1914 - Paris

Juillet 1914

Mardi 7 Juillet

Nous avons fait bon voyage. Henriette n’a pas été trop secouée et n’a pas semblé fatiguée par ces quatre heures de chemin de fer. La douane s’est passée  heureusement, nous sommes arrivés très exactement en gare du Nord, nous avons trouvé une voiture sans difficulté. Mais le filleul d’Henri a été insupportable. Il a hurlé de Bruxelles à la douane parce qu’il ne voulait pas mettre son manteau, de la douane à St Quentin parce qu’il avait soif, de St Quentin aux environs de Paris parce qu’il avait sommeil. Une demi-heure avant d’arriver, il s’est assoupi, mais il avait eu, au milieu de ses colères quatre quintes de coqueluche assez fortes.

A Boulogne, nos cartes n’étaient pas arrivées mais on nous attendait vaguement et, ni les uns ni les autres, nous n’avons eu de peine à rentrer chez nous. J’ai trouvé les enfants en bonne santé ; Pierre avait failli se tuer dimanche en tombant du toit de la maison de sauvages sur l’arrête d’une bûche qui lui a fait à travers ses vêtements une petite blessure aux reins ; il est encore courbaturé mais pas inquiétant. Au 164, les choses vont moins bien. Geneviève n’a pas encore admis la Religieuse et Marie qui a fait tout le service de jour et de nuit depuis le départ de Maman est tombée malade. La bonne sœur, voyant qu’elle ne servait à rien, voulait retourner dans son couvent ; Manu l’a retenue, la suppliant d’attendre au moins mon retour mais le pauvre garçon qui n’est pas habitué aux questions domestiques en a par-dessus la tête et il nous a dit à Henriette et à moi : « Je n’ai pas voulu vous tracasser en vous écrivant mes ennuis mais maintenant que vous êtes là, débrouillez-vous ».

Maman semble contente de la Trinité ; les enfants m’ont raconté qu’elle avait failli faire noyer Roger sur le bateau Le Doyen, qu’il avait été couvert par une vague et que Madeleine Sandrin en était malade de frayeur. Je saurai par Emmanuel ce que c’est que cette histoire à laquelle les fils du Tropique ont bien dû ajouter leur petit grain de sel. A mon réveil ce matin (6 h) j’ai vu mon lit entouré par trois boys scouts, assez gentils j’en conviens mais peut-être un peu disposés, par leurs costumes, à me faire le récit d’aventures extraordinaires.

Visite de Monsieur Le Doyen ; d’après lui : « la mère Prat s’embête à mourir, la cuisinière a les mains et les pieds nickelés et ne dé saoule pas, le gosse est un abruti et un empoté qui a peur de tout, qui s’est fichu sa pelle de fer dans le front, qui a dégringolé l’escalier et ne tient pas sur ses pattes, la femme à Sandrin est gentille mais pas « dégrouillarde », l’autre (Adrienne) roupille tout le temps, Sandrin bouffe et rit et danse ». Ce fut le langage même du Père Le Doyen qui m’a semblé ce matin encore moins distingué que d’habitude. Emmanuel souriait aimablement aux grosses plaisanteries de son gros beau-père qui malgré tout semble un homme intelligent et bon mais que je n’admettrais qu’à contre cœur dans notre intimité.

Il faut que je m’occupe du 164. Emmanuel vient de me charger du ravitaillement pour la journée. Je trouve plus simple de faire faire la cuisine ici mais il va falloir s’organiser d’ici peu. Me voilà donc relancée dans un océan de soucis où je barbotte avec la sensation que je vais couler.

Mercredi 8 Juillet

La bonne sœur m’a narré hier toutes ses tribulations depuis son arrivée au 164. Elle a eu quelques terreurs imaginaires comme la crainte de cambrioleurs qui l’a tenue éveillée toute une nuit avec des battements de cœur, dans le noir, sans une allumette sous la main. Mais à côté de cela, j’ai compris son affolement certain jour où elle s’est trouvée entre Geneviève qui hurlait sans vouloir la laisser entrer dans sa chambre, Marie qui vomissait de tous les côtés, qui avait une hémorragie nasale, le délire et presque des crises de nerfs ; l’âne s’était mis à braire, les chiens aboyaient, gens et bêtes étaient sans nourriture, il n’y avait rien à la maison et quand Manu est rentré la bonne sœur lui a presque remis sa cornette. Les choses se sont un peu arrangées mais il faut absolument que je trouve une cuisinière pour ces pauvres gens que je recueille en attendant. La maison est lourde et, avec Marianne qui n’est pas débrouillarde malgré sa belle santé et sa joyeuse humeur, j’ai de l’occupation et du tracas. Si encore je pouvais espérer contenter quelqu’un ! Geneviève m’en veut terriblement d’avoir laissé maman emmener Roger et elle ne connaît cependant pas les mésaventures de son neveu adoré. Emmanuel qui s’est occupé très gentiment de tout en mon absence considère que c’est bien à mon tour d’agir maintenant et il partage ses loisirs entre Henriette et Suzanne Le Doyen. La bonne sœur est une excellente femme mais elle est habituée, je crois, aux grandes maisons bien ordonnées et tous mes efforts ne parviendront pas à lui rendre sa garde bien agréable. De plus, la voilà prise d’un rhumatisme dans les jambes, elle ne croit pas pouvoir continuer longtemps.

Ouf ! Quelle journée, j’ai couru les bureaux de placement à la recherche d’une cuisinière que… je n’ai point trouvée. Les sept personnes avec lesquelles je suis entrée en pourparlers ont refusé catégoriquement d’aller en banlieue. Que serait-ce si elles avaient connu la maison ! Demain je dois faire de nouveaux bureaux, espérons que j’aurai plus de chance. Au milieu de mes courses, j’ai déjeuné rue St Florentin. La famille (moins Albert) part vendredi soir pour Chamonix et ce sont mes adieux d’été que j’ai faits rue St Flo et rue Las Cases.

Henriette a vu aujourd’hui son médecin qui l’a trouvée en parfait état. D’après l’examen fait, nous n’attendons qu’un seul neveu ou nièce et ce futur être se présente dans d’excellentes conditions pour sa venue au monde. La réunion d’Annie et de mes enfants n’est pas encore consommée mais ils se sont vus déjà trois fois en plein air, à une certaine distance, heureux de se voir et de se parler mais désirant naturellement plus. Lili tousse encore et je commence à craindre qu’il ne soit pas assez remis pour que j’ose le porter aux Sandrin aux environ du 20 juillet. Henriette en décidera mais elle voudrait bien que nous hébergions Françoise si Lili part pour la Trinité car elle ne voit pas son pauvre petit privé des soins de sa bonne qui le gâte outrageusement, ce serait un vrai sevrage à faire. Lili couche avec Françoise, dans son lit, malgré la défense de Louis. Et les Sandrin se préparent quelques douces nuits s’ils prennent le mioche sans la nourrice sèche. De ce côté-là j’entrevois quelques complications mais elles sont lointaines et il y en a tant d’actuelles que je ne veux même pas songer. Il en sera grand temps quand il s’agira de les résoudre. A chaque heure suffit sa peine !

Madame Morize m’a annoncé la mort de Madame de Laterie, la mère de Madame Champion. Cette me laisse à peu près aussi froide que la disparition de la Grand’mère Millet que j’ai apprise hier soir. Pour changer ce macabre sujet, il y a aussi la naissance d’un petit Marcel Granger, fils de l’ex-Madeleine Lacau. A part ces évènements, nos connaissances se tiennent assez tranquilles pour l’instant.

Jeudi matin 9 Juillet

La journée qui se lève s’annonce encore bien chargée. Tant que je n’aurai pas trouvé quelqu’un de potable pour à côté, je ne puis m’occuper de nos affaires personnelles. Une lettre de la Trinité me montre Maman dans l’embarras avec Marguerite qu’elle ne pourra certainement pas garder ; Marie, précieuse par la force qui lui permet de soulever Geneviève, est une déséquilibrée et une incapable pour tout le reste ; la religieuse a ses qualités et ses défauts, en tous cas, c’est un éphémère sur lequel on ne peut pas compter. C’est dans des moments comme ceux-là qu’on aurait besoin de toute sa tête et de toute son énergie. Malheureusement, je suis lasse et découragée, j’entrevois maintenant une vie sombre, pleine de misères, sans éclaircie jusqu’à la fin. La seule chose qui aurait pu me soutenir m’a manquée, précisément à l’heure où j’en aurais eu le plus besoin. Alors, moi aussi, je vais à la dérive ; je deviendrai comme Marguerite. En attendant, il faut lutter pour organiser un peu les existences des autres.

Georges Tauret vient de m’écrire ; le prix convenu avec le docteur Bellin est 300 francs, moins que nous ne pensions. Je vais le remercier car il est allé s’entendre de vive voix avec le futur charcutier de nos enfants, c’est réellement gentil de sa part, j’en suis très touchée.

Dimanche soir 14 Juillet

Tantôt j’ai entendu le panégyrique d’Henri fait par Madame Bonnal. Elle le déclare le plus charmant des hommes. J’étais heureuse et fière de ces éloges, même sur des lèvres un peu fanées. La pauvre femme s’était amenée péniblement jusqu’ici, en remorquant l’oncle Pierre ; elle comptait trouver chez les Sandrin de la jeunesse, de frais ombrages, un bon goûter. La jeunesse courait les champs… en auto… le goûter brillait par son absence, les arbres seuls étaient à leur place. Pour accomplir une petite œuvre de charité, je suis allée tenir compagnie aux pauvres ruines humaines que sont maintenant la mère et l’oncle d’Henriette. Naturellement, j’en entendu des doléances dont plusieurs m’ont réellement émue et peinée. Il y a des misères tout autour de nous. Pour l’instant, Madame Bonnal ne récrimine pas trop contre la conduite de son mari « Après tout, qu’il fasse ce qu’il veut, dit-elle mais qu’il me donne de quoi vivre. Voilà deux mois qu’il ne m’a pas envoyé d’argent il ne veut pas payer la note de charbon sous prétexte qu’il n’en a pas goûté la chaleur, ni rien de ce qui est nécessaire à l’entretien de cette maison. Cela ne peut plus durer. Tant pis ! Si dans un mois, je n’ai rien reçu je m’adresserai à la justice ; cela fera un scandale mais il sera sûrement condamné à me servir une pension alimentaire. Si mon beau-père Bonnau ne m’avait pas envoyé quelque chose, je serais sans le sou à l’heure actuelle ».

Cette situation est lamentable ? Moi, cela m’a réellement donné envie de pleurer, d’autant plus que le pauvre oncle Pierre, branlant sa vieille tête répétait d’une voix blanche et morne : « c’est moi qui porte malheur, oui c’est moi, je suis né sous une si mauvaise étoile ! ». Après m’avoir détaillé ses malheurs, Madame Bonnal m’a narré ceux de Xandra. En ce moment les Blanchot traversent aussi une triste passe.


QUELQUES LETTRES SONT MANQUANTES (Voyage Grand-mère en Belgique  ??)