1917 - Paris

Novembre 1917

Jeudi 30 Novembre

J’avais complètement oublié hier ma vertueuse promesse de purgation. Ce n’était pas par mauvaise volonté et la preuve c’est que, malgré l’heure déjà tardive, Anna est partie aussitôt me chercher ce qu’il me fallait chez l’ami Gobert. Ce matin, j’ai donc bu deux grands verres de limonade. Le résultat ordinaire a eu lieu : j’ai été malade comme une bête toute la journée et d’aimables visites ont compliqué, sans le vouloir, ma triste situation. Heureusement que je n’avais affaire qu’à de très intimes personnes avec lesquelles j’ai pu en prendre encore un peu à mon aise.

Demain cette petite misère sera passée, je ne m’inquiète donc pas pour moi mais pour notre chien dont la diarrhée est autrement grave. Ce pauvre Akéla manquait un peu d’entrain depuis deux ou trois jours ; il a été pris de fièvre hier matin, a refusé toute nourriture et tout à l’heure il était si mal que maman est allée chercher d’urgence le vétérinaire. Ce dernier l’a vacciné aussitôt... espérons que ce ne sera pas trop tard. Nous serions vraiment tous navrés s’il fallait encore perdre cette belle et bonne bête à laquelle nous sommes attachés.

Tantôt Henriette m’a raconté une nouvelle histoire du fameux Lili qui collectionne les aventures, ou pour mieux dire, les mésaventures. Hier au soir, en revenant de chez Valentine, il est tombé d’un tramway en marche. Il aurait pu se tuer ou du moins se casser un membre ; il ne s’est fait aucun mal et s’en est tiré avec la peur, surtout encore, celle des gens qui l’accompagnaient.

Décembre 1917

Samedi 1er Décembre

La lettre que je viens de recevoir et qui est datée des 28 et 29 Novembre, me dit aussi clairement que possible... que les jours de grâce sont achevés. Je n’affecterai pas un courage que je n’ai pas, mais toute ma résignation à la volonté divine. J’attendais l’épreuve depuis le milieu d’Août, je m’y suis préparée lentement. Il n’y a donc aucune surprise pour moi et mes nerfs, par conséquent, ne sont pas ébranlés. Cela n’empêche pas le cœur d’être douloureux. Pour Henri, je voudrais être vraiment vaillante, trouver les mots qui lui redonneraient l’enthousiasme si merveilleux de 1914.

L’épreuve va réellement commencer pour nous, très dure mais de ce mal il peut jaillir un bien. Tout bonheur ici bas se paie avec des larmes. J’ai confiance dans l’avenir, beaucoup plus depuis que je sais qu’Henri va partir et que nos deux cœurs vont saigner. C’est la rançon des joies futures qui se préparent dans l’ombre.

Demain, je m’unirai à sa Communion ; je viens d’aller me confesser à cette intention. Et puis je vais travailler activement pour son ordonnance bien que la charité soit un luxe qui m’est à peine permis désormais.

Fafette a un petit embarras gastrique et Monique une crise de dents. Rien de grave ! Les nouvelles de Louis ne sont pas fameuses. Il a l’inversion des températures et est mis en observation pendant 21 jours par les médecins de Vichy. Après quoi, il sera sans doute envoyé dans le Midi.

Les Brasseur ont eu une 5ème fille hier.

Samedi 22 Décembre

Le soir, nous nous serrons tous les quatre autour de la cheminée et la veillée n’est pas dure. A part la toute petite pièce chauffée où nous vivons, la maison est glaciale. Depuis huit jours, nous prenons nos repas à la cuisine où Anna allume le fourneau pour ne pas prendre « la crève » comme elle dit. La mort de son cher Akila lui a fait peur pour elle-même.

Mardi 25 Décembre – Noël 1917

Réveillés depuis trois heures du matin, nos pinsons m’ont fait aller à la messe de six heures, tellement ils étaient pressés d’aller visiter leurs souliers qu’on ne devait regarder qu’après avoir sérieusement accompli les devoirs religieux. Leur joie faisait plaisir à voir. Outre quelques babioles sans importance, les garçons ont trouvé chacun une boite de mécano et Cri Cri une petite batterie de cuisine allant au feu.

Noël n’avait pas oublié Anna non plus. Quant à moi, j’ai été gâtée presque autant que d’habitude. Le cher « Christmas » m’a apporté tant de douceur ! Et puis j’ai rarement goûté plus délicieux bonbons que ces fondants, pas très savamment alambiqués peut-être, parfumés tout simplement d’exquises senteurs de rose ou de violettes. Ce n’est pas tout. Mon autre soulier, abandonné aux enfants, débordait : très beau porte montres (collectif), dessins de mes fils, amusant collier, œuvre de Cri Cri. Je viens de vider mes cothurnes de toutes leurs richesses mais je ne puis encore les chausser : ils sont en velours et je veux sortir pour aller embrasser Lili et porter à tous ceux de la Grand ‘rue nos vœux de Noël accompagnés de quelques chocolats.

Maman et Marie-Louise doivent venir déjeuner ici et j’ai promis aux enfants d’essayer de leur faire un gâteau avec les moyens réduits dont nous disposons. La Noël sera fête ici quand même. A cause des petits je veux pendant quelques heures faire trêve de tristesse et de souci.

Nous sommes en plein dégel. Le vent a sauté brusquement hier au soir ; la neige fond, il pleut, le ciel est bas. Ce n’est pas un joli temps mais qu’importe ! Le froid clair et sec, c’est beau quand il n’y a pas de vraie misère mais cet hiver les diamants du givre ne peuvent guère être appréciés par personne. Malgré l’horreur profonde que j’ai de la boue, j’étais contente ce matin de voir que nous sortions de la période vraiment dure que nous traversions depuis une dizaine de jours.

Nous devons aller déjeuner demain rue Las-Cases … nous devons aussi, les enfants et moi, faire des courses dans Paris avant d’aller chez mon beau-père. Je ne sais pas comment je vais occuper notre petite bande pendant ces dix jours de liberté, surtout si l’atmosphère n’est pas favorable aux stations dans le jardin. Les joujoux ne manquent pas à la maison mais, sauf le mécano, ils n’ont plus beaucoup de succès ; restent le dessin et la lecture qui peuvent être l’emploi des heures de veillée.

Mercredi 26 Décembre

Nous allons partir à Paris. De nouveau le temps a changé cette nuit et s’est remis au froid, après une grosse tombée de neige.

Notre Noël s’est passé presque joyeusement. Les enfants ont été ravis de ce qu’ils ont trouvé dans la cheminée. Henriette et Marie-Louise nous ont apporté des bonbons et nous avions un déjeuner de fête. Je n’avais invité que maman et Marie-Louise mais, à la dernière minute, j’ai ajouté un couvert pour Annie qui a préféré passer la journée ici au lieu d’aller chez Valentine avec les autres.

Jeudi 27 Décembre

Je me trouve submerger par les nombreuses lettres de vœux qu’il me faut bâcler entre aujourd’hui et demain.

Hier, nous avons été rue Las-Cases. La circulation étant fort difficile à cause du sol gelé, j’ai dû renoncer à toute autre course. Albert était en permission, Marie-Louise avait été invitée ; père s’était généreusement octroyé congé en notre honneur. Les dames ont travaillé, les messieurs ont fait quelques parties d’échec et les enfants ont joué avec le grand chemin de fer de Jean auquel cet amusement est encore toléré jusqu’au 31 Mars prochain, date de ses 16 ans.

En résumé, l’après-midi s’est traîné avec lenteur mais, quand nous sommes partis à 6hrs, père s’est frotté les mains d’un air heureux, en disant : « Ah ! mes enfants, quelle bonne journée j’ai passée » et, en descendant l’escalier, nos trois petits m’ont raconté qu’ils s’étaient bien amusés. Que désirer de plus ?...

Ce matin, je suis allée à Paris faire l’emplette d’un civet de biche destiné à notre dîner.