Paris - Zurich

Vendredi 7 Août

Le coup de 8 heures30 venait de résonner sous la voûte de la gare de l'Est, lorsque notre train se mit en marche avec un grincement d'essieux. Je ne pus me défendre d'un petit serrement de cœur en pensant à tous ceux loin desquels j'allais être emportée rapidement, pour courir les hasards d'un voyage assez lointain. J'étais cependant bien heureuse en voyant enfin se réaliser un projet que je caressais depuis deux ans déjà, mais dont l'exécution avait été différée à cause de mon examen.

Nous étions fort bien dans le compartiment de première classe où Monsieur Mayer nous avait installés avant de gagner son train qui devait partir cinq minutes après le nôtre pour arriver un quart d'heure avant mais avec des changements tandis que nous filions directement sur Zurich. Nous eûmes la chance de n'avoir qu'un seul compagnon de nuit, un jeune homme qui ne tarda pas à s'endormir profondément. Malheureusement, son sommeil ne fut point contagieux et, ni Papa ni moi, nous ne pûmes, malgré notre bonne volonté, nous engager très avant dans le pays des rêves.

Samedi 8 Août

Vers 5 heures et demie du matin, j'envoyai à Maman un petit bonjour sur une carte que je désirais expédier avant la frontière, afin qu'elle eut promptement des nouvelles de ses voyageurs. La douane suisse de Porrentruy n'est guère sévère et, de cet endroit jusqu'à Bâle, le chemin de fer coupe un pays ravissant sur lequel je vis se lever le jour. Les formes indécises des arbres et des broussailles devinrent de plus en plus nettes. De jolies cascades tombaient des montagnes et formaient dans le ravin de petits torrents dont les eaux rebondissaient sur mille cailloux. L'air était plus pur et plus parfumé, tout indiquait que l'on entrait en Suisse, le pays merveilleux.

A Bâle, nous eûmes une demi-heure d'arrêt pendant laquelle nous pûmes nous restaurer un peu et nous dégourdir les jambes sur le quai. Lorsque nous regagnâmes notre compartiment, nous y vîmes un monsieur avec ses fils. L'aîné des deux jeunes gens venait de passer, presque en même temps qu'Henri, l'examen de licence en droit et la conversation ne tarda pas à s'engager. Ces messieurs, parisiens comme nous, étaient fort aimables et, de plus, très bavards. Ils connaissaient plusieurs de nos amis et, pendant que les deux pères causaient ensemble, les enfants faisaient connaissance de leur côté.

Je n'aime pas du tout parler de mes affaires aux étrangers, mais avec ces messieurs, la conversation devenait assez facile. Il suffisait d'avoir des oreilles et de balancer la tête de temps en temps en signe d'assentiment. Le bruit causé par le chemin de fer me faisait perdre une partie de leurs paroles et, lorsque, à l'expression de leur physionomie, je voyais qu'ils attendaient une réponse, je me contentais de sourire et cela suffisait. Au reste, je dois dire qu'ils semblaient très intelligents et que les deux heures et demie qui se sont écoulées auprès d'eux ne m'ont pas semblé longues. Messieurs Beauregard et Seignette sont leurs professeurs, comme ils sont les miens, et l'affection qu'ils ont pour eux formait un lien entre nous.

Zurich

Il était 10 heures 9 minutes lorsque notre train entra dans la gare de Zurich. Je tiens à signaler en passant, la merveilleuse organisation des gares suisses. A Zurich, et particulièrement à Bâle, tout est dirigé avec une précision remarquable et une exactitude rigoureuse. Il part des trains toutes les dix minutes et ils viennent se former au même endroit. Une grande pancarte, affichée sur le quai, indique aux voyageurs quelle est la direction du premier train. Pas d'erreur possible !

Monsieur Mayer nous attendait à la sortie de la gare pour nous conduire à l'hôtel Bernerhof, situé sur le quai de la Linath, rivière qui forme le lac de Zurich. Ce fut avec un sensible plaisir que j'inondais d'eau ma figure et mes mains. Je terminais ma toilette lorsque j'entendis une musique militaire extrêmement gaie. Je me mis à la fenêtre et je vis un régiment entrer à la caserne. Cette caserne, située juste au-dessous de nos fenêtres, est un énorme bâtiment, auquel fait suite un grand terrain carré, entouré de murs. Les soldats de l'infanterie suisse m'ont semblé plutôt petits que grands, mais ils marchent fort bien, faisant de longues enjambées. Au contraire, les cavaliers sont de beaux hommes, bien plantés sur leurs chevaux. Tout ce monde est parfaitement tenu. Les armes reluisent au soleil et, quoiqu'ils eussent fait une longue marche et des exercices le matin, les soldats semblaient gais et dispos.

Pendant que Papa et moi, nous admirions le régiment suisse, on frappa discrètement à l'une de nos portes. C'était Monsieur Mayer qui venait nous annoncer que le déjeuner était prêt et que, si nous voulions aller à la chute du Rhin, il ne fallait point perdre de temps.

Il fut très gentil, notre petit repas à trois, dans l'angle d'une fenêtre. Ne connaissant pas encore Monsieur Mayer, je ne parlai pas beaucoup, essayant de me faire une opinion sur lui. Monsieur Mayer a 35 ans, il est de taille moyenne, mais un peu fort. Quoiqu'il soit israélite, sa figure ne décèle point sa religion, ses yeux sont bleus et intelligents. Il ne porte que la moustache qu'il a, ainsi que les cheveux d'un brun châtain. Il est toujours très bien ficelé, je puis même dire élégant, autant qu'on peut l'être en voyage. Quant au moral de Maurice Mayer, ce n'est pas en quinze jours que l'on peut apprécier une âme ; des années d'étude ne suffiraient point à une étude aussi difficile mais il y a toujours une première impression et c'est cette première impression que je vais essayer de traduire.

Je commencerai par dire qu'il ne répond pas du tout à l'idée que je m'étais faite de lui avant de le connaître. J'avais entendu dire qu'il était trop aimable avec ses voyageuses, auxquelles il faisait presque toujours la cour. Pour mon compte, je ne craignais rien, n'étant encore qu'une petite jeune fille, mais, sachant que nous devions voyager avec une jeune fille plus âgée, je me disposais à m'amuser en les observant. Ici, je dois faire des excuses au bon goût de Monsieur Mayer, je ne connaissais pas encore Prévotine.

Est-ce manque d'occasions ? Est-ce conversion complète ? Je ne sais trop ; il s'est montré extrêmement sérieux pendant tout le voyage. Je lui crois un très bon cœur car il aime beaucoup les animaux et ne voudrait pour rien au monde leur faire du mal. D'ailleurs, il a donné des preuves de dévouement, en exposant plusieurs fois sa vie pour sauver celles d'autres personnes. Il doit avoir beaucoup d'affection pour ceux qui l'entourent et particulièrement pour sa mère dont il parle souvent. Pendant le déjeuner, Monsieur Mayer nous raconta qu'il possédait un griffon écossais, un chat noir étrange, un petit singe et un amour de rat blanc nommé "Zizi" qui donnait la patte, faisait le mort et le beau. Il nous dit aussi qu'il avait éprouvé une grande passion pour une perruche, mais que la pauvre bête était morte et que son dernier cri avait été « Maurice, Maurice ! ».

Nous étions au dessert lorsque la porte de la salle s'ouvrit pour laisser passer un vieux monsieur. Aussitôt, Monsieur Mayer se leva et courut au nouveau venu, les mains tendues. Il l'amena près de notre table et nous le présenta sous le nom de "Monsieur Prévot". Papa et moi, nous nous regardâmes un peu désappointés. Quoi ! C'était ce vieil homme, à la face rubiconde et au dos voûté qui allait devenir notre compagnon. « Jamais, nous ne le ramènerons, pensions-nous. Il aura une attaque en route ». Monsieur Prévot me fit absolument l'effet d'un ivrogne en retraite. Au fond, c'est un excellent homme, point bête du tout, auquel je ne connais que deux défauts, celui de négliger sa toilette et celui d'être trop faible pour sa fille.

Laufen

Papa et moi, nous nous rendîmes à la gare où nous prîmes à 1 heure 07 un train qui, en une heure et demie, nous transporta à Dachsen. De Dachsen à Laufen[1], il y a vingt minutes à pied ; nous les fîmes en nous promenant. Il nous fallût prendre des billets pour pénétrer dans l'hôtel d'où l'on peut examiner la chute sous toutes ses faces. Il y a des choses devant laquelle la plume, incapable de les rendre, est obligée de s'arrêter ; tel est le cas pour la chute du Rhin.

Cette formidable masse d'eau qui tombe d'une hauteur de vingt mètres vous cause une grande impression de terreur et d'admiration. Ils vous étourdissent, ces tourbillons d'écume que l'on voit se précipiter les uns après les autres avec une rapidité plus que vertigineuse. L'eau qui rebondit sur les rochers prend des nuances infiniment délicates, semblables à celles qui colorent les parois des grottes de glace. C'est ordinairement une teinte qui va du bleu au vert mais, si un rayon de soleil se mire dans les millions de gouttelettes dont est formé le nuage qui enveloppe la chute, c'est une féerie étincelante.

Nous sommes descendus au bas de la colline afin de voir l'eau se précipiter sur nous comme si elle voulait nous engloutir. C'est un bruit de tonnerre avec des grondements prolongés et des éclats soudains. J'étais obligée de crier de toutes mes forces pour me faire entendre de Papa qui se tenait, cependant, tout près de moi et nous étions couverts par une pluie fine qui tombait de partout. Je me demande quelle force de résistance il faut aux deux rochers qui, depuis des siècles, restent debout au milieu de ces eaux déchaînées qui les frappent avec fureur et qui, toujours repoussées, reviennent sans cesse. C'est une lutte de géants qui passionne.

Nous eûmes encore un autre spectacle, une petite barque s'avança presque dans la chute d'eau. Je croyais qu'elle allait disparaître, engloutie. Les hommes qui la montaient, ramaient vigoureusement pour mener deux voyageurs sur le rocher qui surplombe la chute. Je ne respirais plus lorsque les tourbillons de vapeur me voilaient les audacieux et cependant on m'avait dit que cette promenade se renouvelait plusieurs fois par jour et ne présentait aucun danger sérieux. Il fallût cependant détacher mes yeux du spectacle imposant dont ils étaient enivrés ; je le fis à regret.

Belle chute du Rhin ! après les cataractes du Niagara, tu étais jusqu'à présent mon idéal dans la nature !  Je craignais les désillusions que m'avaient prédites Monsieur Mayer, tu as bien tenu tes promesses et tu t'es encore montrée plus belle que ma pensée et mon désir n'osaient te concevoir, mais pourquoi une chose rêvée et attendue pendant de longues années ne cause-t-elle qu'une jouissance d'un instant ? ... Maintenant, il me semble que je ne t'ai vue qu'en rêve et l'impression que j'ai gardée de toi est confuse et comme ensevelie sous le voile de vapeurs qui enveloppe ta grandeur sauvage.

Pour obtenir une bouteille de limonade dans un restaurant, je prononçais, non sans trembler beaucoup, mes premiers mots d'allemand. J'eus la satisfaction de voir que je m'en étais assez bien tirée car la jeune fille revint, quelques minutes après, portant sur un plateau, le siphon et les deux verres demandés. Nous nous informâmes aussi de l'heure du train qui devait nous ramener à Zurich ; il n'y en avait pas avant 6 heures et nous prîmes, très lentement, la route qui conduit de Laufen à Dachsen en serpentant entre des champs de blé émaillés de coquelicots et de délicats bleuets. Je fis un bouquet de ces fleurs champêtres, mais je ne tardai pas à le jeter pour me livrer à une occupation bien autrement intéressante.

Depuis plus de trois ans déjà, je visitais vainement toutes les pelouses du Bois de Boulogne et du Parc de Saint-Cloud, espérant y trouver un trèfle à quatre feuilles. C'est à peu près ma seule superstition ; je ne sais pourquoi, je m'imaginais ne pouvoir être complètement heureuse que lorsque la petite feuille difforme serait tombée entre mes mains. Je montrais, dans cette recherche, une persévérance qui m'étonnait moi-même, restant plusieurs heures sur un pied de trèfles, comptant les pétales de chaque feuille. Mes sœurs en trouvaient plus de vingt dans le même après midi. Jamais le moindre trèfle à quatre feuilles n'avait daigné se laisser cueillir par moi. J'en étais arrivée à penser que de grands malheurs m'attendaient plus tard et, chaque fois que je me redressais, lassée de ma vaine chasse au bonheur, je me sentais une envie de pleurer. C'était un enfantillage, c'est certain, mais il y a des bêtises qui nous font souffrir plus que des choses sérieuses.

Voyant que la route que nous suivions était bordée par d'innombrables trèfles, je voulus essayer encore une fois de combattre ma destinée. Je m'agenouillais parmi les touffes vertes et je regardais longuement. Parfois, une fausse joie envahissait mon cœur ; deux feuilles emmêlées avaient causé cette illusion d'un instant. Papa m'aidait dans ma tâche et il avait vu sa patience récompensée alors que la mienne était restée sans effet.



[1] Laufen : village de Suisse à 5 km S-O de Schaffouse, bâti autour d’un château sur des rochers d’où le Rhin se précipite de plus de 25 m. C’est la plus belle cataracte d’Europe.

Dachsen

Déjà le toit de la gare de Dachsen pointait entre les branches des arbres et je n'avais rien trouvé lorsque, tout à coup, je me passais la main sur les yeux. Etait-ce encore un mensonge d'optique ? Non, pour cette fois c'était bien un véritable trèfle à quatre feuilles que j’avais sous les yeux. Je l'isolais des autres et je le contemplais un instant avec une admiration respectueuse et attendrie avant de le détacher de sa tige. Je cueillis mon porte-bonheur et j'allais le montrer à Papa avec ces simples mots: « Enfin, j'en ai un ! » Lorsque ce trèfle fut déposé, avec des précautions infinies, dans mon portefeuille je baissais un instant mes yeux vers le sol ; un autre trèfle se trouvait juste à l'endroit où ils se portèrent. Un bonheur n'arrive jamais seul et on trouve souvent ce que l'on ne cherche plus.

L'âme légère et heureuse, je pris avec Papa un petit chemin qui s'engageait entre deux collines couvertes par les vignes qui donnent la boisson que l'on nomme : "Vins des bords du Rhin". Plusieurs personnes, hommes ou femmes, se promenaient entre les rangs pressés des ceps auxquels ils faisaient subir l'opération du soufrage. Au milieu de la route, de gros tonneaux, posés sur quatre roues, étaient remplis par un liquide de la couleur du vert de gris. Les soufreurs, revêtus de longs vêtements de toile, portaient sur le dos une boite semblable à l'appareil à air des scaphandriers. Un tube en caoutchouc, terminé par une boule d'arrosoir percée d'ouvertures extrêmement fines et rapprochées les unes des autres, communiquait par un robinet avec le réservoir. En agitant ce tuyau, à droite et à gauche, les soufreurs faisaient tomber une pluie verte sur toutes les parties de la vigne et, lorsque leur provision de dissolution sulfureuse était épuisée, ils allaient la renouveler au gros tonneau.

Les paysans de cet endroit sont extrêmement polis ; chaque fois que nous en rencontrions un, il nous souhaitait la bienvenue. Cependant, je dois avouer que j'ai eu quelques peines à deviner que le grognement qu'ils poussaient tous sur notre passage voulait signifier « Gùtt Morgen », c'est à dire : « Bonjour ». L’allemand est loin d'être une langue harmonieuse et la moindre conversation d'amis me semblait toujours être une dispute violente.

Nous étions à la gare depuis près d'une heure, lorsque le train arriva de Schaffhouse[1]. Malheureusement, ce train était loin d'être rapide. Il s'arrêtait toutes les dix minutes et il était près de 9 heures du soir lorsque nous entrâmes dans la gare de Zurich. Il pleuvait à torrent et, si Monsieur Mayer n'avait pas eu la bonne idée de nous envoyer l'omnibus de l'hôtel, nous aurions été trempés.



[1] Schaffouse : Ville de Suisse, 84 km Est de Bâle, sur la rive droite et au-dessus de la cataracte du Rhin.

Bernerhof

Monsieur Maurice, qui avait soupé lorsque nous arrivâmes à Bernerhof, nous fit servir un petit dîner après lequel nous remontâmes dans nos chambres pour écrire à Maman. Elle nous avait demandé de faire notre possible pour lui expédier chaque jour un bulletin de santé de quelques lignes. Nous nous sommes ensuite retirés, chacun dans nos chambres particulières. J'avais deux pièces pour moi toute seule et Papa était logé dans une grande chambre à deux lits. Nous étions éclairés par l'électricité et je trouvais fort commode de n'avoir qu'à poser le doigt sur un bouton pour être inondée de lumière. Cependant, je n'aimais pas beaucoup faire manœuvrer tout cela moi-même ; je préférais appeler Papa, mais j'étais ravie de ce luxe.

Monsieur Mayer nous ayant dit, à notre retour, qu'il y avait une messe à 7 heures le lendemain matin et qu'une jeune fille de l'hôtel, catholique fervente, nous accompagnerait à l'église, je m'endormis sans inquiétude.

Dimanche 9 Août

Le dimanche matin, il faisait déjà jour lorsque, vers 6 heures moins le quart, la voix de Papa m'arracha des bras de Morphée dans lesquels je m'étais abandonnée avec mon enthousiasme ordinaire. Je ne sais comme cela se fit, mais je crus que Popotte cherchait à grimper près de moi comme elle en a l'habitude à Boulogne. Voulant la renvoyer par une caresse sur la tête, je me penchais hors du lit et, l'équilibre me manquant, je faillis rouler sur le parquet. Cela me réveilla tout à fait et je commençai à m'habiller. Lorsque notre valise fut bouclée, Papa et moi, nous descendîmes dans la salle à manger où nous trouvâmes Monsieur Mayer qui, en attendant l'arrivée de notre conductrice, nous expliqua quelques-uns des trucs de l'hôtel. Il y a, dans la salle de restauration, un grand tableau sur lequel vont s'afficher, un quart d'heure auparavant, la direction du train et l'heure précise de son départ.

L'église à laquelle nous nous rendîmes, se trouve à sept ou huit minutes de l'hôtel. Bien qu'elle soit déjà spacieuse, on y fait des travaux d'agrandissement et, à cette heure matinale, elle était pleine. La population de Zurich est essentiellement protestante mais il y a dans la ville un grand nombre d'Italiens, presque tous catholiques. La nef de cette église est divisée en deux par un large passage ; dans les bancs de droite se placent les hommes, tandis que les femmes vont s'agenouiller à gauche.

On commença d'abord par la prière du matin, puis vinrent les annonces de la semaine et un sermon. Le tout était en allemand. Je ne pus comprendre et je fis cette remarque que rien n'est plus ridicule que des gestes quand on ne comprend pas la pensée qui les anime. Tandis que l'assemblée était suspendue avec recueillement aux lèvres du prédicateur, je me sentais de folles envies de rire en voyant le bon prêtre élever les bras en l'air, prendre des airs câlins puis, tout à coup, rouler des yeux furieux, agiter tout son corps, se pencher sur le bord de la chaire, reculer avec indignation, trépigner et se radoucir aussi vite qu'il s'était animé. Je crus cependant comprendre, à quelques mots, qu'il s'agissait du "Jugement dernier" ce qui explique suffisamment ces grands mouvements d'éloquence.

La messe, que l'on dit ensuite, ne différa pas de celle que j'ai l'habitude d'entendre en France. La quête, seule, eut lieu d'une manière particulière. On fit circuler, de banc en banc, une boîte en fil de fer, ressemblant à un petit garde manger ou à une souricière mais n'ayant pas la moindre analogie avec nos bourses de quête. Cette boîte est fermée, sauf une petite ouverture pour laisser passer les aumônes. Peut-être a-t-on peur que certaines gens, au lieu de déposer leurs offrandes, ne plongent la main dans la tirelire. En rentrant à Bernerhof, nous déjeunâmes et nous prîmes le chemin de la gare sans remonter dans nos chambres. Ce fut un tort car Papa oublia, sur un fauteuil, son guide Joanne qui nous aurait rendu de grands services pendant tout le voyage. Cette leçon nous profita et, à partir de ce jour, nous ne quittâmes plus un hôtel, sans aller faire une dernière ronde dans les pièces que nous avions habitées.

Dans la salle d'attente, je me trouvai nez à nez avec la famille Prévot. Monsieur, se considérant déjà comme une ancienne connaissance, me présenta sa femme et sa fille ; heureusement, Monsieur Mayer arriva et sa présence diminua mon embarras. Papa ne tarda pas aussi à me rejoindre. Il était allé dans un magasin pour essayer de se procurer une brosse à habits, ayant oublié la sienne à Paris. Le bonhomme auquel il s'adressa lui répondit qu'il avait bien ce qu'il demandait mais qu'il lui était impossible de rien vendre avant 10 heures. Nous eûmes beau chercher, nous ne pûmes savoir comment il se fait qu'à Zurich on ne peut acheter une brosse à habits qu'après 10 heures du matin.

Il me faut maintenant présenter Madame Prévote et Mademoiselle Prévotine, dont j'eus le plaisir de faire connaissance ce matin là, dimanche 9 Août 1896.

Madame Prévot, femme de 60 à 65 ans, est petite et desséchée. Une bouche sans dents, aux lèvres pincées, une peau ridée d'une teinte indécise entre le gris et le jaune, un nez pointu, des yeux à l'expression craintive comme ceux d'une vieille biche effarouchée, une tenue d'une propreté douteuse, voilà ce qui saute au premier regard. Au bout de quelques jours, je crus m'apercevoir que ces désavantages physiques sont compensés par de grandes qualités, si non par celles de l'esprit, du moins par celles du cœur ce qui vaut mieux. Je ne veux pas dire par-là que Madame Prévot soit bête. Je n'ai jamais pu juger de son intelligence, n'ayant entendu que deux ou trois fois le son de sa voix à propos d'une chose d'une grande banalité - une petite voix timide, rendue chevrotante par les fatigues encore plus que par la vieillesse.

L'amour conjugal et maternel, poussé à son plus haut degré, jusqu'à l'entier renoncement de soi-même et jusqu'au dévouement de tous les instants, voilà ce que j'ai cru voir dans cette femme qui m'était d'abord peu sympathique et qui m'inspira ensuite un sentiment bizarre, mélange d'approbation et de blâme, d'admiration et de pitié. S'il est bon d'aimer et si l'amour permis purifie la nature humaine, l'élève et la rapproche de la Divinité, nous ne devons pas nous abaisser et sacrifier notre dignité à ce sentiment. Madame Prévot peut aimer, plus qu'elle-même, son mari et sa fille, mettre leur bonheur bien au-dessus du sien. Elle devrait s'estimer assez pour ne pas négliger autant sa personne. Une robe noire toute tachée et faite sur un modèle d'il y a dix ans pour le moins, un grand manteau poussiéreux, un chapeau sans forme et sans couleur, tenant sur sa tête par un miracle d'équilibre, voilà la toilette que je lui vis et qu'elle portait déjà, il y a deux ans, lorsqu'elle fit avec Monsieur Mayer, le voyage des bords du Rhin.

Maintenant, il me faut parler de Mademoiselle Prévot qu'un jour ma méchante moquerie décora du nom de Prévotine qui lui est resté. Oh ! Muse vient à mon aide, toi qui fis chanter à Pétrarque les beaux yeux de Laure et qui mis, dans les vers du Dante, un reflet du divin sourire de Béatrice ; souffle-moi des mots dignes de l'objet que je veux célébrer à mon tour. Hélas ! il me faudrait, pour tracer ce portrait, une plume de colombe mouillée des larmes de l'aurore et ma malheureuse plume d'oie s'arrête, éblouie, et refuse d'avancer.

Est-ce une femme ou bien est-ce un ange que la poétique vision qui m'apparaît encore lorsque je ferme les yeux et que je cherche à me souvenir ? Elle me paraît entourée d'un nimbe de lumière aux tons délicats, comme ceux des roses pâles que l'on voit, par un beau jour d'automne, trembler à l'extrémité d'un rameau. Dans ces grands yeux noirs, aux feux mystérieux, semblent luire des millions d'astres et ses longs cils jettent une ombre rêveuse sur ses joues veloutées. Son nez est d'un dessin aussi pur que celui des Vierges de Raphaël et sur sa bouche, adorablement petite, voltige toujours un suave sourire ; ses dents dont la blancheur ferait honte aux plus belles perles de l'Inde, sont enchâssées dans du corail rose.

Maintenant, il est temps que je m'arrête et que je confesse que ce portrait ne renferme pas un mot de vérité. Non, Prévotine n'est pas un idéal, c'est une vieille fille de 40 ans à peu près, anguleuse et sèche. Sa démarche sautillante est juste aussi gracieuse que celle des petits canards qui essaient leurs premiers pas sous l’œil attendri de leur mère et qui vont, en zigzaguant et en sautant d'une patte sur l'autre, se lancer à la mare. Ses yeux, ni grands, ni petits, sont d'une couleur hésitante entre le vert et le gris ; son nez est fort long et fort pointu ; sa bouche, lorsqu'elle sourit, va rejoindre ses oreilles. Elle n'a ni taille, ni poitrine ; ses vêtements avachis, démodés et mal attachés, s'accordent bien avec sa personne et laissent deviner toute l'élégance de ses formes osseuses. Pour résumer son caractère en un mot, je dirai qu'elle est le type achevé de la vieille fille aigrie par les déceptions.

Je ne la plains pas beaucoup cependant ; n'est-elle pas aimée et choyée par ses vieux parents, en admiration devant leur progéniture ? Ils ne reculent devant aucune fatigue ni aucune dépense pour satisfaire tous ses désirs. Le papa essaie quelque fois de se rebiffer et de secouer ses chaînes ; un regard de Prévotine suffit pour le faire rentrer dans le devoir. Quant à la maman, il est impossible de voir une esclave plus soumise.

Prévotine s'occupe de peinture, de peinture à l'huile bien entendu. Elle fait surtout des paysages et des fleurs, mais elle n'est pas novice dans l'art difficile du portrait. Un jour, elle m'avoua, d'un petit air modeste, qu'elle attrapait la ressemblance d'une manière saisissante, mieux que son professeur lui-même. Je ne peux pas juger de ses talents, n'ayant jamais vu la moindre plume ou le moindre crayon entre ses mains.

Je ne connais à Mademoiselle Prévot qu'une seule passion et une passion que je serais très disposée à partager : celle des voyages. Depuis que son père, ancien chef de bureau au Mont de Piété, est à la retraite, Prévotine entraîne sa famille à sa suite, d'un bout de l'Europe à l'autre. Les bagages ne gênent pas la famille Prévot qui se munit seulement d'une petite valise pour trois, que le voyage soit de quinze jours ou d'un mois. Aussi le linge de ces honorables personnes n'est-il pas de la première fraîcheur et exhale-t-il, suivant le mot de Monsieur Mayer, une odeur suis-generis. Quant aux profits que Monsieur, Madame et Mademoiselle Prévot retirent de leurs excursions, je l'ignore ; ils semblent voyager, non pour s'instruire et observer, mais afin de pouvoir dire « j'ai vu ! »