1914 - durant Mission en Belgique

Paris, Avril 1914

Vendredi 17 Avril

Compte-rendu de notre soirée d’hier soir au cours de laquelle il a naturellement plané un sentiment un peu pénible, celui de l’absence d’Henri que tous éprouvaient… à des degrés divers. Les intimes de la maison ont mis beaucoup de bonne volonté pour que les amis du Mexique ne se sentent pas désorientés, ni isolés dans un milieu inconnu. Ils y ont pleinement réussi, Madame Bertaux a été plus vivante que jamais, pleine d’entrain, dans une fort élégante robe de crêpe de chine d’un rouge éclatant (malgré mon appel à la simplicité).

Louis Sandrin m’a paru un peu désillusionné et Louis, mon frère, n’a pas eu le coup de foudre. Ils s’attendaient sans doute à… autre chose et n’ont osé risquer ni déclarations, ni petites histoires grivoises. Cependant, nos frères et sœurs se sont rencontrés pour trouver cette amie d’outre-mer vive, amusante, presque jolie, malgré l’œil défectueux. Et les garçons m’ont traduit le soir leur opinion par cette phrase expressive : « Henri n’a pas du s’embêter avec elle au Mexique ». Chose assez curieuse, étant donné le genre brillant de Madame Bertaux, les femmes ont émis sur son compte des opinions favorables. Il est vrai qu’il n’y avait là que des bonnes pâtes. Henriette dont vous aimerez surtout connaître l’avais l’a déclarée « très gentille ». Un seul reproche lui a été fait par la douce Madeleine Sandrin : « elle est un peu bavarde, il n’y a pas moyen de placer un mot avec elle ». Elle nous a raconté des histoires, fort intéressantes, d’ailleurs : les aventures au Brésil et en Sonara et nous avons entendu les louanges de son premier mari. Le grand Luce, malgré son air croque-mort, a beaucoup causé, surtout avec Paul et, en les voyant accoudés l’un près de l’autre à la cheminée, j’ai pensé qu’il y avait bien des analogies entre ces deux grands garçons qu’une affinité secrète semblait pousser l’un vers l’autre, sans qu’ils connaissent rien de leurs passés respectifs.

Le dîner, composé par Louis Sandrin et supérieurement exécuté par Mariette, a été apprécié par de beaux appétits. En voici le menu :
  • Potage crème de volaille,
  • Homards à l’Américaine
  • Filet sauce chevreuil, Asperges
  • Aspic de canard
  • Charlotte créole
  • Fromage
  • Fruits, Desserts.
Samedi 18 Avril

J’ai dormi, sans réveil, de 10 heures ½ du soir à 6 heures 25 ce matin. Après mon agitation extérieure et intérieure de ces derniers jours je ne tenais plus debout hier soir. Les Louis Prat ne sont pas venus après le dîner à cause d’Annie malade ; Sandrinus, Paul et Manu n’ont fait qu’une partie de billard ; Marie-Louise avait un gros accès de fièvre ; nous nous sommes tous séparés de bonne heure et, en dix minutes, j’ai gagné mon trop grand lit. Ce matin, les gens ont repris leur vie normale, sauf Cri-Cri qui est étendue sur son lit avec de la fièvre, exactement dans l’état de ses frères la semaine passée et de sa cousine hier. Pourtant, elle n’avait eu aucune fatigue hier. Au contraire, les garçons avaient bien circulé. Notre matinée s’était passée à la Belle Jardinière et au Louvre pour des commandes et achats de vêtements. Nos fils vont encore nous coûter bien cher à ce changement de saison. Quel dommage que la providence ne fasse pas naître les enfants comme les petits chats avec un vêtement de toute époque et de tout âge.

Dans l’après-midi les oncles Sandrin et Manu ont emmené les garçons en auto au bazar de l’Hôtel de Ville où ils ont fait des achats d’outils ; puis, ils leur ont fait visiter N. D. de Paris, leur faisant accomplir l’ascension des tours. Enfin, à 6 heures, ils les ramenaient enchantés au bercail. Pendant ce temps, il y avait grande séance d’ouvrage chez Henriette. Il s’agissait de nipper Paulette arrivée d’Angleterre avec une mauvaise petite robe teinte en noir. Toutes les tantes étaient mobilisées et la chambre japonaise était transformée en atelier de couturière. J’aurais voulu aussi travailler et, à cette intention, je n’avais pas pris mon inséparable crochet. Toutes les pièces du costume de Paulette étant en mains, j’ai dû rester sans rien faire, m’occupant surtout d’Annie et de Lili, l’une souffrante couchée sur le canapé et l’autre à la fois délicieuse et insupportable, prenant les ciseaux ou les épingles, emmêlant les fils, tirant sur les ouvrages des ouvrières. Dans un coin, Madame Bonnal, reine mère, trônait avec beaucoup de dignité… dans un autre, Paulette, affalée sur un fauteuil, regardait avec une belle indifférence cette agitation dont elle était cause.

C’est maintenant une forte fille de dix sept ans, sans grâce et sans charme, ce qui est étonnant, la tête rentrée dans les épaules, l’air grognon. Elle s’arrangera peut-être et n’est sans doute pas encore sortie de l’âge ingrat mais j’aurais mieux auguré d’elle il y a deux ans.

Une triste nouvelle : Madame Guilbert, qui a perdu il y a peu de temps une petite fille, a enterré avant-hier un petit fils, le second bébé d’Henri, âgé de deux ans et mort d’une méningite, absolument comme sa cousine. Voilà une famille bien éprouvée depuis deux mois. Aussi, devant des malheurs de ce genre, nos ennuis passagers paraissent bien peu de chose. Que Dieu nous garde, qu’Il nous conserve nos enfants, qu’Il fasse régner en nous et autour de nous l’amour et la paix… voilà ce qu’il faut désirer et ce que nous pouvons réellement payer de quelques larmes.

Sandrinus prépare les vacances. Il est allé voir hier Monsieur Le Doyen qui lui a parlé d’une station balnéaire naissante dans la presqu’île de Quiberon : une belle plage, un petit bois de pins, une mer splendide, beaucoup d’excursions à faire, le chemin de fer de Paris arrivant directement. Voici les agréments de ce coin qui possède un bon hôtel pour les Boucher et quelques villas à louer pour les autres fractions de la bande.

Mais jusqu’à présent il n’y a aucun détail sur les approvisionnements et je crois que le pays est battu par les tempêtes, très sec et sauvage. Je ne connais pas du tout cette région de la Bretagne, je la verrais avec plaisir, surtout ne devant guère y rester plus d’un mois. Si nos amis optent pour elle, il me parait un peu difficile de nous abstenir étant donné qu’ils cherchent toujours à passer leurs vacances avec nous et que cette année ce sont des raisons de santé qui les conduisent vers des lieux qui n’ont peut-être pas notre agrément complet.

Dimanche 19 Avril


La journée d’hier a été plutôt monotone pour moi ; je l’ai passée auprès du lit de notre pauvre fille dont la température était 39°6 et qui souffrait de la tête, des intestins et de l’estomac. J’en ai profité pour terminer l’abat-jour du salon qui a l’approbation de nos amis. Ce matin, après une très mauvaise nuit, Cricri est un peu mieux, elle a moins de fièvre grâce à deux cachets de pyramidion mais sa pauvre petite figure est toute dolente et elle a la bouche dans un état pitoyable. Elle est encore au lit et n’ira pas à la messe, je pense cependant la faire lever pour le déjeuner si elle le demande et si nous la trouvons assez bien pour cela.

Nous avons passé la soirée hier chez les Sandrin. Lucien Corpechot m’a dit qu’il déjeunerait lundi ou mardi à l’hôtel Métropole avec le Prince (comme il dit). Les Louis m’ont dit que tout cela c’était sans doute du bluff, qu’il faisait croire à son entourage que le Prince lui accordait une entrevue pour s’en aller en bombe à Bruxelles.

L’assemblée était assez nombreuse chez les Sandrin ce qui ne l’empêchait pas d’être fort intime. Sauf Madame Boucher douairière et Marguerite, il n’y avait que des habitués de la maison. Le but de la réunion était l’audition d’une œuvre musicale de Maurice exécutée par l’auteur sur le violon, Faunière sur le piano et Marguerite sur le violoncelle. Cà et là il y a des harmonies assez belles, comme des portes qui s’ouvrent sur un rêve, on s’élance, croyant trouver derrière elles, la lumière, l’air pur, quel que chose d’attirant et puis, brusquement par un accord sec, un coup d’archet brutal, le mur s’est refermé et… on se casse le nez dessus. C’est cela à peu près tout le temps. Il manque une liaison entre les différentes phrases. C’est haché, saccadé, essoufflé et pourtant il y a une certaine inspiration et de la science. Enfin, c’est une œuvre de débutant ; reste à savoir si dans la suite, Maurice sera capable de donner mieux.

En écoutant la production de son mari, Adrienne avait une expression de grenouille pâmée tout à fait amusante. Elle s’est bien tenue tant que sa terrible belle-mère est restée là mais Madame Boucher avait à peine refermé la porte du vestibule que Dridri nous dansait un de ces chahuts effrénés dont elle a le secret et sa robe de crêpe de chine miel, une jolie robe toute neuve,  se fendait de la cheville au genou. Tous les mêmes ! A Boulogne, dans ce petit coin du vieux monde égaré aux portes de Paris, il semble que les choses sont plus stables que partout ailleurs. Fernand de Virgille, Gustave et Louis, dans un petit coin, se sont raconté des horreurs en consommant par avance une bonne partie du lunch, en finissant surtout la bouteille de Dubonnet, entamée lundi dernier.

La pauvre Xandra manquait à la fête, elle est au lit, avec une crise d’entérite et nous n’avons pas entendu sa jolie voix. Cécile de Virgille nous a fait plaisir avec trois délicieux morceaux de chant, Valentine a dit quelques vieilles romances du Poitou, André a été amusant dans des chansons anglaises et en dansant la gigue. Enfin, Henriette, que j’ai gardée pour le bouquet, nous a tenu sous le charme de ses doigts agiles avec une complaisance inépuisable. Elle a joué du de Bussy, du Grieg, du Chopin, du Schumann, de l’Henriette avec un sentiment très fin et beaucoup de virtuosité.

Cette charmante soirée s’est terminée par une impression pénible. A minuit et demi nous trouvions en sortant, juste couché en travers de la porte des Sandrin, un alcoolique, homme encore très jeune, en proie à une épouvantable crise de delirium tremens. Deux ouvriers, un charbonnier et un mécanicien qui rentraient de leur travail l’avaient trouvé là une heure auparavant et essayaient de le faire revenir à lui-même ou du moins de le soulager. « Nous ne le connaissons pas, nous dirent-ils, mais on ne peut pas laisser un homme souffrir comme cela sans essayer de lui porter secours ». Bel exemple de solidarité que les hommes de notre bande n’ont pas compris. Maurice a donné un peu d’éther et est allé se coucher, Sandrinus s’est enfermé chez lui, Emmanuel est rentré au 164 et Paul est revenu paisiblement avec nous. Seul, Faunière, envoyé par Adrienne, est allé prévenir à la Mairie sans songer peut-être que ce que faisait notre joyeuse bande de fêtards était un peu honteux auprès du dévouement des deux pauvres diables éreintés qui depuis longtemps luttaient avec ce malade terrifiant. Je ne veux cependant pas calomnier nos amis en les accusant d’égoïsme. Je crois que Faunière est revenu avec deux agents et qu’Emmanuel, après notre dispersion, est ressorti de sa tanière pour voir la suite des choses et peut-être aider dans la mesure de ses moyens.

Aujourd’hui, splendide journée d’été ; on se croirait en Juin. Le ciel est aussi pur que ces jours derniers et la chaleur est venue. Nos ouistitis du Cambodge trouvent ce temps bien agréable et ils déclarent, encore un peu plus haut qu’à l’ordinaire, que la France possède l’idéal climat, que c’est le seul pays possible à habiter et que les colonies sont la mort du pauvre monde. Aussi paraissent-ils bien décidés à renouveler leur congé jusqu’à extinction complète, même pendant les 6 mois de quart de solde qui viendront après l’année en demi-solde. Après ce temps là, ils désireront peut-être le Maroc mais pour l’instant, ils semblent s’en soucier aussi peu que du Cambodge.

Lundi 20 Avril

Cricri est toujours malade ; la nuit a été aussi mauvaise que la précédente ; grosse fièvre augmentée d’un mal de gorge qui prend des proportions ennuyeuses. Ce matin, j’ai vu quelques points blancs au fond du palais et la pensée d’une scarlatine possible m’est venue. J’ai donc fait demander le docteur Levray ; malheureusement il était déjà parti pour sa tournée de visites matinales quand Anna est arrivée chez lui et il ne viendra peut-être qu’à la fin de l’après-midi. J’en suis un peu contrariée car j’aurais désiré qu’il me rassure le plus vite possible. C’est l’exposition des Trois quartiers mais je n’ose pas quitter la petite qui, après avoir souffert deux jours, à sa manière comme un animal blessé, farouche, tête tournée au mur, s’énerve maintenant, s’agite, grogne et se découvre.

Le médecin est venu au coup de midi mais je ne puis pas m’absenter pour courir les magasins ; Marie Louise me remplacera pour les objets les plus urgents. Devant les paroles du docteur Levray : « Enfant très prise, angine formidable, scarlatine qui s’annonce mal ! », j’essaie de rester calme et de ne pas m’angoisser inutilement.

Hier, les chers nôtres se sont réunis à midi, autour de notre table. Cette fois j’ai donné la présidence à Paul entre Maman et Henriette. Jeudi soir, Franz était furieux parce qu’il avait appris que son oncle Louis remplacerait son papa à la place du maître de maison. Tu connais son esprit de caste : «  Je ne comprends pas, disait-il, que ce soit un Prat qui reçoive chez les Morize. C’est l’oncle Paul ou bien moi qui devrions être en face de vous, au milieu de la table ». Je l’ai envoyé énergiquement se coucher, non seulement au figuré mais au propre. Messieurs nos fils veulent profiter de l’absence de leur père pour se redonner des airs importants ; si je les écoutais, je n’aurais plus un mari mais deux maris et pas aussi commodes que le cher vrai. Le déjeuner s’est bien passé, presque gaiement car je n’avais pas encore d’inquiétude sérieuse pour Cricri...

Madame Le Doyen et ses deux filles aînées sont venues dans l’après midi. Emmanuel qui se trouvait là, s’est montré fort empressé ; il a donné une leçon de billard à ces demoiselles que Louis Sandrin a ensuite invitées à venir goûter les charmes du tennis. Comme la progéniture du gros père Le Doyen n’est pas très timide, je crois que cette première séance aura rompu la glace. Pour mon compte, je ne souhaite pas que cela aille beaucoup plus loin ; il me semble qu’Emmanuel pourrait faire un mariage plus désirable que celui-là. Mais sur cette grave question, chacun doit avoir une opinion personnelle et la seule importante, c’est celle de l’intéressé principal. Louis a émis cette opinion cynique : « Le seul avantage que je verrais à ce mariage à-t-il dit, c’est qu’Emmanuel n’aurait pas à avoir peur de moi ; il peut être sûr que je ne le ferais pas c… »

J’ai dîné hier soir rue St Flo avec les Paul. J’y ai appris que Madame Colin, l’ex locataire du 4ème descendue à l’entresol était morte vendredi soir, elle a été enterrée ce matin. La présence d’un cadavre dans la maison a  pu à peine modérer la gaieté d’Albert. En ce moment mon beau-frère est extraordinaire, il est un peu fou mais si drôlement, si gentiment ! Il y avait un petit nuage sur St Flo ; Charlotte change encore de femme de chambre et commence à déchanter sur le compte de sa cuisinière, la fameuse perle entrée il y a trois semaines à peine. Oh ! Les griefs sont encore peu de chose : la cuisinière a des chemises de nuit trop fines et élégantes, alors la blanchisseuse demande pour les laver et les repasser le même prix que pour celles de notre belle-sœur… bien sûr Charlotte ne peut pas admettre cela, par principe encore plus que par économie. J’ai peur que cela n’aille pas longtemps. Ces questions domestiques de la rue Las Cases ont une répercussion dans toute la famille. Il est probable qu’avec la maladie de Cricri je n’irai pas beaucoup ces temps ci dans le milieu Morize où tous les Boulonnais seront considérés comme des pestiférés. Je crois que les Paul songent à s’en aller avant la période contagieuse, Maman me propose de prendre les garçons chez elle. Ce soir, je me sens vraiment un peu désemparée malgré une volonté très ferme de ne pas me laisser envahir par les noires pensées qui me hantent.

Mardi 21 Avril

C’est bien hélas ! une scarlatine que Cricri commence. Le docteur me l’a répété ce matin, assuré dans son diagnostic par l’apparition de nouveaux symptômes, très significatifs, parait-il. Comme je suis toute seule pour m’occuper de notre petite malade, mes instants de répit sont rares. Tous ont la frousse et considèrent la maison comme une léproserie ; Maman est la seule qui entre et, jusqu’à présent, les autres s’arrêtent à la grille de la rue pour demander des nouvelles. Ils ont raison après tout, à quoi bon risquer prendre du mal sans nécessité.

Nous ne sommes pas encore dans la période contagieuse mais il ne faut pas blâmer nos amis de prendre des précautions, j’en prends bien moi-même. J’ai déjà les mains toutes gercées par les lavages répétés et je ressemble à Marguerite, transie comme elle d’une peur terrible de tout souiller, de tout contaminer. Il est vrai que c’est avec plus de raison. La maladie suit son cours : gorge très prise, forte fièvre, commencement de rougeurs sur le dos, au ventre et dans l’intérieur des mains. Le docteur me fait espérer que, s’il n’y a pas de complications, la crise aigue sera terminée dans trois ou quatre jours ; nous entrerons alors dans cette longue convalescence de la scarlatine, pas douloureuse mais pénible par les contraintes qu’elle impose au malade et à ceux qui le soignent. Pourvu que nous en restions là.

Le docteur a fait transporter le lit de Cricri dans notre chambre pour la mieux isoler de ses frères qu’il juge pouvoir rester ici sans danger s’ils n’ont aucun contact avec elle. Je pense donc les faire revenir de chez maman où ils ont couché cette nuit. Je ne les ai pas encore vus d’aujourd’hui et je pense que cette existence de complète liberté n’est pas pour leur déplaire. Vendredi matin le collège recommence, cela leur paraîtra dur après ces longues vacances de Pâques.

Les Paul sont encore ici mais ils ont loué précipitamment hier un logement rue Lécluse et ils auraient voulu y emménager dès ce soir ; leurs bagages n’ont pas été prêts à l’heure où il leur a fallu partir pour aller déjeuner rue St Flo, ils rentreront donc tout à l’heure ici, dîneront avec les garçons et passeront une dernière nuit sous notre toit. Craignant de me peiner, Marie-Louise m’a dit, en m’annonçant la chose, qu’ils reviendraient quand il n’y aurait plus de danger pour Paul mais ils conserveront je crois leur pied à terre des Batignolles pour pouvoir de temps en temps « se coucher de bonne heure ». Voilà des gens sérieux, un peu pantouflards peut-être mais comprenant le devoir d’un congé de convalescence.

Hélas ! le monde extérieur m’est fermé. Comme Xavier de Maistre j’aurais bien la ressource de faire un voyage autour de ma chambre mais, en ce moment, après trois nuits de veille complète et pas mal d’émotions j’ai la tête trop vide pour me livrer à ce sport. J’ai fait cependent d’énormes progrès dans la maîtrise de mes nerfs, je le constate dans les circonstances que je traverse actuellement.

Mercredi 22 Avril

Cette nuit Cricri a été un peu plus calme et ce matin une chère lettre de Belgique est venue m’apporter de la consolation… presque de la joie. Cependant mes inquiétudes reviennent après cet instant de trêve ; la scarlatine ne sort pas et la fièvre parait remonter. J’attends le docteur avec impatience mais je n’ai pas en lui la même confiance que dans mon cher médecin d’Asnières, il est démoralisant et brutal, sans être énergique. Ainsi avant-hier, j’ai presque cru Cricri perdue. Après avoir examiné la gorge, le docteur s’est pris la tête dans ses deux mains en disant : « Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé plus tôt, qu’allons-nous faire maintenant ? » J’ai presque été tentée de lui dire : « Docteur ne vous affolez pas et ordonnez-moi quelque chose d’énergique ». Il n’a prescrit que des lavages à l’eau bouillie (lavages que je n’ai pas pu exécuter) et, quand j’ai envoyé Paul le soir le prévenir que je n’étais pas arrivée à remplir ma tâche, il a répondu que cela n’avait aucune importance. Quel drôle de médecin ! Et après tout, il n’est pas plus mauvais que les autres, il a peut-être davantage de science que le docteur Albot et c’est de ma faute, à moi, si je n’ai pas confiance. Comment se fait-il qu’Henriette qui a fait des études médicales puisse l’apprécier si elle ne lui a pas reconnu du savoir, de l’habileté et du dévouement ; quant à moi, mon jugement n’est encore fondé sur rien de très sérieux ; il est instinctif, nullement raisonné ; je n’ai pas vu le docteur Levray à l’œuvre.

Quand on parle du loup… Le docteur est arrivé pendant que je m’épanchais sur son compte. Naturellement, je garde pour moi mes opinions, je me défends bien d’en laisser soupçonner quelque chose dans mon entourage. Monsieur Levray vient de me dire que Cricri n’aura peut-être pas d’éruption et que très probablement Annie et nos fils ont eu la scarlatine la semaine dernière quand ils ont eu leurs accès de fièvre et que dans 25 jours ils peuvent être plus dangereux que leur sœur et peler davantage sans avoir eu d’éruption eux non plus ; que la scarlatine est une maladie à formes et à degrés si variés, qu’on l’a souvent sans le soupçonner etc. … Le docteur Albot nous avait parlé autrefois de scarlatine frustre, ce doit donc être cela qui tient en ce moment la pauvre Cricri mais donner le nom de scarlatine aux malaises d’Annie, de Franz et de Pierre me semble un peu abusif tout de même. Si j’en croyais Maman je ne croirais pas à la maladie de Cricri tant qu’elle ne serait pas rouge de la tête aux pieds car dans son temps on ne connaissait que cette scarlatine là.

Les Paul sont partis, n’emportant qu’une valise, leur linge est resté dans les tiroirs car ils comptent bien revenir dans 40 jours, ont-ils dit aux garçons en leur faisant leurs adieux. Rue St Flo, la nouvelle de l’indisposition de Cricri a été accueillie avec tremblements à cause des rencontres que nos enfants ont eues avec Jean ces temps derniers. Madame Morize a prié les Paul de ne pas aller rue Las Cases avant quelques jours pour s’être bien « évaporés » lorsqu’ils reverront Charlotte un peu souffrante depuis lundi. Notre belle-mère a chargé Marie-Louise de remettre à Franz un très joli chapelet de lapis, souvenir qu’elle lui donne personnellement à l’occasion de sa Première Communion. Mon beau-père lui donnera sa montre et Maman une chaîne. Je ne puis pas m’occuper comme je l’aurais voulu de la réparation de son beau Christ d’ivoire. Tant pis ! Je le ferai après. A chaque jour sa peine.

A chaque instant Cricri a besoin de moi. Il faut qu’après l’avoir touchée j’ôte ma blouse d’infirmière et me relave les mains, ce n’est qu’un peu compliqué.

Jeudi 23 Avril

Après avoir examiné Cricri ce matin le docteur m’a dit que tout était fini et qu’il était inutile qu’il revienne. Néanmoins, j’ai pu obtenir une visite pour lundi prochain. J’ai si peur de complications car une scarlatine frustre peut être plus nuisible encore qu’une autre, violente, mais normale. Notre fille est naturellement au lit pendant plusieurs jours encore. Elle a été enchantée ce matin de la jolie carte de son papa représentant une petite laiterie ambulante. Elle voulait lui écrire elle-même pour le remercier et c’est uniquement la crainte de lui envoyer des microbes qui a pu la faire renoncer à ce projet.

Hier, Louis, Henriette et Georges sont venus à 9 heures. Comme je venais de faire ma toilette à fond j’ai pu descendre les recevoir dans la salle à manger. Maman leur avait affirmé que Cricri n’avait pas plus la scarlatine qu’elle-même et ils osaient s’aventurer. Leur visite m’a fait grand plaisir. Georges, un ressuscité, m’a semblé amaigri et encore plus terne que de coutume. Il vient d’acheter un bateau de 8 mètres de long pour s’amuser le dimanche. Je lui ai dit qu’il était fou et il m’a répondu placidement : ‘Tiens ! Vous parlez comme Maman ».

Nos garçons n’ont pas encore réintégré le domicile paternel ; la maison et surtout le jardin de leur grand’mère leur paraissent le Paradis Terrestre. Ils doivent faire là-bas mille et une bêtises. Monsieur Lili, l’enfant charmant et terrible, a trouvé bon de s’amuser hier avec les rasoirs de son père, il s’est coupé, peu profondément par bonheur, mais le sang étant venu en abondance, il est allé trouver sa mère en disant : « Lili a fait bobo » et Henriette, devant la main toute rouge de son fils, s’est inquiété du joujou cause du mal. Je me suis aperçue qu’Henriette qui aimerait sans doute mieux ne pas passer par toutes les transes que lui occasionne son fils, les raconte cependant avec satisfaction. Elle a un orgueil maternel très développé au sujet de Lili et il ne faudrait pas lui dire que son petit bout d’homme n’a point le monopole des idées diaboliques. C’est le plus terrible des enfants ! Déjà autrefois j’avais fait la même remarque pour Charlotte. Décidément les femmes sont des animaux bizarres. Elles sont fières et elles aiment en proportion des souffrances qu’on leur donne.

Vendredi 24 Avril

Je suis mise en quarantaine, c’est le cas de le dire. Dès lundi en sortant d’ici le docteur Levray faisait sa déclaration à la Mairie. On ne peut imaginer tous les ennuis que cela m’occasionne. Hier, j’ai eu les visites de trois employés pour des interrogatoires ou des mesures de désinfection ; aujourd’hui, j’attends le médecin des Morts qui doit examiner Cricri. Cette dernière est redevenue normale depuis mercredi. Sa scarlatine a été rudement frustre, en tous cas. Les employés de la Mairie avaient la prétention d’empêcher les garçons d’aller au collège pendant 40 jours. Maman est allée faire une déclaration, disant que ses petits-fils habitaient chez elle, ce qui est vrai d’ailleurs, car les garçons ne sont pas revenus, mais hélas ! elle n’a pas pu s’en borner là. Elle a essayé de prouver au gratte papiers qui l’a reçue que Cricri n’avait jamais eu la scarlatine ou bien qu’alors lui, elle et tout le monde l’avaient et j’ai peur qu’au lieu d’arranger les choses, elle les ait encore gâtées en fulminant contre le docteur Levray. Bah ! Je ne veux pas me faire trop de bile.

La seule chose qui me tourmente, c’est l’interdiction de M. D. à nos fils ; la première Communion doit avoir lieu dans 8 jours et vraiment ce serait plus que contrariant de la renvoyer encore à l’année prochaine, étant donné l’instabilité de notre existence. Pour le dîner de famille, nous ne le donnerons que plus tard, après la désinfection. J’avais déjà retenu Mariette pour le 3 mai ayant peur qu’elle soit demandée autre part. Voilà bien des projets à l’eau.

Hier, vers 6 heures Louis et Henriette sont venus. Le photographe leur avait envoyé leurs épreuves, ils venaient me les montrer et prendre connaissance des nôtres. Les photos d’Henriette ne me plaisent pas, celle de Louis au contraire me séduit par son originalité artistique en même temps que par la ressemblance. Ma nouvelle photo est préférée à l’ancienne par nos frères et sœurs qui sont jusqu’à présent les seuls à l’avoir vue. Quant aux groupes, rien ne s’impose, tout est imparfait et cependant déjà bien. Impossible que quatre personnes soient également réussies. Il faut discuter et choisir.

Ici, le beau temps a continué sans interruption, on se croirait en été. Je voudrais bien que le médecin de la Mairie soit venu faire son inspection pour oser sortir. Je n’ai pas mis le nez dehors depuis dimanche et je sens qu’un peu d’air me ferait grand bien. Quel dommage que le ciel de Bruxelles se soit voilé. Je souhaite que ces nuages ne fassent que passer car rien ne donnerait le spleen comme une pluie fine et persistante.

Je n’ai pas revu les Paul quoique Marie-Louise, en partant, m’eût annoncé sa visite pour hier. J’espère qu’ils ne sont pas tombés malade l’un ou l’autre et surtout point de la scarlatine. Je m’inquiète sans doute à tort ; ils ont du avoir pas mal à faire pour s’installer rue Lécluse car presque tout leur bagage est resté ici. Ils devaient prendre dans les caisses de la rue Las Cases, une nouvelle provision de linge.

Vendredi 30 Avril


Les santés des chers nôtres sont normales, les de Guilhermy ont acheté une automobile, Henriette a un nouveau manteau, Pierre a été second en orthographe, il y aura Samedi une consultation pour Gilberte dont l’albumine prend des proportions effrayantes, Madame Le Doyen est encore venue hier voir Maman etc. … Cricri continue à aller de mieux en mieux, elle n’a toujours pas d’éruption.

Paris, Mai 1914

Mardi 5 Mai

Henri est reparti et la maison retombe dans un silence de mort au milieu duquel j’entends mieux pleurer mon âme douloureuse. J’ai passé une bien mauvaise nuit mais ce n’est ni les voleurs, ni aucun incident qui sont venus la troubler. En rentrant hier soir j’ai trouvé une lettre de Madame Bertaux qui avait appris par sa belle-sœur la maladie de Cricri.

Mercredi 6 Mai

Hier, Madame Morize, escortée du ménage Paul, a fait la tournée des châteaux boulonnais. Je lui en suis d’autant plus reconnaissante que je ne lui suppose pas des goûts d’amphibie. Il lui a fallu de l’abnégation pour sortir de chez elle par un temps aussi vilain et pour prendre la route de notre banlieue. La tribu Morize a commencé par la grand rue et a terminé par chez nous après des stations au 162 et au 164. Partout assaut d’amabilité ! Charlotte, rendue malade par de nouvelles contrariétés domestiques survenues lundi matin, n’avait pu accompagner sa mère. Notre pauvre belle-sœur est paraît-il en ce moment d’une nervosité extraordinaire, elle ne fait que changer de femme de chambre sans pouvoir dénicher l’oiseau rare qu’il lui faut, déclare Madame Morize elle-même qui n’approuve pas entièrement Charlotte en cette circonstance.

Jeudi 7 Mai

Une atmosphère orageuse plane en ce moment au-dessus de la maison voisine. Emmanuel a obtenu d’Henriette qu’elle fasse une démarche auprès de madame R. et, dans l’énervement de l’attente, il bouscule tout : gens et choses. Une prise de bec avec Pierre s’est terminée rapidement et sans dommage. Mais avec Maman la situation est fort tendue depuis hier soir ; il a détruit ou caché plusieurs objets, il a surtout mis à mort cinq chats ! Quand j’étais allée faire travailler les garçons vers 5 heures j’avais remarqué la surexcitation du jeune frère qui profitait d’une absence de « la patronne » comme il disait, « pour faire des rangements ». Il avait fallu que je lui taille illico des rideaux pour la porte et la fenêtre du vestibule et que Marie les lui couse en toute hâte. Il était alors d’assez bonne humeur et il me faisait l’effet d’une jeune fille qui se prépare à une demande en mariage. Je ne sais comment les choses se sont gâtées au retour de maman. Je soupçonne un petit chat de Siam d’être la cause du massacre de ses frères innocents car, ce matin, à 7 heures, Maman m’apportait cet animal pour le préserver de la colère destructrice d’Emmanuel. Il est là qui dort sur mon lit, roulé en petite boule, très laid mais très drôle. Il s’appelle Tam-Tam. Pour mon compte, je m’en passerais bien ; les enfants sont dans la jubilation.

Le pique nique de Fontainebleau a eu lieu hier par un temps gris maussade, frais, mais sans pluie. Les Sandrin, les de Guilhermy, les de Rosbo, deux cousins de ces derniers et Louis Prat y ont pris part. Henriette n’avait pas osé s’absenter à cause d’Annie qui avait toussé toute la nuit et dont les quintes (un peu sifflantes) lui faisaient craindre la coqueluche. Elle est venue travailler une heure ici ; nous avons pu, en nous couvrant bien, rester dans le jardin pour garder Lili qui jouait comme un bienheureux avec la petite auto rouge de ses cousins. Cette séance de repos à l’air m’a fait du bien. Depuis trois semaines je suis tellement privée de société et de sortie ! Il est vrai que je n’en pouvais pas jouir pleinement en songeant à ma pauvre Cricri bien plus étroitement prisonnière que moi et si pâle, si maigre ! Ses omoplates lui percent presque la peau.

Vendredi 8 Mai

Le ciel est bas, désespérément gris et ce n’est pas gai.

Heureusement, Cricri a trouvé un compagnon de jeu dans la toute petite personne de Tam-Tam. Ce n’est pas l’esprit d’un chat mais celui d’un diablotin qui habite ce corps bizarre. Et déjà plus d’une fois depuis les 24 heures qu’il est ici, je l’aurais renvoyé si je ne craignais de chagriner Maman, nos fils, notre fille, toute ma famille enfin. Tam-Tam a un poil ras, café au lait, nuancé de brun loutre, des yeux bleus très clairs qui me rappellent ceux de Faunière ; une queue roulée en colimaçon, des mouvements vifs, une frimousse drôlette. Il vole plutôt qu’il ne court à travers toute la chambre ; il met ses pattes dans la bouillie de Cricri, il arrose notre lit, il embrouille mes fils, il fait ses dents et ses griffes partout ! Bref, c’est un amour ; une vieille fille en serait folle et l’indulgent papa de « Chico » le trouvera peut-être à son goût. Si nous devons le garder il sera nécessaire de le présenter à Ture afin qu’il puisse vivre dehors car dans la maison il nous ferait trop de sottises.

Le médecin vient de venir mais ce n’est pas le docteur Levray ; c’est Monsieur Cloquet qui a fait l’inspection de notre fille et qui ne voyant aucune trace de desquamation sur son corps l’a déclarée non contagieuse. J’avais rencontré hier dans la rue de Billancourt le bon docteur Cloquet qui déambulait pédibus ; il m’avait arrêtée pour s’informer de notre petite malade et je lui avais demandé de venir la voir. Le certificat qu’il a donné pour nos garçons valait bien cette politesse qui, je l’espère, sera ignorée du docteur Levray. D’ailleurs, comme il s’agit de choses regardant le bureau d’hygiène dont Cloquet est médecin, l’autre ne pourra pas s’en formaliser.

La désinfection aura lieu sans doute lundi en huit. Cette avance me fera grand plaisir, non tant pour voir cesser notre emprisonnement que pour pouvoir reprendre les garçons. Jusqu’à présent tout marche bien à côté mais la lune de miel ne peut-être éternelle entre la grand’mère, l’oncle, la tante et les enfants. Il vaut mieux que tout rentre dans l’ordre normal le plus vite possible. Grâce à la complaisance du Père Cloquet cela s’arrangera encore assez rapidement.

A la Pentecôte, je l’espère, la maison sera désinfectée, femme et fille libérées. Il me semble que ce sera très bon.

2 h soir

J’ai ramené Franz du collège où j’étais parti chercher nos fils, avec un accès de fièvre qui le retient cet après-midi à la maison. Je souhaite que ce ne soit rien de grave ; sa gorge n’a pas trace de blanc, elle est même à peine rouge et notre grand est si sujet aux malaises de ce genre qu’il ne faut pas s’en inquiéter le moins du monde.

Mardi 12 Mai

Aux Trois Quartiers, petite déception qui n’a rien eu de sentimental mais qui m’a énervée tout de même un peu… pendant un quart d’heure. Le service de table que j’avais en vue n’existe plus. Tout ce que le magasin en possédait a été enlevé dans les premiers jours et, comme ma commande aurait été la 350ème environ, on ne me promettait sa livraison que pour le 1er Juillet au plus tôt. Dans ces conditions je n’ai rien demandé et me voilà sans vaisselle pour le 17 juin car je ne pense pas trouver dans un autre magasin rien d’aussi original, aussi chic et aussi avantageux. Je vais néanmoins chercher encore. Si je ne trouve rien, il serait peut-être raisonnable de nous contenter d’emprunts pour le dîner de Confirmation et de commander le service des Trois Quartiers pour les occasions futures.

D’autres tourments ont vite effacé ma petite contrariété de maîtresse de maison qui se réjouissait de montrer à ses invités un couvert amusant et original… à peu de frais. Chez Henriette, j’ai trouvé Annie étouffant dans de véritables quintes de coqueluche ; à la maison notre fille recommençait une crise d’entérite. Je suis même un peu inquiète car cela augmente, elle souffre beaucoup des entrailles et rend des glaires et du sang en abondance. Enfin, nous sortirons bien de tout cela je l’espère.

Voilà, Franz retourné au collège depuis ce matin, pas très fort, n’ayant rien mangé, mais sans fièvre maintenant et sans vomissements. Pierrot est très enrhumé du cerveau et je puis m’attendre à une crise d’otite cette nuit ou la suivante. Le bulletin de santé est donc loin d’être brillant. Par là-dessus, voici qu’Anna me demande décidément à aller au mariage de sa sœur.

Les deux Louis et Emmanuel sont très occupés du voyage à la Trinité qu’ils espèrent bien pouvoir faire dans la grande auto ; ils emmèneraient Jean pour nettoyer la voiture et iraient en une seule étape de Boulogne à Vannes. Voilà un beau programme ! En attendant, l’auto est chez Clément qui la vérifie et l’astique. On voulait m’emmener, j’ai refusé. Si je quitte le nid, c’est pour aller retrouver le cher pigeon voyageur et pas du tout pour m’en aller dans une autre direction. Et puis, je ne sais combien de temps leur absence va durer ; dans une randonnée comme celle-là on est solidaire les uns des autres et je ne puis aliéner ma liberté pour un nombre indéfini de jours.

Mercredi 13 Mai


Un bouleversement ! Le docteur Levray ayant déclaré officiellement qu’Annie a la coqueluche, Lili est parti dès hier chez Valentine et les Louis s’en vont d’un autre côté. Maman m’a dit hier soir, après le dîner, qu’ils allaient probablement à Bruges et je connais un Monsieur que cette nouvelle va transporter au vingt septième ciel pour le moins.

Madeleine Sandrin m’a donné hier son portrait avec Suzanne.

Jeudi 14 Mai


On doit tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler, on devrait aussi poser et reprendre sa plume sept fois avant d’écrire. Les Louis qui, après la visite du docteur Levray, devaient filer vers d’autres cieux dans les vingt quatre heures remettent leur départ… à une date indéterminée.

Voici ce qui s’est passé. Avant de quitter Boulogne, Henriette a voulu voir son fameux accoucheur et celui-ci a déclaré que notre belle-sœur traversait en ce moment (du 14 au 20) une période critique pendant laquelle il interdit tout trimballage. Alors, Louis qui regrettait très fort la randonnée bretonne s’est ravisé, il partira samedi matin et ce n’est qu’à son retour, vers la fin de la semaine prochaine, qu’on bouclera les malles pour Bruges, s’il ne survient rien d’ici là. Henriette ne me semble pas fâchée au fond de ce retard qui lui donne le temps de savoir si Lili est sorti indemne de chez elle et qui lui permet de préparer un voyage qui, au lieu d’être une fugue deviendra une villégiature, surtout si le petit étant pris à son tour, elle peut l’emmener.

Dans ces conditions, je pourrais peut-être aller rejoindre Henri la semaine prochaine pour profiter de l’Ascension. Je partirais mercredi soir et, en arrivant à Bruxelles aux environs de minuit, il me semble que je ne risquerais plus de rencontrer Rimailho. Je reviendrais ici le lundi. Mais ce n’est que demain, après avoir vu le docteur Cloquet, que je saurai si oui ou non je puis m’absenter avant la Pentecôte, jour où expire légalement notre claustration…

Vendredi 15 Mai


Les jours se suivent et, contrairement au proverbe, ils se ressemblent. Toujours la même physionomie maussade. Le temps est gris, très frais ; on croit à chaque instant que la pluie va tomber. Et chaque jour aussi se renouvellent les petites occupations sans grand intérêt qui composent ma vie actuelle. Ce sont presque des gestes d’automate que j’accomplis à heure fixe, sans y penser.

Hier pourtant, une variante. C’était jeudi et voilà nos garçons qui à la fin du déjeuner se mettent à grogner : qu’est-ce que nous allons faire ? Encore un jour de congé gâché ! Puisqu’on ne peut pas voir les filles, allons à Paris voir des bêtes ! Ce n’était peut-être pas très aimable pour ces demoiselles, les pauvres contaminées, ce rapprochement dans l’esprit et les paroles de nos fils. A défaut de leur sœur et de leur cousine, compagnes ordinaires de leurs jeux, il leur fallait un changement. Il était trop tard pour que je les conduise au jardin des Plantes, je les ai menés simplement sur le quai de la Mégisserie où nous avons fait de longues stations devant les volières et les aquariums. Il m’a fallu subir les assauts de Franz au sujet d’un hérisson et ceux ce Pierre pour une perruche. Je n’ai toléré que l’achat de deux cannes à pêche de 0.95e. Après quelques larmes, tout s’est arrangé et nous sommes rentrés à Boulogne presque gaiement. Le matin cependant, j’avais éprouvé un chagrin que la vue d’oiseaux avait ravivé. En entrant dans la salle de bains, Anna avait trouvé notre pauvre petit serin mort dans sa cage. Il chantait si bien ! Franz a enterré le pauvre petit dans un coin du jardin et Cricri, qui n’est pas très au courant des finesses de la langue française, lui a crié cette recommandation : « Regarde bien où qu’elle sera sa tombe pour que Papa puisse aller faire une petite larme dessus ! ».

Le docteur Cloquet vient de venir. Comme il n’y a pas trace de desquamation, nous serons désinfectés au début de la semaine prochaine et Cricri va prendre ses bains. Quant à l’entérite, compliquée d’un peu de dysenterie qui éprouve notre fille depuis lundi, le médecin l’attribue au régime lacté auquel la pauvre est soumise uniquement depuis près d’un mois et nous allons apporter des modifications dans son alimentation. Je pense qu’en deux ou trois jours les résultats seront assez sensibles pour que je puisse partir sans inquiétude pour une fugue de cinq jours au plus. J’aimerais pouvoir faire Bruges et Gand ! Serait-ce possible si nous avions l’Ascension et un dimanche de liberté absolue, plus le vendredi et le samedi de liberté relative ? Comme je ne connais rien au programme des opérations d’artillerie, je ne puis rien décider de mon chef et Louis Sandrin se moquait de moi hier : « Comment, me disait-il, vous allez devenir comme vos frères, aussi indécise qu’eux, habituellement vous savez ce que vous voulez ! ». Il faut dire qu’il y avait eu le matin même un peu de grabuge entre les Louis ; ils s’étaient faits mutuellement des reproches assez justes de part et d’autre. Sandrinus avait reproché à mon frère ses interminables hésitations, ses revirements d’une heure à l’autre et Louis avait déclaré à notre ami qu’il était vraiment trop attaché aux programmes établis par lui-même, qu’il y avait des circonstances dans lesquelles il fallait un peu plus de condescendance. Sandrin était rouge comme un coq et bouillant, Louis était pâle et nerveux et j’ai cru que le fameux voyage à la Trinité allait se terminer avant d’avoir commencé.

Hier soir la situation était plus calme et voici ce qui est convenu. Si l’auto est prête, si Annie n’a pas trop de quintes, si Henriette n’est pas malade, si elle n’a pas peur de rester seule etc. … le départ aura lieu demain matin, à l’aurore. Si non, Louis Sandrin part seul par le train, il ne veut plus retarder son voyage. Pensez donc, il a l’extrême honneur d’être le fourrier d’Adrienne ! Je ne prends parti ni pour les uns ni pour les autres, je souhaite seulement que tout s’arrange et que l’affection que tous ces frères ont entre eux soit l’huile dans l’engrenage de leurs caractères si différents, on pourrait même dire si opposés.

Tous les jours je vais prendre des nouvelles d’Annie et voir un peu Henriette mais avec des précautions. Notre belle-sœur étant bouclée chez elle je dois cet après-midi aller lui faire des courses urgentes dans Paris. Elle veut profiter de sa réclusion pour faire divers ouvrages… dont elle n’a pas les matériaux.

Samedi 16 Mai

Ce matin, je me suis plongée dans la grave occupation du premier bain de notre fille, puis il a fallu m’habiller, courir au collège, passer chez Henriette, déjeuner chez maman, sortir Cricri, voir différentes choses avec Anna.

Vers 9 h 20 la grosse auto s’est ébranlée. A l’avant, mes deux frères ; en arrière, Sandrin et Jean, avec tous les bagages. Notre malheureux ami avait trouvé à propos de s’offrir une migraine carabinée. Il n’a pas renoncé pour cela au départ mais je crois qu’il aura semé son cœur sur les chemins et peut-être même au fond de la voiture. Emmanuel était au volant et il a bien la machine en main à présent. Puis, une médaille de Saint Christophe, offerte par Louis Sandrin et bénite, protégera le véhicule et surtout les chers nôtres. Enfin, l’assurance est contractée depuis hier soir. Néanmoins, nous serons tous très heureux ici d’apprendre l’issue de cette étape que je trouve formidable. Louis Sandrin voudrait ne rentrer à Boulogne qu’à la fin de la semaine prochaine, mes frères avaient parlé du retour pour jeudi à moins qu’ils ne décident de prendre plus leur temps quoique l’absence de Louis ne puisse être très longue à cause de la maladie d’Annie. Le docteur Levray qui a vu cette dernière ce matin conseille maintenant d’attendre une quinzaine de jours pour la changer d’air puisque cela n’a pas été fait comme il le demandait tout au commencement de la coqueluche.

Je prévois donc que les Louis n’iront pas en Belgique avant la Pentecôte. Cela me laisserait donc grandement le temps d’y aller. Le dimanche 24 Mai, nos garçons ont au collège la fête de Jeanne d’Arc ; ils doivent chanter dans des chœurs et ils auraient naturellement désiré notre présence mais je leur ai fait entendre raison et ils… admettent la possibilité de mon voyage en Belgique.

L’entérite de Cricri est un peu moins aiguë, elle souffre moins et depuis jeudi elle n’a pas rendu de sang. Le temps s’est beaucoup amélioré, le soleil se montre depuis ce matin et il est très chaud. Nous en avons profité pour faire faire à la petite convalescente le tour des jardins. Elle est ravie et attend avec impatience la désinfection finale après laquelle elle reprendra une vie entièrement normale. Son Tam-Tam l’amuse toujours mais je commence à en avoir plus qu’assez ; il est très sale, fait mille bêtises et ses instincts sauvages me font presque peur. Il m’a griffé fortement hier parce que je voulais le débarrasser d’un châle dans lequel il s’était empêtré.

Dimanche 17 Mai


C’est un véritable commencement d’été avec encore toute la fraîcheur des verdures nouvelles à travers lesquelles filtrent des rayons de soleil, brillants et chauds. Tout à l’heure, en revenant de la messe de 9 h, je suis passée chez Henriette que j’ai trouvée tout à fait ravie des renseignements qu’elle venait de recevoir d’Henri sur la campagne bruxelloise. Je crois que si cela ne dépendait que d’elle, elle partirait le plus tôt possible passer un mois à la « Villa des Bleuets » mais je crois que Louis désire Bruges pour son travail et trouvera cette station un peu lointaine pour y revenir chaque soir. Il y a bien la combinaison à laquelle Henriette songe : emmener une bonne pour pouvoir se partager entre son mari et sa fille. Ce n’est qu’au retour de Louis qu’une décision quelconque pourra être prise.

Seulement, je ne connais pas de plus grands indécis. Louis ne sait jamais, jusqu’à la dernière minute, ce qu’il va faire ; il hésite encore quand il est sur le marche pied d’un train. Quant à Henriette, c’est un autre genre. Elle va d’emballement en emballement ; elle se fixerait sans doute plutôt à Bruges avec Louis.

Il est arrivé hier au soir une dépêche des voyageurs. Louis Prat a télégraphié de Sablé (Sarthe) à sa femme : « Excellent voyage, prévenez les Madeleine ». Seulement la dépêche ayant été mise à 16 h, je doute fort que nos automobilistes aient pu atteindre Vannes avant la nuit, ainsi que le comportait leur audacieux programme. S’ils ont couché à Chateaubriand, c’est tout ce que mes connaissances géographiques me permettent de leur accorder. Au fond, cela ne fait pas grand-chose car ils arriveront bien à la Trinité où ils ne sont attendus que ce soir. D’ailleurs, le Père Le Doyen qui est seul à les recevoir au terme du voyage, n’aura pas des palpitations de cœur pour un retard de quelques heures. Ici, nous sommes prévenues, c’est l’essentiel !

Nos garçons ont arboré pour la première fois ce matin leurs uniformes d’été ; ils étaient assez gentils mais fiers comme deux paons. Pierre, qui se tourmente de tout, m’a demandé avec une inquiétude larmoyante « Qui lui ferait son nœud de cravate jeudi et dimanche » si je vais en Belgique. C’est qu’il leur a fallu de vraies cravates d’homme et que ces Messieurs veulent faire du chic, pour éblouir les petits amis ! Ils sont très mortifiés parce que leur oncle Loulou a fait faire la plaque de l’auto à son seul nom. « Comme cela, disent-ils, on ne voit pas du tout que la voiture est aussi à papa ». Ah ! Que ce petit monde est intéressant à étudier mais qu’il est inquiétant par les tendances mauvaises qu’on y trouve, malgré tous nos efforts éducateurs. Les garçons me sont revenus à la maison et pendant les repas, ils causent avec moi. Pierre m’a avoué hier (sans que je lui demande rien) que ses camarades l’avaient renseigné déjà un peu sur certaines choses et il m’a priée de lui donner des informations complémentaires. Je ne lui ai raconté aucune blague mais je lui ai répondu que son papa lui expliquerait mieux que moi ce que le bon Dieu permet aux hommes de connaître sur le grand mystère qu’est la naissance d’un enfant. C’est navrant de leur voir perdre leur belle naïveté mais hélas ! C’est inévitable. Il leur reste d’ailleurs encore bien de la fraîcheur. Franz a encore des mots d’enfants. Hier soir, il me demandait la permission d’aller aujourd’hui changer au marché de Boulogne leur petite pigeonne contre une autre plus âgée : « parce que, voyez-vous, maman, nous voudrions avoir des pigeonneaux et que c’est une femme beaucoup trop jeune pour s’occuper d’enfants, elle n’aura même jamais de petits si elle continue ; elle ne pense qu’à embrasser le père pigeon toute la journée ! ».

Lundi 18 Mai


Nous sommes en pleine désinfection ; les hommes de la ville me sont arrivés à 7 heures du matin et ma chambre est bouclée, hermétiquement close. Elle sera rouverte ce soir, mais inhabitable. Cricri vient de prendre son second bain, son régime va devenir moins sévère car nous sommes au 30ème jour. Tout passe !... Hélas ! Si je suis presque à la fin d’une misère, la pauvre Henriette est au début d’une autre. Les Corpechot lui ont ramené hier petit Lili, secoué par des quintes de toux que le docteur Levray n’a pas hésité à baptiser coqueluche malgré l’absence du sifflement caractéristique. Celui-ci a dû venir depuis, je vais aller tout à l’heure prendre des nouvelles. Malheureusement, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis rien pour soulager Henriette ; à cause de nos enfants, il m’est impossible de lui prendre ici un de ses deux malades. En recevant la mauvaise nouvelle, Louis va sans doute abréger son séjour en Bretagne.

Aujourd’hui je suis clouée ici, attendant les inspecteurs du Service d’hygiène et les hommes qui doivent revenir ouvrir ma chambre ; demain, courses dans Paris.

Nos automobilistes ont couché à Redon le soir de leur départ ; de cette ville les Louis ont écrit à leurs femmes mais nous n’avons pas encore leurs impressions sur la Trinité où ils ont dû arriver hier pour déjeuner. Je viens de voir Henriette chez elle. D’après l’avis du docteur Levray qui me semble décidément un peu déséquilibré, il faudrait attendre maintenant près de trois semaines pour changer Annie et Lili de climat.

Mercredi 27 Mai (retour de Belgique)

Le train qui m’emportait a bien marché et mon voyage a été si calme, si normal, que je n’ai rien à en dire. J’ai regardé un peu la campagne que je trouve bien plus jolie chez nous qu’en Belgique et j’ai surtout manœuvré mon crochet. A 6 heures et demie, je sonnais à notre porte et j’étais saluée par les cris de joie des enfants qui m’embrassaient à m’étouffer. Cinq minutes après, roulement de tonnerre, mugissements de sirène, appels de corne, grandes trépidations de moteur et, d’une énorme auto poussiéreuse, descendaient quatre sauvages rouges comme des homards, sales comme des…, hurlant et gesticulant comme des démons. Après avoir assisté au départ, j’arrivais juste pour voir le retour de nos automobilistes. Car, ils ne se sont pas bornés à la Trinité, ils ont fait toute la Bretagne : Concarneau, la pointe du Raz, Douarnenez, Brignogan, Perros etc. … Ils m’ont navrée en me racontant les transformations de notre coin préféré : la grève transformée en digue de promenade, le chemin de fer passant au col de Trestrignel et coupant les Troiéros, la construction d’un immense hôtel casino etc. …

Il paraît qu’il n’y a plus que Brignogan et Plougrescant qui soient restés intacts dans leur sauvagerie et Landrinus lui-même a senti le charme primitif de « Gnan – Gnan – Gnan » ; Il déclare vouloir y retourner car « La Trinité » coin paisible, gentil, est loin, de l’avis de tous, de valoir notre villégiature de l’an passé. Nous ferons donc cet été un voyage d’excursions. D’une manière générale, tous les nôtres préfèrent le nord de la Bretagne au Sud. Il faut espérer que des raisons de santé ne viendront pas contrarier nos goûts.

Je suis allée Grand Rue en même temps que Louis que ma présence a sauvé d’un savon… bien mérité. Il n’avait pas reçu, par bonheur pour lui, une lettre de reproches adressée à Perros et, comme tout s’arrange aux joyeuses minutes de réunion, il n’a pas été mal accueilli : « Ma petite Henriette, ne m’en veuillez pas, ce n’est pas de ma faute ; c’est Louis Sandrin qui a tout dirigé ; voilà trois nuits que je ne dors pas, en pensant à vous ! ». Et la petite Henriette, qui avait bien envie de gronder, a fini par sourire et par embrasser son époux vagabond. Ah ! Monstres que vous êtes tous ! Madeleine Sandrin, elle-même, est restée muette, émue, heureuse, sans rancune contre son vilain Loulou qui avait combiné cette randonnée exagérée.

J’ai retrouvé une Henriette beaucoup mieux, moins fatiguée par ses enfants. Elle a des velléités de promenades et de sorties après son long internement. Annie est dans la période décroissante de la coqueluche ; par contre, petit Lili est au plus fort de la crise mais sa mère Françoise s’en occupe avec dévouement ; il reste avec elle volontiers et il est moins terrible que sa sœur pour la pauvre Henriette. Il est gâté outrageusement mais si mignon et si à plaindre, le cher petit, que sa mère et sa bonne ne savent que faire pour l’amuser. Ici, naturellement, les trois nôtres ont eu des maux à me raconter. Franz a encore reçu un coup dans l’oreille et il s’est écorché le bras droit, Pierre a des rhumatismes et Cricri des boutons aux jambes. Maman n’était pas trop nerveuse hier soir pendant le dîner auquel j’avais été invitée avec les enfants mais ce soir Emmanuel doit ramener la nouvelle auto et gare le grabuge ! Geneviève m’a accueillie en me parlant de… Marguerite… pas l’enragée, celle de Remiremont. Et, au bout d’une demi-heure, remarquant mon chapeau, elle m’a dit « D’où reviens-tu ?... Tu as fait des courses aujourd’hui ? » Elle avait totalement oublié mon voyage en Belgique ! Tam-Tam a grandi mais ne m’a pas l’air plus sociable. Suzanne Le Doyen est reçue au Brevet Elémentaire, les de Goureuff ont un nouveau chien etc. …

Ce matin, je suis allée souhaiter la fête du filleul d’Henri qui a paru enchanté de l’auto et de l’autre petit joujou que je lui ai donné. J’ai trouvé dans le bureau des Louis le « Conseil » assemblé autour de verres de muscat ; on faisait les comptes de kilomètres, d’essence et d’argent. L’heure était grave ! Louis Prat m’a glissé - en douceur – qu’il allait falloir racheter de nouveaux pneus, affaire de 1200 francs environ, mais que nous possédions une machine épatante, avec un moteur admirable, une élégante carrosserie, des ressorts merveilleux etc… Je la trouve un peu amère, cette voiture qui nous coûtera cher sans que nous puissions en profiter !

J’ai trouvé ici à peu près le même temps qu’en Belgique, un peu moins coupant qu’à Bruges mais valant celui de Bruxelles comme froid et humidité. Malgré cela, tous nos rosiers sont en fleurs, c’est le joli moment des jardins.

Vraiment, c’est avec plaisir que j’ai retrouvé notre « home ». C’est confortable chez nous et, si Henri y était, ce serait le paradis terrestre pour moi ; je ne souhaiterais rien d’autre. Est-ce que je vais devenir « lapine de choux » et risquer de me faire renier par mon beau cher Garenne ? Je me souviens cependant bien joyeusement de notre gentille équipée de ces jours derniers et je suis toute prête à recommencer… quand ce sera possible. J’ai reçu de Maman et des bonnes des compliments sur nos enfants ; ils ont été très sages, ont bien travaillé et ont beaucoup pensé à leurs deux parents mais sans tristesse. Tout a donc été pour le mieux en mon absence et j’aurais bien tort de m’affoler une autre fois.

Ce matin ma crise d’entérite s’est déclenchée, j’ai fait un peu la paresseuse et puis j’ai rangé différentes choses, je suis allée Grand Rue, au collège, j’ai fait des courses dans Boulogne et le temps a filé…

Boulogne, Juin 1914

Mardi 9 Juin

Je suis très anxieuse de connaître des détails du voyage d’Henri ce matin ; la rencontre faite sur le quai d’embarquement peut bien être tout à fait indifférente ou même favorable. Ce que nous avons cru un mal peut être devenu un bien selon les circonstances et les dispositions du grand Manitou. Il est trop civilisé pour s’être permis de lui exprimer le moindre reproche devant moi, mais, au cours de la route, il aura eu toute liberté de lui faire connaître sa pensée.

J’ai la tête vide, le cœur déchiré, les membres rompus ; la séparation m’est vraiment très douloureuse cette fois-ci. Mais je ne veux pas gémir…  Il fait le temps le plus atroce qu’on puisse imaginer, le ciel est si noir qu’on y voit à peine à trois heures de l’après midi et il pleut à torrents. Sûrement Bruxelles ne peut pas être plus lugubre que Boulogne aujourd’hui. Avec cela il fait froid. Quelle différence avec le temps de ce matin qui n’était cependant pas très rayonnant.

Maman a voulu que je déjeune chez elle avec les enfants. Emmanuel est  parti travailler à Paris après une séance de tennis avec sa fiancée… de l’heure. Le bon Sandrinus est venu me demander si je voulais partager avec lui un bidon d’huile d’olives pendant les vacances, comme l’an dernier. Voici tous les rapports que j’ai eus avec l’extérieur. Avant d’aller chercher nos fils au collège, je vais passer chez les Louis porter le guide oublié.

Je suis effrayée de tout ce que j’aurais à faire, ne sachant par quel bout commencer.

Jeudi 11 Juin

Comme Louis déjeunait à la maison, j’ai pu lui donner des nouvelles du voyage de sa femme et de ses enfants. Il n’avait encore rien reçu et a paru content d’apprendre leur arrivée sans encombre à Bruxelles. J’espère que nous aurons prochainement des détails sur l’installation au port définitif.

Ici, le beau temps semble revenir. Il fait chaud et… il n’a pas plu depuis six heures ce matin. Cela n’est pas sans importance ; c’est aujourd’hui la Saint Barnabé et les gens superstitieux croient que ce bienheureux est en train de réparer les méfaits de son collègue Saint Médard. Ma journée a été plus qu’occupée ; il y a eu réunion d’enfants chez nous, les visites de Madame Le Doyen, de Charlotte et de Madame Lesourd ont rempli mon après midi. Je suis invitée avec tous les enfants à dîner le mercredi 24 courant rue Las Cases, en l’honneur de la fête de Jean et j’ai vu qu’il m’était impossible de refuser, même en alléguant un voyage en Belgique. D’autre part, Louis Sandrin médite précisément sa petite fugue pour cette époque et j’ai un peu peur de le mécontenter en me récusant. Ah ! Qu’il est donc difficile de contenter tout le monde, c’est encore plus compliqué qu’au temps du bon La Fontaine.

Geneviève m’a dit hier avec le plus grand sérieux et sûrement la plus ferme conviction « Tu n’aurais qu’une chose importante à faire, c’est de t’occuper de moi et tu ne le fais pas ». Voilà René qui écrit à Maman que le départ de Marguerite pour Berne est fixé à la semaine prochaine. Je vais donc voir sans doute Roger débarquer un de ces jours. Et les Paul n’attendent qu’un signe pour revenir. Les enfants sont exigeants et indisciplinés. Ces dix jours de laisser aller leur ont été néfastes et je ne me sens pas en ce moment l’énergie nécessaire pour les reprendre en main. Il me semble que ma crise annuelle de neurasthénie avance à grands pas et cette fois-ci, je n’aurai pas les  vacances pour m’en guérir. Je prévois un métier de galères pendant les mois de Juillet et d’Août, Septembre ne me paraît pas plus calme, Octobre me parle de départ et le cortège de mois qui suit me paraît tellement lugubre !

Ce sont les lettres de Remiremont, jointes aux paroles de Monsieur Laurent qui m’apportent la plus forte dose de craintes et de mélancolie mais les choses d’ici ne sont pas faites non plus pour m’égayer. Geneviève est lamentable, Maman nerveuse, Emmanuel « s’en-Le Doyenne » de plus en plus. Il ne quitte plus sa nouvelle amie Suzanne et je ne sais pourquoi cette idée de mariage me chiffonne. Après tout, ils seront peut-être heureux ensemble, à leur manière. Voici déjà Manu qui involontairement copie les gestes, le langage l’accent et les attitudes de la jeune fille. Ce matin, j’en ai été bien étonnée ainsi que de la familiarité qui existe maintenant entre eux.

Vendredi 12 Juin

Comme on se fait des illusions ! Je croyais que notre bon Sandrinus allait être fâché en apprenant que la fête de Jean serait sans doute un obstacle à mon départ pour la Belgique entre le 20 et le 25 juin. Pas du tout, au lieu de voir un visage s’allonger à cette nouvelle, je l’ai presque vu s’épanouir. « Madeleine, m’a-t-il confié, était un peu ennuyée de laisser Zézette toute seule ; si vous ne partez pas en même temps que nous, elle vous la confiera et sera beaucoup plus tranquille ». Me voici passée refuge des enfants abandonnés. Il est donc probable qu’il me faudra renoncer à une échappée. En Juillet ni Maman ni Emmanuel ne seront là et ma fin de Juin se trouve trop employée.

Samedi 13 Juin

Anna est rentrée très sagement ce matin et je vais pouvoir vaquer avec plus de liberté aux préparatifs de la Première Communion. C’est qu’il surgit à chaque instant de nouvelles complications. Pierre doit lancer des fleurs à la cérémonie et il lui faut un harnachement spécial. Maman me demande de lui avoir un chapeau. Emmanuel veut que je choisisse moi-même un souvenir destiné à notre grand. Lundi, c’est le mariage Marie. Louis me prend comme secrétaire. Madeleine Sandrin réclame des conseils pour un ouvrage et un accompagnement pour une visite. Enfin, je reçois une lettre de Marguerite m’annonçant l’arrivée prochaine de son fils qu’elle m’envoie dit-elle pour tout l’été. Je prévois que Roger nous restera… jusqu’à la guérison de sa mère, c’est-à-dire indéfiniment. Tout cela ce sont des riens qui s’ajoutant les uns aux autres, finissent par m’écraser. Je suis lasse ce soir abominablement, après avoir fait une longue séance dans les magasins parisiens par une lourde journée d’orage. Si je n’attendais pas Louis à dîner je me mettrais au lit. Quel bonheur si je ne pouvais ne me réveiller que lundi matin, en coupant à la souffrance du dimanche que je redoute.

Dimanche 14 Juin

Il y a de l’énervement dans l’air au 164. L’auto d’Emmanuel est arrivée hier au soir. Maman ne la gobe pas, la déclare une camelote, un article de bazar. Mais comme elle n’ose trop rien dire à son irascible benjamin… c’est moi qui écope. Je lui ai soit disant demandé d’acheter un nouveau secrétaire, mon Anna mange toutes les groseilles du jardin, je fais laver la vaisselle dans de la liqueur d’Armorique, je ne surveille pas assez Tam-Tam etc. Enfin, je crois que Maman m’a prise à partie parce qu’elle est jalouse du grand honneur qu’on me fait en me confiant Roger. Ayant reçu diverses pointes à ce sujet, j’ai écrit aux Serdet que la vie me serait impossible s’ils ne m’autorisaient pas à donner de temps en temps Roger à sa grand’mère. J’espère qu’ils répondront selon mes souhaits, sans cela ce sera la guerre perpétuelle.

Voilà encore Maman qui arrive et qui gronde les enfants pour je ne sais quel méfait ; il faut que j’intervienne.

Lundi 15 Juin

Je m’occuperai de l’opération conseillée par les docteurs Levray et Cloquet aussitôt la première Communion car j’aurais voulu, s’il faut en passer par là, que nos enfants soient opérés le Samedi 11 juillet. Il n’y aurait donc pas de temps à perdre. Madame Boucher m’a donné hier l’adresse d’un spécialiste, l’un des premiers de Paris… mais elle le croit cher. Faut-il écrire au docteur Albot, prendre au hasard les chirurgiens recommandés par Levray ou Cloquet, demander à Marie Aucher des renseignements sur celui qui a opéré Marcel ? Faut-il aller d’abord consulter St Hilaire et se remettre entre ses mains ? S’il s’agissait de moi, j’irais chez le premier chirurgien venu pour un récurage de ce genre que tout le monde s’accorde à déclarer sans gravité. Il y a encore Madame Quentin à laquelle je pourrais demander des renseignements. Ses deux enfants ont passé par là l’année dernière.

Franz est en retraite ; il reste au Collège de 8 heures du matin à 6 heures du soir et paraît enchanté de goûter à l’existence des demi-pensionnaires. Pierre tousse toujours, mais sans avoir le terrible chant du coq. Cricri reprend un peu de couleur et de vie.

Samedi 20 Juin

Le fait le plus saillant… pour moi du moins, c’est le débarquement de Roger sous notre toit. Le pauvre oiselet tombé du nid a d’ailleurs toute l’heureuse désinvolture de l’enfance, il se croit chez lui pour la vie et déclare hautement à ses cousins qu’il ne veut plus jamais les quitter. Pour le reste, tout continue comme avant : Louis Sandrin a bu et mangé comme quatre dans la charitable intention de m’aider à venir à bout des restes de notre grand dîner, les Le Doyen n’ont pas décollé, Maman continue à trembler pour le précieux Tam-Tam qu’il faut lui présenter cinq ou six fois par jour. Ses visites me font penser à celles des inspecteurs de tramways. Elle sonne, demande où est le chat comme elle dirait : « votre billet s’il vous plait ? » on lui montre Tam-Tam et elle s’en va, sans couper heureusement pour l’animal, un petit bout de la queue à chaque contrôle. Geneviève se lamente toujours sur son sort et celui de sa jumelle, les deux seules personnes intéressantes de l’univers, et accable d’injures le reste du genre humain. Elle n’est entourée que d’égoïstes, de gens mal élevés, de fripons et même de voleurs. Nous en avons chacun pour notre grade mais sa bête noire du moment est surtout la cuisinière, Marguerite, qu’elle accuse de lui avoir dérobé plusieurs centaines de francs. La pauvre Viève a le cerveau bien faible maintenant et on ne peut que la laisser dire car la contradiction la met hors d’elle, mais c’est peu amusant de s’entendre attribuer tous les vices quand on se donne tant de mal pour elle. Aussi, son entourage semble-t-il lassé. Marguerite qui connaît l’accusation portée contre elle va peut-être rendre son tablier un de ces jours prochains. Ce ne sera pas amusant pour Maman, mais Geneviève s’en moque bien et crie après son argent comme quelqu’un à qui on aurait arraché les entrailles. Cette idée fixe n’a pas encore détrôné celle de l’assassinat commis par elle sur la personne de sa chère sœur mais elle l’accompagne, cela fait une variante dans le concert !

Pour mon compte, j’ai commencé hier des confitures de fraises d’après une recette compliquée qui demande trois jours pour son exécution. C’est le procédé employé par Maman et… elle ne comprend pas qu’on opère autrement. Je suis forcée d’avoir l’air de me soumettre, je tricherai un peu pour ne pas assommer mes domestiques par des manipulations et des cuissons fréquentes et j’en suis sûre bien inutiles. Aujourd’hui, je range un peu ; le besoin s’en fait vivement sentir à la fin d’une semaine comme celle-ci. De plus, les Paul, devant réoccuper leur appartement à partir de lundi, il faut que je profite de ma dernière journée de liberté pour le nettoyage des armoires qui s’y trouvent. Je ne veux pas les ennuyer en leur secouant sous le nez mes poussières, mes poivres et mes camphres ; j’espère en avoir fini avant leur retour.

Entre temps, Madame Pot au feu a trouvé le loisir de lire un drame de Mackerlinch intitulé : « Marie Magdeleine » et  de parcourir sa revue Suisse. La correspondance du ménage a aussi été mise un peu à jour. J’ai beaucoup écrit depuis 24 heures, à des tas de gens auxquels je devais des réponses restées en souffrance cette semaine ou auxquels je voulais envoyer des mémentos de la Communion Solennelle de Franz. Il me reste encore quelques lettres à faire, entre autre une réponse à un mot de la Corrèze qui m’a appris ce matin la mort de Madame Farges (mère de la Nounou). Etant donné le souvenir que nous avons conservé de la pauvre Pauline cet évènement m’attriste sincèrement.

Nous avons depuis tout à l’heure un cinquième enfant : en partant, Madeleine m’a confié sa fille. Ma surveillance est un peu lointaine car Zézette doit continuer à habiter le 162 mais il faudra que j’aille la voir et que j’envoie de ses nouvelles aux parents que je n’imagine pas fort inquiets. La petite est en bon état, entourée d’un nombreux personnel, déjà très au courant des habitudes de la maison, l’absence des Sandrin sera si courte que j’aurais tort de me tourmenter de cette maternité éphémère et mitigée.

Dimanche 21 Juin


Maman va, vient, parait et s’éclipse comme tous les dimanches. Emmanuel a déjeuné en deux coups de fourchette pour aller se promener dans les bois avec la tribu Le Doyen qui l’a invité aussi à dîner. Geneviève est dans sa tour d’ivoire, Anna est de sortie, je reste seule avec les quatre enfants auxquels Zézette doit venir se joindre tout à l’heure. C’est à la fois très mouvementé et… lugubre. Je gronde, je crie même, un bruit d’enfer me donne la migraine et j’ai l’impression d’être toute seule. La pensée qui me domine, c’est que je vais devenir folle et qu’on doit être rudement bien, calme et heureux dans les maisons de santé.

Le temps est affreux, il pleut, il fait sombre. Je ne pense pas que Manu ait pu partir en balade avec sa belle famille mais ce pigeonneau roucoule auprès de Suzanne sans souci de la vieille sœur. Je ne lui en veux pas, c’est tout naturel qu’Emmanuel ne se croit pas obligé de m’aider dans mon rôle de bonne d’enfants. Je trouve seulement que les choses vont un peu vite… Enfin grand bien leur fasse à tous.

Lundi 22 Juin


Vraiment, il y a des heures tellement surchargées, qu’on se sent découragé, qu’on a envie de donner sa langue au chat, de tout envoyer promener. Je viens d’en traverser une semblable : Maman, Geneviève, mes garçons et Madame Thoreau elle-même me tiraillaient, qui de droite, qui de gauche. Je ne sais pas si je suis arrivée à contenter quelqu’un. J’ai tout quitté pour aller à la poste retirer un télégramme adressé à Louis et faire le nécessaire à ce sujet. Et quand je suis revenue, tout était calme : Maman était partie je ne sais pas où, nos fils avaient réintégré leur collège, Cricri et Roger s’étaient remis d’accord, Geneviève cessait de me réclamer et la couturière avait bâti au hasard un corsage qui se trouve m’aller parfaitement. Comme quoi, personne n’est indispensable en ce monde. Quelle minute délicieuse je vis en ce moment après l’agitation de tout à l’heure, un souci me reste cependant : celui de Franz que j’ai laissé grognon, prétendant qu’il avait le frisson, qu’il était malade et incapable d’aller en classe. Connaissant la paresse du jeune homme et la difficulté qu’on a à le remettre au travail après les congés, j’ai donné l’ordre du départ malgré tout et je crains d’avoir été un peu dure.

Je voudrais qu’il soit rentré, mais alors, ce serait la fin de cet instant de calme qui me fait tant de bien. Ah ! Le vrai repos n’est pas de ce monde, surtout quand on a une famille comme la mienne. Je me dis même quelquefois qu’il faudrait aller dormir mon dernier sommeil hors de notre grande caserne du Père-Lachaise qui contiendra tant d’agités. Et je comprends Papa qui souhaitait ne pas y descendre !

Ne prenez pas cette boutade pour l’expression d’une dernière volonté. A cet égard, je ne veux pas ennuyer les  survivants. Ils feront de mon corps ce qu’ils voudront, ce qui leur sera le plus commode d’en faire, même de la glycérine et du noir animal si cela leur plait. Je m’en fiche bien et, si notre tombe est le moyen le plus facile de se débarrasser d’un cadavre encombrant, qu’on en use, malgré la petite répugnance que j’en ai !

Mais voilà une causerie bien macabre…

J’attends les Paul… pour m’égayer ! Leurs intentions me sont inconnues, je sais seulement qu’ils dînent et couchent ici. Pour le reste, je le verrai demain sans doute. Le mois de leur chambre parisienne expire aujourd’hui, ils ont peut-être donné congé, avec l’intention de passer ici la dizaine de jours qui les sépare de leur voyage en Suisse mais ils ne m’ont rien dit. Je les réinstalle comme par le passé, ils feront ce qu’ils voudront mais je me  promets bien de ne pas renoncer pour eux à mon petit tour en Belgique.

Emmanuel a fait hier un succulent dîner chez sa belle-mère ; il m’en a énuméré le menu avec complaisance ; les choses ont l’air de marcher grand train. Hier, tous les Le Doyen actuellement à Boulogne se sont promenés sous des parapluies à la remorque d’Emmanuel à travers les bois. Le soir, ils étaient fourbus et crottés comme des barbets mais de bonne humeur quand même. Faute de distinction, ils ont d’heureux caractères, c’est déjà beaucoup et je me demande si après tout notre cher frérot mérite mieux que cela. Nous avons vu le cas qu’on fait de lui dans les milieux artistes et intellectuels ! Je reviens donc un peu de mes premières préventions et si je n’en suis pas encore arrivée à souhaiter cette union, je l’envisage maintenant comme possible.

Nous avons bien accepté le mariage de Paul. Celui-ci est autrement mieux sous bien des rapports. Et puis, Suzanne Le Doyen est si jeune qu’avec du tact, de la douceur et de la persévérance, on arrivera sans doute à changer ce que nous trouvons d’un peu défectueux dans ses manières. Le point noir, c’est qu’Emmanuel a cessé complètement de travailler depuis qu’il roucoule auprès de sa nouvelle colombe et ses concours s’en ressentiront ! … En ce moment, il y a, je crois, bonne volonté des deux côtés et il n’est pas très politique de vivre si constamment l’un avec l’autre… la lassitude viendra !

Aujourd’hui Emmanuel fête ses 26 ans, Maman lui a donné un pot d’œillets rouges (qu’elle a failli recevoir à la tête). Quant à moi, je lui ai généreusement octroyé ma bénédiction (chose qui ne risque pas de vous retomber sur le nez) et je lui ai promis un verre de liqueur « au choix » pour ce soir. L’année dernière, le frérot était navré de coiffer Sainte Catherine, il est venu pleurer dans mon corsage, en me parlant de la blonde Marcelle. Cette fois-ci, il semble prendre allègrement l’année qui débute, comme si elle promettait du bonheur et, s’il se fait dorloter…, ce ne sera pas par moi.

Mardi 23 Juin

Malheureusement, comme je le prévoyais, Franz est rentré malade hier à quatre heures, il s’est mis au lit aussitôt, la fièvre a rapidement monté, accompagnée d’un peu de délire : il voyait des singes gambader autour de sa chambre. Connaissant le tempérament fiévreux de notre grand, je ne me suis pas alarmée outre mesure de ses paroles incohérentes et j’ai repoussé l’offre de Paul qui voulait aller chercher le médecin. Le docteur Levray n’aime pas être dérangé le soir, surtout pour peu de chose et je crains sa mauvaise humeur. D’ailleurs, la nuit ne s’est pas trop mal passée ; une capsule d’analgésine a engourdi les douleurs de tête mais sans faire disparaître la fièvre. Ce matin, il est un peu mieux, les douleurs se sont localisées dans l’oreille droite et le cou. On connait le bonhomme : froussard et peu patient, il pleure, réclame le médecin, dit « que je me déciderai à le faire soigner trop tard, que ce sont les oreillons et qu’il va mourir ! » Tantôt, si cela continue, je ferai prévenir le docteur mais, avec son pessimisme, celui-ci va nous déclarer une maladie affreuse qui fermera le collège à Franz pour un temps infini et m’entraînera dans des complications ennuyeuses… peut-être inutiles.

Depuis quelques jours, nos fils ont une idée en tête ; ils voudraient pour leur été des costumes de boy scouts. Faut-il essayer de les satisfaire, ou devons nous craindre, comme Maman, qu’ils aient l’air d’apaches ? De même pour les chapeaux ; le grand feutre est-il aussi léger et pratique que les Jean-Bart en paille qu’ils ont portés jusqu’à présent mais pour lesquels ces Messieurs ont maintenant un profond dédain ?

Mercredi 24 Juin


Quoique pas encore très brillant, Franz est tellement mieux que je l’ai renvoyé au collège ce matin et, s’il n’a pas de nouvel accroc, il pourra assister ce soir au dîner de fête de son cousin Jean. Le facteur lui a remis deux cadeaux ; un porte crayon de la part des Georges Tauret et un calendrier, métal et onyx, de celle des Quentin. En écrivant pour remercier, j’ai annoncé ma visite rue Vignon Samedi à 6 heures. Il est grand temps de s’occuper de l’opération projetée si nous voulons qu’elle ait lieu dans la première quinzaine de Juillet et, puisque mes démarches doivent commencer par une visite à Tauret, je ne puis attendre davantage.

La vie continue ici, très occupée et monotone. Ce matin : confitures de groseilles pour varier avec celles de fraises. Un incident à noter toutefois : la disparition de Tam-Tam. Depuis hier matin notre petit chat siamois n’a pas reparu et je le crois volé. Je tremblais en annonçant la chose à Maman car je m’imaginais qu’il y aurait un drame, pas du tout ! Elle a un peu joué le rôle de la Mère Michel allant réclamer son chat chez tous les voisins mais elle ne m’a pas arraché les yeux. Pour mon compte, je suis contrariée. Tam-Tam avait certes ses inconvénients mais il était curieux, drôle et surtout nous commencions à y être habitués. Cela me semble presque triste de ne plus entendre son affreux petit miaulement de ballon en baudruche qui se dégonfle.

Il faut espérer que les Sandrin auront eu beau temps pour la fin de leur séjour en Belgique et qu’ils en rapporteront un joyeux souvenir. Leur fille a déjeuné ici hier ; elle semblait ravie et elle a fait preuve d’un appétit auquel son père aurait applaudi. J’ai même été obligée de refuser à cette gentille invitée une cinquième ration de purée de pommes de terre et une troisième cuillerée de fromage à la crème…

Jeudi 25 Juin

Les occupations hier au soir se sont enchevêtrées les unes dans les autres jusqu’au moment où il a fallu partir pour la rue Las Cases. La fête de Jean réunissait tous les Morize excepté le plus charmant, le plus aimé de tous. Malgré cette absence, la soirée  s’est passée gaiement. Notre neveu a été comblé de fleurs et de cadeaux. La grand’mère lui a donné un minuscule petit appareil de photographie, les Paul un livre, ses parents un superbe album de timbres. Quant à moi, j’ai acheté des séries de timbres au lieu de remettre l’argent à cet enragé collectionneur. Grâce aux conseils de Franz j’ai réussi et Jean m’a répété plusieurs fois : « Ma Tante, vous avez du flair ! ». Je crois bien ! Celui de la femme de l’artilleur !

Nous sommes invités pour dimanche soir rue St Flo, ainsi que je le prévoyais ; j’ai accepté pour les enfants et pour moi. Le temps est toujours variable : alternatives de grands coups de soleil et de nuages : de temps en temps de la pluie.

Maman parle de partir en auto avec Emmanuel ; ce ne sont que des paroles en l’air car elle compte bien emmener Roger et ce serait, je crois,  peu pratique pour ce mioche plutôt délicat qui est justement enrhumé à l’heure actuelle. Sandrin m’a dit qu’Annie était toujours difficile, exigeante et grognon, Franz possède exactement le même caractère. Pierre et Roger sont de terribles diables, Cricri, l’enfant martyr, commence à sortir ses griffes. Je me demande avec effroi quelles vacances je pourrai avoir au milieu de cette assemblée ! Mon repos et ma santé personnelle m’importent peu, ce que je crains avant tout, c’est que ces aimables fauves se dévorent les uns les autres ; je n’ai pas l’autorité nécessaire à une dompteuse. Peut-être qu’en emportant une cravache cela marchera mais je ne puis taper ni sur la tigresse des Louis, ni sur le lionceau des Serdet.

Les Paul vont revenir tantôt ; mon beau-frère va faire la fermeture du tennis des jeudis. Ils coucheront ici et resteront jusqu’à… je ne sais pas. Ils ont gardé leur pigeonnier des Batignolles et partiront la semaine prochaine pour Veyrier du Lac. Au mois d’Août, ils rejoindront les Albert aux environs de Chamonix, ensuite ils s’arrêteront à Lyon et rentreront à Paris dans la première quinzaine de Septembre.

Mardi 30 Juin


C’était hier la journée de Roger ! Je me suis démenée pour préparer le départ de notre fils adoptif que Maman compte emmener avec elle mercredi soir. Il manquait au pauvre mioche bien des choses dont il a fallu le pourvoir. Et les courses dans les magasins de Paris, par une chaleur torride, ont été dépourvues d’agrément. Et pendant ce temps madame Kiki s’installait à Berne, dans un palais de marbre blanc dont les splendeurs laissent loin derrière elles le luxe de la maison Sollier. Elle m’a écrit une lettre – très gentille d’ailleurs – pour me remercier de ce que nous faisons pour son fils et me raconter ses premières impressions. Elle est dans l’enthousiasme, mais ne nous réjouissons pas. Tout nouveau, tout beau ! Quand René l’aura quittée, elle déchantera sans doute, quoiqu’elle ait pu conserver Aimée avec elle, en guise de garde.

Aujourd’hui, il faut s’occuper de Maman. J’avais eu bien du mal mercredi dernier à lui faire tailler deux jupes noires convenables par Madame Thoreau. Hier, pendant que j’étais au Bon Marché, profitant de mon absence, Maman a fait lâcher l’ouvrage commencé pour faire entreprendre… une jupe à carreaux noirs et blancs, ce contre quoi j’avais lutté de toutes mes forces. Avec elle, il n’y a rien à faire ! Elle se croit d’ailleurs excessivement mince et déclare que les carreaux lui iront à merveille. C’est énervant de se donner de la peine pour essayer de rendre la toilette de Maman convenable et de voir qu’à plaisir elle démolit tout.

Après le dîner, j’ai reçu l’aimable visite des Sandrin et d’Emmanuel. Adrienne, arrivée de l’après-midi, était allée se coucher. En voilà une qui ne manifeste jamais beaucoup d’empressement à notre égard ! Je ne lui en veux nullement mais à l’avenir, je me précipiterai un peu moins au devant d’elle. Quand Gilberte a été malade au moment des vacances de Pâques, j’allais régulièrement deux fois par jour chercher des nouvelles. Cricri a pris sa scarlatine, j’ai naturellement cessé mes visites au 160 ; Adrienne ne m’a pas donné signe de vie et est repartie à Lyon en me faisant simplement dire par son cousin qu’à cause de sa fille elle ne pouvait pas venir me dire au revoir. Cette fois-ci, je vais l’attendre, et il est probable qu’elle ne viendra pas mais que je la rencontrerai chez Madeleine.

On parle ce matin dans Boulogne d’une effroyable catastrophe de métro qui aurait eu lieu aux environs de la gare de l’Est. Les journaux n’ayant pas encore paru, on ne sait rien de précis. Les Paul qui doivent venir dans l’après-midi me renseigneront peut-être.