1907 - Perros-Guirec

Juillet 1907

Vendredi 19 Juillet

Ce matin, je ne dispose que de quelques minutes car, dès que la mer sera presque haute, je partirai à la pêche. Je souhaite pouvoir en rapporter une langouste, pêchée tout simplement dans l’une des barques qui vont rentrer au port. En attendant, j’ai fait l’acquisition d’un modeste homard qui fera les délices de notre Vendredi après avoir amusé et terrifié nos deux garçons depuis avant-hier.

Cet animal avait de formidables pinces qu’il ouvrait et fermait rageusement. Il donnait des coups de queue, faisait des sauts et Franz, qui en avait au fond une peur bleue, était toujours à le taquiner de loin. Il l’appelait « le renard » avec entêtement, comme il appelle « cendrier » un sanglier. Pierre se débrouille beaucoup comme parole ; hier, il a dit très nettement « crabe » en me montrant un de ces animaux. Mais il devient paresseux notre Pierrot, il aime tellement son lit le matin qu’on ne peut plus l’en faire sortir qu’en lui parlant de son déjeuner. Et la nourrice de me dire triomphalement : « Voyez, Madame, comme cet enfant ressemble à son Père ! ». J’espère pour mon compte qu’il y aura d’autres similitudes.

Hier, nous ne sommes pas allés à la plage ; la nounou étant retenue à la maison, nous sommes tout simplement descendus sur la grève, Marie les trois enfants et moi. Il y a du monde partout maintenant. Le douanier lui-même était à son poste, nous surveillant d’un œil paternel. Nous avons fait une abondante récolte de bigorneaux ; la chasse aux crevettes a été moins fructueuse. Les enfants aiment beaucoup aller dans les rochers mais autant ils sont commodes à garder sur la plage, autant ils sont terribles sur les grèves. C’est alors le barbotage en grand, des escalades, des glissades… etc. Je tâche de leur varier un peu les plaisirs.

Dimanche 21 Juillet

J’ai enfin pu trouver une langouste à laquelle j’ai fait prendre la route de la rue Saint Florentin. Elle était pleine de vie lorsque nous l’avons embarquée car je l’ai achetée au patron même du bateau qui venait de l’apporter au Linquin. Elle me revient à 8 f 50 tout compris mais c’est déjà une belle pièce. J’en ai vu de plus grosses ici qui ne coûtaient pas plus mais avant-hier il n’y avait rien de mieux. Franz qui était venu avec nous a dit en rentrant à son frère : « Mon vieux Pierre nous venons d’acheter une bébête grosse, grosse, grosse comme Maman ». Dans l’idée de notre fils, je suis sans doute ce qu’il y a de plus volumineux, je crois cependant que si je n’étais que de la taille et du poids de cette langouste, ce serait réellement très misérable.

Le beau temps demeure et s’accentue ; on souffrirait si l’on n’avait pas la fraîcheur marine. Ce matin, en montant à la messe de huit heures, j’avais de la peine à me traîner et je pensais aux pauvres Parisiens qui vivent enfermés dans des serres chaudes et qui sont condamnés à y travailler. Il ne faut pas toujours gémir pourtant car la France entière désire depuis deux mois soleil et chaleur. Mon seul souhait pour l’instant est que durant les quelques jours qu’Henri passera ici, nous jouissions du même temps que cette semaine.

Mes névralgies diminuent et tendent à disparaître. Elles étaient dues surtout au grand vent, aux courants d’air, à l’humidité. Enfin, cette fois j’ai souffert du côté droit et par conséquent ce que j’ai à l’oreille gauche ne pouvait nullement en être cause. La dernière dent que Monsieur Legret m’a plombée reste douloureuse ; peut-être a-t-elle été le siège du mal sans que je m’en sois rendue compte au moment de la souffrance générale. L’un des cachets du docteur Albot a fait miracle au moment de ma plus forte crise mais j’ai tellement en horreur toute médication interne que je n’ai pas renouvelé l’expérience et que je me borne au baume anti névralgique du pharmacien d’ici.

Lundi 22 Juillet

Ma fête a été fleurie. Hier, en entrant dans la salle à manger pour déjeuner, j’ai trouvé nos trois enfants groupés derrière la porte avec des fleurs plein leurs petites mains. Ils m’ont entourée, se sont cramponnés à moi, m’ont embrassée et on les a mis à table tous les trois, les deux plus petits tenant encore leurs bouquets qu’ils n’avaient pas voulu lâcher. Marie avait acheté des gâteaux et fait  une crème au chocolat ; il y avait des fleurs dans un grand vase, enfin le couvert avait un air de fête !...

Hier, vers 7 heures du soir, j’étais lasse et m’étais étendue un instant sur le canapé du salon pendant que les enfants continuaient à jouer sur la terrasse. J’étais donc plongée dans un silence relatif, ce qui m’arrive rarement et, n’ayant rien à faire en cette fin de dimanche, je rêvais… Tout à coup le souvenir de mes fêtes d’enfant m’a envahie ; j’ai revu ceux qui me les souhaitaient et dont les lèvres maintenant sont muettes à jamais : papa, mes grand’mères, mon frère Henri ! Et pus, j’ai pensé aux autres qui vivent encore et qui eux, pourraient m’envoyer un mot de souvenir s’ils m’aimaient un peu…

Je n’ai rien reçu de mes frères et sœurs. Pourtant ce matin une carte de Marguerite en réponse à la mienne est venue me montrer son écriture et cela m’a fait plaisir. Je ne veux pas me faire d’illusion, elle ne m’aurait point écrit certainement si je n’avais commencé, elle aurait fait comme les autres dont l’indifférence me peine profondément. On tient aux affections qui ont entouré le début de la vie et quand on voit que celles-ci se retirent (ou n’existaient qu’en apparence) on sent un malaise à l’âme. Geneviève correspond avec Lucie et des tas de gens qu’elle n’a fait qu’apercevoir aux eaux et elle n’a pas pu ajouter une seule ligne à la lettre de Maman. Je lui ai cependant écrit déjà deux fois depuis mon arrivée ici.

Mardi 23 Juillet

Amende honorable à Geneviève ! En rentrant hier à 7 heures, j’ai trouvé une carte postale d’elle et cette surprise m’a causé une vraie joie. Elle m’écrit qu’elle attend son docteur Raymond pour savoir comment employer son été. Elle fera si bien qu’elle ne pourra plus se déplacer pour quelques jours et finira par passer toute la belle saison à Boulogne.

Voilà que le temps se voile un peu ici ; après avoir contemplé un ciel sans nuage, nous avons eu hier, sur les quatre heures, un subit obscurcissement. Et ce matin il fait gris mais il ne pleut pas et la température est lourde. On se croirait sous la menace d’un orage. S’il fait beau demain nous irons peut-être à Tréguier, Marie meurt d’envie d’aller au tombeau de St Yves un des patrons de la Bretagne ; quant à la nounou, elle désirerait se promener du matin au soir. Ce voyage n’est ni long, ni ruineux, il part un petit train de Perros qui mène directement à Tréguier, c’est la seule excursion que je puis leur offrir.

J’ai bien songé à les envoyer seules car je connais déjà Tréguier mais que ferais-je ici toute la journée ? Enfin, je verrai cela au dernier moment. Je pense déjà aux promenades agréables. Il y en a à peu près 4 d’un jour entier et 4 d’une demi journée et puis des tours de quelques heures. Il ne faut pas être toujours à courir et revenir de vacances plus éreinté qu’en partant. Je lis le guide et j’ai déjà trouvé les grandes excursions.

En ce moment les bains me tentent ; ce doit être délicieux. Voilà 10 ans que je n’ai pas goûté à ce plaisir et j’ai beau ne pas nager il me semble que je m’amuserais comme autrefois. Peut-être est-ce encore une illusion que je vais perdre.

Les petites Bucquet viennent de m’écrire pour ma fête, elles semblent bien indécises. Je crois aussi qu’elles avaient pensé se mettre en pension chez nous. Cela n’est pas possible ! Je le leur ai dit carrément mais elles me font de la peine et je voudrais leur trouver une combinaison très économique. Elles iront où elles voudront mais je ne veux pas les avoir en pension.

Mercredi 24 Juillet

Il a plu cette nuit, la poussière des routes est un peu rentrée dans le sol et les verdures semblent plus fraîches. Mais le ciel reste couvert et la température est lourde. La promenade à Tréguier est remise à demain… ou à un autre jour. Pour s’aventurer avec trois bambins comme les nôtres il faut être à peu près sûr de ne pas recevoir de pluie. Et ce n’est pas le cas aujourd’hui. D’ailleurs, rien ne presse. Tant que nous sommes si peu nombreux la chose est facile. Je ne crois pas voir Emmanuel arriver tout de suite. Quand aux petites Bucquet, si elles se décident pour Perros, leur départ, me disent-elles, ne pourra certainement pas avoir lieu avant lundi.

J’écris un mot à mon beau-père pour le remercier de son généreux cadeau. Je suis heureuse que la langouste ait fait plaisir rue Saint Florentin. Je la voulais comme celles qui nous avaient été présentées un soir, c’est-à-dire, plus forte d’un kilo mais il paraît que j’aurais moins bien réussi…
Cricri se met à manger ses bouillies avec plus de courage. Si elle continue, je serai obligée de la modérer dans quelques jours car depuis que son alimentation est changée elle dort beaucoup moins bien la nuit. Est-ce à cause de la chaleur ? Est-ce parce que ses digestions sont plus laborieuses ? Elle n’a que ses mains pour se distraire et j’ai pensé que nous pourrions peut-être lui souhaiter sa fête le 15 Août, sans cela quel jour prendre ? Si nous choisissons Noël, cela lui supprime 2 fêtes à la pauvre petite car son anniversaire entre Noël et le jour de l’an passera déjà inaperçu. Les garçons parlent de leurs bateaux. Franz l’a tellement rabâché à Pierre que celui-ci lie maintenant les mots « papa et tôt ». Par exemple, il s’imagine peut-être que son papa va l’emmener promener en bateau.

Jeudi 25 Juillet

Nous avons bien fait de renoncer à Tréguier, l’après-midi d’hier a été déplorable. Les enfants n’ont pu sortir qu’une heure. Les malheureux prisonniers n’ayant aucun jouet ont été endiablés. Ils m’ont mis en pièces l’indicateur du chemin de fer de l’Ouest.

Ce matin, le temps est incertain, toujours très lourd. Je vais emmener les deux garçons sur la grève où ils pourront s’ébattre à leur aise sans risquer de rien démolir qu’eux-mêmes. Depuis huit jours la nourrice a sevré mais comme elle n’a pris qu’une seule purgation, elle a encore le sein rempli de lait, ce qui oblige à certains ménagements. Elle ne peut rien porter de lourd ni s’exposer au froid, à l’humidité. Alors, la vie est plus compliquée pour moi, je vais tâcher de lui faire prendre demain une nouvelle dose de magnésie car cet état de choses a duré déjà trop. Elle pourrait prendre sérieusement du mal et que ferions-nous si elle avait ici un abus comme celui d’Asnières.

J’ai représenté hier le biberon à Cricri, elle a fait beaucoup moins de difficultés ne se rappelant sans doute plus sa résistance acharnée pendant nos 15 premiers jours à Perros. Elle a surtout voulu jouer avec le bout de caoutchouc. Enfin ! Je ne désespère plus.

Samedi 27 Juillet

Emmanuel attend Henri sans doute car depuis la lettre datée du 20 Juillet, dans laquelle Maman m’annonçait son arrivée prochaine, je n’ai plus entendu parler de lui. Quant aux petites Bucquet, je n’en puis rien dire, Maman ne les pousse pas à partir pour de multiples raisons.
  1. elle n’aime ni voyager ni voir voyager les autres
  2. elle craint que le séjour de Louise et de Suzanne à Perros, amène pour nous un surcroît de dépenses
  3. elle s’imagine qu’Emmanuel va tomber amoureux de l’une d’elles. Peut-être même pense-t-elle encore plus loin, songe-t-elle à Franz ou à Pierre ce qui réellement alors serait un de ces mariages disproportionnés qu’elle a en horreur.
Pour moi il m’est très difficile d’encourager ou de dissuader les petites Bucquet de venir ici. Ne pouvant pas les inviter complètement, je ne veux pas les entraîner dans des frais au-dessus de leurs ressources. D’un autre côté, je ne les connais pas, ces ressources, je ne puis les juger et dire à ces pauvres petites qu’elles n’ont pas de quoi se payer quelques souffles d’air pur. Et les avoir ici, pendant un mois, cela ne m’est pas possible. Henri ne peut pas travailler pour offrir des vacances à tout le monde ; notre dépense est déjà trop forte pour nos moyens. Et puis, la place nous manquerait ! Laissons les choses se décider sans nous. Si elles viennent, je ferai tout ce que je pourrai pour qu’elles s’en tirent le mieux et le plus économiquement possible…

Dimanche 28 Juillet

Nous continuons à vivre dans les nuages ; la réapparition du soleil a été bien brève !  Sans qu’il y ait hier soir un souffle de vent, par un temps mou et pluvieux, la mer avait une agitation furieuse. Des vagues énormes se sont jetées sur la digue de galets avec une telle violence qu’on a dû déserter les cabines un peu avant l’heure. Je suis restée sur le chemin avec Franz à regarder cette tempête. C’était affreusement beau et je voudrais bien qu’aux grandes marées d’Août nous puissions jouir du même spectacle. Les embruns sautaient jusqu’à nous ; à la fin j’ai pris peur de me sentir là seule avec Franz dont la petite main serrait la mienne et qui me répétait deux fois par minute : « Allons-nous en, Maman, allons-nous en ». J’ai quitté mon poste d’observation alors que la mer avait encore à monter pendant près d’une heure.

Aujourd’hui, c’est la fête du pays et les élections. Il y a une fête religieuse et des réjouissances laïques. Le tout sera peut-être arrosé par l’eau du ciel mais le sera certainement par le jus des tonneaux. A la messe de 8 heures il y avait déjà un bonhomme tellement gris qu’on a dû l’emmener digérer son vin autre part. Et il paraît que ce soir ce sera affreux ! On pourra compter les hommes de Perros qui marcheront à peu près droit.

Lundi 29 Juillet

Tout est normal ici, sauf le temps qui n’est pas d’accord avec la saison.

Mardi 30 Juillet

Cricri devient volontaire, méchante, énervée, insupportable en un mot, mais Cricri se fait tout pardonner parce qu’elle dit : « Papa » depuis quelques jours. Sans doute elle l’appelle très inconsciemment ; ces deux syllabes sont pour elle un gazouillement comme un autre mais elle a une manière à elle de les prononcer, très doucement, d’une petite voix de fille qui caresse et cela m’enchante ! « Papa » sur les lèvres de Cricri, cela a la fraîcheur et la gaieté d’un chant d’alouette au matin. Peut-être ne le dira-t-elle plus bientôt, souvent les enfants adoptent le même bégaiement pendant plusieurs jours, l’abandonnent, le reprennent, le quittent à nouveau. J’espère cependant que Cricri sera fidèle à ce mot, le plus doux à entendre pour moi.

Les enfants vont bien mais ils se débronzent beaucoup en ce moment ; bientôt ils auront repris leurs teints naturels avec un peu plus de couleur rose aux joues. Les garçons sont terribles de turbulence ; Pierrot se débrouille comme langage. Quant à Franz, il a des réflexions impossibles. Il m’amuse parfois beaucoup lorsque nous causons ensemble ou que je surprends ses conversations avec son frère. Cricri ne grossit pas fort ; elle mange des fleurs et comme ce régime risquerait de l’étrangler, peut-être même de l’empoisonner sans la nourrir, on ne lui donnera plus de bouquets quand on ne la surveillera pas. C’est son seul joujou qui va lui être enlevé. Elle sera réduite comme avant à la contemplation de ses 10 petits doigts.

Dimanche, nous sommes allés à Lannec, de l’autre côté de la baie, promenade qui n’a rien d’intéressant. Cela nous a fait marcher un peu les uns et les autres et c’est à peu près tout.

La nourrice va mieux heureusement ! Elle se disait tellement souffrante que je commençais à prendre peur, trouvant la chose anormale et que j’allais la conduire chez un médecin cette semaine si cela avait continué.

Ce matin, il fait beau mais un peu frais, Franz me tourmente pour sortir.

Mercredi 31 Juillet

Les œillets de notre petit jardin sont bien méchants ; ils n’ont pas voulu attendre pour fleurir. Je surveillais avec inquiétude depuis plusieurs jours le grossissement de leurs boutons et je les suppliais tout bas de réserver à Henri le parfum et la vue de leurs corolles. Hélas ! Ils ne m’ont pas écoutée, les vilains et toute la gerbe est en fleurs. J’en pleurerais bien…

Août 1907

Vendredi 2 Août

Voici Louise et Suzanne Bucquet qui arrivent demain. Pour Emmanuel, je ne sais rien et je ne m’en tourmente plus. S’ils débarquent tout ensemble, on s’arrangera toujours bien. D’un autre côté, il est prévenu que je n’ai même plus un mois à rester ici puisque la prolongation de nos billets expire le 30 à minuit.

Je vais encore ce matin tâcher de m’informer pour la chasse mais je ne sais pas à qui je vais pouvoir m’adresser car personne ne me semble renseigné là-dessus. Nous avons fait hier une intéressante promenade, favorisée par le beau temps. Il y avait près de quinze jours que j’avais promis aux deux bonnes de leur donner une après-midi pour aller à Tréguier pendant que nous n’avions encore personne ici. Par le petit train tramway, ce n’est ni long, ni très coûteux. Elles n’en finissaient pas de choisir leur jour, prétendant qu’elles ne voulaient pas me laisser seule et il avait été décidé alors que nous irions tous, partant dès le matin avec les provisions nécessaires pour déjeuner sur l’herbe. C’est ce que nous avons fait hier et cela n’a pas été aussi compliqué que je le craignais. Tout s’est admirablement passé et je suis heureuse d’avoir mené les enfants au tombeau de Saint Yves sous lequel ils ont passé à genoux pendant que je priais pour eux et Cricri sous le tombeau était mignonne au possible.

Nous referons cette excursion et d’une manière plus complète. Je ne me plaindrai pas d’être allée trois fois à Tréguier, vieille petite ville bien calme où se respire un parfum d’ancienneté. Hélas ! C’est un gros vieux, ignoble Monsieur perpétuellement affalé sur un banc au milieu de la place devant la cathédrale. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire des sottises ; il me faisait l’effet d’un sale crapaud posté là pour baver sur les admirateurs de la belle église. Ce citoyen de Tréguier n’est autre qu’Ernest Renan reproduit en bronze avec un réalisme repoussant. Sur le piédestal, gravées en or se trouvent quelques maximes, prêchant l’incrédulité.

Samedi 3 Août

Louise et Suzanne viennent d’arriver. Pendant qu’elles secouent la poussière de la route qu’elles ont faite cette nuit, j’ai un peu de liberté. Elles m’ont donné de bonnes nouvelles de Boulogne et m’ont dit que Geneviève allait peut-être se décider à partir avec Emmanuel. Pourvu qu’on m’avertisse alors le plus tôt possible car il y a beaucoup de monde maintenant et l’hôtel n’a qu’un nombre très limité de chambres au 1er sur la mer..

Voilà les petites Bucquet prêtes ; elles me semblent décidées pour le Grand hôtel de Trestrignel, je vais les y conduire « pour voir ».

Lundi 5 Août

Les nouveaux arrivés mettent certainement une note de gaieté dans mon existence jusque là si sauvage et si solitaire. Mais ils ne la remplissent pas, mon cœur et ma pensée sont encore à Paris. Je me suis levée à 6 heures pour écrire dans le silence d’une maison endormie mais les minutes de calme me sont mesurées. Voilà déjà Marie qui secoue la ferraille de son fourneau, la nounou se lève, Pierre grogne, Cricri jase.  Bientôt tout va s’agiter, les volets claqueront, les portes s’ouvriront ; on entendra rire et piailler.

Pour la chasse, je me suis informée autant que j’ai pu, je ne crois pas qu’il y ait de gibier d’eau mais au dire des gens les oiseaux de mer sont nombreux sur les grèves et dans les îles. Il y a de plus du lapin dans les champs, mais la chasse est-elle ouverte ?

Tous les hommes ici, même les prêtres, se baignent en maillots collants et presque personne ne fait usage de peignoirs.

Mardi 6 Août

Louise et Suzanne sont toujours aux Ormes ; elles couchent dans le salon, Emmanuel a la chambre de Marie qui partage le lit de la nourrice. Tout le monde tient ainsi et personne ne se plaint. Seulement cet état de choses ne peut durer. Demain il y aura une chambre au Grand Hôtel de Trestrignel, au 4e sur la mer ; on demande aux petites Bucquet 13 Frs par jour. Elles doivent rendre réponse ce matin après être allées voir la pension de famille. Quant à Troadec elles n’y songent pas, c’est trop loin et les pensionnaires qu’elles voient sur la plage ne sont pas assez chics ! Je vois qu’elles aimeraient bien se mettre en pension ici mais les recevoir un mois nous est impossible et leur vendre des repas, me dégoûte et m’ennuie. Je fais donc la sourde oreille lorsqu’elles combinent ensemble des organisations ; je ne leur conseille rien.

Connaissez-vous, mon oncle Albert demande Franz à Suzanne ? Et… sans même attendre la réponse, il commence la description de son oncle par ceci « Il ressemble à une crevette, il a une grande barbe qui pique les enfants qu’il embrasse comme la barbe des crevettes pique les petits poissons qu’elles caressent ».

Lundi 26 Août

Je ne dirai pas toute la tristesse qui m’a envahie dès que le train qui l’emportait s’est ébranlé. Il m’a semblé que tout était fini, été, vacances, amusement etc… Et je me suis sentie subitement redevenir vieille, chargée de devoirs et de responsabilités. Oh ! Pendant ces quinze jours joyeux, j’avais bien oublié mon âge, les soucis de ma triple maternité et ceux de maîtresse de maison. Tout avait marché un peu au hasard. Et maintenant, les chaînes que je reprends vont peser d’autant plus lourd que je m’en suis affranchie pendant deux semaines entières.

Franz s’est calmé ; il réclame seulement notre départ pour Asnières afin de retrouver « papa, les poulets, Hortense et la maison ». Pierre et Cricri ont passé une bonne nuit, ce qui n’est plus guère dans leurs habitudes.

Le temps paraît devoir être beau aujourd’hui.

Mardi 27 Août

Pierre reprend meilleure mine ; peut-être sera-t-il suffisamment retapé pour quitter Perros-Guirec, Vendredi prochain. Un plus long séjour ne lui fera que du bien. Ces trois monstres là ne se doutent pas de ce qu’on fait pour eux !

Hier, je rageais devant un ciel sans nuage d’un bleu étincelant. La mer avait des aspects de lac et l’eau était délicieuse. J’ai pris mon bain avec Emmanuel  et je me suis efforcée de faire quelques progrès en natation. Je crois rester stationnaire en ce sport. Peut-être réussirai-je mieux ce matin.
Louise et Suzanne partent demain matin pour Saint Quay en passant par Tréguier, Plouëc et Guingamp. Pourvu que Geneviève ne rappelle pas trop Emmanuel qui a encore besoin d’air vif pour se remettre. Il se repose en maniant ses pinceaux. Peut-être rapporterait-il des chefs d’œuvre s’il avait quelqu’un pour lui donner des conseils. Il tâtonne seul et peut s’ancrer dans des défauts dont il ne sortira que difficilement ensuite. Mais cela l’amuse, c’est l’important ! J’ai tiré trois photographies sur la plage hier, je ne sais pas trop ce qu’elles donneront mais cela m’a fait tant de plaisir de me servir de l’appareil que j’ai bien pu gâcher trois plaques pour me procurer cette jouissance. Maintenant j’attendrai d’avoir des sujets intéressants.

Nous jouissons d’un vrai temps d’été, brillant et chaud. Quel dommage que nous n’ayons pas eu cette atmosphère et cette température 15 jours plus tôt ! Enfin ! il ne faut pas trop se plaindre comme nous répétions chaque jour.

Mercredi 28 Août

Jamais, de toute la saison, le ciel n’a été si pur, le soleil si chaud et si brillant, la mer si azurée. Hier soir, la nuit était criblée d’étoiles et je l’ai contemplée longuement avec l’amer regret d’être seule à en jouir. Pourquoi n’avons-nous pas eu ces beaux jours d’été plus tôt ?... Une chose me console, le mauvais temps a été général et, si j’en crois la lettre de Maman et une carte arrivée d’Interlaken, les autres ont été encore moins favorisés que nous.

Hier dernier jour des cousines Bucquet, nous sommes allés dans l’après-midi au château de Barrach. C’est un tout petit château, un bijou bizarre d’architecture auquel est adossé une vieille ferme et à l’entour duquel s’étendent des bois sauvages. A quelques pas il y a un étang tout couvert d’énormes roseaux en fleurs. J’aurais voulu rapporter une gerbe de ces lourdes fleurs brunes qui se conservent indéfiniment et qui auraient fort bien fait dans notre salon mais je n’ai pas osé m’aventurer dans ce fouillis inextricable de verdure sous lequel l’eau dormait, profonde peut-être… J’ai essayé de prendre une photo du château mais la chose a été bien compliquée et je ne rapporterai sans doute qu’un bâtiment aux lignes étranges dont il manquera peut-être le toit et la moitié du reste.

Nous sommes revenus par une vallée encore plus verte, plus fraîche et plus touffue. D’être nombreux, cela donne de l’assurance ; nous avons escaladé des barrières, sauté des ruisseaux, traversé des marécages, ouvert des chemins à travers de hautes fougères. Comme dernier incident, nous sommes tombés à pic sur le toit d’une ferme. Impossible d’avancer, le chemin était coupé à 2 m en avant par une carrière, impossible aussi de monter plus haut, il aurait fallu jouer de la hache pour se frayer un passage. Dans la cour de la ferme, quatre hommes et deux femmes élevaient des meules ; ils ont d’abord commencé par se tordre de notre position, puis ils ont ouvert une porte de grenier et nous ont fait descendre par leur maison. Naturellement ce petit incident nous a tous beaucoup amusés… une fois qu’il a été passé.

J’ai une longue lettre de tante Danloux qui me dit qu’on va enfin faire l’enterrement de Maurice Meller, mort au Chili il y a plus d’un an. Elle se dit trop souffrante pour y assister et voudrait que l’un de nous y remplace la famille. Elle parle d’Emmanuel mais celui-ci semble n’être pas enthousiasmé de cette perspective.

Samedi 31 Août

A moins d’incident tout à fait imprévu, nous quitterons Perros jeudi soir. Maman n’aura pas besoin de se déranger pour venir au devant d’Emmanuel. J’ai maintenant toute une petite tribu à traîner à ma suite et, avec tant de gens et de choses à remuer, il est rare que rien ne cloche. Je ne veux pas me faire du mauvais sang pour des vétilles et je demande seulement à nos anges gardiens de nous protéger pendant le voyage. Cette série d’épouvantables accidents n’est pas faite pour rassurer ceux qui montent en chemin de fer pour passer 12 heures enfermés dans ces petites boîtes qui tombent à l’eau ou sont réduites en miettes avec tant de facilité.

Hier nous avons profité de notre voyage à Lannion pour visiter la ville. Deux heures suffisent, même pour monter à Breleveny. Lannion ne présente rien de très intéressant en dehors de ses vieilles maisons mais il y en a tant dans certaines rues qu’on peut se croire transportés à plusieurs siècles en arrière ; on se sent envahi par une impression étrange qui n’est pas sans charme. La colline de Breleveny était charmante dans le rayonnement matinal ; elle était toute baignée de soleil et du fond de la vallée montaient de gros paquets de brume à travers lesquels on apercevait la rivière et la ville. L’église est vieille, l’intérieur est curieux à cause de l’inclinaison des piliers mais, pour moi, il ne vaut pas certaines parties extérieures, notamment celle qui est en arrière du chœur. Devant ces vieilles pierres, brunies par le temps, disjointes par les intempéries, il y a de quoi rêver. Des mousses, des lierres, des herbes folles s’y sont accrochés formant des tâches bizarres et les grands arbres qui serrent l’église de près mettent des ombres mouvantes sur le tout. Un petit ossuaire sur lequel nous nous sommes penchés à contribué encore à me donner une forte impression de ce lieu.

Les enfants vont mieux, Pierre a plus d’entrain mais sa mine n’est pas encore aussi florissante qu’à la fin de Juillet.

Lundi 2 Septembre

Pierre qui allait beaucoup mieux a été repris hier soir de vomissements analogues à ceux qui l’ont éprouvé il y a quinze jours. Il a passé une mauvaise nuit et ce matin il n’est pas encore bien. J’espère pourtant que ce ne sera rien. Depuis quinze jours il mangeait à peine, son appétit revenait et je crois que notre gros gourmand s’est donné hier matin une indigestion de purée de pommes de terre. On va encore être obligé de le maintenir à la diète, il va maigrir et reperdre à nouveau ses couleurs dont j’étais si heureuse. Mademoiselle Cricri semble aussi un peu fatiguée de l’estomac, je la modère comme nourriture.

Je ne sais rien sur la date de la funèbre cérémonie qu’on prépare à Reignac.

Nous allons bientôt commencer nos préparatifs de départ. Le temps splendide depuis huit jours s’est gâté hier soir ; ce matin il fait sombre et nous avons du vent sur la baie. Hier, dans l’après-midi Emmanuel, la nourrice, Franz et moi nous avons fait le tour de la pointe de Trestrignel par les rochers. Je voulais prendre des photos mais subitement, vers 4 heures le soleil s’est caché derrière un écran de nuages et je n’ai rien pu faire de propre.

Louise et Suzanne Bucquet sont reçues à Saint Quay complètement chez leur tante Hamonière, elles doivent être ravies et sans doute très disposées à renouveler leurs billets qui expirent le 4.

Mercredi 4 Septembre

Encore un dernier petit bout d’écriture avant de me mettre à faire les malles. Je suis bien contente de revenir, de rentrer chez nous. Pourtant, c’est beau ici ; le soleil est revenu et nous avons joui hier d’une après-midi merveilleuse. Il n’y a presque plus personne sur la plage de Trestrignel ; les villas se ferment déjà les unes après les autres ; la vie s’éteint et Perros va redevenir le petit coin tranquille que je suis venue troubler une des premières.

Aujourd’hui, je voudrais faire des tas de choses : avancer mes bagages pour demain et circuler un peu partout pour revoir une dernière fois sans doute quelques aspects qui me plaisent, pour m’emplir les yeux d’espace rayonnant, pour respirer à pleins poumons le vent du large.

Aussi je me lève de bonne heure pour disposer d’une longue journée.

Pierrot n’est toujours pas fameux. Il est en pleine crise de dents. Toute la journée, sa bouche est remplie d’eau et, comme il ne bave pas comme les tout petits, cette eau part en vomissement de temps à autre. Il paraît souffrir mais quand la crise diminue d’intensité le pauvre mioche a de l’entrain. Franz est plus gros que jamais et pas par trop méchant, « un petit peu seulement » juste ce qu’il faut pour ne pas me désapprendre à allonger des claques. Quant à Cricri, elle ne me laisse plus dormir. Hier, je lui ai donné le fouet au grand scandale de la nourrice.