Munich - Zurich

Il était 8 heures 40, lorsque nos quittâmes Zurich, fort heureusement pas en compagnie de Prévot, Prévote et Prévotine qui n'avaient que des billets de seconde classe. Deux heures après, nous étions à Romanshorn, petite ville construite sur une langue de terre qui s'avance dans le lac de Constance. Là, nous nous embarquâmes sur le "Prinz Ragant" ; un fort joli navire bien capable de lutter contre les lames de la haute mer. Monsieur Mayer nous proposa de nous faire déjeuner sur le bateau ; comme nous devions rester plus de deux heures à Lindau[1], nous préférâmes contempler les bords du lac que le "Prince Régent" traversait en diagonale. Papa et moi, nous montâmes sur le pont et là, bien enveloppés de nos manteaux, nous nous promenâmes de long en large car il faisait beaucoup de vent. Le lac de Constance me parût plus large que le lac des quatre cantons, mais il me plaît beaucoup moins. Ses bords ne sont pas aussi accidentés et la teinte de ses eaux est loin d'être aussi jolie. Lindau, qui compte à peu près cinq mille habitants, était appelé au Moyen Age : "la Venise allemande". Elle est située à l'extrémité Nord-Est du lac de Constance et construite sur trois petites îles reliées à la terre ferme par un pont en charpente. Lindau est l'un des principaux entrepôts commerciaux de l'Allemagne avec la Suisse.

Aussitôt notre arrivée, Monsieur Maurice commanda le déjeuner, premier repas que nous devions faire sur la terre bavaroise dont la douane n'avait pas été trop ennuyeuse. Je me plaignais, il y a deux ans, de la lenteur suisse ; j'ai trouvé là, sous ce rapport, quelque chose d'encore plus fort. Je ne conseille pas aux gens pressés de se faire servir un déjeuner au buffet de la gare de Lindau. Nous restâmes à table près de deux heures, sans trop nous ennuyer cependant, Monsieur Mayer nous racontant des histoires sur le voyage des bords du Rhin et Prévotine venant à son aide quand la mémoire lui manquait.

A Lindau, je goûtais pour la première fois la cuisine particulière au centre de l'Europe, le mélange des choses sucrées et des choses salées. On nous servit un rôti de veau accompagné d'une compote de groseilles. Après m'être conformée aux usages du pays, en faisant descendre en même temps les deux choses dans mon estomac, mon cœur se souvint qu'il était français et protesta énergiquement contre cette nourriture allemande. Je fis alors ce que j'aurais dû commencer par faire, je mangeai mon veau avec de la salade et je dégustai ensuite mes groseilles qui étaient excellentes. A 2 heures 23, nous prîmes le train de Munich (Münfau). Le pays que nous traversâmes ne présente rien de bien extraordinaire, c'est une plaine avec des montagnes dans le lointain ; de temps en temps, un petit bois, un cours d'eau, des marais tourbeux ou un petit tunnel viennent rompre la monotonie de ces grands champs plantés de blé ou d'avoine.



[1] Lindau : Ville de Bavière, en partie sur pilotis dans 3 lots du lac de Constance d’où son nom de « Petite Venise »

 

Munich

Nous arrivâmes dans la capitale de la Bavière[1] à 7 heures 29, bien exactement, et nous tombâmes dans les bras de Monsieur Mayer et de l'honorable famille Prévot dont nous avions été séparés pendant plus de cinq heures. L'hôtel de l'Europe où nous descendîmes était en face de la gare ; nous nous y rendîmes à pied pendant qu'un domestique portait nos valises. J'aime beaucoup quand les hôtels choisis par l'agence se trouvent près des gares ; j'ai toujours, je ne sais pourquoi, des peurs folles de manquer les trains et cette malheureuse manie de l'avance me cause à moi-même presque autant de désagrément que la manie du retard peut en causer aux personnes obligées de vivre avec quelqu'un qui en est atteint.

Devant la porte de l'hôtel, nous trouvâmes le Docteur Tucker qui donna une poignée de main à Monsieur Mayer et qui salua très profondément le reste de la caravane des "Voyages Pratiques". « Il est très gentil le Docteur », dis-je à Papa, en montant l'escalier qui nous conduisait à nos chambres. On nous donna deux pièces voisines, mais sans communication intérieure, ce que Papa n'aime pas du tout car nous n'avons qu'une valise pour nous deux et je suis obligée de transporter tout ce dont j'ai besoin par le couloir. Moi, cet arrangement ne me déplaît pas énormément, j'ai l'air plus grande personne que si j'étais toujours sous la clé de mon papa. D'ailleurs, je n'ai aucune peur à l'hôtel. Qui craindrais-je si ce n'est les puces ou les punaises qui ne s'établissent pas généralement dans les hôtels bien tenus ?

Je me hâtai de faire quelques toilettes avant le dîner fixé à 8 heures. Je me recoiffai et me mis un petit corsage de batiste rose avec de grands gants blancs. Pour le repas, je me trouvais placée entre Papa et Monsieur Mayer qui s'acharnait après moi, ne me trouvant pas assez d'appétit. Quant au Docteur, il était de l'autre côté de Papa auquel il racontait histoires sur histoires. Ce Docteur, quel drôle de garçon ! Quelle nature complexe et difficile à analyser ! Laissons, pour un instant, les autres personnes manger du poulet rôti à la compote de pommes et de rhubarbes et boire sans grand enthousiasme leurs bocks de bonne bière de Munich, et examinons un peu Monsieur Maurice Tucker.

Maurice Tucker a 30 ans et quelques semaines. Il est moitié Anglais, moitié Français, moitié Protestant, moitié Israélite, moitié fou, moitié sérieux. Il est d'une gaieté insensée, le matin, dans son petit complet gris, et, le soir, il devient triste et se plaint du spleen lorsqu'il a arboré sa longue redingote noire. Débrouillard et actif comme pas un, ayant des connaissances sur tout, d'une intelligence remarquable et d'une mémoire réellement prodigieuse, Monsieur Tucker arrivera à se créer d'ici peu une fort belle situation. Penseur et conservateur, il a cependant conservé des gamineries de petit enfant. En l'écoutant débiter sérieusement les plus grosses bêtises ou prendre en plaisanterie les questions les plus graves et les plus tristes, il m'est arrivé souvent de me dire à moi-même: « Il est impossible de savoir ce qu'il pense ce type là ! »

On dit que les médecins, et principalement les chirurgiens, habitués à entendre journellement les cris de souffrance de leurs malades, s'habituent au spectacle de la douleur et ne savent plus y compatir. On prétend que leur cœur s'endurcit et se ferme à toute émotion. Il est vrai que Monsieur Tucker ne fait que débuter dans la carrière mais je ne crois pas que cela soit son cas ; il semble doué au contraire de grandes qualités de sensibilité et entoure ses parents de beaucoup d'affection. Peut être, le sentiment qu'il leur porte est-il plus vif pour sa mère et plus respectueux pour son père, d'un caractère plus froid.

Il me reste à dire et, pour traduire ma pensée, je me servirai d'un mot vulgaire, que ce brave Docteur doit bien se "gober" un peu. Il parle très souvent de lui et de ses affaires comme si elles devaient intéresser l'univers entier. En un mot, c'est un garçon sympathique, peut-être un peu en raison de son originalité. Son physique est bien rendu par ma première parole sur lui « Il est gentil » ; ni grand, ni petit, assez maigre sans être cependant de la famille des harengs, Monsieur Tucker est brun. Ses yeux, bleus gris, sont ombragés par de grands cils noirs ; leur expression est généralement rieuse et spirituelle mais ils sont quelque fois ternis par un léger voile de mélancolie dont il a de temps en temps de petits accès subits qu'il décore du grand nom de « spleen ». Son nez présente, quoi que d'une manière très atténuée, le caractère juif, ce qui n'a rien d'étonnant, sa mère étant israélite. Il porte la barbe taillée en pointe et les cheveux coupés sur le front.

Pendant que j'observais le Docteur, mes compagnons ont vu se succéder devant eux plusieurs plats accommodés de manière bizarre et les ont renvoyés à peu près vides. Il est temps que je quitte le portrait que j'essayais de faire pour m'occuper un peu de la belle tarte aux prunes, bien appétissante, que le garçon me présente avec sang froid et dignité.

Après le repas, Monsieur Mayer entraîna le Docteur avec lui tandis que Prévot et Cie allaient flâner à l'aventure dans les rues de Munich. Papa et moi, nous prîmes aussi nos chapeaux et, longeant une rue toute droite, nous nous arrêtâmes devant presque toutes les boutiques. Ce soir là étant un dimanche, la ville présentait un aspect animé et gai qui ne lui est pas habituel. Je me croyais un peu sur un de nos boulevards de Paris, allant acheter un morceau de galettes au Gymnase, mais les gens que nous croisions parlaient une langue différente de la nôtre et nous regardaient comme nous regardons les sauvages du Jardin d'Acclimatation. Ce qui me sauta aux yeux, ce fut l'éclairage des rues. Partout la lumière électrique envoyait, à droite et à gauche, ses rayons blanchâtres et les fils qui se croisaient et se recroisaient au-dessus de nos têtes formaient un réseau de fil de fer. On croit un peu être dans une volière. Lorsque nous eûmes marché pendant trois quart d'heure à peu près, nous revînmes sur nos pas et nous regagnâmes l'hôtel de l'Europe.

Nous eûmes quelques peines à obtenir un encrier pour écrire à Boulogne. Je pense que les Munichois mettent beaucoup de mauvaise volonté dans leurs rapports avec les Français car le sommelier auquel je m'adressai ne se montra pas aimable du tout. Je parlai allemand et il fit semblant de ne pas me comprendre ; je sais que mon accent était certainement très mauvais mais mes paroles ne devaient pourtant pas être par trop absurdes car un allemand, qui attendait ses lettres, me comprit et expliqua complaisamment ce que je désirais.

Nos lettres écrites, nous nous séparâmes et j'entrai dans ma petite chambre. Ne pouvant parvenir à fermer ma porte, je me contentai de mettre la clef en dedans et je me couchai sans m'apercevoir que la femme de chambre avait laissé ma fenêtre toute grande ouverte. Si un voleur avait voulu pénétrer dans ma chambre, il avait deux chemins à sa disposition, ce qui ne m'empêcha pas de fermer les yeux avec une grande tranquillité. Je me réveillai cependant vers 2 heures du matin et je me fis cette remarque qu'à Munich les nuits étaient très fraîches. Mes couvertures et mes draps, extrêmement étroits, étant allés se promener je ne sais où, je me blottis sous un grand édredon et là, roulée en boule comme un petit chat, je me rendormis profondément, jusqu'au lendemain 6 heures et demie.

Lundi 10 Août

J'avais bien de grandes dispositions à me retourner du  côté du mur et à fermer les yeux devant le rayon du jour qui arrivait librement jusqu'à mon lit, mais je me souvins que le corsage de ma robe réclamait quelques petites réparations. Je m'étirai et je sautai vaillamment à terre. Lorsque je fus prête, j'allais trouver Papa et nous sortîmes tous deux pour acheter la fameuse brosse à habits après laquelle nous courions depuis notre départ de Paris. Nous entrâmes chez un coiffeur et, moyennant un mark, c'est à dire un franc vingt cinq, nous pûmes enfin nous procurer l'objet désiré. Nous marchandâmes, d'autre part, un charmant petit chat lisant son journal dans une guérite. Il était loin de valoir les quatre marks demandés et nous abandonnâmes l'idée que nous avions conçue de le rapporter à Emmanuel.

Il n'était pas tout à fait 8 heures 30, l'heure du rendez-vous, lorsque nous rentrâmes à l'hôtel. Dans le petit salon qui précède la salle à manger, nous revîmes la famille Prévot et le Docteur enfoncés dans des fauteuils d'osier. Ils se livraient sans doute à une conversation fort intéressante  car Prévot dissimulait poliment derrière sa main  des bâillements répétés. Papa se mêla à la conversation qui roulait, si je m'en souviens, sur les promenades de la veille au soir. Moi, je ne disais rien ; j'écoutais parler les autres et je regardais Prévotine qui, assise en face de moi, m'envoyait de temps en temps un sourire plein de charme auquel je répondais par une grimace que j'avais la bonne intention de rendre aimable.

Vers 9 heures moins le quart, Monsieur Mayer n'ayant pas encore fait son apparition, le Docteur s'élança à sa recherche et revint, deux minutes après, avec le beau retardataire qui s'excusa et nous fit servir promptement nos tasses de chocolat. Ce premier repas ne fut signalé par aucun incident. Je remarquai seulement que toute la figure de Madame Prévot participait au mouvement de ses mâchoires qui fonctionnaient fort bien du reste.

Il s'agissait maintenant de visiter la ville de Munich sans perdre de temps. Le Docteur Tucker, qui l'habitait depuis deux jours, la connaissait déjà comme sa poche et il proposa de nous conduire tous, y compris Monsieur Mayer le guide en chef de la caravane. Nous vîmes d'abord un grand nombre de monuments. Comme nous n'entrâmes dans aucun, je n'ai pas retenu leurs noms. Seul le Palais de Justice m'étonna par ses dimensions colossales. La vieille Pinacothèque, dont le nom est formé de deux mots grecs signifiant "lieu où l'on garde les tableaux", reçut notre première visite.



[1] Il s’agit de Munich.

La Pinacothèque de Munich

Cet édifice, construit sur le modèle des palais romains, fut commencé le 7 Avril 1826, jour anniversaire de la naissance de Raphaël, et achevé en 1836. Sa façade principale est ornée de vingt cinq statues des peintres les plus fameux dues aux ciseaux de Schmanthaler[1]. Nous passâmes, sans nous arrêter, devant les salles du rez-de-chaussée où l'on conserve des collections de vases et de dessins et nous montâmes à la galerie des tableaux, formée par Maximilien Joseph[2]. Cette galerie, qui passe avec raison pour l'une des plus belles du monde, compte environ mille six cents toiles.

La première salle dans laquelle nous pénétrâmes contient les portraits des rois de Bavière. J'en remarquai un surtout : le roi Louis 1er. Oh ! la drôle de tête ! La physionomie de ce roi m'amusant, je me fis conter son histoire qui n'est pas très belle. Au milieu de l'hiver 1846, une danseuse Lola Montes vint à Munich montrer ses mollets. Elle faisait manœuvrer ses pincettes avec tant de grâce que le roi en devint fou et l'épousa. Cependant ses caprices et ses extravagances lassèrent les Bavarois qui la chassèrent de Munich. Peu de temps après, le roi abdiqua.

Parmi les tableaux de la vieille Pinacothèque, je remarquai les Rubens qui s'y trouvent au nombre d'une centaine environ. On est étonné par la quantité d’œuvres laissées par ce grand peintre. Dans tous les musées, on voit des Rubens et c'est toujours la même manière de procéder et la même richesse de coloris. Il est cependant impossible que la main du signataire ait, seule, promené le pinceau sur ces immenses toiles ; deux ou trois vies d'homme n'y suffiraient pas. Il a du se faire aider dans sa tâche par ses nombreux élèves auxquels il fournissait sans doute les plans et dont il retouchait fortement l'ouvrage lorsqu'il était assez avancé. Le grand "Jugement Dernier", placé au milieu de la salle des Rubens, passe pour la perle de cette galerie sans prix. L’œil est ébloui et même fatigué par le luxe incroyable de couleurs répandu sur cette scène magnifique et terrifiante. Je vis encore plusieurs Albert Dürer[3], de beaux paysages de Ruysdaël[4], de nombreux Van Dyck[5] et une "Sainte Famille" remontant à la jeunesse de Raphaël.

Je n'en finirai pas si je voulais nommer seulement les chefs-d’œuvre contenus dans le musée de Munich et je terminerai notre course rapide  dans ses salles en m'arrêtant une minute devant les Murillo[6]. Le peintre espagnol est représenté en Bavière par une dizaine de toiles empreintes d'une vérité naïve et spirituelle. Les jeunes gamins en guenilles, dégustant avec satisfaction, à l'ombre d'un vieux mur, les provisions qu'ils ont peut-être dérobées, ont des types saisissants. Il me semble encore voir leurs bouches ouvertes et leurs yeux rieurs. Mais le plus beau tableau de Murillo est, je crois, celui qui représente Saint Jean de Dieu guérissant un paralytique à la porte d'une église. « Jamais, dit un critique, le plus poétique et le plus idéaliste des maîtres de son pays ne s'est élevé à une telle hauteur d'expression ; rarement sa magnifique palette n'a enfanté de plus étonnantes merveilles ».

Les Téniers[7] et les Van Brüghel que nous vîmes, en traversant les petites salles, sont réellement fort beaux. Papa aurait désiré passer toute sa matinée au musée mais d'autres merveilles nous réclamaient. Prévotine voulait, à toute force, pénétrer dans la nouvelle Pinacothèque, fermée le lundi. Elle envoya Monsieur Mayer qui se cassa naturellement le nez contre la porte et qui essaya de la consoler en lui disant que ce Luxembourg de la Bavière ne renfermait aucune oeuvre remarquable et ne méritait pas la visite de nobles étrangers comme nous. Rien ne pût calmer Mademoiselle Prévot qui demeura persuadée que l'on avait mis beaucoup de mauvaise volonté dans cette affaire et qui déchargea sa mauvaise humeur sur le dos de Monsieur Mayer, le bouc émissaire. Elle prétendit qu'il n'exécutait pas fidèlement le programme et, me prenant à part, elle me força à écouter ses doléances.

Non vraiment, elle ne reconnaissait plus ce pauvre Monsieur Maurice, ce n'était plus le même, on l'avait changé. Il y a deux ans, il était gai, spirituel, empressé auprès de ses voyageurs et, cette année, elle le trouvait lourd, indifférent, vieilli, bien baissé en un mot. « Ne pensez-vous pas comme moi ? » me demanda-t-elle, après une longue tirade. « Mademoiselle, lui répondis-je, ne connaissant Monsieur Mayer que de cette année, je ne puis être un bon juge ; néanmoins, j'en avais entendu parler par différentes personnes et je le croyais plus gai. Il est cependant aimable et fait de grands efforts pour nous satisfaire. »



[1] Charles Schwanthaler, sculpteur, 1802-1848.

[2] Joseph Maximilien, électeur puis Roi de Bavière sous le nom de Maximilien 1°, 1756-1825, servit dans l’armée française.

[3] Albert Dürer, peintre allemand, 1471-1528.

[4] Jacques Ruysdaël (ou Ruisdael), paysagiste hollandais, 1630-1681.

[5] Antoine Van Dyck, peintre et graveur, 1599-1641.

[6] Bartholémé Esteban Murillo, peintre espagnol, 1618-1682.

[7] David Téniers, dit « le Vieux », peintre flamand, 1582-1649.

La "Résidence", palais du roi de Bavière

En causant de la sorte, nous étions arrivés devant la "Résidence", palais du Roi de Bavière. Monsieur Mayer prit des tickets qu'il paya un mark et nous pûmes visiter le monument. Je ne dirai trop rien des salles des batailles et des fêtes ; ce sont des appartements ressemblant beaucoup à ceux que nous pouvons aller admirer à Versailles dans le palais de nos rois. Une idée que je trouve originale a été conçue par le Roi, Louis 1e : il a fait réunir, dans deux chambres situées à droite de la salle de bal, les portraits de toutes les femmes dont la beauté l'avait frappé. Ces trente six portraits, tous de même taille et peints par Stieler[1], sont en effet charmants et je comprends que ce roi, dont la gravité n'était pas le défaut, ait songé à réjouir sa vue par la contemplation de tels visages. Les murs des "Chambres des Beautés" (ainsi s'appellent ces pièces) sont tendus d'une étoffe carmin sombre qui fait admirablement ressortir les nuances délicates de toutes ces jeunes chaires.

La "Salle du Trône", pavée de marbre plaqué d'or, est ornée des douze grandes statues des ancêtres de la Maison de Bavière. Une salle est dédiée à la gloire de Charlemagne dont elle célèbre les hauts faits, une deuxième raconte la vie de Frédérique Barberousse[2], une troisième retrace les exploits de Rodolphe de Habsbourg[3]. Il y a encore plusieurs pièces, ornées de peintures dont les sujets ont été tirés de vieilles légendes. On les nomme "Salles des Mibelungen".

La chambre à coucher du roi, où l'empereur Napoléon 1er coucha en 1809, est magnifique comme ameublement. On assure que les rideaux brodés qui entourent le lit ont coûté huit cent mille florins. La "Chambre des Miroirs", qui vient ensuite, est toute tapissée de glaces de Venise et de miroirs japonais. Au milieu, pend un lustre sculpté par le Roi Maximilien III lui-même. La dernière pièce dans laquelle nous pénétrâmes est fort petite, on la nomme "Chambre des Miniatures". Toutefois, si ses dimensions sont loin d'égaler celles des autres salles, elle les surpasse par le goût avec lequel elle est décorée. Il est impossible de voir un plus joli boudoir. En rentrant, nous nous arrêtâmes quelques minutes devant l'hôtel de ville où un régiment faisait entendre sa musique.



[1] Joseph Stieler, peintre allemand, 1781-1858, portraitiste de la cour d’Autriche.

[2] Frederique Barberousse, (ou Fréderic 1°), empereur germanique.

[3] Habsbourg, dynastie qui régna sur l’Autriche, 1278-1918

La "Bavaria", statue de la Bavière

Après le déjeuner, Monsieur Mayer nous accorda une demi-heure de repos pendant laquelle nous remontâmes un peu dans nos chambres, puis nous prîmes, en tramway électrique, la direction de "la Bavaria", l'immense statue de la Bavière, élevée dans une prairie à l'extrémité de la ville. L'érection de "la Bavaria", oeuvre de Scwanthaler, demanda cinq ans de pénibles travaux. Cette statue, haute de dix neuf mètres, repose sur un piédestal de neuf mètres. Elle pèse quatre vingt sept mille trois cent soixante kilogrammes. La Bavière est représentée debout, un lion auprès d'elle ; de la main droite, elle serre son épée et elle tient, dans sa main gauche, une couronne de lauriers. Une immense chevelure tombe en anneaux sur ses épaules.

Papa ne se souciait pas de grimper, par le petit escalier en colimaçon, jusque dans la tête de "la Bavaria", mais il me permit l'ascension sous la garde du Docteur qui se dévoua pour m'accompagner. Prévotine nous demanda la permission de venir avec nous et nous nous engageâmes tous trois dans l'intérieur de la statue. Le Docteur marchait en avant pour nous signaler les difficultés qu'il rencontrerait. Il faisait noir comme à cent lieux sous terre et les veilleuses, posées de loin en loin, ne donnaient qu'une lumière absolument insuffisante. Les soixante six marches de pierre ainsi gravies, nous n'eûmes plus que des degrés en fonte très étroits, une sorte d'échelle tournante. Cela marcha bien au moins jusqu'au cou de "la Bavaria" ; là, le passage, singulièrement rétréci, nous força à imiter les petits bébés qui grimpent les escaliers à quatre pattes.

On peut, dit-on, tenir huit personnes dans la tête de la statue. Nous y trouvâmes trois messieurs et je puis assurer qu'à six on est suffisamment entassé les uns sur les autres. Par deux ou trois petites ouvertures, on reçoit un peu d'air et l'on peut jouir du panorama sur Munich. J'essayai de passer la main par l'une d'elle afin de faire signe aux invalides de notre troupe. Ils ne songèrent pas à lever le nez et j'en fus quitte pour mes frais d'amabilité. Les constructeurs de "la Bavaria" ont eu la bonne idée de disposer, dans le crâne de leur statue, des bancs en bronze sur lesquels les gens lassés peuvent se reposer un instant.

Nous ne restâmes pas longtemps assis, car il faisait une chaleur étouffante dans cette tête de fer et Monsieur Tucker, me prenant par la main, me fit descendre à reculons les premières marches de l'escalier. Ce n'était pas très facile mais il me maintenait fortement et je ne m'en tirai pas trop mal. Vint ensuite le tour de Prévotine. Cette charmante Prévotine montra légèrement ses mollets. Je baissai modestement les yeux et je continuai ma descente sans me préoccuper de ce qui se passait au-dessus de moi. Prévotine hors du mauvais passage, le Docteur s'y engagea à son tour. Le pauvre Monsieur Tucker ! Je l'ai calomnié en pensant, un moment, qu'il voulait nous faire casser une jambe afin d'avoir l'occasion d'essayer de nouveaux instruments très perfectionnés qu'il venait d'acheter à Munich. Il avait dit du reste, pendant le déjeuner, qu'il commençait à s'ennuyer dans une ville où il n'avait pas seulement un pauvre petit membre à couper.

Dans le piédestal, nous fîmes la rencontre d'une jeune femme à qui la frayeur arrachait de petits cris étouffés. Elle nous demanda, en allemand, de lui laisser la rampe nécessaire à sa frayeur. Notre descente s'opéra sans encombre et nous trouvâmes en bas Papa, Monsieur et Madame Prévôt qui s'étaient assis tranquillement sans s'inquiéter de leurs filles. Ils s'étonnèrent même de la rapidité avec laquelle nous avions accompli notre petit voyage à l'intérieur de "la Bavaria".

La "Lnicgnufanb" à Munich

Nous allâmes retrouver notre tramway électrique qui ne se fit pas attendre. Laissant la famille Prévot pénétrer à l'intérieur, je restai sur la plate-forme avec ces messieurs. Papa causait avec Monsieur Mayer, tandis que le Docteur s'agitait, essayant de deviner tous les trucs du tramway. Nous prîmes une correspondance pour aller au jardin anglais. Ce jardin anglais qui a une grande réputation tient le milieu entre nos jardins publics de Paris et notre Bois de Boulogne. Nous n'en traversâmes qu'une petite partie, conduits par un monsieur fort aimable à qui nous avions demandé le chemin et qui était retourné sur ses pas pour nous rendre service. Il parlait un peu français, ayant fait un petit séjour à Paris.

En passant près d'une caserne, nous nous arrêtâmes quelques instants pour voir des soldats bavarois faire l'exercice ; ils prenaient la position de tireurs couchés et se relevaient avec une grande rapidité. Monsieur Mayer essaya de nous faire visiter l'église de "Tous les Saints" qui fait partie des nouvelles constructions de la résidence royale. Elle était fermée. Je le regrettai car Prévotine me fit lire dans son guide que cette chapelle possédait un intérieur remarquable, étincelant de dorures.

Monsieur Mayer, ayant exécuté le programme et ayant de nombreux papiers à mettre en ordre, prit congé de nous. Je voulais à toute force voir l'Isar[1], affluent du Danube. Le Docteur proposa fort aimablement de nous y conduire. La famille Prévot se cramponna à nous, ne voulant pas non plus quitter Munich sans avoir vu la rivière. Peut-être Prévotine, désespérée par les froideurs de Monsieur Mayer, avait-elle des intentions de noyade car elle répétait avec agitation: « Il faut au moins voir l'Isar ! Il faut voir l'Isar ! » Nous n'éprouvâmes pas de grandes difficultés pour gagner le quai. L'Isar avait un courant très rapide, coupé par deux petites chutes, produisant un certain effet.

Pendant que Prévôt, Prévote, Prévotine et moi, nous regardions attentivement les chutes, Papa parlait au Docteur des cimetières de Munich qu'il avait visités il y a six ans, au moment où on représentait à Oberammergau[2], le mystère de la Passion. Ce qu'il en dit fit naître en nous le grand désir de les voir. Il s'agissait d'en trouver au moins un. Papa se souvenait bien que ce n'était pas loin de l'Isar, mais il avait oublié sur quelle rive et à quelle hauteur.

Monsieur Tucker prit le parti de demander, comme il pourrait, le chemin et il s'adressa à trois ouvriers serruriers qui réparaient la grille d'une maison. Le mot "cimetière" venant à manquer dans son vocabulaire, fort peu complet du reste, il tourna la difficulté avec esprit. Connaissant bien les trois principales occupations du Bavarois, il demanda le lieu où l'on porte les hommes qui ne mangent plus, qui ne boivent plus et qui ne fument plus. Lorsqu'il se fut expliqué de la sorte, l'un des trois ouvriers se frappa le front, comme illuminé par un trait de génie, et poussa un «Euréka » allemand plus triomphant que celui du célèbre Archimède. Il avait bien compris ce que nous désirions mais il ne savait pas non plus où se trouvait au juste le cimetière ; il nous indiqua cependant la rive de l'Isar en disant: « ... », c'est à dire : « droit, toujours tout droit. » Nous remerciâmes ces braves ouvriers et nous longeâmes la rivière qui, à certains endroits, était plus large que notre fleuve : la Seine. Mais, si on allait droit, toujours tout droit sans s'arrêter, on pourrait marcher longtemps.

Au bout de dix minutes, Monsieur Tucker, armé de son guide, accosta un policeman à cheval qui descendait le quai. Celui-ci écouta patiemment le Docteur qui débitait son affaire en un langage de fantaisie, moitié français, moitié allemand, moitié rien du tout. Le policeman prit alors le plan, chercha quelques instants et indiqua du doigt un bâtiment situé au sud de la ville. « Allez là » dit-il à Monsieur Tucker en souriant et en faisant partir son cheval. Nous nous regardâmes déconcertés car il nous avait montré l'asile d'aliénés. « Décidément, s'écria le Docteur, je n'ai pas de chance. Tous ces gens là sont trop bêtes pour nous comprendre mais je sais ce qu'il faudra faire maintenant. Dès que nous verrons un autre agent, vous vous étendrez par terre, dit-il en s'adressant à Papa. Vous contreferez le mort et je demanderai, en faisant le geste de creuser la terre, où il faut vous porter » - « Vous n'êtes réellement pas timide, dis-je à Monsieur Tucker. Vous parlez à n'importe qui. Ce n'est pas moi qui oserai faire cela. » - « Tenez, Mademoiselle, savez vous comment on dit des briques en allemand ? Voulez-vous le savoir ? » Et, sans attendre ma réponse, il alla trouver une bonne femme qui déchargeait une voiture de briques et s'expliqua avec elle.

Je profite de cette occasion pour dire qu'à Munich les femmes sont employées aux travaux les plus pénibles. Elles aident les maçons, portent le ciment, manient  la bêche et la pioche avec beaucoup d'activité et de courage.

Plus loin, nous nous adressâmes à une jeune femme qui vendait des sirops dans un petit kiosque. Comme les autres, elle se mit à sourire. Toutefois, avec beaucoup de bonne volonté de part et d'autres, on parvint à s'entendre. Elle nous expliqua, en allemand bien entendu, qu'il y avait à Munich deux chambres mortuaires (Lnignufoenb), l'une à notre droite, l'autre à notre gauche. Elle nous engagea plutôt à prendre cette dernière direction, disant que les femmes ne pouvaient pas pénétrer dans l'autre Lnignufoenb. Nous récompensâmes sa complaisance en la priant de nous servir trois verres de sirop glacé.

Lorsque Monsieur Tucker eut abordé trois fois le même policeman, afin d'être sûr d'avoir bien compris ce que la bonne femme nous avait dit, nous essayâmes de nous débarrasser des Prévot. Depuis plus d'une demi-heure nous les engagions à ne pas se fatiguer davantage mais ils ne semblaient pas comprendre nos sentiments humains et ils tenaient bon. Le pauvre papa et la pauvre maman suaient, soufflaient, étaient rendus et pourtant ils allaient toujours. Ils nous auraient bien lâchés sans leur fille. Prévotine s'acharnait. Elle allongeait ses jambes maigres et trottinait en avant, retournant de temps en temps sur ses pas pour asticoter Papa et Maman et presser leur allure. Elle finit néanmoins par s'apercevoir qu'ils étaient bien las et Monsieur Tucker, qui avait un grand désir de les semer, usa d'un tout petit mensonge pour les amener à retourner à l'hôtel. « Nous sommes certainement dans la bonne voie, dit-il à Prévotine, et nous n'avons plus guère qu'une lieue à faire avant d'atteindre le cimetière. » A cette parole, Prévot s'échoua sur une borne kilométrique et Prévote s'appuya contre un arbre en roulant des yeux désespérés. L'amour filial décida Prévotine à nous quitter. « Je ne suis pas fatiguée, nous dit-elle, mais Papa et Maman n'en peuvent plus. Ils ne sont plus jeunes, il faut les ménager. » Elle les ménageait drôlement quelque fois !

Ce fût avec un grand soulagement que nous vîmes la robe rouge de Mademoiselle Prévot rebrousser chemin. Nous nous regardâmes avec l'expression heureuse d'écoliers en liberté. « Vous savez, ce n'est pas vrai, nous dit le Docteur, nous ne sommes pas à une lieue de la Snignufoenb, nous en sommes à deux bons kilomètres. En vingt ou vingt cinq minutes, nous pouvons y être. »

Nous traversâmes l'Isar sur un grand pont et nous suivîmes une rue toute droite, jusqu'à une brasserie. Là, nous tournâmes à gauche et, après une montée un peu pénible, nous nous trouvâmes en présence d'un grand mur entourant le cimetière. Nous n'étions plus dans Munich, mais dans un de ses faubourgs. Des mesures de salubrité ont fait établir tous les cimetières loin du centre de la ville. Mon cœur battait un peu en franchissant la porte du Fwindgof et en apercevant la chambre mortuaire au bout de la longue allée que nous suivions. Cette émotion que je m'efforçais de cacher était insensée, je l'avoue, et tenait à ce que je n'avais jamais vu de morts.

Grand'Mère et Maman, me jugeant très impressionnable, avait pris à tâche de ménager ma sensibilité et m'avaient toujours éloignée de ce triste spectacle. Aussi, avais-je des terreurs folles en songeant à la mort et mon imagination enfantait des choses horribles à la seule vue d'un cercueil. Lorsqu'une bière passait devant moi, sans être recouverte du drapeau noir, je cachais ma tête dans mes mains et, si la curiosité écartait un instant mes doigts, je devenais pâle et me mettais à trembler. C'est que, derrière ces planches, je me figurais les convulsions de l'agonie, rendues plus horribles par l'immobilité de la mort, des bouches béantes, des yeux retournés, une peau marbrée de tâches noires, vertes ou violettes, une odeur infecte et repoussante. Quelque chose me disait que le jour où je pourrais contempler la mort en face, toutes ces terreurs s'envoleraient et voilà pourquoi j'avais souvent demandé à aller dire une prière auprès du lit des personnes que j'avais connues. A ma demande, on répondait invariablement: « Toi, qui ne peux pas voir un cercueil, comment aurais-tu le courage d'approcher d'un mort. Tu te trouverais certainement mal. » Et j'avais beau répéter : « Ce n'est pas la même chose ; je vous assure, essayez ! », jamais on ne m'avait écoutée. Voilà pourquoi, une fois entrée dans ce cimetière, je n'aurais pour rien au monde voulu retourner sur mes pas, sans avoir tout vu, quoi que j'eusse par moment de grandes envies de me sauver et de regagner la porte.

Mes jambes tremblaient et j'avais pris de moi-même, le bras de Papa, ce qui ne m'arrive jamais que pour traverser les rues où il y a beaucoup de voitures. La Lnicgnufanb dont les murs blancs brillaient à l'extrémité de l'allée, éclairés par le soleil, est un bâtiment où l'on est forcé de transporter les cadavres dans les deux heures qui suivent le décès. Ils restent dans la chambre mortuaire, trois jours environ, jusqu'au moment de leur enterrement et, de la sorte, jamais un cadavre n'entre à l'église, où l'on célèbre cependant un service pour le repos de l'âme du défunt, avant de le rendre à la terre. On craint la léthargie, à Munich, et les morts ont dans la main un anneau correspondant à une sonnette électrique, destinée à prévenir le gardien au moindre mouvement de l'un des corps.

Nous étions arrivés devant la chambre mortuaire, tout entourée de verre. Le premier regard que je portai sur les vitres me donna l'illusion d'une serre emplie de fleurs, éclairée par la lumière rougeâtre et tremblante des cierges. Au milieu des plantes, se détachaient des visages de cire très calmes, dans leur sommeil. La première personne sur laquelle j'osai porter directement mes regards pouvait avoir une cinquantaine d'années. Elle était seule à avoir la bouche et les yeux complètement fermés et je remarquai avec étonnement que son visage rigide n'était sillonné par aucune ride. Une jeune fille de dix sept ou dix huit ans était couchée près de la première femme et était vêtue de blanc comme elle, avec un grand voile de tulle et une couronne de fleurs d'oranger. Venait ensuite un jeune homme, en habit de soirée et en cravate blanche, très soigneusement habillé et coiffé. Je vis encore une dizaine d'enfants charmants avec leur sourire de petits anges et leurs belles têtes blanches qui semblaient s'incliner pour reposer encore sur le sein de leurs mères. On aurait cru que, lassés de leurs jeux, tous ces beaux bébés s'étaient endormis pour quelques heures et que les petites mains pâles jointes languissamment sur les poitrines allaient s'animer et reprendre les jouets abandonnés.

Mais là où je m'arrêtais le plus longuement, ce fut devant une jeune femme de 22 ou 23 ans ; absolument ensevelie sous les fleurs. Le tréteau, qui soutenait le cercueil, disparaissait derrière des touffes de plantes vertes, palmiers, phénix et fougères. Les flancs de la bière étaient tapissés de roses thé, serrées les unes contre les autres de manière à ne pas laisser apercevoir le bois. De beaux camélias blancs recouvraient tout le corps jusqu'à la naissance du cou qui émergeait de ces fleurs neigeuses et d'une fine dentelle. La tête soutenue par un oreiller de satin blanc, entourée d'une guirlande de camélias, était légèrement penchée sur la poitrine. Les cheveux châtains foncés, parcourus par de grandes ondulations naturelles, étaient relevés avec grâce et maintenus sur le sommet de la tête par une couronne de mariée. Un voile de tulle blanc enveloppait la morte dans ses plis vaporeux et lui donnait un charme infini. Jamais le sourire qui voltige sur la bouche rose de la plus adulée de nos mondaines, n'égalera en douceur celui qui entrouvrait ces lèvres décolorées. Il y avait des attirances étranges dans la résignation presque joyeuse de ce pâle visage dont les yeux, incomplètement voilés par de grands cils noirs, semblaient déjà emplis par d'ineffables visions.

J'aurais besoin d'une palette merveilleuse pour essayer seulement de rendre les teintes délicates du demi-cercle bleuâtre tracé  sous les yeux et il me faudrait un crayon divin pour reproduire la ligne du nez dont les narines étaient légèrement affaissées par la mort. De quoi aurai-je pu avoir peur, en contemplant cette jeune fille rendue si belle et si radieuse par le sommeil éternel qui immobilisait son corps ? Est-ce de sa pose, pleine de grâces et d'abandon ? Est-ce de l'expression à la fois heureuse et lassée de son sourire de poitrinaire ? Est-ce enfin des fleurs pâles qui l'entouraient et qui, sentant la nuit venir, commençaient à replier leurs frêles corolles ? Le souffle invisible qui planait sur cette scène, pleine d'espérance et de promesses mystérieuses, produisait dans l'âme un grand apaisement.

La mort n'est donc pas aussi terrible que je l'imaginais puisqu'on peut tomber dans ses bras avec une telle sérénité. Il est vrai qu'à Munich elle est présentée avec une poésie que l'on ne trouve point partout. Mais maintenant, je puis voir un cercueil sans peur ; ce ne sont plus des têtes grimaçantes et pleines d'horreurs que j'aperçois. Non, ce que j'évoque, derrière ces planches, c'est le visage calme et divinement recueilli de la jeune fille qui repose là-bas dans le Fwindgof de Munich. Je ne pouvais détacher mes regards de la touffe de fleurs, illuminée par les cierges, et je répondais à Papa qui cherchait à m'éloigner: « Oh, non ! Je t'en prie encore un peu, encore un peu ! » Je parlais bas, tout bas, comme si j'avais eu peur de réveiller la morte dont j'étais séparée seulement par une feuille de verre. Il me fallut cependant céder et suivre Papa et le Docteur.

En repassant devant la marchande de sirops, j'allais lui dire en allemand que nous avions trouvé la chambre mortuaire et la remercier de ses renseignements.

Nous étions bien loin de l’hôtel de l'Europe et, comme il était déjà près de 5 heures et demie, nous pressâmes le pas pour ne pas nous faire attendre. Nous passâmes par le marché. C'est une grande place sur laquelle sont rangées de nombreuses petites tables, au-dessus desquelles s'élèvent de grands parapluies destinés à protéger les marchandes contre les ardeurs du soleil ou les désagréments de la pluie.

Il était 6 heures 55 lorsque nous atteignîmes l’hôtel ; je me hâtai de grimper chez moi afin d'avoir le temps de changer de corsage avant le dîner. A 7 heures 05, j'étais en bas, lavée, recoiffée et attifée un peu plus proprement. Monsieur Mayer devait avoir passé beaucoup plus de temps que nous à sa toilette car il était superbe. Il avait surtout une ravissante petite cravate de batiste rose qui aurait bien tenté mon frère Louis, s'il l'avait vue. Prévotine me demanda des détails sur la fin de notre promenade. Je mis une certaine méchanceté à lui dire que nous avions vu une des choses les plus intéressantes de Munich, toutefois je vantai son dévouement filial.



[1] Isar: Rivière d’Allemagne qui naît dans les Alpes du Tyrol.

[2] Oberammergau : commune d’Allemagne célèbre pour les représentations théâtrales de la Passion du Christ, données tous les 10 ans par les habitants pour respecter un vœu fait en 1634 par leurs ancêtres, lors d’une peste.

Soirée à Munich

Le repas terminé, nous trouvâmes encore moyen de planter les Prévot dans la salle à manger et de nous sauver tous les quatre comme de bons vieux amis. Nous prîmes la rue que nous avions déjà suivie la veille, mais elle n'était plus reconnaissable. La foule qui l'animait avait disparu je ne sais où. Le boulevard parisien était devenu une simple rue de faubourg. Seules les brasseries, brillamment éclairées, regorgeaient de monde. Nous croisâmes cependant plusieurs soldats, tous extrêmement grands et forts, ce qu'on peut appeler de beaux hommes.

Leur tenue est irréprochable et le simple soldat a une démarche aussi élégante que celle de nos officiers. Je ne ferai pas les mêmes compliments aux femmes de la Bavière ; elles sont pour la plupart assez grandes mais fort lourdes, de vrais tonneaux à bière. Les trais du visage sont épais et disgracieux, la taille n'est point formée. Il y a un manque de goût complet dans leur façon de se vêtir. Elles singent nos modes parisiennes mais d'une manière si bizarre que j'avais envie d'éclater de rire en voyant les manches papillon de leurs robes. Aussi, quoi que je n'eusse sur moi qu'une toilette extrêmement simple, on reconnaissait ma nationalité et j'entendis dire en allemand, plus d'une fois sur mon passage: « C'est une Française ! C'est une Française ! »

Lorsque nous eûmes suffisamment marché, nous pénétrâmes dans une brasserie pour y passer la fin de cette journée déjà si occupée. Les brasseries bavaroises sont d'immenses salles assez basses, emplies de lumière, de fumée et de musique. Nous avisâmes une table, auprès de l'orchestre, sur laquelle nous nous fîmes servir des tasses de café noir. Chez nous, les tasses sont des tasses ; là bas ce sont de véritables bols. Monsieur Mayer, grand amateur de café, ne s'en plaignait pas. Moi, je n'avais encore jamais avalé une telle quantité de ce liquide excitant. En buvant lentement mon café, par petites cuillerées, j'observais nos voisins qui engouffraient des plâtrées de choucroute, des saucisses de Francfort et qui, pour digérer tout cela, versaient, dans leur estomac, d'énormes bocks de bière. Toutefois, ils mettaient des entractes dans leur repas. On les voyait alors bourrer une énorme pipe et s'entourer avec délice d'une épaisse fumée bleue.

Pendant ce temps, l'orchestre jetait dans la brasserie les notes d'une musique tantôt lente et sentimentale, tantôt étourdissante, et c'était de bruyants applaudissements lorsqu'un morceau était terminé. Il y avait, parmi les musiciens, deux enfants de 7 à 10 ans : un petit garçon et une petite fille qui, à tour de rôle, battaient la grosse caisse ou jouaient du violon. C'était très gentil de voir ces petites mains potelées manœuvrer l'archet avec une grande énergie. Ils jouaient, en vérité, très bien ces enfants d'une famille de musiciens. Placés entre la grande sœur et le grand frère, ils n'avaient aucune distraction et leurs petites figures sérieuses m'amusaient énormément.

Monsieur Mayer me donna un joli bouquet d’œillets roses et d’œillets rouges que je mis à mon corsage. Pendant que notre aimable guide retournait à l'hôtel pour régler différentes choses avant le coucher du propriétaire, Monsieur Tucker, rendu très communicatif par l'atmosphère enfumée de la brasserie ou par la bonne musique, nous raconta ses chagrins. Il avait manqué dernièrement un mariage, auquel il tenait, pour de misérables questions d'intérêt et cela lui avait fait beaucoup de peine, disait-il. Il fallait qu'elle fût bien charmante la jeune fille dont il s'agissait pour laisser de tels regrets dans le cœur du Docteur qui semble assez froid. C'était Monsieur Sucer père qui avait rompu et son fils s'était vu obligé de se soumettre car, en sa qualité d'Anglais, son père peut le déshériter complètement s'il se marie contre ses vœux.

En sortant de la brasserie, nous rencontrâmes Monsieur Mayer qui avait terminé toutes ses affaires et qui revenait passer quelques instants avec nous. Nous regagnâmes l'hôtel très lentement et il était près de 11 heures lorsque je rentrai dans ma chambre après avoir écrit un mot à Maman dont Monsieur Mayer m'avait remis une lettre avant le dîner. Je fus longtemps avant de pouvoir m'endormir ; je crois que le café noir en était bien un peu la cause. Je me levai et me relevai plusieurs fois, allant à la fenêtre, marchant de long en large et surtout m'inquiétant de l'heure toutes les dix minutes.

Enfin, vers 1 heure, je m'assoupis un peu calmée mais je rêvai, ce qui ne m'arrive pas bien souvent. Je me vis à Paris, me rendant avec Maman à l'exposition du cercle de la rue Volney. Dans la salle, ne se trouvait qu'un seul tableau, recouvert d'une grande toile qui le dérobait aux yeux du public. Comme nous nous demandions quelle pouvait être cette oeuvre si bien cachée, un homme qui avait les traits du Docteur Tucker apparût et tira brusquement le rideau. Je vis alors un tableau de Munkachez intitulé "La vengeance des fleurs" ; il représentait une jeune femme, tuée par les plantes odoriférantes qu’elle avait arrachées de leurs tiges et desquelles elle s’était entourée avant de succomber au sommeil dont elle ne devait plus se réveiller. Comme j’admirais ce tableau, Monsieur Mayer se présenta, tenant dans son bras une énorme gerbe de roses, d’œillets et de pavots. « N’est-ce pas que cela est beau ? » dit-il en me posant une première fleur dans les cheveux. J’essayai vainement de l’arracher et il continuait de me couvrir de ses fleurs jusqu’à ce que, étourdie par le parfum enivrant qui s’en échappait, je tombai évanouie.

Munich

Mardi, 11 Août.

Alors je me réveillai. Quoi qu'il ne fut que cinq heures, il faisait déjà grand jour. Je compris sans peine pourquoi j'avais fait un tel rêve. Sur la petite table, tout près de mon lit, se trouvait le bouquet de Monsieur Maurice. Ces pauvres œillets ! Ils n'avaient pas l'air bien féroces ; leurs pauvres têtes se penchaient languissamment l'une contre l'autre, déjà toutes flétries. Ils étaient morts près de moi mais leurs parfums affaiblis avaient provoqué mon rêve.

Je crois que ma visite au cimetière avait eu aussi une certaine influence sur l'agitation de ma nuit et que le tableau de Munkachez, vu il y a plus de six mois, n'avait été rappelé à ma mémoire que par la jeune fille de la chambre mortuaire.

Lorsque nous eûmes fermé notre valise, nous descendîmes afin de faire encore une petite promenade dans Munich avant de quitter cette ville si intéressante. Le Docteur que nous rencontrâmes dans l'escalier, nous demanda la permission de nous accompagner. Nous ne pûmes aller assez loin pour nous procurer les photographies des tableaux du musée ; nous achetâmes seulement un petit album de 40 pfennigs, donnant une idée des principaux monuments de Munich. A sept heures et demie, nous nous mîmes à table. Prévotine avait une physionomie renfrognée et se plaignait d'une violente migraine qui ne l'empêcha pas de tremper, dans son café au lait, un croissant et deux ou trois petits pains.