9 Janvier 1870

L’excès de mes occupations au renouvellement de l’année a produit une lacune dans ce journal; mais je n’ai rien oublié et je vais la combler sans la moindre difficulté.

Le 1° Janvier est toujours une petite fête à la maison: femme, fille, fils, gendre ont encore l’humeur assez jeune pour aimer mes étrennes, et je suis trop heureux de pouvoir leur ménager la joie d’avoir ce qu’ils désirent et d’y ajouter quelques surprises de mon choix. Tout cela se produit à certains moments et avec un certain appareil, comme s’il s’agissait de dresser un arbre de Noël.

Le 1° Janvier, je n’ai visité que Madame Standish, ma belle-mère, Madame Pyrent; depuis des années, je me suis affranchi des tournées plus ou moins officielles et j’ai même supprimé les cartes. Nous avons tous dîné chez nos amis Muller et à 11 heures nous étions rentrés chez nous.

Le 3, j’ai ouvert mes cours supérieurs et le 4, j’ai commencé mes leçons d’esthétique chez Madame Moitessier. Elle a bien voulu se conformer à mon désir de n’avoir qu’un auditoire restreint et je parle devant elle, ses deux filles, son gendre, Madame de La Panouze, Madame de La Grange, Madame Henri Moitessier, et Pinatel, mon ancienne élève, et Monsieur Leclerc qui a été sous le régime de Juillet, secrétaire du Comte Duchâtel et qui me montre une bienveillance parfaite. La première épreuve de cet enseignement nouveau pour moi ne m’a pas semblé malheureuse. La seconde sera suivie d’un dîner pour mon auditoire tout entier où j’aurai place d’honneur.

J’ai vu chez Madame Standish le Duc et la Duchesse de Mouchy pendant une bonne heure, gracieux pour moi comme toujours. Après leur départ, j’ai appris de leur tante, qu’ils désirent m’avoir quelques jours chez eux pour des conférences de littérature contemporaine. Ce sera un surcroît de fatigue assurément, mais indépendamment de certaines insinuations qui avaient précédé cette ouverture, je suis dans la famille sur le pied de ne rien refuser. Je me tiens donc à la disposition de la Duchesse en souhaitant qu’elle ne persiste pas dans une fantaisie peut-être fugitive.

Deux tristes nouvelles me sont venues coup sur coup: la mort à Rome d’Henriette de La Moricière, mariée au mois d’Août dernier à un jeune de Maistre, de celle de Louis de La Rochefoucauld, à Longrer en Egypte, loin de tous les siens. J’ai dit déjà mes relations avec Madame de La Moricière et je n’y reviendrai pas ici. Mais je veux rappeler que Louis de la Rochefoucauld était fils de la belle Yolande de Polignac, née en 1830 pendant le procès du Prince, son père, devant la cour des Paires, que je l’avais vu enfant chez la Princesse de Polignac pendant que je donnais des leçons aux Princes Alphonse et Ludovic (1834) et qu’elle est morte d’une maladie foudroyante en soignant un de ses enfants. La Duchesse de Luynes, soeur du Pauvre Louis, a suivi mes cours depuis l’âge de 6 ans jusqu’à la veille de son mariage et a reçu de moi des soins particuliers pendant 5 années. Je ne saurai donc être indifférent au malheur qui frappe le Duc de (Bisaec) dans sa tendresse et dans son juste orgueil de père. Je viens d écrire une lettre qui n’a rien eu e banal dans ma pensée et qui doit porter son caractère de véritable sympathie.

19 Janvier

La politique ne me préoccupe pas assez pour tenir une grande place dans ce journal. Mais il est des événements trop considérables pour que je les passe absolument sous silence. L’avènement du Ministre Olivier, Talhorite, Chevalier, Daru est en réalité une révolution, et cette révolution a cela de particulier qu’elle donne le pouvoir à un parti qui avait presque partout échoué aux dernières élections devant le suffrage universel. Nous voila donc revenus au régime parlementaire, sous un Bonaparte entouré de conseillers orléanistes, avec une chambre composée d’éléments très discordants, et, comme s’il n’y avait pas là assez de complications, le coup de revolver d’Auteuil, les funérailles de Victor Noir, la demande de poursuites contre le citoyen Rochefort, le procès de cet énergumène ajoutent l’agitation de la rue et des clubs à celle des salons et des assemblées délibérantes. Ce pays-ci est fait pour donner les plus étranges spectacles au monde, et si l’on n’avait pas des enfants, des amis, désintérêts d’avenir, on pourrait suivre avec une curiosité amusée, ces soubresauts d’une opinion mobile à l’excès. Le nouveau ministère a cru devoir mettre fin à la longue édilité du Baron Haussmann, et a donné pour successeur à cet actif magistrat, un homme aimable que je rencontre chez Madame Le Lasseur et qui, au dire d’un autre préfet de ma connaissance n’avait ni encre ni plume dans son cabinet quand il administrait le Département de la Loire Inférieure. Je me demande s’il pourra concilier ses habitudes de paresse, de marivaudage, de conversation agréable, avec sa nouvelle situation, et s’il est de force à liquider les grands entreprises de son infatigable devancier. On a parlé un moment de Monsieur Cochin pour ce poste important, et je regrette qu’on ne l’ait pas préféré à Monsieur Chevreau. Je l’ai vu de près chez la Duchesse de Reggio dont il est le plus proche voisin au Coudray, et je sais qu’il vaut beaucoup pour l’esprit et par les sentiments. J’espère qu’on lui trouvera un siège de député.

23 Janvier

Madame Grenier m’avait donné hier une stalle pour le Conservatoire. J’en ai profité aujourd’hui, et j’ai joui pour la première fois complètement de la symphonie avec choeurs de Beethoven qui a été exécutée intégralement et qui a enthousiasmé l’assistance. J’ai entendu cette grande oeuvre en 1834 et alors on ne la comprenait guère, sans m’excepter. Faut-il attribuer cette différence d’effet à l’éducation musicale de notre public? Faut-il supposer que les saturnales des artistes de l’avenir nous font trouver simple, net et suivi ce qui nous paraissait inabordable? Je n’ose le décider. Mais me trouve devant un fait, devant une impression, et je voudrais m’en rendre compte. En écoutant cette composition colossale, en admirant la suite de ses quatre morceaux, en retrouvant au début du final ces trois phrases de l’introduction du Scherzo et de l’Andante qui amènent le motif des choeurs, je me demandais comment un sourd avait pu créer cette merveille. Le concert a été complété par un fragment de Haydn (symphonie de la Reine) dont la ravissante simplicité a produit une détente, par un Ave verum d’Halevy pour deux voies de femmes et choeurs par l’ouverture du Freyschutz que l’orchestre a enlevé avec une vigueur incomparable. Georges Hainb, si laid, était transfiguré à son pupitre, et je n’ai pas quitté un instant mes lunettes pour jouir de sa physionomie et de son attitude pendant qu’il conduisait son armée d’instrumentalistes et de chanteurs. Il y avait du pontife et du conquérant dans ce personnage qu’on prendrait au repos pour le plus prosaïque des hommes et peut-être pour un des plus vulgaires. J’ai vu quatre chefs d’orchestres au Conservatoire: Habeneck, fondateur de la société des concerts, digne en tout du souvenir et de la reconnaissance des amis de la belle musique; Girard, habile, consciencieux, maître de son monde, mais évidemment inférieur à son devancier; Tilmant qui s’est trouvé au dessous de sa tâche, et qui n’a pu rester deux ans au poste que, grâce aux directions de Vauthrot, chef de chant. Hainl est enfin à la hauteur d’une situation éminente.

29 Janvier

Je viens de revoir Madame Grenier au cours que sa fille suit chez moi, et comme en la remerciant de sa stalle, je lui parlais du plaisir que j’avais eu Dimanche et de l’effet qu’avait produit sur moi l’orchestre et son chef, elle m’a appris qu’elle est fille de Georges Hainl. Je n’avais pas imaginé que mes compliments dussent aller si directement à leur adresse, et je me suis applaudi de n’avoir laissé échapper aucun mot qui pût en diminuer le prix.

4 Février

Le Comte Foucher de Careil parlait ce soir au cercle et il avait eu la bonne grâce de m’écrire pour me demander d’aller l’écouter. Je rentre et je veux consigner ici l’étonnement que j’ai éprouvé à me voir l’auditeur qu’un homme que j’ai connu enfant de deux ans; et qui déjà grisonne notablement. Je me sentais bien vieux devant cet orateur qui, à l’issue de sa conférence m’appelait cher maître en me serrant la main. Si j’avais le droit de le compter comme un de mes disciples, je pourrais en être fier. Il a une grande facilité de parole, du trait, de la chaleur, des aperçus originaux; avec un peu plus de naturel dans le débit et de correction grammaticale, ce serait parfait. Il rendait compte d’un voyage qu’il vient de faire en Amérique, et qu’il a poussé jusqu’au pacifique, et trois points ont été traités par lui avec un  remarquable bonheur :
  1. la production agricole des Etats Unis, menaçante pour notre Europe dans un avenir prochain,
  2. la disparition à bref délai de la race rouge devant une politique impitoyable qui n’épargne rien pour l’anéantir,
  3. l’état moral de la femme dans ce nouveau monde anglo-saxon.
Il a su voir, au dessus des frivolités et des toilettes tapageuses des Dames yankees, l’admirable dévouement qui a créé les ambulances pendant la guerre de sécession et il a trouvé de nobles accents pour célébrer ces prodiges de charité, d’abnégation, de courage que des femmes seules savent accomplir parce que la source en est dans leur coeur. Cela efface l’odieux spectacle du mormonisme, de la polygamie qu’on y ressuscite et du Prophète que notre conférencier a appelé l’homme le plus marié du monde avec ses trente six épouses en titre, ses nombreuses épouses spirituelles, et ses femmes de compagne cantonnées dans toutes les résidences où il peut avoir à se transporter.

Quand j’entends un homme parler de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fait, je suis toujours frappé de l’avantage qu’il a sur les gens qui parlent de ce qu’ils ont lu. Alexandre de Foucher n’avait sous les yeux aucune note, aucun grimoire, il ne faisait pas de citations; il se tenait debout, regardant de haut son auditoire assis; il était libre de ses bras, de son geste qui est juste et naturel. On est orateur dans ces conditions là, au lieu d’être un pauvre pédagogue; et pourtant je ne veux pas déprécier la part qui m’a été faite. Celui que j’ai applaudi de bon coeur ce soir, et à plusieurs reprises, serait peut-être assez embarrassé, malgré son savoir et sa facilité, s’il devait fournir la carrière de 300 leçons publiques qui s’ouvre devant moi au début de chaque hiver. Je n’écris pas ce journal pour le public; il doit contenir ma pensée franche et nette, et cette pensée je viens de l’exprimer sans fausse humilité.

15 Février

J’ai rendu ce matin à l’excellent Monsieur Dumetz une visite qu’il avait bien voulu me faire et je l’ai trouvé, comme toujours, d’une bienveillance qui va jusqu’à l’affection pour moi et pour tous les miens. Voilà un homme supérieur par l’esprit, et par le coeur, qui a quitté la Magistrature à une époque déjà éloignée où il était le plus jeune des conseillers à la cour de Paris, pour se vouer tout entier à une oeuvre. Il a fondé et dirigé Mettray et toutes ses facultés trouvent là leur emploi. Il y a quelques années, je suis allé le voir au milieu de sa colonie où huit cent enfants pauvres reçoivent les soins nécessaires au corps, l’éducation de l’âme, et apprennent à cultiver la terre.
Ces pauvres petits êtres, sans parents pour la plupart, ou abandonnés par les misérables qui leur ont donné le jour, n’ont d’autres patries, d’autres familles que la colonie; et le clocher de la chapelle dit à ceux qui y reviennent, après quelques années de vie occupée et honnête, tout ce qu’il y a de touchant dans l’église paroissiale et dans le toit paternel. On lit bien dans cette chapelle, les noms des bienfaiteurs de la colonie, et le mien pourrait y être inscrit pour la modeste offrande de cent francs. J’ai préféré l’anonymat à ce petit étalage, et il m’a fallu insister beaucoup pour obtenir ce que je demandais. A la colonie agricole, Monsieur Demetz a joint ce qu’il appelle la maison paternelle où il reçoit des jeunes gens de familles riches dont la conduite donne de juste sujets de crainte pour l’avenir. Le régime cellulaire, des admonitions données à propos, une direction sage et ferme à la fois, ouvrent à ces malheureux garçons la voie d’un amendement qui remplit d’une joie céleste, le coeur du vénérable Monsieur Demetz et assure que, sur plus de huit cent épreuves, il n’a subi que quarante défaites, qu’il reçoit journellement des lettres touchantes de mères qu’il a sauvées du désespoir, de fils qu’il a sauvés du déshonneur et parle souvent de ce sujet et jamais je ne me lasse de l’entendre, parce que ses paroles sortent de ses entrailles et qu’elles ont tout le feu de la jeunesse et toute la poésie de la charité.

J’ai pour élève depuis trois ans la petite fille de Monsieur Demetz, Jeanne de Boisdenemets et cette éducation est un line de plus entre nous. Elle me permet de rendre quelque chose pour tout ce que je reçois et je me sens plus à l’aise devant les bontés de l’homme éminent qui m’a si vite et si gratuitement donné une place dans son coeur.

17 Février

Mardi dernier, la Duchesse de Perrigny m’a envoyé par sa fille Lyonnette, un souvenir de son voyage au st Sépulcre, avec une lettre des plus gracieuses. Pauvre femme! Je n’aurais jamais supposé qu’elle dût aller en pèlerinage aux lieux saints et qu’elle y eût une pensée pour moi. Ce n’est pas médire que de lui attribuer quelque étrangeté, et certes elle a de qui tenir à cet égard. C’est rendre hommage à la vérité que de la dire bonne personne au fond. Nous avons eu querelle pour un chien qu’elle voulait amener dans la salle de cours et que je ne pouvais y souffrir pour qu’il troublât la leçon; voilà une singularité. Elle n’a jamais reparu chez moi; c’en est la suite; mais elle est demeurée confiante dans les soins que je donne à ses enfants; elle me sait gré de lui avoir présenté une institutrice qui les élève bien; elle me l’écrit souvent et elle m’appelle parfois chez elle pour me le dire. Voilà ce qui reste de Monsieur Lafitte et du fils aîné du Maréchal Ney. Elle se nomme Eglé. Quant à son mari, j’ai passé une heure avec lui et il m’a semblé de bonne conversation. Ses façons avec elle sont douces et presque paternelles. N’est-ce pas la meilleure attitude qu’elle puisse prendre? Lyonnette leur fille aînée est belle et bonne enfant; Marie est un petit démon, assez difficile à gouverner. Je ne connais la troisième fille que de vue. Quant à Jean, il est aux Carmes... On a eu raison de l’y mettre. Il ne faisait rein avec des précepteurs dans une maison peu réglée. Le temps de l’importance et de l’action politique est, je crois, passé pour Monsieur de Perrigny avec le Gouvernement personnel de l’Empereur. C’est un homme dévoué. Rien de plus. On le dit honnête homme. Je me rappelle avoir entendu rendre hommage à sa probité dans des conditions singulières. Il venait de quitter le Ministère. Je rencontre aux Tuileries le Marquis (d’Audeffret) qui s’arrête un moment avec moi. J’aborde la politique et je lui demande ce qu’il pense du démissionnaire; il loue ses sentiments, et quand je lui dis : « Il faut donc le regretter ? », il me réponds d’un grand sang froid : « Non ! Le cabinet sera plus homogène. »

21 Février

Hier,la marmite de nos amis Muller était renversée; ils sont venus nousdemander à dîner et nous ont menés tous au théâtre français le soir. Ondonnait la nouvelle pièce, « les ouvriers », écrits en jolis vers parun professeur du Collège (Rollin), jouée avec talent par Coquelin,Nathalie et Maubant, applaudie avec frénésie par le parterre etprécisément faite pour cela. J’y trouve ce que j’ai toujours vu dansles oeuvres littéraires destinées à provoquer l’adhésion du publicbadaud, des avances au flot qui monte. Aux approches de 1848 et depuis,on nous a donné et on nous donne encore des ouvriers qui ressemblent àceux des ateliers comme les bergers deHier, la marmite de nos amis Muller était renversée; ils sont venus nous demander à dîner et nous ont menés tous au théâtre français le soir. On donnait la nouvelle pièce, « les ouvriers », écrits en jolis vers par un professeur du Collège (Rollin), jouée avec talent par Coquelin, Nathalie et Maubant, applaudie avec frénésie par le parterre et précisément faite pour cela. J’y trouve ce que j’ai toujours vu dans les oeuvres littéraires destinées à provoquer l’adhésion du public badaud, des avances au flot qui monte. Aux approches de 1848 et depuis, on nous a donné et on nous donne encore des ouvriers qui ressemblent à ceux des ateliers comme les bergers de (l’Artée) ressemblent à ceux de nos fermes. Une autre tendance à signaler est celle qui fait des enfants les pédagogues de leurs parents. Dans la Sybille d’Octave Feuillet (1)   se tic de notre littérature est déjà développé. Je le retrouve dans la nouvelle comédie où père et mère se confessent devant leur fils.

Après cette primeur, on nous a donné le mariage de Figaro, qu’on a « exécuté » comme on exécute place de la Roquette. Je n’ai jamais rien vu de plus lamentable. Almaviva, avec le gros ventre de Leroux, me faisait pitié quand il avouait trois ans de mariage et je ne me le figurais pas chantant : je suis Lindor. Rosine était vulgaire; Suzanne n’était qu’une Marietorne faisant peu d’honneur eu goût du Comte; le Page était trop grand d’une tête et d’ailleurs d’une niaiserie à rendre chastes toutes les marraines d’Espagne. Got jouait Figaro et je me ferais tort en  contestant ce qu’il a montré d’intelligence. Mais il a fait du spirituel Barbier un personnage auquel Beaumarchais n’a jamais pensé et qui sent plus le drame que la comédie. Il a voulu rompre avec la tradition et être lui-même. Il a été Got et n’a pas été Figaro. Avec un tel ouvrage, il faut brûler les planches. Hier, on se sentait figé. En mettant de côté cette question du jeu des acteurs, je reconnais que Beaumarchais se soutient, mais à un autre titre que Molière; aux pièces du vieux Poquelin, je me vois, je me sens, je me retrouve. Chez Beaumarchais, je regarde des gens de la fin du XVIII° siècle faisant revivre un coin de l’histoire. Plaisir philosophique d’un côté, satisfaction d’archéologue de l’autre, le moins vieux des deux comiques est le pus ancien, celui qui amusait Louis XIV et qui ne songeait pas à préparer une révolution. Je parle de Beaumarchais aujourd’hui à l’un de mes trois auditoires de Lundi et je suis bien aise de m’être retrempé dans autre chose que la lecture de mes notes. (l’Artée) ressemblent à ceux denos fermes. Une autre tendance à signaler est celle qui fait desenfants les pédagogues de leurs parents. Dans la Sybille d’Octave Feuillet (1) se tic de notre littérature est déjà développé. Je le retrouve dans lanouvelle comédie où père et mère se confessent devant leur fils.

Aprèscette primeur, on nous a donné le mariage de Figaro, qu’on a « exécuté» comme on exécute place de la Roquette. Je n’ai jamais rien vu de pluslamentable. Almaviva, avec le gros ventre de Leroux, me faisait pitiéquand il avouait trois ans de mariage et je ne me le figurais paschantant : je suis Lindor. Rosine était vulgaire; Suzanne n’étaitqu’une Marietorne faisant peu d’honneur eu goût du Comte; le Page étaittrop grand d’une tête et d’ailleurs d’une niaiserie à rendre chastestoutes les marraines d’Espagne. Got jouait Figaro et je me ferais torten  contestant ce qu’il a montré d’intelligence. Mais il a fait duspirituel Barbier un personnage auquel Beaumarchais n’a jamais pensé etqui sent plus le drame que la comédie. Il a voulu rompre avec latradition et être lui-même. Il a été Got et n’a pas été Figaro. Avec untel ouvrage, il faut brûler les planches. Hier, on se sentait figé. Enmettant de côté cette question du jeu des acteurs, je reconnais queBeaumarchais se soutient, mais à un autre titre que Molière; aux piècesdu vieux Poquelin, je me vois, je me sens, je me retrouve. ChezBeaumarchais, je regarde des gens de la fin du XVIII° siècle faisantrevivre un coin de l’histoire. Plaisir philosophique d’un côté,satisfaction d’archéologue de l’autre, le moins vieux des deux comiquesest le pus ancien, celui qui amusait Louis XIV et qui ne songeait pas àpréparer une révolution. Je parle de Beaumarchais aujourd’hui à l’un demes trois auditoires de Lundi et je suis bien aise de m’être retrempédans autre chose que la lecture de mes notes.

27 Février

Mes appréhensions pour mes amis Mennesier se confirment, et me voici travaillant à diriger Thècle vers l’inspection des salles d’asile. Il faut avant tout qu’elle passe quelques mois dans une école normale ad hoc sous la conduite de Madame Pape Carpentier, puis qu’elle subisse un examen après lequel il y aura à attendre une nomination qui l’obligera de résider dans un chef lieu d’Académie Universitaire. Ses parents iront-ils planter leur tente près d’elle? La faveur qu’on lui fera sera-t-elle le signal d’une séparation douloureuse? Je me le demande et la pauvre mère se le demande aussi. Elle m’écrit ce matin que Thècle est un roc; mais elle signe : « Le coeur le moins paisible qui soit ». Cet enfant eût été un trésor inappréciable pour un mari soucieux du bonheur. Mais elle n’avait pas de dot et on l’a laissée à sa famille qui se préoccupe à bon droit de son avenir. C’est là ce que nous vaut la vie stupide de ce temps-ci.

J’ai vu à 12 h et demi, Madame Standish comme tous les dimanches. Je suis allé ensuite chez Madame d’Ivry que je n’avais pas encore trouvée chez elle depuis son retour, et à trois heures j’étais au Louvre pour examiner un Raphaël qui doit appartenir au Roi de Naples et dont on demande un million. C’est encore une oeuvre Peruginesque. Dans la partie supérieure; Dieu le Père, entouré d’anges, tient une hostie. Dans le bas, la Vierge assise sur un trône élevé a sur les genoux l’enfant divin qui bénit un petit Saint Jean. Près du trône, sont deux figures féminines portant des palmes; en avant, le peintre a placé Saint Pierre et saint Paul reconnaissables aux clés et à l’épée qui leur servent d’attributs; je n’aime ni la figure de Marie quoi qu’elle ait une grande pureté, ni celle de Jésus que je trouve bouffie, surtout dans le bas des joues. Mais le petit St Jean Baptiste est ravissant. La figure placée à droite du trône (à gauche pour le spectateur) et qu’on voit de profil est d’une incomparable suavité. Le St Paul est sublime. St Pierre me plait moins. Il a dans la bouche quelque chose de dédaigneux et de maussade. En somme, notre musée a des Rafael supérieurs à celui-là; mais il ne possède rien qui appartienne à cette phase de la vie et du talent de Sanzio. Nos députés voudront-ils garder un morceau capital dont l’authenticité est au dessus de toute contestation? Le laisseront-ils aller en Angleterre? Les choses en sont là.

Je n’ai pu à cause de mes occupations voir les travaux de la collection de San Donato que vend Monsieur Démidoff et qui obtiennent des prix extravagants. 108.000 francs pour la Jeanne Gray de Delaroche, 100.000 francs pour les François de Rimini d’Ary Schiffer, 83.000 francs pour un petit Bonnington, 126.000 francs pour un Greuze médiocre! C’est du délire. Et ce délire ne tient pas au goût des arts. Ceux qui trouvent tant d’argent à mettre sur une toile sont ou des spéculateurs qui espèrent revendre plus cher, ou des enrichis d’hier qui se passent une fantaisie sans compter, ou des jaloux qui veulent empêcher tel ou tel d’avoir ce qu’il désire. Je revoyais aujourd’hui au Louvre des Greuze bien supérieurs aux oeufs cassés de San Donato et je les trouvais gris de couleur, maniérés de dessin et de composition, rappelant les paysans d’Opéra comique ou plutôt les acteurs de la troupe de madame de Pompadour et du théâtre des petits cabinets. Ce goût là passera. Quant à ceux de nos contemporains dont les tableaux atteignent ou dépassent 100.000 francs, je ne suis plus assez jeune pour admettre qu’ils les valent. Paul Delaroche, homme d’esprit, de talent et de conscience a plus de rapport avec Waller Scott qu’on ne le croyait de 1830 à 1840. Il faisait des scènes historiques, un peu romanisées qui ont moins de prise sur nous à mesure que nous avançons. Scheffer, de son côté, est un élégant traducteur de Dante ou de Goethe, plutôt qu’un grand artiste. Il fait de la peinture littéraire qui ne peut pas dire grand chose aux gens étrangers à la poésie de la Divine Comédie ou de Faust. L’art véritable est plus simple; pour faire un chef d’oeuvre, il ne lui faut qu’une femme et un enfant, Marie et Jésus, le visage humain idéalisé par l’extase, par la tendresse, l’oeil miroir de l’âme, une attitude révélant une pensée. Tous les siècles comprendront ce qui a été fait sur de telles données. Les ventes à grands fracas me sont pénibles à deux points de vue: elles dénotent l’impossibilité de toute durée pour les collections précieuses, le brocantage remplaçant la passion du beau; puis, elles éveillent des appétits scandaleux chez les peintres qui se croient du talent, tel qui aurait donné un tableau pour 10.000 francs en voudra 50.000, et j’aurai bientôt occasion de voir une page de peinture payée d’avance le dernier prix et que l’auteur dit vendre à la moitié de sa valeur. Qui achètera dans de telles conditions, qui consentira à mettre un énorme capital à quelques cadres. Les prétentions des artistes rueront l’art pour peu qu’on reste dans la voie où on est. Est-ce d’ailleurs une bonne condition pour la peinture et même pour la littérature que cette préoccupation du luxe, que cette avidité des jouissances vulgaires qu’on se donne avec de l’argent? Y a-t-il parité entre les aspirations d’un filateur qui veut devenir millionnaire et celle d’un homme qui doit vouloir chercher le Bel idéal? Non, mille fois non. Nous marchons vers un ordre de choses qui créera des fabricants de tableaux et de statues faisant concurrence à des fabricants de meubles et de rideaux, qui confondra les peintres avec les ébénistes et les tapissiers. Je déplore de tout mon coeur qu’on en vienne là, mais on y vient.

2 Mars

Madame Pyrent m’a dit aujourd’hui au cours d’Edmé qu’elle avait visité l’hôtel et l’atelier de Gudin, et je me suis rappelé que cet artiste bien déchu aujourd’hui m’avait jadis attiré chez lui et traité en ami. Nos relations ont été assez longues, et vraiment agréables jusqu’à son mariage. En voici l’origine et la suite. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois chez un maître de forges de Champagne, Monsieur Beugon, qui tenait un assez grand état de maison à Paris et que 1848 a ruiné. Placés à table, l’un près de l’autre, nous avions causé tout le temps du repas et j’avais lieu d’être flatté de la bonne grâce qu’un peintre en renom, décoré de tous les ordres e l’Europe, mettait dans une première conversation avec un jeune homme si peu avancé que j’étais alors. Le soir, on me demanda de faire de la musique et j’achevais de le conquérir. Il voulût me recevoir chez lui et dans son atelier du Louvre; il me fit un dessin que je possède encore, et quand je e trouvais une heure de liberté, j’allais la passer près de son chevalet. Je lui ai vu aire quelques uns de ses meilleurs tableaux. Nous nous rencontrés d’ailleurs chez la Marquise de Biencourt qui a de lui deux belles toiles, chez la Vicomtesse de Noailles qui lui a fait peindre la mort héroïque de son beau-père, chez la Duchesse de Poix qui nous réunissait volontiers à sa table, et il n’a pas tenu à lui que j’entrasse dans des habitudes plus intimes de sa vie. Il me parla de me présenter chez la Baronne de M... qui avait des bontés pour lui, et j’eus quelques peines à éluder des relations qui ne me convenaient pas.

J’étais marié depuis deux ans quand il rompit ce lien pour épouser Miss Hay, fille d’un Lord d’Ecosse et filleule du roi Louis Philippe. Se croyant sans doute devenu un peu Lord par cette alliance, il ne me fit pas part, ne présenta pas sa femme à la mienne, et je le laissai de côté. Mais il perdit un premier enfant et je courus lui serrer la main à son château de Beaujon. Comme il ne changea pas de façon, je ne le vis plus, et quand il est venu chez moi, il y a trois ans, me demander un léger service, je lui ai fait dire son nom, après quoi, je lui ai donné les indications dont il avait besoin; nous ne nous sommes plus revus; il est fort affaibli d’intelligence si j’en puis jugé par ce qui me revient de plusieurs côtés. Il n’a jamais eu d’esprit, mais il a fait des marines pleines de poésie; il était bel homme et avait n son de voix d’un charme unique. Quelques succès galants, les compliments des souverains et des princes qui le traitaient en ami et qui lui écrivaient sur ce pied, une énorme vanité greffée sur une origine des plus humbles, la manie des spéculations de maisons, de terrains, d’actions, les dettes qui en étaient la suite, l’ont conduit à expédier des oeuvres pour en toucher plus vite le prix, à demander des sommes folles aux amateurs qui lui avaient fait des commandes sans en débattre d’avance les conditions; et d’encore en encore, il est arrivé à perdre son talent, sa réputation d’artiste et même à écorner son honorabilité. Au moins est-il certain que ses confrères ne parlent pas de lui avec estime, que le public l’oublie, que la critique le maltraite et que sa peinture ne se vend plus. Son château de Beaujon, s’il s’en défaisait, liquiderait un arriéré très lourd et donnerait peut-être un boni assez rond à sa famille. Mais il le prise si haut qu’il ne trouve pas d’acquéreur et que les intérêts de ce qu’il a hypothéqué sur cet immeuble le dévorent. Il est donc un exemple frappant de ce que peut devenir un artiste qui prétend vivre en grand seigneur, et il justifie ce que je disais plus haut. Nature faible et gâtée par des contacts qui l’ont enivré. Gudin est là, tout entier. Je n’ai aperçu que l’aîné de ses fils qui n’a pas été élevé et qui ne sera jamais bon à rien.

3 Mars

Notre pauvre Lydie Wacrinier vient de perdre un second enfant, en 48 heures, d’une rougeole qui n’a pu sortir. Nous avons été si près d’elle dans tous ses malheurs que nous en sommes atteints comme si elle nous appartenait. J’étais chez son père quand sa mère a expiré et ma femme a vu mourir son cher petit ange. J’arrive de cette maison de désolation où j’ai senti combien on est impuissant à consoler, même quand on le veut de tout son coeur. La femme me semble plus forte que le mari qui est comme affolé de douleur. Ils ne peuvent retourner à Montlabert que dans neuf jours à cause du seul enfant qui leur reste et qu’il serait imprudent de changer d’air après une atteinte fort grave du mal qui a emporté son frère. Madame Blachon est morte d’hémorragies qui l’ont épuisée. Monsieur Blanchon a succombé dans son habitation de la Guadeloupe à une attaque de choléra après avoir prodigué ses forces à soigner les nègres et sa sucrerie frappée par l’épidémie. Lydie nous regarde comme ce qu’elle a de plus proche et elle a raison de compter sur notre affection. C’était une joyeuse enfant, une gracieuse jeune fille qui me souriait au bal en passant devant moi pendant une valse. Elle est vouée maintenant à la tristesse. Elle compte ce qui lui manque et craint de perdre  le peu qui lui reste. Elle a 26 ans et on ne retrouve plus rien en elle de ce qu’on y a vu.

6 Mars

Je reviens du conservatoire et j’ai plaisir à fixer mon impression: la symphonie en Fa de Beethoven est de celles qui, avec le septuor, rappellent la manière de Mozart et dont il ne reste rien dans la symphonie en La et dans la symphonie en Ut mineur. Quand on compare ces grandes oeuvres orchestrales, on trouve comme trois as faits par le Maître, prenant la musique au point où l’avait mené son adorable devancier, s’élevant dans les productions de sa deuxième manière à une hauteur vertigineuse pour ses contemporains, et dépassant absolument leur intelligence et celle de deux générations successives dans la symphonie avec choeur. Le public d’aujourd’hui a redemandé le second morceau de la symphonie en Fa qui est un chef d’oeuvre de grâce et d’esprit. Le menuet n’a pas été aussi parfaitement exécuté que je l’ai entendu quelques fois.

Après Beethoven est venu Wagner. Le choeur des pèlerins de Lannhauser a eu aussi les honneurs du bis et je suis loin de m’en étonner. C’est une composition puissante, offrant des sonorités nouvelles, d’un grand caractère religieux, saisissable dans toutes ses parties malgré quelques harmonies un peu heurtées et propres à dérouter l’auditeur.

Monsieur Gérusheim a joué ensuite un concerto pour piano de sa composition. La difficulté ne semble pas exister pour lui. Il en triomphe sans le moindre effort apparent et garde la meilleure tenue devant son clavier. Peut-être l’ouvrage manque-t-il un peu d’intérêt. J’ai entendu jadis Fuld jouer un concerto. L’orchestre l’accompagnait et il le dominait sans peine. Monsieur Gernsheim m’a fait l’effet d’un homme qui avait voulu se montrer capable d’écrire une symphonie et qui aurait renversé les rôles. Son piano a parfois l’air d’accompagner l’orchestre. Il est jeune et il règlera sa plume comme il a dompté ses doigts.

Un madrigal choeur sans accompagnement, écrit au 16° siècle par Festa a produit peu d’effet, et l’ouverture du jeune Henri ne m’a pas transporté comme je l’espérais. On l’a tant écorché partout qu’elle a pris quelque chose de banal. Je ne dirais cela à personne et je ne méconnais en rien le mérite de l’oeuvre; je constate en effet de la popularité et des orgues de barbarie. Ma mère a été liée avec Madame Méhul et mon enfance a été bercée des oeuvres du grand musicien. Chose singulière pourtant! Je n’ai jamais entendu Shatonice, Joseph, ni l’Irato, et je n’ai dans la tête que des bribes de ce compositeur éminent.

Le concert a fini par les choeurs de la nuit de Mai de Mendelsohn. Encore un musicien que je ne connais pas assez et dont je veux lire la correspondance, à mon premier moment de liberté.

J’ai aperçu dans la salle nombre de mes élèves qui toutes m’ont vu et me l’ont fait comprendre par quelque signe aimable. Il faut être touché de ces marques d’affection de ceux qu’on voit sans les chercher, sans préjudice de la confiance qu’on a dans le bon souvenir de ceux qu’on cherche sans les voir. Je dois espérer que je n’ai pas été tout à fait un homme inutile puisque partout où je vais, je trouve des regards amis. Ce sera un bon oreiller pour le jour du grand sommeil.

10 Mars

Le temps est au mariage. Lundi, à 9 heures et demie, j’avais chez moi une dame qui cherche une dot pour son fils, et qui, depuis un mois, demandait à tout venant, mais en vain, des renseignements sur la famille W... En désespoir de cause, elle s’est adressée à moi, et, par un hasard heureux, je me trouve connaître cette famille W depuis 20 ans. Belle fortune, honorablement acquise dans le commerce, mais origine et entourage qui ne saurait convenir à ceux qui me consultent. J’ai du le dire; j’ignore si l’on passera outre, et si dans ce cas, on ne me saura pas mauvais gré d’avoir d’autres préoccupations que celles des chiffres.

A 7 heures, je dînais chez la baronne de Charnacé avec mission secrète d’étudier l’aîné de ses fils sur qui une autre mère de ma connaissance a des vues. Ce jeune homme est sur le point d’entrer à la Cour des Comptes (il est le premier à passer sur la liste résultant de l’examen), il a fait de bonnes études; il est excellent sujet, religieux, pratiquant, mais il n’a que 24 ans, et comme je demandais à son père s’il comptait le marier jeune, il m’a répondu: « Quand il voudra, il n’y pense pas à présent ». Edifié sur ce point, j’ai pu causer une heure avec l’Abbé Housset qui était au nombre des convives et qui m’a beaucoup plu. A côté des catéchismes des garçons de notre Madeleine qu’il dirige fort bien et où j’ai, cet hiver, un intérêt particulier, il réunit chez lui des jeunes gens pour des conférences et il prépare un livre sur le Cardinal de Bérulle. Il m’a paru très occupé de la liberté de l’enseignement supérieur dont une commission présidée par Monsieur Guizot discute en ce moment la possibilité et les conditions; et il se demande si l’on n’exigera pas licence et doctorat des futurs professeurs de facultés libres. Je ne suppose pas que l’Université ou, pour mieux dire, l’Etat abdique le droit d’examen et, peut-être, faudrait-il souhaiter, dans l’intérêt même de l’enseignement libre, que ceux qui aspirent à le donner, arrivassent à leur chaire munis de diplômes attestant de fortes études. Tous mes amis ne conviennent pas de cela, et je sais bien pourquoi. Il serait plus commode de ne subir aucune épreuve préalable. Mais c’est une mauvaise condition qu’une liberté qui ne s’acquiert pas avec effort et l’on aura déjà bien à faire pour lutter contre des gens qui sortent de l’école Normale, qui ont professé dans les lycées et concouru pour l’agrégation.

Mardi, Mademoiselle d’Yvrande s’est mariée et comme on savait que je ne pourrais aller à la messe, on avait eu l’intention de m’inviter à la réunion de famille du soir. Le marié, Monsieur le Vicomte de Baulny, petit neveu de Monsieur de Chateaubriand par sa mère, et Maître de requête au conseil d’Etat aurait fait une autre alliance si son père n’avait compromis sa fortune dans de maladroites spéculations. J’ai vu là les Dorglandes, les Beauffort, les d’Andlaun les Lanscosme, les Baincourt, les Lambel, les Balleroy, les Chaumont Quitry, une branche des Maillé, les Rosembo etc. ... Il y a cent ans ce défilé aurait ressemblé à celui de l’Ecole des Bourgeois où Moncade invite ses parents à venir le voir s’encanailler. Mardi, on était pour la famille d’Yvrande d’une politesse recherchée, et je n’ai pas vu une figure, je n’ai pas entendu une parole qui sentit le dédain. Monsieur de Baulny est un honnête homme et sa femme sera heureuse. Mais si j’avais eu 130.000 livres de rente, comme Monsieur d’Yvrande, je n’aurais pas cherché au dessus de ma sphère un mari pour ma fille et je n’aurais pas mis mon orgueil à entrer dans un monde autre que le mien.

Hier, Mercredi, j’ai fait mes adieux aux pauvres Wacremier qui sont partis ce matin pour Montlabert. Aujourd’hui, enfin, j’ai eu une conférence matrimoniale dans mon cabinet avec Madame Richaud et j’ai appris la mort d’Henri de Biancey. Nous avons combattu ensemble pour la cause catholique et je le vois tomber avant moi, bien que je sois son aîné. Il laisse des regrets, et tous les journaux, même le Gaulois et le Figaro, rendent justice à son caractère. Sept enfants le pleurent et sa veuve reste, me dit-on, avec 12.000 livres de rente. J’avais assisté à son mariage en 1841 avec l’Abbé Dupanloup et je sais qu’une rupture récente du pauvre défunt avec l’évêque d’Orléans a été un chagrin profond pour lui; la question romaine a été l’occasion de ce déchirement qui a du lui coûter beaucoup.

12 Mars

Le Comte Melchior de Voguë (2)   m’a apporté aujourd’hui la notice qu’il vient de publier sur la stèle de Dhibôn (3),  élevée au temps d’Ochosias, fils d’Achab et roi d’Israël, par Mésa, roi de Moab (4)   Une inscription de 34 lignes, estampée avant que les Bédouins aient détruits la pierre, offre en caractères phéniciens, l’histoire d’une campagne heureuse du Prince Moabite. C’est là un monument incontestable du 9° siècle avant notre ère et un appui solide pour la Bible. Sa découverte fait donc honneur à Monsieur Clermont Ganneau qui, s’il n’a pas sauvé le monument lui-même, a au moins conservé l’inscription. Je ne prévoyais guère, lorsque je donnais, il y a 32 ans, des leçons au petit Melchior, qu’il reconstituerait en partie la langue phénicienne, qu’il deviendrait membre de l’Institut et que, des hauteurs où la science l’a fait monter, il aurait encore des regards et de la déférence pour moi. Avec son nom et sa fortune, il y a mérite et bonheur à s’être livré à l’étude et à s’être fait accepter par les savants de profession comme un égal. Il considère la découverte de la stèle de Dhibon comme un événement de la plus haute importance et je partage son sentiment.

13 Mars

Séances d’Elèves de Stamaty dans ma salle. 25 exécutants. Combien y a-t-il de musiciennes sur ce nombre? Combien de ces jeunes filles ouvriront un instrument après leur mariage? Problème plus facile à résoudre qu’on ne croit et dont le chiffre le plus minime donnera la vraie solution. On met tous les enfants devant le piano; on donne à tous un maître sans se soucier de leur aptitude; on impose à tous 3 ou 4 heures par jour d’étude, comme on fait faire le maniement d’armes aux soldats. Pleurs de la victime, impatience du maître, ennui pour ceux qui entendent l’un et l’autre s’escrimer; que dire des gens devant qui l’on exhibe ces talents naissants et qui se croient obligés d’écouter et d’encourager? Cela s’appelle un art d’agrément, par antiphrase sans doute, et le résultat final est nul pour les 19/20 des sujets. Autant vaudrait décider à priori que tous les élèves des Lycées feront des comédies en 5 actes et en vers, ou que toutes les filles résoudront des équations algébriques. On naît musicien et l’on ne continue à faire de la musique que si l’on a ce point de départ.

Monsieur de Voguë père qui venait pour sa fille m’a appris en entrant la mort subite de Monsieur de Montalembert; il était atteint depuis longtemps d’un mal incurable, mais pouvait durer encore, et je gémis de la publication récente d’une lettre de lui où se lisent ces mots : « Idole romaine ». J’ai payé mon tribut d’éloges à l’illustre écrivain quand il s’est séparé de Monsieur de Lamennais car je sentais la grandeur de ce sacrifice; j’ai reconnu hautement la grandeur des services qu’il a rendu à l’église depuis plus de 30 ans, et précisément pour cela, je suis effrayé de voir sur sa tombe un tel document. Il avait une nature passionnée et il n’était pas toujours maître de lui dans le premier moment. Cette fois, il n’a pas eu le temps de se reconnaître. On tremble devant ces coups foudroyants qu’on appellerait des surprises de la Providence si l’on avait nom Lacordaire. Une grande et belle âme vient de paraître devant Dieu, et je me garderai bien de préjuger un arrêt de sa justice quand il y a tant de raisons de compter sur sa miséricorde pour un tel serviteur.

Nous avons tous dîné chez Madame de Montbreton avec Madame de Léontaud, Monsieur de Montauld, sa fille Isaure et son fils Odet.

20 Mars

Hier, Samedi, la Duchesse de Mouchy ouvrait sa maison; j’étais au nombre des invités et je suis arrivé des premiers. Monsieur Destailleurs a du être heureux de sa soirée. L’élite de l’Europe était là et il n’y avait qu’une voix sur la réussite parfaire de son oeuvre. trois salons d’excellentes dimensions, d’une hauteur en harmonie avec l’ensemble, magnifiques sans surcharges de dorure, des plafonds d’un goût exquis, une serre admirable avec un volume d’étoffes orientales et un éclairage mystérieux, tels sont les appartements où l’on se tenait. Meubles, tentures, curiosités de toute espèce, vaisselle d’or au buffet, livrées éclatantes à l’antichambre et dans une pièce qui précède les salons, tableaux, marbres précieux, merveilles accumulées par plusieurs générations, voilà ce qui complète la création de l’architecte. Quant aux personnes qui ont répondu à l’appel du Duc et de la Duchesse, c’était tout ce que l’ancien faubourg St Germain, le monde officiel, le monde des arts et des lettres comptent de distingué. J’ai causé avec Madame Standish, avec le Comte de Nieuwerkerke, avec le Baron Malouet, avec le Comte Daru, avec Monsieur Feuillet et Conches et je suis rentré à 11 h et demie après avoir fait une apparition rue d’Anjou 42 où il y avait aussi du monde et où l’on m’a fait de grands remerciements pur peu de choses puisque j’avais déjà utilisé ma toilette, ma sortie et mon fiacre.

Ce matin, après avoir achevé la correction des devoirs de la semaine, j’ai lu à tête reposée le discours de réception de Monsieur de Champagne et la réponse de Monsieur de Sacy; l’auteur de l’histoire des César et des Antonins me l’avait envoyé avec ces mots écrits de sa main : « A Monsieur Prat, témoignage d’un ancien et précieux souvenir. » Je n’ai pas à analyser ici deux morceaux que tout le monde connaît, mais je tiens à fixer mes souvenirs personnels sur l’illustre orateur qu’a loué un éminent historien. Je n’ai vu Monsieur Berryer (5)   chez lui qu’une seule fois, et je redirais chacune de ses paroles, je décrirais chacun des meubles de son cabinet; j’étais seul avec lui et notre entretien se rapportait à des amis communs dont les intérêts nous étaient confiés. Ma profession qui m’interdit toute sortie pendant le jour m’a privé du bonheur d’entendre l’admirable parole de cet homme unique devant une assemblée; mais je l’ai rencontré souvent chez Monsieur de Voguë, chez Monsieur de Tinguy, gendre de ce Monsieur de Granville qu’il a interpellé directement dans un de ses plus beaux mouvements d’éloquence ( ). Enfin, je ne saurais oublier une soirée de contrat qui précéda de deux jours le mariage de Catherine Moitessier avec le Vicomte Emmanuel de Flavigny. On avait annoncé tous les ducs, tous les princes, tous les sénateurs, tous les diplomates de la terre. A 10 h, le nom de Berryer retentit; aussitôt, hommes et femmes se rangèrent de telle sorte qu’un large espace resta vide et que le nouvel arrivant pût s’avancer vers la maîtresse de maison comme l’aurait fait un souverain. J’aurais toutes les facultés d’un grand écrivain que je me sentirais impuissant à rendre mon impression devant cet hommage instructif, irréfléchi, rendu à un homme du plus merveilleux talent et du plus noble caractère. L’avenir ne lira pas ses discours. Il n’a pris aucun soin pour leur donner le poli que demande le lecteur; mais l’histoire des 54 années qui se sont écoulées de 1814 à 1868 lui réserve une place et la postérité lui rendra la justice qu’il mérite. C’est une grande et belle figure.

4 heures et demie. Je reviens du château d’eau où j’ai entendu pour la deuxième fois, le Comte Fouché de Careil qui m’avait envoyé une stalle, et pour la première, Monsieur Ferdinand de Lesseps. Le conférencier que j’allais surtout écouter ne s’est pas trop redit bien qu’il traitât le même sujet qu’au Cercle Agricole. Il a même eu de jolis mots et des plus heureuses rencontres. Mais je lui reprocherais, s’il me demandait mon sentiment, l’abus de locutions telles que « Eh bien », « vous savez ». Je lui conseillerais de ne pas rester constamment monté à un diapason d’effet; je lui dirais peut-être qu’il cherche un peu trop les salves; il en a obtenu assez, de bon aloi pour n’en pas solliciter par des réclames de l’ordre suivant: Parlant d’un Membre du Congrès américain avec qui il a eu un long entretien, il a dit : « Un sénateur, mais un sénateur républicain ».

Racontant son arrivée au Nouveau Monde, il a souligné son étonnement de ne pas voir « un seul gendarme » ; « Pas un seul souvenir de la Patrie » a-t-il ajouté. Une citation de Victor Hugo de nature à exciter la fibre démocratique; des plaisanteries sur Monsieur Haussmann, n’étaient guère plus de mise à mon sens. Jamais les conférences n’avanceront l’éducation politique du public français, parce qu’en lui parlant, on pense à soi plus qu’à lui. Monsieur de Foucher a une grande fortune, de grandes terres, et les gendarmes, pour 600 francs par an que l’Etat leur donne, empêchent au péril de leur vie qu’on dévaste ses bois, ses terres et même ses chasses. Il est très aisé d’avoir une brigade à sa portée et il la regretterait fort si on la supprimait. S’il avait dit à ses auditeurs: « Respectez la loi et on n’aura plus besoin de gendarmes, il aurait été moins applaudis, mais il serait demeuré plus digne. Ces éternelles plaisanteries sur le tricorne de nos soldats de police sont-elles de raison quand on parle d’un pays où, faute de gendarmes, les gens sont obligés d’avoir toujours un revolver chez eux et très souvent réduits à s’en servir? Un homme de ma connaissance qui revenait de cette terre classique de la Liberté, éprouva, en débarquant au Havre, le besoin de se jeter dans les bras du premier de ces agents de la sécurité publique qu’il aperçût; et, pour se livrer à cette effusion, il écarta les amies qui l’attendait au débarcadère. Celui-là avait le courage de son opinion.

Quant à Monsieur de Lesseps, il a fait une grande chose et son nom vivra; mais il parle aussi mal que possible. Accent détestable, incorrection, nulle suite, anecdotes vulgaires, et rien pour relever cela. J’évite de le juger parce que je lui garde rancune de la conduite qu’il a tenue pendant le siège de Rome avec le Général Oudinot. Son frère, le sénateur, est venu souvent chez moi avec une parente dont la filiation était un mystère et n’en est plus un. Madame de Lesseps qui avait accepté cette parenté a été pour moi d’une amabilité recherchée et m’a amené mon élève et Monsieur Dijon quand elle a été fiancée à ce jeune officier. Mes enfants ont trouvé ce ménage à Lunéville.

21 Mars

Pendant que j’entendais Monsieur de Lesseps, Madame Standish allait à Passy chez Madame Delessert sa cousine et elle y était frappée de mort subite. Ses enfants ont chargés dès ce matin Madame Brives de m’annoncer cet affreux malheur; elle s’est présentée chez moi au moment où je montais en chaire, et n’a pas voulu en public uns secousse semblable; elle est donc montée chez ma femme qui, entre ma première et ma seconde leçon, m’a parlé avec la conviction qu’elle m’apprenait une des pertes les plus sensibles que je puisse faire. Ma vieille amitié pour cette personne exceptionnelle était si connue, si ouvertement acceptée par elle que de tout côté il m’arrive des lettres et des visites. ceux qui me connaissent et qui m’aiment un peu me le prouvent et je sens le prix de ces témoignages d’intérêt, sans les mettre tous sur la même ligne, car il en est de plus précieux que les autres. Je reviens de l’hôtel Mouchy le dernier lieu où j’ai vu celle que Dieu a appelée à lui. Ses deux fils, son neveu, sa nièce elle-même m’ont retenu plus d’une heure et semblent accepter cette idée que mes regrets sont aussi profonds que les leurs. Je les reverrai probablement demain soir. On venait d’ouvrir une lettre trouvée dans le Bureau de la rue Dumont d’Urville avec le testament. Une prescription datée du mois de février dernier empêche toute cérémonie funèbre et toute invitation à l’enterrement qui aura lieu à Mouchy. On m’a dit que si je voulais y aller, on serait heureux de me recevoir; je serai privé de ce triste adoucissement à mon chagrin. J’appartiens au public à qui je dois deux leçons le Mercredi. J’en ai fait trois aujourd’hui dont deux après la nouvelle de cette mort, et j’ai eu quelques mérites à me dominer.

Ainsi, nous nous en allons, pièce à pièce; j’ai encore quelques témoins de ma vie, quelques confidents des épreuves de mon passé; Dieu m’a laissé à l’intérieur une famille tendre et chère, et, au dehors, quelques coeurs sympathiques. Mais on a besoin de sentir près de soi le peu que l’on conserve quand on a subi un tel assaut. Je ne saurais parler aujourd’hui de ce que je perdis; je ne puis que prier pour une belle âme.

27 Mars

Un avis du Duc de Périgord m’appelait hier à Chaillot pour une messe qui devait se dire à la paroisse, à l’intention de Madame Standish. Un billet de Madame de Billing m’a appris qu’il fallait aller au convent du Boule, 29, Avenue de la Reine Hortense, et j’ai trouvé dans la chapelle de cette maison, un recueillement et des souvenirs qui m’auraient manqué dans une église ouverte au public. Le couvent du Roule a élevé les deux filles de madame de Lisle, institutrice de la regrettable personne pour qui l’on priait. J’avais eu le bonheur de contribuer avec elle à l’admission de ces deux orphelines dont l’une est ma filleule, et, quelque minime qu’ait été ma participation à cette oeuvre j’aimais à y penser en appelant sur une âme si noble les bénédictions du souverain juge. Mes deux pupilles sont maintenant institutrices comme leur mère. L’une est à Nice, l’autre à Anvers et celle-ci, avertie à temps est venue de Belgique pour assister aux funérailles de Mouchy et à la messe du Roule et a trouvé le temps de passer chez moi. J’ai été reçu à la porte de la chapelle par Monsieur et Madame de l’Aubespin et, dans leur cordial serrement de main, j’ai pu sentir leurs regrets et leur sympathie pour les miens. Une centaine de personnes étaient présentes. Quatre vingt au moins avaient pour titre une parenté plus ou moins proche, et il n’y avait donc pas plus de vingt étrangers et je dois être fort touché du sentiment exprimé par tous ceux que j’ai vu à la sortie que je ne pouvais manquer d’être là.

Je n’ai remarqué en aucune circonstance semblable autant de recueillement, une tristesse plus sincère, une ferveur plus sensible. La messe en noir, trois morceaux d’orgue, le De Profondis chanté après le dernier évangile par le choeur des religieuses. Voilà toute la cérémonie. L’organiste a joué à l’élévation le premier morceau de la sonate en ut dièze mineur de Beethoven, et cette admirable musique a eu sur moi une action indéfinissable et toute nouvelle, bien que je la connaisse depuis plus de trente ans.

Les domestiques de Madame Standish étaient à l’entrée de la chapelle et personne n’est passée devant eux sans leur adresser un mot ou un signe bienveillant. Monsieur de Mouchy que j’ai rejoint dans la cour m’a donné rendez-vous chez lui pour demain Lundi à 10 heures du matin.

Rentré chez moi une demie heure avant l’arrivée de mes élèves, j’ai fait mes deux leçons, entre lesquelles j’ai vu venir une de ces personnes qui pensent à tout et qui me sachant très remué a voulu me montrer qu’elle s’associait à ma peine. Que puis-je rendre pour une telle visite? Mon le trouvera quelque jour.

A 9 h, le Baron Malouet est venu me prendre pour aller chez les enfants que nous avons trouvés établis à l’hôtel Mouchy. Le Duc leur donne une partie du 2° étage et leur rend de son mieux ce qu’il a reçu de sa tante quand lui-même a été orphelin. Henri m’a demandé de revenir Mercredi à 9 heure pur l’aider de mes conseils dans une conférence avec le libraire Teschner qui devait publier un manuscrit de la Princesse de Beauvan, annoté par sa mère. Il y a là quelque chose d’assez délicat peut-être. J’y mettrai tous mes soins. Henri m’a dit qu’il me communiquerait le testament dont copie venait de lui être remise et où sa pauvre mère se retrouve toute entière.

La tristesse se complique pour moi du départ de mes enfants qui me quittent ce soir pour aller prendre leur garnison d’Auch. Ils m’ont servi d’excuse pour refuser une place à l’Opéra dans la loge de Madame (Dinizane). Arthur vient de me donner un cheval qu’il a modelé en terre et qui arrive du moulage. Je l’ai posé dans mon cabinet sur une de mes bibliothèques basses, et il me fera plaisir à voir de mon bureau quand je penserai aux absents. J’ai eu sous mon toit ma fille pendant 10 mois, mon gendre pendant plus de trois mois, et j’aurais mauvaise grâce à me plaindre quand d’autres sont plus séparés de ce qu’ils aiment, et pourtant mon appartement va me sembler bien grand et bien vide. On passe sa vie à se quitter et quand on croit trouver le bonheur de la réunion, la mort survient. Je ne me borne pas comme beaucoup d’autres dans ces rêves de retraite, de repos qui soutiennent dans le travail. Je paierai de ma personne tant que j’aurai des forces et, quand je n’en aurais plus, je ne suppose pas qu’il me soit réservé d’être longtemps un inutile fardeau sur la terre.

Je vais sortir pour complimenter la Marquise de la Roche Aymon sur le mariage prochain de sa fille. Celle-là aussi a été une de mes enfants. Un séjour de bien des années en Auvergne a interrompu nos relations sans qu’elle m’ait oublié. Je dînais jadis une fois par semaine chez sa mère avec l’Abbé de Boris qui est mort Lundi dernier presque subitement. On dit que c’est la goutte qui l’a emporté comme l’Abbé Briot son prédécesseur dans la Cure de Saint Philippe du Roule.

28 Mars

Ce matin, visite du Duc de Mouchy qui m’a parlé avec une ouverture complète de sa tante, de ses cousins, de l’état des affaires, des moyens d’assurer le pleine et entière exécution de la volonté exprimée dans le testament. Il a mis une bonne grâce parfaite à me dire qu’il ferait de fréquents appels à ma mémoire pour se pénétrer plus profondément de la pensée de celle qui me considérait comme un ami sûr et dévoué, et certaines parties de nos entretiens ont eu un caractère si particulièrement confidentiel, que je ne puis me permettre de les résumer par écrit, même ici. Il y a plus de fond qu’on ne croit dans ce jeune homme, et il sera pour ses cousins ce qu’il est possible de souhaiter après l’immense et irréparable perte qu’ils ont faite. Je n’ai pu voir la Duchesse aujourd’hui.

Mes amis Mennissier ont eu leur épreuve et une épreuve cruelle; ils ont perdu la plus jeune enfant de leur fille, Berthe. En écrivant à Marie, je lui disais que j’étais bien précisément dans la disposition qui convient pour partager la douleur de ses amis. Jules m’écrit aujourd’hui: « Nous savions que vous aviez aussi votre peine, votre peine bien amère! Dieu veut-il que les coeurs unis par une amitié comme la nôtre le soient encore par la souffrance? » Et, après m’avoir parlé de sa vaillante Thièle qui est dès maintenant à son poste de combat, se préparant aux examens pour l’inspection des salles d’asile, il ajoute: « Adieu, mon ami! Tous ceux qui soufrent sont frères, toutes les saintes tristesses sont soeurs. Nos mains sont dans vos mains! »

Référencement

  1. Octave Feuillet 1821-1890, écrivain officiel du second empire, adversaire du réalisme auquel il oppose un idéalisme assez artificiel.
  2. Marquis Melchior de Voguë; Historien français (Paris 1829- 1910). Il dirigea des fouilles en Palestine et en Syrie (1853-1855). Ambassadeur en Turquie (1871), puis à Vienne (1875-1879), il est l’auteur de plusieurs ouvrages historiques (Académie Française, 1901).
  3. La stèle du Roi Mesa, de 842 av JC, trouvée près des ruines de Dhibön, célèbre la victoire de Mesa sur Joram, Roi d’Israël.
  4. Région historique de Palestine, à l’Est de la Mer Morte.
  5. Pierre Berryer, avocat et homme politique (1790-1868). Catholique, royaliste et orateur de très grand talent, il aida son père dans la défense de Ney, fit acquitter Cambronne et défendit la cause de la liberté de la presse à l’occasion des procès de La Mennais et de Chateaubriand. Il soutint le droit d’association des ouvriers et la liberté des congrégations religieuses. A partir de 1830, il fut à la Chambre, le porte parole des légitimistes. Il tenta inutilement de détourner la duchesse de Berry de son équipé vendéenne. Arrêté cependant comme complice, il fût acquitté. Il défendit le principe de la légitimité du droit divin (1cadémie française, 1852).