Munich - Vienne

Sur le quai de la gare, j'eus une grande peur. Le billet du Docteur n'étant pas absolument conforme aux nôtres, on refusait de le laisser passer et Monsieur Mayer restait auprès de lui à parlementer avec l'employé. Leurs bagages, ainsi que celui de Monsieur Prévot, avaient été portés par l'homme de l'hôtel dans un compartiment de seconde classe, voisin du nôtre. Quant à Prévote et à Prévotine, elles avaient cherché un refuge contre le tabac dans le compartiment des dames seules. Avant le départ du train, j'allai leur faire une petite visite. Mademoiselle Prévot avait l'air de si mauvaise humeur que je me sauvai le plus promptement possible. Au moment où le chef de gare donnait le coup de sifflet qui ordonne le départ, Monsieur Mayer et le Docteur arrivèrent, en courant, se jeter dans leur compartiment. Nous sûmes que tout était arrangé pour le mieux ; le billet du Docteur avait été pris par une personne qui ne s'y connaissait pas du tout.

Notre train était un train omnibus qui s'arrêtait tous les quarts d'heure. A chaque station, j'entendais frapper à mon carreau, c'était le Docteur qui avait une bêtise à me dire. Je passais la tête à la fenêtre et nous causions, c'était le plus souvent des sottises à l'adresse de Monsieur Mayer que le Docteur me criait tout haut. Celui-ci, entendant tout, protestait énergiquement du fond de son compartiment ; s'il essayait de paraître à la portière, le Docteur gonflait sa maigre personne pour ne pas lui laisser la moindre petite place. Et moi, je riais, je riais de tout mon cœur, à peu de frais.

Une autre fois, c'était de petits gâteaux secs que Monsieur Tucker retrouvait au fond de sa malle et qu'il me tendait avec cette phrase aimable : « Mademoiselle, mangez-en ! Ils commencent à moisir et je ne peux plus les sentir. » Je demandai des nouvelles de Monsieur Prévot : « Monsieur Prévot dort », me répondait-on invariablement. Pauvre cher homme ! Quelle dose de fatigue ne lui fallait-il pas pour qu'il pût seulement fermer les yeux entre deux fous, semblables à ceux dont le vent m'apportait les grands éclats de rire. Cependant, Monsieur Mayer se calma et, lui aussi, il aurait eu envie de dormir un peu ; il avait compté sans son compagnon qui devenait, de minutes en minutes, plus nerveux et moins disposé à laisser les autres tranquilles. Sous prétexte que le sommeil était très mauvais pour la santé de Monsieur Mayer, le Docteur ne trouva rien de mieux que de le piquer avec une épingle. L'autre se réveilla en sursaut, peu satisfait de cette plaisanterie qu'un autre n'aurait pas acceptée avec tant de douceur.

Nous arrivâmes vers Midi à Simbach, lieu où l'on passe la douane autrichienne. Nous avions trente minutes d'arrêt et, pendant que nous faisions visiter nos bagages, Monsieur Mayer s'occupait de notre déjeuner. Le buffet de Simbach était fort pauvre et notre guide ne pût trouver, malgré sa bonne volonté, que du jambon, du pâté et du vin. Papa se procura un verre et nous regagnâmes nos compartiments avec nos paquets de provision de bouche: « A la guerre comme à la guerre », pensions-nous tous en déchiquetant notre viande avec nos doigts. J'ai eu tort de dire « tous » ; Prévotine n'était pas de notre avis ; elle voulait un déjeuner, un vrai déjeuner et cette viande de porc, accompagnée de pain bis, comme celui des prisonniers, était loin d'être à son goût. Sa migraine augmentant, elle n'était plus à toucher avec des pincettes et elle étourdissait de ses plaintes la pauvre Madame Prévot qui, elle, j'en suis sûre, se serait fort bien contentée de ce qu'on lui donnait.

On avait remis à ces dames une bouteille de vin pour elles deux ; elles étaient, comme nous du reste, sans tire-bouchon. Il leur fallut donc enfoncer le bouchon dans la bouteille et, à une station, Prévotine vint à moi brandissant son flacon vide. « Je meurs de soif, dit-elle, la bouteille que Monsieur Mayer nous a donnée était à moitié vide et le bouchon a bu le peu de liquide qu'elle contenait. C'est à peine si ma mère a eu quelques gouttes de vin pour se désaltérer ; quant à moi, rien, rien. Nous aurons fait faire de rudes économies à l'Agence aujourd'hui, n'est-ce pas Mademoiselle ? » Je me contentais de répondre en souriant que notre bouchon avait été moins gourmand que le sien et que, n'ayant pas un bien gros appétit, j'avais laissé dans le filet une partie de mon jambon. « Comment ? Vous avez eu le courage de manger une pareille saleté ? Savez-vous qui l'a mangé mon jambon à moi ? Eh bien ! C'est la voie de chemin de fer ! » s'écria Prévotine d'un air tragique. « Et puis, pas de dessert, pas le moindre fruit, c'est à n'y rien comprendre. » Je me gardai bien de lui dire que Monsieur Mayer m'avait passé, par la fenêtre, une fort belle et fort bonne poire qu'il avait trouvée un peu plus loin.

Je regagnai le compartiment où Papa m'attendait et je le fis bien rire avec l'histoire du bouchon de Prévotine. J'en dis aussi un mot au Docteur mais, Monsieur Prévot étant avec lui, je dus parler tout bas et comme le train marchait, il ne me comprit pas bien.

Cet affreux Monsieur Tucker ! Il a eu le temps de dire à Papa: « Monsieur, je puis vous assurer que votre fille se porte très bien ; depuis une heure, elle ne fait que me tirer la langue par la fenêtre et elle l'a très rose. Comme si j'avais l'habitude de tirer la langue à n'importe qui ! C'était bien lui qui me faisait un tas de grimaces et qui me tirait une langue rouge comme celle de Méphistophélès en personne. Je me promis de le bouder et de ne plus me mettre à la fenêtre lorsqu'il m'appellerait.

Oh, faiblesse humaine ! Tout ce que je pus faire, ce fut de le laisser frapper deux fois sans lui donner de réponse. Au troisième coup, je me suis mise à la fenêtre en m'efforçant de prendre un air digne qui ne tint pas longtemps devant la figure rieuse du Docteur. « Pour quelle affaire importante m'appelez-vous, Monsieur ? demandai-je » – « C'est tout simplement pour vous dire, répondit-il, que l'animal avec qui je suis, se plaignant d'un torticolis, je l'ai vigoureusement massé. Pendant l'opération, il poussait des cris furieux et semblait atteint de la rage ; maintenant, il ne remue ni tête, ni patte ; je crois que je l'ai tué ! » Monsieur Tucker n'avait pas achevé ces mots, que Monsieur Mayer, l'attrapant par son vêtement, le rejetait sur une banquette pour prendre sa place à la fenêtre. « Décidément, il est fou, Mademoiselle. Ne l'écoutez pas ; c'est malheureux d'avoir 30 ans et d'être resté aussi enfant. » - « Ca vaut encore mieux que d'en avoir 35 et d'être déjà retombé en enfance comme le Monsieur qui parle », cria l'autre en passant la tête sous le bras de Monsieur Maurice.

Je me rejetai à l'intérieur du compartiment et j'essayai de m'endormir un peu. Ne pouvant y parvenir, je m'amusai à faire des vers avec Papa sur la famille Prévot, en voici un échantillon :

Prévot, Prévote et Prévotine

Ont mangé de la galantine.

Ils ne la goûtaient pas du tout

Et quitteront Junot du coup.

A Wels[1], nous quittâmes notre train pour monter dans le grand rapide. Je ne sais comment cela se fit mais Madame et Mademoiselle Prévot entrèrent dans un compartiment sans être vues par aucun d'entre nous. Le pauvre papa les crût perdues pendant plus de trois heures. Il fallait le voir, à toutes les stations, monter sur les marchepieds et regarder avec angoisse s'il n'apercevait pas ses femmes dans les wagons. Monsieur Mayer l'aidait dans sa tâche ; les arrêts n'étaient jamais longs, ils étaient forcés de rentrer chez eux avant d'avoir tout visité. Prévote et Prévotine, ravies de la petite farce qu'elles faisaient, se gardaient bien de mettre la tête à la portière et de les rassurer sur leur présence. Papa et moi, nous ne prenions pas la chose au tragique: « Elles doivent être avec nous, pensions-nous, et si elles n'y sont pas, Wels n'étant qu'à quatre heures de Vienne, elles peuvent arriver par un autre train avant demain matin. » Ce qui m'ennuyait dans cette histoire, c'est que Monsieur Mayer avait une physionomie contrariée et qu'il était devenu plus nerveux que le Docteur lui-même.

Il envoya une dépêche à notre hôtel de Vienne pour faire préparer un souper. J'avais tellement ri que j'en étais malade et, chaque fois que j'ouvrais la bouche pour parler ou pour respirer un peu fortement, je sentais une douleur au cœur. Je me livrai alors à une occupation peu fatigante : j'essayai de calculer la vitesse de notre train, tâche rendue facile par les bornes kilométriques semées tout le long de la route. Nous faisions un peu plus de un kilomètre par minute ; toutefois les arrêts nous empêchaient de dépasser cinquante cinq kilomètres par heure. J'ai su après que le Docteur avait calculé le nombre des poteaux  télégraphiques qui se trouvent entre Wels et Vienne et le nombre de coups de piston de la machine. Je crois qu'il s'est rendu compte aussi de ce que les roues de nos wagons avaient fait de tours dans ce trajet. Chez lui, l'observation et le calcul sont poussés jusqu'à la manie.



[1] Wels: ville de la haute Autriche, sur la rive gauche de la Traun, à 30 km S-O de Linz.

Vienne

Enfin, un peu après 8 heures et demie, nous vîmes des maisons rapprochées les unes des autres et des rues éclairées comme dans les grandes villes: « Voilà Vienne ! », me dit Papa en descendant nos bagages du filet. C'était bien la capitale de l'Autriche ou, pour mieux dire, ses faubourgs que notre train traversait. Il nous fallut encore attendre près d'une demi-heure avant d'entrer en gare. Là, Monsieur Mayer prit deux voitures et poussa, dans celle où les Prévot étaient déjà installés, le Docteur qui ne se souciait pas d'y monter. Nous partîmes comme le vent et, en moins de trente minutes, nous eûmes atteint l’hôtel Krompwinz, situé cependant bien loin de la gare.

On nous distribua nos chambres. Comme il n'y avait pas à notre disposition deux pièces communicantes, on nous mit, Papa et moi, dans un énorme salon à deux lits que divisait un paravent. Je ne fis que me laver les mains avant le dîner et il était déjà 10 heures lorsque nous nous mîmes à table. Notre repas fut assez gai. Prévotine se consola, avec plusieurs tranches de bons filets, de son jeûne forcé. Quant au Docteur, il dévora. Monsieur Mayer, redevenu d'une humeur charmante, demanda au maître d'hôtel, qui parlait français, ce qu'on pourrait bien faire pour s'amuser un peu avant de se coucher. Celui-ci, un beau blond à mine réjouie, lui indiqua une fête vénitienne: « où petites femmes dansaient et chantaient et où il y avait beaucoup de plaisirs et d'amusements. » Monsieur Mayer, très disposé à se distraire, demanda à Monsieur Edouard si on pouvait y conduire une jeune fille et, sur sa réponse affirmative, Papa me fit signe de monter avec lui me recoiffer un peu et chercher mon manteau.

Je sortais de ma chambre, toute prête, lorsque je vis le Docteur qui vint à moi et me dit d'un air grave : « Mademoiselle, pourrai-je entrer dire un mot à votre père ? » Lorsque je lui eus ouvert la porte, il me la repoussa tout doucement sur le nez. Il ne tarda pas à sortir et Papa me rappela: « Enlève ton chapeau et couche toi, me dit-il, il est trop tard pour sortir ce soir. » Je le regardai d'un air étonné: « Je vais t'expliquer ce qui se passe », continua-t-il, pendant que je m'asseyais sur mon lit toute désappointée.  « Le Docteur est venu me dire que Monsieur Mayer s'est renseigné auprès de la femme de chambre. A l'en croire, "Wnundig in Winn" n'est pas du tout un spectacle de jeune fille et, comme il n'y conduirait pas sa sœur, le Docteur a jugé bon de me prévenir. » - « Il a bien fait si c'est vrai, repris-je, mais je crois bien plutôt que ces messieurs, pensant que je serais embarrassante, ont trouvé ce moyen ingénieux pour se débarrasser de moi et de toi, en même temps »

Ne pouvant sortir, je fis, comme Xavier de Maistre, un voyage de découverte autour de ma chambre. D’abord, pas d’électricité, ce qui me semblait une dégringolade sur la veille ; rien que deux bougies de cire, véritables cierges. Trois grandes fenêtres, d’un modèle spécial, laissaient arriver la lumière du dehors.  Ces fenêtres sont en réalité deux fenêtres différentes, posées à trente centimètres l’une de l’autre. Entre elles, se trouve une sorte de matelas qui intercepte l’air. Je ne sais pourquoi on prend toutes ces précautions car Vienne me semble une ville où le climat serait plutôt chaud que froid. Un énorme poêle de faïence blanche, montant presque jusqu’au plafond, parlait aussi de frimas rigoureux. Je remarquai encore une petite glace mobile qui me rendait affreuse lorsqu’elle était inclinée en arrière et qui me faisait paraître presque jolie si je la penchais en avant. Cette dernière remarque, due à la coquetterie, m’amusa. En cherchant l’inclinaison la plus favorable, j’oubliais un peu que d’autres s’amusaient pendant que je gardais la chambre comme une petite fille en pénitence.

Mercredi, 12 Août.

Nous descendions l'escalier vers 8 heures du matin, lorsque nous fîmes la rencontre de Monsieur Tucker qui le remontait, deux marches par deux marches. Je me sentis rougir en l'apercevant, car j'avais encore sur le cœur l'affaire de la veille au soir et je ne savais quelle figure je prendrais, s'il parlait de la promenade à Venise. Il aborda immédiatement ce sujet : « Nous ne sommes pas sortis hier, dit-il à Papa, il faisait trop mauvais temps, mais cela ne nous a pas empêchés de bien nous amuser, Monsieur Mayer et moi. »

Comme nous étions à causer sur le pallier, nous vîmes Mademoiselle Prévot traverser le corridor en costume de nuit. Elle est déjà bien cocasse lorsqu'elle est tout habillée ; sous ses vêtements nocturnes, elle dépasse tout ce que l'imagination peut rêver pour l'accoutrement des sorcières de Macbeth. Nous la vîmes frapper à la porte de son père et dire d'une petite voix de tête : « C'est moi, Papa ! C'est moi ! » Comme nous avons ri avec Mayer jusqu'à 2 heures du matin ! On n'a pas l'idée de parcourir les couloirs d'un hôtel dans une tenue pareille ! Et le Docteur riait tellement, à ce souvenir, que sa folle gaieté me gagna et que j'oubliai complètement Venise et ses charmes. Il me promit de me donner un croquis de Prévotine en camisole, mais je ne pus jamais l'obtenir. « Vous êtes prêt de bien bonne heure pour un homme qui ne s'est couché qu'à deux heures du matin, dit Papa à Monsieur Tucker. Vous devez connaître déjà toute la ville ? » - « Non, répondit le Docteur, j'attendais une lettre de mes parents et je ne savais pas où se trouvait la poste. J'y suis allé ce matin. En passant sur le Danube, j'ai vu des bateaux. Tenez, vous devriez aller les voir, ces bateaux sont beaucoup plus larges que les nôtres. »

Nous suivîmes le conseil du Docteur ; nous allâmes sur le pont d'Aspern sous lequel coulait ce qu'il appelait le Danube et qui n'était que le canal comme nous le sûmes plus tard. Il tombait une petite pluie fine. Papa auquel je fis part de mes inquiétudes, essaya de me rassurer, me promettant que vers midi nous aurions un temps splendide. Je n'en étais pas convaincue du tout, ni Monsieur Mayer non plus. Nous le trouvâmes sur le pas de la porte, regardant les nuages gris qui couraient sur le ciel. « Connaissez-vous ma Némésis ? » nous dit-il, en désignant, du coin de l’œil, Mademoiselle Prévot qui descendait l'escalier, et il nous fit une deuxième édition de l'histoire racontée par le Docteur.

Le chocolat que l'on nous apporta, au lieu d'être contenu dans des tasses comme partout ailleurs, était servi dans de grands verres et apprêté d'une manière particulière. Sur le dessus, il y avait une couche de crème fouettée de trois ou quatre centimètres d'épaisseur. Cette crème, mélangée au chocolat, lui donnait un goût délicat et onctueux.

Monsieur Maurice, ne connaissant pas la ville de Vienne, avait loué un guide pour ne pas perdre un temps précieux. C'était un vieux bonhomme de 72 ans, fort agile pour son âge, qui était chargé de nous piloter. Il faisait des enjambées formidables et même les plus jeunes de la bande avaient quelques peines à le suivre. De temps en temps, il s'arrêtait et, lorsque nous étions tous groupés autour de lui, il disait, en étendant le doigt vers un bâtiment quelconque : « Ceci est le Ministère du Commerce. Là, vous voyez le Ministère de la Guerre. Voici maintenant la Bourse, puis le Mont de Piété etc., etc. ... »

La ville de Vienne n'est pas très grande, elle est entourée entièrement par un large boulevard, planté d'arbres, appelé "le Ring". Ce qui augmente énormément les dimensions de la capitale de l'Autriche, ce sont ses faubourgs qui s'étendent fort loin. La cathédrale, placée sous la protection de saint Etienne, fut le premier monument viennois dans lequel nous pénétrâmes.

Cette église gothique est belle. J'éprouvai pourtant quelque satisfaction à me dire : « Nous avons mieux que cela, nous, avec Notre Dame de Paris et surtout avec la Sainte Chapelle, le plus ravissant chef d’œuvre de l'art gothique ». La forme de Saint Etienne est celle d'une croix latine, sa longueur atteint cent mètres et sa largeur soixante six. L'intérieur est fort sombre quoi qu'il soit éclairé par trente et une fenêtres, ornées de beaux vitraux. Il est divisé en trois nefs par douze piliers isolés et richement décorés. Tout a, dans cette église, un aspect recueilli qui dispose les âmes à la piété. Ce qui m'a frappé d'une manière particulière, c'est la chaire, véritable dentelle de pierres. Au-dessus, à droite, le sculpteur s'est représenté, passant la tête à une fenêtre.

L'église des Capucins à Vienne

Nous visitâmes ensuite l'église des capucins qui contient plus de quatre vingt dix tombeaux de la famille impériale. Un moine nous conduisit dans le caveau où nous pûmes admirer le monument qui recouvre les corps de Marie Thérèse et de son époux : François de Lorraine. Ce superbe mausolée ne demanda que deux ans de travail à son auteur Balthazar Moll et fut commandé par la Grande Impératrice elle-même. On est entouré par des cercueils de bronze sur lesquels sont gravés de grands noms ; ceux qui m'ont le plus intéressée, celui de Marie Louise et celui du Duc de Reichstadt[1], sont remarquables par leur grande simplicité. Ils sont côte à côte, la femme et le fils chéri de Napoléon 1er, mais que le sommeil doit être lourd dans cette gaine de bronze ! ... Le dernier prince de sang, mort il y a quelques mois, n'avait pas encore de tombeau. Son cercueil, recouvert de velours rouge, reposait dans une première salle, sous une sorte d'estrade ornée de fleurs et de couronnes. Il parait qu'il doit rester ainsi exposé jusqu'à ce qu'un autre prince vienne le remplacer. Une autre galerie contient des tombeaux plus anciens. Plusieurs semblent fort beaux ; l'obscurité de ce souterrain ne m'a pas permis de me faire une opinion bien précise sur leur valeur artistique.

Cette visite au Saint Denis de l'Autriche, si intéressante qu'elle soit, n'était guère réjouissante et ce fut avec une certaine satisfaction que je revins à la lumière du jour. Malheureusement, la pluie n'avait point cessé ; au contraire, le ciel versait sur nous des torrents d'eau. Nous ne marchâmes pas longtemps avant de trouver l'église des Augustines où nous appelait le tombeau de l'Archiduchesse Marie Christine, un des plus purs chefs d’œuvre de la sculpture.

Cette merveille, due au ciseau de Casanova, est construite en marbre gris de Tarare et a la forme d'une pyramide haute de dix mètres, appuyée contre le mur de l'église. Au milieu de cette pyramide, on voit une entrée sombre représentant celle d'un caveau funéraire. Sur les marches qui y conduisent, un vieillard, soutenu par une touchante figure de la Bonté, semble se traîner avec peine au tombeau où vont être déposées les cendres de celle qui fut sa bienfaitrice. L'urne funéraire, entourée par une guirlande de fleurs, est portée par la Vertu, enveloppée de longs vêtements de deuil. Deux jeunes-filles l'accompagnent pour l'éclairer. Elles ont la tête inclinée sous le poids de la douleur et du respect. A droite, un génie, étendu sous les degrés dans une pose pleine d'abandon, se penche en pleurant sur un lion qui semble, lui aussi, prendre part à la tristesse générale. Au-dessus de la porte, un ange soutient le médaillon de Marie-Christine à laquelle un enfant offre une palme.

On peut analyser le monument mais ce qu'il est impossible de rendre avec des mots c'est l'expression, souffrante et calme à la fois, de toutes les physionomies, c'est la grâce, c'est la pureté et la noblesse de toutes les lignes. L'idée est belle, la composition est heureuse ; il faut voir l'exécution pour se faire seulement une idée du chef-d’œuvre que j'ai essayé de décrire. L'impression que l'on ressent est d'autant plus vive et plus profonde que les personnages se rapprochent davantage de nous et l'on est tenté de donner une âme semblable à la nôtre à ces belles statues de marbre.

Dans cette église, notre guide nous montra encore les tombeaux de l'empereur Léopold II et du célèbre Maréchal Daun[2]. Ils sont loin de valoir le premier, quoique celui de l'empereur ait néanmoins un certain cachet d'originalité. Léopold II est couché sur le côté, non dans la position rigide que l'on donne généralement aux statues des tombeaux. Il semble se reposer pour quelques instants seulement. C'est la courte halte d'un officier fatigué. Une de ses jambes est soulevée comme si l'heure du réveil sonnait déjà.

Nous reprîmes notre route, malgré le déluge qui allait toujours en s'accentuant. Le guide nous montra la statue de François 1er. A chaque angle du piédestal, est assise l'une de ses quatre femmes. Nous vîmes, un peu plus loin, celle de Marie-Thérèse, entourée de ses maréchaux à cheval et de ses ministres. Ce monument de bronze fut élevé à son aïeule par l'Empereur François Joseph 1er. Monsieur Mayer, nous laissant quelques minutes à l'abri, alla chercher des cartes pour visiter le Trésor, le lendemain matin, puis nous allâmes passer une bonne heure au musée.



[1] Duc de Reichstadt, Napoléon II.

[2] Léopold Joseph Marie Comte de Daun, général autrichien, 1705-1766, général en chef de l’armée de Moravie pendant la guerre de 7 ans.

Le musée de Vienne

Ce musée de Vienne est beaucoup plus grand que celui de Munich et il renferme des toiles superbes Il faudrait, pour le visiter, au moins trois ou quatre heures et le temps dont nous disposions était loin d'être suffisant. Néanmoins, je le connais assez bien car Monsieur Mayer, nous ayant donné une matinée de liberté, la veille de notre départ, nous sommes retournés, Papa et moi, en passer une grande partie dans cet endroit. L'entrée du musée est belle, mais elle est peut-être trop lourde dans sa richesse. Les Allemands semblent, d'après ce que j'ai pu voir de leurs palais, aimer énormément la dorure. Quant aux tableaux, perles de ce riche écrin, ils mériteraient une monture encore plus belle, si c'était possible.

Je remarquai, d'une manière particulière, deux admirables Corrège[1], un magnifique paysage de Ruysdael[2], le Christ mort pleuré par sa mère et deux anges (André del Sarte[3]) et la Madona del Verde de Raphaël. La Suzanne au Bain de Tintoret[4] est merveilleuse comme coloris mais malheureusement fort connue par son indécence.

Nous nous arrêtâmes longuement dans la salle des Rembrandt ; le portrait de l'auteur et celui de sa vieille mère sont d'une vigueur étonnante. Si nous en croyons le pinceau de Rembrandt, le célèbre peintre flamand n'était guère beau : une physionomie commune et lourde, un costume assez débraillé, voilà ce qui voilait, aux yeux des profanes, l'étincelle du génie. Une tête de vieille femme, peinte par Balthazar Denner[5], est considérée par les Viennois comme l'une des dix plus belles choses de leur musée ; ils en sont justement fiers et un monsieur, qui était en train de la copier, nous appela auprès de lui pour nous la faire admirer. Jamais je ne vis rien d'aussi étudié et d'aussi achevé que cette figure ; pas une ride n'y manque ; les pores de la peau, rendus plus visibles par l'âge, sont reproduits avec une fidélité extraordinaire ; on distingue les veines ; on s'attend à voir palpiter les chaires. Au reste, cette étude est de génie ainsi que la tête du vieillard, qui lui fait pendant, posée sur un socle de velours noir sur lequel ressort merveilleusement son incomparable beauté.

D'autres oeuvres m'ont bien séduite, ce sont des petits tableaux de genre, signés des noms de Gérard Dow[6] et de Miéris[7]. "L'alchimiste", dû au premier de ces deux maîtres, m'a tenu longtemps en contemplation. Notre Mafsonier a retrouvé quelque chose de cette habileté et de cette délicatesse de pinceau.

En regagnant l'hôtel, nous passâmes devant le joli monument de Mozart. Ce monument, dont l'érection doit être récente, est tout en marbre blanc ; il est surmonté de la statue de Mozart, encore jeune, et, sur les quatre faces de piédestal, sont représentées en relief quelques scènes de la vie du célèbre musicien.

Il pleuvait si fort que, malgré nos parapluies, nous étions tous aussi mouillés et aussi crottés que des barbets. J'essayais bien de me retrousser, mais ma jupe, forme cloche, était fort incommode pour cette opération ; elle s'échappait sans cesse de mes mains. Nous n'eûmes pas la patience d'attendre Prévot et Prévote, restés en arrière. Monsieur Mayer leur laissa le guide et nous allongeâmes le pas afin de trouver un abri à l'hôtel le plus tôt possible.



[1] Antonio Allegri, dit « le Corrège », peintre italien, 1494-1534.

[2] Jacques Ruysdael (ou Ruisdael), paysagiste hollandais, 1630-1681.

[3] Andrea Angeli Del Sarto, dit « Andrea », Peintre italien, 1486-1530.

[4] Jacopo Robusti Tintoret, dit « il Tintoretto », peintre italien 1518-1594.

[5] Balthazar Denner: peintre allemand, 1685-1747.

[6] Gérard Dow, peintre hollandais, 1613-1680.

[7] François Van Miéris, dit « l’Ancien », peintre hollandais, 1635-1681.

Les écuries impériales

Nous espérions vainement que le temps allait s'éclaircir pendant notre déjeuner. Point du tout, et le déluge durait encore lorsque nous prîmes l'omnibus pour gagner les écuries impériales. Après avoir visité la sellerie et la chambre où sont rangées toutes les armes de chasse dont se servent les princes du sang ou leurs invités, nous descendîmes dans les écuries proprement dites. Les pourboires n'en finissent pas dans cet établissement:

  • gratification au monsieur qui vous montre les selles et qui vous explique, en une langue dont vous ne comprenez rien, par quel cheval cette selle fût portée et quel est le prince qui l'enfourcha,
  • gratification au monsieur qui vous indique le nom de celui qui épaula tel fusil et vous montre la bête tuée par la balle partie de telle autre carabine ;
  • gratification au monsieur qui vous conduit aux chevaux
  • et dernière gratification à celui qui vous montre les voitures.

Les chevaux au nombre de cinq cents ont tous leur nom marqué sur les stalles. Je remarquai que beaucoup de ces noms étaient empruntés à notre langue, quelques-uns étaient anglais mais on n'en lisait que fort peu d'allemand. Il y a douze magnifiques chevaux noirs dont les queues balayent le plancher et qui ne servent que pour les enterrements princiers. Il y en a douze autres blancs qui ne doivent sortir que lorsqu'un grand événement joyeux se passe dans la famille royale. Je ne plains pas ces superbes bêtes de leur sort, elles sont parfaitement nourries et ce n'est pas le travail qui va les tuer. Cependant les chevaux blancs vont avoir prochainement une occasion de paraître devant la population viennoise émerveillée : ils sont destinés à traîner le char nuptial du duc d'Orléans, fiancé à une princesse de la maison d'Autriche.

Parmi les voitures, on remarque surtout celle du sacre de Marie-Thérèse, d'une élégante forme Louis XV et ornée de ravissantes peintures mythologiques par Rubens ; ce char est entouré de grands rideaux, tirés seulement lorsque des étrangers demandent à la voir et que l'on referme aussitôt. Nous vîmes également le corbillard que l'empereur actuel s'est fait fondre ; il est tout en bronze vert, très artistement travaillé. Lorsque les douze chevaux noirs harnachés seront attelés après cette lourde voiture et conduiront le corps de François Joseph à l'église des Capucins, on aura un spectacle grandiose.

En sortant des écuries, Monsieur Mayer voulait nous faire visiter le Parlement mais, ma robe étant dans un état impossible et mes chaussures emplies d'eau, je demandai grâce et voulus rentrer seule avec Papa. Personne, sauf Prévotine, ne tenait à voir le Parlement et un tramway venant à passer nous y montâmes tous. Dans la chambre, je me déshabillai et j'essuyai ma jupe avec une serviette. J'enlevai mes bottines et je les remplaçai par de petits souliers vernis.

Mais, il n'y avait pas plus d'une demi-heure que nous étions de retour à l'hôtel quand cette affreuse pluie, qui nous faisait enrager depuis le matin, cessa complètement. Un vent violent s'éleva, chassa les nuages et sécha rapidement les rues inondées. Le soleil se mit à briller radieusement dans un ciel redevenu bleu et je regrettai amèrement d'être confinée à la chambre pendant qu'il faisait si beau au dehors ; je ne pouvais cependant pas sortir en jupon. J'oubliai cette contrariété en écrivant à Maman et en rangeant un peu nos affaires. Puis, pour occuper mon temps, je fis durer ma toilette plus d'une demi-heure et nous causâmes avec Papa.

Monsieur Mayer vint nous chercher pour le dîner ; il était resté dans sa chambre à faire des comptes pendant toute la fin de l'après midi ; du moins, il le disait. Il me semble qu'il en faisait souvent des comptes ! Peut être prenait-il ce prétexte pour se retirer chez lui et s'y livrer à un doux repos.

Nous nous amusâmes bien pendant le repas car Monsieur Edouard nous raconta, dans son français fantaisiste, de petites histoires drôlettes qui lui étaient arrivées pendant son séjour de trois ans à Paris. Monsieur Tucker lui demanda si c'était bien le Danube qui coulait au pied de l'hôtel. Cette interrogation fit rire le bon viennois: « Non ! Vous savez pas, ce n'est que le canal. » - « Ah ! Ce n'est que le canal ! Où donc est alors le vrai Danube ? » - « A deux kilomètres, Monsieur. » - « Très bien ! Il faudra que j'y aille un matin pour voir le Paysan du Danube. » - « Le paysan du Danube ? Qu'est ce que c'est que cela ? s'écria Monsieur Edouard, en roulant de grands yeux étonnés » - « Comment ? Vous ne savez pas ceci, poursuivit le Docteur. A Paris, on en parle beaucoup du Paysan du Danube et, sur les bords du fleuve, on ne sait même pas ce que cela veut dire ! Cependant, je tiens absolument à le voir. Je suis venu à Vienne pour cela. »

Monsieur Edouard demanda, en allemand, aux deux jeunes-gens qui l'aidaient à nous servir, s'ils connaissaient "le Paysan du Danube". Les pauvres malheureux étaient aussi avancés que leur chef et ils n'avaient jamais rencontré cette bête-là. Pour aider le maître d'hôtel, le Docteur lui dit, avec un grand sang froid, que le personnage en question était un ami intime de Monsieur de La Fontaine, homme très connu en France. « Connais pas Monsieur de La Fontaine, répondit Monsieur Edouard, je ne l'ai jamais vu à Paris. » Monsieur Mayer lui expliqua enfin que c'était un fabuliste qui avait écrit une pièce de vers où il était question d'un paysan des rives du Danube.

On nous servit, comme dessert, des entremets délicieux. Je ne pourrais pas dire au juste ce que c'était, ni comment cela se prépare. C'est une sorte de compote de prunes et de groseilles, enfermées dans des boules de pâte recouvertes de sucre en poudre. Il est probable que le Docteur, extrêmement savant en cuisine, est plus avancé que moi et qu'il pourrait arriver à faire quelque chose de semblable. Les Viennois doivent être gourmands car la pâtisserie est fort bonne là-bas.

Leur pain mérite aussi des éloges. On nous servait des petits pains ressemblant beaucoup à ceux de France pour l'extérieur ; à l'intérieur, la pâte était semée de graines d'anis qui lui communiquaient un goût particulier. A ma place, je trouvais généralement un pain différent de celui des autres ; il était recouvert d'une poussière noire, ayant beaucoup d'analogie avec les graines de vers à soie. Ce pain, particulier à la ville de Vienne, passe pour une véritable friandise ; pourtant, je ne l'appréciai jamais beaucoup. Je commençai mon pain et le gourmand, qui avait nom Mayer, me demandait la permission de le terminer, ce qui faisait dire à Monsieur Tucker : « Attention, Mademoiselle, il va connaître toutes vos pensées. »

Prévotine regardait souvent mon pain particulier d'un oeil d'envie et elle se demandait certainement comment je le demandais moi-même, pourquoi il n'y en avait qu'une seule de favorisée et pourquoi c'était toujours la même ? Une fois, je vis mettre le couvert et le garçon poser mon pain en souriant. Ce sourire était une énigme. Je crus cependant la démêler un peu, en pensant que le désir de faire enrager les Prévot, peu aimés dans cet hôtel, entrait beaucoup dans les complaisances et les amabilités que l'on avait pour moi.

Flâneries dans Vienne

Après le dîner, Papa et moi, nous sortîmes. Comme les chaussées étaient encore humides, nous traversâmes le moins de rues possible. Nous tournions autour d'un pâté de maison en suivant les trottoirs. Nous fîmes des acquisitions dans une sorte de bazar où nous n'étions guère entrés que pour me donner une occasion d'avoir une conversation en allemand un peu suivie. La maîtresse de l'établissement, très aimable personne, nous servit elle-même les deux petites broches et les trois porte-monnaie que nous achetâmes. Elle parlait français comme je parle allemand, c'est à dire fort mal. Je n'étais pas gênée avec elle et Papa, en m'écoutant faire une macédoine des deux langues et je me disais, en souriant : « Tu es lancée ce soir, tu fais ton Docteur. » Madame Moritz Schwartz, c'était, je crois, le nom de cette honnête marchande, me proposa de rester auprès d'elle : « Vous ne parlez pas mal, me dit-elle en allemand, mais vous faites des fautes de construction et vous n'avez pas du tout l'accent. Au bout de six mois de séjour en Autriche, vous sauriez très bien la langue. »

Nous entrâmes dans une seconde boutique pour acheter des gâteaux, puis dans une troisième où nous prîmes des bonbons. Il n'y a que le premier pas qui coûte, dit-on. En effet, ce soir là, j'aurais bien abordé n'importe qui pour poser une question en allemand. J'allai moi-même un peu trop loin. Pour taquiner Papa, je lui fis croire que je voulais arrêter un bel officier qui passait auprès de nous sur le boulevard, et lui demander comment on disait "un sabre". Papa me saisit par le bras: « Non, pas cela, dit-il. Je te permettrais bien de demander des renseignements dans la journée mais, le soir, il ne faut accoster personne, ce n'est pas convenable. »

A peine dans nos lits, nous remarquâmes que nos portes faisaient un train infernal lorsque l'on remuait dans le couloir ou bien dans la chambre voisine. Afin de pouvoir dormir, Papa fut obligé de se relever et de pousser son lit contre celle des portes qui faisait le plus de bruit.

Tout de même, je voudrais bien faire quelque chose d'intéressant demain soir, pensai-je en m'endormant, je voudrais aller à l'opéra ou bien au concert ou encore à Venise qui brillait, à mes yeux, avec tout l'attrait du fruit défendu. Ce diable de Mayer et le Comte de la Farée, à l'heure qu'il est, doivent s'amuser dans quelque Eden ; « Oui, mais ils ne mangent pas de bonbons », me dis-je, en fourrant dans ma bouche un délicieux bonbon anglais que Papa m'avait donné et que j'avais posé auprès de moi, sans y goûter, me promettant de ne le manger que lorsque j'aurais achevé mon chapelet.

Jeudi, 13 Août.

Papa, se levant toujours extrêmement tôt en voyage, je fus réveillée de bonne heure et nous en profitâmes pour faire une promenade matinale dans la ville. Nous retournâmes à la Cathédrale et nous cherchâmes, mais vainement, l'église des Augustins. Nous voulions revoir encore le tombeau de Marie-Christine que nous admirions beaucoup tous deux et Papa surtout était fanatique.

Ne connaissant pas encore assez Vienne pour donner un but intéressant à notre promenade, nous flânâmes à l'aventure ; je prends un grand plaisir à regarder les boutiques des villes étrangères. Ce qui saute aux yeux à Vienne, c'est le prix élevé de toute chose. Ce que nous payons un franc à Paris vaut un florin, c'est à dire deux francs dix, plus du double. Il n'y a qu'une catégorie de boutique où les prix affichés sont raisonnables, ce sont celles des cordonniers. Les chaussures, à Vienne, sont relativement bon marché et il paraît qu'elles sont excellentes. C'était un article qui m'intéressait beaucoup car l'eau avait fait éclater les miennes dont le cuir était déjà un peu vieux lors de mon départ. Le matin, le domestique de notre étage, Joseph, avait passé plus d'une heure à les cirer, à les frotter pour les faire reluire. Ce brave garçon était venu me les apporter lui-même, tout suant encore de la vigueur déployée, et s'était excusé de n'avoir pas pu leur donner plus de brillant. Nous n'avions guère de place dans la valise ; autrement, Papa m'aurait acheté une paire de bottines et j'y aurais mis mes anciennes qu'il aurait été fâcheux de jeter tout à fait.

La Chambre du Trésor

Après le premier déjeuner, nous partîmes pour le Trésor. Nous allions lentement, très lentement, car on ne peut entrer qu'après dix heures. La Chambre du Trésor mérite bien une visite. On y voit des habits brodés d'or et de vraies perles fines, des épées richement ornées et des armures de la plus haute valeur. Toutes ces choses, rares et anciennes, me laissaient froide. Il n'en fut pas de même lorsque j'arrivai devant la vitrine qui contient les bijoux des impératrices. Oh ! Les femmes sont toutes les mêmes ; elles aiment les diamants, ces petites pierres qui semblent contenir un soleil dans chacune de leurs facettes, ces pierres qui peuvent coûter des millions et qu'elles portent suspendues à leurs oreilles ou autour de leur cou. Moi aussi, j'aime les diamants, je les aime même beaucoup mais, quand je les regarde, il me vient souvent une idée bizarre : il me semble voir des larmes cristallisées, des larmes arrachées par la misère que la moindre de ces pierres pourrait tarir et voila pourquoi, tout en les aimant, je crois qu'ils sont quelque fois très lourds à porter, les diamants.

Il y a, parmi les bijoux impériaux, trois parures splendides : l'une, tout en brillants, possède au milieu de son diadème le Solitaire de Francfort, magnifique comme eau et comme taille (il pèse quarante deux carats et demi) ; la seconde de ces parures est en diamants et émeraudes et la troisième en diamants et rubis. La couronne impériale, qui domine ces richissimes bijoux, fut montée de nouveau à l'occasion du sacre de Sa Majesté, l'Impératrice Elisabeth, comme reine de Hongrie. Sa valeur dépasse un million cinq cent mille florins.

Je remarquai aussi, dans cette même vitrine, le "Florentin", l'un des quatre plus gros diamants du monde. Son histoire est très connue, c'est le brillant monstre que Charles le Téméraire portait à la bataille de Granson[1] et qu'il perdit dans la mêlée. Un soldat suisse, croyant que c'était un morceau de cristal, le ramassa et le céda à un curé de Montigny pour la somme modeste de un florin ; le pauvre curé, aussi peu expérimenté, le vendit trois francs aux Bernois et fut encore bien heureux d'avoir gagné quelque sous sur un petit morceau de verre. Ce brillant, qui pèse cent trente trois carats et demi, n'est pas aussi joli que notre Régent ; il possède une légère teinte rose qui lui enlève, j'en suis sûre, beaucoup de sa valeur.

Dans toutes les salles du trésor, et principalement dans celles des joyaux privés de la Maison Impériale, il y a des soldats en faction. Ces soldats, très élégamment vêtus, vous dévisagent d'une façon un peu impertinente ; ils ont l'air de vous croire tout disposés à faire main basse sur quelques parcelles du Trésor de leurs souverains. Le Docteur Tucker qui ne peut jamais rester en place, allait et venait d'une salle dans l'autre et son agitation semblait suspecte à l'un des officiers qui ne le quittait pas des yeux.

Prévotine voulut se procurer un guide du Trésor. Ne trouvant pas ce qu'elle désirait en français, elle le prit en anglais et demanda au Docteur de vouloir bien le lui expliquer. Celui-ci se prêta avec une grande complaisance au rôle de traducteur. « Bon, la voilà qui s'est emparée de Monsieur Tucker, nous dit Monsieur Mayer ; il faut qu'elle sache le nom de chaque pierre ; vous verrez qu'elle ne lui sera d'aucune grâce ». Et cela pourrait bien être vrai car l'explication dura longtemps.

Dans une salle longue, où sont exposés de nombreux étendards enlevés aux Turcs, on voit aussi le berceau du Roi de Rome. Il fallait qu'il fût bien désiré l'enfant pour lequel on fit préparer un tel berceau ! Au chevet, un ange de cuivre doré élève une couronne de fleurs et de lauriers sur la tête du bébé impérial. Le pauvre enfant ! Ces fleurs et ces signes de la victoire, sous lesquels sa vie naissante fut placée, nous semblent aujourd'hui une cruelle ironie. A Vienne, le berceau du Duc de Reichstadt est bien près de son lit mortuaire de Schoenbrum.

Le Trésor visité, nous rentrâmes à l'hôtel, non sans avoir essayé de pénétrer dans l'Opéra. Le Docteur tenait à connaître la machinerie ; ses frais auprès du portier furent vains : « C'est impossible », répétait-il. Un argument de la plus grande valeur : l'annonce d'un bon pourboire, demeura même sans effet. Cet homme était incorruptible. Quel dommage d'être venu à Vienne sans pouvoir visiter l'Opéra que l'on dit fort beau ! Le Docteur, habitué à se faufiler partout, n'avait pu forcer cette porte.



[1] Bataille de Grandson (ou Granson), Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne, y fut vaincu par les Suisses en 1476.

Le Kalemberg

Après le déjeuner, Papa et moi, nous allâmes prendre un café dans le restaurant de l'hôtel. Je m'expliquai mal, car on nous apporta d'abord du café au lait. Je sais maintenant qu'il faut toujours demander du café noir. On plaça, à côté de nos tasses, deux grands verres pleins d'eau. Comme à Vienne elle est excellente, je ne crus pas commettre une hérésie en avalant mon verre d'eau après mon café ; les personnes, qui se trouvaient dans le restaurant, me regardèrent avec stupéfaction et le garçon alla remplir de nouveau mon verre. J'eus beau examiner, je ne vis jamais un allemand toucher à l'eau que l'on ne manquait pas de servir avec le café dans toutes les villes où nous passâmes.

Nous montâmes dans le tramway, de l'autre côté du pont, pour faire l'ascension du Kalenberg ("le camembert" comme disaient ces messieurs). Dans ce tramway, le Docteur qui se trouvait derrière moi, me demanda tout à coup pourquoi j'avais une voilette aussi épaisse. « Cela devait m'empêcher de respirer, disait-il » - « C'est à cause du vent et à cause du soleil, répondis-je » - « Si vous avez peur de prendre feu, vous feriez mieux de mettre un rideau de fer, pendant que vous y êtes. » - « Eh ! Docteur, vous vous croyez donc bien dangereux, s'écria Papa qui prêtait un petit bout d'oreille à notre conversation. » - « Non, ce n'est pas pour moi que je dis ça, Monsieur, c'est pour ce diable de Mayer ». Et moi de rougir, pendant que Monsieur Maurice qui avait entendu son nom, se retournait pour demander de quoi il s'agissait. Le Docteur fut encore assez gentil ; il ne voulût pas m'embarrasser davantage et répondit : « Rien ! » à la question de Monsieur Mayer qui eut le bon goût de ne pas insister.

Nous fûmes obligés de changer deux fois de tramway avant d'arriver à la station du petit funiculaire qui gravit la montagne en trente minutes. Dans ce chemin de fer, Papa fut accaparé par Prévotine avec laquelle il engagea une conversation très intéressante ou, du moins, très particulière pendant que, Monsieur Mayer et moi, nous parlions de chevaux. Notre guide connaît bien ces beaux animaux. J'ai même cru comprendre qu'il en avait dressé et qu'il avait fait courir autrefois.

Le chemin que suivait notre funiculaire est bordé, au début, par les vignobles du Gringing qui fournissent un vin blanc renommé puis par des bois. La station de Kalenberg est située à quatre cent trente mètres d'altitude et seulement à deux cent soixante dix mètres au-dessus du Danube. C'est sur cette montagne, appelée jadis Vifupninbbuwg parce qu'elle nourrissait un grand nombre de porcs sauvages, que le Duc de Lorraine campait, en attendant Jean Sobieski[1], pour aller délivrer Vienne, assiégée par les Turcs.

Moyennant vingt kreuzers, nous pûmes monter sur la tour Stéphanie ; des montagnes, entassées les unes sur les autres, bornent la vue de tous côtés. On jouit aussi d'un magnifique panorama de Vienne et, en voyant le Danube rouler majestueusement au milieu de la vallée, nous conçûmes le désir d'aller admirer de plus près ce beau fleuve. Nous étions dans une position très éventée et j'étais obligée de retenir à deux mains mon couvre-chef qui éprouvait de grandes dispositions à me quitter.

Nous retrouvâmes, en bas de la tour, Monsieur Mayer qui n'avait pas eu le désir de se mettre un nombre respectable de marches dans les jambes. Il avait profité de notre absence pour se faire photographier et il nous montra deux petites cartes, admirables de ressemblance, qu'il avait eues pour une couronne, c'est à dire deux sous. Papa fit tirer deux photographies d'un groupe de trois ; il en donna une à Monsieur Mayer et garda l'autre pour lui : nous sommes assis tous les deux et Monsieur Mayer se tient debout, entre nous, un peu en arrière. Le Docteur ne voulut pas nous prêter sa précieuse personne pour cette opération ; il prétendit qu'il venait très mal et qu'il ferait tout manquer s'il se joignait à nous. La famille Prévot voulut aussi posséder son image ; elle demanda à notre guide de vouloir bien se mêler à elle, ce qu'il ne pût refuser. « Il était temps que cela finisse, dit-il à Papa, lorsque la photographie fut tirée car je commençais à me trouver mal au milieu des Prévot ; leur parfum me donnait des éblouissements. »

A la gare de Kalenberg, Monsieur Mayer et le Docteur prirent trois petites boites de bonbons « pour faire la dînette en chemin de fer » disaient-ils. Ils me les mirent dans les mains et, lorsque nous fûmes installés, nous les partageâmes. J'en offris aux Prévot qui étaient dans le compartiment voisin et qui n'abusèrent pas de ma complaisance. Il y avait des tablettes de bonbons fondants que je trouvais fort à mon goût. Monsieur Tucker fut loin de les apprécier autant. « C'est de la pommade », disait-il, en faisant de ces horribles grimaces dont il avait la grande habitude. A Mussdorf, nous reprîmes le tramway qui nous ramena dans le centre de Vienne vers quatre heures et demie. Nous passâmes tout près de la galerie du Prince de Lichtenstein[2], la plus belle collection particulière du monde. Le Prince Adam de Lichtenstein, surnommé le Crésus autrichien, bâtit le magnifique palais d'été dans lequel sont rassemblés huit cent trente neuf tableaux d'une grande valeur. Nous comptions y aller le lendemain matin, ce qui nous empêcha de descendre de tramway ; nous devions bien le regretter ensuite.



[1] Jean Sobieski, Roi de Pologne, 1624-1696, servit comme mousquetaire dans la Garde de Louis XIV enfant, puis en Allemagne et en Turquie.

[2] Lichtenstein ou Liechtenstein (principauté), petit état de l’Europe centrale, entre le Tyrol et la Suisse. Joseph-Wenceslas, (-Prince de), 1696-1772

Il était trop tôt pour rester à l'hôtel. Seul Monsieur Mayer qui avait, comme toujours, des comptes à faire, remonta dans sa chambre. Voyant les Prévot prendre à gauche pour faire une promenade avant le dîner, Papa, Monsieur Tucker et moi, nous tournâmes à droite et nous descendîmes en ville. Nous nous séparâmes au Graber, l'endroit le plus animé de la ville centrale.

Le Docteur courût naturellement après ses instruments de chirurgie, Papa et moi, nous nous occupâmes de photographie. Nous achetâmes plusieurs grandes épreuves représentant des tableaux du musée, entre autres "la femme de Denner" de Gérard Dow et un ravissant tableau d'un peintre moderne dont j'étais absolument éprise. Ce tableau de Kanlbach, intitulé "la Cigale" représente une jeune fille debout, tenant une mandoline entre ses mains. La physionomie est charmante et je fus bien heureuse lorsque Papa consentit à m'acheter cette photographie qui ne donne cependant qu'une idée imparfaite de l’œuvre. Je la mets en tête du récit de mon voyage comme l'un des plus ravissants souvenirs rapportés. A Vienne, ils ne font pas facilement des diminutions de prix. Il manquait à Papa quelques kreutzers pour compléter la somme et le marchand ne voulait pas lui donner le paquet où il y avait cependant pour près de trente francs de photographies. Il finit par me le tendre, en ajoutant que c'était à Madame qu'il accordait cette concession et non à Monsieur. Je fus très flattée de cette préférence.

Au milieu du Graben, s'élève la colonne de la Trinité, sorte d'ex-voto élevé par l'empereur Léopold 1er après l'extinction de la peste ; nous la regardâmes un peu avant de retourner sur nos pas. Je ne sais pas quelle impression elle fit sur Papa mais, à moi, elle ne plût que médiocrement. Les deux côtés du Graben sont bordés par de hautes et belles maisons possédant de riches magasins que l'on prend plaisir à examiner, quoi qu'ils contiennent en grande partie des objets semblables à ceux de nos devantures parisiennes.

Pendant le dîner, la maîtresse de l'hôtel Krongazing, femme de 35 ans à peu près, qui joue un peu à l'enfant, vint nous montrer toutes ses bêtes. Elle en a une gentille collection. La première qu'elle nous présenta fut un écureuil gris apprivoisé qu'elle tient dans ses mains ou qu'elle pose sur son épaule et qui semble la connaître parfaitement. Elle me jeta ensuite sur les genoux un amour de petit chien, gras comme une boule de graisse et pas plus long que ma main. Je l'embrassai mais, en le caressant, je passai malencontreusement ma main sur ses oreilles fraîchement coupées et le pauvre toutou se mit à pousser des cris perçants.

Monsieur Mayer était heureux, il avait quitté son assiette et s'était mis à genoux dans la salle pour jouer avec le papa de l'enfant que je tenais sur mes genoux. « Voyons ! Venez donc manger, dit le Docteur Tucker en le rappelant » - « D'abord, vous Docteur, vous n'aimez pas les animaux, répondit Monsieur Maurice, en continuant à jouer » - « Comment ? Je n'aime pas les animaux », s'écria le Docteur avec indignation, puis s'adressant à Papa : « Est-ce que je ne les aime pas tous, y compris Monsieur Mayer ? » Papa se contenta de sourire, en haussant les épaules, pendant que l'autre se relevait en disant : « Ah ça, mon cher, tu me le paieras ! » - « Bon !  voilà qu'il me tutoie. »

Ils auraient probablement continué à se dire des sottises si la dame n'avait pas apporté un gros cacatoès qui excita à un tel point l'admiration de Mayer que celui-ci oublia complètement le Docteur. Monsieur Edouard vint ensuite remettre "la question vénitienne sur le tapis". Comment ? Ces messieurs n'étaient pas encore allés à Nnundig in Minn, « un si joli fête ! » Il fallait absolument voir « un bicyclette fameux » et les « sisters anglais » qui chantaient si bien. « Il paraît qu'on ne peut pas y conduire les jeunes filles ? » demanda Monsieur Maurice. Monsieur Edouard expliqua que tout le monde pouvait y aller jusqu'à 11 heures mais, qu'à partir de cette heure, les jeunes-filles feraient mieux de rentrer chez elles. Je regardai Papa avec un petit air suppliant qu'il comprît sans que j'eus besoin d'y joindre une parole ; il regarda Monsieur Mayer qui regarda le Docteur qui me regarda et il fut décidé que j'irais à Venise et que je partirais à 10 heures et demie. J'étais bien contente en montant chercher mon chapeau ; en redescendant, je le fus un peu moins lorsque j'appris que Prévot, Prévote et Prévotine étaient décidés à nous accompagner.

Flâneries et soirée dans Vienne

Il était trop tôt pour rester à l'hôtel. Seul Monsieur Mayer qui avait, comme toujours, des comptes à faire, remonta dans sa chambre. Voyant les Prévot prendre à gauche pour faire une promenade avant le dîner, Papa, Monsieur Tucker et moi, nous tournâmes à droite et nous descendîmes en ville. Nous nous séparâmes au Graber, l'endroit le plus animé de la ville centrale.

Le Docteur courût naturellement après ses instruments de chirurgie, Papa et moi, nous nous occupâmes de photographie. Nous achetâmes plusieurs grandes épreuves représentant des tableaux du musée, entre autres "la femme de Denner" de Gérard Dow et un ravissant tableau d'un peintre moderne dont j'étais absolument éprise. Ce tableau de Kanlbach, intitulé "la Cigale" représente une jeune fille debout, tenant une mandoline entre ses mains. La physionomie est charmante et je fus bien heureuse lorsque Papa consentit à m'acheter cette photographie qui ne donne cependant qu'une idée imparfaite de l’œuvre. Je la mets en tête du récit de mon voyage comme l'un des plus ravissants souvenirs rapportés. A Vienne, ils ne font pas facilement des diminutions de prix. Il manquait à Papa quelques kreutzers pour compléter la somme et le marchand ne voulait pas lui donner le paquet où il y avait cependant pour près de trente francs de photographies. Il finit par me le tendre, en ajoutant que c'était à Madame qu'il accordait cette concession et non à Monsieur. Je fus très flattée de cette préférence.

Au milieu du Graben, s'élève la colonne de la Trinité, sorte d'ex-voto élevé par l'empereur Léopold 1er après l'extinction de la peste ; nous la regardâmes un peu avant de retourner sur nos pas. Je ne sais pas quelle impression elle fit sur Papa mais, à moi, elle ne plût que médiocrement. Les deux côtés du Graben sont bordés par de hautes et belles maisons possédant de riches magasins que l'on prend plaisir à examiner, quoi qu'ils contiennent en grande partie des objets semblables à ceux de nos devantures parisiennes.

Pendant le dîner, la maîtresse de l'hôtel Krongazing, femme de 35 ans à peu près, qui joue un peu à l'enfant, vint nous montrer toutes ses bêtes. Elle en a une gentille collection. La première qu'elle nous présenta fut un écureuil gris apprivoisé qu'elle tient dans ses mains ou qu'elle pose sur son épaule et qui semble la connaître parfaitement. Elle me jeta ensuite sur les genoux un amour de petit chien, gras comme une boule de graisse et pas plus long que ma main. Je l'embrassai mais, en le caressant, je passai malencontreusement ma main sur ses oreilles fraîchement coupées et le pauvre toutou se mit à pousser des cris perçants.

Monsieur Mayer était heureux, il avait quitté son assiette et s'était mis à genoux dans la salle pour jouer avec le papa de l'enfant que je tenais sur mes genoux. « Voyons ! Venez donc manger, dit le Docteur Tucker en le rappelant » - « D'abord, vous Docteur, vous n'aimez pas les animaux, répondit Monsieur Maurice, en continuant à jouer » - « Comment ? Je n'aime pas les animaux », s'écria le Docteur avec indignation, puis s'adressant à Papa : « Est-ce que je ne les aime pas tous, y compris Monsieur Mayer ? » Papa se contenta de sourire, en haussant les épaules, pendant que l'autre se relevait en disant : « Ah ça, mon cher, tu me le paieras ! » - « Bon !  voilà qu'il me tutoie. »

Ils auraient probablement continué à se dire des sottises si la dame n'avait pas apporté un gros cacatoès qui excita à un tel point l'admiration de Mayer que celui-ci oublia complètement le Docteur. Monsieur Edouard vint ensuite remettre "la question vénitienne sur le tapis". Comment ? Ces messieurs n'étaient pas encore allés à Nnundig in Minn, « un si joli fête ! » Il fallait absolument voir « un bicyclette fameux » et les « sisters anglais » qui chantaient si bien. « Il paraît qu'on ne peut pas y conduire les jeunes filles ? » demanda Monsieur Maurice. Monsieur Edouard expliqua que tout le monde pouvait y aller jusqu'à 11 heures mais, qu'à partir de cette heure, les jeunes-filles feraient mieux de rentrer chez elles. Je regardai Papa avec un petit air suppliant qu'il comprît sans que j'eus besoin d'y joindre une parole ; il regarda Monsieur Mayer qui regarda le Docteur qui me regarda et il fut décidé que j'irais à Venise et que je partirais à 10 heures et demie. J'étais bien contente en montant chercher mon chapeau ; en redescendant, je le fus un peu moins lorsque j'appris que Prévot, Prévote et Prévotine étaient décidés à nous accompagner.

Wundig, la "Venise" autrichienne

Wundig ne se trouvait qu'à dix minutes de l'hôtel ; l'entrée située à l’extrémité de la Prater Stern est décorée par deux énormes globes lumineux qui vous servent de phares. Nous prîmes des tickets et nous pénétrâmes dans le jardin. Qu'est-ce que donc que cette Wundig vers laquelle j'avais eu tant de peine à m'acheminer ? C'est un immense terrain dans lequel on a construit toute une petite ville sur le modèle de la Venise italienne. Les rues sont converties en canaux dont les eaux tranquilles sont sillonnées par des gondoles que conduisent des hommes costumés en gondoliers ; des lanternes de verres de couleur sont accrochées partout. Ca et là : des ponts, et sur ces ponts : de grands hallebardiers. Dans tous les coins : des concerts, des cafés, des marchands de délicatesses. Papa me fit remarquer le Pont des Soupirs et le Palais des Doges.

Nous commençâmes par rester devant un petit théâtre où l'on jouait de la musique puis les rideaux s'ouvrirent et nous vîmes paraître les Sœurs Américaines en toilette de bal. Lorsqu'elle eurent chanté une première romance, elles s'enfuirent en courant et revinrent, moins d'une minute après, costumées en bicyclistes. Elles chantèrent une chanson cavalière et, après un nouveau changement d'habits, elles exécutèrent sur la scène une danse ayant beaucoup de rapport avec celles que l'on représente sur les affiches du Moulin Rouge et que mes frères appellent "le Chahut". Elles faisaient voler en l'air leur longue jupe de soie noire et, lorsqu'elles levaient la jambe plus-haut que leur tête, on voyait un fouillis de dentelles. Ce n'était pas convenable du tout, mais il semble qu'il n'y avait pas de danger pour moi d'assister à un tel spectacle. Je ne serai jamais tenté d'imiter ces demoiselles. Enfin, elles disparurent en lançant des baisers à tout le monde.

Le Docteur et Monsieur Mayer étaient allés faire le tour de Venise pour nous indiquer les endroits intéressants et Prévotine disait: « Nous ne les verrons pas revenir ! » Papa pensait comme elle. Quant à moi, je n'avais pas beaucoup de confiance en leur retour sans cependant douter autant d'eux que les autres. Au bout d'une minute, Prévotine, que la foule avait bousculée, nous dit: « Il est difficile de rester ensemble ; on est séparé à chaque moment. » Papa s'empara de cette idée : « Je crois, ajouta-t-il, que nous ferions bien de nous dire bonsoir et de nous en aller chacun de notre côté. »

Nous revînmes en arrière, près du théâtre des Américaines. Là, nous vîmes nos deux jeunes-gens venir à notre rencontre. « Et les Prévot, qu'en avez-vous fait ? nous demandèrent-ils. » - « Nous les avons semés », répondis-je en riant. Nous nous promenâmes ensemble. De temps en temps, le Docteur, pour nous faire peur, s'écriait : « Là-bas, j’aperçois la robe rouge, sauve qui peut ! » C'était toujours de fausses alertes. Nous nous arrêtâmes dix minutes à peu près pour entendre un chœur de gondoliers, puis nous nous promenâmes sur une grande terrasse brillamment éclairée et nous revînmes enfin devant le premier théâtre, sur lequel une troupe espagnole fit son apparition. Il y avait une femme qui dansait merveilleusement et, comme elle était fort jolie et fort gracieuse, plusieurs messieurs lui lancèrent des fleurs. L'un déposa même sur la scène une belle gerbe de roses. Lorsqu'elle eut fini ses danses savantes, elle se fit apporter sur la scène deux corbeilles de fleurs et les distribua à la foule. Inutile de dire qu'elle fut applaudie avec enthousiasme.

Il était plus de 10 heures et demie et tout ce que je pus obtenir, ce fut d'attendre la fin des exercices espagnols. Nous quittâmes alors Messieurs Mayer et Tucker qui restèrent encore une heure à Venise. Sur la porte de l'hôtel, était Monsieur Edouard qui nous demanda si nous avions trouvé Wunndig « cholie ». Il était désolé que nous n'eussions pas vu le bicycliste mais il s'était informé, après notre départ, et on lui avait répondu que cet homme extraordinaire ne paraissait que le samedi. Nous fîmes semblant de le regretter beaucoup avec lui, quoi qu'au fond cet exercice nous toucha fort peu et nous montâmes nous coucher.

A travers Vienne

Vendredi, 14 Août.

Le lendemain, j'étais levée à 5 heures et demie et déjà presque prête lorsque Papa alla réveiller Monsieur Tucker qui voulait nous accompagner dans la visite matinale que nous comptions faire au « Donau[1] ». A 6 heures, nous nous mîmes en route et nous n’eûmes guère besoin de demander notre chemin, tant il était simple. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes en face d'un grand pont : le pont du Prince héritier Rodolphe. Nous voulûmes en calculer la longueur d'une manière approximative et le Docteur compta ses pas. Nous trouvâmes que le Danube a, en cet endroit, près d'un kilomètre de large, au minimum neuf cents mètres. Maintenant, je dois dire que les inondations récentes avaient peut-être bien augmenté, de manière sensible, les dimensions ordinaires du lit de ce fleuve. Au milieu, particulièrement, il y a une petite île qui était absolument recouverte. On la devinait en voyant les têtes de quelques arbres émerger de l'eau.

Hélas ! Le bleu Danube était loin d'avoir la ravissante couleur que l'on décrit dans tous les livres de géographie ; il était jaunâtre et entraînait avec lui des épaves de toutes sortes. Le Docteur voulut, au moyen de calculs géométriques, savoir la vitesse du fleuve, réellement prodigieuse. Il avait pris un angle avec le pont et un panier qui était emporté par le courant. Toutefois, ne connaissant pas la distance qui séparait ces deux objets, il ne put obtenir un résultat.

Demain, à cette heure-ci les Prévot glisseront sur le Danube en route vers Budapest, pensions-nous en voyant de gros navires, emportés comme une plume, disparaître en peu d'instants à nos yeux. Pauvres Prévot ! Nous avions essayé de les retenir, non pour jouir de leur société mais pour ne pas trop réduire l'expédition organisée par Monsieur Junot. Prévotine, l'âme de la bande, ne voulut rien entendre. « Il y a des tremblements de terre à Budapest, Mademoiselle », avait dit Monsieur Mayer, la veille, en repliant son journal. « Je ne les crains pas », avait répondu noblement Prévotine qui, par cette réponse spartiate, était montée d'un degré sur l'échelle de mon estime.

Lorsque le Docteur sortit de l'extase dans laquelle le Danube l'avait plongé, nous reprîmes la route que nous avions déjà parcourue le matin en sens inverse. Pour ne pas s’embarrasser les bras, les femmes qui ont un enfant à porter l'attachent  solidement sur leur poitrine, roulé dans un châle. « Les pauvres crapauds ! » s'écria Monsieur Tucker, en rencontrant plusieurs de ces petits portés ainsi.

Nous allâmes à l'entrée du Prater ; ce fut un peu une désillusion. Papa se figurait quelque chose d'idéalement frais et joli et ce que nous avions devant les yeux était loin de valoir notre Bois de Boulogne. Il est vrai que nous n'en vîmes qu'un tout petit coin, transformé en une mare de boue par les pluies qui s'étaient succédées depuis plus d'un mois. En outre, il y avait en cet endroit plusieurs baraques foraines qui suffiraient pour donner un aspect sale et déplaisant au parc le mieux entretenu. Il tomba quelques gouttes d'eau et nous nous arrêtâmes tous trois pressés sous le même parapluie.

Nous arrivâmes à l'hôtel vers 8 heures et, sans attendre nos autres compagnons, les garçons nous servirent nos verres de chocolat. Je n'avais pas achevé de boire le mien lorsque je fus prise d'un saignement de nez qui me força à tout quitter pour aller m'étendre sur le plancher de ma chambre. Le Docteur, ravi d'avoir un semblant de maladie à soigner, voulait faire apporter de la glace et monter chez moi. Papa lui dit que c'était inutile pour le moment et que, si j'étais souffrante, il le ferait appeler. Mon saignement de nez fut assez fort sans durer longtemps et je pus retourner achever mon chocolat avant qu'il fut complètement refroidi.

« Regardez donc les bottines de Monsieur Prévot » me dit tout bas Monsieur Mayer lorsque je lui tendis la main pour lui dire bonjour. J'abaissai les yeux vers les pieds du bonhomme qui passait tout près de nous et qui, heureusement, a l'oreille un peu dure. Je vis une paire de souliers usés n'ayant rien d'extraordinaire. « Qu'ont-elles donc ? » demandai-je à Monsieur Maurice. « Elles doivent avoir des propriétés exceptionnelles car, hier au soir, ce brave Monsieur Prévot est venu me trouver et m'a demandé d'un air de mystère si l'hôtel, où nous étions, était un hôtel sûr. -  J'ai eu d'excellents renseignements sur lui, répondis-je. Pourquoi donc cette question, Monsieur ?  -  Vous croyez que je pourrais mettre mes bottines à la porte pour qu'on les fit. On ne me les volera pas ? - Je ne m'attendais pas à cela et, comme vous le pensez, j'avais bien envie de rire en voyant la physionomie sérieuse de Monsieur Prévot qui tenait à la main sa paire de vieux souliers. »

Madame et Mademoiselle Prévot qui descendaient firent cesser notre conversation. Elles n'avaient probablement pas imité le chef de famille car leurs chaussures n'avaient aucune couleur. Etait-ce de la boue séchée ? Etait-ce de la poussière ? Je n'en sais rien. Dans tous les cas ce n'était pas du cirage ! Quant au papa, très fier de ses bottines luisantes, il les regardait d'un air aimable.

Nous avions liberté toute la matinée, c'est à dire trois heures à peu près. Papa voulait en profiter pour aller voir la galerie Liechtenstein. Nous eûmes beau demander le chemin à plusieurs personnes, on ne put nous renseigner. Nous achetâmes une vieille croix byzantine, puis deux jolies photographies près de la cathédrale et nous nous informâmes de l'heure des messes pour le lendemain 15 août. On nous assura qu'il y en aurait à 5 heures et demie. C’était fort heureux pour nous car j'aurais été désolée de ne pas aller à l'église le jour de l’Assomption.

Nous retournâmes au tombeau de l'Archiduchesse Marie-Christine puis au musée où Papa me fit remarquer de beaux Clouet[2] et un magnifique Callot[3]. Je connaissais bien les oeuvres de ce dernier comme graveur, Papa possède même la collection des "Misères de la guerre", mais je n'avais jamais vu aucun tableau de lui. C'est par centaine qu'il faudrait compter les personnages de la toile que nous admirâmes. Rien de plus soigné que les costumes de tout ce monde qui vous donne bien l'idée de la foule avec ses mouvements divers et la variété de ses physionomies. Papa me montra aussi un immense tableau signé Makart et intitulé je crois : "Le triomphe d'Ariane". C'est une composition extrêmement hardie qui éblouit un peu les yeux par le pèle-mêle des personnages mais dans laquelle on voit de grandes qualités et surtout un coloris merveilleux.

J'allai revoir aussi mon Kanbach. Je le trouvai encore plus ravissant que la première fois ; l'idée d'en emporter avec moi la reproduction m'adoucit un peu le chagrin que j'éprouvai à le quitter, pour toujours probablement. Ah ! Si Louis nous avait accompagnés qu'il aurait été heureux de contempler toutes ces merveilles, lui qui aime tant la peinture ! Je l'aime beaucoup aussi et pourtant les musées me fatiguent. Cinq ou six salles, c'est le maximum de ce que je peux examiner, sans éprouver une certaine contraction des tempes. D'ailleurs, je voudrais rester devant la même toile jusqu'à ce que je l'aie bien comprise et il n'y a pas moyen quand on ne dispose que d'un temps très restreint.

Nous rentrâmes en suivant le Bing. Sur le Pawk Bing se trouve l'entrée d'un ravissant jardin public ; nous y serions volontiers entrés quelques instants si l'heure ne nous avait pressés. Ne voulant pas nous faire attendre, nous dûmes renfoncer notre désir au-dedans de nous même.

Sur le pont, nous rencontrâmes Monsieur Tucker qui revenait de la poste. Ce bâtiment n'était heureusement pas loin de notre hôtel car le brave garçon y faisait de fréquentes visites et, s'il avait été obligé de courir à l'autre bout de la ville, je ne sais comment il y serait parvenu. Je crois qu'il était allé, le matin, visiter l'hôpital de Vienne. On ne voulait pas d'abord le laisser entrer. Il s'était si bien démené qu'il avait fini par tout voir, surtout les pensionnaires atteints des maladies dont il s'occupe particulièrement. Il voulait se rendre auprès du Directeur, un monsieur au nom bizarre ; il était en villégiature et l'esprit débrouillard du Docteur ne put rien changer à cette malheureuse coïncidence du départ du plus grand médecin viennois avec l'arrivée du plus grand médecin parisien.

Après le déjeuner, disposant de quelques instants, nous allâmes, comme la veille, prendre du café au restaurant avec Monsieur Mayer. Papa aurait bien désiré emmener aussi le Docteur mais celui-ci, peu amateur de café, préféra pendant ce temps là aller renouveler sa provision de tabac épuisée. Nous partîmes pour Schoenbrunn[4], situé à une heure en omnibus de notre hôtel. Nous traversâmes presque toute la ville et ses faubourgs et nous descendîmes devant la grille du parc. Pour se rendre au château, il n'y a qu'à suivre une belle allée droite et bien ombragée. Le soldat auquel Monsieur Mayer demanda si l’on pouvait visiter le château répondit que non car on le nettoyait en vue de la prochaine arrivée du Tsar à Vienne. Nous fûmes bien cependant de ne pas perdre courage et le portier auquel nous nous adressâmes ensuite ne demanda pas mieux que de nous conduire.

Le château de Schoenbrunn se présente à l'extérieur comme une grande résidence d'été, d'une architecture peu remarquable. Cet édifice, construit par Marie-Thérèse en 1744, est plein des souvenirs de la Grande Impératrice. Il y a d'autres souvenirs qui nous sont rappelés, à nous Français, par le nom de Schoenbrunn. Nous ne pouvons oublier que Napoléon y entra en conquérant, y établit son quartier général et y signa un traité le 14 octobre 1809.

Le nombre de pièces contenues dans ce château est presque incroyable. Il y a mille quatre cent quarante et une chambres et cent trente neuf cuisines. Naturellement, on ne visite pas le château entier. Le portier ne vous mène que dans les pièces ayant une valeur historique ou curieuses par leur ameublement. Tout est décoré avec un goût exquis ; de délicates appliques Louis XV en cuivre doré rampent sur les murs. La salle des fêtes est fort belle. Je ferai la même remarque pour la salle chinoise. La chambre mortuaire du roi de Rome se signale, au contraire, par sa grande simplicité. Quant-au boudoir de Marie-Thérèse, il est délicieux. La tenture en disparaît entièrement sous les aquarelles et les dessins de la fille de Charles VII, ornés de cadres aussi gracieux que sobres. Plusieurs de ces productions ont un réel mérite et, si elles sont vraiment de la main de la princesse, celle-ci mérite une place parmi les artistes de son pays. Il est cependant probable qu’une personne aussi occupée que Marie-Thérèse ne pouvait pas donner beaucoup de temps au dessin et à la peinture. Son professeur a du faire en partie les charmantes études qui décorent le boudoir impérial.

Nous nous promenâmes ensuite dans les jardins qui sont, toute l'année, ouverts au public. Ces jardins, une imitation de ceux de Versailles, en possèdent la régularité un peu monotone. Ce sont de belles allées bien sablées, bordées d'arbres régulièrement alignés. De nombreuses statues animent les bosquets. Tout est admirablement entretenu et soigné. Nous restâmes quelques instants devant une fontaine que décore une statue médiocre de Neptune. Les groupes de tritons placés en bas de cette même fontaine sont, par contre, très réussis. Ce qui m'amusa surtout, au bassin de Neptune, ce fut de voir une grande troupe de poissons rouges se disputer les petits morceaux de pain que deux messieurs leur jetaient. Ce n'est pas la peine d'aller jusqu'à Vienne pour admirer de vulgaires poissons rouges. Ceux du Parc de Saint-Cloud valent bien ceux du Parc de Schoenbrunn ; il y a cette seule différence entre eux : que les uns sont des poissons républicains et les autres des poissons impériaux, mais leurs sentiments politiques ne sont pas écrits sur leurs écailles.

Nous laissâmes Prévot, Prévote et Prévotine monter à la Gloriette, portique ouvert, long de trois cent vingt deux mètres, d'où on découvre parait-il une belle vue. Il fallait pour s'y rendre gravir une côte très raide, sous un soleil de plomb. La paresse fut chez nous plus éloquente que la curiosité. Prévotine, l'énergique Prévotine, remorqua Papa et Maman jusqu'au sommet de la Gloriette. « Elle ne peut donc pas rester en place, cette créature là, dit Monsieur Mayer, en voyant la jupe rouge s'engager dans le chemin montueux. Je dois cependant lui rendre justice, elle s’est un peu calmée depuis deux ans. Lorsque nous faisions le voyage des bords du Rhin, nous ne pouvions pas rencontrer la moindre colline sans qu'elle en tentât l’ascension. Un jour, son père me demanda de l’attacher après mon bras pour la rendre plus sage et je le fis. »

Pauvre Prévotine, je sais maintenant pourquoi elle trouvait Monsieur Mayer « bien baissé », il ne s'attachait plus après elle et il l'envoyait quelques fois promener, lorsqu'elle l'ennuyait trop avec l’exécution du programme. Le Docteur semblait réfléchir profondément. Tout à coup, sortant de sa rêverie, il me dit: « Je ne voudrais pas épouser Mademoiselle Prévot. » Je me mis à rire. « Il n'en est pas question, répondis-je. Si j'étais homme, moi non plus, je n'en voudrais pas pour femme ».

Pendant ce temps là, Papa et Monsieur Mayer parlaient des sœurs de charité comme garde-malade dans les hôpitaux. Le croirait-on, Monsieur Maurice, un israélite est beaucoup plus catholique que les catholiques sur ce point là. Il fut soigné, lorsqu'il avait 19 ans, dans un hôpital militaire où l'avait conduit une profonde blessure à la cuisse. Les dévouements qu'il vit et les soins empressés qu'il reçut lui ont laissé une vive reconnaissance. « Jamais des laïques, disait-il, n'auraient été capables de faire ce que, à chaque instant, je voyais faire autour de moi par les sœurs de charité. » Le Docteur intervint: « Les sœurs ont certainement de grandes qualités mais les laïcs en ont aussi et, pour nous, médecins, ils ont ce grand avantage que, du jour où nous ne sommes pas contents d'eux, nous pouvons les faire remplacer. Il n'en est pas de même avec les sœurs. Si l'une d'elle est incapable de la tâche qui lui a été confiée, nous avons beau nous plaindre, c'est une affaire de couvent, elle reste où elle est jusqu'à ce que la supérieure de l'ordre consente à lui donner un autre poste. » Il y a un peu de vrai dans les paroles du Docteur qui n'est pourtant pas pour le renvoi des sœurs dans les hôpitaux ; pourvu que ses malades soient dans des mains intelligentes, cela lui suffit.

Au château, nous retrouvâmes les Prévot s'épongeant et nous reprîmes l'omnibus. « Est-ce beau la Gloriette ? » demandai-je à Prévotine qui, ravie de me rendre ma petite méchanceté de la Lnifnufanb, se mit à me faire une description superbe de la vue dont on jouissait là-haut. « Ah ! Je regrette beaucoup, répondis-je. Il faisait vraiment trop chaud, nous avons préféré nous asseoir à l'ombre sur un banc. »

Il était 5 heures et demie, lorsque nous descendîmes au pont d'Aspern. Nous aurions bien eu le temps de faire une dernière promenade en ville. Nous préférâmes ranger notre valise qui devait être bouclée le lendemain à 5 heures du matin. Je fus obligée de manger de la viande quoi que ce fut vendredi et veille de l’Assomption. Papa le voulut et, du reste, je ne sais pas comment j'aurais dîné si je ne m'étais décidée à faire comme les autres. Prévotine me demanda de venir voir sa chambre avant son départ. Je montai avec elle dans la pièce à deux lits qu'elle partageait avec sa mère. Mesdames Prévot ont pour habitude d'emporter toujours les clefs de leur chambre lorsqu'elles vont en promenade et ce soir là, Prévotine ne pouvait plus ouvrir sa porte trop bien fermée. Cette chambre était convenable, sans avoir rien d'extraordinaire, et je me demande pourquoi Mademoiselle Prévot tenait tant à me la montrer.

Pendant que Monsieur Mayer prenait le café avec l'honorable famille dont nous allions nous séparer, le Docteur vint se promener un peu avec nous. Nous regardâmes les boutiques. Dans l'une d'elles, se trouvaient des ronds de serviette en ivoire avec un nom écrit en relief. Monsieur Tucker se mit à se moquer de tous les prénoms de la vitrine. Tout à coup, il s'arrêta et se tournant vers moi: « Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il. Je suis sûr que vous avez un nom horrible, je ne voudrais cependant pas trop l'abîmer pour ne pas vous contrarier » -  « Vous pouvez continuer vos moqueries, répondis-je, mon nom n'est pas là. Je m'appelle Madeleine et non Ernestine ou Anastasie. D'ailleurs, vous le tourneriez en ridicule que cela ne me toucherait que fort peu, attendu que je ne l'aime pas énormément et que si je m'étais nommée moi-même, je ne l'aurais pas choisi. »

Nous rentrâmes de bonne heure, attristés à la pensée de quitter déjà cette belle ville, vaguement heureux cependant en pensant que chaque pas allait désormais nous rapprocher de la France où était resté tout ce que nous avions de cher.

Samedi, 15 Août

A 4 heures et demie, j'étais sur pied, un peu endormie encore. Papa attendit 5 heures moins quart pour aller réveiller Messieurs Tucker et Mayer et nous partîmes tous deux à la cathédrale. Malgré l'heure matinale, les rues étaient pleines de monde, tout était animé comme à midi. On avait déjà dit plusieurs messes lorsque nous entrâmes à Saint-Etienne et nous en eûmes quatre ou cinq en même temps, à différents autels.



[1] Donau: nom allemand du Danube.

[2] Jean et son fils François Clouet (dit « les Clouet), peintres et dessinateurs d’origine flamande.

[3] Jacques Callot, peintre, dessinateur et surtout graveur, 1593-1635.

[4] Schoenbrunn, cad « Belle-source », village de basse Autriche sur le Wienflusses, à 6 km S0 de Vienne, possède un superbe château impérial avec jardin botanique.