La guerre à travers le récit journalier

Commencé au Lude le dimanche 2 Août

5ème partie : année 1918

 « Qui tombera le premier »

(LLoyd Georges)

1er Janvier

Que pourrais-je dire au seuil de 1918 ?

J’écrivais il y a juste un an : « La victoire est certaine si l’effort total est donné en union complète par tous les alliés. »

Hélas, si 1917 ne nous a pas apporté la victoire, c’est qu’en effet nous n’avons pas réalisé ces conditions. Le grand empire des tsars a été décapité, il en est mort et on peut dire que pour l’heure il est en état de décomposition.

Les conséquences de cet événement sont énormes. L’Allemagne est l’Autriche sont libres du côté russe et par suite sont en mesure de renforcer considérablement leurs armées contre nous, tant en hommes qu’en matériel. De plus, o, doit envisager le retour dans leur foyer d’un grand nombre de prisonniers austro-boches et la possibilité pour les Allemands de trouver en Russie dès l’été prochain un important ravitaillement en blé et en matières premières.

Dans le cours de 1917, les Anglais et les Français ont déclenché deux grandes offensives. Les résultats obtenus ont été infimes. On a dit que les pertes allemandes avaient été énormes, il y a lieu de penser que les nôtres l’ont été également.

L’Italie a connu un désastre sans précédent, perdant 250000 prisonniers et 2500 de ses meilleurs canons.

Les Américains ont déclaré la guerre mais quelle que soit la rapidité de leur préparation  on ne peut compter sur la pleine efficacité de leur concours militaire avant le printemps 1919. Et d’ici là, que va-t-il se passer ?

L’armée anglaise arrive à l’apogée de sa puissance, mais il ne semble pas possible que nous puissions prendre l’offensive en 1918. Une offensive allemande est au contraire fort possible, elle sera formidable ou elle ne sera pas car il est évident que les Allemands n’engageront pas une action que si elle peut amener la décision.

Jamais l’avenir n’a été plus obscur ; il semble donc qu’à moins d’une victoire rapide allemande, bien improbable, on ne pourrait arriver à une solution militaire de la guerre avant la fin de 1919.

Or il semble presque impossible que la guerre puisse encore durer deux ans tant est grande dans le monde entier la détresse économique. Financièrement, la situation des états européens touche déjà aux limites de l’impossible.

Le coût de la vie a considérablement augmenté et encore bien plus celui des matières premières dont on a déjà gaspillé ce qui eut suffit à la consommation de plus d’un demi-siècle en temps de paix.

Mais cette détresse est beaucoup plus forte dans les empires centraux que chez l’Entente.

Jamais le rôle de prophète n’a été plus difficile. La paix est-elle prochaine. L’avenir se chargera de répondre à cette question. J’incline à croire qu’elle est assez proche dans des conditions… suffisamment honorables pour nous en ce sens que la Belgique recouvrera sa souveraineté intégrale et que nous obtiendrons tout ou partie de l’Alsace-Lorraine.

L’Allemagne sait que nous avons maintenant à nos côtés l’énorme puissance anglaise et derrière nous en réserve latente les immenses ressources américaines.

Elle ne peut prétendre à la victoire qu’en essayant de suite une formidable offensive. Va-t-elle la tenter ? L’avenir nous le dira.

20 Janvier

Aucun événement militaire important.

Sous-marins

Les longues nuits d’hiver sont peu favorables aux sous-marins, aussi nos pertes des derniers mois sont-elles plus faibles. Elles atteignent néanmoins mensuellement 300000 tonnes.

Pour l’année 1917, le tonnage coulé atteint six millions de tonnes – statistique anglo-française. D’après les Allemands ils auraient coulé neuf millions de tonnes.

Il est certain que les constructions neuves ont été bien loin d’atteindre ce chiffre.

Les Anglais et les Américains ont établi un vaste programme de constructions navales ; on peut espérer pour 1918 que si les pertes moyennes ne dépassent pas 300000 tonnes par mois, le tonnage neuf égalera le tonnage détruit.

La guerre sous-marine nous épuise, nous coûte très cher et nous contraindra de plus en plus à de sérieuses restrictions ; mais il semble être désormais certain qu’elle ne sera pas un facteur décisif.

Etats-Unis

L’armée américaine nous envoie régulièrement chaque mois une vingtaine de mille hommes.

Il semble que les Etats-Unis, instruit par le passé, ne renouvellent pas les lourdes erreurs de l’Angleterre. L’été de 1918 verra en France une armée américaine d’un demi-million d’hommes. On attache une grande importance à leur concours pour l’aviation. Il est certain qu’une armée aérienne ne s’improvise pas plus vite qu’une armée terrestre et que les bombardements aériens, en s’intensifiant et se multipliant, pourraient être un grand facteur de victoire.

La puissance industrielle de l’Amérique est telle qu’il lui est possible de construire un nombre illimité d’avions. Les transporter en France et leur donner de bons pilotes sera plus difficile.

Commandement

Cette question d’une capitale importance n’est toujours pas résolue et reste la plus grande faiblesse des forces de l’Entente.

- en Russie -

Les Russes viennent de signer la paix. Les conditions sont imprécises. L’empire russe a vécu, il se désagrège en un certain nombre de républiques dont la plus importante est la république ukrainienne, pays riche où les Allemands vont trouver et trouveront surtout dans l’avenir des ressources considérables tant en vivres qu’en matières premières.

- en Roumanie -

La pauvre Roumanie, isolée, va être contrainte à la paix.

- en France -

Le 30 janvier, plusieurs escadrilles de grands aéroplanes ont lancé un grand nombre de bombes (pesant jusqu’à cent kilos) sur Paris où des immeubles ont été détruits, 50 personnes tuées et 200 blessés. Ces chiffres officiels sont inférieurs sans doute à la réalité.

On parle beaucoup d’une grande offensive allemande imminente. Elle semble vraisemblable car jamais l’Allemagne n’a disposé d’autant d’hommes et de matériel, et d’autre part, par suite du concours américain, nos forces s’accroissent.

Mais l’Allemagne s’y risquera-t-elle ?;;;

Si l’attaque a lieu, elle sera dure.

Bolo

Bolo a été condamné – voici un petit plan de la Santé qui ne manque pas d’intérêt :

Rue Humboldt

Terrain de ronde

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ø      5 : Guerrero

Ø      7 : Pymalion

Ø      9 : Nyzenvelt

Ø      11 :  Bolo

Ø      13 : Comby

Ø      17 : Cailleux

 

Ø      a : Coustelot

Ø      b : Humbert

Ø      c : Turmel

Ø      e : Porchère

Ø      f : Duval

Ø      g : Landau

Ø      h : Goldsky

Ø      i : Lenoir

Ø      j : Desouches

Jolie petite collection. Les députés sont pointés en rouge. Il y a encore des cellules vacantes, j’espère y mettre sous peu des noms connus.

10 Mars

Je quitte les fonctions d’adjoint au Commandant d’Artillerie au front de mer et de Commandant de la batterie de Equemauville pour prendre celles de Commandant du groupe de Nacqueville. Hélas, pauvre moi.

- en France -

Les avions allemands ont exécuté deux raids sur Paris, raids exécutés par de nombreuses escadrilles se succédant. De nombreuses bombes sont tombées sur Paris, causant d’importants dégâts matériels. Les pertes en vies humaines ont été moins élevées qu’au premier raid, la population s’étant mieux abritée.

Sous-marins

Le nombre des torpillages s’élève à nouveau. Cette question demeure grave.

Restrictions

Depuis le 1er Mars, la carte de pain est générale en France. Ration moyenne : 300 grammes ; elles peuvent aller jusqu’à 500 grammes pour les hommes dont le métier exige des travaux de force pénibles.

Toutes les pâtisseries et biscuiteries sont définitivement fermées.

Le coût de la vie augmente sans cesse. Le prix de la viande croît chaque mois (bœuf : 2,50 f – veau : 3,50 f la livre)

Chaque mois qui passe creuse davantage le gouffre ; à l’heure actuelle notre dette dépasse 125 milliards, les dépenses croissent encore. A mon avis, la question est d’ores et déjà insoluble. Si la guerre doit encore durer un an ou plus… qu’adviendra-t-il ?

Mais la question est toujours la même – il faut vaincre – la question d’argent n’existe pas devant cette raison supérieure. Subir la volonté de l’Allemagne serait la plus épouvantable des calamités. Il faut que le bon droit triomphe, il ne le peut que par la force.

Mais depuis la désastreuse paix russe, les meilleurs esprits doivent réagir contre le sentiment d’inquiétude qui les envahit. Certes la France – l’Angleterre – l’Amérique – l’Italie forment une alliance formidable mais le cercle de fer qui entourait l’Allemagne est rompu et nous devons renoncer à l’espoir de prendre l’offensive avant le plein concours de l’armée américaine. Alors il faut attendre encore un an avant d’être en mesure de faire contre le front allemand l’effort décisif…

On se décourage et on ne sait que penser. Tenir n’est pas suffisant pour vaincre et imposer sa volonté. Que va-t-il donc se produire ? Peut-être faut-il désirer le grand choc dont les Allemands nous menacent.

Je n’écris plus que de loin en loin dans ce cahier, ne sachant plus qu’écrire ni que penser.

23 Mars

Les Allemands ont commencé une furieuse attaque contre l’armée anglaise sur 80 kilomètres de front entre Croisilles et la région de la Fère. L’attaque a commencé le 21. D’après les communiqués, la bataille se développe avec une extrême violence ; les Anglais accusent des pertes élevées mais disent que celles des Boches sont extrêmement lourdes.

Aucune indication sur la profondeur du terrain gagné par les boches n’est donnée. Il semble toutefois qu’ils ont progressé notablement sur certains points. Il faut attendre. Les jours qui vont venir vont-ils être décisifs ? On n’ose le croire et pourtant qui sait ? Tout a une fin ici bas même les plus grandes catastrophes. L’effort principal ne se dessine pas encore ni le point où il sera porté.

24 Mars

C’est bien la ruée allemande, le grand assaut pour la décision de la guerre. Grâce à l’emploi intense d’obus toxiques, les Boches ont obtenu un notable succès. Le communiqué anglais dit : « Nos défenses sont rompues à l’Est et au Sud de St Quentin. » L’armée anglaise a reculé sur des positions préparées que déjà les Allemands attaquent furieusement.

Ce sont là de mauvaises nouvelles, les Anglais ont dû perdre beaucoup de prisonniers et un matériel énorme. On pouvait envisager la possibilité d’un recul anglais mais pas aussi considérable et pas aussi rapide.

Il faut attendre la suite des évènements ; les armées anglaises et françaises sont de taille à parer et à riposter même à des coups aussi durs.

Ce qui est certain c’est qu’une des plus sanglantes et des plus tragiques phases de cette guerre est commencée. La fin approche.

Bombardement de Paris

On annonce cette effarante nouvelle : une pièce boche de 24 bombarde Paris à une distance de 120 kilomètres ! Obus à hélice, ayant une propulsion propre ????

26 Mars

Il n’y a plus de doute que la grande bataille décidera du sort de la plus grande partie du monde est engagée. Des millions d’hommes vont être aux prises dans une lutte de géants. Nous allons vivre des jours parmi les plus tragiques de l’histoire.

Il faut vaincre, le sort de notre vieille et glorieuse France est en jeu. Sursum corda.

Notre front est menacé de rupture à la soudure anglo française au sud-ouest de St Quentin. Les Anglais furieusement attaqués reculent toujours ; ils ont abandonné Combes – Péronne – Nesle – Amiens est menacé.

Plus au sud, les troupes françaises sont entrées dans la bataille, mais sont refoulées à leur tour. Nous avons évacué Noyon (85 kilomètres de Paris.)

Il faut attendre les évènements. Nous devons faire confiance à l’admirable armée française. Quant aux Anglais, il faut aussi leur faire confiance, malgré l’inquiétude que fait naître leur attitude.

28 Mars

La bataille continue. Les heures sont lourdes. Heures angoissantes pendant lesquelles se règle pour plus d’un siècle le sort du monde, de notre France et je puis ajouter le sort et l’avenir des miens. Le vent souffle légèrement ce soir à Nacqueville Haut et ma pensée va sans cesse aux héroïques soldats qui en ce moment tombent par milliers pour la France.

Je suis sur qu’au Ciel, les saints doivent former une haie d’honneur sur le passage de nos braves à leur entrée dans le Paradis.

30 Mars

A la tempête d’hier soir a succédé de nouveau le calme ; j’aimais presque mieux les sifflements du vent que cet impressionnant silence nocturne de Nacqueville Haut. Je pense aux angoisses, à la gravité, à la solennité des heures qui passent. Le communiqué de ce matin était meilleur, la ruée allemande semblait perdre de sa force ; mais voici qu’on nous doit que les boches approchent de Montdidier. Quelle angoisse, l’avance des Allemands est de 55 kilomètres sur ce point et, si elle se poursuit, d’importantes voies ferrées vont être coupées.

Assurément sur ce point c’est la guerre de mouvement, tous les systèmes de défense sont enfoncés.

Malgré tout j’ai confiance. Les armées anglo-françaises sont d’admirables instruments de combat. Elles vont réagir puissamment et riposter. Mais comme elles tardent !

31 Mars

Les Allemands ont encore avancé un peu. Montdidier est à eux.