Journal
1er cahier
de 1814 à 1869



Notre aïeul a commencé l'écriture de ce journal le 6 mai 1869, aussi les dates figurant en en-tête des chapitres de ce premier cahier correspondent non pas aux dates des évènements où ils se sont déroulés mais aux dates auxquelles il les a narrés.



Paris, Jeudi 6 Mai 1869

Je commence aujourd'hui un travail qui n'aura d'intérêt que pour moi, peut-être pour quelques coeurs amis, et pour mes enfants; je m'y sens porté depuis plusieurs mois et, comme il n'entre nullement à mon esprit de donner à ce que je vais écrire la moindre publicité, je ne vois pas pourquoi je ne suivrai pas mon impulsion. Il faut avoir joué un rôle pour écrire des mémoires et je n'en ai joué aucun; mais un homme qui a traversé bien des épreuves, qui a rencontré bien des gens considérables, qui a vu de près certains événements, n'est pas coupable d'un excès de prétention parce qu'il veut rendre compte de lui-même, fixer ses souvenirs, méditer sur son passé, se mettre devant sa vie toute entière pour voir ce qu'il en reste. Un certain genre de vanité ne saurait avoir place dans cette revue d'une jeunesse et d'un âge viril qui n'a coûté ni un remords, ni une larme à aucun être humain. Je n'ai pas eu ce qu'on appelle si agréablement dans le monde une bonne fortune; avec un coeur affectueux et autant d'imagination que bien d'autres, j'ai été préservé par le travail, par le besoin de garder une réputation intacte pour soutenir les miens, de ces orages que l'on ne rencontre jamais sans s'y exposer vraiment; et, dû cet aveu provoquer le sourire et le dédain de quelques personnes, il ne me coûte rien, et j'y rattache la meilleure impression qui me reste des années écoulées. Il n'y a en somme que ces secrets là qu'on ait peine à garder. Je suis donc bien sûr de ne trahir aucune des confidences qui ont pu m'être faites, et, s'il m'est arrivé de médire de vive voix par fragilité, par abandon de conversation, par envie de briller, je me sens assez maître de moi pour ne pas médire la plume à la main et de sang froid. Je ne mettrai donc rien ici de ce qui pourrait froisser des vivants ou porter atteinte à la renommée des morts et, pour être en paix avec moi-même, je me souviendrai que la vie d'autrui ne m'appartient à aucun titre. je ne veux pas qu'on trouve une méchanceté dans mes papiers quand Dieu m'aura rappelé à lui.

Je suis né à Lyon, le 19 Octobre 1814 dans une maison du quai St Clair qui appartenait alors à un Monsieur de Monicault, et que sa famille n'a vendu que depuis quelques années. J'ai eu dix ans pour élèves, deux des arrières petites filles de ce propriétaire lyonnais et je ne dis pas assez en les appelant élèves; je les aime comme mes enfants et j'ai la certitude qu'elles me rendent cette affection.

Mon père, né à Colmar, mais originaire du Dauphiné, était un négociant honorable et honoré; Ma mère, née à Landau d'un ingénieur qui avait travaillé aux fortifications de cette ville sous l'ancien régime, avait attendu près de 14 ans les joies de la maternité qu'elle a goûtées quatre fois, mais qui ont eu, pour elle, d'amères compensations bien que nul de nous ne lui ait donné de réels chagrins pour sa conduite.

Mon père avait une agréable figure; il n'avait d'autre distinction réelle que son admirable probité et son acceptation sincère de la loi du travail; quand la mauvaise fortune l'atteignit, il porta cette vertu jusqu'à l'héroïsme. Né vers 1773, il avait servi comme tous les jeunes gens de sa génération, avait soutenu le siège de Mayence, avait ensuite été envoyé en Vendée avec toute la garnison de cette place et avait enfin été réformé à cause de sa vue courte. Ma mère, dont je possède un aimable et gracieux portrait, avait, en dehors des agréments de la figure, un charmant esprit qui se passait à merveille de ce que lui auraient donné des études régulières; elle était musicienne, chantait avec goût, jouait bien du piano; elle était, par dessus tout cela, bonne comme la charité et je n'ai rencontré personne qui ne l'aima après l'avoir connue.

Je n'ai que des réminiscences assez vagues de la société de mes parents au quai (Ste Claire) et pourtant je ferai presque le portrait d'une Madame Dafargis, la plus intime amie de ma mère, d'un Monsieur Bergeon, peintre de fleurs, d'un Monsieur (Journel) avocat distingué que j'ai retrouvé depuis, du vieux docteur Raillard, notre médecin, d'un Monsieur Prost qui chantait des couplets avec entrain. J'aurai à nommer ailleurs des amis et des parents dont les circonstances ne nous ont pas séparés et dont plusieurs vivent encore et me rendent quelques jeunesse quand je les vois.

J'ai toujours ignoré le chiffre de la fortune dont jouissaient mes parents. Mais leur vie était celle des gens aisés de leur temps, moins large sans doute que ne serait, aujourd'hui, l'existence de bourgeois placés dans des conditions égales ou mêmes inférieures, honorables cependant et d'une hospitalité toute cordiale. Ils possédaient à Oullins une petite maison de campagne où mère et enfants s'établissaient pour la belle saison et où mon père venait seulement du Samedi soir au Lundi matin. C'était un nid bien modeste, placé dans le voisinage du château du Perron et où nous étions entourés de familles amies. Le Perron même nous était une ressource. Il était loué par appartement à des Lyonnais de classe moyenne qui jouissaient en commun d'un reste de parc à la française et dont les moeurs contrastaient avec le cadre jadis seigneurial du château. Tout est indécis dans ce que ma mémoire conserve d'Oullin et du Perron. J'y vois pourtant un jeune homme du Havre, Anthime Colombel, que son père avait placé chez le mien pour l'initier aux affaires et qui pleurait de bon coeur quand il dût nous quitter pour retourner dans sa famille. Je l'ai revu à Paris en 1836, marié, pourvu d'enfants, riche d'ailleurs. Je me souviens encore d'un Granger nommé (Bégat) et de sa femme, brave paysan qui logeait dans les modestes dépendances de la maison et qui, jardiniers et gardiens pendant l'hiver de notre palais d'été, paraissaient fort attachés à ma mère.

J'avais la plus triste santé. Il n'est sorte de maladie qui ne m'ait atteint dans mon enfance. Les médecins jugèrent que l'air du Rhône était trop vif pour moi, et mes bons parents quittèrent leur maisonnette pour louer, à Saint Lambert en face de l'île Barbe, une habitation un peu plus grande et située au milieu d'un parc de quelques étendues. Monsieur et Madame Clavière à qui appartenait le domaine, y vivaient toute l'année avec un parent idiot. Ils avaient au moins quatre filles et cinq fils. Tout ce monde venait du Samedi au Lundi et, comme chacun était musicien, le piano de ma mère ne se fermait pas de 48 h. J'entends encore ces bonnes gens chanter en coeur des refrains alors à la mode et, entre autres, celui-ci qui effaroucherait peut être la pruderie de nos salons actuels.

C'est l'amour, l'amour l'amour
Qui fait le monde à la ronde
Et chaque jour à son tour
Le monde fait l'amour.

La maison Clavière touchait la Mignonne, habitation de notre excellent cousin, Charles Berna, et la Sauvagine, grande manufacture de châles qui constituait une partie notable de sa fortune. Monsieur Berna était un père pour ses ouvriers; il a été, pour nous, le meilleur des parents; et quand les affaires de mon père ont abouti à la ruine, c'est cet homme de bien qui, de sa bourse et de ses conseils, est venu en aide à ma mère pour créer une industrie et nous élever.

On n'avait pas alors les habitudes de déplacement qu'ont prises de nos jours toutes les classes de la société, et un seul voyage se rapporte à cette période de mon enfance. Ma mère eut besoin, en 1820, d'aller à Mayence pour des intérêts de famille et elle emmena avec elle ma soeur, moi et une domestique qui était depuis longtemps à son service. Un voiturin nous conduisit, à petites journées, à travers la Suisse et le pays de Bade jusqu'à notre destination et nous logeâmes chez ma grand’mère maternelle. Près d'elle vivait mademoiselle Hermann qui, après avoir élevé ma mère et ma tante comme institutrice, avait marié celle-ci à son frère Georges, devenu depuis Ministre des Finances et pair de France. Un autre frère devait épouser ma mère et le troisième est devenu évêque. Je sais que mademoiselle Humman est morte dans des habitudes de piété et que nombre de gens lui attribuent leur retour aux idées religieuses; mais, il me reste des paroles de ma mère une impression pénible sur elle, et je crains que son influence, sur mon aïeule, ait été désastreuse du point de vue de la fortune et de nature à relâcher les liens de famille. Nous avions à quelques lieux de Mayence, à Francfort, un vieil oncle, Monsieur (Schevendel) et une trentaine de cousins; les Berna et les Brentano étaient du nombre. Quelques jours furent donnés à cette parenté, quelques autres à la famille de mon père à Strasbourg, et nous revînmes à Lyon aussi lentement que nous nous en étions éloignés. Je me rappelle que notre cocher me faisait, tout le long de la route, de petits sifflets avec de petits morceaux de sureau. C'était un alsacien dont le langage avait un accent très germanique, fort bon homme du reste.

J'ignore ce qui a pu déterminer mon père à quitter Lyon et à venir fonder à Paris une maison de commerce de ..., mais je me souviens que notre mobilier fut vendu à la criée, de la réserve, de sièges que ma mère avait brodés et d'un piano à queue de Vienne; et qu'un voiturin nous amena en 9 jours près de mon Père, déjà installé dans un grand appartement de la rue du Boulay, n°4. Une partie était occupée par ses bureaux et ses magasins; le reste nous offrait toutes les conditions d'un grand confort. C'était en 1822. Mon frère naquit peu de mois après notre arrivée et une soeur nous vint encore 3 ans plus tard. La pauvre enfant est morte à 13 mois. Je dirai plus tard ce qu'est devenu Auguste. Un médecin distingué, Monsieur Petroz, logeait au dessus de nous. Il eut bientôt à me donner des soins et, deux fois, il m'a ramené des portes du tombeau. Jamais enfance n'a été plus misérable et plus maladive que la mienne, et la santé ne m'est venue que le jour où il a fallu, avant l'âge, tirer parti de moi même. J'ai fourni depuis une rude carrière et jamais mes forces physiques n'ont été au dessous de la tâche. J'ai suffi à tout et je porte mes 55 ans avec vigueur en dépit du travail, de la goutte et des crises que j'ai traversées. Après un essai de 3 mois dans la pension Massin, il avait fallu renoncer pour moi à l'éducation publique et prendre des maîtres qui venaient me donner à petites doses ce que je ne pouvais aller chercher au dehors. J'avais appris à lire sans peine sur les genoux de ma mère et je dévorais tous les livres qu'on me donnait. Ce n'est pourtant pas par les lettres qu'on a commencé mon instruction et la première leçon que j'ai reçue, fut une leçon de musique. J'ai eu pour maître Monsieur Valentin (Sadin) qui avait été pianiste de la reine Marie Antoinette et dont le frère Louis dirigeait la chapelle du roi Louis Philippe et je dois à ses soins d'être devenu vraiment musicien. Le jour où il posait mes mains sur le piano, il me donnait les principes de la grammaire musicale, et en moins d'un an, avec 10 ou 12 minutes au début de chaque leçon, il me menait à accompagner le solfège d'Italie sur une basse chiffrin. Dès la seconde année, je faisais avec lui de l'harmonie et la musique est devenue, pour moi, une langue que je lis et que j'écris sans instrument. J'ai pu composer de très bonne heure des petites marches, des valses et je m'amuse encore à écrire des mélodies qui m'occupent les soirs d'été quand le labeur littéraire ou historique du jour est accompli.

C'était du reste une figure originale que celle de mon vieux maître avec ses soixante ans, sa figure ridée, sa perruque, ses diamants et ses breloques. Il chantait encore agréablement des romances de sa façon, il dansait avec fureur et, à minuit, il retournait à pied chez lui, c'est à dire à Passy, par le Quai ou par l'Allée des Veuves sans le moindre souci des malfaiteurs qui d'ailleurs ne se sont jamais occupés de lui. Au risque de ressembler au vieillard (d'Itasan), laudata temporis acti, je dirais que personne n'est plus bâti de la sorte. Monsieur Sadin a gardé sa jeunesse jusqu'à 80 ans. Je ne sais comment il est mort, mais je lui suis très reconnaissant, et je me rappelle ses leçons chaque fois que je m'assieds devant mon piano. Il y aurait un tableau à faire de son intérieur à Passy où je l'ai vu souvent, mais on ne croirait pas à l'exactitude de mes souvenirs, quelques précis qu'ils soient et l'on verrait une caricature dans ce qui serait une photographie., le pêle-mêle de son mobilier et le pittoresque de sa toilette de chambre eussent été une bonne fortune pour Balzac et, s'il l'avait connu, il lui aurait donné place dans sa Comédie Humaine.

Après les leçons de musique vinrent presque immédiatement les leçons de danse et d'écriture qui furent données, à ma soeur et à moi, chez Madame Pétroz, concurremment avec sa fille Maria et avec Augustin Derbel. La danse m'a été enseignée par Madame Montgoye, femme d'un des piliers du corps de ballet de l'Opéra. Elle m'avait donné d'excellents principes dont j'ai profité ailleurs que dans les bals, elle m'avait initié aux mystères du menuet et si plus tard, j'ai eu une tenue passable, je la lui ai due. Le ménage Montgoye vivait honnêtement, mettait à la caisse d'épargne et a possédé, à ma connaissance, une habitation d'été à Puteaux. Quant au professeur de calligraphie, il faudra qu'on oublie tout ce qu'on aura vu de mes lettres ou de mes manuscrits, pour croire, ce qui est vrai pourtant, qu'il était excellent. Il se nommait Monsieur Saint Omer et je ne voudrais pas faire tort à sa mémoire en lui attribuant mes hiéroglyphes. Bien des lecteurs m'ont cru disciple du Chat (noir) d'Hauffmann et je reconnaîtrai de bonne grâce qu'ils paraissaient dans le vrai; mais, dussai-je demander pardon aux mânes de mon maître réel, je ne puis dire, ici, que ce qui est.

Des leçons prises en commun forment vite un lien. Celui qui nous réunit à Maria Pétroz se resserra encore le jour où nous eûmes pour professeur de Grammaire, de Géographie et d'Histoire, Monsieur Bugnon et où nous suivîmes ensemble les cours de l'Abbé Gauthier, continués par ses élèves, associés en une sorte de république enseignante. Monsieur Bugnon m'a donné les premières leçons de latin et a décidé ma carrière en me faisant professeur à 13 ans. Je reviendrai bientôt sur ce qui le concerne. Il faut dire auparavant que ma jeune condisciple m'inspirait une admiration quasi romanesque et que je jouissais beaucoup des occasions multiples que j'avais de la voir. Nos mères s'étaient convenues et nous passions toutes nos soirées ensemble, même lorsque le Docteur eut quitté notre maison pour aller loger rue de Louvois au numéro 4. Il y a là, pour moi, un souvenir que je garde seul. Mademoiselle Pétroz que je cessai de voir après les malheurs de mon père est devenue Madame Seguin, avec une énorme fortune. Elle a suivi mes cours de littérature, en me payant en souscription. J'ai fait souvent, dans le même compartiment qu'elle et son mari, le voyage de la Vallée Montmorency, elle, allant au Plessis Bouthart chez son père, moi, à (Lanhome) où j'avais établi ma smala, en 1849, et nous étions l'un pour l'autre d'une exquise politesse. Voila comment finit ma petite aventure d'enfant et Dieu me garde d'en faire un reproche dans le fond le plus intime de ma pensée à l'héroïne de ce roman. Nous avons fait ensemble notre première communion à Saint Sulpice, après avoir été instruit par l'Abbé Gal chez Madame (Rattier), rue de Prouvain. Madame Rattier si riche depuis, en dehors même du caoutchouc, était une personne d'une haute distinction que j'ai retrouvée à une autre époque de ma vie, et qui m'a traité avec une affectueuse bonté, aussi bien que sa fille, Madame Trapelot, morte récemment.

J'avais 12 ans; j'étais destiné aux affaires; je devais, vers 15 ans, être envoyé chez mes parents de Francfort pour en apprendre l'esprit et la tristesse tout en apprenant l'Allemand et je n'avais aucune répugnance pour cet avenir. Un soir, ne dormant pas encore à une heure où mes parents me croyaient en plein sommeil, j'entendis mon pauvre père dire à ma mère qu'il venait de clore son inventaire et qu'il était ruiné. Je sus le lendemain qu'il ne pouvait même pas faire face à toutes ses obligations et je vis ma mère abandonner sa dot aux créanciers pour qu'il n'y eut pas de tâches sur le nom que je devais porter. Je le dis ici sans trahir la vérité, voilà le sujet de plus tendre gratitude pour cette excellente mère et cette gratitude s'accroît du souvenir de ce qu'elle a fait ensuite pour assurer le pain de ses enfants. Je l'ai vu, elle, femme du monde, avec sa dignité, sa bonne grâce, son esprit, se mettre à la tête d'un hôtel garni de la rue Saint Denis dont un prêt de notre cousin Ch Berna avait rendu l'acquisition possible. J'ai vu mon père accepter et remplir jusqu'à sa mort un modeste emploi à la Caisse d'Epargne et ajouter, à la faible rétribution de cette place, le prix de quelques tenues de livre dans les maisons de commerce de détail où il allait le soir mettre les écritures en ordre. Mon coeur se serre en écrivant ces choses; il se serre surtout au souvenir des ruptures, des abandons de ceux qui auraient du s'incliner devant de tels sacrifices et qui s'écartaient choqués des conditions nouvelles de notre vie. De précieuses exceptions nous consolaient, mais il faut bien avouer qu'elles étaient un petit nombre et que l'idée d'un profond abaissement est la seule qui me reste de cette crise de notre existence. Mon père était stoïque, mais ma mère pleurait souvent dans le secret de son petit réduit quand elle y remontait la dernière. Ma soeur, plus jeune que moi d'un an et demi, avait l'insouciance d'une enfant. J'étais moralement plus avancé qu'elle et je me demandais ce que je pourrais faire pour coûter moins ou même pour apporter quelque chose à la famille. Il ne pouvait plus être question de commerce. Monsieur Sadin parla de musique et me mena chez Cherubini pour m'ouvrir les portes du conservatoire. L'abord du Maestro était des plus maussades et, quand mon vieux professeur parla de ce que je savais, l'incrédulité se manifesta en termes aussi nets que possible. J'ai pourtant conscience qu'on avait exprimé la pure vérité. Le résultat de cette visite fut l'admission au plus prochain concours et je travaillai un concerto pour donner la mesure de mon savoir faire. Le jour solennel venu, je parus dans l'une des salles de la rue Bergère devant un aréopage où je ne connaissais que Cherubini. Monsieur Adan, placé près de moi, tournait les pages de mon morceau et j'allais sans accroc jusqu'au tutti. On n'attendit pas une minute pour me dire que j'étais en état d'entrer dans une classe de piano, mais que nulle place n'était vacante et qu'on m'offrait de m'admettre dans une classe de solfège, avec promesse de mutation dès qu'il y aurait possibilité. Mon maître et ma mère refusèrent. Et voilà pourquoi, je n'ai pas été un artiste. Je l'ai longtemps regretté. J'ai cru que j'avais en moi de quoi fournir une carrière de compositeur. J'ai senti la perte des enivrements du succès, des applaudissements de la foule émue, j'ai comparé, en rêvant d'apothéose comme tant d'autres, la fièvre que donne une oeuvre lyrique à monter, avec les platitudes du métier si humble qui m'a donné du pain et j'ai souvent senti ma poitrine oppressée. Aujourd'hui, je rends grâce à Dieu de ce qu'il a fait pour moi. Puis-je dire ce que je serais devenu, au milieu du contact du conservatoire et du théâtre. Suis-je bien assuré qu'une vie moins contrainte m'aurait laissé tous mes sentiments pour mes parents? Aurai-je pu d'ailleurs marcher assez net dans la voie de l'art pour me trouver, à 18 ans, chef de famille comme je l'ai été véritablement. Non, cent fois non! Le regret serait donc de l'égoïsme! Et pourquoi d'ailleurs me plaindrais-je de mon lot? N'ai-je pas atteint l'aisance, obtenu la considération, ne dois-je pas à ma profession des amitiés précieuses? Mes soins n'ont-ils pas fait quelque bien aux enfants qui les ont reçus et n'y a t il pas de mères qui m'en soient gré et dont le coeur associe mon nom à l'accomplissement de leur meilleure oeuvre? Je serais ingrat envers la providence si je balançais à la honnir de ce qu'elle a fait de moi. Je n'ai pas été un serviteur absolument inutile et je me sens payé de mon labeur de quarante deux années.

12 Mai 1869

Vers le milieu d'Octobre (1827), Monsieur Bugnon dit à ma mère qu'il donnait des leçons au fils de la Baronne de Cambrai, qu'on lui demandait un répétiteur, pouvant faire travailler ce jeune garçon de 7 h du matin à 11 h, et qu'il se faisait fort de me faire agréer. Il y avait à compter, pour cette besogne, sur une rétribution de 50 francs par mois. Je n'hésitai pas à accepter et le 3 novembre j'entrai en fonctions. On n'a qu'à 13 ans de ces témérités. Prendre, avec la santé que j'avais eu jusque là, l'engagement de faire, tous les jours, avant 7 h, le trajet de la rue Saint Denis n° 207 à la rue de la Chaise, 35 minutes de marche rapide, était déjà une audace étrange et j'eus pour mes débuts un hiver des plus rigoureux. La Seine fut prise de glace pendant trois semaines et je traversai cette épreuve sans une indisposition et sans manquer une fois à ma tâche, mais ce n'était là qu'un côté du problème. Qu'étais-je sous le rapport essentiel? Que savais-je en réalité? Presque rien. J'avais 3 ans de plus que mon élève et les événements m'avaient fait un caractère. J'étais grave et, pendant deux ans et demi, je n'ai pas ri une seule fois avec lui. Pétulant et léger comme il l'était, il n'a jamais pensé qu'il put jouer avec moi, et, grâce sans doute à la présence de sa mère qui assistait à mes quatre heures de leçons, il travaillait sérieusement. Si maintenant je cherche à me rendre compte de ce que je savais pour m'improviser instituteur, je reste confondu de ce qu'il m'a fallu de chance pour ne pas échouer ridiculement. Si je n'avais eu ni la discipline du collège, ni les fortes leçons qu'on y reçoit; et, à 13 ans, après les changements de destinations que j'ai racontés, ma provision de latin, et même de français, était bien misérable. Il fallait apprendre au jour le jour ce que je démontrais et je crois bien que l'ardeur que j'y ai mise, m'a beaucoup servi. Mais je ne voudrais risquer, pour personne, une telle initiation pédagogique? Mon fils (1) , Dieu merci, a pu faire ses études régulièrement. Il était licencié Es/lettres et Licencié en Droit avant de donner une leçon. Il a par de vers lui tout ce qui me manquait et ce que je n'ai acquis qu'à force de volonté et en un temps considérable? Encore éprouvai-je souvent que mon savoir manque de certaines bases; je ne gouaille jamais ceux qui ont été forts en thème; je les envie. La Sorbonne m'eut peut-être été ouverte à une certaine heure si j'avais mieux fait le vers latin.

Le père de mon élève, la première fois qu'il entrât dans le petit salon qui nous servait de cabinet d'étude, se retira brusquement pour ne pas éclater de rire devant le maître et le disciple. Il revint après avoir pris son sang froid et fut poli. Peu de semaines, après il partait pour un assez long voyage et je ne l'ai pas revu. Il mourût à Genève, je ne sais de quelle maladie ?

Madame de Cambrai était et est encore une femme remarquable et je lui dois beaucoup. Il y a eu quelque chose de maternel dans l'attitude qu'elle a prise avec moi et, soit à Paris, soit à la campagne quand je l'y ai suivi, elle a travaillé à mon éducation avec un tact, des lumières et une bonté que je ne saurais oublier. Elle vivait chez son père, le Général Comte de St Sulpice qui avait fait, avec honneur, les grandes guerres de l'Empire, avec sa mère, personne studieuse qui venait de temps en temps discuter avec moi des questions grammaticales, avec son frère, le Vicomte de Saint Sulpice, ancien page de l'empereur, homme d'excellente compagnie, que j'ai vu jusqu'à sa mort et toujours avec plaisir. En politique, on était libéral dans l'hôtel de la rue de la Chaise, on allait au Palais royal et je me rappelle encore le vieux Général, venant à 8 h du matin annoncer à sa fille que Monsieur Roger Collard était nommé Président de la Chambre des Députés. C'était une victoire pour lui. On me retenait parfois à déjeuner, et quand, après le repas, on passait dans le cabinet du chef de la famille, j'y regardai, avec curiosité, les armes et surtout un dessin représentant Longwood, la dernière habitation de Napoléon. Une des intimités de la maison était l'ancien évêque de Plaisance dont je voyais chaque matin le valet de chambre demander comment on se portait et donner des nouvelles de son maître. Je ne savais rien alors des débats de l'église avec le Premier Empire et j'ignore encore pourquoi ce digne prélat n'était pas dans son diocèse.

J'entrais dans un milieu nouveau pour moi, et je n'étais pas insensible à ce que j'y trouvai d'élégance, de courtoisie, de recherche. Je commençai là mon apprentissage d'homme du monde, et je suis arrivé graduellement à fréquenter les salons les plus aristocratiques sans y être déplacé, et sans sortir néanmoins du rôle modeste qui devait longtemps être le mien. Madame de Cambrai s'absenta 3 mois pendant l'été et quand elle me rendit son fils, une année de plus, 9 mois de pratiques et un travail opiniâtre à la maison avaient accru ma bien mince valeur. J'eus, pendant l'hiver 1828/1829, deux élèves nouveaux, le jeune Charles de Plazannet, fils du Colonel des pompiers de Paris et le jeune Croisnier, fils d'un lieutenant au même corps. Pour le premier, j'avais deux francs par heure, pour le second 1 franc quarante centime. Au 15 juin, je parus capable de faire travailler seul Anatole de Cambrai à la campagne où notre commun maître ne pouvait le suivre, et je partis en poste avec Madame de Cambrai. Quatre semaines furent passées à Orléans chez Monsieur le Baron de Cambrai, aïeul paternel de mon élève dans un hôtel de la rue de la Bretonnerie où je ne manque pas de retourner quand je passe dans cette ville. Ma musique me fit accueillir chez les amis de mon nouvel hôte et la famille de Sainte Marie me fut particulièrement bienveillante. Je vis aussi Monsieur de La Place qui fut nommé Premier Président de la cour royale pendant notre séjour.

La terre de Cambrai où nous allâmes ensuite est à 6 lieux de la ville, et tel était l'état des chemins vicinaux à cette date, qu'il fallut faire le trajet de Toury au château dans une chaise à deux roues attelées comme les charretées et menées au pas par un homme à pied. On envoyait une fois par semaine un domestique prendre les lettres à la poste de Toury. Un fermier, nommé maître Parfait, les apportait une autre fois en revenant du marché et on se contentait de ces minces moyens de communiquer avec le reste du monde. En 2 mois de résidence à Cambrai, il ne fut fait qu'une visite au dehors chez le Général Rey, l'héroïque défenseur de Saint Sébastien en 1814, homme d'esprit et d'un commerce agréable, qui nous parla des "Puritains" de Walter Scott qu'il venait de lire avec ravissement et que nul de nous ne connaissait encore. Cambrai est une fort belle terre et le vieux Baron qui la possédait alors, était un type du gentilhomme d'autre fois, grand chasseur, grand royaliste, peu chargé de science, mais honorable de tous points. Il se retirait de bonne heure et sa belle fille avait la bonté de remplir la fin de la soirée par des lectures qu'elle choisissait à mon intention, et dont plusieurs ont laissé chez moi des traces encore sensibles. Dieu me menait où je devais aller, pour mon plus grand bien et par une route où je trouvai le baume aussi bien que les épines.

Quand je revins de Cambrai, Monsieur Bugnon avait résolu de fonder un pensionnat et sans me faire quitter les occupations rétribuées que j'avais, de me prendre chez lui comme sous maître. Cet arrangement eut un commencement d'exécution, et après un essai de 6 mois, il se rompit de lui même. Je n'avais eu que la table et le logement chez mon patron, et il n'est pas inutile de dire ici ce qu'il était. Genevois et protestant, élève de l'abbé Gaultier, professeur de grammaire avec une vocation d'artiste peintre et le goût passionné de la comédie, il n'avait rien de ce qui constitue le chef d'institution et, après 10 ans d'effort malheureux, il a du céder sa maison pour une somme très modique et se remettre à courir le cachet jusqu’à sa mort. Singulière nature qu'il ne m'appartient pas de juger après ce que je lui dois, mais que je puis plaindre pour ce qu'elle lui a fait gaspiller d'intelligence en pure perte. Vers Pâques (1830), Madame de Cambrai du prendre un précepteur pour son fils et, en quittant à la fois mon premier élève et la pension de mon professeur, je trouvai un nouvel emploi de mon temps chez Monsieur de Lavau, ancien préfet de police, et chez Madame la Vicomtesse Foucher de Careil. Madame de Lavau habitait rue de Tornon, n° 4, chez son père, Monsieur de Salaberry, député de la droite la plus prononcée. Elle avait 3 enfants, Félicie, Adrien, Elisabeth, et un neveu Gaston, fils de Monsieur Charles de Lavau. Je reviendrai ailleurs sur cette famille que j'ai retrouvée plus tard. Quant-à Madame la Vicomtesse Foucher de Careil, elle appartenait personnellement à la dynastie si nombreuse des Boscary qui occupait plusieurs des hôtels de la Place Vendôme et elle me chargeait de donner les premiers éléments du savoir à sa fille Marie. Son fils Alexandre, aujourd'hui éditeur de (Leebnitz) et candidat à la députation dans le calvados, était un petit enfant qui n'avait besoin que de sa bonne anglaise. J'ai été plus tard admis dans l'intimité de Monsieur et Madame de Foucher; j'ai compté de nombreuses élèves parmi leurs nièces et leurs petites nièces et leur maison est une de celles par où je suis entré dans le monde élégant. Ma qualité de musicien n'y a pas nui. Monsieur de Foucher avait pris comme moi des leçons de Valentin Sadin.

J'avais été présenté, vers le mois de Décembre 1829, à Monsieur Collart, instituteur des enfants de France et j'avais déjeuné chez lui, le 1/01/1830 aux Tuileries, avec une douzaine de professeurs qui répétaient ses cours dans toute la rue Richelieu. Au mois de Mai, il me demanda s'il me conviendrait de passer l'été à la campagne chez Monsieur le Comte de Montguyon; pour donner des leçons à sa petite fille Mademoiselle Henriette de l'Epinay. J'acceptai et le 1 juin, n'ayant pas encore 16 ans, je partis pour le château de Baron, près de Montreuil le Handouin.

Personne n'a eu une vie plus grave que Monsieur de Montguyon. Personne n'a pu dépasser, en indulgente bonté, Madame de Montguyon; et ce ménage exemplaire que je n'ai cessé d'admirer et d'aimer respectueusement, a eu bien des tristesses à endurer. Madame de L'Epinay, mère de mon élève, était morte très jeune; son mari qui vit encore, était remarié à Mademoiselle Le Tissier dont il a eu deux autres filles. Messieurs de Montguyon fils ont eu, l'un comme aide de camp du Duc d'Orléans, l'autre comme habitué de l'opéra, une notoriété qui me dispense de parler d'eux ici, mais qui contrastait avec les moeurs si austères et si patriarcales de leurs parents. Monsieur Fernand de Montguyon me prenait volontiers, le soir, comme compagnon de ses promenade et me jetait, en me racontant les incidents de sa vie agitée, dans des surprises qui auraient pu avoir des résultats bien fâcheux pour moi, mais dont, en somme, je n'ai pas souffert. Pendant les deux mois que je passai d'abord à Baron, je nouai quelques relations que j'ai pu reprendre; J'y vis la famille d'Ailly qui habitait Rozieres, la famille Bordessoulle qui habitait Fontaine; enfin, j'ai connu la Baronne de Morel qui vint passer quelques jours chez mes hôtes avec son mari et sa fille, qui chanta "Athala, je t'adore" et qui ne prévoyait pas plus que moi le procès La Roncière et les éclats des assises de 1833.

Les mois de Juin et de Juillet 1830 tiennent une grande place dans l'histoire de ce siècle, le voyage du roi de Naples à Paris, l'expédition d'Alger, les élections qui renvoyèrent les 221 à Charles 10, occupèrent à divers degré les habitants du château. Le curé du village, l'abbé Invitezacco, était napolitain. Avec la désinvolture de quelques prêtres de son pays, il alla voir Monsieur le confesseur de son souverain et le conduisit à l'Opéra pour lui montrer une danseuse qui avait intéressé l'auguste pénitent; et, au retour, il nous raconta ce bel exploit comme un trait d'esprit digne d'être applaudi. La bonne Madame de Montguyon, tout en souriant, essaya de lui faire comprendre que son habit interdisait de telles espiègleries, elle y perdit sa peine. La prise d'Alger, arriva au milieu du mouvement électoral et trouva les esprits absorbés par une lutte plus passionnée que jamais, et l'intérieur où je vivais, s'attachait d'autant plus à cette crise politique que Monsieur de Montguyon père était candidat libéral au Grand Collège de Beauvais. Il fut élu à une forte majorité et Monsieur Lemaire, maître de poste à Nanteuil, vint annoncer son triomphe au château avant qu'il fût lui-même rentré. Les Chambres étaient convoquées pour la fin du mois; nous revînmes donc à Paris et j'assistai à la Révolution des Trois Jours. Un bruit vague me poussa le Lundi 26 dans un cabinet de lecture du Passage du Grand Cerf. On s'y disputait le Moniteur et pour satisfaire la curiosité générale, il fut convenu qu'un de nous lirait tout haut le rapport de Monsieur de Chantelauze et les textes des ordonnances et que tous les auditeurs paieraient leurs deux sous pour que l'établissement ne perdit rien à ce procédé expéditif. Je courus chez Monsieur de Montguyon que je trouvai dans l'ignorance du fait et à qui je l'appris et je vis bientôt arriver des députés plus alertes lui annoncer une réunion chez Monsieur Lafitte (2)  ou chez Monsieur Casimir Périer (3) . Un des anciens commis de mon père, Monsieur Barnoud, me mena dans la journée à la Bourse où je vis la chute rapide des fonds publics. Le lendemain, j'allai chercher ma soeur dans une maison de la Rue de la Chaussée d'Antin où on l'avait envoyée; je la ramenai avec quelques peines chez ma mère et nous vîmes, porté dans la rue St Denis, un corps sanglant avec des cris de vengeance et des appels aux armes. On sait le reste et je n'ai nulle envie de le raconter ici. Mais je dois consigner le souvenir que m'a laissé le 30 juillet, l'aspect de Paris dépavé, portant les traces de la bataille et encore agité de la fièvre révolutionnaire. Jamais on ne me fera concilier avec ce souvenir l'idée qu'il fut possible de faire triompher, à ce moment, une combinaison régulière et légitime. J'ai vu le Duc d'Orléans (4)  revenir de l’hôtel de ville en uniforme de Lieutenant Général, ayant derrière lui Benjamin Constant (5) , porté dans une chaise comme une dame de l'ancienne courre, et la solution du 7 Août m'a paru la conséquence inévitable de ce qui s'était passé sous mes yeux. Je n'exprime là, ni une opinion, ni une sympathie, j'énonce un fait et je dis comment ce fait m'est apparu.

Ma mission près de Mademoiselle de L'Epinay devait durer jusqu'au premier Décembre. Je continuai donc d'aller chaque matin lui donner deux heures de leçon et le reste du temps se passa à suivre les événements, à faire, dans la Garde Nationale, un service qui n'était alors ni sans fatigue ni sans péril et que j'accomplissai avec zèle. Nous ne retrournâmes à Baron que quelques jours vers le mois d'Octobre et, après cette course, je me demandai ce que j'allai devenir. Ma clientèle de l'hiver précédent était dispersée. Monsieur Collard avait perdu son poste; tout paraissait me manquer et les affaires de ma pauvre mère était loin de prospérer. Les agitations populaires sont ruineuses pour les maisons meublées.

Aux approches de l'hiver, je sais que Monsieur Collard avait loué un fond de maison, rue Verte et qu'il y transportait ses cours de la Rue de Richelieu. J'allai le voir, je lui expliquai tout mon passé et, peu de jours après, il me présenta à Monsieur le Baron Anselme de Barante, frère de l'Académicien, et je m'engageai à passer près de son fils, 8 heures tous les jours. La tâche était ingrate. Frédéric était dépourvu d'intelligence à un degré qui touche à l'idiotisme. Je mis de l'ardeur à en tirer quelque chose et Monsieur et Madame de Barante qui viennent de perdre ce malheureux garçon à plus de 46 ans, m'ont regardé et traité, depuis le commencement de 1831, comme un de leurs enfants d'abord, ensuite comme un ami. J'ai de tous deux, des lettres excellentes. Ils montent mes cinq étages avec leurs 170 ans d'âge et tout ce qui m'appartient a été adopté par eux et se ressent de leur affection pour moi. Je n'ai pourtant passé que deux ans dans leur intérieur. Monsieur de Barante était Intendant des Domaines de la Liste Civile; il avait, à ce titre, la jouissance de l'hôtel de la Surintendance à Versailles. J'y passai, avec Madame de Barante et mon élève, l'été de 1831 et j'y formai quelques relations. La plus marquée m'attirait au Pavillon Massipe, chez des parents du Maréchal Lauriston (Monsieur et Madame de Marquet) qui m'accueillirent avec cordialité et chez qui j'ai fait beaucoup de musique et rencontré beaucoup d’officiers de carabiniers. La plupart de ces messieurs sortaient de la Garde Royale ou des Gardes du Corps; quelques uns étaient de naissance distinguée; tous étaient des gens bien élevés et l'Armée m'apparût, en eux, sous un aspect agréable. J'ai retrouvé depuis, à Bruxelles, au service Belge, Monsieur de la Gotellerie que j'avais connu là et qui est mort Aide de Camp du Roi Léopold.

Rentré à Paris, j'ajoutai quelques leçons à mon emploi de quasi précepteur. Je pris moi-même un maître de Latin et de Grec (Monsieur Bornmann) qui combla bien des lacunes dans mes connaissances classiques. Sentant bien que ma position serait vite insuffisante, je cherchai dans l'étude des Mathématiques et de la Physique les éléments d'un avenir qui s'ouvrait très confusément devant moi. Mais là n'était pas ma voie définitive et, bien que j'ai fait avec succès de la Géométrie et de l'Algèbre, bien que j'ai été pour Monsieur Casalis une sorte de préparateur et, à la fin, un suppléant, dans le cours de Physique qu'il faisait chez Monsieur Colart, les x et les expériences ne m'ont servi qu'à mesurer mes facultés et à me prouver que j'aurais pu réussir dans ces branches exactes et positives du savoir humain.

1832 fut marqué par le choléra et par les émeutes des 5 et 6 Juin. Les affaires de ma pauvre mère allèrent d'une façon désolante et, au mois de Juillet, il fallut tout quitter. La succession de notre vieil oncle Schevendel avait remboursé les avances de notre cousin Berna qui mourût lui-même vers cette époque. Je fus émancipé à 18 ans pour pouvoir disposer, en faveur de la communauté, d'une petite somme qui m'appartenait en propre et pour prendre Rue Olivier Saint Georges, un logement où je reçus père, mère, soeur et frère. J'avais remplacé Monsieur Collart, souffrant dans l'un de ses cours, il promettait de me donner des élèves au cachet. Monsieur et Madame de Barante eurent la bonté de reconnaître les premiers que je ne pouvais rester près de leur fils et, au mois de Décembre 1832, j'entrai dans une nouvelle phase de ma vie. Je gardai, des diverses positions que j'avais occupées, des raisons de bien penser de l'humanité et je bénis encore, au fond de mon âme, les gens qui ont soutenu mes premiers pas dans le monde. Pauvre, à peine muni des instruments de mon métier, j'avais rencontré partout des esprits aussi indulgents que distingués, des coeurs aussi bons que nobles; je gardais l'appui moral de ceux à qui je ne pouvais plus consacrer mes services, mais qui pouvaient compter sur ma gratitude et sur mon dévouement. Je me sens, à l'heure où je jette ces notes sur le papier, exempt de reproche à leur égard.

Un fait à consigner ici c'est que je n'ai connu ni Monsieur de Barante, l’aîné, ni sa femme, ni ses enfants, ni sa soeur, Madame Annisson du Perrou, pendant que j'étais attaché à leur frère. L'historien du Duc de Bourgogne était ambassadeur à Turin et je l'ai vu pour la première fois à l'époque où il quitta ce poste et où il passa un hiver à Paris avant de se rendre à Pétersbourg. Etienne Annisson, son neveu, était venu huit jours à Versailles, pendant l'été où j'y avais vécu, et m'avait laissé voir tout ce qu'il avait d'intelligence, de bon esprit et d'acquis déjà notable pour son âge. C'était un enfant prodigieux et il aurait fourni une magnifique carrière sans la révolution de 1848 qui l'arrêta. Un mariage qui lui donna du bonheur et une mort prématurée, foudroyante, au milieu d'une partie de plaisir, voilà à quoi aboutirent de si belles promesses. Son père l'avait devancé; mais sa mère était là et elle vit encore. Le chagrin ne tue pas même quand il est à ce degré.

20 Mai 1869

Pendant 14 ans, j’ai donné des leçons particulières et avec beaucoup de peine, de fatigue, de travail, ce genre d’occupations m’a permis de vivre, de soutenir les objets de ma tendresse, de satisfaire à quelques obligations arriérées, sans me laisser la moindre épargne pour l’avenir. Je ne me rappelle pourtant pas, sans quelque plaisir, ces longues années où je n’avais jamais d’assurances pour plus d’un mois, où ma clientèle se recrutait d’elle même, où les salons s’ouvraient pour moi, où la vie de château me créait de nobles et bonnes intimités, et où , grâce à l’établissement, bien modeste cependant, que nécessitait une famille entière unie autour d’un si jeune chef, je voyais, plusieurs fois par semaine, de spirituels amis venir se chauffer à mon feu et charmer mes soirées par leurs aimables causeries. Il ne fallait pas beaucoup d’argent alors pour jouir de cet avantage et ceux à qui il ferait envie, ne pourraient se le donner aujourd’hui avec des trésors. On est trop occupé maintenant pour aller voir les gens qui ne servent à rien et, d’ailleurs, personne n’est plus assez simple pour recevoir des visiteurs même familiers à la lueur d’une petite lampe autour d’une table à ouvrage et dans la simple toilette de chez soi.

Comme les leçons étaient la pierre angulaire de ce petit édifice, la source unique de ce bien-être relatif, je dirai avant tout ce que fut ma clientèle pendant les 18 mois qui précédèrent le mariage de ma soeur et je nommerai les familles qui me traitèrent avec la plus bonne grâce sans me piquer de copier sur mes livres de compte tous les noms qui y sont inscrits. Je gardais, des années précédentes, mes habitudes chez Madame de Foucher et chez Madame Lemesle, belle et gracieuse personne que j’ai mieux connue dans la suite. Dès le mois de Novembre, j’entrais en rapport avec Monsieur et Madame de Lagny; au mois de Décembre, je fus appelé chez Madame de Boissy et enfin à l’hôtel Beauvau chez le Comte Juste de Noailles qui me chargea de donner des leçons à Mademoiselle Sabine de Noailles, sa fille, qui y assista régulièrement, et qui me fit comprendre le premier ce que c’est qu’un grand seigneur, digne, sans morgue, poli sans affectation, fort lettré, chrétien austère, charitable, attaché de coeur à la branche aînée de la maison de Bourbon, sans fiel et sans injustice pour les hommes qui acceptaient une autre politique que la sienne. Je reviendrai sur cet homme de bien qui m’imposait beaucoup à cette date et sur sa fille qui me donnait bien aussi quelques inquiétudes. Je la sentais pourvue de facultés exceptionnelles, déjà instruite, devinant ce qu’elle ne savait pas, et je craignais d’être inférieur à ma mission près d’elle. Mes autres élèves étaient des enfants et ne me donnaient aucun souci. Je remplaçai assez souvent Monsieur Colart dans ses cours et j’y réussissai assez pour croire que mon temps serait toujours occupé. J’étais d’âge à ne pas dédaigner la danse, et je menais avec plaisir ma soeur dans quelques bals; on pouvait satisfaire à ce goût là, à moins de frais qu’aujourd’hui. Nous allions assez fréquemment au concert du conservatoire et j’entendais d’excellente musique, Place Vendôme n° 15 chez Madame de Foucher. Litz y venait assez souvent, et jouait du piano soit seul, soit avec Mademoiselle Louise Boscary (depuis Marquise de Miramont), Madame de Sparre, Lemercier, de Julvécourt y chantaient, et je rappelle sans cesse ce bon temps à la dernière de ces dames qui a bien voulu ne pas oublier son humble admirateur d’alors et qui m’amène sa petite fille Marthe Curcier, 36 ans après ces fêtes musicales. Enfin, ma soeur et moi, nous avions un piano et nous nous en servions le soir, lisant et jouant à 4 mains les oeuvres des maîtres et trouvant assez fréquemment l’occasion de dire des sonates de Beethoven et de Mozart avec Nargeot ou avec un Monsieur de Montbarbon, excellent violon amateur. Louise jouait de la harpe aussi bien que du piano et les duo ne manquaient pas quand nous étions réduits à nous mêmes.

Ma saison de travail était de 6 mois et pour équilibrer le budget des recettes avec celui des dépenses, il me fallait, hors de Paris, un emploi fructueux de l’été et de l’automne. Dès le mois de Janvier, Monsieur et Madame de Boissy avaient manifesté le désir de m’emmener dans leur terre du Berry et après quelques difficultés soulevées par Monsieur Collart qui avait pour moi d’autres vues, cet arrangement se conclût. Pendant cinq années, j’ai vécu près d’eux et j’en suis encore à me demander s’il y a eu une minute où j’ai pu regretter d’avoir pris ce parti. Monsieur de Boissy était l’objet de bien des préventions et nombre d’amis essayèrent de me détourner d’un engagement avec lui. Je résistai et je fis bien. J’acquis bientôt la conviction qu’il valait mieux que sa renommée, que les relations avec lui étaient non seulement possibles, mais faciles et mêmes agréables quand on remplissait sa tâche avec droiture et exactitude, et, jusqu’à sa mort, je suis demeuré son serviteur obligé et reconnaissant. Je voudrai pour sa mémoire que ces pages eussent un retentissement qui leur est interdit. Quant-à Madame de Boissy, elle est une sainte pour tous ceux qui l’ont connue et sa haute piété, ses incontestables vertus, n’ôtaient rien aux agréments de son commerce, aux charmes de sa conversation, à la grâce de son hospitalité. Je n’ai jamais trouvé une discordance dans le concert de louange que provoque son nom toutes les fois qu’il est prononcé dans le monde même le plus porté à la médisance, et si je n’étais un témoin ému, déposant simplement de ce qu’il sait, je serais à peine un écho fidèle de la société d’alors en lui rendant un hommage complet.

Je partis le 31 Mai 1833, dans un coupé des messageries Laffite Caillard; et je mis une nuit et un jour à faire le trajet de Paris à Bourges. Et après quelques heures de repos et de sommeil, une voiture particulière me fit franchir les six lieux qui me séparaient encore de Castelnau. Je verrai, tant que j’aurai la possession de ma pensée, ce vieux manoir carré, avec ces quatre grosses tours, ces fossés, ces deux ponts,  sa cour intérieure, sa vaste esplanade, sa longue grille, ses larges avenues plantées d’ormes et son grand parc, dessiné à la française au milieu de bois druidiques. Castelnau venait d’un arrière grand oncle de Madame de Boissy qui avait joué un rôle considérable aux Indes au temps de Monsieur Duplex et dont le nom (Marquis de Bussy) a une véritable importance historique. Les grands appartements du Château conservaient le caractère de son époque et contenaient des restes de sa magnificence. Un portrait du Marquis en habit de cour, avec un fond d’une splendide architecture, les portraits de deux de ses frères, tués l’un à Rancour, l’autre à (Lacofitte), une belle copie de la Lida de Titien et de très précieuses porcelaines de () et de vieux Sèvres, décoraient la grande galerie qui servait de salon. La salle à manger avait été jadis une chambre de parade où subsistait encore le dais en vieille tapisserie. Deux bibliothèques étaient à gauche de la galerie mais il fallait monter quelques marches pour y arriver. L’une de ces pièces servaient de salles d’étude à mon élève; la seconde était aussi élégamment meublée qu’un salon de grand style et donnait, par l’une de ses portes, sur un corridor qui menait à des appartements d’amis. L’installation particulière de Monsieur, de Madame et de Mademoiselle de Boissy, située au rez de chaussé, y communiquait par un escalier de pierre, étroit mais curieux. J’étais logé du côté du parc et à côté de la chapelle, dans une excellente chambre avec un beau cabinet de toilette; et le vieux Charles qui me servait, exécutait de fort bon coeur la consigne de ne me laisser manquer de rien. Je toussai beaucoup dans les derniers mois de ma saison active et l’on avait fait venir de je ne sais où, une anesse dont je pris le lait quelques semaines sans effet bien marqué.

Au déjeuner qui suivit mon arrivée, mes hôtes furent très surpris de me trouver au courant toutes les histoires de la société de Bourges. J’avais eu pour « partner », dans le coupé de la diligence, une dame d’un certain âge qui m’avait appris son nom, celui de son gendre, et qui avait tenu à me renseigner sur les différents cercles de la ville où étaient ses Pénates. Je puis bien dire, puisque je ne la nomme pas, que tout n’était pas absolument charitable dans ses aperçus. Picard a fait une comédie intitulée « la diligence de Joigny » dont j’avais eu une scène pendant 25 h, au naturel et sans aucune préparation préalable.

J’ai toujours eu l’habitude de régler mon temps et, au besoin, Monsieur de Boissy me l’aurait donné. Il était l’exactitude incarnée. Je me levais de bonne heure. A 9 h, je donnais ma leçon de piano à mon élève dans la galerie. A 10 h, nous passions dans la bibliothèque où d’autres matières nous occupaient jusqu’au déjeuner. A 11 h, la cloche nous appelait à table. A 1 h, je reprenais mes fonctions de professeur, puis je me promenais une heure, et je rentrais travailler jusqu’à ma toilette du dîner. Le soir, j’appartenais à mes hôtes et musiques et causeries remplissaient mes heures jusqu’au coucher. La lecture à haute voix avait aussi son tour. Deux mois se passèrent dans ce calme profond. Les seuls incidents qui modifiassent notre vie étaient les promenades en voiture dans quelques parties lointaines de cette immense terre de Castelnau; l’arrivée de quelques voisins au moment du déjeuner, ou de quelques curés, venant dire sa messe et prendre un repas. Parmi les voisins, et on donnait ce nom à des gens qui venaient en poste de 6 à 8 lieux, je nommerai Monsieur de Troned, la Duchesse de Rivière, sa fille Adrienne et ses deux fils que j’ai vu depuis à Paris et dont l’aîné, marié à Mademoiselle de Cossé m’a envoyé, deux ans, sa fille déjà grande pour mes cours supérieurs. J’ai connu, dans la paroisse de Plou, dont nous dépendions deux curés: l’Abbé Blaudeau qui parlait souvent, en chaire, de Napoléon et de Sainte Hélène et l’Abbé Debal, jeune prêtre d’un vrai mérite avec qui j’aimais à causer et dont on faisait plus de cas au château que de son prédécesseur et cela avec raison.

Monsieur de Boissy me mena un jour à Bourges, et j’y dînai avec lui chez le receveur Général, Monsieur le Comte de Montbrun, beau frère de Monsieur de Villele, homme d’infiniment d’esprit que j’ai cultivé ailleurs même qu’en Berry. Je crains d’avoir peu compris les merveilles de la cathédrale; mon archéologie n’allait pas loin à cette époque. Je dois encore mentionner une journée passée à Issoudun, à l’occasion de la foire aux laines où Monsieur de Boissy allait surveiller la vente des ses toisons et sauvegarder les intérêts de ses métayers, aussi bien que les siens propres. Il avait, du reste, un régisseur d’une probité antique, Monsieur Delevaque, marié à la fille d’une ancienne femme de chambre de Madame de Folleville, aïeule maternelle de Madame de Boissy. Le régisseur et sa femme étaient au dessus de leur état par leurs sentiments et même par leur éducation. Madame Delevaque avait reçu, avec Madame de Boissy, les leçons de l’Abbé Duché, aumônier de Monsieur et Madame de Folleville, leur hôte pendant la Révolution et leur ami constant depuis cette grande crise. Je ne l’ai pas connu, mais j’ai vu, à Amiens, sa nièce, Madame de Puyraymond et je parlerai d’elle plus loin. Au mois d’Août, Castelnau se peupla de nombreux invités. C’étaient d’abord Monsieur et Madame de Lagny avec leurs enfants. Je donnais des leçons à leur fille depuis l’entrée de l’hiver, mais la glace ne fut rompue entre nous qu’après cette vie de deux mois sous le même toit. Elle le fut complètement. Après la rentrée à Paris, je dînai de fondation une fois par semaine chez eux et je leur suis resté fidèle jusqu’à leur mort. Mon élève, Domitille, m’a gardé une affection que je lui rends bien, et je ne la vois jamais autant que je le voudrais. J’ai perdu toute relation avec son frère; actuellement Chef d’Escadron dans un régiment de Hussard et marié à Mademoiselle Antoinette de Brusset que ma soeur et ma mère ont connue jeune fille en Franche Comté.

Le général Vicomte Paultre de Lamotte et sa femme vinrent ensuite. Le Général, après avoir fait les guerres de l’Empire, avait commandé sous le Duc de Luxembourg, une des quatre compagnies des Gardes du Corps de Louis XVIII et il avait eu Monsieur de Boissy sous ses ordres à la formation de la Maison Militaire du Roi. De 1822 à 1830, il avait commandé à Lyon comme Lieutenant Général et, depuis la Révolution de Juillet, il vivait dans sa terre de Bélou près de Meaux. Lui et Madame de Lamotte me prirent en gré et j’ai toute une liasse de jolies lettres qui en feraient foi, et dont la dernière a précédé de très peu la mort de cet aimable vétéran de nos grandes armées. Nature cultivée, esprit agréable, coeur droit, voilà les traits qui m’ont toujours frappé dans le Vicomte Paultre. La Vicomtesse était une personne excellente, désolée de n’avoir pas eu d’enfants, gardant les restes d’une exaltation conjugale qui avait bien pu mener à la jalousie. Elle surveillai de près le régime alimentaire de celui qu’elle appelait Paul et les témoins de cette sollicitude ont prétendu que, rentré chez lui, le Général avait été pesé et mis à la portion congrue pour revenir à l’état où il se trouvait avant la cuisine de Castelnau.

J’ai vécu huit jours à Belou et je certifie qu’on y faisait bonne chère. Il manquerait quelque chose à cette esquisse des beaux jours de Castelnau, si je n’y donnais place à Monsieur et Madame Brougtou, le mari sexagénaire, infaillible dégustateur de vins, disant à coup sûr le crû et même l’année de ceux qu’on lui servait, sobre néanmoins, presque paternel pour sa jeune femme, subissait la musique qu’elle faisait à ravir, et demandait, quand il apportait ses cahiers, s’il n’y en avait pas assez pour cinq cent mille anglais (C’était le trajet qu’il venait de faire avec cette harmonieuse provision). Madame Brougtou était, selon l’expression du vieux Baron de Lagny, une personne finement organisée, blonde, menue, faible comme un roseau, volontiers mélancolique, de ces natures qui doivent tourner au roman ou à la mysticité. Elle est devenue méthodiste. Je faisais des envieux quand je jouais à quatre mains avec elle des parties de Guillaume Tell, et quand elle avait la bonté de trouver que je l’accompagnais bien. J’ai su qu’elle avait fort innocemment fait verser bien des larmes à une dame de notre commune connaissance qui ne pouvait cependant s’empêcher de l’aimer comme elle méritait de l’être.

Nommerai-je parmi nos visiteurs, le Marquis Enjorrand qui nous lut un soir, les enfants d’Edouard et qui réveilla Monsieur Brougtou avec le cri final des victimes? Parlerai-je du Comte de Lapparint, Préfet du Cher, fils, je crois de Cauchon, Ministre de la police sous le Directoire? Ferai-je mention de Monseigneur Guillaume Aubin de Villèle, Archevêque de Bourges et de son spirituel acolyte, l’abbé Morgen, chanoine de sa cathédrale? Si je savais dessiner, je ferais leurs portraits et, si ce n’était pas superflu, je redirais leur conversation comme si je les avais sténographiées. Tout frappe à l’âge que j’avais et tout ce qu’on y a vu et entendu laisse trace.

Le château se vida peu à peu. Monsieur et Madame Brougtou restèrent les derniers et, vers le 28 Octobre, la chaise de poste qui les ramenait à Paris précéda de quelques heures seulement celle qui nous conduisait en Picardie, chez les grands parents de Madame de Boissy. Nous traversâmes Gien à 2 h du matin et, comme le pont était en réparation, nous mîmes pied à terre pour le passer.

Manancourt où nous allions achever la saison est aux environs de Péronne et serait un but de pèlerinage pour moi si je pouvais visiter tous les lieux où j’ai quelques bons souvenirs à raviver. Le Marquis de Folleville à qui appartenait cette terre, était Maréchal de camp sous l’ancien régime; il avait été député de la noblesse de Picardie aux Etats Généraux de 1789, et était demeuré jusqu’au bout à son poste de Constituant. Il savait Horace par coeur et le citait volontiers, comme le Roi Louis XVIII. Très vert à 84 ans, faisant de longues promenades à pied, gardant toute sa mémoire quant-aux faits accomplis sous ses yeux, il maintenait à la paroisse l’usage seigneuriale de l’encensement et tout ce qui était dans sa tribune subissait la cérémonie. Moi, chétif, j’ai du y passer comme les autres. Un certain jour, l’évangile heurta ses sentiments de caste, et il se pencha vers moi pour me dire : « On ne devrait jamais lire ce livre là en français; il n’y en a pas de plus jacobin! » Et c’était un homme intelligent et bon, aimé de tout le monde dans ses domaines, exact à remplir tous ses devoirs sans en excepter un.

La Marquise de Folleville avait eu, je crois, une existence assez accidentée. Je ne l’ai vue que privée de l’usage de ses facultés. Sa fille, la Comtesse de Musnier, vivait séparée de son mari sans avoir le moindre tort à expier, et s’est rapprochée de lui quand il a été aux prises avec les dernières souffrances. En accourant près de son lit d’angoisse, elle l’a ramené à Dieu qu’il avait fort négligé pendant sa jeunesse, son âge mur et même sa vieillesse. C’était d’ailleurs un homme d’esprit avec qui j’ai eu de bonnes relations. Madame de Musnier avait été élevée selon la méthode « Jean Jacques », ce qui ne l’avait pas empêchée d’atteindre aux sommets de la piété, mais ce qui lui avait laissé quelques bizarreries. Je l’ai vue dans de cruels tourments dont je parlerai plus loin.

Le Comte d’Hespel, son cousin, était à Manancourt pendant les trois semaines que j’y passai alors. C’était un ancien chevalier de Malte, resté célibataire, charitable comme Saint Vincent de Paul à Lille où il résidait l’hiver, voyageur par goût pendant l’été, aimable malgré une teinte d’hypocondrie. Soldat de l’Armée de Condé (régiment des chevaliers de la couronne), il racontait d’une façon intéressante, les souffrances et aussi les frivolités de l’émigration. Il a été, l’année suivante, notre guide dans une odyssée dont je fixerai les étapes à son ordre chronologique et où sa personnalité ressortira.

Manancourt a été abattu et rebâti par Madame de Musnier sur un plan magnifique et de ce que j’ai vu, il ne reste il ne reste qu’une chapelle sépulcrale où reposent aujourd’hui Monsieur et Madame de Folleville, Monsieur et Madame de Musnier, Madame de Boissy et deux de ses filles mortes avant que je connaisse la famille, la Princesse de Léon, mon élève d’alors, et deux de ses filles, Marguerite et Anne, qu’elle avait amenées à mes cours. Je ne sais si Monsieur de Boissy y a été transporté.

Le 20 Novembre, je rentrai à Paris plein de gratitude, pour reprendre mon active existence d’hiver. Je puis dire, sans excès de vanité, que j’avais conquis ma place dans une maison où j’allais être plus qu’un professeur, et même plus qu’un commensal. Mes hôtes étaient trop jeunes pour prendre à mon égard allure paternel; j’étais trop jeune moi-même pour leur être un ami. Monsieur de Boissy avait 35 ans, Madame de Boissy 32; j’en avais 19; leur fille en avait 10, et il est assez difficile, dans ces conditions, de donner un nom au lien qui s’était formé entre nous. Tout ce que je puis dire, c’est que je leur étais fort attaché et qu’ils le savaient l’un et l’autre, qu’ils le trouvaient bon et qu’ils me prouvaient souvent qu’ils tenaient à moi. J’entre encore de temps en temps dans l’hôtel qu’ils occupaient rue d’Anjou, et je ne m’assieds pas sans une émotion réelle dans la cabinet de Monsieur de Boissy et dans la bibliothèque où se tenait sa femme. C’est Monsieur de Périnel qui les a remplacés là.

29 Mai 1869

Mon premier logement, celui de la rue Olivier, était aussi modeste que mes ressources au moment où je l’avais loué. Nous y étions fort à l’étroit et le succès relatif de mes débuts, dans le professorat libre me permettant un peu plus de confort, j’avais pris rue des Martyrs, dans une maison qui portait alors le numéro 44, un appartement de 800 francs, où nous avions un salon libre de lits et où je disposais même d’un petit cabinet de travail à cheminée. Je trouvai tout mon monde établi dans ce palais et je sus que notre déménagement était un chagrin pour un habitant de notre ancienne maison, pour le peintre Dauzat qui avait vu ma soeur, qui s’était enquis de nos antécédents et qui demandait, dans les vues les plus honorables à être reçu chez nous. La porte lui fut ouverte fort grande et son mérite était encore au dessus de l’accueil que je lui fis et des bonnes dispositions de ma mère à son égard. Mais cet homme de tant d’esprit et de tant de talent qui est demeuré un excellent ami pour moi jusqu’à son dernier jour, était comme éteint par le sentiment qui le dominait. Ma soeur ne le devina pas et il se retira bientôt. Notre vint beaucoup plus tard après ses longues courses en Espagne, et je ne dirai ce que je sais de lui qu’à la date de notre pleine liaison.

En 1834, nous avions une société et plusieurs fois par semaine, quatre ou cinq personnes venaient passer la soirée avec nous. Paulin de Lespinasse chantait sa propre musique, ou celle des maîtres qu’il savait par coeur, et ses fréquentes visites avaient, avec moins de timidité que celles du bon Dauzat, un autre but que celui de passer du temps avec d’honnêtes gens. Voici comment la crise se dénoua.

Monsieur Humann avait été, comme je l’ai déjà dit, le beau frère de ma mère. Aux beaux jours de mon père, et quand il venait à Paris comme député, il dînait de temps en temps chez mes parents; et, lorsque ma mère allait à Strasbourg, il exigeait qu’elle prit gîte dans son hôtel. Il devint Ministre des Finances. Ma soeur et moi, nous allâmes le voir et il nous invita assez fréquemment à dîner le Dimanche. Louise lui rappelait sa première femme et elle était d’un extérieur et d’une tenue qui lui permettaient de l’avouer pour parente sans le moindre embarras. Je me rappelle avoir figuré à sa table en compagnie du Duc de  Broglie (6), de Monsieur Guizot, de Monsieur de Montlozier, de Monsieur Cousin, et de l’avoir vu présenter ses illustres convives à sa nièce. Monsieur et Madame de Barante, témoins de cette bienveillance, eurent la bonté de lui parler de l’avenir étroit qui semblait réservé à cette jeune parente, et, un soir, il m’emmena dans un salon voisin de celui où se tenait sa fille, la Comtesse de Germiny), et il me dit : « Votre soeur réveille chez moi des souvenirs de bonheur; ma position actuelle me permet de faciliter son établissement; trouvez un honnête homme qui réunisse les conditions nécessaires pour lui plaire, pour la rendre heureuse, et pour occuper un poste élevé dans l’administration, et je lui donnerai une recette d’arrondissement ». Rien de plus heureux ne pouvait m’arriver. Ma sollicitude pour ma soeur passait avant toute considération qui me fût personnelle et je rentrai, ivre de joie, raconter à ma mère ce qui venait de se passer. Le candidat ne se fit pas attendre. Paulin de Lespinasse était sous chef aux finances avec d’honorables services, une capacité incontestée, des façons d’homme du monde; il eut néanmoins quelques peines à obtenir l’agrément de Monsieur Humann parce qu’il était privé de toute fortune. Il emporta enfin un consentement grâce à Monsieur de Germiny dont il avait su conquérir l’appui, et quand il fût nommé à la recette de Briey (Moselle) il trouva en deux heures les 80.000 francs exigés pour son cautionnement.

Si réservée que fût ma mère sur les frais qu’entraîna ce mariage, mes petites avances y passèrent; je me trouvai même endetté, et, pendant trois ans, je travaillai pour combler les brèches qui en résultèrent. Je dois à Monsieur Humann la destinée, longtemps enviable de ma soeur, la sécurité où je suis sur son bien-être matériel et je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour elle. Bien des gens se sont étonnés que je sois demeuré ce que j’étais; lui-même m’a su mauvais gré de n’avoir pas eu recours à son bon vouloir. Je dirai, sans détour et sans embarras, toute la vérité sur ce point délicat. Je me crois sans reproche et les enfants de Monsieur Humann me rendent justice depuis quelques années. J’avais vingt ans à peine; je gagnais entre cinq et six mille francs; j’avais besoin de cette somme annuelle pour suffire aux conditions de mon existence de famille. Il n’y avait pour mon âge dans l’administration de poste équivalent au produit de mon travail. Le Ministre aurait soulevé des tempêtes dans ses bureaux s’il m’avait donné d’emblée une place de 2.400 francs, et cette place eut réduit les miens à la pauvreté dont je les préservais. Quel avenir en outre me promettait un emploi de rédacteur aux finances? Je serai peut-être aujourd’hui chef de bureau, décoré, attendant, pour mes vieux jours, une petite retraite. Voilà ce que je comprenais et la mort de Monsieur Humann en 1842, quand j’avais 28 ans, devait marquer le terme de ma faveur avant que j’eusse pu prendre un essor quelconque. Jamais du reste, il ne m’a mis sur la voie d’une franche explication. Un jour, il est vrai, il me demanda ce que me rapportaient mes leçons. Sur ma réponse, il me dit : « Alors, vous ne manquez de rien? » et comme il n’était pas homme de nuance, il y eut dans le son de sa voix, dans son air, quelque chose qui me blessa et qui me porta à répliquer : « Aussi ne demandes-je rien ». Nos relations en furent gâtées pour toujours. Les gens qui me voulaient du bien, et ils étaient nombreux, n’étaient pas dans la confidence de ce que je viens de raconter, tout ce qui me connaissait avait pris intérêt au mariage de ma soeur, et ma demi-parenté avec un ministre n’était un mystère pour personne. La Princesse de Polignac (7)  en avait été informée par Madame d’Osmond et me demanda un jour de sonder Monsieur Humann sur les intentions du Gouvernement à l’égard de son mari. Je m’adressai à Monsieur de Germiny et je pus lui rapporter l’assurance qu’on saisirait la première occasion qui permettrait de lui ouvrir la porte du château de Ham... Mais cette publicité d’alliance, l’accueil qu’on me faisait partout et qui ne permettait pas que je passasse inaperçu; étaient autant de coups d’épingles pour l’homme considérable dont j’avais à peu près décliné le patronage et après une certaine quantité de réceptions froides, je demeurais chez moi.

Quand je perdis mon père, je crus cependant devoir écrire à la main au lieu d’envoyer un simple faire-part. Le cabinet dont Monsieur Humann faisait partie n’était plus aux affaires, et un siège de Paire de France lui avait été donné. Il m’envoya un domestique me dire que sa santé ne lui permettait pas d’assister au service, mais qu’il prenait part à notre chagrin. J’allai le voir le 14 Mai 1838 pour le remercier de cette marque d’intérêt; j’échangeais depuis quelques lettres relatives à mon frère pour qui il ne pût rien faire, et je ne le revis pas pendant son dernier ministère terminée par une mort subite. Je mis des cartes le jour même chez Monsieur et Madame de Germiny et je ne reçus pas de lettre de part. Quelques mois après j’annonçai par écrit mon mariage et Monsieur de Germiny me fit une réponse polie. Mais quand je me présentai avec ma femme rue de l’Université pour faire visite de noce, la porte ne s’ouvrit pas, et rien ne prouva dans les semaines qui suivirent qu’une nouvelle tentative dût être mieux accueillie. Je demeurai donc dans mon rôle d’abstention, le seul qui convînt à mon caractère en de telles conditions.

Tout n’était pourtant pas fini entre nous. Mes cours se fondèrent et prirent faveur. Je me trouvai rue N D des Petits Champs, dans le voisinage de Monsieur de Germiny quand il passa de la recette générale de Rouen au Gouvernement du Crédit Foncier et à celui de la Banque de France et le plus jeune de ses filles suivit mes leçons pendant deux ans. Elle les goûta et en parla en des termes qui m’autorisèrent à rendre visite à sa mère. Madame de Germiny est très sourde; je pris la liberté de lui offrir mes conférences imprimées et mon présent fut bien accueilli. Quand je perdis ma mère et mon frère, de bonnes lettres me furent adressées. Nous nous rencontrâmes d’ailleurs chez les Jésuites, à Vaugirard où nos fils se trouvèrent ensemble pendant deux années et nos relations, sans être suivies, sont maintenant ce qu’elles doivent être. Monsieur de Germiny se trouvant un jour avec moi chez un marchand de cartes géographiques par un gros orage, m’a ramené dans sa voiture en me disant qu’on ne laissait pas un bon parent se mouiller au point où je le serais si j’allais à pied; et, cet hiver, la belle mère de son fils Eugène s’est présentée chez moi en me faisant l’honneur de me parler de notre alliance avant de me prier d’inscrire sa fille parmi mes élèves. Si un étranger jette jamais les yeux sur ce récit, je souhaite qu’il ne pousse pas le commentaire au delà de ma pensée. Monsieur et Madame de Germiny ont compris que j’avais eu raison de sauver ma carrière, que j’y avais trouvé des avantages d’une considération supérieure à ce que m’eut donné la filière si lente et si restreinte des fonctions publiques. Ils ont vu que je n’avais été que sincère, que je restais reconnaissant de ce que leur père avait fait pour ma soeur et les nuages élevés entre nous par un malentendu se sont dissipés. Je suis, pour mon compte, absolument satisfait du présent et j’ai plaisir à le dire ici.

Référencement

  1. Il s’agit de Paul Prat, notre ancêtre.
  2. Jacques Lafitte, gouverneur de la Banque de france (1767-1844), député libéral, joue un rôle actif dans la révolution de 1830, participe au Gouvernement de Casimir Périer, Président du Conseil et Ministre des Finances, puis chef de l’opposition de Gauche.
  3. Casimir Perier, 1777-1832, régent de la banque de France, rallié à Louis Philippe, devient 1° Ministre, il mène une politique réactionnaire en réprimant les troubles sociaux (révolte des canuts en 1831), meurt du choléra.
  4. C’est le futur roi Louis Philippe.
  5. Benjamin Constant de Rebecque, écivainet homme politique, 1767-1830, l’un des 221 députés qui donnèrent la couronne à Louis Philippe.
  6. Achille Léon Victor, Duc de Broglie 1785-1870, rallié à Louis Philippe et Président du Conseil (1835-1836)
  7. Son mari, le Prince de Polignac était président du Conseil de Charles X.