Vendredi 17 Avril
Compte-rendu de notre soirée d’hier soir au cours de laquelle il a naturellement plané un sentiment un peu pénible, celui de l’absence d’Henri que tous éprouvaient… à des degrés divers. Les intimes de la maison ont mis beaucoup de bonne volonté pour que les amis du Mexique ne se sentent pas désorientés, ni isolés dans un milieu inconnu. Ils y ont pleinement réussi, Madame Bertaux a été plus vivante que jamais, pleine d’entrain, dans une fort élégante robe de crêpe de chine d’un rouge éclatant (malgré mon appel à la simplicité).
Louis Sandrin m’a paru un peu désillusionné et Louis, mon frère, n’a pas eu le coup de foudre. Ils s’attendaient sans doute à… autre chose et n’ont osé risquer ni déclarations, ni petites histoires grivoises. Cependant, nos frères et sœurs se sont rencontrés pour trouver cette amie d’outre-mer vive, amusante, presque jolie, malgré l’œil défectueux. Et les garçons m’ont traduit le soir leur opinion par cette phrase expressive : « Henri n’a pas du s’embêter avec elle au Mexique ». Chose assez curieuse, étant donné le genre brillant de Madame Bertaux, les femmes ont émis sur son compte des opinions favorables. Il est vrai qu’il n’y avait là que des bonnes pâtes. Henriette dont vous aimerez surtout connaître l’avais l’a déclarée « très gentille ». Un seul reproche lui a été fait par la douce Madeleine Sandrin : « elle est un peu bavarde, il n’y a pas moyen de placer un mot avec elle ». Elle nous a raconté des histoires, fort intéressantes, d’ailleurs : les aventures au Brésil et en Sonara et nous avons entendu les louanges de son premier mari. Le grand Luce, malgré son air croque-mort, a beaucoup causé, surtout avec Paul et, en les voyant accoudés l’un près de l’autre à la cheminée, j’ai pensé qu’il y avait bien des analogies entre ces deux grands garçons qu’une affinité secrète semblait pousser l’un vers l’autre, sans qu’ils connaissent rien de leurs passés respectifs.
Le dîner, composé par Louis Sandrin et supérieurement exécuté par Mariette, a été apprécié par de beaux appétits. En voici le menu :
- Potage crème de volaille,
- Homards à l’Américaine
- Filet sauce chevreuil, Asperges
- Aspic de canard
- Charlotte créole
- Fromage
- Fruits, Desserts.
Samedi 18 Avril
J’ai dormi, sans réveil, de 10 heures ½ du soir à 6 heures 25 ce matin. Après mon agitation extérieure et intérieure de ces derniers jours je ne tenais plus debout hier soir. Les Louis Prat ne sont pas venus après le dîner à cause d’Annie malade ; Sandrinus, Paul et Manu n’ont fait qu’une partie de billard ; Marie-Louise avait un gros accès de fièvre ; nous nous sommes tous séparés de bonne heure et, en dix minutes, j’ai gagné mon trop grand lit. Ce matin, les gens ont repris leur vie normale, sauf Cri-Cri qui est étendue sur son lit avec de la fièvre, exactement dans l’état de ses frères la semaine passée et de sa cousine hier. Pourtant, elle n’avait eu aucune fatigue hier. Au contraire, les garçons avaient bien circulé. Notre matinée s’était passée à la Belle Jardinière et au Louvre pour des commandes et achats de vêtements. Nos fils vont encore nous coûter bien cher à ce changement de saison. Quel dommage que la providence ne fasse pas naître les enfants comme les petits chats avec un vêtement de toute époque et de tout âge.
Dans l’après-midi les oncles Sandrin et Manu ont emmené les garçons en auto au bazar de l’Hôtel de Ville où ils ont fait des achats d’outils ; puis, ils leur ont fait visiter N. D. de Paris, leur faisant accomplir l’ascension des tours. Enfin, à 6 heures, ils les ramenaient enchantés au bercail. Pendant ce temps, il y avait grande séance d’ouvrage chez Henriette. Il s’agissait de nipper Paulette arrivée d’Angleterre avec une mauvaise petite robe teinte en noir. Toutes les tantes étaient mobilisées et la chambre japonaise était transformée en atelier de couturière. J’aurais voulu aussi travailler et, à cette intention, je n’avais pas pris mon inséparable crochet. Toutes les pièces du costume de Paulette étant en mains, j’ai dû rester sans rien faire, m’occupant surtout d’Annie et de Lili, l’une souffrante couchée sur le canapé et l’autre à la fois délicieuse et insupportable, prenant les ciseaux ou les épingles, emmêlant les fils, tirant sur les ouvrages des ouvrières. Dans un coin, Madame Bonnal, reine mère, trônait avec beaucoup de dignité… dans un autre, Paulette, affalée sur un fauteuil, regardait avec une belle indifférence cette agitation dont elle était cause.
C’est maintenant une forte fille de dix sept ans, sans grâce et sans charme, ce qui est étonnant, la tête rentrée dans les épaules, l’air grognon. Elle s’arrangera peut-être et n’est sans doute pas encore sortie de l’âge ingrat mais j’aurais mieux auguré d’elle il y a deux ans.
Une triste nouvelle : Madame Guilbert, qui a perdu il y a peu de temps une petite fille, a enterré avant-hier un petit fils, le second bébé d’Henri, âgé de deux ans et mort d’une méningite, absolument comme sa cousine. Voilà une famille bien éprouvée depuis deux mois. Aussi, devant des malheurs de ce genre, nos ennuis passagers paraissent bien peu de chose. Que Dieu nous garde, qu’Il nous conserve nos enfants, qu’Il fasse régner en nous et autour de nous l’amour et la paix… voilà ce qu’il faut désirer et ce que nous pouvons réellement payer de quelques larmes.
Sandrinus prépare les vacances. Il est allé voir hier Monsieur Le Doyen qui lui a parlé d’une station balnéaire naissante dans la presqu’île de Quiberon : une belle plage, un petit bois de pins, une mer splendide, beaucoup d’excursions à faire, le chemin de fer de Paris arrivant directement. Voici les agréments de ce coin qui possède un bon hôtel pour les Boucher et quelques villas à louer pour les autres fractions de la bande.
Mais jusqu’à présent il n’y a aucun détail sur les approvisionnements et je crois que le pays est battu par les tempêtes, très sec et sauvage. Je ne connais pas du tout cette région de la Bretagne, je la verrais avec plaisir, surtout ne devant guère y rester plus d’un mois. Si nos amis optent pour elle, il me parait un peu difficile de nous abstenir étant donné qu’ils cherchent toujours à passer leurs vacances avec nous et que cette année ce sont des raisons de santé qui les conduisent vers des lieux qui n’ont peut-être pas notre agrément complet.
Dimanche 19 Avril
La journée d’hier a été plutôt monotone pour moi ; je l’ai passée auprès du lit de notre pauvre fille dont la température était 39°6 et qui souffrait de la tête, des intestins et de l’estomac. J’en ai profité pour terminer l’abat-jour du salon qui a l’approbation de nos amis. Ce matin, après une très mauvaise nuit, Cricri est un peu mieux, elle a moins de fièvre grâce à deux cachets de pyramidion mais sa pauvre petite figure est toute dolente et elle a la bouche dans un état pitoyable. Elle est encore au lit et n’ira pas à la messe, je pense cependant la faire lever pour le déjeuner si elle le demande et si nous la trouvons assez bien pour cela.
Nous avons passé la soirée hier chez les Sandrin. Lucien Corpechot m’a dit qu’il déjeunerait lundi ou mardi à l’hôtel Métropole avec le Prince (comme il dit). Les Louis m’ont dit que tout cela c’était sans doute du bluff, qu’il faisait croire à son entourage que le Prince lui accordait une entrevue pour s’en aller en bombe à Bruxelles.
L’assemblée était assez nombreuse chez les Sandrin ce qui ne l’empêchait pas d’être fort intime. Sauf Madame Boucher douairière et Marguerite, il n’y avait que des habitués de la maison. Le but de la réunion était l’audition d’une œuvre musicale de Maurice exécutée par l’auteur sur le violon, Faunière sur le piano et Marguerite sur le violoncelle. Cà et là il y a des harmonies assez belles, comme des portes qui s’ouvrent sur un rêve, on s’élance, croyant trouver derrière elles, la lumière, l’air pur, quel que chose d’attirant et puis, brusquement par un accord sec, un coup d’archet brutal, le mur s’est refermé et… on se casse le nez dessus. C’est cela à peu près tout le temps. Il manque une liaison entre les différentes phrases. C’est haché, saccadé, essoufflé et pourtant il y a une certaine inspiration et de la science. Enfin, c’est une œuvre de débutant ; reste à savoir si dans la suite, Maurice sera capable de donner mieux.
En écoutant la production de son mari, Adrienne avait une expression de grenouille pâmée tout à fait amusante. Elle s’est bien tenue tant que sa terrible belle-mère est restée là mais Madame Boucher avait à peine refermé la porte du vestibule que Dridri nous dansait un de ces chahuts effrénés dont elle a le secret et sa robe de crêpe de chine miel, une jolie robe toute neuve, se fendait de la cheville au genou. Tous les mêmes ! A Boulogne, dans ce petit coin du vieux monde égaré aux portes de Paris, il semble que les choses sont plus stables que partout ailleurs. Fernand de Virgille, Gustave et Louis, dans un petit coin, se sont raconté des horreurs en consommant par avance une bonne partie du lunch, en finissant surtout la bouteille de Dubonnet, entamée lundi dernier.
La pauvre Xandra manquait à la fête, elle est au lit, avec une crise d’entérite et nous n’avons pas entendu sa jolie voix. Cécile de Virgille nous a fait plaisir avec trois délicieux morceaux de chant, Valentine a dit quelques vieilles romances du Poitou, André a été amusant dans des chansons anglaises et en dansant la gigue. Enfin, Henriette, que j’ai gardée pour le bouquet, nous a tenu sous le charme de ses doigts agiles avec une complaisance inépuisable. Elle a joué du de Bussy, du Grieg, du Chopin, du Schumann, de l’Henriette avec un sentiment très fin et beaucoup de virtuosité.
Cette charmante soirée s’est terminée par une impression pénible. A minuit et demi nous trouvions en sortant, juste couché en travers de la porte des Sandrin, un alcoolique, homme encore très jeune, en proie à une épouvantable crise de delirium tremens. Deux ouvriers, un charbonnier et un mécanicien qui rentraient de leur travail l’avaient trouvé là une heure auparavant et essayaient de le faire revenir à lui-même ou du moins de le soulager. « Nous ne le connaissons pas, nous dirent-ils, mais on ne peut pas laisser un homme souffrir comme cela sans essayer de lui porter secours ». Bel exemple de solidarité que les hommes de notre bande n’ont pas compris. Maurice a donné un peu d’éther et est allé se coucher, Sandrinus s’est enfermé chez lui, Emmanuel est rentré au 164 et Paul est revenu paisiblement avec nous. Seul, Faunière, envoyé par Adrienne, est allé prévenir à la Mairie sans songer peut-être que ce que faisait notre joyeuse bande de fêtards était un peu honteux auprès du dévouement des deux pauvres diables éreintés qui depuis longtemps luttaient avec ce malade terrifiant. Je ne veux cependant pas calomnier nos amis en les accusant d’égoïsme. Je crois que Faunière est revenu avec deux agents et qu’Emmanuel, après notre dispersion, est ressorti de sa tanière pour voir la suite des choses et peut-être aider dans la mesure de ses moyens.
Aujourd’hui, splendide journée d’été ; on se croirait en Juin. Le ciel est aussi pur que ces jours derniers et la chaleur est venue. Nos ouistitis du Cambodge trouvent ce temps bien agréable et ils déclarent, encore un peu plus haut qu’à l’ordinaire, que la France possède l’idéal climat, que c’est le seul pays possible à habiter et que les colonies sont la mort du pauvre monde. Aussi paraissent-ils bien décidés à renouveler leur congé jusqu’à extinction complète, même pendant les 6 mois de quart de solde qui viendront après l’année en demi-solde. Après ce temps là, ils désireront peut-être le Maroc mais pour l’instant, ils semblent s’en soucier aussi peu que du Cambodge.
Lundi 20 Avril
Cricri est toujours malade ; la nuit a été aussi mauvaise que la précédente ; grosse fièvre augmentée d’un mal de gorge qui prend des proportions ennuyeuses. Ce matin, j’ai vu quelques points blancs au fond du palais et la pensée d’une scarlatine possible m’est venue. J’ai donc fait demander le docteur Levray ; malheureusement il était déjà parti pour sa tournée de visites matinales quand Anna est arrivée chez lui et il ne viendra peut-être qu’à la fin de l’après-midi. J’en suis un peu contrariée car j’aurais désiré qu’il me rassure le plus vite possible. C’est l’exposition des Trois quartiers mais je n’ose pas quitter la petite qui, après avoir souffert deux jours, à sa manière comme un animal blessé, farouche, tête tournée au mur, s’énerve maintenant, s’agite, grogne et se découvre.
Le médecin est venu au coup de midi mais je ne puis pas m’absenter pour courir les magasins ; Marie Louise me remplacera pour les objets les plus urgents. Devant les paroles du docteur Levray : « Enfant très prise, angine formidable, scarlatine qui s’annonce mal ! », j’essaie de rester calme et de ne pas m’angoisser inutilement.
Hier, les chers nôtres se sont réunis à midi, autour de notre table. Cette fois j’ai donné la présidence à Paul entre Maman et Henriette. Jeudi soir, Franz était furieux parce qu’il avait appris que son oncle Louis remplacerait son papa à la place du maître de maison. Tu connais son esprit de caste : « Je ne comprends pas, disait-il, que ce soit un Prat qui reçoive chez les Morize. C’est l’oncle Paul ou bien moi qui devrions être en face de vous, au milieu de la table ». Je l’ai envoyé énergiquement se coucher, non seulement au figuré mais au propre. Messieurs nos fils veulent profiter de l’absence de leur père pour se redonner des airs importants ; si je les écoutais, je n’aurais plus un mari mais deux maris et pas aussi commodes que le cher vrai. Le déjeuner s’est bien passé, presque gaiement car je n’avais pas encore d’inquiétude sérieuse pour Cricri...
Madame Le Doyen et ses deux filles aînées sont venues dans l’après midi. Emmanuel qui se trouvait là, s’est montré fort empressé ; il a donné une leçon de billard à ces demoiselles que Louis Sandrin a ensuite invitées à venir goûter les charmes du tennis. Comme la progéniture du gros père Le Doyen n’est pas très timide, je crois que cette première séance aura rompu la glace. Pour mon compte, je ne souhaite pas que cela aille beaucoup plus loin ; il me semble qu’Emmanuel pourrait faire un mariage plus désirable que celui-là. Mais sur cette grave question, chacun doit avoir une opinion personnelle et la seule importante, c’est celle de l’intéressé principal. Louis a émis cette opinion cynique : « Le seul avantage que je verrais à ce mariage à-t-il dit, c’est qu’Emmanuel n’aurait pas à avoir peur de moi ; il peut être sûr que je ne le ferais pas c… »
J’ai dîné hier soir rue St Flo avec les Paul. J’y ai appris que Madame Colin, l’ex locataire du 4ème descendue à l’entresol était morte vendredi soir, elle a été enterrée ce matin. La présence d’un cadavre dans la maison a pu à peine modérer la gaieté d’Albert. En ce moment mon beau-frère est extraordinaire, il est un peu fou mais si drôlement, si gentiment ! Il y avait un petit nuage sur St Flo ; Charlotte change encore de femme de chambre et commence à déchanter sur le compte de sa cuisinière, la fameuse perle entrée il y a trois semaines à peine. Oh ! Les griefs sont encore peu de chose : la cuisinière a des chemises de nuit trop fines et élégantes, alors la blanchisseuse demande pour les laver et les repasser le même prix que pour celles de notre belle-sœur… bien sûr Charlotte ne peut pas admettre cela, par principe encore plus que par économie. J’ai peur que cela n’aille pas longtemps. Ces questions domestiques de la rue Las Cases ont une répercussion dans toute la famille. Il est probable qu’avec la maladie de Cricri je n’irai pas beaucoup ces temps ci dans le milieu Morize où tous les Boulonnais seront considérés comme des pestiférés. Je crois que les Paul songent à s’en aller avant la période contagieuse, Maman me propose de prendre les garçons chez elle. Ce soir, je me sens vraiment un peu désemparée malgré une volonté très ferme de ne pas me laisser envahir par les noires pensées qui me hantent.
Mardi 21 Avril
C’est bien hélas ! une scarlatine que Cricri commence. Le docteur me l’a répété ce matin, assuré dans son diagnostic par l’apparition de nouveaux symptômes, très significatifs, parait-il. Comme je suis toute seule pour m’occuper de notre petite malade, mes instants de répit sont rares. Tous ont la frousse et considèrent la maison comme une léproserie ; Maman est la seule qui entre et, jusqu’à présent, les autres s’arrêtent à la grille de la rue pour demander des nouvelles. Ils ont raison après tout, à quoi bon risquer prendre du mal sans nécessité.
Nous ne sommes pas encore dans la période contagieuse mais il ne faut pas blâmer nos amis de prendre des précautions, j’en prends bien moi-même. J’ai déjà les mains toutes gercées par les lavages répétés et je ressemble à Marguerite, transie comme elle d’une peur terrible de tout souiller, de tout contaminer. Il est vrai que c’est avec plus de raison. La maladie suit son cours : gorge très prise, forte fièvre, commencement de rougeurs sur le dos, au ventre et dans l’intérieur des mains. Le docteur me fait espérer que, s’il n’y a pas de complications, la crise aigue sera terminée dans trois ou quatre jours ; nous entrerons alors dans cette longue convalescence de la scarlatine, pas douloureuse mais pénible par les contraintes qu’elle impose au malade et à ceux qui le soignent. Pourvu que nous en restions là.
Le docteur a fait transporter le lit de Cricri dans notre chambre pour la mieux isoler de ses frères qu’il juge pouvoir rester ici sans danger s’ils n’ont aucun contact avec elle. Je pense donc les faire revenir de chez maman où ils ont couché cette nuit. Je ne les ai pas encore vus d’aujourd’hui et je pense que cette existence de complète liberté n’est pas pour leur déplaire. Vendredi matin le collège recommence, cela leur paraîtra dur après ces longues vacances de Pâques.
Les Paul sont encore ici mais ils ont loué précipitamment hier un logement rue Lécluse et ils auraient voulu y emménager dès ce soir ; leurs bagages n’ont pas été prêts à l’heure où il leur a fallu partir pour aller déjeuner rue St Flo, ils rentreront donc tout à l’heure ici, dîneront avec les garçons et passeront une dernière nuit sous notre toit. Craignant de me peiner, Marie-Louise m’a dit, en m’annonçant la chose, qu’ils reviendraient quand il n’y aurait plus de danger pour Paul mais ils conserveront je crois leur pied à terre des Batignolles pour pouvoir de temps en temps « se coucher de bonne heure ». Voilà des gens sérieux, un peu pantouflards peut-être mais comprenant le devoir d’un congé de convalescence.
Hélas ! le monde extérieur m’est fermé. Comme Xavier de Maistre j’aurais bien la ressource de faire un voyage autour de ma chambre mais, en ce moment, après trois nuits de veille complète et pas mal d’émotions j’ai la tête trop vide pour me livrer à ce sport. J’ai fait cependent d’énormes progrès dans la maîtrise de mes nerfs, je le constate dans les circonstances que je traverse actuellement.
Mercredi 22 Avril
Cette nuit Cricri a été un peu plus calme et ce matin une chère lettre de Belgique est venue m’apporter de la consolation… presque de la joie. Cependant mes inquiétudes reviennent après cet instant de trêve ; la scarlatine ne sort pas et la fièvre parait remonter. J’attends le docteur avec impatience mais je n’ai pas en lui la même confiance que dans mon cher médecin d’Asnières, il est démoralisant et brutal, sans être énergique. Ainsi avant-hier, j’ai presque cru Cricri perdue. Après avoir examiné la gorge, le docteur s’est pris la tête dans ses deux mains en disant : « Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé plus tôt, qu’allons-nous faire maintenant ? » J’ai presque été tentée de lui dire : « Docteur ne vous affolez pas et ordonnez-moi quelque chose d’énergique ». Il n’a prescrit que des lavages à l’eau bouillie (lavages que je n’ai pas pu exécuter) et, quand j’ai envoyé Paul le soir le prévenir que je n’étais pas arrivée à remplir ma tâche, il a répondu que cela n’avait aucune importance. Quel drôle de médecin ! Et après tout, il n’est pas plus mauvais que les autres, il a peut-être davantage de science que le docteur Albot et c’est de ma faute, à moi, si je n’ai pas confiance. Comment se fait-il qu’Henriette qui a fait des études médicales puisse l’apprécier si elle ne lui a pas reconnu du savoir, de l’habileté et du dévouement ; quant à moi, mon jugement n’est encore fondé sur rien de très sérieux ; il est instinctif, nullement raisonné ; je n’ai pas vu le docteur Levray à l’œuvre.
Quand on parle du loup… Le docteur est arrivé pendant que je m’épanchais sur son compte. Naturellement, je garde pour moi mes opinions, je me défends bien d’en laisser soupçonner quelque chose dans mon entourage. Monsieur Levray vient de me dire que Cricri n’aura peut-être pas d’éruption et que très probablement Annie et nos fils ont eu la scarlatine la semaine dernière quand ils ont eu leurs accès de fièvre et que dans 25 jours ils peuvent être plus dangereux que leur sœur et peler davantage sans avoir eu d’éruption eux non plus ; que la scarlatine est une maladie à formes et à degrés si variés, qu’on l’a souvent sans le soupçonner etc. … Le docteur Albot nous avait parlé autrefois de scarlatine frustre, ce doit donc être cela qui tient en ce moment la pauvre Cricri mais donner le nom de scarlatine aux malaises d’Annie, de Franz et de Pierre me semble un peu abusif tout de même. Si j’en croyais Maman je ne croirais pas à la maladie de Cricri tant qu’elle ne serait pas rouge de la tête aux pieds car dans son temps on ne connaissait que cette scarlatine là.
Les Paul sont partis, n’emportant qu’une valise, leur linge est resté dans les tiroirs car ils comptent bien revenir dans 40 jours, ont-ils dit aux garçons en leur faisant leurs adieux. Rue St Flo, la nouvelle de l’indisposition de Cricri a été accueillie avec tremblements à cause des rencontres que nos enfants ont eues avec Jean ces temps derniers. Madame Morize a prié les Paul de ne pas aller rue Las Cases avant quelques jours pour s’être bien « évaporés » lorsqu’ils reverront Charlotte un peu souffrante depuis lundi. Notre belle-mère a chargé Marie-Louise de remettre à Franz un très joli chapelet de lapis, souvenir qu’elle lui donne personnellement à l’occasion de sa Première Communion. Mon beau-père lui donnera sa montre et Maman une chaîne. Je ne puis pas m’occuper comme je l’aurais voulu de la réparation de son beau Christ d’ivoire. Tant pis ! Je le ferai après. A chaque jour sa peine.
A chaque instant Cricri a besoin de moi. Il faut qu’après l’avoir touchée j’ôte ma blouse d’infirmière et me relave les mains, ce n’est qu’un peu compliqué.
Jeudi 23 Avril
Après avoir examiné Cricri ce matin le docteur m’a dit que tout était fini et qu’il était inutile qu’il revienne. Néanmoins, j’ai pu obtenir une visite pour lundi prochain. J’ai si peur de complications car une scarlatine frustre peut être plus nuisible encore qu’une autre, violente, mais normale. Notre fille est naturellement au lit pendant plusieurs jours encore. Elle a été enchantée ce matin de la jolie carte de son papa représentant une petite laiterie ambulante. Elle voulait lui écrire elle-même pour le remercier et c’est uniquement la crainte de lui envoyer des microbes qui a pu la faire renoncer à ce projet.
Hier, Louis, Henriette et Georges sont venus à 9 heures. Comme je venais de faire ma toilette à fond j’ai pu descendre les recevoir dans la salle à manger. Maman leur avait affirmé que Cricri n’avait pas plus la scarlatine qu’elle-même et ils osaient s’aventurer. Leur visite m’a fait grand plaisir. Georges, un ressuscité, m’a semblé amaigri et encore plus terne que de coutume. Il vient d’acheter un bateau de 8 mètres de long pour s’amuser le dimanche. Je lui ai dit qu’il était fou et il m’a répondu placidement : ‘Tiens ! Vous parlez comme Maman ».
Nos garçons n’ont pas encore réintégré le domicile paternel ; la maison et surtout le jardin de leur grand’mère leur paraissent le Paradis Terrestre. Ils doivent faire là-bas mille et une bêtises. Monsieur Lili, l’enfant charmant et terrible, a trouvé bon de s’amuser hier avec les rasoirs de son père, il s’est coupé, peu profondément par bonheur, mais le sang étant venu en abondance, il est allé trouver sa mère en disant : « Lili a fait bobo » et Henriette, devant la main toute rouge de son fils, s’est inquiété du joujou cause du mal. Je me suis aperçue qu’Henriette qui aimerait sans doute mieux ne pas passer par toutes les transes que lui occasionne son fils, les raconte cependant avec satisfaction. Elle a un orgueil maternel très développé au sujet de Lili et il ne faudrait pas lui dire que son petit bout d’homme n’a point le monopole des idées diaboliques. C’est le plus terrible des enfants ! Déjà autrefois j’avais fait la même remarque pour Charlotte. Décidément les femmes sont des animaux bizarres. Elles sont fières et elles aiment en proportion des souffrances qu’on leur donne.
Vendredi 24 Avril
Je suis mise en quarantaine, c’est le cas de le dire. Dès lundi en sortant d’ici le docteur Levray faisait sa déclaration à la Mairie. On ne peut imaginer tous les ennuis que cela m’occasionne. Hier, j’ai eu les visites de trois employés pour des interrogatoires ou des mesures de désinfection ; aujourd’hui, j’attends le médecin des Morts qui doit examiner Cricri. Cette dernière est redevenue normale depuis mercredi. Sa scarlatine a été rudement frustre, en tous cas. Les employés de la Mairie avaient la prétention d’empêcher les garçons d’aller au collège pendant 40 jours. Maman est allée faire une déclaration, disant que ses petits-fils habitaient chez elle, ce qui est vrai d’ailleurs, car les garçons ne sont pas revenus, mais hélas ! elle n’a pas pu s’en borner là. Elle a essayé de prouver au gratte papiers qui l’a reçue que Cricri n’avait jamais eu la scarlatine ou bien qu’alors lui, elle et tout le monde l’avaient et j’ai peur qu’au lieu d’arranger les choses, elle les ait encore gâtées en fulminant contre le docteur Levray. Bah ! Je ne veux pas me faire trop de bile.
La seule chose qui me tourmente, c’est l’interdiction de M. D. à nos fils ; la première Communion doit avoir lieu dans 8 jours et vraiment ce serait plus que contrariant de la renvoyer encore à l’année prochaine, étant donné l’instabilité de notre existence. Pour le dîner de famille, nous ne le donnerons que plus tard, après la désinfection. J’avais déjà retenu Mariette pour le 3 mai ayant peur qu’elle soit demandée autre part. Voilà bien des projets à l’eau.
Hier, vers 6 heures Louis et Henriette sont venus. Le photographe leur avait envoyé leurs épreuves, ils venaient me les montrer et prendre connaissance des nôtres. Les photos d’Henriette ne me plaisent pas, celle de Louis au contraire me séduit par son originalité artistique en même temps que par la ressemblance. Ma nouvelle photo est préférée à l’ancienne par nos frères et sœurs qui sont jusqu’à présent les seuls à l’avoir vue. Quant aux groupes, rien ne s’impose, tout est imparfait et cependant déjà bien. Impossible que quatre personnes soient également réussies. Il faut discuter et choisir.
Ici, le beau temps a continué sans interruption, on se croirait en été. Je voudrais bien que le médecin de la Mairie soit venu faire son inspection pour oser sortir. Je n’ai pas mis le nez dehors depuis dimanche et je sens qu’un peu d’air me ferait grand bien. Quel dommage que le ciel de Bruxelles se soit voilé. Je souhaite que ces nuages ne fassent que passer car rien ne donnerait le spleen comme une pluie fine et persistante.
Je n’ai pas revu les Paul quoique Marie-Louise, en partant, m’eût annoncé sa visite pour hier. J’espère qu’ils ne sont pas tombés malade l’un ou l’autre et surtout point de la scarlatine. Je m’inquiète sans doute à tort ; ils ont du avoir pas mal à faire pour s’installer rue Lécluse car presque tout leur bagage est resté ici. Ils devaient prendre dans les caisses de la rue Las Cases, une nouvelle provision de linge.
Vendredi 30 Avril
Les santés des chers nôtres sont normales, les de Guilhermy ont acheté une automobile, Henriette a un nouveau manteau, Pierre a été second en orthographe, il y aura Samedi une consultation pour Gilberte dont l’albumine prend des proportions effrayantes, Madame Le Doyen est encore venue hier voir Maman etc. … Cricri continue à aller de mieux en mieux, elle n’a toujours pas d’éruption.