1919 - Paris

Lundi 13 Janvier

Une foule de petits dérangements m’ayant empêchée hier de mettre en ordre ma correspondance de la semaine, je m’y suis attardée ce matin. Et maintenant l’heure me presse ; il m’est impossible de bavarder comme d’habitude.

Dimanche 9 Février

La dernière lettre d’Henri a mis une lenteur anormale à me parvenir. Datée du 4, elle n’est tombée que le 8 au soir entre mes mains. Aussi, mes consolations et mes encouragements au sujet des quelques petites misères de service qu’il me confie, risquent-ils de n’être plus de saison. Je le souhaite même de tout cœur car la mauvaise humeur est généralement chose éphémère chez les individus qui ne sont pas foncièrement mauvais. Je comprends et pardonne un involontaire premier mouvement de mécontentement, une jalousie instinctive mais la réflexion doit  bien vite le dissiper.

S’il occupe cette place c’est qu’il y a droit ; il n’est pas question de favoritisme là-dedans. Et puis il n’est que pour peu de jours le chef de ses camarades ; le capitaine en question a dû penser que l’épreuve serait de courte durée et qu’il est peu diplomatique de risquer un relâchement dans leurs bons rapports d’égal à égal en lui créant des difficultés pendant sa courte période de commandement. Ce raisonnement n’est pas même celui d’un homme de cœur mais simplement celui d’un être intelligent.

Me voici complètement réconcilier avec le Colonel. C’est un brave homme et sa petite voix de tête me serait sans doute maintenant une agréable musique. Hélas, le 2ème Groupe est celui des chèvres et nos garçons pensent que leur père aura peines et soucis pour les changer en beaux chevaux comme ceux de sa batterie. Mais ils sont convaincus qu’il y parviendra et que sous son commandement le 2ème Groupe deviendra le plus épatant du 260ème. Et moi je pense tout bas que ce poste augmenterait sans doute ses chances d’obtenir la belle récompense à laquelle j’aspire pour lui.

Dimanche 16 Février

Entièrement préoccupé de la dislocation de son cher 260ème, Henri a négligé de me parler de sa santé dans sa dernière lettre. J’en suis ennuyée mais un proverbe dit : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles » et je veux penser qu’il a raison dans ce cas. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il écrit, il n’est ni à l’hôpital, ni à l’infirmerie, ni même au lit ; il assure un service chargé. Voilà un certain nombre de déductions et de renseignements qui me rassurent sur l’état de notre artilleur.

Ici, les choses vont mieux, le docteur ne reviendra que si nous le faisons appeler de nouveau. La très forte fièvre a fait place à un état simplement fébrile mais de fréquents et d’abondants saignements de nez me préoccupent encore. Ce matin, vers 7 heures, ce fut une véritable hémorragie. Comme l’alimentation est presque nulle, ces pertes de sang affaiblissent la pauvre Criquette qui a un air piteux et misérable. Gobert m’a donné tout à l’heure une solution  pour faire des tamponnements dans les narines ; j’espère donc que nous n’aurons plus des accidents du genre de celui qui m’affolait ce matin parce que je n’avais rien pour y parer.

A côté, maman n’est toujours pas brillante, la journée d’hier a été mauvaise. Absorbée par Cricri, je n’ai fait qu’entrer et sortir au 164 et notre pauvre Mère a trouvé cela peu. Elle m’a dit, moitié riant, moitié triste : « Vous me veillerez ou me ferez veiller quand je serai morte, en attendant vous me laissez crever toute seule. » Mais quand je lui ai parlé des hémorragies de Cricri, elle a compris que ma présence était indispensable au 166. Elle m’a seulement demandé d’envoyer prendre de ses nouvelles deux ou trois fois par jour.

Ah ! Je suis bien, entre tous ces malades ! Il faut espérer que les guérisons ne sont pas lointaines mais, en ce qui concerne maman tout du moins, l’état de santé ne redeviendra jamais merveilleux. Elle peut avoir des améliorations passagères, elle restera démolie et sujette à des rechutes de plus en plus préoccupantes.

Pierre est un peu retapé mais lui aussi m’inquiète par son extrême nervosité et je consulterai le docteur Marfou quand cela me sera possible.

Parlons un peu des biens portants, pour que cette causerie n’ait pas que des accents lamentables. Hélas ! rien de drôle à dire ! Nous vivons dans du sérieux et les nouvelles mêmes ont un caractère de gravité. Franz a rencontré Fannières qui est interprète à la conférence de la Paix et qui l’a chargé de me dire que les choses allaient bien mieux qu’il y a quelques jours. Si l’armistice nouveau se trouve signé, l’Allemagne sera dans l’impossibilité de reprendre la guerre...
Le pauvre Gustave a vu sa demande rejetée, il est rentré cette semaine dans ses foyers. Mais il fait contre fortune bon cœur et lui aussi rumine des plans pour conquérir la richesse. Il n’a pas d’idée très fixe ; il va se lancer dans un  tas d’affaires et verra par la suite ce qui réussit le mieux. Peut-être compte-t-il se mettre à la remorque d’André que tous regardent avec admiration faire des tours à la Robert Houdin. Je ne sais pas si Gustave saura s’y prendre aussi bien. Pourvu qu’en voulant faire sortir mille petits chapeaux  d’un grand, le brave garçon n’y perde pas son unique couvre-chef !

Madeleine a commencé le sevrage et c’est une opération douloureuse et difficile. Son lait s’obstine à ne pas vouloir partir, il résiste aux drogues, aux compresses, aux purgations, à la diète absolue. Alors, Madame Mère, prétend que c’est un avertissement du Ciel, qu’il arrivera malheur à l’enfant d’une mère aussi coupable envers la nature et la pauvre Madeleine affolée était presque sur le point de redonner ses veines à Christian. Mais la nourrice est là et il a été tellement difficile de la dénicher que l’indécise Madeleine hésite à la renvoyer ; elle me demande conseil. Certes, la décision est grave et j’aimerais mieux ne point m’en mêler mais ma pauvre petite amie me fait pitié. Elle n’a pas de volonté ou pour mieux dire elle en change à tout instant. Je l’ai consolée et encouragée dans la voie où elle s’est mise d’elle-même mercredi dernier. Il faut en finir et le bébé est dans les bras d’une saine et forte fille de la campagne qui a toutes les apparences de la parfaite nourrice.

Il paraît que Sandrinus doit venir très prochainement au Mont Valérien pour y attendre l’heure de la
démobilisation, qui, d’après ses calculs, doit sonner le 11 Mars.

Nous sommes en plein dégel. C’est la boue, la pluie, le froid humide, le ciel noir !

Dimanche 23 Février

Rien de nouveau. Ma fille est ressuscitée et ce matin les rayons d’un soleil printanier caressent nos vitres. Il paraît que dehors l’air est doux, les oiseaux chantent, « les poules veulent couver et le père lapin demande à reproduire ». Ce sont nos paysans de fils qui, en remontant de leur tournée matinale auprès de toutes les bêtes, m’ont rapporté ces nouvelles sensationnelles. Et ils étaient heureux ; le printemps brillait dans leurs yeux, leur sortait pour ainsi dire par tous les pores.

Lundi 24 Février

C’est en vain que nous avons espérer Henri samedi soir et dimanche matin. Puisqu’ils sont si peu d’officiers pour tout ce travail, il est tout naturel qu’on ne puisse octroyer des permissions, même de 24 heures. Et puis, si sa formation résiste encore un certain temps, il est probable que son congé de détente ne lui sera donné qu’en Mars.

Louis annonce son retour pour demain midi.

Je vais commencer tout à l’heure mon traitement afin que l’auscultation du mardi gras révèle des progrès dans le fonctionnement de cet organe qu’on appelle cœur.

Tante Geneviève, tante Boisseau et Georges Bonnal sont venus me voir hier. Ces aimables visites, y compris celle de maman, se sont partagées tout mon après-midi et les rangements que je me dictais sont remis à huitaine.

Pour compenser le joli temps d’hier qui avait fait sortir tous les escargots de leurs coquilles, nous avons un brouillard de Novembre.