’édifice s’écroule. Quoiqu’il arrive dans l’ouest, la Russie et nous continuerons si besoin est pendant vingt ans parce que nous n’avons pas l’intention d’être germanisés et écrasés sous le talon prussien.

Nous savons ce qui se passe en Allemagne ; les usines allemandes sont fermées, les hauts fourneaux sont éteints. Des centaines de navires allemands encombrent les ports allemands. L’industrie allemande en France et à l’étranger est réduite à l’impuissance. Très peu d’hommes sont employés aux travaux des champs. Nous avons l’intention de voir durer cette situation non point pendant les six ou douze mois que comporte le plan allemand, mais juste assez longtemps pour que l’Allemagne se soumette et rende les territoires dont elle pourra s’être emparée, indépendamment d’une ample compensation pour les pertes et les désagréments qu’elle aura causés.

Ce n’est pas là tout à fait la conception allemande, mais il se trouve que c’est la nôtre, et aucune des victoires que l’Allemagne pourra remporter sur la France ne modifiera à un degré quelconque notre détermination ou celle de la Russie.

Au bois de Boulogne

(9 Septembre 1914)

Quel spectacle réconfortant que l’attitude si digne, si calme, de la population parisienne ! Aucune anxiété, nulle fièvre n’apparaît, à peine un léger énervement que rendent bien excusables les heures tragiques que nous vivons.

Les Parisiens, fidèles à leur promenade dominicale, se sont rendus hier nombreux au Bois de Boulogne, attirés par le tableau pittoresque, autant que nouveau pour eux, des pelouses de Longchamp et d’Auteuil, transformées en immenses parcs à bestiaux. Et c’est avec une satisfaction évidente que chacun contemplait les réserves, déjà fort importantes, constituées par la vigilance du gouvernement militaire de Paris, afin d’assurer l’approvisionnement et le ravitaillement de la ville et de la défense de son camp retranché.

Parqué en de multiples enclos, bœufs et moutons emplissent déjà d’importantes parties du Bois, où de colossales meules de fourrage ne cessent de s’élever, grossies sans relâche par de continuelles arrivées de charretiers réquisitionnés par l’autorité militaire. Plusieurs milliers de têtes de bétail sont déjà parquées et les ouvriers ne cessent de planter des piquets et de tendre des clôtures de fil de fer pour installer sur toutes les pelouses et dans les clairières de nouveaux enclos. D’Auteuil à Longchamp, le Bois n’est plus qu’un pâturage. Allons ! la viande ne fera pas défaut à la population parisienne.

Pendant ce temps, les travaux de la mise en défense se poursuivent avec activité. Au Ranelagh, aux portes de la Muette, d’Auteuil, Dauphine, et surtout à la porte Maillot, de profondes tranchées sont en voie d’achèvement, protégées an avant par des abattis d’arbres et de chevaux en frise, en solides cornières de fer aux pointes aiguisées, et en arrière par des retranchements palissadés, percés de meurtrières, et renforcés par des épaulements de pierre et de terre.

Ces retranchements seront bientôt en état d’abriter les défenseurs de la ville, au cas, bien improbable d’ailleurs, où la double ceinture des forts du camp retranché ayant cédé, la résistance devrait se poursuivre pied à pied jusque sous nos murs.

Et au milieu de tous ces préparatifs guerriers, la vie habituelle se poursuit normalement : insouciants, les enfants se livrent avec ardeur aux jeux de leur âge, les mamans, tout en les surveillant, continuent le travail d’aiguille commencé, cependant que les hommes discutent, sans jactance, mais aussi sans l’ombre d’une appréhension, sur le résultat des opérations des armées en  présence.

Personne d’ailleurs ne doute du succès de nos armes, car tous nous avons la certitude de vaincre et de « bouter les barbares » hors de France.

Extraits d'un sermont du Père Sertilanges

sur l’Espérance et l’Ame de la France

(à la Madeleine, le 10 Septembre 1914)

Vous demanderez-vous pourquoi l’espérance est une force ?

Bien entendu, n’accordons pas cette louange à certaine espérance folle qui confond le désir, les ivresses et les ressources, les élans d’imagination et les actes, et qui croit tout possible parce qu’elle ne pèse rien. Cette espérance-là est la mère des défaites. Ce n’est pas d’elle que je parle ; mais aussi n’est-ce pas elle que nous constatons. Certaines rodomontades, innocent pétillement du patriotisme, ont pu glisser leurs strophes dans le chant du départ ; son âpre poésie n’en a point souffert et d’ailleurs ce n’étaient que des pastiches. Le grand bluff, ce n’est pas nous qui l’avons commis.

Ce que nous disons, c’est que la prudence sauve et que, l’action engagée, il y faut de l’enthousiasme ; il y faut une tension de tout l’être vers le but ; il y faut une audace proportionnée à la grandeur des difficultés ; il y faut cette joie active qui appuie l’âme sur son objet, ardente, ouverte au lieu de la dépression qui nous fait le cœur petit comme celui d’un oiseau tremblant. Or tout cela exige l’espérance, parce que, quand on n’espère plus, on est triste, quand on n’espère plus, on se dément…

« Celui qui laboure, dit le grand laboureur moral, Paul, doit labourer dans l’espérance du fruit. » Et nous aussi nous labourons, nous jetons la semence vivante dans le sillon de nos tranchées ; les obus la recouvre de leurs mottes de mitraille et de la terre soulevée ; mais la joie des récoltes prochaines doit faire retour sur le douloureux effort. Croyons parce qu’il y a lieu de croire ; croyons afin d’agir et ne nous livrons pas nous-mêmes, selon le mot de l’apôtre : « Desperantes semetipsos tradiderunt… »

*  *

*

 L’espérance n’est pas seulement une force ; elle est aussi une vertu, ne fit-elle état que des ressources de l’homme, et à plus forte raison si elle compte sur les ressources de Dieu.

Vertu morale, elle est confiance justifiée en soi, d’abord et en ses moyens, en ses mais et en leur fidélité. Si elle ne l’était pas, serait-ce donc qu’il faudrait se nier soi-même, faire fi, individu, de ce qu’on sent dans son cœur et dans son cerveau ; peuple, de sa fierté, de son génie, de son travail et de son histoire ; partie intégrante d’un bloc énorme infrangible de nations, de ce que peut l’unité de tels efforts, tous résolus à une efficacité décisive ?

Les grandes âmes ont toujours de l’espoir, conscientes de leur valeur et des valeurs supplémentaires que leur ont assurées et leur propre magnanimité et la justice de leur cause. Or les grandes âmes ne seraient-elles pas celles qui marquent le niveau des vertus ?

J’en connais une qui s’est abandonnée quelque peu, en ces derniers temps, qui s’est usée dans les combats à l’intérieur qui risquaient de l’énerver tout à fait, qui a subit l’anarchie relative sous laquelle plie, à la longue, même l’organisme le plus puissant ; mais qui, se ressaisissant et renouant son passé, revenant à soi et à la gloire jamais reniée de ses ancêtres, gonflée d’orgueil filial et d’amour, riche d’expériences, contrôlée même par ses erreurs, anxieuse d’idéal et révoltée à fond par de brutales entreprises, s’exalte !

Contemplez-là, c’est une âme de victoire ! Depuis quarante ans, l’ombre de la défaite la poursuit et elle est demeurée inquiète comme en présence d’un spectre inconnu. Contemplez là dans sa beauté séculaire à présent, tige reverdie à partir du puissant humus où des racines tenaces, sous un tronc d’apparence desséché, vont puiser une sève toujours jeune. Contemplez là au milieu d’amitiés dévouées, qui connaissent la justice de sa cause, qui craignent, comme elle, et qui craignent pour elle, assurées que, si elle succombe, c’est le droit qui périt et c’est le grossier appétit qui triomphe. Contemplez là souriante, même en ce moment, souriante et légère en raison de son élan, souriante et grave pourtant, souriante et tragique, bonne, terrible, vengeresse, généreuse, ne voulant pas périr se sentant nécessaire au monde, sûre de réparer ses fautes et de payer sans remise sa rançon. Contemplez-la, c’est l’âme de la France !

Un récit de fuite de Charleville

(14 Septembre 1914)

Mardi matin, 25 août, Charleville jusqu’alors si calme s’était réveillé quelque peu fébrile. Depuis la veille, d’ailleurs, les nouvelles n’étaient point rassurantes. On parlait de villages que les Prussiens avaient brûlés dans la Meuse, dont les habitants refluaient sur Charleville ; d’usines qu’ils avaient incendiées. Hommes, femmes, enfants de la vallée erraient dans les rues ou s’asseyaient, découragés, pleurant, le long des trottoirs.

Depuis quatre jours l’on entendait, à Charleville, venant de Belgique, le bruit sourd du canon : le canon des combats de Binant, de Namur, de Charleroi. Les blessés affluaient. Le lundi soir, revenant chez moi, à dix heures, du commissariat, j’avais trouvé sur ma table ce billet laissé par ma femme : « Mon ami, il est neuf heures, je vais à l’ambulance de la gare soigner les blessés, avec Jean – notre fils – j’y passerai la nuit et nous ne reviendrons que demain, à neuf heures ; de gros baisers. Vive la France ! »

A quatre heures du matin, et non à neuf heures, ma femme et Jean arrivaient. Les blessés avaient été soignés, puis envoyés à Reims, et l’on avait dit aux médecins et à ma femme qui les secondait : « Vite ! Vite ! il n’y a plus de blessés, il faut s’en aller. Les Prussiens peuvent être ici bientôt et vous savez qu’ils bombardent les ambulances !… »

Vers les dix heures du matin, me promenant en ville, je la trouvai militairement occupée. J’allai à la poste : le receveur m’apprit que le préfet lui avait donné l’ordre de partir aussitôt pour Reims, avec ses employés. La poste était pleine de soldats télégraphistes. Je passai devant le commissariat de police. « Nous partons à midi pour Reims, me dit le commissaire : ordre du préfet. »

Je croisai le maire : « Quelles nouvelles ? » demandai-je. « Je ne peux vous les dire, me répondit-il, très énervé, mais elles sont bien, bien mauvaises ! »

Et se feraient un à un presque tous les magasins qui jusqu’alors étaient restés ouverts. Décidément la panique était dans la ville : l’occupation du Petit Ardennais par la troupe, la poste et le commissariat de police fuyant sur Reims, le bruit des ponts de la vallée de la Meuse que l’on avait fait sauter, l’exode à Charleville de presque tous les habitants de la vallée qui racontaient les incendies, en fallait-il davantage ?

Chez moi, je trouvai deux amis de la vallée accourus avec leurs deux bonnes et leur domestique nous demander abri sous notre toit. Ils furent accueillis à bras ouverts et nous fûmes heureux, en les recevant, de leur donner cette marque cordialement sincère de véritable amitié. Ils pensaient être plus en sûreté à Charleville que dans leur petit château et dans leur usine de la vallée, sur le passage des troupes prussiennes, dominés par les montagnes, d’où le bombardement était facile.

Puis nous vinrent aussi demander à déjeuner, ce qui nous fit encore plus grand plaisir, deux autres amis de cette même vallée ; et si j’insiste sur ces petits détails c’est que, le soir, nous devions, ensemble et sans nous quitter jusqu’à Paris, partir de Charleville.

Dans l’après-midi, la ville garda son inquiétude ; encore ce mot n’est-il peut-être pas exact, car cette inquiétude, Charleville s’étant un peu ressaisie, était faite de courage et de confiance. Il était passé, depuis quinze jours, et il passait encore, se dirigeant vers la frontière, tant de troupes vaillantes, alertes, allant au combat comme à une partie de plaisir, semblait-il ! Avec de tels hommes, la victoire n’était-elle pas assurée, comme l’est d’ailleurs encore, plus que jamais, la victoire finale. Au point où les routes donnent accès dans la ville, à l’entrée de chaque rue, des barricades avaient été élevées.

Il est huit heures ; chacun prend son repas du soir, fenêtres et portes fermées. Puis l’on se prépare au sommeil – si, toutefois, le sommeil est accordé aux sens énervés – se demandant, ainsi que le poète : de quoi demain sera-t-il fait ?

Mais voilà que nous arrive un bruit sourd de foule qui s’anime et qui discute ; de la tour du veilleur, une voix sourde semble sortir d’un porte-voix. Que signifie ? En même temps, des coups redoublés aux portes des maisons : « Le maire ordonne qu’on évacue la ville, que tout le monde s’en aille ; d’ici deux heures, Charleville sera bombardée, et ce sera ensuite des combats dans la rue. »

Personne n’a la présence d’esprit de discuter. Nous nous habillons à la hâte, prenons tout ce que nous avons d’argent, des papiers d’identité, et nous accourons sur la place Ducale. L’adjoint nous réitère impérativement, d’une voix émue, l’ordre de nous en aller. « Vous savez, dit-il, que les Prussiens combattent, ils mettent devant leurs soldats de front les habitants de la ville, sur lesquels on hésite à tirer, alors qu’eux ils peuvent tirer en toute sécurité. » Que faire ?

Notre maison est fermée sur la rue, car à l’intérieur toutes les portes des appartements, tous nos tiroirs restent ouverts. Etait-il nécessaire de les clore ? Si les Prussiens sont entrés chez nous, ils auront bien su les briser à coups de crosse.

Et voilà qu’alors commence le terrible exode, en pleine nuit ; il est environ dix heures du soir, sur la route obscure où nous sommes presque toute une ville, et aussi tous les gens de la vallée arrivés le matin. Les uns, comme nous, les mains dans les poches, songeant à l’omnia mecum porto, de Bias ; les autres avec un petit baluchon sur l’épaule.

Ceux-ci poussent en brouette des enfants ou des parents âgés ; ceux-là sont dans un chariot de fortune ; on entend un cri, c’est une femme qui accouche dans un de ces chariots. Une autre femme pleure, son enfant qu’elle portait vient de mourir dans ses bras. Celle-ci pousse des cris lamentables, son enfant s’est égaré dans un champ, elle ne le retrouve plus et, je crois, qu’elle ne l’a jamais retrouvé. Un autre enfant qui, lui aussi, vient de mourir est abandonné dans un fossé que l’on recouvre à la hâte de terre, de pierres et de branches.

Et la colonne lugubre s’allonge sur la route ; nous sommes peut-être vingt mille, ceux-ci allant ils ne savent où, poussés par la destinée ; ceux-là, comme nous, allant au village le plus proche où il sera possible de prendre un train qui pourra nous mener à Paris ou à Reims. Ceux qui voyagent, en groupe, comme nous, ou en famille, se tiennent par la main, par la robe, par le veston pour ne point se perdre. On s’appelle dans la nuit, pour se bien rassurer que l’on est toujours l’un près de l’autre.

Son chien blanc, que n’a pas abandonné notre ami, nous sert, dans le noir, de lumière indicatrice, et mon fils marche avec une bougie allumée qui guide quelque peu ceux qui le suivent ou le précèdent. De temps à autre, il faut se ranger sur la droite, pour laisser passer des troupes : dragons, turcos, artilleurs. On les salue, on les acclame ; mais, en cette obscurité, on les devine plutôt qu’on ne les voit réellement.

Toutefois, si l’on songe à l’axiome du Romain : Debemur nos nostraque mori pro patria, l’immense colonne qui forme cet exode n’est pas morne, car même au milieu des plus grandes tristesses, la gaieté française n’a jamais, perdu ses privilèges ; on rit, on plaisante, on s’imagine être en train de plaisir Charleville-Berlin, aller et retour ; gaieté cependant un peu nerveuse, car chacun n’en pense pas moins, tout bas : « Quand reviendrons-nous et comment retrouverons-nous nos maisons ? »

Nous voici à Tournes ; douze kilomètres de Charleville. Maintes et maintes personnes fatiguées – et pourtant nous n’avons pas encore beaucoup marché – s’assoient sur l’accotement humide, en plein brouillard, et gémissent : « Advienne que pourra, nous n’avons plus la force d’aller plus loin… » Nous apprenons qu’un train partira de Liart vers les midis. Mais d’ici Liart il y a, tout au moins, vingt-six kilomètres ; arriverons-nous à temps ?

La lettre d'un héros

Quand il a été fait prisonnier à Liège, le général Leman, dont le dévouement magnifique venait de provoquer l’admiration du monde entier, adressa la lettre suivante au roi des Belges

« Sire

« Après d’honorables engagements livrés les 4, 5, et 6 août, je jugeai que les forts de Liège ne pouvaient jouer d’autre rôle que de forts d’arrêt.

« Je maintins néanmoins le gouvernement militaire pour coordonner la défense autant que possible et pour exercer une influence morale sur la garnison.

« Votre Majesté n’ignore pas que j’étais au fort de Loncin le 6 août à midi.

« Vous apprendrez avec chagrin que le fort a sauté hier, à 5 heures 20 du soir, et que la plus grande partie de sa garnison a été ensevelie sous les ruines.

« Si je n’ai pas perdu la vie dans cette catastrophe, cela tient à ce que mon escorte m’a retiré de la place forte au moment où j’étais suffoqué par le gaz qui se dégageait après l’explosion de la poudre.

« On me porta dans une tranché, où je tombai. Un capitaine allemand me donna à boire, puis je fus fait prisonnier et emmené à Liège.

« Je suis certain d’avoir manqué d’ordre dans cette lettre, mais je suis physiquement ébranlé par l’explosion du fort de Loncin.

Pour l’honneur de nos armes, je n’ai  voulu rendre ni la forteresse ni les forts. Daignez me pardonner, Sire !

En Allemagne, où je me rends, ma pensée sera, comme elle l’a toujours été, avec la Belgique et le roi. J’aurais volontiers donné ma vie pour les servir mieux, mais la mort ne m’a pas été accordée.

Général LEMAN

(Lettre sublime de vraie grandeur)

Un réquisitoire bien documenté

(Dépêche particulière du « Matin », Londres le 14 septembre)

Le correspondant du World, de New-Le correspondant du World, de New York, a visité les lignes allemandes en Belgique et a eu un entretien avec le général Von Boehn, commandant la neuvième armée allemande en campagne.

Ce correspondant, M. Powell, a mis à un moment la conversation sur les excès et les cruautés reproché&s aux Allemands.

-            « Ce ne sont que des mensonges, s’est écrié tout de suite le général. Regardez ces officiers autour de vous, ce sont des gentlemen comme vous. Voyez ces soldats qui défilent sur la route ; la plupart d’entre eux sont des pères de famille. Vous ne croyez sûrement pas qu’ils aient commis les actes dont on les accuse ! »

-            « Il y a trois jours, répondit le correspondant, j’étais à Aerschot. La ville toute entière n’est plus qu’un sombre amas de ruines sanglantes. »

-            « Quand nous sommes rentrés à Aerschot, le fils du bourgmestre vint dans la pièce où j’étais, tira son revolver et tua mon chef d’état-major. Ce qui suivit ne fur qu’un châtiment. Les habitants n’ont eu que ce qu’ils méritaient. »

-            « Mais pourquoi faire porter votre vengeance sur les femmes et les enfants ? »

-            « Aucun ne ceux-ci n’a été tué, affirma le général. »

-            « Je regrette de vous contredire, riposta M. Powell avec fermeté, mais j’ai vu moi-même des cadavres de femmes et d’enfants mutilés. Et il en est de même de M. Gibson, secrétaire de la légation des Etats-Unis à Bruxelles qui a assisté à la destruction de Louvain. »

-            « Oui, évidemment, fit le général. Les femmes et les enfants courent toujours le risque d’être tués pendant les combats dans les rues. C’est malheureux mais c’est une conséquence de la guerre. »

-            « Ah ! s’écria le journaliste américain. Et le cadavre de femme, ayant les mains et les pieds coupés, que j’ai vu ? Et le vieillard à cheveux blancs et son fils, que j’ai aidé à enterrer près de Sempstad, où ils avaient été tués tout simplement parce qu’un Belge qui battait en retraite avait tué un soldat allemand devant leur maison ? Le vieillard avait reçu vingt-deux coups de baïonnette dans la figure ; je les ai comptés. Et la petite fillette de deux ans qui fut tuée d’un coup de feu, dans les bras de sa mère, par un uhlan et dont j’ai suivi les obsèques à Heyst-Op-Den-Berg ? Et le vieillard pendu par les mains aux poutres de sa maison et qu’on a brûlé vif en allumant un brasier au-dessous de lui ?

Cet énergique réquisitoire, bourré de faits précis, déconcerta complètement le général allemand qui en fut réduit à s’excuser personnellement, en disant qu’il faisait tout son possible pour protéger les non combattants et en ajoutant que les zeppelins avaient l’ordre de ne lancer leurs bombes que sur les fortifications et les soldats.

La fin d'un monstre

la mort d’un héros

Un nouvel acte de cruauté allemande, qui révoltera toutes les consciences, nous a été conté hier par M. Pauliat, sénateur du Cher.

La scène s’est passée à Lourches, un village minier des plaines du Nord, voisin des mines de Douchy. Les Prussiens occupaient le village. Dans un coron, des soudards allemands, ivres de genièvre, menaient grand tapage. Un lieutenant insultait la maîtresse du logis. Dans un coin sombre, gisait un sergent français blessé, le bassin fracturé par un obus. Obsédé par les propos orduriers que tenait l’officier, révolté par les insultes de cette brute dressée contre la femme sans défense, le sergent saisit son revolver, visa et abattit raide l’odieux reître.

A coups de crosse, à coups de pied, le malheureux sergent fut traîné hors du coron et conduit dans un groupe de quinze mineurs qui, accusés par les Prussiens d’avoir tiré sur eux, allaient être fusillés.

Deux par deux, les mineurs étaient conduits devant le peloton d’exécution, commandé par un capitaine, et aussitôt exécutés. Le sergent, tremblant de fièvre, vit passer un enfant, le jeune Emile Desprès, âgé de quatorze ans ; il le supplia de lui apporter un verre d’eau pour calmer sa soif.

Le gamin s’empressa et rapporta l’eau. Mais le capitaine allemand l’aperçut et, cramoisi de fureur, se précipité sur l’infortuné garçon, l’assomma à coups de plat de sabre, le piétina à coups de botte.

« Tu seras aussi fusillé, hurla-t-il. »

Et l’enfant fut jeté d’un poing impitoyable sur le sergent agonisant.

Le tour du gamin arriva. On lui banda les yeux et on le fit agenouiller devant les fusils. Mais le capitaine bourreau, un sourire cruel crispant sa face, n’ordonna pas le feu. Il dénoua le bandeau du petit, lui applique une taloche sur la joue et lui dit :

« Tu peux avoir la vie sauve à une condition. Prends ce fusil. Couche en joue le sergent et tue-le ! Il te demandait à boire, tu vas lui envoyer du plomb… »

Crânement, le gamin prend le fusil, épaule l’arme, la dirige vers la poitrine du sergent ; mais, soudain, il fait volte-face sans abaisser son arme. Le coup part et, foudroyé, le capitaine barbare s’effondre, tué à bout portant.

L’héroïque enfant fut aussitôt lardé de coups de baïonnette et criblé de balles.

L’histoire retiendra son nom : Emile Desprès.

Dans le charnier

(Feuille de route d’un mobilisé)

Comment décrire ? Quels mots prendre ? … Tout à l’heure nous avons traversé Meaux, encore figé dans l’immobilité et le silence, Meaux, avec ses bateaux-lavoirs coulés dans la Marne et son pont détruit ; puis nous avons pris la route de Soissons et gravi la côte qui nous élevait sur le plateau du Nord… Et, alors subitement,  comme si un rideau de théâtre s’était levé devant nous, le champ de bataille nous est apparu dans toute son horreur…

Des cadavres allemands, ici, sur le bord de la route, là dans les ravins et les champs ; des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposé, autour desquels, sous le soleil de septembre, bourdonnaient des essaims de mouches ; des cadavres d’homme qui ont gardé des poses étranges, les genoux pliés en l’air ou le bras appuyé au talus de la tranchée ; des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d’hommes, avec des entrailles répandues sur le sol ; des cadavres qu’on recouvre de chaux ou de paille, de terre ou de sable, et qu’on calcine ou qu’on enterre…

Une odeur effroyable, une odeur de charnier, monte de toute cette pourriture. Elle nous prend à la gorge, et pendant quatre heures elle ne nous abandonnera pas. Au moment où je trace ces lignes, je la sens encore éparse autour de moi, qui me fait chavirer le cœur. En vain, le vent soufflant en rafales sur la plaine s’efforçait-il de balayer tout cela : il arrivait à chasser les tourbillons de fumée qui s’élevaient de tous ces tas brûlants, mais il n’arrivait pas à chasser l’odeur de la mort.

« Champ de bataille, ai-je dit plus haut. Non, pas champ de bataille mais champ de carnage. Car les cadavres, ce n’est rien. En ce moment, j’ai déjà oublié leurs centaines de figures grimaçantes et leurs attitudes contorsionnées. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la ruine des choses, c’est la saccage abominable des chaumières, c’est le pillage sacrilège des maisons. Cela, c’est la marque de fabrique de la "culture germanique" et cela suffit pour déshonorer une race pour des siècles.

Voici d’humbles villages, Penchard, Chambry, Marcilly, Etrepilly, où la horde a passé. Et comme il n’y avait plus un habitant, comme il ne restait pas d’hommes à égorger, de femmes à violer, d’enfants à fusiller, la horde a assouvi sa rage sur les meubles, sur les portes, sur les pauvres objets familiers où chacun de nous met un peu de son âme et qu’on avait dû abandonner.

J’arrive à Etrepilly en même temps que les zouaves, et tandis qu’ils enterrent pieusement ceux de leurs camarades tombés à l’entrée du village, je pénètre seul dans les ruines. Il y avait là une cinquantaine de maisons, mais pas une seule n’est intacte. Celles-ci ont été crevées par des obus, et ce sont les moins à plaindre ; le projectile est entré par le toit et est descendu jusque dans la cave ; il a fait un trou et par ce trou tout le mobilier d’en haut est tombé en bas. Ca, c’est la guerre, et il n’y a rien à dire.

Mais ces autres maisons, qui ont été épargnées par la rafale de feu, ne l’ont pas été par la soldatesque du kaiser, et les barbares y ont apposés leur griffe. Tout a été sorti des demeures et a été jeté aux quatre vents ; voici un portrait d’aïeule qu’on a arraché de son cadre et piétiné ; voici une baignoire de petit enfant qu’on a mise dans le jardin et où ils ont déposé leurs immondices ; voici les chaises cassées à coups de bottes et les armoires éventrées ; voici une jolie table en acajou transportée en pleins champs, à cinq cent mètres du village, et brisée en deux ; voici un vieux fauteuil en damas rouge, avec oreillettes, où la grand’mère s’asseyait sans doute le soir, au coin du feu, et qu’on a lacéré à cous de couteau ; voici du linge mêlé avec de la boue et un voile blanc de première communion souillée de déjections ; voici…

Non, j’arrête car le tremblement de colère qui me prie en contemplant cela me secoue à nouveau et m’empêche d’écrire.

Un vieillard errait parmi les décombres. Il venait de rentrer dan le village dévasté et me dit simplement : « Je les avais vus en 1870. Ils étaient venus ici mais ils n’avaient pas fait cela. Ce sont des sauvages. »

Une femme aussi était là. Elle était revenue, l’heure d’avant, avec le vieillard. Elle se tenait sur le pas de sa maison saccagée, éventrée, où des draps pendaient en loques à la fenêtre. Elle me vit passer et voulut parler. Mais la voix resta clouée dans sa gorge. Et les bras étendus, en croix, elle put articuler seulement dans un sanglot : « Voilà !… Voilà !… »

*  *

*

Vincy-Manœuvre est un autre village, situé en bordure du département de l’Oise. Il brûlait encore quand j’y entrai. Sur le côté du hameau, il devait y avoir une grande usine ou une fabrique. De cette fabrique ou de cette usine, il ne restait que la carcasse de fer, tandis que les décombres achevaient de fumer et donnaient encore quelques flammes. Là aussi chaque maison a été détruite et pillée. Il n’y a que l’église restée debout et, sur le clocher, le coq d’or qui se profile sur le ciel paraît hérissé d’horreur.

Des bouteilles, à Vincy-Manœuvre, jonchent partout le sol. Il y a des bouteilles dans la rue, sur la route, dans les champs. Les bouteilles jalonnent le chemin de retraite des hordes vaincues. J’en ai compté près de deux cents le long d’une tranchée où une batterie allemande était restée en position. Elles gisaient là pêle-mêle avec autant d’obus encore chargés. La panique avait dû s’emparer soudain des canonniers ; ils n’avaient pas eu le temps d’emporter leurs obus et ils les avaient laissés là, mais ils avaient pris le temps de vider les bouteilles. Absinthe, eau de vie…

… il y a là, en effet, cent cinquante ou deux cent cinquante blessé allemands, entassés dans quatre ou cinq maisons et gardés par une section de zouaves qui vient d’arriver il y a une demi-heure. Le major, prévenu de mon approche, se tient devant la maison principale. C’est un aide-major de 2e classe, portant sur la patte de l’épaule les deux étoiles traditionnelles. Il a des lunettes d’or, une figure en longueur comme Hansi aime à nous les représenter dans ses albums et parle correctement le français. Il affecte même de ne pas vouloir répondre aux questions que je lui pose dans sa langue : « Montrez-moi vos blessés, lui dis-je. »

Il me conduisit immédiatement dans chaque pièce, m’explique la blessure de chaque homme. Quelques-uns souffrent et gémissent lamentablement. D’autres, en voyant un uniforme d’officier français, essayent de se dresser et de saluer. L’aide major me demande :

-            « Quand on viendra prendre tous mes blessés pour les évacuer sur Meaux, croyez-vous qu’il me sera permis de les accompagner pour continuer à leur donner mes soins ? »

-            « Je ne sais, fis-je. Mais il y a une chose, monsieur, dont vous pouvez être certain : c’est que tout ce qui sera le plus conforme à l’humanité, mes chefs le feront… A votre tour, suivez-moi et venez voir. »

Je l’emmène dehors, sur le pas de la porte, et du doigt je lui montre les pauvres maisons du village ruinées, saccagées, pulvérisées comme les demeures de toute la région, avec les meubles gisant dans la boue ou dans le fumier. « Tenez, lui dis-je, regardez… Voilà ce que les vôtres ont fait. » L’officier allemand est devenu très pâle, puis très rouge, et il me répond : « C’est triste mais c’est la guerre. » - « Non, ne pus-je m’empêcher de dire, ce n’est pas la guerre. C’est la barbarie et c’est abominable. »

A quelques pas de nous, des zouaves étaient assis à côté des blessés allemands ; ils leur versaient, dans leurs propres quarts, un peu de cordial ou leur donnaient à fumer leur dernière cigarette. Un d’eux avait même pris, doucement et fraternellement, de sa main gauche, la tête d’un blessé pour la soulager et, de sa main droite, avec des précautions infinies, il lui donnait à boire. Je montrai encore cela à l’aide major et je lui dis : « Ca, c’est la guerre… Du moins, c’est la guerre telle que nous la comprenons. » Cette fois, il ne répondit rien.

*  *

*

Sur le plateau de Meaux, la nuit peu à peu descendait. Le vent était tombé. Dans le silence lugubre de la nature, on n’entendait plus qu’au loin le grondement du canon qui tonnait sans répit dans la direction du nord. Le soleil, un soleil de sang, projetait ses derniers rayons rougeâtres sur le spectacle de mort. Le long de la grand’route, une automobile passa. Elle roulait doucement. Une figure se profila à sa fenêtre ; c’était celle de Mgr Marbeau, évêque de Meaux, qui regardait sa ville silencieuse. De temps à autre, seulement, le prélat levait sa dextre et l’abaissait. Il bénissait le charnier.

L'incendie de la cathédrale de Reims

(21 Septembre 1914)

(Ce qu’a été ce bombardement et cet incendie, notre confrère le Daily Mail nous le dit, en ce récit d’une poignante sobriété)

Je viens de constater à Reims l’acte de destruction le plus délibéré que les Allemands aient commis depuis le début de la guerre. Par un feu d’artillerie dirigée intentionnellement, ils ont incendié et mis en flamme la cathédrale, qui était non seulement l’orgueil de Reims, mais un monument historique connu du monde entier. Il ne reste plus du pur joyau architectural qu’une carcasse de murs brûlés et noircis. L’impression produite par cet acte de vandalisme abominable restera toujours présente à la mémoire de tous ceux qui ont pu contempler ces ruines.

La vue des flammes dévorant cette merveilleuse relique du treizième siècle, dont l’édification ne nécessita pas moins de cent cinquante ans et qui fut respectée au cours des guerres sans nombre qui se sont déroulées dans cette partie de la France, est à la fois terrible et obsédante. On eût cru assister à une œuvre surhumaine, surnaturelle, qui évoquait une vision du travail des Enfers.

L’incendie a commencé entre 4 heures et 5 heures, samedi après-midi. Pendant toute la journée des obus tombèrent dans la ville. Entre l’aube et le couchant, cinq cents projectiles furent lancés sur Reims. Tout un quartier, comprenant plusieurs centaines de mètres carrés, était la proie de l’incendie, et dans la plupart des rues on ne voyait que des maisons et des bâtiments en flammes.

La veille, quelques obus avaient déjà atteint accidentellement la cathédrale. Samedi matin, les batteries allemandes de Nogent-l’Abbesse, à 8 kilomètres à l’est de Reims, prirent comme objectif l’énorme édifice gothique qui émerge au-dessus des bâtiments de la cité. Les obus, se succédant régulièrement et sans interruption, firent une brèche dans les murs de la cathédrale.

Ces énormes blocs de pierres, qui ont vaillamment résisté aux orages de plusieurs siècles et auraient pu encore braver les attentes du temps, s’écroulaient avec un fracas épouvantable, semblable au roulement du tonnerre, dans les rues désertes.

A 4 heures 30, l’échafaudage placé autour de la partie est de la cathédrale, où l’on procédait à des réparations, prit feu. Dans l’espace de quelques instants, ce fouillis de charpentes et d’échafaudages flambait comme un feu de paille. Des flammèches tombant sur le toit de l’église communiquèrent le feu aux vieilles et robustes poutres de chêne de l’édifice. Bientôt les toits des nefs et des transepts ne furent plus qu’un brasier ardent, et de longues flammes vinrent lécher les tours de la cathédrale.

Une des poutres sculptées qui si consumait tomba sur une couche de paille que les Allemands, lors de leur occupation, avaient répandue à l’intérieur de la cathédrale pour y coucher leurs blessés. Aussitôt les confessionnaux, les chaires et tout ce qui se trouvait dans l’édifice prit feu, et il est à croire qu’une vingtaine de blessés allemands, qui avaient été placés en cet endroit pour permettre d’arborer le drapeau de la Croix-Rouge, aurait été brûlée vif si plusieurs médecins-majors ne s’étaient empressés de les enlever et de les transporter dans un musée voisin.

J’avais quitté Paris à midi, et ayant fait un détour par Meaux, je n’approchai pas de Reims avant le coucher du soleil ; il était trop tard pour entrer dans la ville. Mais, des hauteurs entourant la cathédrale en flammes, s’offrait un tableau encore plus impressionnant que celui que j’aurais pu contempler dans les rues de la ville même.

Du toit béant, un feu rouge d’élevait dans la fumée noire et les verrières tremblaient à la lueur des flammes dansantes.

Ainsi la nuit se fit complète mais sa tranquillité ne fut pas longtemps paisible. A deux heures du matin, les batteries allemandes rouvrirent le feu. De jour, c’est la fumée de l’obus qui en marque l’explosion au regard ; la nuit, les rapides éclairs rouges font un spectacle beaucoup plus terrible.

L’aube vint, triste – une aurore grise avec une pluie froide, décourageante.

Et quand les ombres furent dissipées, quand la lumière eut réussi à filtrer à travers les tristes nuages couleur de plomb, nous permettant à nouveau de voir la plaine, la vue de la cité ravagée, avec sa cathédrale ruinée dont les murs fumaient doucement parmi les maisons brûlant encore, formait un spectacle si désolé que le soleil ne peut en avoir contemplé de pire, dans son voyage autour du monde ce matin.

L'incendie de la cathédrale de Reims

(autre récit)

Ils ont bombardé Reims et nous avons vu cela !

Nous venions d’Epernay. Notre cœur déroulant sans cesse en nous les multiples vues de la guerre, nous allions sans quiétude mais sans déchirement nouveau. Cette partie de la Champagne avait retrouvé son silence. Nous espérions ne plus souffrir aujourd’hui.

La route montait, se détournait, traversait les bois ; nous nous laissions descendre doucement dans l’oubli comme l’on met un liniment sur une plaie.

Reims nous apparut à quinze kilomètres. La cathédrale profilait la majesté de ses lignes et chantait dans le fond de la plaine son poème de pierres. Nous ne la quittâmes plus des yeux. Nous avancions. Notre ami nous frappa brusquement du coude : « Regardez, nous dit-il, ça fume. » Ca fumait. Les panaches gris sale s’élevaient derrière les tours. Les coups du bombardement nous parvenaient. Nous n’avions pas encore entendu ces bruits-là : ça bourdonnait.

Nous fîmes halte. D’un talus, nous regardions s’étaler la fumée. Les premières lueurs rouges dépassaient déjà l’horizon. A droite, il y en avait d’autres. Plus en avant il y en avait encore. Trois centres d’incendie se signalaient.

Le sous-préfet de Reims revenant vers sa ville s’arrêta près de nous. « Je ne me rends pas compte des coins qui brûlent », nous dit-il. Nous étions cinq hommes qui ne parlaient plus. Le sort de l’œuvre qui depuis huit siècles émerveille le monde nous tenaillait l’esprit.

Un sous-officier nous croisa : « C’est la sous-préfecture qui brûle », nous cria-t-il. »

Nous filons vers la ville. Les flammes s’allongeaient.

A trois kilomètres de l’entrée il nous faut ralentir. C’est l’exode. Tête nue, les femmes montent vers les champs. Elles sauvent leurs fils de la mort. Elles sont en groupe et parlent haut. Elles veulent vous dire ce qui se passe, qu’ils tirent sur Saint-Rémy, sur la cathédrale et partout et qu’on n’y peut plus tenir.

Un enfant se contorsionne dans les bras de sa mère : « Monsieur, ils lui ont donné la danse de Saint-Guy ! »

Il est six heures. La nuit descend aussi simplement que pour cacher le spectacle de tous les jours. Les obusiers crachent sur la cité. Des ballons de fumée s’élèvent de tous les coins. Sur un fond rouge et mouvant comme sur une tenture que l’on secoue, la cathédrale étirant ses lignes vers le ciel prie ardemment. Elle recommande son âme à Dieu.

Les pauvres femmes remontent toujours. Un chien, devenu fou, tourne sur lui-même et saute pour prendre un sucre invisible. Nous roulons lentement jusqu’à la porte de Paris et la passons.

Un régiment va vers son repos. Il quitte la ville. Elle n’est pas déserte. Les gens passent d’un trottoir à l’autre pour échapper à la pensée. Ceux qui sont dans les caves ne sont pas plus en sécurité. Cinq personnes viennent d’être déchiquetées dans la leur. Et puis voilà trois jours que ça dure – trois jours – ça suffit pour mettre la vie à bon marché.

Nous passons la Vesle. La nuit est presque complète. Les obus se déchirent violemment dans les rues et sur les toits.

Nous gagnons la cathédrale. Ils l’ont visée ! Le parvis est troué à cinq endroits. Nous ne pouvons pas voir si elle est touchée, il fait trop noir. Dans un mouvement d’amour, comme si nous voulions la protéger, nous montons sur son porche. C’était la pleine nuit, ils tirent toujours. Ils ne s’arrêteront qu’à huit heures.

Huit heures. Tout redevient silence. Les trois foyers illuminent la ville.

La sous-préfecture et les deux maisons qui la bordent dégagent une telle chaleur que nous nous en approchons les mains sur les joues.

Mais c’est la cathédrale qui nous attire. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’en faire et d’en refaire le tour. Nous avons l’intuition qu’il lui arrivera du mal. Nous sommes sans logis, notre nuit se passera près d’elle.

C’était la moins abîmée de Belgique. Rien que pour elle on se serait fait catholique. Ses tours montaient si bien qu’elles ne s’arrêtaient pas où finissait la pierre. On les suivait au-delà d’elles-mêmes, jusqu’au moment où elles entraient dans le ciel. Elle n’était pas suppliante comme celle de Chartres, pas à genoux comme celle de Paris, pas puissante comme celle de Laon. C’était la majesté religieuse descendue sur la terre.

Ils allaient la brûler.

Les feux perçaient l’obscurité. Nous attendions le jour avec l’angoisse des âmes qui pressentent. Depuis trois heures de nuit nous étions assis sur les marches, nous relevant de temps en temps pour aider les minutes à passer. Notre esprit errait hors des chemins. Un grand fracas vint nous ébranler. Le premier obus de la journée tombait sur la ville. Il était 2 heures 25 du matin. Trois autres le suivirent. Nous avions froids comme si la température brusquement venait de changer. Puis plus rien. Il se passa une heure. A 3 heures 25 le cinquième obus se déchira. Trois autres encore le suivirent. Puis plus rien. Ils n’avaient pas visé la cathédrale, du moins ne l’avait pas atteinte.

L’obscurité se retirait. La canonnade par-dessus Reims commença. On ne bombardait pas la ville. Les deux positions ennemies, s’étant reconnues, avaient repris contact.

Sous cette voûte de bruit, pendant deux heures nous parcourûmes la ville insultée.

Tous les monuments ont été visés. Il ne reste plus rien de la sous-préfecture et de dix maisons. Plus de cinquante autres sont éventrées. Sept obus, éclatant devant l’hôtel de ville, n’en ont jusqu’à présent fait éclater que les carreaux. A ce moment – à ce moment – la cathédrale n’avait qu’un grand trou dans sa toiture, qu’un balconnet du côté droit brisé et qu’un arc-boutant de l’abside arraché.

Nous étions revenus vers elle. Nous sentions bien que nous ne la verrions plus entière. On s’appuyait à ses colonnes comme à l’épaule qu’on va quitter.

Cinq soldats la veillaient aussi. « Hier, ils m’ont tué deux hommes », nous dit le caporal puis allongeant la main au bas des marches : « c’est l’obus qui a fait ce trou là. »

Il nous ouvrait la porte pour nous permettre de voir les deux cents blessés allemands couchés dans la grande nef, quand un effroyable coup nous figea sur la dalle. Des sifflements qui ressemblaient tantôt à ceux d’un merle géant, tantôt à ceux d’une sirène, dont le son serait aiguisé, coupant et rapide, virevoltèrent au-dessus de nous.

« Sac au dos, dit le caporal, et baïonnette au canon, cette fois ça y est. »

L’obus venait de tomber sur le parvis. Le caporal se souvint de nous. « Tachez de filer, bon Dieu ! » cria-t-il.

Où filer ? Et à quoi cela pourrait-il servir ?

Un deuxième obus suivit à trente secondes. Il se logea à dix mètres du premier. Les mêmes sifflements nous touchèrent le tympan.

Nous passâmes notre main sur notre visage qui nous semblait cruellement balafré.

C’était le début. Ils avaient rectifié. Cette fois, il la tenait.

Nous n’avons plus compté les coups. Ils tombaient sans relâche.

Nous avons quitté le porche et sommes allés dans la rue, en face, à cent mètres.

Nous regardions la cathédrale. Dix minutes après, nous vîmes tomber la première pierre. C’était le 10 septembre 1914, à 7 heures 25 du matin.

En Belgique, après l'évacuation d'Aerschot

Sur le maître autel, il y a trois bouteilles de champagne vides, deux bouteilles de rhum, une bouteille de bordeaux brisée et cinq bouteilles de bière. Dans les confessionnaux, d’autres bouteilles de champagne, d’eau de vie et de bières gisent également vides.

Sur les dalles de marbre, partout des tas de paille, des amoncellements de bouteilles, des détritus et des ordures. Sous les bancs, sur les chaises, des bouteilles et des bouteilles encore, de champagne, de bière, de rhum, de bordeaux, de bourgogne et d’eau de vie. Partout, partout, où qu’on jette les yeux, vers quelques parties de l’église qu’on regarde, ce ne sont que bouteilles, par centaines, par milliers peut-être, partout des bouteilles, des bouteilles, des bouteilles.

Mais le sacristain, d’une voix tremblante m’appelle : « Madame, regardez donc ! » et il me montre un bas relief en marbre blanc représentant la Vierge.

Ils ont complètement brisé la tête de la Vierge !

Je me demande si je rêve. Un peu plus loin, se trouvaient d’admirables sculptures sur bois représentant un épisode de la vie du Christ.

Ils ont brûlé le visage et la moitié du corps du Christ ! Pourquoi ? Uniquement pour le plaisir de détruire, comme ils ont lacéré à coups de sabres ou de baïonnettes les tapisseries et les dentelles de prix qui couvraient l’autel.

Aux murs étaient pendues d’inestimables toiles, œuvres des vieux maîtres flamands. Ils les ont coupées le long des cadres, laissant en place, avec cet humour bien allemand, les cadres vides ! Quant aux toiles, ils les ont emportées, volées !

Dans une petite chapelle, à droite de la nef, ils ont emmené un porc et l’y ont tué.

Partout, les murs, les dalles portent les marques des ruades des chevaux logés dans le sanctuaire.

Dans les rues même spectacle. Toutes les maisons sont en ruine, détruites par l’incendie ou le bombardement. Seules quelques fleurs, roses ou dahlias, ont échappé à la destruction générale et se dressent encore dans les jardinets, parmi les tas de pierres calcinées.

On me mène près de ce qui fut autrefois la demeure du bourgmestre. Un sombre drame s’est déroulé là. Le bourgmestre a été fusillé, ainsi que deux de ses enfants…

Les assassins n’ayant pas trouvé sa femme, qui avait pu s’enfuir dans la campagne, offrirent 4000 francs à qui la leur ramènerait, pour servir sans doute le commandant allemand qui s’installa dans la maison…

Faute de la maîtresse, celui-ci dut se contenter de la bonne ; mais le soir venu, comme il avait l’audace d’accompagner la malheureuse dans sa chambre, quelqu’un – le fiancé, dit-on – l’abattit comme un chien d’un coup de fusil à travers la fenêtre close. Maintenant de la maison, il ne reste plus que des pans de murs. Quant à la petite bonne et son fiancé, ils ont été tués tous les deux et reposent en paix côte à côte, sous un petit tas de terre dans le jardin.

Croquis de guerre

(24 Septembre 1914)

Le journal d’aujourd’hui contient cet avis : « Chemin de fer du Nord ; les trains de Paris à S… sont rétablis »

Enfin je vais pouvoir me rendre dans le petit village de l’Oise, d’où, expulsée par l’autorité militaire, j’ai dû partir en deux heures, abandonnant ma maison à la garde de Dieu.

Qu’est-il devenu dans la tourmente, le modeste logis auquel je tiens parce que les miens l’ont aimé et y ont vécu ?

Je me le demandais, le cœur plein d’angoisse, en parcourant les six kilomètres qui séparent la gare de S… du petit pays que j’habite l’été. La route est jonchée de cadavres de chevaux. On s’est battu là !

J’arrive enfin dans mon village, bien désert encore. Peu d’habitants sont rentrés.

Et l’émotion m’étreint et je n’ose tourner le chemin qui conduit chez moi, craignant de ne plus rien retrouver de ce que j’aimais.

Enfin, j’aperçois ma maison, intacte en apparence. Cependant, en approchant, je vois que la grille est enfoncée. Dans la cour fume encore un feu… allumé par qui ? … Les Prussiens ou les nôtres ? …

J’entre. Tout est en désordre, mais rien n’est détruit, rien n’est pillé. Une seule pensée me hante : « Pourvu que ce ne soit pas l’ennemi qui ait franchi mon seuil ! »

Je sens que je prendrais en haine ce logis tant aimé, si l’Allemand l’avait souillé de sa présence.

Un paquet de cartouches oublié sur la table de ma salle à manger me rassure : ce sont des balles françaises ! Français aussi le képi rouge trouvé dans une chambre.

Tout va bien, ce n’est pas l’ennemi qui a forcé ma porte, ce sont nos soldats ! Et il ne restera pas dans ma mémoire l’odieux souvenir du Teuton.

Si l’on a bu un peu de vin de ma cave, tant mieux ! Je regrette seulement qu’il n’est pas été meilleur.

Donner son vin à qui vous donne son sang, c’est peu de chose et c’est encore à moi de leur dire : « Merci ! »

Avant de reprendre le train pour Paris, j’interroge un des rares habitants de retour sur les évènements qui se sont passés dans le pays depuis mon départ, et voici le récit qui m’est fait :

Au moment de l’évacuation du village, une jeune fille agonisait. Impossible de la transporter ailleurs et quelques heures après la pauvre enfant mourrait dans les bras de ses parents désespérés.

Le pays est totalement abandonné. Plus de menuisier pour faire le cercueil, plus de prêtre pour dire les dernières prières ; personne pour porter le pauvre corps au cimetière, -rien que la solitude et l’abandon !

Tout à coup des pas de chevaux approchent : des soldats envahissent le village.

L’angoisse de la pauvre famille s’accroît. Serait-ce donc les uhlans assassins des vivants, profanateurs des morts ? Mais non, ce sont les nôtres ! C’est un détachement de hussard envoyé en reconnaissance au-devant de l’ennemi. Ce sont les dolmans bleus !

Devant la maison en deuil, la seule habitée, l’officier s’arrête, s’informe. Il apprend que le corps d’une enfant de 18 ans gît là sans cercueil et sans personne pour le porter à sa dernière demeure. Il appelle ses hommes, fait assembler quatre planches, dernier abri pour celle qui vient de mourir. Puis sur les canons de leurs fusils croisés, les hussards transportent le funèbre fardeau dans l’église abandonnée.

Entouré de ses hommes, l’officier lit les prières des morts ; l’enfant est ensuite conduite au cimetière où nos soldats, sabre au clair, lui rendent les suprêmes honneurs.

Cette histoire qui m’est contée simplement, sur la place de l’église, au lieu même où elle s’est passée, m’a si profondément émue que je crois devoir la faire connaître à ceux qui ont dans le cœur, avec la foi religieuse, l’amour de la patrie, c’est à dire à tous !

Une Parisienne

Les Rois s'amusent à Bordeaux

(24 Septembre 1914)

(Nous trouvons, dit l’Action Française dans l’Eclair de Montpellier qui le reproduit d’après l’Indépendant des Pyrénées Orientales, un intéressant article de M. Emmanuel Brousse, député républicain, indigné de la vie que mènent à Bordeaux le monde de la fête et celui de la politique, grandes artistes subventionnées, premiers rôles du Palais-Bourbon et du Luxembourg.)

Toute cette noce, toute cette joie, toutes ces fleurs dans les mains ou au corsage des femmes, ces cris, qui transforment ce coin de Bordeaux pavoisé et illuminé en une vaste kermesse au moment où le canon gronde sous les murs de Paris, où les cadavres s’amoncellent, où les deuils se multiplient, tout cela choque et vous attriste. L’envie vous prend de clamer votre indignation et votre écœurement à cette foule follement enthousiaste que la peur tenait aux entrailles huit jours avant et jetait pêle-mêle dans les trains en partance de Paris à Bordeaux.

La sécurité retrouvée, l’éloignement du danger, l’assurance que le traitement ne manquera pas, avec quelques indemnités de déplacement en plus, tout cela a rendu la gaîté à ce monde administratif, journalistique, artistique, boulevardier et fêtard.

Comme je fais part de mon dégoût à un collègue qui arrive vers moi, la main tendue, il me dit :

« Ce que tu vois aux terrasses des cafés de la place de la Comédie te chiffonne, cher ami ? Que dirais-tu si tu allais dans les grands restaurants de la ville, au Chapon Fin par exemple ! Ministres, hauts fonctionnaires, grands journalistes, artistes parisiens de marque sont là attablés avec des femmes superbes, couvertes de bijoux, parées de belles toilettes.

« On sable le champagne, on fume, on plaisante, on rigole pendant que là bas, dans l’Est, nos braves petits soldats se font trouer la peau pour conserver le bien-être de ces gens là. Passe encore quand la noce se fait dans les salles de restaurant. Mais dimanche on a vu déambuler des ministres venant de passer la journée à Arcachon avec des dames, circuler dans les rues de Bordeaux dans des automobiles pleines de fleurs et conduites par des militaires. Des femmes du peuple dont les maris ou les fils ont été blessés ou tués à l’ennemi ont crié leur indignation sur le passage de ses automobiles fleuries. C’est un avertissement. Si on n’y met bon ordre, il se produira quelques manifestations violentes dont vous me direz des nouvelles. Tout ça finira mal ! »

Le lendemain, les détails donnés par mon collègue m’ont été confirmés et au-delà. Il y a unanimité dans toutes les clases de la société, dans tous les milieux bordelais contre le manque de tenue et de dignité de ceux là même qui devraient donner l’exemple de la correction et du sacrifice. Ce qui passerait inaperçu dans l’immense Paris est mis en relief, crûment, dans une ville comme Bordeaux où l’on vit les uns sur les autres et où tout le monde se connaît.

Que les écervelés prennent garde. Leurs actes d’inconsciente légèreté risquent de leur valoir de terribles lendemains.

J’ai vu, j’ai entendu et, ayant l’habitude de la franchise, je n’hésite pas à dénoncer le spectacle de honte et e démoralisation qui est offert journellement à la population bordelaise indignée et exaspérée. A bon entendeur salut !

On nous dit d’autre part que nos hommes d’Etat commencent à être couramment désignés par des pseudonymes tels que « les Capons Fins » ou « les Tourne-Dos à la Bordelaise ».

Le martyre du P. Véron

J’ose écrire ce mot de martyre après avoir eu la poignante émotion de recueillir de la bouche de son compagnon de souffrance le récit des derniers jours du saint religieux.

C’est M. l’abbé Sueur, curé de Villers Frambourg, au diocèse de Beauvais, qui, d’une voix frémissante et exténuée, m’a révélé ces détails lamentables et sublimes. Sa soutane fripée, son chapeau troué, ses joues creuses accentuaient la vie de ses confidences, en confirmant la sincérité.

C’était pendant la retraite dans un petit village de l’Aisne. On dira plus tard en quelles circonstances les deux aumôniers se trouvèrent, bien malgré eux, séparés de la colonne et roulés dans une cohue de paysans fugitifs, arrêtés brutalement par des Prussiens qui, loin de respecter la soutane du prêtre, semblaient goûter une odieuse jouissance à la maltraiter.

Donc, saisis et emmenés par ces sauvages, sans qu’on daignât leur expliquer leur crime, l’abbé Sueur et le P. Véron se trouvèrent englobés dans une troupe de captifs, civils et soldats mêlés, et durent suivre leurs bourreaux. Six jours durant, ils marchèrent entre deux haies de soldats, baïonnette au canon, d’abord dans la direction de Paris, sous les regards ironiques et arrogants des envahisseurs qui se voyaient déjà victorieux, puis bientôt vers le Nord, au milieu des injures et des violences des barbares qui sentaient venir la défaite. Malgré leur fatigue trop évidente, on les surchargeait de sacs et de capotes ; pour stimuler leurs pas alourdis, o, les frappait brutalement du poing et du pied ; pour toute nourriture, quelques pommes, et, pour toute boisson, un peu d’eau. Un véritable calvaire !

Entre tous les prisonniers, les deux prêtres avaient l’honneur d’être particulièrement visés par la rage et la grossièreté prussienne. La haine contre l’Eglise de Rome éclatait dans l’accent avec lequel ces brutes injuriaient et menaçaient le « pastor catholique ». Toute la frénésie bestiale et agressive qui allait, quelques jours plus tard, se déchaîner sur la merveille de nos cathédrales !

Et, cependant, sous l’aiguillon constamment renouvelé de ce supplice, le saint religieux ne poursuivait que deux préoccupations. D’abord il rêvait, aussitôt libéré, non point de prendre un repos nécessaire, mais de retourner auprès de ses soldats. En outre, en vrai fils de saint Ignace, il avait le perpétuel souci de faire chaque matin l’oraison quotidienne et de réciter chaque jour, pour remplacer le bréviaire, quatre chapelets. Ce rosaire et cette méditation dans les trébuchements de cette marche forcée, sous les outrages et les brutalités de ces misérables, quelle prière et quel exemple !

Or, le 7 au matin, le P. Véron tomba sir la route, incapable d’aller plus loin. Il fallut bien le charger sur un fourgon. On l’y aida à coups de bottes, et même une pointe de baïonnette lui ensanglanta le visage. A l’étape, on le jeta sur un tas de cailloux, à demi couvert d’orties. C’est là que l’abbé Sueur dut le préparer à la mort, que le martyr voyait venir avec sérénité.

Cependant un reste de vergogne et les réclamations indignées de son compagnon lui obtinrent, pour mourir, un autre lit. L’agonisant fut transporté dans une chambre à demi dévastée, où l’abbé Sueur le veilla, parmi les ricanements et les grossièretés des sentinelles, tandis que la maison retentissait des chants d’une troupe avinée. Le lendemain, en la fête de la Nativité de la Vierge, le P. Véron rendait son âme à Dieu, après avoir pardonné. Quelques jours après, l’abbé Sueur était délivré par les Anglais.

Depuis un an à peine, instruit déjà par un long et fécond ministère, le P. Véron s’était consacré à l’œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers. Il voulait se dévouer pour le peuple qui vit du labeur de l’usine. Dès les premiers bruits de guerre, il suivit le peuple au péril du combat. Le peuple n’oubliera point que cet apôtre est mort pour lui.

François Veuillot

Lettre d'Ernest Lavisse

(parue au Bulletin des Armées)

Chers enfants de la France

Vous serez vieux un jour, et, comme les vieux, vous aimerez vous souvenir du temps passé.

Il viendra des soirs où vos petits-enfants, vous voyant rêveurs, vous diront : « Raconte-nous, grand-père », et vous raconterez.

Ce sera quelques épisodes de la guerre, une longue marche, une alerte, un assaut à la baïonnette, une charge de cavalerie, l’exploit d’une batterie de 75, la jonchée de morts ennemis dans la plaine, ou bien, dans les rues d’une ville, les rangs serrés de cadavres demeurés debout faute de place pour tomber ; et puis la mort de camarades, les effroyables pertes de votre compagnie et de votre régiment, vos blessures reçues en Belgique, en Champagne, aux bords du Rhin, par-delà le Rhin ; mais la noce des victoires, les poteaux abattus aux frontières trop étroites, des entrées triomphales…

Ces soirs là, après que les enfants émerveillés seront allés dormir, vous ouvrirez un tiroir où vous aurez rassemblé de précieux objets, une balle extraite d’une blessure, un morceau d’obus, un linge où votre sang aura pâli, une croix d’honneur, j’espère, ou une médaille militaire, à tout le moins une médaille de la guerre de 1914, au ruban de laquelle des agrafes d’argent porteront des noms de batailles immortels.

Et quelle qu’ait été votre vie, heureuse ou malheureuse, vous pourrez dire : « J’ai vécu de grandes journées, telles que l’Histoire des hommes n’en avait pas encore vu. »

Et vous aurez raison d’être orgueilleux de votre jeunesse, car vous êtes des jeunes gens sublimes !

J’ai lu de vos lettres ; j’ai causé avec des blessés. Par vous, je sais ce qu’est l’héroïsme. J’en avais beaucoup entendu parlé, étant historien de mon métier, mais voici que je le vois, que je le touche, et comme il est beau votre héroïsme, embelli de grâce, et souriant, à la française. !

Jeunes soldats, en un mois, vous avez combattu en plus de batailles que jadis les armées en des années de campagne.

Jeunes soldats, si l’on vous donnait un chevron par bataille, votre manche ne suffirait pas à les loger, car vous compteriez, à la fin de la guerre, plus de chevrons que d’années.

Jeunes soldats, vous êtes de vieux guerriers glorieux !

Oh ! merci ! merci ! Merci pour la belle fin de vie que vous donnez aux vieillards qui, depuis quarante-quatre ans, ont tant souffert de l’abaissement de la patrie !