1910 - Perros-Guirec

Juillet 1910

Samedi 23 Juillet

Naturellement nous avons passé l’après-midi d’hier en famille, sur la plage. D’abord partie de croquet entre mon beau-père, Charlotte, Paul et moi, partie interrompue par l’invasion de la mer. Puis, du haut du banc de galets, nous avons contemplé les vagues très belles qui se brisaient en dessous de nous, nous mouillant et nous salant d’embruns. Madame Morize était là causant surtout avec Charlotte et un peu avec Madame Chevet ; je ne connais guère ses impressions ; sa matinée avait été occupée par son installation. Charlotte ne l’avait pas quittée et ma visite matinale avait été reçue par Papa, Paul et Jean. J’avais été autorisé seulement à monter embrasser ces dames sur le palier du 1er. Alors, j’ai décidé Paul à se plonger avec moi dans la mer qui était encore à cette heure là au plus bas, grise, unie comme un lac. Bain excellent sous l’œil de Papa qui s’était installé avec un pliant au bord de l’eau et qui surveillait d’un œil bien veillant mais sévère nos ébats aquatiques. Il me rappelait l’agent des mœurs qui, sur une plage aux environs de La Haye, surveille et protège les baigneuses hollandaises. Il ne lui manquait que le sifflet avertisseur.

Je lui ai demandé ses impressions mais il n’a pas pu me dire grand’chose hier, il n’avait pas encore eu le temps de s’en informer auprès de Madame Morize. Il a même fallu qu’il la consulte pour me répondre qu’il avait fait bon voyage et n’avait pas mal dormi. Il a tellement peur de se compromettre, ce pauvre papa, que ce serait risible si ce n’était pas un peu triste au fond.

Je me suis informée encore pour Emmanuel. Madame de Senonnes n’était pas chez elle mais sa fille m’a dit qu’elle croyait le garage de Lann-Gueuc assez grand pour tenir deux petites autos. Je tâcherai de trouver la gardienne qui est toujours sortie ; voilà deux fois que je trouve sa porte close. Je crois que l’auto est à des gens qui habitent l’une des villas au dessus de Lann-Gueuc mais c’est une pure supposition, Mademoiselle de Senonnes n’a rien pu me dire à ce sujet, ce n’est pas sa mère qui a fait ces locations pour Juillet. Si je pouvais trouver la gardienne elle me montrerait peut-être le garage et, si elle n’a pas la clef, elle m’indiquerait où m’adresser.

J’ai reçu un mot de Marguerite Nimsgern, me demandant des renseignements sur la Communauté de Trégastel, elle pense y aller pendant les vacances. Est-ce que cela ne ferait pas l’affaire de Louise et de Suzanne, les prix sont certainement plus abordables qu’à Perros. J’ai tout de suite pensé à elles ; si les deux jeunes-filles Nimsgern sont seules elles seraient enchantées aussi d’avoir des compagnes. Et puis en s’arrangeant ensemble, la Communauté ferait peut-être des conditions meilleures. Nous pourrions nous voir assez souvent et elles ne seraient pas à Perros, ce qu’elles semblent avoir en horreur cette année.

Août 1910

Mercredi 3 Août

La rafale s’est tue, le ciel est redevenu bleu et l’après-midi d’hier compte parmi les plus belles que nous ayons eu à Perros cette année. Nous avons assisté au baptême d’El Djezair, le nouveau bateau du capitaine Coadon ; il prend la mer ce matin ; Roscoff sera son port d’attache ; il s’y rend pour prendre sa garnison. Nous sommes tous descendus à bord, même Cricri qui a oublié sa traversée aux Sept Iles et nous avons tout visité sous la conduite de Léopold, le novice du bord. Puis nous sommes partis Louis Sandrin, Madeleine, Emmanuel, Franz et moi pour Ploumanac’h avec les deux autos. Nous devions retrouver au phare les Louis et les de Guilhermy, partis deux heures plus tôt dans un petit tonneau conduit par le baron Gustave en personne. Nous ne les avons pas vus. Une panne d’auto (Emmanuel) nous ayant fort retardés, nous avons pensé qu’ils s’étaient lassés de nous attendre et, après avoir goûté (nous avions les provisions avec nous) nous avons fait volte face. J’espère que les autres n’auront eu aucun accident et qu’ils vont être exacts au rendez-vous de départ pour Loguivy à 9hrs. Je me suis levé de bonne heure pour écrire car, lorsque la bande est dans la salle à manger, je ne m’entends pas moi-même et il m’est impossible d’aller au bout de la moindre idée. Hier, ils se trouvaient réunis au moment où la lettre de Maman annonçant que les petits Bucquet s’embarqueraient peut-être avec Henri est arrivée. Je leur ai communiqué cette bonne nouvelle, et ils ont tenu à ce que je récrive un mot. Paul affirme que cela fera le plus mauvais effet si ma belle-famille qui ira sans doute au devant d’Henri le voit descendre du même train qu’elles. Mon beau-père est persuadé que son fils est amoureux d’une des cousines, sinon des deux ; il voit la chose très en noir, presque au tragique. Quant aux autres, ils le prennent "à la rigolade" et me lancent des quolibets sur notre ménage à quatre et sur le harem d’Henri Morize. Henriette elle-même, la douce Henriette, s’en mêle ; elle ne croit pas qu’Henri ait le cœur bien pris, elle pense que ce sont plutôt les autres qui ont un béguin pour lui mais elle trouve un peu ridicule qu’il ne marche qu’entre les deux candélabres et que je tolère cela en riant. Mais, vis-à-vis d’eux tous, je ne veux pas avoir l’air d’avoir peur ni de m’attrister. Voilà

Jeudi 4 Août

Hier, en revenant de Loguivy, je suis montée passer une heure à Korriganet, avant le dîner. J’ai été reçue avec la figure des mauvais jours, de la part de Madame Morize, et avec des airs embarrassés par mon beau-père, Charlotte et Paul. Jean s’est précipité au devant de moi : « Tante Madeleine, puisque vous êtes allée vous promener, nous aussi nous y sommes allés ; devinez où nous avons été ? » - Et, sans peine, j’ai trouvé que c’était à Ploumanac’h, promenade dont Papa parle depuis son arrivée et dans laquelle il m’avait demandé de lui servir de guide. Constamment j’ai été à leurs ordres depuis quinze jours ; c’est la première fois que je m’absente et, sans me prévenir, ils font la partie convenue. J’aurais renoncé à Loguivy s’ils m’avaient dit quelque chose.

Enfin, à force d’entrain et de bonne humeur, je suis arrivée à les dérider, même Madame Morize qui m’a causé un peu plus affablement. Mon invitation pour samedi matin a bien fait ; je crois qu’on aurait été un peu étonné de ne pas la recevoir. Cela va encore mais quelques nuages passent sur l’entente cordiale ; je fais tout mon possible pour les dissiper.

A Lann-Gueuc, il y a aussi du tirage : de Guilhermy et Sandrin ne sympathisent pas, cela se voit en toute occasion. Et les Louis sont entièrement du côté des Guilhermy. Heureusement là dedans nous n’avons aucun parti à prendre. Le baron ne me plaît pas énormément mais il est très aimable et courtois dans nos rapports, je n’ai rien à lui reprocher. Quant à Sandrin, il est toujours ce que nous le connaissons, affectueux et gentil pour nous ; quelque fois même ces preuves d’affection me gênent, je crains un peu de jalousie de la part des autres : « Il vous aime tant », m’a-t-on dit déjà plusieurs fois, d’un ton qui sonnait un peu faux.

Dimanche 21 Août soir

Il n’y a pas encore une heure qu’Henri m’a été enlevé et il n’est même pas encore arrivé à Lannion. Je suis dans l’étourdissement douloureux de la séparation.

Maintenant le calme s’est fait autour de moi. L’auto Sandrin a ramené à Korriganet le trio des Albert pendant que le reste de la bande s’envolait vers la rade. Adrienne qui se promettait d’entraîner tout le monde au bal avait coiffé le bonnet du pays et essayait déjà ses jambes. Alors j’ai regagné notre demeure qui me semble atrocement vide ; les trois petits chéris dorment, Marie et Anna sont aussi à la fête, je suis toute seule. Mais je ne pleure pas, je suis trop lasse pour sentir vivement quelque chose ce soir ; je reste abasourdie, suspendue entre un grand regret des jours finis et une légère espérance pour les jours à venir.

Il m’a été impossible de refuser une invitation de Mr Hainque pour déjeuner demain à Lannion, je l’aurais fâché mais si je trouve un prétexte pour me défiler au rendez-vous général fixé au train de 9hrs20, je le saisirai avec bonheur. Je suis réellement à bout de forces.

La nuit est splendide, merveilleuse de limpidité ; la lune brille dans sa plénitude dessinant sur la baie une large traînée d’argent. Et les cricris chantent comme des fous couvrant la musique lointaine du bal ; j’aimerais à cette heure descendre seule sur la grève.

Hélas ! je ne puis que suivre par la pensée le train qui l’emporte en le recommandant à Dieu.

Lundi 22

Cricri a encore été malade cette nuit, son estomac ne va pas ; à l’exemple de sa mère, elle semble rebelle à l’acte qui la soulagerait. Les autres sont revenus du bal à 11hrs ½. Ils ont dansé sans s’arrêter même Papa Hainque qui s’était fait le chevalier servant de Marguerite Nimsgern et ne la quittait plus d’une semelle.

Mardi 23 Août

La journée d’hier a débuté pour moi par une heure de rêverie dans le cimetière qui entoure la vieille abbaye de Breleveny. J’étais seule, entre Louis qui peignait avec ardeur et Maurice qui cherchait à pénétrer les origines et le génie de la langue bretonne. Une sorte de somnolence me gagnait au milieu des morts, des vieux murs, de la grande ombre qui nous enveloppait. Et c’était réellement un repos pour les corps et pour l’âme que cette station sur la colline de Brelevenez. De temps en temps, le cri d’un corbeau ou d’une pie traversait le silence ou bien les bruits de la ville montaient jusqu’à nous, roulement lointain d’une voiture, chant d’un coq, cadence d’un battoir ; quelques papillons blancs voltigeaient, mettant des fleurs mouvantes dans la verdure sombre des cyprès. J’ai essayé de dessiner, impossible, ma main était lourde. Alors j’ai pensé à la fuite du temps, aux choses qui durent toujours et ma rêverie s’est terminée dans une prière devant l’autel.

La bande des automobilistes est arrivée. Monsieur Hainque dépense sur tout ce que nous lui montrons une admiration de surface ; il s’extasie sur le panorama de la ville, sur l’architecture de l’abbaye, sur le travail de Louis, sur tout enfin. Au fond, je crois qu’il ne sent pas grand-chose ; il est venu là parce que son guide le lui recommande et maintenant qu’il pourra dire avoir fait l’ascension de Breleveny, il n’a plus qu’une hâte, c’est en redescendre pour aller trouver le déjeuner qu’il a commandé à l’hôtel du « Grand Turc ».

A midi, nous nous mettons à table. Orgie largement arrosée de champagne et terminée par l’offre faite à chaque convive d’une pipe en terre bourrée de "caporal". Il a fallu s’exécuter. Avez-vous déjà fumé la pipe en buvant du champagne. Pour moi, qui n’aime ni l’un ni l’autre, j’essaye de faire passer le goût du champagne par une bouffée de pipe et après chaque bouffée je prenais une gorgée de champagne et un demie pipe ; il me semblait que ma tête allait se détacher de mon tronc, rouler au travers de la table et tomber de l’autre côté entre Louis et Madeleine Sandrin qui me faisaient vis-à-vis. Mais cette sensation peu agréable a cessé lorsque je me suis levée. Je marchais parfaitement droit, mes idées étaient très nettes. Le père Hainque était par contre très excité et, comme toujours, le champagne le rendait d’une galanterie un peu outrée. Il a voulu renouveler sur moi le baiser pris à Madeleine Boucher le soir des fiançailles de son neveu. Heureusement mon écharpe vivement relevée m’a protégée et le baiser du "satyre" s’est perdu dans les plis de la soie rose. Adrienne jubilait : « Papa s’amuse, je suis bien contente, il y a longtemps que je ne l’ai pas vu si gai » disait-elle après chaque pirouette du père Hainque. Enfin il est parti emportant un joyeux souvenir de son bref séjour à Perros. Il s’est croisé sur le quai de la gare avec le général Bonnal qui débarque pour quelques jours. Je n’ai fait que dire bonjour à ce dernier qui me semble d’être aussi folichon que l’autre Papa.

Le temps se maintient : nuages et rayons de soleil ; ce matin le tennis doit être dressé à Trestrignel. Louis Sandrin et Maurice sont venus prendre la clef ; j’irai les rejoindre lorsque j’aurai terminé mes occupations indispensables.

Cricri ne va ni mieux, ni plus mal, les digestions sont pénibles.

Monsieur Le Doyen arrive. Emmanuel est je ne sais où, il faut que je m’occupe du bonhomme qui s’est installé près de moi à écrire.

Mercredi 24 Août

La bombe de lundi au Grand Turc ne m’a pas réussi, mon estomac ne l’a point encore digérée complètement malgré la diète sévère observée hier. Et puis j’avais un grand fonds de fatigue et plus la gaîté nécessaire pour réagir. Bref, après avoir lutté pendant le déjeuner que Monsieur Le Doyen partageait, j’ai dû me mettre au lit. Journée bien terne à tous points de vue : temps maussade, dispersion des uns et des autres. Aujourd’hui, cela va mieux ; Louis Sandrin et mes deux frères sont en mer sur le Celte. Partis à 7hrs du matin, nous ne les attendons que ce soir et le dîner doit nous réunir tous à Lann-Gueuc. Quel type que ce Monsieur Le Doyen ! A l’en croire il navigue au petit bonheur ne s’y connaissant pas mieux qu’une chatte à conduire un bateau ; il n’y voit pas clair, ne distinguant ni les roches ni les feux, ni les signaux ; il risque sa vie à toutes les heures du jour dans ces parages dangereux. Aussi je serais bien contente ce soir en retrouvant les nôtres.

Je pense pouvoir profiter de ce que les chefs de bandes sont en mer pour mettre un peu d’ordre autour de moi. La maison est telle que dimanche soir, c'est-à-dire sans dessus dessous. Les projets de pêche aux lançons ont été abandonnés pour cette marée.

Septembre 1910

Vendredi 2 Septembre

Comme toujours, avant d’entreprendre un voyage un peu long, Louis Sandrin a voulu faire vérifier son véhicule et comme toujours aussi le mécanicien a trouvé une importante réparation à faire. Nous sommes donc restés à l’attendre à Kervenen jusqu’à midi ½. Enfin Louis Sandrin est revenu de Lannion par le train et nous avons tranquillement pique-niqué ici, dans la salle à manger.

Le temps étant toujours incertain, je ne sais si Maurice, qui est chargé de décider, va ou non commander une voiture chez Belloir pour faire l’excursion projetée hier. Dans le doute, je me suis levée de bonne heure et je fais préparer notre petit panier. Fagnières, l’ami des Boucher, est arrivé mais pour deux ou trois jours seulement. D’ailleurs la dispersion va peut-être se faire encore plus rapidement que nous le pensions. Il est question qu’Henriette, Louis et Emmanuel partent en même temps que les Sandrin lundi à la première heure. Les deux autos feraient ainsi le voyage par Fontenay le Comte, Chef Boutonne, Bordeaux et Paris. Dans cette combinaison, la pauvre Annie n’est pas comprise. Henriette parle de la renvoyer avec ses bonnes. Louis voudrait me la laisser. Je ne crains pas l’embarras mais beaucoup la responsabilité.

Après le départ de nos bons diables, je vais me reposer un peu ; j’en ai grand besoin car depuis trois jours cela ne va pas fort. Sans être malade, je me sens extrêmement lasse avec des douleurs de reins et de jambes qui ont sans doute une cause très naturelle mais qui sont particulièrement pénibles cette fois-ci. Hier soir, je ne pouvais plus avancer, je marchais comme un ataxique et ma pensée était presque aussi engourdie que mes membres.

Mardi 6 Septembre

Voici les Boucher partis à leur tour, Boulogne va se repeupler. Maurice y rentrera dès ce soir étant rappeler pour discuter du choix de sa garnison ; quant à Adrienne, elle ne donnera dans ces conditions là qu’un seul jour au Mans, un autre à Nogent et reviendra jeudi ou vendredi sous le toit conjugal. Henriette compte rentrer dimanche matin mais cela m’étonnerait que sa famille de Chef Boutonne n’obtienne pas qu’elle prolonge son billet, ainsi qu’elle en a la faculté. Annie réclame assez souvent sa mère ; cette nuit, il y a eu des larmes et j’ai dû prendre l’orpheline sous mon aile. Elle est trop habituée à se coucher dans le lit de ses parents et, comme je n’ai pas la prétention de la corriger de cette manie qu’elle reprendrait aussitôt sa rentrée grand’rue, je préfère qu’elle nous laisse dormir un peu. C’est déjà ma deuxième nuit blanche ; aussi ce soir je la fourre d’emblée dans mon lit et je cherche à m’accommoder de son voisinage, d’ailleurs peu encombrant ! Elle est douce et gentille ; son seul défaut, c’est d’être enfant unique, le centre de tout chez elle (dans certaines limites pourtant) En faisant descendre du toit de l’omnibus le colis qui contenait les affaires d’Annie, Henriette a dû se tromper : la petite caisse est plus d’à moitié rempli de vêtements à Louis. Et Annie n’a pas grand-chose de pratique ; ses falbalas ne lui serviront pas ici et le linge est absent. Heureusement, Henriette, qui savait avoir tout mélangé en faisant précipitamment ses bagages, m’a dit d’acheter ce qui manquerait. Comme chemises et pantalons, Pierre et Cricri partageront avec leur cousine mais j’ai du acheter à cette dernière deux paires de chaussettes et une paire de souliers de toile.

Je ne sais pas ce qu’on pensera de mon adoption rue St Flo, je n’en ai rien dit jusqu’à présent ; je déteste les mystères mais encore plus les histoires.

Ma vie redevient calme, le temps magnifique depuis deux jours est un peu voilé ce matin. Je ne sais pas ce que nous ferons cet après-midi, j’ai presque envie de donner à mes bonnes le congé que je leur ai promis pour aller à la Clarté et à Ploumanac’h ! Ce sera chose faite. Nous avons eu dans la rade de Perros un très beau navire "Le Chamois" école de pilotes. Nous avions formé le projet de visiter mais le temps nous a manqué et il est parti hier. Une des filles du père Naga est devenue subitement folle dimanche, elle s’est sauvée de chez elle et jusqu’à présent on n’a pas pu la reprendre.