Salzbourg - Innsbruck

A la gare, je dus me débrouiller seule, Monsieur Maurice n’étant plus là pour nous servir d’interprète. Le plus difficile fut d’expliquer, à l’homme des billets, l’histoire de l’inondation qui rendait nos tickets non valables. Il ne savait pas un mot de ma langue et, comme je ne suis pas forte dans la sienne, nous ne nous entendions pas. Je m’arrêtais de temps en temps, découragée, pendant que mon vilain Papa se frottait les mains. « Te voilà obligée de causer allemand ! » disait-il avec satisfaction. Ah ! comme je regrettais Monsieur Mayer ! Il me semblait posséder toutes les qualités, résumées en une seule : la connaissance de la langue allemande. Enfin, nous nous installâmes dans un compartiment et nous partîmes pour ce Chiemsee qui me faisait payer cher la vue de ses merveilles.

Nous ne tardâmes pas à arriver à Prien, station où l’on descend pour le château. Nous mîmes nos bagages à une sorte de consigne et nous montâmes dans un gentil petit train qui, en huit ou dix minutes, nous conduisit à Stock, station du bateau. Le Luidpol qui nous reçût est un grand bateau que l’on croirait plutôt destiné à affronter les vagues de la haute mer qu’à sillonner les eaux paisibles d’un lac. Pendant la traversée qui n’est pas longue, un petit gamin nous proposa à plusieurs reprises des guides et des souvenirs de Chiemsee. Nous lui achetâmes une carte postale illustrée sur laquelle j’écrivis un mot au crayon à Maman.

Les bords du lac de Chiemsee sont assez plats et loin de valoir les rives du Konigssee et même du Mandsee. Cependant, ils me plurent, vus par une belle matinée d’août. Une légère vapeur s’élevait des prairies et enveloppait les petites collines d’un voile bleuâtre mystérieux et attirant. Des joncs, des roseaux et des nénuphars rompaient la monotonie de ces eaux immobiles, tantôt bleues, tantôt grises. Des libellules rasaient, de leur aile diaphane, la surface du lac, et le saut de quelques poissons, effrayés par notre passage, produisait des ronds qui allaient, en s’élargissant, mourir contre la rive ou sous la coque de notre navire. L’impression que l’on ressentait était une mélancolie pleine de douceur, une sensation de calme et de repos. Le lac de Chiemsee a été surnommé : "la mer de Bavière". Il a vingt kilomètres de longueur sur dix de largeur et il paraît que ses bords deviennent pittoresques au Sud-Est et au Nord-Est.

Le château d'Invsuninpul

Nous débarquâmes dans l’Invsuninpul où se trouve le château construit par Louis II de Bavière. Il nous fallut prendre des tickets pour le visiter. Comme le roi a laissé de grosses dettes, on les fait payer par les étrangers en leur demandant trois marcs pour les introduire dans ce palais merveilleux, resté inachevé. De la station du bateau, il faut dix ou douze minutes avant d’atteindre le monument qui est une imitation de notre château de Versailles et qui domine le lac. On y parvient à travers un parc très bien entretenu, en suivant une allée ombragée et fraîche, rendue fatigante par les montées et les descentes. De l’architecture du palais, je ne dirai rien ou presque rien ; c’est quelque chose d’imposant plutôt que de joli.

Comme Schoenbrum, c’est une résidence d’été extrêmement spacieuse ; ce que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, c’est la richesse inouïe des décorations intérieures. Devant la façade principale est le grand bassin de Latone avec les beaux groupes allégoriques de Pégase et de la Fortune. Lorsque l’on a monté l’escalier grandiose qui conduit à l’entrée du château, on pénètre dans un vestibule dont le plafond est soutenu par des colonnes de marbre. La première merveille de cette féerie éblouissante se trouve au milieu de cette salle. C’est un paon, haut de trois mètres, en bronze et en argent, d’un travail surprenant ; les plumes sont admirablement peintes et les yeux sont deux pierres précieuses.

On traverse la cour de marbre et on monte dans les appartements du premier étage. On vous recommande bien de suivre les tapis placés pour les visiteurs, les pieds du vulgaire n’étant pas faits pour se poser sur ces splendides parquets en marqueterie, polis et luisants comme des miroirs.  Je me souvins qu’étant petite je raffolais des contes de fées.  Dans beaucoup de ces contes, un gentilhomme égaré aperçoit, en pleine forêt, un château qui semble inhabité. Ce gentilhomme est brave et entreprenant comme il convient à un héros. Le mystère qui plane sur la demeure ne le fait pas hésiter ; il y pénètre hardiment. Ici, on trouve généralement la description de richesses inconcevables et, à la suite du conteur, je me promenais en imagination dans ces salles dorées et étincelantes.

Eh bien ! Il m’a été donné de voir, avec les yeux du corps, le plus beau château qu’on puisse rêver, une demeure digne de la reine des fées. Ce palais est l’œuvre d’un insensé : Louis II, dont il était la passion ; il n’a pu le terminer et s’est noyé, jeune encore, dans les eaux du lac que domine cette belle manifestation de la folie. L’amour du luxe poussé à l’excès, tel est le caractère de cette demeure. Je passerai rapidement dans la salle des gardes, dans la première antichambre et dans la chambre de l’œil de Bœuf. Ces trois pièces, ornées de tenture de velours mauve, vert ou rouge, surchargées de broderies d’or, sont déjà des merveilles. Elles ne font que préparer l’œil du visiteur devant lequel s’ouvre la porte de la chambre de parade. 

En pénétrant dans cette pièce, on a grand peine à retenir un cri de surprise. C’est la fantaisie la plus éblouissante, la plus incroyable. Il y a un éclat d’or de différentes nuances qui fatigue les yeux. On est écrasé par une telle magnificence. Nous restâmes dix minutes dans la chambre de parade et, lorsque nous en sortîmes, je me sentis très mal à la tête. Je comprends que l’on devienne fou si l’on vit au milieu de ces splendeurs entassées. Louis II n’a cependant jamais couché dans cette pièce rendue inhabitable par le luxe avec lequel elle est décorée ; il devait s’en servir le jour de son mariage, jour qui n’a jamais lui pour ce malheureux roi. J’aurais grande envie de m’en tenir à ce que j’ai déjà dit sur la chambre de parade pour continuer notre course rapide à travers les salles de Chiemsee mais une chose semblable, unique en son genre, demande à être décrite avec un peu plus de soin.

La pièce est divisée en deux par une balustrade dorée. La partie du fond est un peu plus élevée que l’autre ; le public n’y entre pas, se contentant d’admirer de loin le lit et les autres meubles intimes du Roi. Ce lit est tout en or et d’un travail merveilleux. Les draperies qui l’entourent sont des broderies d’or d’un prix insensé, doublées de fines tapisseries des Gobelins. Le couvre pieds, pareil aux rideaux, a coûté à lui seul plus de cinq cent mille francs et l’ensemble des tentures de cette pièce féerique est évalué à trois millions. De chaque côté du lit, se trouve un immense candélabre d’or. A gauche, se voit la toilette du roi dont tous les objets sont en or massif d’une orfèvrerie remarquable. Je passerai sous silence les admirables marbres blancs, la pendule, le prie-Dieu, les tableaux. Le croirait-on ! c’est presque avec un soupir de soulagement que l’on quitte cette chambre réellement merveilleuse. C’est trop beau, beaucoup trop beau, voilà le crime de cette pièce. Nos yeux n’ont pas été créés pour de pareilles choses.

Nous passâmes dans la salle du conseil et le domestique qui nous conduisait signala, à notre attention, une curieuse pendule de deux mètres de haut. Comme il s’expliquait en Allemand et fort vite, je ne pus comprendre les propriétés exceptionnelles de cette horloge. Les gens qui étaient avec nous ouvraient de grands yeux ronds et l’étonnement admiratif était peint sur leurs faces. Peut-être rajeunissait-on en regardant le cadran au lieu de vieillir, comme cela arrive généralement.

La magnifique salle des fêtes, dite "Galerie des Glaces" parce que l’une de ses parois est en miroirs, a cent trois mètres de long. Elle est ornée de peintures représentant tout un épisode de la vie de Louis XIV pour lequel le Roi Louis II de Bavière avait une profonde admiration. D’énormes croisées s’ouvrent sur les jardins; devant chacune se trouve un grand vase ou une jardinière en or ciselé. Un nombre prodigieux de candélabres dorés est destiné à verser la lumière à flots, les jours de grande réception. La salle des fêtes est déjà splendide lorsqu’elle est déserte, il faudrait la voir un jour de bal, emplie d’une foule élégante.

La Salle de la Paix et la Salle de la Guerre, situées aux deux extrémités de la Galerie des Glaces, sont de petits salons ornés de peintures à l’honneur de la France. La véritable chambre à coucher du Roi rappelle la chambre de parade, beaucoup plus simple pourtant dans sa beauté. Les tentures sont bleu ciel et or. Nous visitâmes encore le cabinet de toilette, le cabinet de travail, le salon de la chasse plein d’originalité, le salon bleu, la salle à manger où je crus comprendre que la table s’enfonçait dans le plancher pour remonter chargée d’aliments. Le salon ovale et la petite galerie furent les deux dernières pièces du premier étage qui reçurent notre visite, les autres n’étant pas achevées. La salle de bain et le salon de repos qui la touche excitèrent encore notre curiosité.

Prien

Nous quittâmes vivement Chiemsee, ayant peur de manquer le bateau qui devait nous reconduire à Stock. Je fus poursuivie, peut-être pendant deux heures, par l’image de Louis II dont j’avais vu plusieurs portraits. Ce malheureux roi avait une physionomie qui me plaisait, des traits fins et un regard profond, mélancolique et étrange à la fois.

Arrivés à Prien, nous nous informâmes de l’heure du premier train pour Innsbruck. Nous avions une heure devant nous et, comme Prien n’a rien de curieux à montrer aux touristes, nous cherchâmes à déjeuner. Non loin de la gare, nous trouvâmes un restaurant, je devrais dire plutôt : une auberge, très propre où l’on nous servit de bons oeufs brouillés et quelques tranches de viande que nous fîmes disparaître prestement dans nos estomacs. La peine que j’avais eue pour me faire comprendre  avait excité ma faim ; je dévorai, sous les regards satisfaits de Papa qui m’imitait de son mieux, mais la cuisine était bonne, la fille aimable et il n’en fallait pas davantage pour nous satisfaire d’autant plus que l’addition resta modérée. Ma terrible manie de l’avance me fit supprimer le dessert pour gagner la gare au plus vite.

Lorsque nous eûmes repris nos bagages, nous attendîmes encore plus de vingt minutes et, pendant ce temps, j’eus une grave conversation avec le chef de gare de Prien auquel j’expliquai nos griefs contre le Danube. Ce brave homme parlait un peu français et notre conférence franco-allemande n’aboutit à aucun résultat sérieux ; il se montra fort aimable mais déclara qu’il ne pouvait rien pour nous, qu’il fallait s’adresser à Innsbruck. Il était à peu près midi lorsque le train arriva ; nous dépêchâmes de monter, l’arrêt étant de courte durée. Nous fûmes obligés de changer deux fois, d’abord à Rosenheim, puis à Duffsnin.

Innsbruck

A 3 heures et demie, nous entrions en gare d’Innsbruck où nous attendait, en se promenant de long en large,  l’aimable Mayer, une énorme pipe à la bouche. Trouvant que j’avais assez conversé avec les chefs de gare allemands, je priai Monsieur Maurice de voir, pour nous, celui d’Innsbruck. Il tomba cette fois sur un très beau monsieur, parlant parfaitement le français. Décidément, je n’avais pas de chance !

L’hôtel du Soleil, où Monsieur Mayer avait fait préparer nos chambres, est juste en face de la gare ; nous nous y rendîmes immédiatement et on nous fit monter, en ascenseur, les trois étages qui nous séparaient de notre logement. Les deux pièces que l’on nous donna ne communiquaient point (104 - 105). Elles étaient même séparées par un couloir étroit. Elles me plurent tout de suite car, par leur fenêtre, on jouissait d’une vue admirable sur les montagnes. Cette fois c’était bien de la neige, de la vraie neige qui brillait sous les rayons du soleil. L’air était si vif et si frais que je fus obligée de fermer ma fenêtre pour faire un peu de toilette.

Voulant rentrer dans la chambre de Papa, je me trompai de porte et j’ouvris brutalement la chambre où deux jeunes mariés faisaient leur sieste. Ils étaient étendus sur le lit ; Madame, en peignoir de soie rose, dormait de tout son long, un bras replié sous sa jolie tête blonde ; Monsieur lisait une brochure jaune. Entendant un léger bruit du côté de la porte, Madame fit un mouvement et Monsieur se souleva sur son coude pour voir quel était l’indiscret qui venait ainsi troubler leur intimité. Il ne put me voir car je fermai aussitôt la porte que je n’avais qu’entrebâillée et je me sauvai à toutes jambes. Rentrée dans ma chambre, je pris la résolution de mettre toujours mon verrou lorsque je voyagerai plus tard avec mon mari.

Cinq minutes après, Papa, escorté de Monsieur Mayer, vint me chercher. Notre guide nous proposa de nous accompagner dans la visite de la ville ; Papa qui la connaissait suffisamment pour lui éviter cette corvée lui répondit qu’il s’en tirerait seul mais que nous serions heureux de nous promener avec lui, s’il n’avait pas de comptes à faire. Je ne pus m’empêcher de sourire. Monsieur Mayer ne comprit pas la petite pointe d’ironie malicieuse que cette phrase renfermait et il répondit très gravement qu’en effet il avait bien des papiers à mettre en ordre. Du coup je fus obligée de me pencher à la fenêtre et de paraître très absorbée dans la contemplation des glaciers pour ne pas éclater de rire.

Les comptes du guide pourraient servir de titre à une comédie. Une fois, à Vienne, j’avais surpris ce brave Mayer en train de faire des comptes fort drôles avec les deux Anna, femmes de chambre de notre étage. Je ne sais ce qu’il leur racontait ; assurément, ce n’était pas une histoire lamentable, car elles riaient de tout leur cœur. En arrivant près de l’escalier, je vis Monsieur Maurice disparaître prestement dans le petit cabinet où Joseph cirait les bottines. Cinq minutes après, il descendait, grave comme un sénateur, et disait avec un grand sérieux à ses voyageurs qu’il avait bien avancé son travail, que tous ses papiers étaient en ordre.

Innsbruck, la capitale du Tyrol, est une jolie ville, originale. Elle possède quelques belles rues bien larges qui me rappelaient les voies de Munich. La plus commerçante de la ville ressemble à Berne. Il y a, comme dans cette dernière cité, des rues étroites, mal pavées, animées, des arcades basses contre les piliers desquels sont dressés de petits étalages, des boutiques sombres où on vend de riches costumes tyroliens, de la faïence, de l’épicerie et des gâteaux.

Notre première visite fut pour l’église des Franciscains qui possède le tombeau de Maximilien, un chef-d’œuvre. Ce tombeau, en marbre blanc, est entouré d’une grille de fer, artistement forgée et repose sur trois degrés de marbre. Aux quatre angles, on voit les figures allégoriques de la Justice, de la Prudence, de la Force et de la Modération. Au-dessus, l’empereur Maximilien est à genoux, la face tournée du côté de l’hôtel. Sur les pans latéraux, vingt quatre bas reliefs, en marbre de Tarare, séparés par seize piliers de marbre noir, représentent les épisodes les plus remarquables de la vie de Maximilien. Ces bas reliefs, qui ont coûté deux cent quarante florins chacun, ont été exécutés par Alexandre Collin, les frères Bernhard et Arnold Abel de Cologne. Leur composition n’est pas moins remarquable que leur exécution et leur valeur historique est presque aussi grande que leur valeur artistique.

Ainsi Maximilien, cet empereur vagabond qui ne pouvait rester nulle part, sent peser sur ses restes un des tombeaux les plus grandioses qu’ait élevé la main des hommes. Il est fixé, pour le reste des temps, dans cette capitale du Tyrol qu’il appelait sa ville favorite, sans y faire jamais de longs séjours. De chaque côté du tombeau, on voit quatorze statues en bronze, colossales, qui font un effet singulier et qui donnent à l’église des Franciscains l’aspect d’un musée d’armures.

Nous vîmes encore le monument en marbre blanc élevé à la mémoire d’André Hofer[1], fusillé à Mantoue[2] en 1810 par les Français, puis celui que l’on a consacré à la mémoire des Tyroliens, tombés en défendant leur patrie. Avant de quitter cette église riche en trésor, je veux noter un dernier souvenir historique : c’est là que la célèbre Christine de Suède, fille de Gustave Adolphe, abjura le protestantisme pour se faire catholique.

Papa voulait m’emmener faire un tour sur la promenade la plus fréquentée d’Innsbruck, où il y avait de la musique militaire qui parvenait affaiblie à nos oreilles ; je préférais parcourir la ville. Le toit d’or fut une désillusion pour moi. Je m’attendais à voir un dôme étincelant et je fus très étonnée lorsque Papa, s’arrêtant devant une ancienne maison, me désigna du doigt une petite avancée en me disant: « C’est là ! » Quoi ? C’était en or, en véritable or, ces petites tuiles plates et brunes. En regardant attentivement, on s’aperçoit bien que ce toit avait un aspect singulier et que le soleil faisait briller les angles des tuiles comme s’ils avaient été précédemment mouillés. Cependant, j’aurais pu passer cinquante fois devant sans songer à m’arrêter si ce n’est pour regarder la maison qui est réellement curieuse. Ce toit est un défi du Duc Frédéric, surnommé "la poche vide". Pour prouver à ses ennemis qu’il ne méritait pas cette épithète, il fit construire, en 1425, le toit en question. La petite sensation de tristesse que l’on ressent toujours dans les premiers moments qui suivent une désillusion, si peu importante qu’elle soit, ne dura pas longtemps pour moi.

Des gâteaux, qui avaient l’aspect de cornets à la crème, me tentant, nous entrâmes chez un pâtissier et, en savourant cette délicate friandise, j’oubliai la différence qui existe entre un dôme d’or et un petit toit brun. Avant de rentrer à l’hôtel nous achetâmes encore un tire-bouchons et des verres puis nous regardâmes les boutiques des bijoutiers, nous demandant quel souvenir nous pourrions offrir à Monsieur Mayer. Papa pensait à une paire de boutons de manchettes ; moi, j’avais une idée et j’y tenais beaucoup : je voulais lui donner un médaillon contenant un de mes trèfles à quatre feuilles pensant que ce talisman serait pour lui un gage de bonheur. Nous ne trouvâmes rien qui nous plût beaucoup à Innsbruck et nous remîmes cette acquisition à Bâle. Je remarquai que le grenat était en honneur dans les boutiques des bijoutiers du Tyrol. C’est la pierre préférée ou tout du moins la plus répandue.

Rentrée à l’hôtel du Soleil, j’écrivis puis je m’apprêtai pour le dîner. Nous descendîmes dans le cabinet de lecture pour attendre Monsieur Mayer qui, lui, de son côté, ne nous croyant pas encore de retour, nous guettait sur le pas de la porte. Le dîner fut excellent quoique plus triste que de coutume. Sur notre table carrée, il manquait un couvert, celui de notre pauvre Docteur que le vapeur emportait rapidement vers Paris. Mon Dieu ! Qu’il devait s’ennuyer et s’agiter, enfermé depuis 3 heures du matin dans un compartiment dont il ne devait descendre que le lendemain vers 7 heures. Nous parlâmes de lui. Monsieur Mayer nous raconta la première partie de leur voyage du matin qui avait été un peu tragique.

Il parait qu’un monsieur, fort chargé de bagages, avait déjà installé tous ses colis dans les filets du compartiment où nos deux compagnons montèrent. Ces derniers, ne se souciant pas de garder leurs trois valises sur les genoux, demandèrent, d’abord poliment, au Monsieur de bien vouloir leur faire une petite place. L’Allemand ne bougea pas. Monsieur Tucker renouvela sa demande. Aucune réponse! Alors le Docteur s’impatienta, dit des sottises au Monsieur qui lui en répondit et Dieu sait ce qui serait advenu si Monsieur Mayer, jouant pour une fois le rôle d’ange de la paix, n’avait un peu calmé son compagnon. Il ne put l’empêcher de murmurer, en lançant des yeux furieux à l’autre: « Mnnn nin accidnnt arrivait nin Könnun creviren und inf pfhngn nin inft ». Monsieur Mayer essaya de démontrer au Docteur que, si le déraillement ou le tamponnement qu’il souhaitait se produisait, ils avaient des chances pour être eux-mêmes aussi maltraités que leur voisin.



[1] Andreas Hofer, chef populaire tyrolien, 1767-1810, fusillé par les Français.

[2] Mantoue, ville italienne, Lombardie.

Concert tyrolien

Après le repas, Papa demanda à Monsieur Mayer s’il pouvait se renseigner sur les chanteurs tyroliens qu’il désirait me faire entendre. Nous savions bientôt que, à cinq ou six minutes de l’hôtel, nous trouverions ce que nous désirions dans une brasserie. Monsieur Mayer, qui avait travaillé avec recueillement tout l’après midi, ne se fit pas tirer l’oreille pour nous accompagner. Nous prîmes des tickets et nous emparâmes d’une table sur laquelle nous fîmes apporter trois pots de café.

Je ne reviendrai pas sur la description d’une brasserie, j’en ai déjà fait une à Munich. Je dirai seulement que le public de la salle où nous nous trouvions était bien plus distingué que celui de la taverne bavaroise : ce n’était plus des hommes du peuple, des ouvriers, mais de bons bourgeois, des étudiants, des vieux garçons. On y fumait autant mais la cigarette l’emportait sur la pipe ; on y buvait autant de bière, on y mangeait autant mais le jambon et le rosbif froid remplaçaient la choucroute et les saucisses de Francfort. On y riait moins fort, on y parlait moins haut mais on y applaudissait la musique avec le même enthousiasme.

Le concert était à peine commencé lorsque nous entrâmes et nous eûmes la chance d’arriver pendant un silence, ce qui nous permit de nous installer à notre aise. Le chef de la bande jouait de la cithare. Il préluda quelques instants puis le chœur commença. Je fus saisie dès les premiers sons. Jamais je n’avais entendu de musique semblable ; comment des voix humaines pouvaient-elles produire cette harmonie étrange, sauvage même ? Je ne sais mais je restais suspendue aux lèvres des chanteurs et, lorsqu’ils s’arrêtèrent, je fus sur le point de crier, comme les enfants insatiables : « Encore ! Encore ! ».

La troupe se composait de deux femmes et de trois hommes, tous très beaux dans leur genre ; ils portaient le costume national du pays et l’on voyait qu’ils chantaient avec âme : les "Lieds de là-bas". Les femmes avaient des organes absolument différents ; toutes deux étaient remarquables de souplesse, l’une dans les tons graves, l’autre dans les sons élevés et clairs. Par moment, les chants étaient langoureux et tristes, voilés et sombres comme le "Dies Irae" que l’on chante dans nos messes des morts. Il semblait que l’on entendait de sourds sanglots et des plaintes douces puis, tout à coup, une brillante roulade tyrolienne partait en fusée au milieu de ce chœur mélancolique et la musique s’animait devenant presque gaie. Jamais je n’avais écouté avec tant d’attention. Ne comprenant pas une parole de ce patois tyrolien, j’étais entièrement occupée de cette harmonie bizarre qui me retenait sous son charme captivant.

Vers 10 heures et demie, Papa voulut m’emmener ; je lui montrai la dernière ligne du programme d’un regard suppliant et il consentit à attendre la fin. J’avais grande envie de voir la danse nationale qui devait suivre le concert. Cette danse est fort originale, très amusante à regarder et beaucoup moins, je pense, à exécuter car elle exige une énergie extraordinaire. Tous les chanteurs ne prirent point part à cet exercice ; seuls, un jeune-homme et une jeune-fille montèrent sur l’estrade. Ils se mirent d’abord dos à dos, se donnant des coups de coude, comme de jeunes paysans qui ont quelque chose à se dire mais qui sont très embarrassés pour s’ouvrir l’un à l’autre. Après quelques instants de ce manège, la jeune-fille demanda au jeune-homme ce qu’il voulait et, lorsque celui-ci lui eut dit qu’il la désirait pour femme, elle éclata de rire en disant qu’elle était bien plus heureuse en liberté et qu’elle ne voulait pas se marier. L’autre lui promit monts et merveilles. Elle secouait toujours la tête en signe de négation. Ce ne fut que lorsque le jeune-homme déclara à la jeune-femme qu’il la laisserait conduire à sa guise la barque du ménage qu’elle consentit à danser, avec lui, la danse des fiançailles. Cette danse montre la joie folle du jeune-homme qui se traduit en cabrioles et en gambades rapides autour de l’objet de son admiration ; elle se termine par un bon gros baiser sonore, gage de promesse. Les chanteurs tyroliens vendaient leurs photographies. J’aurais voulu acheter un groupe mais, le prix étant excessif, j’y renonçai.

Innsbruck

Monsieur Mayer m’avait offert, dans cette brasserie, un ravissant bouton de rose-thé. Si j’avais été à Boulogne, je l’aurais certainement peint. En rentrant à l’hôtel, je le mis dans un verre d’eau et il était encore très frais le lendemain matin pour faire, à mon corsage, la traversée de l’Arlberg. Lorsque j’eus regagné ma chambre vers 11 heures et demie, je ne me couchais pas aussitôt. M’étant approchée de la croisée pour voir si elle était bien fermée et, la trouvant encore ouverte, je ne pus m’empêcher d’y rester un peu.

Je jetai sur mes épaules ma pèlerine de voyage et, frileusement enveloppée dans ses plis moelleux, je contemplai le beau ciel étoilé qui s’étendait au-dessus de ma tête. Oh ! Les nuances délicieuses de ce clair-obscur ! Le doux rayonnement bleuâtre de la lune sur les nappes de neige suspendues aux flancs des montagnes ! Des pics noirs, des crêtes arrondies, des cimes d’arbre faisaient des tâches sombres sur le ciel lumineux de cette nuit d’août. La ville, dont une partie s’étendait entre les montagnes et moi, était paisiblement endormie. C’est à peine si, de loin en loin, une petite lumière tardive scintillait à une fenêtre, indiquant que le sommeil n’avait pas encore tout envahi. Quelle sérénité profonde emplissait l’âme devant ce spectacle ! On est si heureux de sentir une impression de calme au milieu de l’agitation qui fait le fond de la vie humaine.

L’air est pur et pourtant assez froid pour m’inviter à fermer ma fenêtre. Je restai un instant le nez collé contre la vitre ; ce n’était plus la même chose. Cette feuille de verre, interposée entre la nature et moi, modéra mon enthousiasme. Les étoiles me semblaient moins brillantes, la nuit moins calme et moins belle. Je gagnai mon lit et, peu d’instant après m’être glissée entre mes draps, je sentis le sommeil alourdir mes paupières. Puis la pensée me quittât et ne revint qu’avec le jour.

Mercredi, 19 Août

Ma montre marquait six heures et demie lorsque je la regardai en me réveillant. Je me dépêchai de me lever et, peu d’instants après 7 heures, j’allai retrouver Papa qui écrivait déjà. Nous sortîmes faire un dernier tour dans la ville d’Innsbruck. En passant devant la pâtisserie où nous étions entrés la veille, nous vîmes des gâteaux qui nous tentèrent et nous en fîmes une petite provision pour occuper un peu notre long voyage. Plus loin, nous achetâmes deux jolies photographies et nous revînmes à l’hôtel du Soleil. Papa, prétendant connaître parfaitement la ville, ne voulût jamais m’écouter quand je lui demandai de retourner sur nos pas. Il prit une rue qui, disait-il, abrégeait beaucoup notre chemin. Je soutins le contraire et, une fois, par hasard, j’eus raison : nous rejoignîmes Monsieur Mayer dix minutes après l’heure fixée pour notre premier déjeuner. Nous nous mîmes à table sans nous presser car nous avions encore une heure devant nous.

Monsieur Mayer, se souvenant du buffet de Simbach qui avait soulevé l’indignation de Prévotine, d’heureuse mémoire, avait fait préparer par l’hôtel trois paquets contenant d’abondantes provisions. La gare d’Innsbruck était fort peuplée de touristes. Le train que nous devions prendre est le seul qui accomplit complètement de jour la traversée de l’Arlberg[1] et cette chaîne de montagne est si belle que bien peu de personnes se résignent à la traverser dans l’obscurité. Papa voulait attendre sur le quai que le chef de gare fît ajouter au train le wagon ouvert dans lequel il avait déjà effectué une fois ce voyage. Toutefois, ayant trouvé deux coins libres dans un compartiment de première classe, nous y montâmes. Ce ne fut qu’à la dernière minute que le wagon attendu et convoité par beaucoup fut accroché et il y eut une telle bagarre pour y monter que nous nous estimâmes heureux d’être déjà installés tranquillement. Plusieurs, parmi les ambitieux, furent obligés de se rabattre sur les autres wagons et ne trouvèrent plus de coins.


[1] Arlberg; col des Alpes d’Autriche, 1802 m d’altitude, reliant le Vorarberg au Tyrol, percé par un tunnel ferroviaire ouvert en 1884.