1914 - La Trinité

Août 1914

1er Août

Mon voyage de retour s’est normalement quoique bien tristement effectué. A 9 heures moins ¼ me voici rentrée dans ma chambre avant même de déjeuner (ce dont je ne sens nul besoin). Tout le long de la route, j’ai entendu et vu les choses les plus décourageantes. Dans mon compartiment, il y avait la femme d’un médecin militaire de Langres et la famille d’un chef de bureau de la Banque de France à Toul. C’était une fuite véritable qu’opéraient ces gens là ; je sais qu’il y a des personnes qui s’affolent et la pauvre grosse dame de Langres m’a presque fait rire quand à Orléans elle s’est dressée les yeux hagards en disant « Ecoutez on crie : Ordre de mobilisation vient de paraître » ; C’était tout simplement « Orléans, cinq minutes d’arrêt ! ». Malgré tout, je me suis laissée un peu démonter et la lueur d’espoir a vite disparu.

Samedi 8 Août

La carte d’Henri du 2 arrive seulement à la Trinité par le train de 6 heures. Je lui avais écrit hier à Bruyères. Que je suis heureuse de savoir que son contact avec l’ennemi est retardé de quelques jours ! Je souffre en pensant à ceux qui sont déjà partis mais le Bon Dieu me donne du courage et de l’espoir. De tout mon cœur je prie pour tous. Ma vie est une prière presque constante et je suis sûre qu’ils seront protégés par N. D. des Victoires. A-t-il ses médailles au cou ? Pauvre Ami chéri, ce serait bien dur si jamais plus je ne devais le revoir mais avant tout il faut que le devoir s’accomplisse. Je suis fière de lui et de tous nos frères si vaillants.

Dimanche 9 Août

Mon sacrifice est fait comme celui de toutes les femmes de France, avec courage, mais avec des larmes. Que la volonté de Dieu soit faite ! Il faut que tous nous remplissions notre devoir. Seulement, chacun sa place dans le grand combat ; ce n’est pas nous qui les marquons, c’est la divine Providence et, si la sienne n’est pas au tout premier rang, je ne le regrette pas trop et aujourd’hui je m’en réjouis. Je suis aussi Française et aussi vaillante qu’une autre. Il m’aurait écrit : «  Je suis aux avant-postes » j’aurais répondu : «  C’est bien ! ». Il me dit : « J’arrive en seconde ligne ! ». Dans le fond de mon cœur, je trouve cela encore mieux. D’ailleurs, le second plan sera vite en avant ; il les verra ces Prussiens orgueilleux qui ont voulu la guerre, il aura sa part de luttes et de dangers ; elle sera peut-être encore plus terrible que celle de ceux qui sont partis avant lui. Que Dieu le protège, qu’il le rende à ceux qui t’aiment.

Sa vie est bien précieuse. Je ne dirai pas qu’elle est tout mon bonheur car, à l’heure actuelle, mon bonheur est bien peu de chose et j’aurais honte de le mettre en cause, mais son existence, c’est l’avenir de nos enfants. C’est aussi quelque chose de grand, d’utile à la France. Dieu lui a donné une belle intelligence, un grand cœur, un enthousiasme, une gaieté, une force qui rayonne autour de lui. Il n’éteindra pas tout cela, j’en ai la presque espérance. J’ai toujours été très fière de lui et, tout en espérant qu’il évitera toute témérité folle, je sais qu’il est inutile de lui dire d’être très brave. Je l’aimerai mieux très grand et… mort, que vivant mais amoindri. Pour écrire cela il m’a fallu déjà verser bien des larmes, dire bien des prières !

Pourrais-je le revoir en allant à Paris dès que la circulation sera tant soit peu rétablie ? Je ferais le voyage avec joie et je ne crois pas qu’ici les enfants souffriraient de mon absence mais je n’aurai pas un seul train de voyageurs avant le 16.

Pour Henriette, tout semble s’arranger assez bien. D’ailleurs, nous avons assez d’épreuves, Dieu est trop bon pour nous envoyer des complications de ce côté-là. Ces angoisses sont bonnes en période de calme et de joie pour nous forcer à penser aux choses éternelles mais, par le temps qui court, ce serait du superflu. Tout se passera bien. Notre chère sœur sera entourée, soignée avec toute la tendresse et le dévouement de Valentine. Ici, ses enfants vivent heureux, au grand air, sans penser beaucoup à leurs parents. Malheureusement, ils ont d’assez fréquentes quintes coquelucheuses ; il m’a été impossible de faire des séparations. Pauvre Lili courait toujours après ses cousins en pleurant. Ils sont donc tous ensemble et, jusqu’à présent, les autres n’ont rien pris. L’heure est trop grave d’ailleurs pour s’arrêter à des considérations de ce genre. Adrienne seule continue à avoir peur des petits Prat comme de la peste ; il en résulte que ce sont Gilberte et Zézette qui sont mises en quarantaine puisque tous les autres jouent ensemble.

 A la grâce de Dieu ! Nous ne pouvions laisser ces petits à Paris tout l’été, surtout dans les conditions actuelles. Roger est bien mignon, c’est le chouchou d’Anna ; il est devenu d’une douceur bizarre qui me fait un peu peur. Pourvu qu’il ne couve rien ; il était si turbulent les premiers jours. Le pauvre petit me fait l’effet d’un être anormal, il sera très, très difficile à élever, on ne le saisit pas. Quant à Monsieur Lili, c’est le plus volontaire, le plus capricieux, le plus coléreux de tous les amours. Françoise le gâte outrageusement en lui passant toutes ses fantaisies. Il l’a fait aller et venir, réclame une fourchette si on lui a donné une cuillère, veut de tout ce qu’il voit, ne se couche qu’après avoir vu tous « les enfants » (comme il dit) au lit, pique une rage si on lui enlève un couteau etc. Et malgré tout, il est si joli, il a un regard si prenant, un sourire si délicieux, des manières si câlines, qu’on en devient fou. Le petit monstre ! L’autre jour, j’avais fait les gros yeux à table parce qu’il s’amusait, malgré ma défense, à verser sa soupe par terre au lieu de la mettre dans sa bouche ; il me regarde d’un air tendre en disant : « Lili est la poupée à tante Maleine ». Comment voulez-vous gronder après cela ! Tant pis, j’y renonce, je le rendrai à ses parents avec tous ses défauts… en herbe. Anny continue à être la sagesse et la raison même, il n’y a pas un reproche à lui faire et je suis très heureuse en m’apercevant que j’ai complètement conquis son affection.

Quant aux nôtres, ils vont bien, ils ont comme leurs cousins des appétits splendides. Cricri est gentille, douce, silencieuse, dévouée. Pierre est taquin, mais un peu moins sensible et exigeant. Franz est l’éternel mécontent. Au fond, ni les uns ni les autres ne s’inquiètent des évènements actuels, ils jouent de tout leur cœur, surtout à la guerre.  Hier ils ont fait une pêche merveilleuse : de superbes crevettes bouquet, une quinzaine d’huîtres, des palourdes, 2 vieilles, 2 anguilles et un petit hippocampe vivant que nous avons mis dans de l’alcool. Franz est très fier de cette capture. Les enfants échappent à nos souffrances. Heureux âge ! J’avoue que leur gaieté me faisant mal, je les laisse souvent aux soins des bonnes pour me recueillir dans un petit coin, je ne veux pas les assombrir mais je ne suis quand même pas assez forte pour entendre du matin au soir leurs éclats de rire.

Madeleine est calme et douce ; elle pense aux siens avec une sérénité qui réconforte son entourage. Je ne l’ai vue vraiment tourmentée qu’une fois : la grosse Zette « Bouffe Tout » avait avalé un galet ! Oh ! Un tout petit galet bien propre, bien rond, bien glissant qu’elle a rendu sans souffrance le lendemain matin. Adrienne, après trois jours d’affolement, s’est calmée. Elle ne pleure plus, recommence à sourire, cause à tout le pays. Mais elle a dit adieu (peut-être très provisoirement) aux frisures, à la poudre de riz, aux parfums, à l’élégance. Elle travaille pour les pauvres, abandonnant tout travail d’agrément. Maurice lui écrit presque tous les jours du Mans, il va entrer dans un Etat Major pour déchiffrer les documents allemands et c’est cette bonne nouvelle qui a remis Adrienne d’aplomb.

La vie matérielle est ici aussi confortable que possible, le pays a des ressources qu’on est obligé de consommer sur place depuis que les communications sont interrompues. Le résultat est une baisse importante des prix, surtout pour le beurre et les œufs. Mais quand la mobilisation sera achevée, ces denrées reprendront la route des villes et alors la vie deviendra plus coûteuse. Nous sommes à peu près assurés d’avoir des pommes de terre pendant longtemps ; la récolte est superbe, paraît-il. Certes, il y a des difficultés, la monnaie est difficile à trouver, le charbon manquera, nous sommes sans médecin, sans pharmacien, mais il faut bien que nous ayons quelques privations, nous aussi. Je serais très sincèrement navrée de ne pas participer par quelques fatigues et souffrances physiques à cette guerre que je considère comme une vraie Croisade. Quant aux souffrances morales,  nous en avons une mesure bien comble. Les nouvelles sont rares. Il y a chaque jour une dépêche officielle qu’on affiche à la mairie et à la poste ; depuis trois jours le courrier de Paris arrive… avec 120 heures de retard ! Charlotte me fait envoyer très gentiment l’Echo de Paris, j’ai reçu le 1er numéro hier au soir.

L’Evêque de Vannes a ordonné des prières publiques ; tout le pays breton est uni dans un élan de foi et de patriotisme. On souffre, on pleure on prie, mais partout on semble calme et confiant. La belle résistance belge a ému tout le monde par ici. Aurait-on pu penser cela ? Et l’excellence de notre cause apparaît davantage. Naturellement, je suis l’exemple d’Adrienne, je travaille pour les pauvres et les soldats, selon mes faibles moyens. Jusqu’à jeudi j’étais si nerveuse que j’avais de la peine à me tenir à un ouvrage quelconque, mes mains tremblaient. L’énergie s’use à la longue, j’ai souffert depuis 18 mois, j’avais comme le pressentiment de ce qui est arrivé. Je sentais la vie passer, s’en aller, sans me donner les dernières jouissances que j’en espérais. Et puis, superstitieusement, je redoutais cette année 1914 ! Voici les vraies causes de ma neurasthénie.

Quand la mobilisation a été déclarée, j’ai reçu d’en haut une grande force, j’ai fait à la mairie les certificats de Louis Sandrin et d’Emmanuel d’une main assurément ferme. Après cela, naturellement, il y a eu une détente ; nous ne sommes pas des spartiates, mais que l’heure de l’action sonne à nouveau, la force me reviendra, je l’espère !

Il ne faut pas que je sois pour mon Henri le plus petit sujet d’inquiétude. Si c’en est fini dans le Temps, nous aurons l’Eternité pour nous aimer. C’est là le pis qui puisse nous arriver…  Et c’est encore une bien belle, bien consolante certitude. J’ai entendu dire que sur le champ de bataille on mourait sans s’en apercevoir, en plein vertige de gloire. D’autre part, on m’affirme que les blessés ne meurent plus maintenant, la proportion n’est que de 7 sur 100. Voilà bien des motifs pour ne pas redouter les combats !

Jusqu’à présent, je n’ai rien reçu de Maman ni de mon beau-père. Un mot d’Henriette et un autre de Charlotte me font penser que tout est normal dans nos familles.

C’est la guerre ! Nos frères se battent peut-être dans cette belle journée ? Henri est ma plus chère pensée mais il n’en est pas l’unique comme en temps de paix. Je songe aux autres que j’aime aussi et qui à cette heure sont peut-être plus exposés que lui. De tout mon cœur, je prie pour eux.

Lundi 10 Août

Au fur et à mesure que les jours passent, mon angoisse augmente, l’heure des grands combats approche ; je me demande même s’il n’y a pas déjà eu bien des pertes françaises ! A l’Eglise, on commence depuis hier à prier pour nos morts. Ceux pour lesquels je m’inquiète le plus sont René et Louis. Le bouillant Serdet a dû déjà donner, il foule peut-être le sol alsacien et se croit napoléon en personne à moins que … je n’ose y penser. Il devrait bien m’écrire un mot de temps en temps.
De même pour Louis, j’ignore tout et pour Albert de même. Je pense tant à eux que je voudrais le leur dire. Ce matin j’ai demandé une Messe pour tous les combattants des familles Morize et Prat. Le vicaire la dira le 15 Août à 10 heures, ce sera la grand’messe et j’espère que N. D. des Victoires les protégera bien tous après cela.

Pauvre Loulou doit être entré en Belgique à moins que l’Active seule ait été envoyée au secours de nos braves voisins. Ici, la vie serait douce si nous n’avions pas tous l’esprit inquiet et le cœur douloureusement contracté. Le beau temps est revenu, lumineux et chaud. La mer est bleu foncé sous un ciel d’azur, la campagne est accidentée, fraîche et pittoresque. Je ne crois pas que Louis ait bien vu le pays pendant son voyage du printemps ; il aurait au contraire beaucoup à faire par ici. La côte est moins rocheuse, belle et grandiose qu’à Brignogan et Perros mais la lande y est infiniment plus mélancolique et attachante. Il y a des coins qui feraient de merveilleuses gravures. Je dis cela sans parti pris, je suis si malheureuse ici que je devrais plutôt prendre le pays en horreur. Cette année d’ailleurs je ne verrai rien. Pour prendre le tramway jusqu’à Carnac (4 km) il faut un passeport. Donc aucune excursion ! Les promenades à pied, en voiture attelée ou à bicyclette sont autorisées mais ces moyens mêmes et surtout le courage me manquent.

Pour ne pas contrarier Madame Le Doyen qui, excellente femme, cherche à me distraire et à occuper les enfants, je suis allée vendredi jusqu’au château de Kercado et aux alignements de Klescan. Cette lande hérissée de menhirs avait un caractère si poignant que j’ai failli éclater en sanglots. Elle a évoqué pour moi la vision d’un champ de bataille et d’un cimetière d’un autre âge. On ne sait rien dans ce lointain pays mais on parle beaucoup et, pendant les quatre premiers jours, il circulait des bruits fantastiques et contradictoires. Maintenant il arrive à peu près régulièrement une dépêche officielle. C’est ce que le gouvernement veut bien nous dire. Ah ! J’ai connu de durs mais je n’en ai jamais vécus de tels. Toutefois je réagis avec un courage qui m’étonne. Je suis si faible, si nerveuse, si loque quelquefois pour des vétilles que je ne comprends rien à la force qui m’est revenue. Ce doit être un heureux pressentiment. Ayons tous confiance, ayons cette foi qui soulève les montagnes, ayons surtout l’amour auquel rien ne résiste. Nous avons si besoin de Dieu. Lui seul peut sauver la France et les ramener tous.

Mardi 11 Août

Toujours rien, je commence à m’inquiéter, pensant qu’il a dû partir à la frontière plus tôt qu’il ne le croyait. Il me semble cependant que j’ai droit à la vérité, quelque douloureuse qu’elle soit.

Pour nous, la souffrance morale existe seule. Le pays est beau, bon et suffisamment riche. La vie y est facile et peu coûteuse en ce moment. C’est heureux car ma nichée consomme autant qu’une brigade. Ce bel appétit n’est rationné qu’en ce qui concerne les desserts : le pain, les œufs, le poisson, la viande et les légumes sont à discrétion. Et c’est presque avec remords que je pense aux pauvres Parisiens qui vident le fond de leur bourse pour se procurer les objets de première nécessité.

Bientôt, les transports pourront s’effectuer et l’équilibre se rétablira un peu. Depuis hier, il y a déjà un changement, les trams circulent mieux en Bretagne, des gens arrivent ici, plusieurs maisons ce sont louées, entre autres notre voisine. Et Marianne, qui est toujours aussi sans souci, m’a demandé d’aller dans son pays pour les fêtes du 15 Août ! Je ne lui refuserai pas mais je souhaite qu’elle trouve les bals et les foires défendus, qu’elle ne trouve là-bas que des processions, des solennités religieuses, des prières publiques ! Je suis peut-être un peu méchante et, au lieu de blâmer cette belle sérénité indifférente, je devrais sans doute l’admirer. Ce sont ces caractères là qui ont quelquefois le plus de ressort aux heures critiques. Mais la face perpétuellement réjouie de Marianne m’est presque aussi énervante que les rires des enfants.

Hier soir j’ai reçu un mot de Louis ; il me dit être calme et résigné mais je ne le crois pas : il craint beaucoup pour Henriette et nous recommande ses enfants « en cas de malheur ». Cette carte était datée du 4 Août ; j’y ai répondu séance tenante mais ma petite lettre ne le trouvera sans doute plus à St Quentin ; j’espère qu’on la fera suivre, qu’il saura ainsi que Lili est arrivé sans encombres et qu’il se porte bien ainsi que sa sœur. Je ne lui parle pas d’une reprise des quintes coquelucheuses ; ce n’est ni étonnant ni grave, à quoi bon l’inquiéter ?

Le doigt de Roger est guéri mais il a un peu de diarrhée en ce moment. Les nôtres vont bien.

Mercredi 12 Août

Le temps si lourd, si lent passe tout de même et le moment des grandes batailles approche. Paul Détrie les prévoyait dans une de ses dernières lettres pour les environs du 20. Henri en fera partie sans doute et de toute mon âme je prie non seulement pour la victoire française mais pour la chère existence et celles de nos autres combattants.

Ce matin, avec le grand soleil, l’espoir renaît ; nous avons un temps merveilleux, les récoltes se poursuivent à peu près comme si les bras les plus robustes ne manquaient pas ; ceux qui restent travaillent double, voilà tout. Hier la dépêche officielle m’a semblé moins bonne, elle enregistrait un petit recul de nos troupes en Alsace devant l’arrivée de forces allemandes considérables. Pour compenser, elle mentionnait la prise d’une colonie allemande dans le sud africain. C’est cela qui nous fera une belle jambe si nous sommes envahis.

Les Français sont vraiment trop optimistes ; tous les journaux parlent de statues à élever dans Metz reconquise et nous ne sommes qu’à 20 pauvres kilomètres de notre frontière ! Toujours l’histoire de la peau de l’ours. Pierre qui avait entendu parler de la prise de Mulhouse, me disait avant-hier en se couchant : « Je connais des paresseux au collège qui ne seront pas du tout enchantés de cette nouvelle là, car nous aurons des départements français de plus à apprendre ; on devrait bien ne pas leur mettre trop de sous-préfectures à ceux là ! » Et, comme je le grondais de cette réflexion : « Oh ! Ce n’est pas pour moi, a-t-il repris, j’aimerais mieux apprendre 20 départements et que la France soit plus grande ! »

D’après les lettres reçues autour de moi, il me semble que Paris est très calme, seulement la vie y est un peu compliquée et très coûteuse. Adrienne et Madeleine parlent d’y rentrer à la fin de ce mois, abandonnant leur idée de s’établir à Vannes jusqu’à nouvel ordre. Louis Sandrin pourrait, paraît-il, voir sa femme tous les jours. Adrienne serait auprès de son père. Comme elles ont beaucoup de fortune toutes les deux et qu’elles sont peu chargées de famille, la chose leur sera plus facile et je les comprends un peu. Pour moi, qui suis obligée de traîner 6 boulets à ma remorque, je dois réfléchir davantage. En tous cas, j’userai de ma location presque jusqu’au bout. Henriette étant à Auteuil, entourée par ses sœurs, n’a aucun besoin de moi pour l’évènement. Je ne puis m’implanter chez Xandra et si j’habite Boulogne, de quel secours pourrais-je être ? Il vaut donc mieux que je lui garde ses enfants ici car ce n’est guère à Françoise qu’on peut se fier. C’est une excellente fille mais tellement peu avisée et débrouillarde ! Quant à Henri, que j’habite La Trinité ou Boulogne, c’est hélas, la même chose ! Qu’il doive rester encore à Vincennes, et même qu’il soit blessé je crois qu’on peut  demander à être soigné chez soi quand le mal ne nécessite pas des soins trop spéciaux.

Un premier convoi de blessés a été dirigé paraît-il sur Vannes, il y en aurait 500. On me dit que les officiers et soldats ne doivent pas dater leurs lettres ni ne rien mettre qui indique à leur famille où ils sont. Maurice Boucher doit signer les siennes "F. Boucher" tant qu’il sera en France et "B. Boucher" s’il va en Belgique, "L." pour l’Alsace Lorraine, "A." pour l’Allemagne, "S." pour la Suisse etc.

6 h ½, un mot de mon père m’arrive et me fait espérer qu’Henri est toujours à son poste.

Vendredi 14 Août

Chaque fois que j’ai pu écrire à Henri, je l’ai fait. Jusqu’au 7, ignorant tout de lui, je n’ai rien envoyé ; le 8 j’ai fait partir une lettre vers Bruyères (Vosges). Le surlendemain, ayant une rectification d’adresse, j’ai envoyé à Vincennes. Et depuis j’y ai écrit cinq fois. Seulement il n’est pas étonnant qu’au 10, il n’aie encore rien reçu, la poste est si lente et si irrégulière en ce moment. Il faut encore la bénir d’être ce qu’elle est ; les quelques pauvres employés qui lui restent doivent être accablés de travail ; le personnel est 10 fois moins nombreux et nous lui donnons 10 fois plus d’ouvrage. Il est vrai que pour ce service les femmes peuvent remplacer les hommes ; un facteur en jupons fera aussi bien l’affaire que s’il porte culottes. J’espère que dans quelques jours cela fonctionnera mieux entre Paris et notre lointaine province. Je m’imagine toutefois qu’il y a quelque chose de voulu dans le retard de la correspondance. Les journaux et les imprimés ne mettent que 48 heures, quelquefois même 24 seulement pour nous parvenir ; presque toutes les lettres datent au contraire de 4, 5 ou 6 jours ! Et c’est partout la même chose. On dit aussi que le moindre renseignement sur les opérations militaires suffit pour faire supprimer les lettres, que la seule formule admise est : « Suis en bonne santé » avec la signature. C’est bien peu mais, après tout, c’est le plus important. Peut-être qu’aucun pli cacheté ne parviendra.

Vilain bonhomme qui se plaint de ne pas avoir encore vu les casques à pointes. Je le comprends toutefois et, dans mes prières, je ne demande pas du tout au Bon Dieu de le tenir éloigné des combats ; je lui demande au contraire de l’y protéger. D’ailleurs, chacun en aura sa part, tous les régiments se battront. René est entré à Mulhouse, Henri aura peut-être l’orgueil et la joie d’entrer à Berlin. Mais ne chantons pas victoire, j’ai peur des grandes batailles qui se livrent et qui ont une autre importance que les succès d’avant postes auxquels les enthousiastes cœurs français ont tant applaudi.

Notre moral est excellent. Il n’y a que des femmes dans le pays ; toutes ont mari, frères, fils, parents à la guerre et toutes sont courageuses, fortes, résignées, presque fières. Comment ne pas se laisser pénétrer par cette atmosphère de vaillance. Il faudrait une sorte de réaction pour être lâche dans un tel milieu. Dridri elle-même semble avoir repris son insouciance, Madeleine a grande envie de quitter ce pays trop calme pour revoir son Loulou pendant quelques jours et aller ensuite passer la grande Saison à Chef Boutonne. Elle pense que toute sa famille sera réunie là-bas à la fin de Septembre, comme les autres années, sous le règne de tante Bane. Donc, à moins de complications sur nos frontières, nos amies ne prolongeront sans doute pas leur location qui expire fin Août.

Les trains fonctionnent à nouveau entre Brest et Nantes mais après ? Mystère ! Cette dernière ville semble ici le bout du monde. Impossible de recueillir des renseignements sur ce qui se passe au-delà. Les uns me disent que je ne puis pas encore songer au voyage de Paris, les autres que c’est une affaire de trois ou quatre jours, d’autres enfin que le service reprendra la semaine prochaine. Qui croire ? Le plus sûr serait d’aller s’informer à Auray. Mais  j’ai aussi peur de quitter les enfants d’Henriette qui me les a confiés. Où est le devoir ? A cette heure où chacun est si fidèle à son poste, je ne veux pas déserter pour satisfaire un désir même ardent et légitime. La coqueluche des petits Prat rebat son plein, j’ai quelques craintes pour Roger.
Je suis très calme mais le sommeil me fuit, ce n’est pas ma faute

Samedi 15 Août

Au grand scandale d’Anna, j’ai oublié la fête de Cricri. Je l’aime pourtant bien, notre unique fille, j’ai souci d’elle, mais que voulez-vous, cette année il y a un tel bouleversement que les jours eux-mêmes n’ont pas une physionomie normale. Ainsi, aujourd’hui il me faut un effort d’esprit pour croire que c’est le 15 Août, la fête la plus radieuse de mon enfance. Le temps s’est assombri, on revoit quelques nuages, le vent souffle, il y a sur mer des menaces de tempête.

Et puis, dans tous les cœurs, c’est l’angoisse, l’attente fiévreuse des grandes batailles qu’on sent se préparer dans l’Est, qui se livrent peut-être à l’heure actuelle. Chacun se demande si ceux qui lui sont chers sont encore de ce monde où déjà couchés par la mort. Pour Henri, je suis encore à peu près sûre… mais Louis ? Albert ? René ? Que sont-ils devenus ? Je n’ose y penser et j’égrène les prières sur des vivants ou sur des tombes. Que Dieu ait pitié d’eux, de nous, de la France entière ! Bientôt aussi, mon Henri sera du nombre de ceux dont on ne sait plus rien. Il le faut. Au 12e où tous les officiers ont été certainement dispersés, il y aura cependant un compagnon, un fidèle compagnon, son bon sabre donné par sa mère alsacienne et baisé autrefois à la garde par sa fiancée. Il sortira de son fourreau pour la revanche, cet objet de parade aux jours heureux. Les souvenirs qui s’y rattachent en font déjà comme un objet sacré mais ne serait-il pas possible de le faire bénir par un prêtre ? Les croisés revêtaient autrefois des armures bénites… J’exprime là peut-être un désir insensé !

On a dit la Grand’messe tout à l’heure pour nos frères ; j’espère que la Sainte Vierge en la protection de laquelle les Français ont tant de confiance, les ramènera tous après leur avoir fait remporter victoire. Quoique ce soit fête, j’ai moins de liberté que les autres jours : Marianne est partie ce matin pour Quimper. Anna la remplace à la cuisine et, par suite, je suis obligée de surveiller la bande de diables.

Dimanche 16 Août

Quelques lettres hier m’ont donné des nouvelles des parisiens et des boulonnais. Et d’abord, Maman ne me paraît pas trop affolée quoiqu’elle ne sache rien de Louis ni de René et qu’elle voit s’approcher l’heure du départ de Manu et la sienne. Elle n’a aucune nouvelle de Marguerite qu’elle s’imagine expulsée, errant les mains en l’air sur les routes de Suisse ou du Jura à la recherche de son René. Je suis heureuse de constater que son moral est meilleur que je ne le craignais, à moins qu’elle me cache son abattement pour ne pas m’attrister davantage. Cependant, certains détails me montrent que maman est dans un état presque normal, elle pense à me donner des nouvelles de Tam-Tam et de toutes les bêtes et elle réclame des tas d’explications sur le doigt de Roger. Pour s’inquiéter d’une petite coupure qui ne laissera aucune trace, il ne faut pas qu’elle redoute de bien terribles dangers, ni qu’elle traverse de bien grosses difficultés. Tant mieux !

Mimi m’a écrit que sa mère s’était fracturé le col du fémur en tombant aux Eaux ce Bourbonne ; ces dames sont revenues à Paris, bien tristes, bien désemparées, la pauvre Madame Strybos peut-être immobilisée pour le restant de ses jours. Les Boitelle ont été prises dans la capitale par la mobilisation et ne savent quand elles pourront regagner leur Mortrie. Les Gandriau sont à la Sablière, leurs filles aux Sables avec la marmaille, Henri à Châteauroux, Pierre à Bergerac et Maurice à Paris. Xandra me fait part de ses inquiétudes pour Paulette qui ne se remet pas, a de la fièvre chaque jour et fait (je le crains bien) de la tuberculose intestinale. Cette nouvelle m’a profondément attristée, pour la petite, d’abord, pour ses pauvres parents ensuite qui n’ont qu’elle, ne peuvent la soigner comme il le faudrait et seraient désespérés s’ils la perdaient. Et puis, me voilà inquiète pour Henriette. Cette proximité de Paulette ne lui vaudra rien au moment de ses couches surtout !  Chaque fois que notre chère sœur s’affaiblit, elle a une nouvelle poussée de glandes. Sans être encore très prise elle-même, Paulette est peut-être déjà contagieuse et, dans ce milieu d’un tact si raffiné, d’une bonté si parfaite, il est presque impossible de prendre des précautions. Valentine et Henriette auront peur de peiner Xandra qu’elles savent un peu susceptibles si elles ne cajolent pas Paulette comme en temps normal. C’est bien contrariant que Yette se soit fourrée là-dedans. Il est vrai qu’on ne pouvait prévoir cela et que j’ai moi-même été enchantée en apprenant cette combinaison qui était un gros avantage financier pour les pauvres Blanchot et un grand secours pour Henriette qui échappait ainsi à l’isolement. A la grâce de Dieu ! Pour cela, comme pour le reste.

Après quelques heures d’accalmie pendant lesquelles je m’étais crue délivrée d’un souci, ce dernier est revenu un peu plus fort. Roger avait peu toussé avant-hier, et hier je respirais mais cette nuit la toux est revenue en quintes. Je me suis levée plus de 20 fois pour aller le voir. Cependant, jusqu’à présent, il n’a pas encore le chant du coq, il ne faut pas se hâter de le croire atteint de coqueluche. Je n’avouerai la chose à maman que lorsque cela sera sûre, ce sera terrible mais impossible de le cacher, on m’en voudrait encore plus ! Ce n’est pas de ma faute entièrement. J’ai donné des instructions aux bonnes qui n’ont pas été suivies. Françoise n’admet guère qu’on tienne son fils à l’écart. De plus, Roger qui avait défense de jouer avec son cousin, n’obéissait pas toujours. Et puis, le pauvre amour de Lili court après les autres, va partout, touche à tout, crache partout. La crise d’Anny est presque passée heureusement mais celle de son frère est à peine en décroissance. Il a bien eu 10 fortes quintes cette nuit et 5 ou 6 ce matin, entre 7 et 11 heures. J’aurais dû prendre une chambre dans une autre maison et m’y installer avec Lili mais j’ai hésité à quitter les 5 autres et maintenant le mal est sans doute fait. Je veux m’en consoler en pensant qu’après tout il y a en ce moment de plus terribles choses que celles-là. Et j’espère que Serdet ne m’accusera pas d’avoir manqué à mes devoirs envers son fils qui partage entièrement le sort des miens, il a plus de déveine que les autres, je n’y puis rien.

Sauf cela, tout va bien aux Violettes et ici. Nous faisons tous bon ménage, nous voyant le plus souvent possible. Les Le Doyen sont très bons et complaisants. Malheureusement Madame Dridi les trouvant peu décoratifs les tient à distance. Cela me gêne quelquefois, je tâche de louvoyer pour ne fausser compagnie à personne.

Lundi 17 Août

C’est décourageant d’écrire quand on sait que rien n’arrive des lettres que l’on jette presque chaque jour à la poste. Mais la seule chose qui importe vraiment, c’est de savoir que ceux qu’on aime vivent encore ; on ne demande même pas beaucoup de détails sur leur santé physique, ni sur leur état d’âme. On connaît celui-ci : tout le monde est angoissé mais résigné, tout le monde souffre avec courage, tout le monde attend… avec confiance. Chez les uns la douleur est plus accablante ou agitée, chez les autres l’espoir est plus tenace. Mais les plus optimistes ont leurs mauvais moments et les moins vaillants se disent parfois entre leurs larmes : « Pourquoi pleurer, mon bonheur n’est qu’éclipsé ; il est derrière un gros nuage noir qui passera… Quand cette épouvantable guerre sera terminée, il y aura certes bien des ruines mais aussi combien de renouveaux ! »

Mardi 18 Août

Si je suis contente de savoir que mon Henri ne court pas de danger immédiat, je ne me réjouis pas de ce qui pourrait le faire souffrir. Je sens très bien que lorsque Henriette aura eu son bébé, il n’aura plus qu’un désir : aller à la frontière, lui aussi, se lancer dans la mêlée, agir, participer pour le plus possible à la défense et à la gloire de la France. Qu’il aille combattre, mais qu’il attende son heure. Barrès, dans l’Echo de Paris de la semaine dernière, parle de ceux qui se rongent dans l’attente, de ceux qui ne lutteront pas, qui auront des postes lointains, obscurs et qui cependant aident à la victoire parce qu’ils se tiennent à leur place et qu’ils y font leur petit devoir avec toute leur attention et tout leur cœur. Henri doit faire à Vincennes de la très utile besogne en formant des artilleurs pour remplacer ceux que nous aurons perdus dans les premiers combats. Mieux que n’importe quel officier d’artillerie, il est apte à expliquer la construction, le montage et le démontage d’un canon, la manière de s’en servir et je comprends le chef d’escadrons d’avoir voulu le garder encore quelque temps comme instructeur de cette petite troupe de réserve qui n’est pas encore capable de faire bonne besogne sur un champ de bataille. Il est là, c’est Dieu qui a marqué sa place, il faut y rester jusqu’à nouvel ordre.

C’est ainsi que je raisonne pour moi-même. Naturellement j’ai la plus folle envie d’aller le voir avant son départ pour la frontière. Madeleine Bezanson s’est informée à Nantes des conditions de ce voyage qui n’a rien d’extravagant. De Quimper à Paris, les trains mettent 36 heures (quand tout va bien). Ils ne font que du 30 à l’heure et desservent toutes les stations, même les haltes. Ce n’est pas rapide, certes, mais je suis restée bien davantage de suite en chemin de fer sans en être incommodée le moins du monde. Et quand même je serais fatiguée, je me sens capable d’aller d’ici à pied jusqu’à Metz pour le rejoindre s’il le fallait. Ce qui m’empêche de partir, c’est qu’il m’a dit le 31 juillet : « La Trinité, c’est ton poste ». René m’a écrit : « Je vous confie Roger ». Louis me met dans sa dernière lettre : « Je te confie mes enfants ! ». Je me rappelle sa phrase, je relis celles des autres et… je reste ici.

Ici, ma vie est mieux remplie. Rien ne doit manquer aux 6 petits tant que cela restera possible. Hier, je suis allée à Carnac chercher le médicament de Lili. Nous n’avons pas de pharmacien à La Trinité. Les toux semblent aller mieux ; de nouveau Roger s’est arrêté, ce ne sera peut-être rien, je serais bien contente d’en être quitte pour la peur.

Une idée m’est venue. Jamais je ne pourrai ramener tous nos bagages à Paris ; j’ai ceux de Maman et d’Emmanuel en plus de nos cinq grandes malles. Durant toute la guerre, il est dit ici qu’on n’enregistrera pas plus de 30 kg par voyageur et encore aux risques et périls de ces derniers. J’ai donc songé que nous pourrions louer Ker Marie pour l’an prochain avec les Louis et y laisser cette année tout le supplément. Sinon, je pourrais faire transporter le tandem et deux ou trois malles chez les Le Doyen ; on les reprendrait quand on pourrait. Mais réellement ce pays mériterait d’être vu, je crois que mes frères y auraient à travailler et comme Henriette ne veut plus de Brignogan trop éventé, elle se plairait sans doute ici où la baie est toujours si abritée et douce. Seulement, chose à peu près sûre, ni les Sandrin, ni les Boucher, n’y reviendront. Madeleine Sandrin aime beaucoup ce pays mais encore plus le changement. Quant à Adrienne, elle nous a déclaré qu’elle ferait aux vacances prochaines une noce insensée, qu’elle voulait aller dans un lieu très chic et très mondain pour se dédommager de cet été raté.

Samedi 22 Août

Comme j’ai eu peur ce matin ! C’est qu’ici, depuis deux ou trois jours, il est déjà arrivé plusieurs dépêches annonçant des morts. Maintenant, on n’ouvre plus les télégrammes qu’en tremblant… Il s’agissait d’un télégramme d’Henri sans nouvelles de nous mais j’ai cru un instant qu’il m’apportait une funèbre nouvelle et mon cœur s’est douloureusement contracté à la pensée de René et d’Albert, de René surtout, plus exposé et depuis plus longtemps !...

Il faut croire que mes lettres ont mauvaise mine. Je vais faire comme Adrienne qui ne cachète pas les siennes. Après tout je ne dis aucun secret, et ceux qui lisent les correspondances militaires ne s’effaroucheront pas d’y trouver de l’amour. Nous autres, femmes, nous vivons de cela et c’est aussi pour vous un puissant réconfort, quelquefois.

Je ne puis pas beaucoup de parler de la guerre, je n’en sais que les nouvelles les plus officielles et si je me permets d’y ajouter des commentaires ce sont des jugements si personnels qu’ils n’ont aucune espèce d’importance. Nous sommes bien courageuses mais très, très tristes. L’envahissement de la Belgique m’oppresse.

Ici, Franz et Cricri ont eu des accès de fièvre qui ont passé comme ils étaient venus. Anny ne tousse plus, Lili un peu moins, Roger se bornera, je crois à un tout petit rhume. Aux Violettes, tout le monde va bien. Nos amies songent à prolonger leur séjour ici d’une quinzaine au moins jusqu’à ce que le sort de nos armées se soit un peu dessiné. Nous avons fait forcément quelques connaissances car tout le monde se parle dans cette commune angoisse. Nous voyons surtout une famille basque dont le chef est magistrat à Bordeaux. Ces dames sont bonnes, intelligentes, distinguées, nous avons une véritable sympathie pour elles, mais elles ne peuvent nous distraire de nos graves pensées.

Ce qu’il y a encore de meilleur c’est de prier. A ces moments là seulement je me reprends à espérer vraiment que tout peut redevenir comme avant, mieux même qu’avant. Et puis, je travaille le plus possible pour nos soldats dans le cas où l’hiver nous trouverait encore en armes. Si cette affreuse guerre est terminée, j’ai promis mes ouvrages aux Petites Sœurs des pauvres de Lorient. De toute manière, je puis faire courir mes aiguilles à tricoter.

Nous avons beau temps, les enfants s’amusent, nos souffrances ne sont que morales.

Dimanche 23 Août

Je viens d’écrire à Paul une petite carte ouverte pour lui prouver que je pense bien à lui aussi, quoiqu’il ne soit pas exposé à l’heure actuelle. Si je pouvais aussi avoir quelques renseignements sur Albert, j’en serais contente car je pense constamment à lui, sans pouvoir le lui dire. Quant à René, je ne connais que le n° de son Régiment : 15e Chasseurs à pied. Je n’ai en tous cas aucune réponse à deux cartes envoyées ainsi à Montbéliard. Pour Louis, j’ai maintenant une adresse très complète et tant qu’Emmanuel ne me fera rien savoir d’autre, j’écrirai au 27e Dragons de Versailles. Mes pauvres soldats ! Je voudrais pouvoir leur écrire à chacun tous les jours, je m’imagine qu’une simple carte doit causer tant de joie à ceux qui sont loin, séparés de tous, peut-être même plus sur le sol français, attendant d’une minute à l’autre, la victoire ou la mort. C’est comme une caresse de la famille qui arrive, qui unit les cœurs entre eux malgré l’indifférence des mots car ces billets ouverts sont forcément brefs et froids.

Tant qu’Henri est à Montreuil, je crois que je puis me permettre les lettres en ne les cachetant pas. Celles qui arriveront lui en diront toujours un peu plus que des cartes postales. Maintenant  l’occupation de Bruxelles par nos ennemis me fait trembler. J’espère qu’aucun document ne leur tombera sous les pattes.

J’ai répondu hier par un télégramme au sien du 21 et en même temps, j’ai lancé une lettre qui porte le n° 8. Avec tout cela, s’il n’a pas de nouvelles de nous, je m’avoue vaincue et je cesse mes tentatives. Maintenant tes missives sont beaucoup plus rapides. Celle du 19 m’a été remise hier soir 22.

Adrienne ne s’entend pas avec son propriétaire qui lui demande 100 Frs pour le mois de Septembre. Ce n’est pas exorbitant, à mon avis, pour une villa comme la leur, mais Dridri et Madelon ne veulent donner que 50 Frs, trouvant cette somme déjà belle dans la passe difficile où nous sommes. Alors, je ne sais ce qu’elles vont devenir. Peut-être resteront-elles en changeant de maison ? Peut-être iront-elles à Vannes ou au Mans ? Peut-être rentreront-elles à Boulogne ? Quant à nous, je pense bien être ici jusqu’au 25 Septembre. A cette époque là, nous saurons de quel côté l’avantage se trouve, nous saurons aussi comment la naissance du bébé d’Henriette se sera passée. Et alors, je pourrai combiner notre saison d’hiver, peut-être même celle de l’été prochain. Pour me louer la maison une année entière d’Octobre 1914 à Octobre 1915, ma propriétaire accepterait sans doute le prix d’une saison. Il faudrait savoir si cela conviendrait aux Louis.

Demain, la Trinité va en pèlerinage à Ste Anne d’Auray ; il faut partir à 3 h du matin. Je ne songe pas à faire les 36 kilomètres (aller et retour) à pied mais si je pouvais m’unir un peu à cette pieuse manifestation, ce serait avec bonheur.

Lundi 24 Août

Le pèlerinage à Ste Anne d’Auray a rempli toute ma matinée. Partie d’ici à 3 h ½ en pleine obscurité, je viens de rentrer à 1 h ½ pour déjeuner et ma bande réclame le départ à la plage. Je n’oserai plus je crois faire partie d’un pèlerinage breton : 19 kilomètres faits au pas de course, sans un seul arrêt, c’est presque au-dessus de mes forces. Et pourtant, Ste Anne m’a fait la grâce d’arriver sans une trop grande fatigue jusqu’à son sanctuaire. Il y avait une vieille de 82 ans, soutenue par deux personnes qui a pu accomplir ce tour de force. Naturellement, je suis revenue en voiture. En pensant à notre chère France en si grand péril, à tous nos merveilleux soldats, j’étais heureuse de cette marche forcée au milieu d’une armée de la prière puisque hélas ! je ne puis faire partie d’aucune armée de combat ! Ah ! que j’ai pensé à eux, là-bas, au milieu des invocations ardentes qui s’échappaient de tous les cœurs, de toutes les lèvres. Que Dieu sauve la France, que la Vierge puissante et sa bonne mère, Madame Ste Anne, prient pour elle ! Nous avons tant besoin de croire et d’espérer !

Mardi 25 Août

Les dépêches officielles laissent cours à toutes les angoisses individuelles ; ce n’est qu’un exposé brutal des faits de guerre les plus saillants : Liège, Bruxelles, Lunéville aux Allemands, la grande bataille qui fait rage, voilà ce qu’on nous dit et ce n’est pas rassurant. Par là-dessus, on apprend maintenant les morts… Heureusement, les journaux sont là, ils expliquent que certains sacrifices sont nécessaires, que nous ne pouvons connaître le plan général, ni juger les tactiques militaires, que nous devons avoir confiance dans nos chefs et attendre la victoire quand même… Oh ! Je ne demande pas mieux que d’espérer.

Grâce à Charlotte, je reçois chaque jour l’Echo de Paris, j’y lis les magnifiques articles d’Albert de Mun qui redonnent tant de courage, tant de force pour supporter le lourd fardeau des douleurs quotidiennes. Aujourd’hui, c’est la St Louis, je pense à mon pauvre frère qui se bat sans doute. J’ai conduit sa fille et son filleul à la messe pour lui, Cricri a voulu venir aussi et j’espère que notre bon roi de France aura présenté au Bon Dieu les prières de ces trois petits. Maintenant j’attends Adrienne, Madeleine et leurs filles à déjeuner. Oh ! ce n’est pas une fête, nous nous réunissons seulement pour parler ensemble des Louis dont nous sommes séparées, pour nous unir dans l’espoir  que les joyeuses réunions d’autrefois pourront reprendre plus tard dans nos familles.

J’ai su qu’Henri était allé présenter ses hommages à l’Impératrice de toutes les Bulgarie, de passage chez ses jolies nièces. Il est donc plus libre maintenant ? Pourvu que ce ne soit pas le prélude d’un départ pour des lieux où il y aura plus d’occupation.

Septembre 1914

Mardi 1er Septembre

Ici, c’est le calme immense mais qu’on ne peut goûter hélas ! Les enfants vont bien, nos amies aussi, nous allons redoubler de prières.
Courage, ne perdons pas l’espoir. Le Bon Dieu aura pitié de notre pays et de nous-mêmes.

Mercredi 2 Septembre

Dans notre coin de Bretagne, si calme, si perdu, on ne sait plus rien de ce qui se passe. Mais j’ai rapporté de mon voyage une impression qui s’accentue de jour en jour, presque d’heure en heure. Il me semble que Paris est cerné et que bientôt, les lignes allemandes intercepteront toute communication avec la Bretagne. Courage et espoir. Nous ne connaissons rien à la stratégie, ne la jugeons pas. D’ailleurs, même s’il y a des fautes commises, Dieu peut les faire servir à notre bien. Que nos soldats défendent bien Paris ; qu’ils tiennent bon ; les Allemands seront bien forcés de s’occuper des Russes un jour ou l’autre. Et pendant ce temps là nous prierons avec tant d’ardeur et de persévérance que Dieu sera bien obligé de nous entendre à la fin.

Ma pitié est profonde pour tous les Parisiens. Elle l’est surtout pour ceux qui me sont chers et en particulier pour Henriette qui se trouve dans des conditions exceptionnellement douloureuses. Quels tristes milieux que ceux de Boulogne, d’Auteuil  et même de la rue Saint Flo ! La vision que j’en ai rapportée achève de me briser le cœur. Je me trouve trop bien partagée en ce moment où je voudrais alléger le douloureux fardeau de tous ceux que nous aimons. J’essaie de me consoler de notre bien-être physique en pensant qu’après tout je fais ma tâche qui est de protéger nos enfants et les trois autres qui, sans moi seraient abandonnés car ni Louis, ni René, ni Henriette, ni Marguerite ne peuvent s’en occuper. Et puis l’atmosphère apaisante dans laquelle je vis ne m’empêche pas d’avoir le cœur tordu d’angoisse et de chagrin. Loin du combat, j’en ai cependant ma part.

En effet, ce n’est pas à Paris dans nos pauvres familles que j’ai puisé une force morale quelconque. Quoi de plus déprimant au contraire que la simple vision de la loque humaine qu’est devenue Marguerite. Et puis, ce pauvre ménage Blanchot ? Et enfin chez mon beau-père les nervosités des uns et des autres, la division en deux camps : Paul et Jean, tout cela n’est-il pas fait pour attrister davantage ?

A partir d’aujourd’hui le petit train départemental qui relie La Trinité à Plouharnel n’existera plus. Il prend le chemin de Paris. Le Génie déboulonne les rails. On dit que ces chemins de fer vont servir à relier entre eux (pour le ravitaillement) les forts qui défendent Paris. Arriveront-ils à temps ?

Madeleine espère voir débarquer prochainement sa mère avec l’oncle Pierre. Comment se tireront-ils d’affaire en route ? J’en suis un peu effrayée. Pourtant mon voyage n’a pas été difficile. Ayant eu la chance de monter dans un compartiment direct pour Quimper, je n’ai eu que 2 changements mais quelle foule (13 pers.) et quelle angoisse. Je n’étais guère qu’avec des malheureux du nord qui avaient quitté leurs villes et leurs villages en abandonnant tout à l’envahisseur. Alors, chacun racontait sa misère, les horreurs vues, la marche implacable et sûre de l’ennemi. C’étaient des larmes, des gémissements auxquels j’aurais voulu donner des consolations mais lesquelles ?... Hélas ! Dans quelques jours nous serons peut-être nous-mêmes aussi dépouillés que ces pauvres gens. Néanmoins, j’ai trouvé chez la plupart, la volonté de recommencer la vie, l’espoir du succès final qui permettra de relever courageusement les ruines. Toutes les femmes disent la même chose : « Pourvu que mon mari revienne, qu’importe le reste ! ».

La vie, voilà encore le plus précieux des biens. Tâchons de conserver les nôtres et si jamais l’Allemand devient maître de notre chère France, nous la quitterons tous ensemble : nous irons coloniser au Brésil ou ailleurs. Quand nos maisons et tous les souvenirs qu’elles enferment seront détruits, il faudra bien prendre un parti. Nous sommes les aînés, nous devrons agir pour les autres, pour le bien de tous. Nos vies sont très utiles, très précieuses, ne l’exposons pas inutilement. Qu’Henri fasse son devoir, tout son devoir mais ne qu’il ne s’obstine pas à vouloir dresser des chevaux trop difficiles ou à faire des imprudences du même genre qui ne feraient aucun bien à la France et risqueraient de lui coûter la vie.

Pierre et Roger ont eu en mon absence un petit accès de fièvre avec un peu de dérangement intestinal. Cela n’a rien été et je les ai trouvés déjà remis. Lili a une mine superbe, je voudrais pouvoir le montrer comme cela à sa mère mais il tousse encore. Les autres vont à ravir. Ils m’ont l’air de comprendre un peu mieux la douloureuse gravitée de l’heure.

Jeudi 3 Septembre

La situation devient de jour en jour plus grave. Sans désespérer du succès final, j’entrevois des heures très sombres pendant lesquelles il y aura fatalement séparation absolue entre nous. Aussi, j’ose à peine écrire, me demandant quel sort peut avoir les lettres dans un moment pareil.

D’ici peu de jours, suivant les évènements, je me préparerai pour passer l’hiver ici. On me dit qu’il n’y fait jamais très froid et je pense que la vie matérielle y sera possible. Et puis, j’y serai entourée. Madeleine qui a maintenant sa mère et son oncle Pierre y restera ; Jenny, en panne à Rennes et ne pouvant gagner Paris, va très probablement nous rejoindre ; il se peut même que Valentine, Henriette et un jeune citoyen français nous arrivent dans quelque temps. En effet, Madame Bonnal nous a dit que le docteur Maci, pris d’une frousse intense, avait fortement engagé sa cliente mardi dernier à quitter Paris avec lui. L’évènement aurait lieu dans le coin choisi par le docteur et dès son rétablissement la chère Henriette se joindrait à notre colonie. Madame Bonnal nous a aussi donné des nouvelles de Louis qui était sorti de deux combats sans une égratignure mais qui avait été nommé capitaine sur le champ de bataille suite à la mort de son commandant dont il avait été forcé d’enfourcher le cheval. Pauvre cher Loulou ! Je redouble de prières pour lui.

Madame Bonnal et l’oncle Pierre sont arrivés hier au soir à l’état de loques. Ils sont aujourd’hui presque reposés et le brave Pedrusky a déjà commencé ses petites promenades hygiéniques à travers la Trinité où un certain nombre d’indigènes le connaissent à cette heure. Sur son seul signalement Monsieur Le Doyen l’a abordé ce matin et piloté au bazar. Ici, tout le monde se connaît et nous sommes entourés de sympathies. Bref, nous sommes aussi bien que possible. Mon seul désir serait maintenant de savoir ma belle-famille et ce qui reste de la mienne dans des conditions aussi favorables. J’ai presque du remord en constatant notre tranquillité et notre bien-être. Naturellement tout cela n’est que matériel, il me semble même que la souffrance morale en est accrue. Dans ce grand calme, on pense plus intensément mais quel soulagement de sentir tous les enfants à l’abri.

Les Le Doyen vont prendre aussi prochainement leur décision. Je crois qu’ils demeureront ici. Jacques ira chez l’Abbé Gaudeyt où je mettrais aussi mes garçons pour qu’ils ne perdent pas leur année.

Pourvu que la France soit victorieuse et que tous nous reviennent, le reste compte peu.

Vendredi 4 Septembre

Je n’ai aucune réflexion à faire sur les évènements, nous les ignorons en partie et, pour ce que nous en pouvons savoir, je me soumets à la discipline du silence.

Ici tout le monde est en bon état. Nos derniers arrivants sont reposés, le beau temps continue, nos prières sont plus ardentes que jamais, les communications sont devenues plus difficiles mais qu’importe puisque nous avons la chance de nous trouver dans un pays de cocagne.

Dimanche 6 Septembre

La dépêche nous annonçant la naissance heureuse du petit François nous est arrivée hier soir, nous n’avons pas de détails. Nous savons seulement qu’Henriette va bien, cela suffit. Quel poids de moins. Ici, la vie est calme extérieurement mais bien angoissée intérieurement. On annonce par des affiches que le cuirassé Gloire canonne demain l’île dans la base de Quiberon juste devant nous. Cela nous donnera un écho de la guerre. Il paraît que ce sera effrayant mais sans danger.

Dimanche 13 Septembre

Quel silence oppressant ! Rien d’Henri depuis le 3. Je pense qu’il se bat. J’en suis heureuse et fière mais… un peu inquiète.

Jeudi 17 Septembre

Rien depuis maintenant 15 jours. Je suis inquiète et, si la dépêche que j’ai lancée hier reste sans réponse, je ne saurai plus que penser. Madeleine est complètement démoralisée depuis le départ d’Adrienne (le 14) appelée auprès de Maurice blessé à la jambe et soigné au Mans. Ici, Madame Bonnal est malade, croit à une appendicite et se dit perdue. Ce n’est pas remontant. Je l’ai veillée toute la nuit avec Madeleine. Que d’angoisses.

Vendredi 18 Septembre

Enfin, une carte d’Henri datée du 11 m’arrive à l’instant. Quel bonheur de savoir qu’il y a huit jours il vivait encore et qu’il n’a pas dû risquer beaucoup depuis cette date. En même temps, nous apprenons par une lettre d’André Bonnal que le 12, notre cher Louis, en repos à Nogent, après cinq terribles combats, s’était présenté sain et sauf à Auteuil dans l’espérance d’y embrasser sa femme dont il était sans nouvelles depuis quinze jours. Voilà donc deux joies, deux grandes joies pour aujourd’hui. J’en remercie le Bon Dieu et la Sainte Vierge du fond de mon âme.

Je ne dois pas me plaindre, je suis très privilégiée mais, ignorant mon bonheur, j’ai souffert autant que si mon Henri s’était trouvé sous le feu de l’ennemi. Il me disait quitter Vincennes et ne recevant plus rien de lui il était bien naturel que je le croie parti pour le front de la bataille.

Les seules lettres qui me soient arrivées durant cette période sont celles de Maman, quatre au moins, et pas réconfortantes. L’une m’annonçait la mort de Madame Machard, une autre le départ d’Emmanuel, toutes étaient pleines des folies et méchancetés de Marguerite. Et on sentait planer au-dessus de toutes nos misères particulières, la crainte de l’invasion allemande, si près que la prose de Maman avait un son de tocsin.

Pour l’instant, Paris est un peu dégagé si nos armées ont la force de maintenir le flot puissant que borne l’Aisne. Je prie de toutes mes forces, ne pouvant faire autre chose pour notre chère France. J’espère en ayant peur. Seul, le Ciel peut nous sauver mais le miracle se fera sans doute, il y a tant de foi dans les âmes françaises. Or, Dieu lui-même a dit que la Foi soulevait les montagnes. Ayons donc confiance au milieu de nos angoisses.

Notre famille a déjà des preuves d’une protection spéciale. Louis, Henriette, Albert sont sortis d’épreuves dangereuses ; Paul et Henri sont à l’abri momentanément ; Emmanuel a eu un mois de grâce. Le pauvre Pierre de Saint Genys, brigadier au 14e Dragons, a été tué un des premiers, j’ai lu son nom dans les « Morts au Champ d’Honneur » et il n’y a pas de doute à avoir car sa parenté était indiquée avec Monsieur Adrien de Montgolfier et feu le Vicomte de Matharec. Dans notre entourage, Maurice est jusqu’à présent le seul atteint. Un mot d’Adrienne nous a donné tout à l’heure quelques détails. Il a une balle dans le bras et un éclat d’obus dans la jambe, il est resté quinze heures sur le champ de bataille. Il a même été prisonnier de 3 h de l’après-midi à 10 h du soir. En attendant, le voilà pour 40 jours dans une gouttière. Il ne retournera sans doute pas au feu.

Ici, nous avons Madame Bonnal malade. Le premier jour, s’imaginant qu’elle avait l’appendicite, elle se disait perdue. Nous avons pu trouver un docteur, un bon médecin de 73 ans, qui a pris sa retraite il y a trois ou quatre ans et vit à deux kilomètres d’ici dans une grande propriété. En raison des circonstances actuelles, il vient charitablement voir les malades de la région. Il nous a rassurées. Madame Bonnal a des coliques hépatiques. Elle n’est pas facile à soigner et la pauvre Madelon est déjà à bout de forces. La première nuit j’ai veillé avec elle. Comme le docteur nous avait affirmé qu’il n’y avait aucun danger, je suis rentrée coucher hier auprès de ma nichée. Et voilà que toute la nuit la malade m’a réclamée, disant à sa fille que c’était idiot de m’avoir laissée partir et qu’elle allait mourir, faute de soins. Si bien que cette nuit je resterai probablement aux Violettes. Je ne crois pas Madame Bonnal bien mal ; elle est un peu douillette, elle a une peur affreuse de la mort et elle a surtout un caractère à trouver qu’on n’en fait jamais assez pour elle. A part cela, c’est une très bonne femme.

J’ai reçu une lettre d’Henriette depuis l’évènement. Notre chère Sœur nous a gâtés, ce dont sa mère et sa sœur sont un peu jalouses car ni l’une ni l’autre n’a encore revu son écriture. Tout continue à bien aller à Chef-Boutonne mais je n’ai pas encore de réponse aux questions que j’ai posées à Henriette sur ses projets.

Pas de nouvelles de René depuis le 23 Août. Comme il m’écrivait assez souvent, je commence à être un peu inquiète. Pauvre Manu, c’est vers lui maintenant que vont se tourner mes pensées. Il est allé à l’ennemi, j’ai reçu un mot de lui timbré de Montmorency (pour me faire savoir son départ de Versailles qui a dû être très subit). C’est pour maman un gros, gros chagrin. Il est vrai qu’elle a dû revoir Louis le 12 et se rendre compte qu’on n’était pas perdu pour avoir lutté contre Messieurs les Prussiens.

J’écris au galop car l’heure me presse. On n’est jamais sûr du lendemain en ce moment, et je veux aller au Salut qui va bientôt sonner ; ensuite, mon encre et ma plument sont détestables, l’air de la mer ne leur vaut rien ; enfin, ma vue a encore beaucoup baissé et je ne puis plus écrire une demi heure de suite sans voir toutes les lettres que je trace danser comme des feux follets.

Les enfants vont bien et sont à peu près sages. Les garçons jouent à la guerre toute la journée, ils raisonnent et manoeuvrent pas trop mal, m’étonnant même parfois par leur stratégie. Il est vrai qu’ils sont dirigés par des garçons bien plus âgés qu’eux, trop jeunes encore pour s’engager mais assez grands pour avoir des idées de tactique militaire que le reste de la bande accomplit avec une discipline parfaite. On ne se bat pas, comme dans nos guerres d’autrefois, tout se passe en manœuvres, mouvements, travaux d’approche ou de défense. Les douaniers eux-mêmes s’en mêlent quelquefois. En somme, cela vaut mieux que les coups que nous nous donnions autrefois. Une seule critique : on se salit à ce jeu, mes garçons rentrent couverts de boue après être restés couchés patiemment deux heures de suite dans une tranchée. De plus, un paysan n’a pas été de bonne humeur en trouvant son champ transformé en camp retranché, il a menacé des gendarmes… mais ceux-ci sont à Carnac et ont d’autres chiens à fouetter.

D’ailleurs, la saison des jeux s’achève, la rentrée des classes est fixée à Lundi et j’ai grande envie d’envoyer nos fils à l’école. Quand ce ne serait qu’un mois, cela leur ferait du bien au point de vue éducation plus encore qu’au point de vue instruction.

Ici, nous ne pouvons pas juger des choses qui se passent à Paris aussi bien que ceux qui sont sur les lieux.

Dimanche 20 Septembre

Mon sacrifice est fait mais il m’est bien permis de prier Dieu de le rejeter et cette supplication part de mon cœur, ardente et presque incessante. Notre souffrance est peu de choses auprès de celle qu’endurent nos mourants, nos blessés, nos héroïques combattants mais elle est dure et pesante tout de même. N’avoir jamais un instant de répit, vivre le cœur étreint d’une angoisse qui jamais ne cesse, s’attendre à chaque minute à une affreuse nouvelle, se sentir pâlir et trembler au passage de la porteuse de dépêches, tressaillir en écoutant la sonnerie du téléphone, vouloir de toutes les forces de son âme voir afficher un nouveau communiqué officiel et quand on l’apporte enfin ne pas oser le lire, attendre le courrier dans le vent, sous la pluie avec l’anxiété de ce qu’il va nous apprendre, penser à toutes les tortures de nos chers soldats, en inventer même comme si celles qui sont ne suffisaient pas, voilà mon existence depuis les sept semaines déjà que dure cette horrible guerre.

Heureusement, je prie, je peux prier, je sais prier et auprès du Bon Dieu ma souffrance s’apaise un peu. Il y a ici beaucoup de personnes très éprouvées qui donnent aux autres l’exemple d’un courage surnaturel. Je regarde ces femmes et ces mères qui savent déjà leur malheur et qui ne pleurent pas, qui lèvent leurs regards vers la Croix avec des expressions de merveilleuse douleur. Il faut que loin des champs de bataille nous en goûtions l’horreur et les tourments afin que notre mesure de souffrance soit comble le plus vite possible et que le fléau cesse. Je me rappelle la théorie de Huysmans, nos angoisses, nos larmes, nos prières lointaines sont bonnes et utiles. J’ai essayé de convertir à cette doctrine la pauvre Madame Bonnal qui gémissait trop fort mais je n’y suis pas arrivée jusqu’à présent. Elle m’a envoyé promener en me disant que les coliques hépatiques qui lui font tant de mal n’ont pas le moindre effet salutaire pour la cause française et qu’elle veut les alléger par tous les moyens, surtout celui de la morphine. Jusqu’à présent nous avons résisté mais la seringue et le produit sont là maintenant et nous cèderons si elle réclame avec la même énergie qu’hier au soir. Je n’ai jamais vu  malade plus pénible à soigner.

En temps normal, Madame Bonnal est quelquefois un peu aigrie, en ce moment elle est hargneuse et, enfouie dans ses oreillers, elle nous lance des regards furieux comme si elle voulait nous foudroyer. La pauvre Madelon est à bout de forces mais non de patience ; elle va, vient, doucement, recommençant sans se lasser les mêmes choses en recevant des paquets de sottises. Madame Bonnal me ménage plus que sa fille sans être bien commode avec moi cependant. Mais je suis heureuse de la soigner.

Lundi 21 Septembre

Je suis découragée en constatant les irrégularités du service postal : la dépêche d’Henri du 17  vient de m’être apportée, elle a mis 4 jours à faire le voyage tandis que Madeleine a reçu hier une lettre partie depuis 48 heures seulement. Alors, pourquoi essayer des moyens de correspondance réputés les plus rapides ? En ce moment de crise, nous devons tout remettre entre les mains de Dieu et attendre le plus patiemment possible… Voici maintenant le télégramme du 20 qui arrive. Je ne l’ai ouvert qu’en tremblant et il ne contient que de bonnes nouvelles. Je suis particulièrement heureux de celles relatives à Louis car hier une lettre de Sandrinus nous avait bien inquiétés à son sujet. Jean, le chauffeur avait raconté à son maître que notre pauvre frère était méconnaissable, atteint de dysenterie, ayant de forts vomissements de sang, qu’il n’avait guère eu à manger ces temps derniers que des pommes de terre souvent crues, que l’eau des sources avait été empoisonnée par les Allemands, que leurs ravitaillements s’étaient trouvés coupés etc. Bref, je voyais notre cher Loulou à l’état de spectre et mon cœur était bien douloureusement serré. J’espère maintenant qu’il y a eu exagération. Et puis, je constate que le repos s’est prolongé bien au-delà des deux ou trois jours annoncés.

Pour René, je ne sais rien depuis le 21 Août, il y a juste un mois aujourd’hui. Je lui ai cependant écrit assez souvent, le suppliant dans les 2 dernières cartes de m’envoyer un seul mot rassurant. Et rien ! Seulement, dans les régions où il évolue, toutes les communications sont coupées, je crois. Emmanuel doit combattre maintenant. Je me fais sans doute d’inutiles tourments mais ce n’est pas de ma faute : quand on ne sait rien, on peut tout supposer et, en ce moment, on imagine plutôt ceux qu’on aime sur un champ de bataille que sur un lit de roses.

Ici, c’est le calme extérieur. Le temps est redevenu beau après les tempêtes d’équinoxe. Les enfants ont reçu les cartes de leur père qu’ils conserveront en souvenir. Je les ai lues et admirées ; elles m’ont donné une idée que j’espère pouvoir exécuter jeudi. Nos fils n’auront rien vu de cette horrible guerre, je les conduirai à Auray, auprès des blessés. Ils verront du sang français, de la souffrance et je souhaite qu’ils aient de cette vision une forte et durable émotion. En attendant, ils sont allés en classe ce matin et sont revenus en pleurant. Franz avait été mis devant une version latine et Pierre devant une analyse à laquelle il ne comprenait rien. Ils n’ont pas osé s’expliquer avec Monsieur l’Abbé et m’ont chargée de présenter leurs réclamations. Tout s’arrangera. Je voudrais bien surtout pouvoir les faire rentrer à Notre-Dame après les congés de la Toussaint. Je crois qu’il ne faut pas songer revenir plus tôt. Et puis, les Prussiens ne sont pas les seuls que je redoute… Marguerite est à Boulogne, très mal avec Maman, elle s’implantera chez moi dès le jour de mon arrivée. A cause des enfants, je ne veux pas d’elle, j’aimerais mieux passer tout l’hiver à La Trinité. Madame Bonnal et Madeleine partiront sans doute.

Mardi 22 Septembre

Un mot de Louis me rassure un peu. Je ne croyais pas encore l’aimer tant que cela mon pauvre vieux frère ! Madame Bonnal se sève et mange, Madeleine va commencer ses préparatifs de départ.

Mercredi 23 Septembre

Le courrier m’apporte enfin un mot de René. Du 8 Septembre au 22 ce carton a voyagé ou plutôt est resté en souffrance je ne sais où ; cette fois aucun indice ne peut me renseigner sur l’emplacement des troupes commandées par notre beau-frère mais je n’en demandais pas tant et je me trouve heureuse du « signe de vie ». Ce pauvre René me fait pitié. Monsieur Le Doyen a écrit à sa femme que Marguerite était complètement folle, qu’elle se promenait en Eve et qu’il l’avait vue ainsi et entendu crier. Quelle vie aura ce malheureux si la guerre l’épargne ? Et d’un autre côté, s’il était tué, Roger n’aurait plus personne que nous.

Cette perspective me fait réellement peur outre le chagrin que j’aurais de la mort de René. Le pauvre Toto est bien doux, bien facile mais son avenir m’effraie et, avec cette crainte perpétuelle, je serais sans doute une très mauvaise éducatrice. Et puis, quelle charge odieuse que Marguerite ! Je pense que maman discute beaucoup mais n’agira point. Elle a blâmé tous les essais qui ont été faits, elle voudrait sûrement de tout son cœur être débarrassée de son aimable fille, elle me la donnerait très volontiers en pension mais jamais elle ne prendra une initiative quelconque. Si René ne revient pas, nous en avons pour la fin de nos jours à voir Kiki se balader toute nue au 164. Et, comme Maman s’habitue à tout, dans quelque temps, elle ne trouvera plus cela aussi anormal qu’à l’heure actuelle, elle s’étonnera même de nous voir fuir sa maison.

Après un échange de lettres et de dépêches, le départ des habitants des Violettes est fixé aux tout premiers jours de la semaine prochaine. Madeleine est enchantée mais très effrayée du voyage. Elle faisait rire une de nos voisines l’autre jour en lui disant : « Je suis si jeune et jusqu’à présent je n’ai jamais eu de complications dans ma vie ». Madeleine aura 26 ans dans 3 jours mais en effet, elle est beaucoup plus novice en tout qu’on ne l’est à cet âge. Est-ce une question de caractère personnel ? Est-ce de la faute de Louis Sandrin ? Ou bien ce manque d’initiative et d’énergie tient-il à son état de santé actuel ? Toujours est-il qu’à force de l’entendre gémir sur la prouesse qu’il va lui falloir accomplir pour gagner Chef-Boutonne, je me tourmente un peu de ce voyage. Si je ne regardais pas à la dépense, je lui aurais proposé de la conduire au port.

Pour moi, je n’ai pris encore aucune décision. Mon beau-père me dit que je pourrai peut-être rentrer à Boulogne d’ici peu. Je le souhaite vivement mais je voudrais que les Allemands et Marguerite eussent repassé la frontière !

Nous allons tous bien. Anny et Lili auront de belles mines à présenter à leur mère. Lili surtout est transformé. C’est un amour horriblement gâté. Franz et Pierre me reprochent souvent de l’élever très mal mais ce n’est pas de ma faute. D’abord, il est irrésistible ; ensuite, si je grondais, Françoise consolerait, et cela ne servirait à rien. Nos garçons s’habituent à leur nouvelle école ; ils y ont déjà des camarades ; seulement, Franz, pendant la récréation de ce matin, est tombé dans la cour et s’est couronné d’importante manière ; il a les deux genoux en sang.

Jeudi 24 Septembre

Le beau temps semble devoir s’installer avec la nouvelle lune. Quel bonheur pour nos pauvres combattants dont la pensée ne me quitte pas. Nous allons partir pour Auray porter quelques objets aux blessés. Je voudrais que nos enfants comprennent un peu. Dès qu’Anny et Lili seront partis je compte d’ailleurs leur faire mener une vie plus rude. Pour l’instant, c’est l’existence ordinaire qui continue. Mais que de tristesse pour moi.

Vendredi 25 Septembre

Pauvre Loulou est reparti et cette pensée empoisonne pour moi toutes les autres bonnes nouvelles.

En ce moment la poste me gâte. Le courant est rétabli maintenant. Hier, en revenant d’Auray, j’ai trouvé une carte d’Henri du 20, quatre jours seulement, c’est merveilleux ! J’ai aussi reçu avant-hier une carte de René datée du 8 Septembre. Il allait bien et déclarait le moral de ses troupes, excellent. Emmanuel était le 10 à Montmorency : depuis, rien et, pour moi, le frérot a sûrement combattu. Que d’inquiétudes ! Il est impossible d’avoir du repos dans l’angoisse qui nous étreint. Si je suis un peu tranquille pour l’un de nos chers combattants, je tremble pour les autres. En ce moment mes deux frères et René sont très exposés. Par contre, je suis relativement tranquille  au sujet des trois fils Morize qui me sont chers aussi. Je continue à être vaillante, je fais de mon mieux pour cela et, n’ayant pas beaucoup de force par moi-même, j’en prends au Ciel.

Je voudrais bien enfin connaître mon devoir. Est-il de rester ici, avec notre nichée, à l’abri de tout, matériellement, mais avec l’épreuve de la séparation, de la solitude, du souci de ma responsabilité ? Est-il au contraire d’affronter les difficultés de ravitaillement pour me rapprocher et pour ne pas risquer de lacune trop grande dans l’instruction de nos fils, déjà bien en retard ? Je suis prête à tout, je voudrais seulement un conseil. Je n’ai cependant pas demandé l’avis de Maman et si elle a parlé à Louis de mon prochain retour, c’est de sa propre initiative. Elle a, sans doute, grande envie de nous revoir. Outre tout motif affectueux, je soupçonne nos Boulonnais de m’attendre au sujet de Marguerite. Cette dernière doit avoir hâte de se mettre en pension chez nous, autant pour le moins que Maman de me la mettre sur les bras. Or, je redoute Kiki au-dessus de tout ;  j’aimerai mieux vivre toute une année au fond d’une mine qu’une seule semaine avec elle. Pourtant, s’il faut rentrer et me trouver aux prises avec cette nouvelle Hydre de Lerne, je suis prête, pourvu que nos enfants n’en souffrent pas.

Si je ne repars pas dans un mois, c’est faire avec la Trinité un bail de presque tout l’hiver. Que faut-il en penser ? La maison que j’occupe ne sera pas des plus confortables, nous y souffrirons du froid et de l’isolement. Mais ce ne sont que questions secondaires auxquelles je chercherai des solutions quand nous serons décidés. De toute manière, je ne pense plus rentrer à Boulogne pour le 1er Octobre. Nos enfants sont pour un mois (qui finira le 20) à l’école d’ici, où Franz commencera le latin.

Mon beau-père m’a écrit que Mr Laurent avait pris de généreuses dispositions en faveur de ses administrés, il m’a conseillé d’écrire à sa femme pour la remercier.  Ne sachant pas du tout dans quelle mesure nous participons aux largesses de la Compagnie, j’ai peur de commettre une gaffe. Je me suis donc bornée à écrire un mot aimable mais très vague à Madame Laurent. Je lui parle surtout de ses fils et l’assure de mes pensées pour elle et de mes prières pour eux. Il est bon de ne pas se laisser oublier et si les camarades d’Henri touchent une partie de leur traitement pendant qu’ils sont sous les drapeaux, autant faire comme eux. Nous perdrons déjà bien assez avec cette affreuse guerre.

Hier, nous sommes allés à Auray voir les blessés. L’hôpital était un peu dégarni car tous ceux qui l’emplissaient avaient été blessés à Sedan à la fin d’Août et beaucoup étaient déjà repartis ; dans les salles, il n’y avait plus qu’une douzaine environ de pauvres diables encore immobilisés dans leurs lits. Les enfants ont distribué des cigarettes, j’ai donné deux brochures. Les religieuses et les dames de la Croix-Rouge ont été enchantées de nos manchettes (j’en avais emporté 20 paires et les Le Doyen 3). Elles m’en ont redemandé ainsi que des ceintures dont elles ont donné un modèle. Nous pouvons aussi tricoter des chaussettes et des gilets : on prépare la campagne d’hiver. Pierre était très fier parce qu’un blessé l’avait appelé pour lui bourrer sa pipe, une pipe prise aux Allemands sur le champ de bataille.

Samedi 26 Septembre

Nous n’étions pas préparés à cette horrible guerre comme nos ennemis mais notre manque de prévoyance rend l’intervention divine plus visible. C’est d’Elle que nous viendra le Salut, c’est donc en elle qu’il faut mettre toute notre confiance.

Maurice Boucher va mieux, sa fracture du tibia se réduit et Adrienne pense que dans un mois il pourra se lever un peu. Le colonel Henri Détrie, le frère de Paul que Suzanne voulait me faire épouser, a été tué ; il laisse 6 enfants dont le dernier est né en Février. Pierre de St Genys a lui aussi été tué.

Dimanche 27 Septembre

Il y a deux mois aujourd’hui que nous quittions Boulogne. C’était, sans que nous nous en doutions, l’adieu à la vie de bonheur et d’insouciance. Reviendra-t-il des jours pleinement heureux pour nous après cette terrible crise ? Dieu seul le sait ? Ce que je pressens, c’est une transformation de nos caractères, mûris, peut-être grandis par la souffrance de cette terrible école. Ah ! Qu’elle nous rende tous meilleurs, au moins, elle coûte assez cher !

Lundi 28 Septembre

Ce matin, à 5 heures ½, grand départ. Les Violettes sont tristement vides et Ker Marie a perdu trois de ses hôtes. Les voyageurs pour Chef-Boutonne ont un temps splendide et la plupart d’entre eux rayonnent à la perspective d’atterrir bientôt au port de salut, au nid familial. Pour moi, la solitude se fait plus grande, l’isolement sera plus lourd. Mais qu’importe ! Madeleine ne pouvait pas rester ici, même avec moi, il lui manquait trop de ceux qu’elle aime, la pauvre petite n’est pas faite pour souffrir ni même pour mener une vie austère. Je me réjouis donc du bonheur, de la consolation qu’elle trouvera là-bas. Henriette m’a écrit très gentiment pour me proposer de venir aussi m’installer au Logis mais d’après ce qu’elle m’écrit de la place disponible, je ne juge pas cela possible. Elle me parle aussi de l’hôtel mais j’ai peur d’aller au-delà de nos moyens, même en n’ayant pas le confortable d’ici. Je suis très perplexe car il va falloir dans deux jours prendre une décision au sujet de la maison. Ma location expire le 1er Octobre.

Mardi 29 Septembre

Courage ! Après ces heures bien sombres, le soleil luira certainement encore pour quelques-uns, espérons que nous serons de ceux-là. « Tout finit par s’arranger ». La situation actuelle aura bien aussi son dénouement. Sachons l’attendre. D’ailleurs, jusqu’à présent nous avons tous été bien protégés. Redoublons de prières confiantes.

Hier j’ai reçu un mot d’Emmanuel, du 19.  Il avait reçu sans aucun mal le baptême du feu. Il disait même que la pluie d’obus et de balles était intéressante, il se plaignait davantage de la pluie d’eau qui abîmait le terrain et rendait la marche de la cavalerie très difficile et le bivouac sans agrément. Il me raconte les dangers encourus mais je sais qu’il a écrit à maman un bref «  Tout va bien » …

Ici aussi, tout va bien mais tristement. La solitude angoissée c’est ma rançon de guerre à moi. Que Dieu veuille ne pas m’en demander davantage, c’est tout ce que je souhaite.

Mercredi 30 Septembre

Je ne me tourmente pas trop pour Henri, je jouis du répit que le Ciel m’accorde mais je pense aux autres et… c’est bien angoissant pour nos quatre frères : Louis, René, Albert, Emmanuel. Ayons confiance quand même et prions. Recommandons-les surtout à la Sainte Vierge. On revient des champs de bataille… quelquefois. Même de ceux-là, il y aura des rescapés quoique la lutte actuelle soit sans précédent dans l’histoire et nos chers combattants seront du nombre si nous savons bien supplier le Bon Dieu. Je me dis cela très, très souvent pour ne pas me décourager.

Quant au succès final, il ne me semble pas douteux. Nous aurions voulu une victoire plus française sur l’Allemagne. Mais  notre pays ne l’a guère méritée : depuis des années il se désagrégeait et s’était rendu coupable de bien des fautes. Il faut payer celles-ci ; c’est dur, l’expiation est affreuse mais la France purifiée par tant de sang et tant de larmes ne mourra sûrement pas.

Vis-à-vis des autres puissances, notre rôle n’a pas été brillant au début. Les Anglais doivent cependant reconnaître sur nos champs de bataille la valeur, l’héroïsme, l’endurance de nos troupes. Ce qui pêche plutôt, il me semble, c’est notre méthode. En arrière du front de bataille où les Français sont admirables, il y a des disputes, des récriminations. Les gens les mieux pensants se font un devoir de rechercher les abus, les hontes, les misères et de les clamer très haut… pour qu’on y remédie disent-ils. J’aimerais mieux que l’on jette un voile sur ces choses.

Quand la paix sera revenue, c’est alors qu’il faudrait soigner les blessures morales de notre chère France. Pour l’instant le sang coule, on ne devrait voir que cela. Si chacun était bien pénétré de son propre devoir, il ne regarderait pas ce que fait le voisin. J’ai écrit à Marguerite pour lui dire de travailler pour les soldats, de ne pas rester les mains levées et vides quand tant de malheureux souffrent du froid. Nous ne sommes qu’à la fin de Septembre et déjà de tous côtés on réclame des vêtements chauds pour nos pauvres soldats. Adrienne m’a écrit du Mans pour me demander de lui envoyer mes poignets. Comme j’en avais porté 20 paires à Auray, je n’ai pas pu lui en expédier beaucoup. Je continue en les faisant un peu plus longs. Marianne et Anna vont aussi me tricoter des chaussettes. A ce métier, le temps passe plus vite et quand le soir vient je n’ai jamais accompli toute la tâche que je voudrais.

Je suis allée trouver ma propriétaire. Elle me garde à 50 Frs par mois jusqu’au 1er Juillet. Si je m’en vais, elle conserve dans sa maison toutes nos affaires (que je ne pourrais emporter) et me les expédiera à ma demande. Elle n’a jamais voulu me louer pour la saison prochaine, au prix que je lui proposais. Donc, je reste libre, cela vaut mieux. Vers Pâques nous saurons je l’espère suffisamment notre sort pour prendre une décision à ce sujet avant que la Mère Audo soit entrée en pourparlers avec d’autres locataires.

Octobre 1914

Jeudi 1er Octobre

J’espère que nos chers combattants ont meilleur temps que la semaine passée. Ici, depuis une dizaine de jours le ciel est rayonnant mais les nuits sont très fraîches. Un mot de Louis (24 Sept) m’arrive ; son régiment avait été très éprouvé en son absence. Prions pour lui, Manu, Albert, René. La poste me retourne une carte adressée à Paul avec cette mention « Inconnu au Val de Grâce » Où donc est-il ?

Voilà le mois du Rosaire qui commence ; que la Ste Vierge continue à les protéger tous.

Vendredi 2 Octobre

Notre premier baiser ! Il y a 14 ans, dans la vieille allée de tilleuls à l’heure douce et approchante du crépuscule. Que de choses depuis, joyeuses ou tristes. Ce souvenir m’est infiniment cher et je sais que quoiqu’il arrive maintenant j’aurai eu du moins sur la terre une belle part de bonheur.

J’espérais une lettre d’Henriette pour m’annoncer l’arrivée au port des voyageurs de lundi et surtout de mes deux poussins adoptés. Je n’ai rien encore. Par contre, un mot de Marie Louise me fait croire que Paul est encore au Val de Grâce malgré ma carte renvoyée. Il est bien difficile de correspondre même avec ceux qui sont fixés quelque part, à plus forte raison avec nos armées en marche…

Lundi 5 Octobre

Ma journée d’hier a été bien remplie et si elle fut triste, chargée d’angoisse et de souci, je puis dire du moins que mon premier dimanche de solitude ne m’a pas pesé plus lourdement qu’un jour ordinaire et c’est déjà beaucoup. Levée à 6 heures, suivant mon habitude du moment, je suis allée communier à la Messe de 7 heures.

Cela ne m’a pas empêchée de retourner à celle de 10 h que l’Abbé Gaudey, le professeur des enfants, disait à l’intention d’Henri. La première partie de mon après-midi s’est passée à écrire. Chaque dimanche, je mets une carte à chacun de nos chers Combattants. J’ai bien peur que beaucoup de ces mots soient perdus mais tant pis, ceux qui arrivent prouvent aux pauvres soldats que nous pensons à eux de tout notre cœur, que nous souffrons de leurs souffrances et que nous prions sans cesse pour leurs vies, leurs santés, leur prompt et glorieux retour. J’avais aussi une réponse à donner à Marie Louise.

J’ai aussi reçu une longue lettre de Maman, si pleine de lamentations, que j’y ai répondu 8 grandes pages. C’est incroyable comme les missives de Maman me démontent. Je comprends cependant qu’elle ait besoin de décharger son cœur et que ce soit avec moi qu’elle le fasse le plus volontiers. Je la plains infiniment, elle est très malheureuse. Chacune des jumelles constitue à elle seule une croix très suffisante pour une pauvre mortelle, la réunion des deux semble au-dessus des forces humaines. Que maman se plaigne, c’est hélas ! tout naturel ; qu’elle me raconte même avec force détails, souvent insignifiants, les excentricités de Marguerite, passe encore… quoique je n’y puisse rien ; ce qui m’énerve c’est de l’entendre récriminer contre les innocents, ceux qui ne sont pour rien dans son malheur, le père Le Doyen et le père Serdet qui, dit-elle, veulent absolument faire enfermer Marguerite. Je sais très bien qu’au fond ces deux braves hommes doivent s’en moquer, eux qui n’ont pas le mal de garder la terrible créature qu’est Marguerite ; s’ils se sont occupés de quoi que ce soit, c’est uniquement dans la pensée d’être utiles à maman, peut-être même à sa prière. Je vois très bien ce qui se passe : maman a grande envie d’être débarrassée de Kiki mais elle ne veut qu’aucune décision, aucun acte vienne d’elle-même.

Elle m’attend avec impatience parce qu’elle sait très bien que dès que Marguerite me saura rentrée chez moi, elle rappliquera au 166. Alors, elle n’en aura pas l’ennui et je serais une barbare si je mettais ma sœur dans une maison de santé quelconque, aussi confortable, aussi luxueuse qu’elle soit. Or, il m’est impossible d’avoir Marguerite se promenant toute nue dans la maison, criant jour et nuit, abîmant tout, faisant une dépense folle, alors qu’en ce moment je voudrais pouvoir couper un sou en quatre. Et puis, il paraît que René, craignant de disparaître dans un combat, a écrit à sa femme ses dernières volontés. Il nous laisse son fils.

Ah ! Que Dieu lui garde la vie ; j’ai une peur horrible de Roger. Le pauvre petit est à plaindre, il est gentil, je le soigne comme un des nôtres, je ne demande pas mieux de m’en occuper mais en avoir à nous seuls la responsabilité, avec l’héritage de santé qu’il peut avoir, c’est effrayant. Avec cela, sa mère ne lui laissera pas un sou, il faudrait l’armer pour la vie, c’est un chétif, un délicat, un nerveux. Au contact d’enfants il devient plus normal et peut-être que je suis trop craintive pour lui. Je n’ose pas en le voyant si frêle et en me rendant compte de son abandon lui causer la moindre contrariété. Comment donc l’élever alors ? Et puis maman me prétend que le Père Serdet ne l’entend pas de cette oreille là, qu’il veut son petit fils pour mettre le grappin sur ce que Marguerite a et aura, que ma sœur lui a écrit une lettre pour lui donner tout pouvoir, le suppliant de la sauver de sa famille où elle et le petit meurent de faim et sont martyrisés… etc.

Bref, des tas de complications et je dois avouer qu’en lisant la lettre de maman, hier, j’étais heureuse de ne pas avoir réintégré Boulogne au 1er Octobre, d’avoir échappé à la visite de Grand-père Serdet. Que vais-je devenir ? Il est impossible pour les enfants de vivre avec Marguerite. D’autre part, la situation actuelle mènera Maman au tombeau si elle se prolonge.

Si je dépasse ici le 26 Octobre, il vaut mieux nous y installer pour l’hiver. Pour quinze jours de prolongation ce serait fout de perdre 200 Francs de billets.

Mardi 6 Octobre

Un mot de Madame Morize m’annonce à l’instant qu’Albert est blessé aux jambes, se trouve dans une ambulance d’Amiens, que Papa et Charlotte sont partis pour le voir. Certes, une nouvelle de ce genre m’émeut douloureusement. Mais, il faut réprimer ce premier mouvement d’affectueuse compassion et il me semble, remercier le Bon Dieu de cette épreuve… relative. Mais il aurait pu arriver à Albert quelque chose de pire... l’heure est bien dure pour qu’on en soit arrivé presque à se réjouir de malheurs !

J’aimerais savoir René, mes frères et mon Henri dans un bon lit d’ambulance avec de toutes petites blessures, les empêchant seulement de marcher. Mais, il ne faut rien souhaiter de ce genre : la France a besoin de toutes ses jambes et de tous ses bras. Madame Morize m’écrit aussi qu’Antoine de Louvières a disparu… Cela serait affreux !

Henriette accepte ma proposition de vie commune si nous rentrons à Boulogne ; elle préfère notre maison à la sienne pour la commodité de l’installation.

Pour ma part, j’ai renoncé à aller retrouver la tribu Bonnal à Chef-Boutonne ; à l’hôtel dont Madeleine m’a envoyé les prix, modestes cependant, il m’y faudrait 3 chambres à 2 lits, ce qui ferait 6 Frs par jour, mais au bout du mois ces pauvres 6 Frs quotidiens feront 180 Frs, avec les pourboires 200 Frs rien que pour le logement.

Il reste donc à envisager le retour à Boulogne ou un hiver à la Trinité. Cette dernière perspective ne me fait nullement peur d’autant qu’il est probable que Mme Le Doyen restera ici. Son mari lui a écrit : « Ce ne sont pas les Allemands qui me font désirer que vous restiez à la Trinité mais la question vie facile et économique. A Boulogne vous dépenserez en vous privant 3 fois ce que vous dépenserez en vivant largement à la Trinité. Il vaut mieux s’ennuyer un peu et pouvoir faire un peu de bien autour de soi ».

Pour nous la question se complique de l’instruction des garçons. Pour l’instant ils ne travaillent pas trop mal avec l’abbé Gaudey mais il est probable que celui-ci tout jeune encore, réformé seulement pour sa myopie, s’en ira un jour ou l’autre. A Boulogne il y a Marguerite, un véritable épouvantail presque autant que la famine.

Bref, je n’ai aucun désir, les avantages et les inconvénients se balancent. J’attends l’avis d’Henri, je peux même dire son ordre mais il faudrait que je sois fixée vers le 15, c’est-à-dire dans 9 jours. De toute façon, je serai contente de tout : s’il préfère que nous nous installions ici pour l’hiver, je partirai faire un tour à Paris avec le billet de Cricri afin de prendre différentes choses là-bas.

Ici nous avons eu un temps merveilleux tous ces jours-ci ; c’est un peu moins resplendissant depuis ce matin, les marins ont dit que le beau temps s’en irait avec la lune. Nos enfants sont ravis ; ils aiment beaucoup la Trinité et de toute manière désirent y passer les prochaines vacances. Alors l’assentiment de leur tante Henriette leur fait plaisir. Mais puisque ma location n’est pas faite, il est préférable, je crois, d’attendre un peu… je ne gagnerais rien en me précipitant et risquerais d’y perdre puisque la Mère Audo ne me garde qu’au mois en ce moment. Avec l’entêtement des paysans elle n’a jamais voulu comprendre ma proposition d’une location pour un an. Du moment qu’elle garde mes bagages tout est pour le mieux à ce sujet.

Mercredi 7 Octobre

Albert m’a empêché de dormir cette nuit ! On a beau se raisonner, s’armer d’une courageuse philosophie qui trouve du bien dans les maux qui arrivent, la nature reprend le dessus, à certaines heures. Celles de silence et d’obscurité sont favorables au pessimisme. Voilà le premier de nous qui est touché. Et c’est celui en l’étoile duquel j’avais le plus de confiance. Albert tombé, un peu de ma vaillance s’en va… Je crains tant pour tous ! Un mot de Louis (1er Octobre) m’arrive, il allait bien mais souffrait du froid la nuit dans les tranchées. Rien de Manu depuis le 19 Septembre, cela commence à m’inquiéter. Enfin ! A la grâce de Dieu, je lui recommande tous les nôtres.

Vendredi 9 Octobre

Pour faire plaisir à nos enfants, j’ai dû quitter hier mes tricots et consentir à une excursion en l’honneur du Jeudi et d’un temps splendide. Partis à 1 h moins le ¼ nous ne sommes rentrés qu’à 7 heures ; admirable promenade que, malgré la peine et la terrible angoisse qui habite mon cœur, je n’ai pu m’empêcher d’admirer en m’accrochant à l’espérance qu’un jour Henri, Louis et Manu pourront voir tout cela avec moi.

Oui, maintenant j’aime aussi ce pays-là dont la campagne est si belle et si pittoresque. La côte ne vaut pas Brignogan mais je préfère cette terre de landes aux cultures que nous avions là-bas.

Mr Le Doyen ayant touché de l’argent a envoyé une carte à sa famille pour lui dire de cesser immédiatement l’installation hivernale à la Trinité. Il espère pouvoir d’ici peu de jours faire rentrer tout son monde.

Pour nous, j’attends toujours la décision d’Henri, dès que je l’aurai, j’avertirai Henriette et Madeleine qui doivent suivre mon mouvement.

Lundi 12 Octobre

C’est au son du canon que j’écris. Nos navires sont occupés à bombarder l’Île d’Houat en face de nous. C’est très beau mais, quand on pense à ce qui se passe, on a plutôt envie de pleurer que d’admirer. Ces manœuvres elles-mêmes prennent un caractère tragique.

Maman m’a écrit. Elle avait des nouvelles d’Emmanuel, sorti sain et sauf de plusieurs aventures guerrières… notamment du combat de Péronne, une véritable boucherie. Ils ne sont revenus qu’à 3 de son peloton, lui et deux autres. Il y a de quoi trembler mais surtout de remercier le Ciel d’une telle protection.

Hier, pendant notre promenade, Pierre a été mordu par un serpent mais cela ne m’a pas fait grand-chose : à force de souffrir on s’aguerrit. D’ailleurs, j’ai vu tout de suite que le venin était resté sur la chaussette en grande partie et j’ai fait aussitôt ce qu’il fallait.

Albert est à Maisons-Laffitte.

Mardi 13 Octobre

Les vilains aéros allemands évoluent donc encore au-dessus de notre Paris. Les journaux de ce matin racontent en détail leurs méfaits de dimanche qui n’étaient que signalés hier. Ce doit être bien désagréable de recevoir une bombe allemande sur la tête et je suis un peu tourmentée de mes chers Parisiens, moins cependant que de ceux que nous avons sur les champs de bataille.

Mercredi 14 Octobre

La situation ne change point et si je suis livrée à moi-même pour prendre une décision au sujet de notre départ je vais être terriblement embarrassée d’ici peu. C’est qu’ici on ne sait rien de ce qui se passe. La nouvelle de la prise d’Anvers est arrivée jusqu’à nous et cela m’effraie un peu malgré les commentaires rassurants des journaux. Les gens qui m’entourent ne sont pas mieux informés que moi et passent de l’optimisme le plus grand à un pessimisme exagéré et sans aucune cause sérieuse.

En dernière heure le départ des Le Doyen est décidé. Ce n’est pas que la situation parisienne inspire la plus confiante sécurité au beau-père rêvé de Manu mais il a eu des ennuis de cœur (très physiques)  et il a peur de trépasser tout seul dans son coin. Comme il se croit – à tort ou à raison – très utile à Boulogne, il doit arriver au commencement de la semaine prochaine pour organiser l’exode de sa famille. C’est chose compliquée de quitter La Trinité où il n’y a plus ni chemin de fer ni chevaux.

Jeudi 15 Octobre

Je me dépêche pour envoyer à notre bon Loulou une ceinture au tricot. J’espère qu’il aura la sagesse de la mettre et de la garder malgré sa  caresse un peu rude, ce serait bien bon pour lui après cette petite crise de dysenterie. Je vais aussi faire mon possible pour faire partir un petit paquet à l’adresse d’Henri avec une ceinture pareille à celle de Louis, s’enfilant par les pieds, et deux passe-montagnes, l’un de nuit, l’autre pouvant servir de jour… cette coiffure sera très à la mode cette année, la plupart de nos beaux et chers Messieurs allant prendre la triste habitude de ne pas se rentrer le soir.

Vendredi 16 Octobre

Ma perplexité augmente au fur et à mesure que le temps passe, toujours aucun avis ou ordre d’Henri concernant notre situation actuelle. C’est la semaine prochaine qu’il faut faire les bagages  si nous voulons profiter de nos billets de retour. En attendant Anna nous quitte pour quatre jours, elle va jusqu’à Quimper embrasser sa famille, elle part demain matin et sera de retour mardi soir… ou mercredi.

Un mot de René (8 octobre) ne me donne que d’heureuses nouvelles.

Maman m’annonce le mariage de Louise Bocquet avec un Anglais, Mr Frédéric Blake, qui guerroie en France ; cela remonte au mois d’Avril dernier mais Louise l’a seulement annoncé ces jours-ci à Maman.

Samedi 17 Octobre

Maman a rencontré Henri au chevet d’Albert et il lui a semblé opposé à notre retour.

Dimanche 18 Octobre

J’avais préparé un passe-montagne pour Albert. Apprenant sa blessure, je ne le lui ai pas envoyé car il faut aller au plus pressé mais je vais quand même mettre de côté pour lui un de mes ouvrages. Ce qui me navre, c’est que j’use beaucoup de laine. Voici 80 pelotes que j’achète, elles ne sont pas toutes employées mais je n’en ai plus qu’une dizaine et je n’ose me livrer à d’autres achats : la charité elle-même ne doit pas être prodigue en ces temps où tout doit être mesuré et ordonné. D’autre part, je ne puis pas aller à la Mairie réclamer comme les pauvres la matière nécessaire à mon travail. Il faudrait rencontrer une âme et une bourse généreuse, dépourvues de bras.

Je serais très heureuse à la Trinité si… si… et si… Le pays est réellement beau. Ce mois d’Octobre le pare merveilleusement. Ce qu’il y a de moins bien c’est la côte, plate, peu pittoresque. Nous n’allons plus beaucoup à la plage ; les landes et les bois que nous parcourons ont des aspects féeriques, grâce aux teintes d’automne. Chaque fois que je découvre un joli coin, je pense à Heni d’abord, puis à Louis, à Manu qui trouveraient tant de sujets d’étude. Et je nous vois tous l’année prochaine heureusement réunis dans ce petit pays breton où l’exil est aussi peu dur que possible et où la réunion serait idéale.

La vie matérielle continue à être ici aussi facile que possible. Le poisson est exquis et plus qu’abordable. Vendredi, les soles se vendaient 2 sous pièce les petites, 4 sous les moyennes et 6 sous les grosses. On peut dire que c’est donné ! La viande, les œufs, le beurre ont enchéri mais dans des proportions qui les laissent encore à des prix très inférieurs à ceux que nous payons ordinairement à Paris. Ce qui est le plus coûteux, c’est le sucre, on en trouve péniblement et à 24 sous le kilo. Je n’ai jamais vu cela et nous allons en réduire le plus possible la consommation.

Le temps très beau jusqu’à mercredi est un peu malade. Jeudi, il a plu de midi à 4 heures, vendredi et samedi, averses nocturnes, mais journées ensoleillées avec le passage rapide de quelques nuages ; ce matin, ciel gris et bas, très menaçant. Pour  nous, le mauvais temps sera certainement désagréable mais je le redoute surtout pour nos pauvres soldats.

Dimanche 18 Octobre

J’ai écris à nos trois frères des champs de bataille, puis à maman qui a, entre ses deux filles, une existence infernale, à mon pauvre beau-père inquiet pour deux de ses fils et aimant recevoir de ses enfants des témoignages d’affectueuse union dans tous les évènements de famille, à ma belle-sœur chérie à laquelle je devais une longue lettre et enfin à Sandrinus auquel je n’avais pas donné signe de vie depuis le 25 Août et qui m’aurait reproché comme un manque d’amitié de lui avoir laissé ignorer la blessure de notre cher Albert. Donc, avec la Messe et tout cela, la matinée du dimanche se trouve très largement entamée.

Aussitôt après le déjeuner nous devons partir en excursion. Cela ne m’amuse qu’à demi bien que le pays soit merveilleux en cette saison et le temps tout à fait favorable. J’aurais des masses de choses à faire mais si je ne promène pas nos fils, ils s’en iront courir jusqu’au soir avec les gamins du pays, Dieu sait où. Ces escapades peuvent mal tourner. Ces messieurs vont à la pêche dans des plates qu’un rien fait chavirer, ils entrent dans l’eau jusqu’à mi-corps, ils s’asseyent les jambes ballantes sur la jetée à marée haute, ils font de vraies batailles. L’autre jour Franz a reçu un caillou aiguisé qui lui a traversé le menton en dessous de la lèvre et lui est entré dans la bouche, heureusement sans briser les dents. Cela lui a fait un trou rond qui a beaucoup saigné et dont il conservera sans doute la marque. J’étais sur le point de le conduire à Auray voir un chirurgien militaire mais avec des lavages d’eau bouillie et des applications de teinture d’iode la plaie s’est vite cicatrisée. Il a en ce moment une vilaine croûte qui tombera sans doute dans quelques jours.

Il m’est donc impossible de laisser nos garçons vagabonder à leur fantaisie pendant les journées de congés, il vaut mieux me forcer un peu et quitter mes chers ouvrages pour les suivre. Le dimanche ce n’est que demi-mal puisqu’on ne peut pas travailler mais c’est le jour de la correspondance car j’écris peu en semaine depuis qu’à la Trinité la rage de travail a pris toutes les mains féminines.

Nous avons eu une très belle proclamation signée par toutes les autorités ecclésiastiques, militaires et civiles du Morbihan pour demander des vêtements chauds pour les combattants. Les ouvrages sont concentrés à la mairie et dirigés sur Vannes. On fournit de la laine aux tricoteuses qui ont de la bonne volonté et pas de moyens. L’élan est admirable mais pourvu qu’il soit persévérant et que toutes les choses soient promptement distribuées. Depuis 15 jours, je tricote 8, 9 et même souvent 10 heures par jour : il est vrai que j’ai envoyé quelques uns de mes points à Henri ainsi qu’à Louis, Emmanuel et René mais ne sont-ils pas aussi des défenseurs de la France. D’ailleurs la proclamation recommande à chacun de penser d’abord aux siens.

Mes lettres sont courtes mais il vaut mieux manier les aiguilles et le crochet que la plume, les nuits sont déjà si froide dans les tranchées.

Mardi 20 Octobre

La lettre d’Henri est là et elle ne fait pas cesser mon indécision, elle l’augmente presque au contraire. Si lui qui est à Paris, au centre des nouvelles dans un milieu d’officiers, ne sait pas que penser de la situation, comment puis-je dans mon pays perdu m’en faire une idée assez juste pour prendre la détermination de ramener quatre enfants et le reste à Paris que les ennemis doivent encore viser.

Mais, il ne faut pas me laisser aller aux sentiments et tout peser avant d’agir dans un sens ou dans l’autre. Si je n’écoutais que mon cœur, je rentrerais. En faisant mes comptes je me suis aperçue que je ne perds pas autant sur mes billets que je le croyais. Il y aurait 36 Frs de prolongation à payer pour se servir des anciens. En tout, location comprise, j’arrive à une dépense de 130 Frs pour passer le mois de Novembre. Et je suis persuadée que cette différence sera vite regagnée sur la nourriture. Donc, la question d’argent disparaît presque. Pour les garçons je suis à peu près sûre d’avoir l’Abbé Gaudey encore pendant 3 semaines. Louis Sandrin m’a écrit que si sa femme suivait son conseil elle ne reviendrait à Boulogne que lorsque le Gouvernement serait rentré à Paris. Henriette parait-il compte faire le voyage de retour avec sa sœur. Ah ! Si Monsieur Poincaré avait la bonne idée de décider son entrée dans la capitale dès la fin de cette semaine, cela simplifierait bien les choses pour moi.

Je vis au jour le jour, demain je commencerai quelques rangements à tout hasard.

Mercredi 21 Octobre

Monsieur Le Doyen m’apporte une lettre de Maman qui naturellement augmente mon indécision. Henri doit compter sur notre prochaine rentrée puisqu’il s’occupe de notre provision de charbon. Et puis, Maman a l’air tout d’un coup de me blâmer de rester aussi longtemps loin de lui, elle me fait tout un sermon sur le chagrin qu’ont les maris abandonnés par leurs femmes. Elle me dit que la vie est très calme et très facile à Boulogne, que Marguerite a la plus grande envie de revoir son fils. Bref, cette lettre est un rappel. D’un autre côté, Monsieur Le Doyen dit que des troupes allemandes sont encore aux environs de Compiègne… D’heure en heure, je change de résolution. En attendant, je vais faire quelques rangements car il faut que je sois prête à partir comme à rester.

Jeudi 22 Octobre

En ce moment tous les jeudis je promène ma bande à travers les landes et les bois. Aujourd’hui je l’ai suivie en tricotant et je me faisais l’effet d’une gardeuse d’oies.

Vendredi 23 Octobre

Sans être sûr d’une victoire française, on commence enfin à l’espérer. Je ne veux cependant pas exposer les enfants aux horreurs d’un bombardement et d’un siège. Je prendrai des précautions. D’abord, je suis les évènements chaque matin et ne me mettrai en route que s’ils sont satisfaisants. Ensuite, j’attendrai la dernière limite (qui, renseignements pris est mercredi 23 avant minuit). Enfin, en arrivant à Boulogne, au lieu de m’installer, je ferai des préparatifs en vue d’un départ précipité… Tout est si incertain en ce moment !

Une carte d’Emmanuel m’annonce que le 14 Octobre il allait bien. Cela fait encore dix jours de gagnés.

Pierre ne s’est nullement senti de cette morsure. Quant à Franz, sa blessure guérit lentement, par sa faute. Il avait dimanche une croûte un peu sèche déjà qu’il a enlevé et, comme je le grondais, il m’a répondu : « Cette croûte m’ennuyait, elle était trop vieille, c’est aujourd’hui dimanche, j’aime mieux en avoir une toute neuve ». S’il recommence chaque semaine nous n’en sortirons pas et il aura une cicatrice. Messieurs nos fils ne sont pas toujours commodes. Malgré tous mes efforts pour remplacer le Père trop souvent absent hélas ! je sens qu’ils m’échappent parfois. Il leur faudrait une autorité masculine au-dessus d’eux. Franz me fait souvent penser à Paul. Pierre, malgré ses défauts, est jusqu’à présent plus malléable mais il faut savoir le prendre. Quant à Cricri, la pauvre petite oie blanche se prépare une vie de souffrance résignée par sa complaisance, son dévouement un peu bête. Mais j’ai si peur de la voir tourner comme sa tante Kiki que je la laisse se sacrifier aux autres… cela vaut mieux qu’un égoïsme féroce ; au moins son entourage sera heureux… si elle ne change pas.

Hier la journée a été merveilleuse, elle est aujourd’hui moins brillante mais encore belle. Nous aurons été favorisés par le temps. Les étrangers quittent presque tous la Trinité, les uns après les autres ces jours-ci. Il ne restera bientôt que les indigènes et quelques réfugiés qui, eux, ne peuvent regagner leurs logis.

Les Besançon s’installent cependant ici pour tout Novembre… peut-être plus. Je serais restée volontiers ici jusqu’à la fin de la guerre. J’espère que le Bon Dieu m’inspirera une résolution pour le bien de tous, que je n’aurai ni à sacrifier Henri aux enfants, ni à les lui sacrifier. Les communiqués officiels de demain et de dimanche décideront de notre sort.

Samedi 24 Octobre

Les journaux de ce matin, au lieu d’annoncer les progrès que j’espérais, parlent de recul de nos troupes sur certains points. Néanmoins, je persiste encore dans ma résolution de partir mercredi. Il est impossible que nous ayons toujours et toujours l’avantage. La petite perte de terrain signalée est je crois dans la partie nord de la lutte et par conséquent au plus loin de Paris, mais je surveille et, à moins d’être trompée par les journaux, je ne commettrai pas d’imprudence.

Je reçois une lettre de René du 17 courant. Comme il ne parle ni de maladies ni de blessures j’en conclus qu’il va bien. Il se plaint seulement du service postal qu’il trouve mal fait. Oublie-t-il donc que nous sommes en guerre ?

Dimanche 25 Octobre

Les jours se suivent… et se ressemblent. Ils sont tous sombres, menaçants, chargés d’angoisses et de tristesses, mais illuminés, ça et là de lueurs d’espoir. Pour mon compte personnel, je suis aujourd’hui un peu plus morose que d’habitude parce que j’ai un commencement de grippe et une crise de rhumatisme. Et puis, avec tout cela il faut que je m’agite. Ce n’est pas commode de quitter la Trinité où il n’y a plus ni chemins de fer ni autos ni chevaux. Puisqu’on a fait venir des Africains on aurait bien dû en même temps importer quelques chameaux pour le transport des gens et des bagages. Je me demande si nous ne serons pas obligés de prendre des brouettes et de rouler nos malles jusqu’à la station de Plouharnel.