1920 - Paris

Août 1920

Mercredi 25 Août

Je ne me rappelle plus si je l’ai écrit, mais, ici, la date du 11 Juillet, anniversaire de la chère Maman d’Henri, n’est point passée inaperçue Les enfants et moi nous avons uni nos prières et nous avons même fait une visite à la tombe de notre chère Mère. La pensée de cette chère disparue est plus vivante encore dans mon cœur blessé que dans mon cœur joyeux. Je lui demande de remplacer par sa tendresse toute dévouée, le sentiment plus enthousiaste et plus violent qui fut ma Vie de jeune femme.

Jeudi 26 Août

Il ne déplait pas à mon humeur vagabonde qu’un peu de moi soit allé se promener à Chuquiapu, autrement dit, à la Paz, pour parler moderne. Et ma prose accomplissait ce voyage principalement à l’époque où le Prince d’Orléans et Bragance me montraient ce nid de condor perché dans l’une des gorges les plus étroites et les plus sauvages des Andes.

Quel bonheur que le Grand Chef, à son retour, ait trouvé sa besogne bien faite. Boquet aura peut-être été moins enchanté s’il a constaté une diminution des avantages que l’élaboration du contrat semblait lui réserver ? Soyons tranquille : Le Méotet ne perdra pas, de part mon indiscrétion, la représentation de garçon sérieux et de petite perfection qu’il possède auprès des Détraux. Un coup de champagne de trop pour un Breton ce n’est qu’une peccadille.

Entre nous, j’avoue ne guère aimer cette façon trop démocratique et trop chahuteuse de fêter notre fête nationale, à l’étranger, au sortir d’une guerre qui nous a coûté tant de vies. Je comprends encore que ceux qui sont allés au feu, les hommes, rient, dansent et s’amusent, mais les femmes n’ont pas le droit d’oublier les Morts. Aussi, la Colonelle Barat m’est peu sympathique.

Vendredi 27 Août

Quelle mine inépuisable que cette dixième lettre d’Henri ! Les émeraudes, les saphirs, les rubis et les diamants, y ruissellent et m’aveuglent de leurs mille facettes. Je voudrais le remercier de chacun d’eux, sourire aux plus gentilles de ces pierres précieuses et m’attendrir un peu sur celles dont le rayon n’amuse pas seulement mes yeux mais me descend jusqu’au cœur. Le temps me manque, hélas ! il faut choisir. Merci de cette perle envoyée le 16 Juillet « fête du Saint Nom ».

Samedi 28 Août

Pour dépouiller le cher et volumineux courrier d’hier, j’ai tout abandonné et il m’a été impossible de reprendre la plume et de dire mes impressions encore toutes vibrantes. Une journée, une nuit ont passé . . . . . . . . . . Naturellement, l’excitation nerveuse est tombée, mais combien nous avons été touchés de sa délicate attention de nous envoyer à chacun une carte datée du 30 Juillet, jour où il a appris qu’il avait la Croix, jour le plus beau de sa vie d’homme ?

Mon cœur s’est dilaté à s’étrangler, Franz a répété : « C’est chic, c’est chic », au moins une dizaine de fois, avec un balbutiement bien ému. Pierre est devenu tout rouge et avait les yeux pleins de larmes, Cricri a exécuté une danse de sauvage. Et, pour mélanger bien intimement ces différentes manières de sentir une joie aussi profonde, nous nous sommes embrassés tous les quatre, ne pouvant étreindre le héros de l’aventure.

Dimanche 29 Août

Il faut que je me rende chez notre notaire, Delestre, aussitôt qu’il sera revenu de vacances, ce que j’apprendrai soit par ma mère, soit par ma sœur qui sont devenues des piliers de son étude. Il me répugnerait de mettre un clerc, même le Principal, au courant de la question qu’il m’y faut régler. J’espère ne point trépasser avant de faire cette course.

En attendant, le papier se trouve dans le tiroir à gauche de l’armoire à glace et je n’en veux parler à personne. Me voilà beaucoup plus tranquille. Je ne sais pourquoi j’avais peur de m’en aller sans avoir demandé à Henri de faire cette chose. Je considérais mon silence comme coupable vis-à-vis de ceux qui m’ont transmis leurs souvenirs et vis-à-vis des enfants qui doivent en hériter après moi. Les choses se trouvent en règle. Henri a même dépassé ce qui était juste de faire : il interdit la vente d’aucun meuble ; or, certains d’entre eux lui appartiennent en propre et si Franz, Pierre et Cricri ne veulent pas s’en séparer, il faudra qu’ils indemnisent ses légataires par une somme d’argent.

Je puis maintenant accepter sans scrupule certaines choses que Maman tient à me donner, entre autres, une des broches de diamants (elle a remis l’autre à Suzanne, équilibrant la valeur par deux épingles de bonnet). Que de difficultés seront supprimées par cette simple feuille de papier timbré qui laisse nos trois enfants seuls maîtres des meubles et souvenirs.

En ce moment, il n’y  a aucune discussion entre Maman et Marguerite au sujet des valeurs du portefeuille de Geneviève et elles s’arracheraient les yeux et se dévoreraient mutuellement les entrailles pour les dieux égyptiens ou le cartel ? Je crains qu’il y ait procès d’ici peu et qu’une vente soit ordonnée. Tout cela n’ira pas sans un énorme grabuge.

Jusqu’à présent, nos héritiers sont élevés dans des idées saines et manifestent des sentiments généreux et même un certain dégoût pour les questions d’intérêt ? Cela tient peut-être à ce que nous-mêmes ne sommes portés à l’accaparement mais c’est peut-être aussi un effet de leur jeunesse et de leur ignorance des nécessités de la Vie. S’ils prenaient par la suite des idées de cupidité, que soit établi, par un partage très net, ce que chacun d’eux devra prendre dans nos dépouilles afin qu’ils restent unis après notre disparition par des sentiments vraiment fraternels.

Les affaires Nimsgern dont j’ai été entretenue tout ce printemps et tout cet été ont l’air de s’arranger, mais non sans récriminations de part et d’autre. Pourtant, il n’y avait à se disputer que deux diamants, une montre et quelques meubles boiteux.

Lundi 30 Août

Vive le soleil ! Il brille depuis ce matin et, après la tristesse de la semaine passée, les charmes de la lumière sont plus vivement appréciés. Le fond de l’air est encore très frais mais qu’importe, on revit, on espère, on sent qu’il peut encore y avoir quelques beaux jours en 1920 !

Ayant reçu l’avis que Franz devrait se présenter le mercredi 1er Septembre au 21 rue St Antoine pour y subir l’admission à Beauvais, j’ai de suite écrit à l’hôtel de Pornichet et à une pension de la famille du Pouliguen. S’il y a de la place et si les conditions ne sont pas exagérées, nous pourrions avoir 3 semaines très agréables dans cette région où Septembre est le mois idéal. Mais je me heurte . . . . aux supplications des enfants.

Ils ont commencé le cheval ; ils ne peuvent se résigner à le quitter. Je descends de Bellevue où j’ai assisté à la 16e leçon, j’aurais voulu qu’Henri voit sa cow-boy au galop . . . . sur le pur sang ! Il m’a fallu sortir du manège tant cette vue me causait de peur. Il est vrai que Monsieur Hansen (et non Hansin) avait fatigué son cheval avant de le faire monter par les enfants. « Ils vont bien tous les trois » m’a dit le professeur mais Pierre et Cricri sont les plus souples et les plus égaux. Franz exécute parfaitement certaines choses et, à côté de cela, il se fait jeter à terre pour un rien quelquefois. Tous sont également passionnés et, maintenant qu’ils peuvent quitter le manège et aller dans les bois de Meudon, mes plus merveilleuses promesses de villégiature ont tort. Je leur proposerais un mois au Paradis qu’ils feraient de l’opposition si le grand Saint Pierre n’autorisait l’entrée de Monsieur Hansen et de ses quatre chevaux.

Mardi 31 Août

Mea culpa, mea culpa ; il faut déchanter, il paraît que je n’ai raconté que des tas de blagues. Hier, pendant le déjeuner, j’ai félicité les enfants de leur science et de leur adresse équestre. Pierre m’a répondu : « Vous êtes une vraie maman hibou bien facile à épater. Si papa nous avait vu sur Prince nous aurions très probablement reçu chacun un bon coup de pied dans le derrière en descendant. Mais vous n’y connaissez rien, alors, comme nous ne nous sommes pas laissés dévisser et que cela faisait un certain effet, vous êtes tombée en pâmoison sans vous rendre compte des fautes de tenue, sans même voir qu’à plusieurs reprises, Franz et Cricri ont porté la main au pommeau de leur selle et que nous avions une de ces trouilles. Si vous parlez de nous à Papa, dites-lui simplement que nous montons bien pour des gens qui en sont à leur 16e leçon, et c’est tout ! Il comprendra ce que cela veut dire et ne se fichera pas de nous… et de Vous ! » Je transmets ici tel quel le beau discours de Maître Pierrot, trouvant ses paroles empreintes de plus de sagesse et de modestie que de respect pour mon jugement… mais ce qu’il fallait voir et entendre surtout c’était l’air et le ton de l’orateur.

De nouveau, le soleil a fait coucou, c’est bien dommage ! Yvonne écrit à notre fille qu’il fait un temps superbe à La Trinité et Louis Sandrin, revenu hier de St Gervais, me raconte que le mois d’Août, quoiqu’anormalement frais, n’a pas été vilain dans les Alpes.

Septembre 1920

Mercredi 1er Septembre

Franz est plongé dans son concours et le cœur maternel bat la breloque. Quelqu’un de bien ému aussi, c’est ce cher Papa, qui non seulement tremble pour le résultat final mais qui paraît tout chagrin de cesser les répétitions qu’il donnait si affectueusement à son petit fils. « Grand-père a certainement plus peur que toi », disais-je à Franz hier. « Et j’aurais encore plus peur que lui, si c’était ce pauvre grand-père qui devait passer », m’a répondu notre fils avec une belle assurance. Que va-t-il en sortir ? Nous allons retrouver Franz pour déjeuner avec lui au Duval de la rue Jacques Cœur. Ce soir, nous dînons chez nos parents, très pressés d’avoir des nouvelles. Le résultat ne sera connu que vers le 20 et il va falloir jusque là vivre dans une indécision qui me sera pénible . . . . . même si Franz se déclare satisfait.

Jeudi 2 Septembre

Franz ne chante pas victoire . . . . . . . . . . Sauf l’arithmétique, (où un seul de ses problèmes sur trois est sans faute), il croit ses compositions assez bonnes mais il est effrayé par le nombre des candidats et, pour la première fois, il émet des doutes sur son admission. Avec un optimisme de sa trempe, c’est bien mauvais signe.

Autre mauvais présage : au déjeuner chez Duval, je me suis brusquement cassé la dent pour laquelle je tremblais depuis bien des années et ce petit accident me rend très malheureuse. Pour me consoler, Pierrot-cœur d’or prétend que je suis bien plus gentille avec ce cric de moins et que j’ai maintenant « toujours l’air de rire » quand je parle.

Il m’est arrivé un pli du régiment dans une enveloppe toute ouverte et déchirée, incapable d’affronter le long voyage du Brésil. Comme c’est précisément le certificat d’inscription dans l’Ordre National de la Légion d’Honneur d’Henri (pièce précieuse entre toutes) je vais la glisser dans une enveloppe que je ferais recommander.

Dimanche 5 Septembre

Impossible d’écrire hier, car nous avons vécu une de ces journées inénarrables où la terre entière est mobilisée pour aider Kiki « à sortir de là ! ». Depuis le matin, la 9e heure, jusqu’à la 17e heure du soir, il m’a fallu présider aux différentes phases de la mue. Enfin, dans sa peau neuve, la chrysalide devenue brillant papillon a pris son vol. Elle a quitté le cloaque des cloaques pour un palace hôtel du quartier St Sulpice. Combien de semaines, de jours, d’heures, va durer cette fugue ? C’est impossible à prévoir. Nous la voudrions très longue, éternelle si possible, mais la pétillante Madame Marguerite Prat (son nom de divorcée n’est pas encore trouvée) va sans doute un jour ou l’autre revenir au bercail dont elle fait fi, lorsqu’elle aura mangé les 900 francs qu’elle possède en ce moment et promène dans une enveloppe à moitié déchirée. Elle est partie soit disant pour recevoir son fils, le posséder à elle toute seule, ne pas laisser Roger se souiller au contact des infects Boulonnais. Je parie que dans huit jours, le règne du Toto sera terminé et que si Madame sa Mère ne revient pas déplumée, du moins cet oisillon sera blotti sous mon aile.

Suis-je bête ? Heureuse d’échapper à l’esclavage de la reine Margot, voilà que j’en parle, que l’obsession continue ; il est plus sage de profiter du répit que de se demander anxieusement combien de temps il peut durer. D’ailleurs, il me faut traiter d’un sujet plus important que les billevesées de notre sœur.

Franz me trotte jour et nuit dans la boite crânienne. Mes doutes sur sa réussite se changent en presque certitude d’insuccès. Alors qu’allons-nous faire ? « Qu’il recommence ! » C’est logique et, s’il était sûr d’entrer à Beauvais à la suite d’une seconde année de 1ère (à Boulogne) naturellement ce serait préférable à tout : continuation des études générales, quelques mois de plus au foyer, grande économie etc. Mais un concours reste un concours avec tous ses aléas. Louis Sandrin me disait avant-hier que les élèves du cours préparatoire avaient un grand avantage sur les autres candidats. Ils ne prennent pas part au concours de Septembre mais subissent un examen de fin d’année et tous ceux qui ont une moyenne suffisante sont admis en première classe. C’est ainsi qu’il a  pu passer lui-même. Autrement, c’est assez dur et cela menace de devenir de plus en plus difficile. Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas mieux envoyer Franz à Beauvais cette année si nous pouvions encore lui avoir une place au cours préparatoire. Ce serait, je crois, l’avis de mon beau-père mais je n’ai pas approfondi cette question avec lui d’abord parce qu’il espère le succès, ensuite parce que je veux l’avis de mon mari avant de prendre une décision. Certes c’est un sacrifice d’argent qu’une année supplémentaire dans une pension aussi coûteuse. S’il assurait la réussite, le temps presse trop pour ne pas le faire. Peut-être que Franz pourrait-il ne partir qu’en Janvier ?

C’est terrible d’avoir d’importantes décisions à prendre seule. Les uns me disent une chose, les autres le contraire et tous sont animés des meilleures intentions. Alors je ne sais que croire et que faire. Je pèse ces avis désintéressés, la balance reste en équilibre. Par bonheur si loin qu’il soit, je sais que tu t’intéresses à notre Grand autant que je le fais moi-même.

Je ne savais pas si bien dire . . . . Marguerite vient de m’arriver avec Roger, elle m’a planté son fils sur les bras, ce qui est pour le mieux de l’enfant et comble de joie les nôtres mais elle m’a dit tant de sottises et de méchancetés que j’en ai le cœur chaviré et peux à peine me réjouir d’avoir le pauvre cher petit. Marguerite avait depuis huit jours dans la tête de ne pas s’encombrer de Roger dans cet hôtel où elle prétendait aller uniquement pour lui ; elle a débité à René tout ce qu’elle a pu contre moi pour qu’il remmène l’enfant avec lui à Chalons. (C’est Roger qui me l’a répété). René n’ayant pas voulu en passer par cette fantaisie, elle n’avait plus d'autre moyen de s’en débarrasser qu’en me le conduisant. Ce qui fut fait illico, au sortir de la gare. Mais c’est moi qui paye la contrariété de Madame Kiki. J’ai réentendu l’épouvantable calomnie…. Soi-disant René me confie son fils… parce que nous sommes très bien ensemble… je suis la cause de leur divorce etc. etc. Enfin elle est partie en vociférant des tas d’insultes parmi lesquelles j’ai remarqué cette phrase surprenante : « Et puis, je te ferais reprendre Roger par mon avocat. » Ouf !

Lundi 6 Septembre

Une fugue vers les merveilleux pays de lumière et de chaleur est plus que jamais tentante. Mais je n’ai même pas le loisir de laisser mon imagination se promener. Au lieu de discourir sur d’agréables fantaisies, il me faut traiter les graves sujets que la Vie m’impose.

Sandrinus a conservé la mauvaise habitude de dire des bêtises et de les dire assez crûment, ce qui est bien désagréable, surtout à cause des enfants. Il part demain matin rejoindre sa femme à Cher Boutonne. Il y passera toute une semaine (perspective qui lui fait faire la grimace). De là, il se rendra tout seul à Lourdes, excursionnera dans les Pyrénées pendant quelques jours, puis il ira voir un mai dans une propriété de vignobles aux environs de Bordeaux et rentrera à Boulogne, avec son sérail, à la fin de Septembre, peut-être au début d’Octobre. Tout cela est combiné avec une précision admirable, un soin méticuleux. Notre cher voisin a vendu son affaire de papeterie-imprimerie ; il en cherche une autre mais les deux choses qu’il a vues pendant son passage (une parfumerie et une maison d’articles de Paris) sont rejetées. Et ce n’est qu’en Octobre ou Novembre qu’il reprendra la nouvelle situation qu’il cherche de concert avec l’inséparable Gustave.

Ces deux bonhommes-là ont quelque chose dans le ventre : grandes qualités d’activité et d’ordre. Il est bon qu’ils les en fassent sortir au lieu de se tourner les pouces toute la journée et de courir les music-halls la nuit. Malgré leurs caractères assez dominateurs et violents ils s’entendent à merveille pour le travail et pour la bombe. D’ailleurs dans toute sa famille Louis Sandrin n’a guère de vraie sympathie que pour le ménage de Guilhermy. Je l’ai bien vu dans la manière dont il m’a parlé de tous les autres. Charles s’est encore fait renvoyer et cherche un emploi, André est un petit filou, Georges un pauvre bougre, la Bane une poseuse, Marguerite une imbécile, Paulette la créature la plus crispante qui soit au monde etc. etc. ... Un mot assez acerbe de la belle-mère pour en finir avec les commérages de Sandrin en somme plus drôles que méchants. Elle avait essayé vainement de se faire emmener à Royan par les de Guilhermy ; au dernier moment, voyant la partie bien perdue, elle laisse échapper son indignation. « Voyons, Jenny, tu n’as pas honte de payer les bains de mer à ta bonne et de les refuser à ta Mère ! » (La bonne était unique pour la cuisine et le ménage de cinq personnes. Cette phrase lapidaire a fait le tour des gendres . . . . .

Mardi 7 Septembre

A certains jours, le silence est d’or. Un accès de marasme me rend incapable de causer. Alors je me tais.

Mercredi 8 Septembre

Un état physique peu brillant s’ajoute au mauvais moral pour me déprimer à fond. J’ai la fièvre depuis deux jours. Ce n’est sans doute qu’un mouvement de grippe et jusqu’ici je l’ai traité par le mépris qui est certainement la meilleure, la plus rapide et la plus économique des médications.

Jeudi 9 Septembre

A lui tout seul mon malaise ne suffirait pas pour me plonger dans la sombre torpeur où je m’enlise. Une dizaine de causes s’unissent pour m’attrister ou me donner de grands soucis mais les mésententes et les ennuis de maison sont trop puérils pour que je les raconte.

Tant qu’elle vivait auprès de nous, Madame ma Sœur apportait encore quelque ménagement dans l’expression de ses sentiments à notre égard. Depuis qu’elle a quitté Boulogne pour le Victoria-Palace de la rue Blaise Degoffes, elle s’imagine ne plus avoir jamais besoin de nous et elle en profite « pour nous dire franchement ce qu’elle pense. » Mon portrait, dans le miroir Kiki, est un monstre tellement affreux que j’en suis bouleversée. Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’on sent une véritable haine sous toutes les absurdités que la malheureuse débite. Je ne m’attendais certes ni à de l’affection, ni à de la reconnaissance mais après tant d’efforts, de temps perdu et de fatigues, j’osais prétendre à son indifférence.

Alors évadons-nous de ces laideurs et de ces misères. Du coup, c’est bien fini ; je n’aurai plus de pitié et ne ferai plus la servante de cette égoïste qui, sous prétexte de malheur et de maladie, torture tout son entourage. Je ne regrette point le passé. Jusqu’au dernier bain de Samedi, j’ai rempli mon rôle de sœur.

Maintenant je fais moi-même peau neuve et je vais accompagner le Colonel Rimailho et Compagnie jusqu’au paquebot qui doit les ramener en Europe. J’assiste aux dernières recommandations, aux salamalecs du départ, je devine la joie de Madame Rimailho en quittant cette existence surmenée et factice. Dire que la malheureuse femme aura fait cet immense voyage et n’aura pas vu le Brésil, celui que j’ai connu, qui est un merveilleux souvenir dans ma Vie et qui existe toujours.

Maintenant il ne faudra pas négliger Madame Rimailho, devenue sous directrice. J’ai compris qu’il fallait profiter de son retour du Brésil pour rompre la glace. C’est fait ! Malgré mon peu d’entrain pour les relations officielles, je suis allée sonner deux fois, presque coup sur coup, 83 Avenue du Bois de Boulogne. Maintenant, tout en agissant avec réserve, je m’efforcerai de conserver le contact et de ne pas laisser oublier Henri. Il faut bien se dire que tous ces gens-là ont des masses de choses en tête. Même en admettant que leur indifférence se teinte à notre égard d’une légère sympathie, nous ne sommes pour eux que des points minuscules. Il est donc nécessaire de raviver de temps en temps leur souvenir. Et cela est mon rôle pendant que mon mari travaille ailleurs, rôle infime auprès du sien, mais dont l’importance est cependant bien réelle.

Samedi 11 Septembre

Pendant quelques semaines j’avoue que les desserts ont été plutôt rares sur notre table mais personne n’en a souffert. Chez les Sandrin, autrement cossus, ce sont les hors d’œuvre que l’on a supprimés. Nous les avons conservés jusqu’à présent et leur usage constitue un véritable luxe. Partout on a dû opérer de nouvelles restrictions. Nous sommes donc dans le mouvement. Depuis un mois à peu près nous sommes au régime du pain noir. C’est pour atteindre la récolte. Voilà cinq ans que cela se fait. La baisse annoncée depuis trois mois pour donner du courage, commence à se faire sentir, paraît-il, sur les étoffes de laine mais tout ce qui est alimentation continue à augmenter. C’est effrayant.

Mais je sais qu’il faut nourrir sainement et substantiellement des enfants comme les nôtres, dans la période de transformation. Ils ont donc le nécessaire et Sandrinus (pour lequel j’ai soigné la cuisine mais sans y ajouter de supplément) pourrait nous donner un certificat de « table française confortable en Septembre 1920. » Naturellement il ne faudrait pas concourir avec les tables de nouveaux riches ou celles d’ouvriers, rien qu’entre gens de notre monde. Par exemple ! tout est un peu sacrifié chez nous à l’alimentation, elle absorbe le budget presque à elle seule. Je connais maintenant les soucis d’argent que j’ignorais avec les maigres ressources de nos premières années de mariage. La nuit, je combine, je fais des calculs. Ce n’est pas drôle mais cela a du moins cet avantage de me distraire d’autres peines plus lourdes.

La question « bains de mer » se trouve réglée, il n’y a pas de place nulle part. D’ailleurs je ne regrette point d’être restée car je suis assez malade depuis lundi. Ce matin, ma fièvre était descendue à 38,2 mais je sens qu’elle remonte. Ici je ne m’affole pas, j’arrive même à faire l’essentiel, à sortir pour les courses, écrire, travailler. Mais il suffirait que je sois toute seule avec les enfants au loin, pour que je m’inquiète, imagine des choses très graves et songe à rentrer chez nous. Et puis, un voyage aurait achevé la ruine.

Bien que Marguerite m’ait calomniée, en laissant suspecter mes relations avec René, elle n’est point l’inventeur de cette calomnie. Quelqu’un a dit, devant elle, dans le salon de Suzanne, que pendant tout mon séjour à Saint-Chamond, j’avais entretenu « une correspondance sentimentale et poétique » avec son mari. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde ni sur la langue d’une muette. Madame Kiki se fait une arme contre moi de cette phrase perfide et d’autres allusions… Elle y ajoute encore quelques petits grains de méchanceté et colporte partout que je suis « la seule cause de son divorce ! » D’ailleurs, Marguerite se piquant de franchise, me jette, depuis son départ d’ici, toutes ces absurdités en pleine figure. Elle m’a dit hier que « René y voyait clair maintenant dans toutes mes machinations et qu’il la suppliait de reprendre la vie conjugale. »

Grand bien leur fasse. Ce serait un de mes plus chers désirs. Hélas ! Je ne crois pas la chose possible.

J’avais presque oublié l’affaire Sandrin. Oh ! bien sûr, je n’en ai pas voulu à Madeleine qui est une brave, une excellente fille, très délicate de sentiments, mais un peu inhabile à les exprimer. En y réfléchissant, je trouve que les torts sont plutôt de mon côté. Comment, en vingt et un ans d’amitié et de vie presque côte à côte, n’ai-je pas su lui donner assez bonne opinion de mon tact pour la dispenser de cet avertissement. Madeleine a voulu trop bien faire et elle a gaffé. Elle n’avait nul besoin de me présenter des excuses et de m’expliquer pourquoi elle ne m’invitait pas à son Garden-party. Quinze jours après, j’aurais pu lui rendre la pareille, lorsque nous nous sommes réunis pour fêter Paul et Pierre. En d’autres circonstances, j’aurais certainement demandé aux Sandrin de se joindre à nous et cependant je n’ai pas songé à leur envoyer une carte avec ces mots : « Mille regret de ne pouvoir vous inviter ; j’ai la famille de mon mari qui ne peut souffrir la Vôtre ! » Chacun agit comme il croit devoir le faire et je me demande si le bon petit ménage Sandrin n’aurait pas été flatté de voir que, seul un cas de force majeure, m’empêchait de leur faire partager nos gâteaux, nos fruits et notre Asti.

Je n’ai donc aucune rancune contre nos voisins, ils n’en ont pas davantage contre moi, nos derniers rapports le prouvent, mais… je ne crois pas aller beaucoup cet hiver au 162.

Dimanche 12 Septembre

La nomination d’Henri au rang de Chevalier fut un vrai coup de lumière dans mon âme assombrie. J’en ai connu la nouvelle avant lui, près de deux jours plus tôt, le mercredi vers 16 heures, alors que la dépêche de Monsieur Laurent ne lui est parvenue que le Vendredi, à midi. J’ai raconté nos émotions et les circonstances qui ont accompagné cette heureuse nouvelle. Les détails qu’il me donne à son tour sur les premiers instants de sa Vie de Chevalier me réjouissent. Le baiser de Schompré me touche ; c’est très gentil ce geste affectueux dans un pays où il n’a ni famille, ni amis de longue date. Je lui en suis très reconnaissante car mille poignées de main n’auraient pu remplacer cette étreinte plus tendre. C’est avec une joie également émue que je remercie de Rougemont de son geste à lui, plus martial, presque officiel, mais symbolisant la reconnaissance de l’armée française et l’adoption fraternelle des autres Chevaliers.

Lundi 13 Septembre

Maman a demandé le docteur Poirier pour moi. Alors, cela n’a pas raté : je suis guérie et bien ennuyée de le voir arriver. Ce qui a fait peur à Madame c’est que depuis lundi dernier je me promenais avec 40 degrés. Me promener, c’est un peu beaucoup dire, je me traînais plutôt mais personne ne s’en effrayait et moi pas plus que les autres. Et puis, voilà que Fannière raconte que le pauvre Moisy est cloué au lit, grand’rue, avec une typhoïde, Maman s’imagine que, par sympathie pour le beau Jules, je vais m’offrir quelque chose du même genre et prévient le docteur. La simple annonce de cette visite suffit pour me couper la fièvre et me voilà presque aussi embêtée qu’un soldat qui aurait voulu tirer au flanc et voit sa malice sur le point d’être découverte par le Major. Une bonne chose cependant est à déduire de la démarche de Maman ; si indifférent que soit son entourage aux histoires de santé, je crois qu’il ne me laisserait tout de même pas plier bagages sans Sacrements.

Le père Poirier est un brave homme. La seule vue de ma langue l’a fait bondir et il m’a presque promis de diagnostiquer une paratyphoïde (exactement comme pour Moisy !) si la fièvre me reprenait… En attendant, mon malaise est gentiment baptisé : embarras gastrique, remède : une purge. Et n’en parlons plus !

Je voudrais bien retourner au Brésil, il est plus sage de rester ici et de récapituler les nouvelles des visages pâles. Cette expression ne s’applique guère aux gens dont je vais parler d’abord. Ai-je pensé à annoncer la venue au monde d’une petite Marie-Thérèse Auger. Louise va bien. Pierre Delfour est mieux mais tante Geneviève s’est fracturé le poignet gauche. Les Albert sont rentrés très bronzés et très contents mais indignés des allures féminines actuelles. Charlotte m’en a raconté de toutes les couleurs sur les jeunes femmes et les jeunes filles modernes ! Les Paul promènent leur Amour sur les rives du lac d’Annecy et le nichent aux Barattes. Mimi est au mariage de son cousin d’Anvers.

Mardi 14 Septembre

Le temps est au beau ; voilà une fin d’été qui daigne sourire ! Je me laisse imprégner par cette langueur douce, un peu mélancolique que versent les soleils d’automne dans les âmes solitaires et les corps affaiblis.

Ma fièvre n’a pas reparu mais elle a duré suffisamment pour être suivie d’une faiblesse morbide qui n’est pas sans charmes. Si le nom de convalescence n’était pas trop sérieux pour être appliqué à la période intermédiaire entre un petit malaise et la pleine santé, je le donnerais à mon état actuel. C’est une remise en équilibre physique et, chose étrange, en équilibre moral aussi…

L’apaisement de mes nerfs et de mon sang, le calme qui m’entoure, la tiédeur de l’atmosphère et comme un essaim de pensées nouvelles qui est venu se loger sous mon front me semblent faire de moi une femme assez différente de celle que j’étais, il y a quelques jours seulement. Voilà que j’ai peur maintenant de guérir trop vite, non de l’indisposition de la semaine passée, mais de cette autre fièvre douloureuse que nous appelions mon Amour. Belle maladie ! Chère souffrance pleine d’ardente jeunesse, j’ai certainement voulu vous calmer, vous endiguer, jamais je n’ai désiré l’incurable guérison !

Jeudi 16 Septembre

Peut-être ai-je regardé un peu trop curieusement mon cœur battre ces jours-ci ? . . . Je touche à la sérénité et… elle me parait la chose la plus navrante qui soit au monde. Vais-je regretter les spasmes, les angoisses, les agonies, les indicibles chavirements de l’âme, les tortures de la chair révoltée ? Je ne suis donc pas taillée pour être heureuse.

Samedi 18 Septembre

Hélas ! Il me faut retomber dans ma Vie. Naturellement, c’est encore un coup d’assommoir qui m’y rejette. La réponse négative de Beauvais m’est arrivée hier au soir. Je me courbe encore sous ce nouveau coup mais, à force d’être obligée de tendre le dos, on s’aplatit sur le sol, on ne se relève plus…

Dimanche 19 Septembre

Il me faut vite retrouver des forces pour lutter contre Franz repris de sa folle envie d’engagement militaire. Par lassitude et découragement, je l’ai laissé dire hier tout ce qu’il a voulu. Quant à moi, je vais d’abord secouer mon marasme, puis je réfléchirai et, lorsque je sentirai venir la lumière et poindre une volonté, j’irai consulter mon beau-père. Dès à présent  je repousse les assauts de Franz. Son désir de carrière militaire ne lui est inspiré que par la paresse : il croit qu’il n’aura qu’à se laisser vivre et que les galons lui pousseront sur les manches, tout naturellement, avec les années. J’ai déjà écrit à Beauvais pour savoir : 1° si les élèves du cours préparatoire subissaient comme autrefois un examen de fin d’année sans prendre part au concours ; 2° s’il y avait encore cette année des places libres à ce cours. J’espère avoir bientôt une réponse.

Lundi 20 Septembre

Ne suis-je pas née sous une méchante étoile ? Il m’est impossible de goûter le moindre instant de calme. A peine étais-je sorti d’un malaise qui m’a paralysée toute une semaine, que j’apprends le nouvel échec de Franz. Puis, Maman tombe malade à son tour. Enfin, voilà qu’hier soir le farouche Akéla mord Pierre au bras gauche, assez gravement pour que je le conduise se faire panser chez Gobert sans hésiter à me servir de la sonnette de nuit. Ce ne sont pas là de vrais malheurs mais tout cela additionné ensemble forme une somme de contrariétés, de soucis et de fatigues l’impressionnable que je dois à moi toute seule.

Eh bien ! il suffit de deux papillons bleus pour me tirer de ma sombre contemplation de l’avenir. Si fragiles que soient leurs ailes, si trompeuse peut-être que soit la poudre brillante dont elles sont couvertes, je me laisse caresser et charmer. Maman s’en tirera encore cette fois, Franz n’est pas irrémédiablement perdu ; quant à Pierre, il est à cheval. Je ne voulais pas qu’il monte ce matin avec son bras gauche immobilisé mais il a prétendu qu’avec ses deux genoux et sa main droite, il avait encore plus de membres qu’il n’en faut pour diriger et mater un cheval. D’ailleurs de nos trois enfants, c’est Pierre le meilleur cavalier ; son professeur en est très content. Franz est lunatique et manque de sang-froid, Cricri plus égale et plus calme, a quelques fois mauvaises habitudes de tenue et pas beaucoup de force. Elle se penche toujours en avant et parfois, au cours des promenades, elle s’en va se balader toute seule à travers les fourrés ou bien au fond d’un ravin. Lorsque Monsieur Hansen la rejoint, elle se contente de lui dire : « C’est Auguste qui a voulu aller par là ! » … Monsieur Hansen est bien élevé mais c’est quand même un sous-off et il mène son petit bataillon un peu militairement. Même avec moi le langage du directeur du « Manège Pompadour » n’est pas toujours très châtié. Il me disait Samedi, en désignant Pierrot : « Avec son pétard de rien du tout, ce bonhomme-là vous a un culot monstre pour monter à cheval. »

Je me suis donc laissée attendrir, surtout par les supplications de mon numéro 2 et les enfants auront encore quatre randonnées équestres dans les bois de Meudon. Ils se déclarent enchantés de leurs vacances, leur joie ne me permet donc pas de penser au sacrifice personnel que j’ai fait en demeurant tout l’été à Boulogne. D’ailleurs, étant donné l’insuccès de Franz, je m’applaudis de la décision prise. Je serais probablement bourrelée de remords si nous étions partis en villégiature comme les autres années, et puis mon beau-père me reprocherait sûrement – au moins dans son for intérieur – d’avoir manqué de sérieux, d’avoir sacrifié la préparation de Franz au plaisir d’un voyage. Il considère que nous vivons à la campagne, au milieu des bois et qu’un changement d’air n’est pas utile pour nous. Il n’a pas tout à fait raison, sans avoir tort. J’ai largement profité du jardin et certains coins du parc de St Cloud m’ont donné des sensations de vraie forêt. Les enfants qui ont chevauché dans des lieux plus sauvages reviennent quelque fois enthousiasmés des sites qu’ils ont vus et qu’ils me décrivent avec leur faconde un peu méridionale.

Nous sommes entourés de beauté et, comme l’imagination ne nous fait pas défaut ni aux uns, ni aux autres, nous trouvons moyen d’y ajouter encore un peu de rêve…

Mardi 21 Septembre

Cette fois la réponse de l’I.A.B. ne s’est pas fait attendre. Le directeur m’écrit qu’aucun point spécial n’a empêché l’admission de Franz mais que faute de place pour loger les élèves, il n’avait pu prendre que les 58 premiers. Le cours préparatoire est supprimé ; il n’y a donc plus moyen d’entrer à Beauvais sans concourir avec tous les candidats.

Cette lettre résout la première partie du problème ; la petite porte de l’I.A.B. elle-même se ferme pour cette année au nez de Franz. Qu’allons-nous en faire ? Cela reste à décider et en très peu de jours. Je vais aller tantôt parler à mon beau-père de l’idée de mettre Franz en première à Stanislas. Je verrai ce qu’il en pensera. Pour mon compte, j’y fais quelques objections si le but poursuivi est toujours Beauvais ou une école quelconque d’agriculture ; ce n’est pas la préparation qu’il faut. Il y a un programme de chimie que Franz devra faire seul ou avec des répétitions. Pensionnaire, il devra suivre ses camarades et n’aura pas le temps de combler les lacunes de son instruction. Sur bien des points, ce sont les bases qui lui manquent. Ainsi, pour les mathématiques, les classes de 4e et de 3e lui seraient encore plus utiles à refaire que la première. Et d’un autre côté, il n’est pas assez sérieux pour que je le garde externe à Boulogne. Ce serait naturellement la meilleure solution s’il travaillait de lui-même. En redoublant, il aurait certainement assez de loisirs pour revoir ses anciens cours, reprendre l’Arithmétique dès son début, approfondir la chimie tout en poursuivant des études littéraires et générales. Je me demande si demi-pensionnaire à Stanislas ne serait pas un état intermédiaire facilitant un travail personnel de révision avec l’absorption forcée d’un autre programme. Mais je songe aux voyages assez longs, aux veillées tardives, aux distractions, aux dangers même de la route pour un esprit faible et léger comme celui de notre Franz. Nous allons peser papa et moi très attentivement le pour et le contre de tout cela.

Mercredi 22 Septembre

Je veux un instant me donner la douceur d’effeuiller la vie de mon Henri, jour par jour entre le 12 et le 19 Août !

Elle s’étale là, sous mes yeux, sa Vie, comme une belle fleur tropicale aux couleurs éclatantes et toute gonflée de sève. Certains pétales m’en plaisent plus que d’autres : ce sont ceux qui reflètent l’azur du ciel, l’émeraude des forêts, les mille nuances changeantes de la brousse ou de l’océan, ceux surtout qui murmurent les impressions de son âme, tantôt claire, tantôt sombre, plus mystérieuse et plus aimée que la nature. Mais je m’amuse aussi à voir frémir les pistils d’or qui chantent l’éclat des fêtes mondaines, les charmes du flirt ou de la danse, les petits potins de cette société que je préfère ne fréquenter que par ses lettres…

Vendredi 24 Septembre

De très violents maux de tête, sans rime ni raison, me tyrannisent depuis quelques jours. Le temps est lugubre, tellement sombre qu’en ce moment, 9 heures du matin, il me faudrait presque l’électricité pour écrire. Il pleut et cela me navre pour les enfants qui sont à cheval, dont la promenade va être gâchée comme agrément et qui peuvent prendre mal dans ce brouillard pénétrant.

Nous avons vu hier le retour de Versailles de notre nouveau président. Il est passé à 6 heures juste au Pont de St Cloud ; le crépuscule était déjà très bas, le canon tonnait, beaucoup de mode mais aucun cri, aucune acclamation. L’impression était d’une tristesse morne… Pourtant on dit que le choix est bon. L’homme paraît énergique avec sa physionomie de chat en colère.

Les Maudet sont revenus d’avant-hier, les Le Doyen d’hier soir … tout le monde rapplique, cela sent l’hiver à plein nez.

Samedi 25 Septembre

Les journalistes me font rire lorsqu’ils parlent de la diminution de la Vie en France. Qu’ils y viennent donc voir ! . . . Après tous ces messieurs ne font peut-être pas que répéter ce que l’on dit ici pour donner de l’espoir et de la patience. Pour quelques francs de baisse sur les étoffes de laine, que de choses continuent à monter. Ainsi, depuis le 1er Septembre, nous payons le pain 1fr30 au lieu de 1fr05. Le sucre, les graisses, les huiles, la viande trouvent moyen de grimper encore.

On peut toujours s’en tirer et cela ne servirait à rien de gémir mais il est impossible de vivre comme autrefois. Il faut se résigner à ces restrictions ou bien… travailler. Le « rentier » est une espèce qui tend à disparaître et si le mouvement actuel s’accentue, il arrivera bientôt une époque où l’on en parlera plus que comme du « mastodonte » des temps préhistoriques.

Lundi 27 Septembre

Pierrot a écrit hier à son papa. Avant de cacheter sa lettre, je la relis, non pour en corriger les fautes mais parce que, depuis l’affaire « du dessert », j’aime savoir ce que les enfants lui racontent afin qu’ils ne risquent plus de lui causer involontairement de la peine. Je les laisse converser avec lui entièrement ; je suis même ennuyée lorsque « Criquette », sous prétexte de me demander une idée ou un renseignement, écrit textuellement ma réponse, ce qui arrive quelquefois. Même si je voyais dans les missives des garçons des choses à ne lui point dire, je les laisserais partir telles que, mais, ensuite, je lui expliquerais les choses afin qu’il ne leur donne que l’importance qu’elles méritent. Oh ! L’indiscret Piompion qui lui parle de mon « appareil » et qui était tout fier d’avoir trouvé ce mot là pour ne pas employer celui de « râtelier ». Me voilà forcée d’avouer maintenant qu’il a fallu réparer le désastre du 1er Septembre et que j’en ai profité pour faire faire ce qui m’était conseillé depuis un an. C’est gênant et odieux ; je ne sais pas si je pourrai m’y habituer.

La gentille lettre de notre fils m’a fait rire lorsque j’ai vu qu’il parlait de mes rendez-vous chez le dentiste comme de mes seuls amusements de vacances.

Geneviève Dumont est fiancée pour la seconde fois. Le nouvel élu, Vicomte Max de Génébral, teindra-t-il jusqu’au bout ? A part cela aucune nouvelle dans le cercle assez restreint de nos parents et amis.

Mardi 28 Septembre

Voici une de ces journées de bousculade où depuis le matin jusqu’au soir, les courses et les rendez-vous se sont enchevêtrés sans solution de continuité.

Mercredi 29 Septembre

Réunion intime et cordiale, hier, rue Las-Cases en l’honneur de St Michel. Les Paul et Henri étiez remplacés par des lettres mais 9 Morize encore entouraient la table familiale. Devinez ce qu’on a offert cette année au cher Papa pour sa fête. Madame Morize, le ménage Albert et le nôtre ont collaboré à… faire recouvrir son parapluie ! Dépense de 80 francs dont nous avons versé le quart. J’ai trouvé cette idée un peu étrange il n’y a qu’à suivre l’impulsion donnée. D’ailleurs, je n’avais aucune idée personnelle à lui sacrifier et je me suis contentée de racheter par de jolies fleurs le côté un peu trop prosaïque de ce cadeau collectif.

Jeudi 30 Septembre

Nous sommes débordés et envahis en ces dernières heures de vacances. Aujourd’hui, c’est grande réunion de jeunesse à la maison. Par bonheur le temps semble devoir la favoriser et, depuis ce matin, deux filets de tennis sont tendus au parc de St Cloud pour occuper la partie masculine de l’assemblée. Je tâcherai de décider les mères et sœurs à aller sous les grands arbres du parc contempler les prouesses des jeunes gens.

Octobre 1920

Vendredi 1er Octobre

Un nouveau mois commence. Septembre a passé vertigineusement et nous voici presque au seuil de l’hiver, sans qu’il me souvienne d’un véritable été.

Samedi 2 Octobre

Je me rappelle un bien joli souvenir. Il y a vingt ans, le 2 Octobre comme aujourd’hui… Mais hélas ! Pourquoi évoquer cette grande douceur qui contraste si douloureusement avec la misère présente. Continue, achève l’histoire ; pour moi, je me recueille religieusement et regarde au fond de mon cœur.

Dimanche 3 Octobre

Les affections légitimes sont encore les meilleures. Nous avons fêté Franz mais notre pensée ne s’est pas arrêtée à lui. Traversant l’Océan, elle est allée jusqu’à Henri, très dévouée, très tendre, très désireuse de son bien. Une merveilleuse journée d’automne a permis à mon beau-père et à Madame Morize d’être des nôtres pour le goûter auquel j’avais convié également ce qui me reste de famille sortable et les Dupuis qui sont sympathiques à tout le monde. Mes invités ne sont partis que tard et nous revenons, nous-même, de passer la soirée chez les Sandrin.

Lundi 4 Octobre

Décidément, il m’est impossible d’avoir un instant de tranquillité ces jours-ci. Ce matin, dès 9 heures, j’étais avec Cricri et Roger dans le parc de St Cloud. Les garçons qui montaient à cheval avec Jacques Dupuis m’avaient indiqué leur parcours et, si j’étais désireuse de voir la tenue de mes jeunes cavaliers, Cricri l’était encore plus d’apercevoir son cher « Auguste ». Donc, randonnées dans les fonds de Garches et le temps a passé tellement vite qu’il ma fallu galoper moi-même au retour. Maintenant, je file à Paris.

Mardi 5 Octobre

Premier coup de cloche sonnant la dispersion du joyeux petit monde. Cricri est rentrée au couvent ce matin avec son gros poussin Zézette ; Roger dit coucher ce soir à Stanislas et demain nos garçons reprendront aussi le collier de misère. Il est temps que l’agitation cesse car j’ai un retard fou dans toutes mes occupations. Cette dernière semaine en particulier fut un tourbillon. La raison primordiale de ma paresse épistolaire fut le beau temps qui nous incita tous à profiter des bois environnants.

Quelle merveille que le parc de St Cloud à cette époque. C’est un enchantement pour l’âme, les yeux et même l’odorat. Il flotte dans les sous-bois des senteurs grisantes de mousses humides et de feuilles sèches mêlées à un indicible parfum de sève mourante. C’est exquis et fait pour enivrer à fond certaine mélancolie… mais ce n’est pas l’heure de faire de la poésie.

Mercredi 6 Octobre

Ouf ! Le dernier diable est rentré dans sa boite et je respirerais allégrement si certaine diablesse ne devait sortir de la sienne tout à l’heure pour que je la conduise au bain. Vénus me donnera séance cet après-midi, autrement dit, Madame Kiki de la Kikinière m’empoisonnera pendant trois ou quatre heures.

Maman va mieux, elle sort et reprend sa vie normale mais cette dernière crise l’a encore affaiblie et comme toujours cet avertissement lui a donné l’idée d’arranger ses affaires. Ses velléités testamentaires vont sans doute disparaître au fur et à mesure que les forces reviendront mais il restera néanmoins quelque chose d’acquis : Maman fait donner un conseil judiciaire à Marguerite (si elle le peut !), l’affaire est commencée. La première sortie de Maman a été pour l’étude de Parmentier qui s’est chargé de la chose. Marguerite jusqu’à présent l’ignore et vit dans la douce intention de mordre à belles dents dans son capital dès que René le lui aura remis. Dans peu de jours, elle sera informée de l’opposition mise par Maman et de la réunion du conseil de famille. Quel baroufle cela va faire, j’en tremble d’avance !

Autre affaire désagréable : j’ai reçu la note de Schawinsky, le dentiste-filou de mon mari. Elle se monte à 340 francs et je la trouve bien exagérée pour le travail fait. Toutefois, comme mon coquet mari ne m’a peut-être pas tenu au courant des mystères de sa mâchoire, je ne puis réclamer. Alors je lui envoie sa note au lieu de la régler directement comme je faisais les autrefois.

Samedi dernier nous est arrivé un avertissement de la Place avec des cartes d’entrée pour assister demain à la prise d’armes des Invalides. Le général Trouchaud doit remettre à 14hrs30 la croix de Chevalier de la Légion d’honneur au Capitaine Morize qui occupera la 25e place de 4e rang. Alors, courses de droite et de gauche pour essayer ou de faire remettre cette cérémonie à plus tard, ou pour qu’on lui donne sa Croix au Brésil ou (en dernier ressort) pour que son père ou son fils puisse la toucher. Jusqu’à présent, rien n’est décidé mais Jacques Dupuis qui s’est chargé de faire une démarche hier pense me donner une réponse ferme tout à l’heure. Ce n’est pas que les gens soient grincheux mais personne ne me semble bien informé. Partout la réponse est la même : « Je crois cela… mais informez-vous ailleurs. » Et ailleurs, on reçoit l’avis contradictoire.

Avant que j’aie eu le temps d’écrire à Madame Rimailho, j’avais déjà une très aimable lettre d’elle m’avertissant de l’arrivée des Conty à Paris, me disant qu’elle les avait vus et qu’elle était heureuse de m’envoyer d’excellentes nouvelles de mon mari. J’aime mieux avoir à répondre à une gracieuseté de notre sous-directrice que de lui en faire une. D’abord, cela me prouve que le courant sympathique dure encore et que je puis l’attiser sans paraître qu’on s’attache plus aux personnes auxquelles on rend service qu’à celles qui ont l’air d’être à l’affût de toutes les occasions de vous être agréables. Naturellement je profiterai de mon mieux de ces ouvertures de porte.

Nous avons eu quelques séances de conseil, mon beau-père et moi, avant de décider de l’endroit où nous allions mettre Franz cet hiver. A la suite de ces conciliabules, Papa a fait venir son petit fils rue Las Cases et, dans un tête à tête assez pénible, lui a fait des reproches, expliqué bien les choses de la vie, montré la nécessité du travail et a même abordé les affaires de cœur, (le petit roman Franzo-Flo) Notre grand est rentré d’assez mauvaise humeur contre la terre entière mais, chose curieuse, plus emballé que jamais de son grand-père « auquel on avait certainement monté le coup ». Cela avait lieu le Vendredi entre 4 et 7 heures du soir et il était décidé que Franz rentrait à Notre Dame mais que s’il ne travaillait pas bien pendant le premier trimestre, il serait fourré sans pitié chez Duvignot au mois de Janvier.

Peut-être cette menace n’aurait pas suffi à elle seule pour vaincre l’obstination de Franz mais voici que le Samedi Griveau, un camarade, rapplique. Il avait été en Mai, Juin et Juillet un des admirateurs de la belle Flo. Les vacances l’avaient éloigné et sa jeune amie, non seulement paraissait l’avoir oublié mais le débinait même à Franz chaque fois qu’elle en avait l’occasion, le baptisant de ce nom peu flatteur le « stioupid boy ». Or, mon brave Griveau n’a rien eu de plus pressé que de faire des confidences à son ami : « Tu sais, elle m’a écrit » et le voilà déballant de son portefeuille tous les billets d’amour et toutes les photos reçus au cours de ces deux mois…

Pauvre Franz ! il a dû en faire un nez d’autant plus long que tous les portraits de Griveau exhibés avaient été faits par lui, sur des pellicules achetées de ses deniers. Il a trouvé cela dégoûtant et est venu exhaler sa colère, sa déception et sa tristesse auprès de moi. Je l’ai reçu très affectueusement et consolé comme j’ai pu mais ce que j’ai dit a été la goutte d’eau qui a fait déborder la coupe d’amertume. A la fin de l’après-midi, précisément pendant que Griveau ouvrait son cœur et ses poches, j’étais allée faire inscrire nos garçons au collège. Le directeur m’a très bien reçue mais lorsque je lui ai parlé de lui rendre notre aîné il a manifesté de la résistance.

« Changez-le, mettez-le ailleurs, cela vaudra mieux, » me répétait-il. Comme j’avais l’air de ne pas comprendre, il lui a bien fallu se déboutonner davantage. Et lui aussi m’a parlé de Florentine ! Bien qu’il ait deux fils Dumieu au collège, il apprécie peu la famille. Or, ses professeurs, son concierge avaient rencontré plusieurs fois Franz avec la jeune fille, c’était déjà choquant mais le crime était que Franz portait la casquette du collège dans ses promenades accompagnées. Pour un peu, Monsieur Bessières m’aurait dit : « Que votre fils fasse toutes les frasques qu’il voudra mais qu’il ait soin d’enlever notre étiquette avant. » Bref, j’ai cru qu’on ne voulait plus de notre Grand à Notre Dame. Ce n’était par bonheur qu’un avertissement ; Franz est admis mais je crois qu’il sera désormais tenu à l’œil et que sa réputation de « femmiste » est faite à lui aussi Elle le fait admirer et envier par ses camarades ; elle n’est pas du goût de ses professeurs.

Je lui ai donc raconté ma conversation ave le Directeur et elle a décidé de sa résolution. Le prêche de Papa, le mien, le dépit amoureux, la crainte d’être chassé du collège, tout cela enflammant Franz d’un beau zèle, il est parti chez les Dumieu dans l’intention de leur dire tout simplement : «  C’est la rentrée, ma famille me menace de me mettre pensionnaire si je ne travaille pas mieux. Comme je perds bien du temps agréablement chez vous, ne m’en veuillez pas si je suis obligé d’espacer beaucoup mes visites. » Seulement, Franz est maladroit, brutal comme un gamin de 17 ans qu’il est. Ne pouvant voir la jeune fille seul à seule, il n’a rien trouvé de mieux que de dire à la mère cette phrase : « Madame, je m’aperçois que la fréquentation de Mademoiselle Florentine ne m’occasionne que des désagréments… » Ce à quoi, Madame Dumieu a répondu : « A votre aise, Monsieur Franz ; ma fille a vécu jusqu’à présent sans vous, elle ne sera pas embarrassée pour trouver un autre ami. » Et Florentine d’ajouter d’un ton pointu : « Celui-là, je ne le choisirai point parmi les élèves de Notre Dame qui sont tous de petits idiots. » Après ces amabilités, je crois un peu difficile une reprise de relations.

Franz voulait montrer à Griveau les billets doux qu’il avait reçus lui-même ; je l’en ai dissuadé comme d’une chose pas « chic », pas chevaleresque et en lui disant qu’il avait déjà compromis suffisamment cette jeune-fille aux yeux de bien des gens, sans lui nuire encore. Petit à petit le calme reviendra dans le cœur de Franz où je crois lire plus de déception et d’amertume que de chagrin véritable. Pour l’instant, il lui sera dur de voir son ami faire la cour à la jolie Flo mais cela passera et il aura la fatuité consolante d’avoir brisé lui-même tandis qu’il aurait pu être plaqué. Il m’a dit avec une gentille naïveté : « N’empêche, maman, que mes lettres d’amour sont plus tendres encore que celles de Griveau et puis elles sont en français et les siennes ne sont qu’en anglais !!! »

Je ne lui ai pas demandé de lire ces fameuses lettres d’amour, ni même de les brûler, ce sera pour plus tard.

Ainsi finit le premier roman de Franz. Au fond, tout au fond de moi-même, je m’attendris un peu sur sa destinée mais il était nécessaire qu’elle fût ainsi. Cette histoire pouvait mal tourner. Franz ne pouvait pas prendre cette jeune-fille pour maîtresse. En faire sa femme eut été descendre sur l’échelle sociale. Quant à filer tout au long de deux Vies un amour platonique, c’est un rêve, surtout avec des natures qui se révèlent prématurément ardentes comme celles de Franz et de Forentine.

Samedi 9 Octobre

Décidément la vie est bien ce champ de combat, ce terrain d’épreuve, cette vallée de larmes dont parlent les Saintes Ecritures. Jamais on ne peut être tranquille. Il y a deux jours, je terminais ma causerie par une action de grâce, il me faut la rouvrir aujourd’hui par l’aveu d’un nouveau souci.

En sortant Mercredi matin de sa première classe, Pierre qui s’est amusé comme un diable pendant toutes les vacances, qui aurait pu se casser la tête et tous les membres, a glissé dans l’escalier du collège, est tombé sur le coude et s’est fracturé l’olécrane. Donc médecin, pharmacien, pansements, grand bébé à habiller et déshabiller et en plus la peine de voir souffrir mon Pierrot et l’angoisse de me demander si cet accident n’aura pas de suites. Ce matin, notre blessé est retourné à Notre Dame, le bras en écharpe afin de ne pas se mettre trop en retard au début de l’année scolaire. Demain le docteur Poirier verra s’il faut le plâtre, la gouttière ou… rien du tout. Jusqu’à présent on ne peut faire que des pansements à cause de l’enflure.

Malgré l’accident de Pierre, j’ai pu m’échapper trois heures jeudi pour assister avec Papa à la prise d’armes des Invalides. La journée était splendide et la cérémonie fort belle dans cette imposante cours d’honneur des Invalides. Nous avons bien vu avec nos cartes de galerie et j’ai même envoyé (très discrètement) un baiser à certaine croix au ruban rouge qui restait au fond de la quatrième corbeille.

Maintenant il me faut faire des démarches pour que cette belle étoile d’honneur soit remise au Brésil à Henri et qu’il soit armé Chevalier par un Frère exilé comme lui.

Dimanche 11 Octobre

Heureusement, nous avons encore cette fois plus de peur que de mal. L’olécrane de Pierrot n’est pas fracturé mais simplement luxé, l’épanchement est déjà près de résorber et l’intervention du chirurgien et des instruments de torture devient inutile. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus. Cette bonne nouvelle que vient de me donner le docteur Poirier, me fait oublier les mille et un petits ennuis de mon existence.

Albert et Charlotte viennent de faire un petit voyage de trois jours à Metz, Nancy et Fresnes ; les Paul sont rentrés à Paris au début de la semaine qui se termine ; Louis a vendu son cinéma le 1er octobre ; Sandrinus est sur le point de prendre une nouvelle chose avec Gustave ; Madeleine est moins neurasthénique ; les jeunes Bouchers sont en pourparlers pour vendre leur propriété du 160 à l’Air Liquide. Maurice demande 3.000.000 du terrain car la maison ne compte pas. Si cette affaire se conclut les Sandrin disent qu’ils vendront aussi. Le quartier deviendra inhabitable par cette extension de l’usine et nous n’aurons aussi qu’à lever le camp. Fannière est nommé à Versailles, et il a opéré son déménagement d’Algérie mais n’a rien trouvé ici comme logement.

Mercredi 13 Octobre

En vérité, je ne sais comment je vis et il me faut même souvent un effort de mémoire pour savoir où nous en sommes de la semaine. Grâce à l’abstinence, je connais le Vendredi, un instinct naturel me dit quand vient le dimanche, mais pour les autres jours . . . . bernique !

Jeudi 14 Octobre

Le récit de la visite d’Henri à Collin, racontée avec tant d’humour et de verve, m’a bien amusée. Je vois tout à fait le personnage dans son grand kimono de soie sombre mais j’ai de la peine à m’imaginer la belle barbe noire devenue grise. Pauvre Collin ! Ne rions pas trop de lui, car la vie lui a probablement servi de son amère cuisine, à lui aussi. Il a l’air de porter le diable en terre… soit ! mais il a porté autre chose en terre : une très jeune femme, à peine connue mais aimée sans doute avec l’enthousiasme du rêve . . . . Pour Madame Patart, supposons que Collin n’a jamais eu qu’un amour platonique, énergiquement combattu, triomphalement vaincu, sentiment qu’expliquerait aisément le charme fin de cette femme.

Dimanche 17 Octobre

Le mois avance à pas de géant. D’ailleurs c’est toute la vie qui marche de même et, malgré la pesanteur de mes chagrins et de mes soucis, j’ai beaucoup de peine à m’imaginer qu’il s’est déjà écoulé plus d’une demi-année depuis les adieux de Bordeaux.

Mon entourage d’hiver se réforme et s’agite. Il est secoué lui aussi par la fuite vertigineuse du temps. Alors, il a des désirs de vie intense, des fringales d’amusements. J’entends faire des projets de leçons de danse, de séances musicales, de parties fines dans les restaurants, de soirée au théâtre ? Suzanne est la plus enragée mais Louis Sandrin marche, Madeleine s’émeut. Il y a aussi de nouvelles recrues, Madame Bonnin, la fameuse Mémée qui revient de la Havane où elle s’ennuyait à mourir, enfin la femme de Jean Violet, marié depuis un mois.

Pour moi, je me fais l’effet d’une momie qui, s’éveillant après un sommeil de cent siècles, verrait une bande de freluquets gesticuler autour de son sarcophage. Je reviens de chez les Morts et la plupart des vivants me semblent dépourvus d’intérêt. Je me rends compte que ni mes enfants, trop jeunes, ni moi, trop vieille, n’avons notre place au milieu de ces ménages en frénésie de plaisir. Je vois les uns pour continuer les traditions et les autres parce que je les rencontre. On se plait à la maison à cause du billard et de la table à thé. Hier, mes gens du Samedi ne se sont pas aperçus de l’heure qu’à minuit trois quarts. Il est vrai que Madame Dupuis et Jacques mettaient une note d’animation et de nouveauté dans la réunion habituelle. Je ne pensais pas cette année reprendre les séances de billard, mais, dès le samedi qui a suivi leur retour, j’ai vu les Sandrin s’amener. Et je suis prise dans l’engrenage. Je prévois qu’il y aura bien des soirées de relâche si nos fêtards veulent remplir leurs programmes divertissants. C’est en somme le jour le plus commode pour aller à Paris et lorsque la saison battra son plein les Sandrin et les Maurice manqueront souvent. Une chose m’amuse : le brave Louis n’a pas trop l’air de comprendre que les Emmanuel puissent s’amuser sans lui ; je le voyais hier tourner autour du pot pour se faire admettre à la partie carré combinée avec les Jean Violet mais les autres n’ont pas bronché. Sandrinus avait beau répéter : « Moi aussi, j’ai envie d’aller dîner un de ces soirs chez Prunier… moi aussi, j’ai envie d’aller voir Fifi », ni Emmanuel, ni Suzanne n’ont eu le moindre mot d’encouragement.

Mes voisins sont fort gentils mais ils sont besoin d’entraînement pour s’amuser. Ils sont rarement seuls. Heureusement ils ont leurs fidèles associés, les Guilhermy. Et puis il va très certainement leur arriver du renfort. Maurice est presque nommé à Jean-Baptiste et naturellement Louis fonde les plus belles espérances sur le voisinage de sa cousine.

Simone Faure s’est mariée Jeudi avec un certain René Paillat, grand, fort, bon garçon, orné de 30.000 francs en terres du côté d’Avallon et de Clamecy. Ce monsieur, malgré tous les avantages susnommés et le charme de ses 32 ans, me plait encore moins que la nouvelle épouse. C’est le type du campagnard balourd. Maintenant que nous le connaissons, nous comprenons qu’il ait pu s’extasier devant « la Gargouille ».

Roger se plait à Stanislas et parait y être déjà complètement habitué. Il vient de passer ici tous ses moments de congé et sa mère, qui me l’expédie dès qu’il a franchi la porte du collège pour n’avoir ni à le nourrir, ni à le garder, continue à protester pour la forme auprès des étrangers. Elle se plaint amèrement que j’accapare son fils et que l’enfant est un ingrat… Roger est dans la même classe que le petit Moisy. A propos, le pauvre Jules file un mauvais coton : il ne se remet pas de sa paratyphoïde et reste d’une faiblesse extrême. Par contre Pierre Delcourt paraît triompher de son mal. Germaine a pu le quitter pour ramener Didier et passer quelques jours à Paris.

Dans la famille, tout est normal mais Charlotte continue sa chasse aux domestiques ; elle ne peut trouver personne et, depuis le retour de Megève, le trio des Albert a repris pension au premier étage. C’est une source d’énervements, de petits tiraillements et aussi de fatigues pour ces dames. Les Paul sont revenus roucouler dans leur pigeonnier parisien ; je dois voir Marie-Louise mardi. Autant que possible je vais chaque semaine passer une heure rue Las Cases ; j’y suis toujours très affectueusement accueillie mais parfois je sens un peu de mélancolie et d’orage dans l’air. Chacun doit porter un bagage de peines et de tracas ; nos chers parents ont leur art que la vieillesse rend plus lourde. Pour l’instant, leurs santés ne sont pas mauvaises : Madame Morize est sortie de sa crise, papa semble rajeuni. Pour contracter un nouveau bail avec l’existence, il se fait confectionner aussi un appareil dentaire. Aura-t-il la patience nécessaire pour l’endurer  ?

Balzard est venu me voir il y a quelques jours ; il a quitté Paris et habite actuellement un petite bicoque très délabrée que sa femme possède dans la Nièvre. Il aspire à en sortir, d’abord parce que c’est fort humide et qu’il a des rhumatismes, ensuite parce qu’il s’ennuie et enfin parce qu’il a encore trop de jeunesse pour ne rien faire. Le pauvre diable, auquel rien n’a réussi jusqu’à présent (sauf Amélie Guittard) cherche donc une nouvelle manière de perdre encore un écu de son capital. Il vise une étude d’avoué à Clamecy. En tout cas, son intention est de se fixer en province.

Marie, notre ancienne bonne, vient de mettre au monde un quatrième enfant, un garçon qui  a reçu au baptême les prénoms de François, Joseph, Marie.

Et voilà tout le bilan de la semaine. Il n’a rien de transcendant. Ajoutons que le temps s’est gâté, qu’il pleut depuis midi et que des nuages sombres traversent aussi ma cervelle.

Je n’ai pas encore été me présenter à Madame Conty. J’ai inspecté ma garde robe. Tout y était si démodé, si passé que j’ai compris l’impossibilité de présenter Madame Henri Morize affublée de cette défroque. Je me suis fait faire un costume. Il est là depuis hier mais autre histoire : je n’ai pas de chapeau ! Et puis, mardi, mercredi et jeudi ont déjà un emploi du temps très serré ; ce n’est qu’à la fin de cette semaine que je pourrai me rendre rue de Tournon si rien ne vient entraver ma bonne volonté.

Lundi 18 Octobre

La pluie n’a pas cessé de tomber à grands flots depuis 24 heures. Elle a suffit pour changer complètement le merveilleux automne en maussade commencement d’hiver. Les dernières feuilles se sont envolées dans la bourrasque et cette nuit, en écoutant la tempête, je songeais à ceux qui sont en mer.

On dit que les voyages forment la jeunesse, c’est réel et certaines natures un peu timides et timorées gagnent énormément à leur régime. Les caractères déjà indépendants prennent, je crois, encore plus d’originalité dans une existence nomade et arrivent parfois à manquer tout à fait de souplesse lorsqu’il leur faut rentrer dans un cadre plus étroit. C’est le cas de Jacques Dupuis. Il lui est arrivé depuis 18 mois des histoires terribles. Il pourrait en ce moment rester dans une garnison de France en Algérie. Il fait des pieds et des mains pour se faire envoyer en Syrie ; il ne veut plus de place dans les états-majors où il se dispute avec tout le monde ; son rêve est d’obtenir le commandement d’une compagnie de méharistes. Il m’a confié tout bas, samedi soir, qu’il espérait le voir se réaliser. Et sa pauvre mère ! . . . qui n’a que lui, me disait, en pleurant : « Jacques défait tout ce que j’avais fait faire au ministère mais il faut me résigner, c’est un indiscipliné et il ne lui arriverait que des catastrophes s’il restait en ce moment dans une paisible garnison ou dans un bureau. » Plus tard, Jacques Dupuis aura moins de feu et comprendra mieux sans doute la nécessité de se plier sous le joug. Mais il est des volcans qui ne veulent pas s’éteindre ! . . . .

Mardi 19 Octobre

C’est une bien triste nouvelle que je viens de recevoir aujourd’hui : un faire part nous annonçant la mort de la fille des Marette : Jacqueline, 18 ans. Je l’avais vue au printemps dernier. C’était une grande fille blonde, aux beaux yeux, au sourire épanoui, à l’air très heureux de vivre. Elle est morte à Annecy le 30 Septembre, sans doute d’une manière imprévue car le billet ne porte aucune mention de Sacrements et le Service a eu lieu le 5 Octobre à Passy, dans la plus stricte intimité. Je vais écrire à Madame Marette, j’irai la voir dans quelques temps.

Mercredi 20 Octobre

J’ai été interrompue hier par Suzanne qui, ayant le soir les Jean Violet, venait m’inviter… non pas à dîner avec eux, mais à aller leur faire la cuisine. Une visite intéressée de Kiki, une autre de Marie-Louise et mille petits détails m’ont absorbée jusqu’à l’heure du bienheureux sommeil. Aujourd’hui, ce sont d’autres choses, le résultat est le même ; je suis bousculée : confitures à faire, vente de poulettes au docteur Poirier, courses chez le fumiste et le charbonnier et, pour clore l’après-midi, séance laborieuse mais très récréative chez Madame Dupuis.

Jeudi 21 Octobre

Quels gens charmants que nos voisins de la rue de la Mairie ! La mère et le fils sont plein d’entrain. Ce sont des gens cultivés, distingués et très simples. Je les vois avec beaucoup de plaisir et, comme ils m’attirent le plus qu’ils peuvent, je pense que ma sympathie est partagée, ce qui me met très à l’aise. Aussi le temps passe sans qu’on s’en aperçoive lorsque le trio Marthe, Madeleine et Jacques travaille et le vise ensemble. J’ai été en retard hier pour le dîner ! Les bonnes et les enfants qui ne sont pas habitués à ces manières étaient tous les cinq dans la rue à faire le guet lorsque je me suis ramené à 7 heures et demie. J’ai moi aussi mes plaisirs de société, ils me suffisent amplement et je ne les échangerais pas.

Samedi 23 Octobre

Je commence à vieillir, voyez-vous ; je comprends maintenant qu’il faut regarder les arcs en ciel sans vouloir les attraper.

Dimanche 24 Octobre

Toujours la même histoire… Je m’étais dit depuis deux jours : « Dimanche, je fermerai ma porte, je laisserai tout… et ce n’est qu’à la tombée de la nuit que je puis m’asseoir devant mon bureau pour saisir la plume !

L’heure a changé cette nuit, c’est peut-être ce qui a jeté de la perturbation dans mon existence. Réveillés comme d’habitude, nous avons eu cette jouissance de nous dire que nous avions 60 minutes pour lézarder. Naturellement nous en avons profité tous les quatre, avec un ensemble touchant. Mais, lorsqu’on se laisse envahir par la torpeur, il est bien difficile ensuite de réagir. Nous n’avons été prêts que très juste pour nos messes de neuf heures.

Notre paresse avait une excuse. Nous avions passé la soirée d’hier chez les Emmanuel. Bref, au lieu d’être en avance ainsi que le voudrait la raison, je me suis trouvée en retard pour tout aujourd’hui.

Le mariage Conty-Hautecloque a lieu mercredi prochain et jusqu’à présent je n’ai pas reçu d’invitation. Etant enfin équipée convenablement, je me suis rendue hier rue de Tournon et ma visite n’est pas montée plus haut que la loge. Toute la famille Conty était sortie mais dame concierge m’a donné quelques renseignements sur les galas qui se préparent. J’ai laissé ma carte et, le soir, j’ai écrit un mot de regret. Dans une quinzaine, je renouvellerai ma tentative car je serais heureuse de voir les membres de la famille Conty qui doivent reprendre prochainement la route du Brésil.

Mauvaises nouvelles de la rue Las Cases. Jean est au lit depuis huit jours avec une fièvre de quarante degrés que le médecin ne sait à quelle cause l’attribuer. Il a eu des craintes d’abord pour le cerveau, puis pour la poitrine. Maintenant il dit que ce n’est peut-être qu’une grippe ou bien une maladie nouvelle. N’empêche que le pauvre Jean souffre beaucoup de la tête et s’énerve d’être arrêté dans ses cours. Charlotte est inquiète, Madame a sa tête des plus mauvais jours. Je crois qu’on est parvenu à troubler l’optimisme naturel d’Albert. Seul, le bon papa conserve sa sérénité affable et se croit l’habitant du meilleur des mondes. Il est enchanté de sa pièce dentaire qui, non seulement ne le gêne pas, mais qui lui permet de parler et de manger plus facilement. Franz étant libre cet après-midi est allé chercher des nouvelles de son cousin. La fièvre est encore forte mais tend un peu à baisser. Espérons que le pauvre Jeannot a dépassé l’apogée de ce mal inconnu.

La danse devient une passion dans mon entourage ; tout le monde s’y met plus ou moins. La calme Madeleine s’est laissée entraîner par Suzanne et elle est allée pour la première fois au cours hier avec notre belle-sœur, Yvonne, Annie Aucher, Marie-Louise et Cie., toute la clique et la claque. En rentrant au bercail, les Boulonnaises ont répété les pas appris auxquels elles ont initié, ou plutôt tenter d’initier, Sandrinus et Jacques Dupuis. Emmanuel et nos deux fils se sont montrés entièrement réfractaires ; quant à Cricri elle s’est laissée à l’esquisse d’un boston entre les bras d’Henri Bernard qui était avec Jacques, le seul danseur potable. Naturellement, Madame Dupuis, Madame Le Doyen et moi, n’avons pas exhibé nos grâces d’animaux d’un autre âge.

Lundi 25 Octobre

Physiquement, nos deux jeunes coqs et notre poulette vont bien ; ils grandissent, grossissent, prennent des plumes, de la crête, des ergots. De plus en plus, ils se montrent de la race d’Henri. La devise de Cricri est devenue : « Dieu est mon Père. » Quand elle a dit cela, elle a tout dit. Elle cherche tellement à lui ressembler, à copier ses gestes, ses manières, ses intonations de voix, sa marche, que je l’ai scandalisée hier, en lui proposant de lui faire une paire de moustaches du galbe des siennes, en… laine de chameau. Elle prétend lui ressembler tout à fait. Naturellement, elle est rentrée à St Joseph au début de ce mois ; on lui a fait sauter une classe et je crois qu’elle pourra continuer. Par exemple, elle a beaucoup à travailler et, comme elle est un peu lente, sa besogne quotidienne se prolonge souvent jusqu’à 11 heures du soir. Mais elle dort ensuite sans se réveiller jusqu’à sept heures du matin. Notre fille me donne de la satisfaction à bien des points de vue ; ce qui ne veut pas dire que je la trouve parfaite. Loin de là, son caractère n’est point commode : orgueil, entêtement, susceptibilité. J’essaie de lutter doucement, de la raisonner, de lui prouver qu’elle sera très malheureuse si elle n’admet jamais la moindre critique, le moindre reproche, pas même une plaisanterie. Il est vrai que messieurs ses frères la taquinent souvent. Pierre est une véritable mouche quand il s’y met.

Ici, Pierrot travaille très bien mais une chose m’étonne : ses places en compositions n’ont pas été fameuses et ses notes d’application bien moins bonnes que celles de l’année passée. Je lui en ai fait l’observation. Comme il a réponse à tout, il m’a expliqué que c’était de la faute du professeur et de celles de ses camarades : Monsieur Buissier ne juge pas comme Monsieur Pinoncely et puis il est dans un coin où l’on chahute et tous les élèves de ces bancs-là sont tenus à l’œil par le Maître. Je lui ai dit de changer de place. Il paraît que ce n’est pas facile.

Franz a retrouvé son professeur de l’an passé qui l’a accueilli ainsi : « Comment Monsieur Morize, vous n’essayez pas comme vos camarades de décrocher le bac en Octobre ? » Ce à quoi, notre grand a répondu fièrement : « Monsieur, j’aurais peut-être pu attraper le diplôme mais, comme je n’ai certainement pas acquis les connaissances qu’il suppose, je préfère recommencer ma première. » Le Père Bertrand est tombé des nues, il a dit à toute la classe : « Voilà un garçon intelligent. Cette intelligence lui vient de l’autre côté des mers, mais il a su du moins se l’assimiler, c’est déjà bien. » En latin, sa place a été vers le milieu et il vient d’être, la semaine passée, second en français. Ses enthousiasmes féminins semblent tombés avec les feuilles. Il est plus raisonnable.

Le Mardi 26 Octobre

Ce jour était la date fixée pour le mariage de Geneviève Dumont avec le vicomte Max de Ginibral. Nous devions nous y rendre en corps… Voyez d’ici la ménagerie : Suzanne, très belle femme, très éclatante en ce moment mais passablement volumineuse et soulignant ses allures désinvoltes de toilettes excentriques ; Maman dans ses éternelles pelures qui commencent à force de maturité à s’écarter de son corps mais à qui pour la circonstance, j’ai pu faire accepter le chapeau confectionné avec les rebuts de ceux de Cricri ; Marguerite qui n’a le galbe de personne et qui, quoiqu’elle arbore et quoi qu’elle fasse, ne passe point inaperçue ; enfin moi, seule note calme et banale de cet orchestre à grand effet. Et voilà que notre troupe sensationnelle n’aura pas à s’exhiber… Hier soir, dix sept heures, avant la cérémonie religieuse, arrivaient quatre pneumatiques pour nous décommander. Qu’a-t-il pu se passer ? La raison donnée : une maladie du fiancé peut être aussi bien une réalité qu’un prétexte.

Il y a beaucoup d’indispositions en ce moment. Je viens d’apprendre par Madeleine Sandrin que le pauvre petit Fafette est souffrant. Il a une forte fièvre à laquelle (comme pour Jean) on n’a encore donné aucun nom. Et cela parait s’établir en épidémie. Pour ceux qui voient les médecins, c’est plus long et plus grave ; au fond toutes ces machines là se ressemblent mais, comme les tempéraments ne sont pas les mêmes, certains offrent plus de résistance que d’autres... aussi je m’inquiète pour Fafette, moins solide que Jean… Voici les évènements du jour, maintenant machine en arrière.

Mercredi 27 Octobre

Il doit y avoir peu de femmes dans Boulonne ayant une vie aussi désorganisée que la mienne. Chacun en use et en abuse, il ne m’en reste que des miettes. Dérangée trois ou quatre fois hier au cours des quelques lignes que j’ai pu griffonner, il m’a fallu les arrêter tout à fait pour… conduire Marguerite au bain. Ayant appris la remise du mariage Dumont, ma chère sœur qui ne perd pas la carte, avait judicieusement pensé que, ayant réservé quelques heures pour aller à St Pierre de Chaillot et avenue Kléber, j’allais me trouver libre. Alors elle s’est amené avec son paquet de linge et sa ribambelle de savons. Il m’a fallu tout lâcher et partir immédiatement, sans avoir le temps d’inventer un prétexte pour me délivrer de cette corvée. D’ailleurs, j’aurais pu dire à Kiki n’importe quoi, elle était en fringale d’eau et le plus simple était de ne pas entamer une lutte dont je serais sortie vaincue, ayant encore perdu de précieux instants.

Malgré ma démarche de Samedi, malgré ma lettre, prétexte pour rappeler une adresse peut-être oubliée, je n’ai pas reçu d’invitation au mariage qui se célèbre aujourd’hui. Est-ce un effet compréhensible de la bousculade ou bien un raffinement de politesse (on ne dérange pas une inconnue) ? Je ne sais à quoi attribuer cette commission. Monsieur André de Fouquières n’aurait sans doute pas mes hésitations. En tout cas, ma conscience est tranquille ; je n’ai pas pu démériter.

Vendredi 29 Octobre

Un accès de marasme m’a coupé les ailes hier. Aujourd’hui, un reste de spleen et de méchante humeur me paralyse encore. Alors, j’ai pris le grand remède, je me suis jeté à corps perdu dans des rangements de maison qui ont absorbé mon esprit et brisé mon corps.

Mille riens me sont précieux parce qu’ils parlent éloquemment de nos années heureuses ; ce sont des reliques que j’aime et range avec un soin jaloux et je ne sais comment faire tenir tout ce qui s’est amassé dans cette maison depuis dix ans que notre petit déménagement d’Asnières y est entré. Louis et Madeleine Sandrin ont fait pendant tout le mois d’Octobre une révision complète de leur home. Ils ont donné ou jeté des montagnes de choses. Voilà un ménage qui ne veut pas s’encombrer de souvenirs. Sandrinus n’a laissé à sa femme qu’un tout petit tiroir de commode pour ses choses d’autrefois : « Voyez, toute ma jeunesse tient là-dedans », me disait-elle en me montrant quelques livres, quelques boites qui trouvaient encore moyen de danser dans leur local exigu. Il faut être juste et reconnaître que le tyrannique époux ne s’est pas fait la part la plus large. C’est un homme pratique. Il a fait un feu de joie de toute sa correspondance avec Madeleine pendant la guerre. Trois mille lettres qui ont flambé et dont la cendre est mêlée à celles des feuilles de notre maussade été 1920 ! Comme je m’étonnais un peu de cette incinération en bloc, Sandrinus m’a répondu sans vergogne : « Que voulez-vous, je suis resté tout le temps en arrière, les générations futures n’ont pas besoin de le savoir. » D’ici quelques années, il se créera peut-être une légende de Sandrinus, foudre de guerre. Et alors aucun document ne pourra la démentir…

Samedi 30 Octobre

Dans les jours qui ont suivi le départ d’Henri, il m’a fallu recourir au remède de la lecture pour me sortir d’une douloureuse torpeur cérébrale. J’ai parcouru 37 petits bouquins de la collection « Une heure d’oubli ». Il ne m’en est pas resté grand’chose mais cela m’a fait du bien tout de même en me préparant à des lectures plus sérieuses. J’ai acheté l’ « Enquête sur la Monarchie », j’ai lu « Jésus-Christ » par le Père Didou, « Sous la Croix du Sud » par le prince d’Orléans et « Bragance » et une œuvre très moderne « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Pour l’instant, les aiguilles à tricoter ont remplacé les livres. Quand toute ma famille aura ses lainages, je prendrai peut-être un abonnement de lecture.

Comme l’année dernière, l’hiver est très précoce ; depuis quinze jours déjà on gèle dans notre pays mais aux froids noirs succède une période de sécheresse et de soleil qui fait dire à tout le monde : « Quel joli temps ». C’est possible et ceux qui peuvent lézarder dans les rayons encore chauds ne sont pas trop à plaindre, mais pour travailler dans les maisons c’est plus dur. J’ai les doigts engourdis. Le soir, on fait du feu à cause des enfants ; c’est le bon moment mais je ne puis en profiter , je suis trop dérangé.

Nous attendons Roger ce soir ; il vient passer ici les vacances de la Toussaint. Après son départ, Cricri et moi nous quitterons la grande chambre et reprendrons nos quartiers d’hiver avec une certaine satisfaction. On dit pourtant que la saison ne sera pas trop dure, que les oignons ont des pelures minces, signe qui ne trompe jamais, paraît-il.

Dimanche 31 Octobre

Il nous est arrivé un tout beau Toto. Il arbore pour la première fois le nouvel uniforme de Stanislas, beaucoup plus distingué et joli que l’Ancien. Aussi est-il d’une fierté que je renonce à décrire. Il faut croire que Madame sa Mère partage un peu ce sentiment car elle a invité son potache à venir déjeuner ce matin avec elle. Roger nous a raconté en se tordant qu’il devait être présenté à un « vieux Monsieur qui ne quitte plus Maman ». Qu’est-ce que c’est encore que cet oiseau-là ? A ma connaissance, c’est la troisième aventure de Kiki depuis les deux mois qu’elle a quitté le toit maternel. La première était espagnole, la seconde militaire, la troisième sénile. Elle y va bien, ma petite sœur ; il est vrai qu’elle prétend ne jamais aller trop loin et devenir une banquise au moment précis ou ses « flirts » s’allument. N’empêche, qu’entre les mains de chacun, elle laisse quelques plumes et que, pour une tourterelle déjà passablement déplumée, ce n’est pas chose à faire. Marguerite, malade, égoïste et méchante, m’impressionnait déjà péniblement mais la Kiki attireuse d’homme me dégoûte. Et je sens que cela va en être fini de l’affection que je lui conservais malgré tout.

Les agissements de Kiki choquent affreusement ma pudeur. Comment serons-nous tous jugés ? Grand et terrible mystère ! La malheureuse Kiki n’est pas entièrement responsable, à mon avis, mais elle est trop consciente encore pour qu’on la sauve malgré elle de la vie dans laquelle elle s’apprête à dégringoler. Il faudrait la faire enfermer. Et encore ? Ce qu’elle m’a raconté des maisons de santé ne me les montre pas précisément comme des écoles de vertu. J’ai donc l’impression – combien angoissante – que Marguerite glisse vers l’abîme. Cela me tourmente depuis ses premières confidences : le récit de sa nuit avec l’Espagnol et les histoires du Commandant qu’elle n’a pas pu s’empêcher de me raconter aussi, ont augmenté mon malaise. Et voilà maintenant ce vieil avocat, le 3e numéro ! Est-ce le coup qui fera feu ?

Au fond, je sais très bien que je ne puis rien pour empêcher ma sœur de faire les bêtises dont elle aura envie, j’aime mieux les ignorer mais… Kiki est trop orgueilleuse de ses succès pour résister à la tentation de les raconter et même en exagérant un petit peu, je crois.

Novembre 1920

Mardi 2 Novembre

La première partie de la journée d’hier s’est passée en prières et en cuisine, la seconde en réception. Aujourd’hui encore je dois avoir du monde. C’est 1er mardi et de quatre côtés différents on m’a demandé si je serai à la maison. Cette existence mondaine ne m’a pas empêché d’accomplir les devoirs sérieux. Je reviens d’un office pour les morts qui n’en a pas fini et j’ai visité nos trois plus chères tombes. A Montmartre, celle de mes grands parents m’a fait pitié par sa nudité. Le marbre blanc n’était décoré que de trois feuilles mortes et de quelques fientes d’oiseaux. Le vers poignant de Baudelaire a pleuré dans mon âme à cette vue : « Les Morts, les pauvres Morts, ont de grandes douleurs. » Et je me suis promis de ne plus rester, comme cette fois, deux ans sans venir dire une prière et déposer quelques violettes sur la tombe de Celle qui me fut si tendre.

J’ai de meilleures nouvelles à te donner de Jean. Les craintes de méningites sont écartées et, malgré la persistance de la fièvre, notre grand neveu va commencer à se lever après 17 jours de lit. Quant au petit neveu, il parait que cela n’a rien été : « Valentine est toujours la même, m’a dit Louis Sandrin, elle enterre les gens pour un simple rhume ! »

A propos de rhume, Papa et Madame Morize sont pincés, Charlotte toujours sans bonne, est mise sur le flanc par la maladie de son fils. Aussi les réjouissances du 4 Novembre se borneront-elles à un goûter auquel je suis conviée, avec les enfants jeudi prochain.

Roger n’est pas emballé pour « le vieux Monsieur de Maman » malgré un sac de chocolats auquel Marguerite a fait participer son fils. D’abord, il est ventrouillard, presque aveugle et pas drôle du tout pour un type comme Roger. Ensuite, il appelle sa mère : « ma souris blonde » ce qui déplait souverainement au Toto qui trouve ce nom d’amitié choquant et ridicule.

Jeudi 4 Novembre

Soirée des plus réussies, hier, chez le voisin de Crésus. Que les mânes du bien-aimé ne tressaillent pas devant un aveu : j’ai dansé ! Je n’ai esquissé ni voluptueux tango, ni savante valse-hésitation ni grotesque fox-trot mais, entraînée par deux endiablés et vigoureux garçons : Jean Violet et Jacques Dupuis, il m’a fallu, bon gré, mal gré, faire partie des farandoles. Madame Dupuis, elle-même, a dû marcher ou, pour mieux dire, sauter et cabrioler car le Patron, Emmanuel, Monsieur Bonnin ou Suzanne ne connaissaient pas ces farandoles à la douce. J’en porte d’ailleurs les marques : toute ma cuisse gauche est truffée ayant été violemment rabotée contre un meuble dans un tournant.

Nous avons joué aussi à des jeux très amusants qui provoquaient des explosions de gaieté me rappelant les plus folles soirées d’autrefois. Ce qui a le mieux évoqué le cher jadis, c’est la séance de projections par laquelle les Sandrin ont ouvert leur gentille réception. Nous avons revécu les vacances bretonnes d’avant-guerre. Oh ! Jeunesse prestigieuse ! Malgré les toilettes démodées, rien ne m’a paru ridicule : pas même la fameuse course à ânes que je redoutais de voir paraître à l’écran. Que tout était pittoresque, joli et frais, dans ce temps-là !

Vendredi 5 Novembre

Anniversaire de la mort de Geneviève, un temps gris portant à la mélancolie, un gros souci matériel ; bref, un vilain jour. Il y en a comme cela un peu trop souvent dans ma chienne de vie…

Dimanche 7 Nov.

Pas une minute de tranquillité hier. Confitures de coings pour Maman, courses de ménage, visite prolongée de Madame Fannière et enfin, le soir, après dîner, causerie avec mes bons amis : Marthe et Jacques. Aujourd’hui, programme encore chargé. De tous les côtés les réceptions s’organisent et très gentiment on insiste pour avoir la sauvage et solitaire Manon. Je devine quelque pitié dans ces invitations ; charitablement on veut me distraire car je n’apporte aucun élément de plaisir dans nos réunions. Je ne puis même pas, comme autrefois Tonton Georges, « jouer de porte monnaie ». Les temps sont trop durs. Afin de ne pas déranger les gens, il faut que je me montre à leurs premières séances. Ensuite, j’en prendrai à mon aise. Tous les dimanches, il y aura sauterie chez les uns et les autres de notre clan. Rien que pour cet après-midi, nous avons trois salons qui se disputent notre présence, sans compter la salle du patronage de la rue de l’Est où se jouera le drame de Jeanne d’Arc pour lequel j’ai été obligé de prendre des billets. Pendant que je serai habillée, je tâcherai de faire des apparitions chez Mesdames Boucher, Le Rouge et Emmanuel Prat.

Ces plaisirs mondains (si on peut les appeler plaisirs, en ce qui me concerne) ont du moins cet avantage de tirer pour quelques instants ma pensée des soucis qui l’assaillent.

La veille au soir, au goûter chez Charlotte, j’avais été péniblement impressionné par Jean. On le déclare guéri, parce qu’après trois semaines de forte fièvre, le thermomètre ne marque plus que 38,2. Mais il faut voir le pauvre gars, maigre, pâle et si faible. Il s’était levé pour nous recevoir mais a été obligé de reprendre le lit tout de suite après le goûter. Il m’inquiète vraiment. A la place de Charlotte, il me semble que je consulterais un autre docteur que celui qui continue à venir tous les deux jours en déclarant que notre neveu n’a rien du tout.

En rentrant, j’ai trouvé un mot du Capitaine Roy, carte fort aimable dans la forme et dont le fond a provoqué une insomnie assez pénible. L’indemnité de vie chère qu’on nous versait va se trouver réduite des deux tiers parce que nos fils ont dépassé quinze ans et qu’un ukase directorial ordonne une révision de tous les traitements de la boite et fixe à l’âge de quinze ans révolus la pension accordée par tête d’enfant. Monsieur Laurent qui a des fils devraient cependant bien savoir que, dans notre monde, c’est entre quinze et vingt et un ans que les fils occasionnent les plus fortes dépenses.

Ce coup m’a d’abord abasourdi. Et puis, j’ai pensé que je devais discriminer. Quelle tuile ! Prenant mon courage à deux mains et à deux jambes, je suis allée avant-hier rue de la Rochefoucauld. Voulant suivre la filière hiérarchique, j’ai demandé le Capitaine Roy. Il était absent. Ma protestation n’est donc pas montée plus haut que l’oreille de Berthier. Combien elle a été sympathique. Il a fait le calcul que cette mesure aller nous enlever 3.120frs annuellement et que, par conséquent, il allait toucher plus qu’Henri, n’ayant qu’un écart de 2.400frs dans le traitement fixe. Il trouve cela souverainement injuste et veut bien le faire valoir à son Chef de service de ma part mais il m’a engagé à revenir en personne expliquer notre affaire au Capitaine puis, avec l’assentiment de ce dernier, à aller jusqu’au Colonel Rimailho. C’est assommant et pénible mais il le faut ! Berthier doit m’envoyer un pneumatique pour me dire le retour du Capitaine et me fixer un rendez-vous. Jusqu’à ce que cette histoire soit liquidée, je me sens nerveuse et mal à l’aise.

A côté de cette grosse préoccupation, il y a les mille soucis journaliers. J’arrive très difficilement à joindre les deux bouts. J’ai reçu – agréables surprises ! – les notes de trimestre des enfants. Elles sont cette année majorées de 30% aussi bien pour la fille que pour les garçons. A chaque instant, c’est une découverte de ce genre qui remplace quelques uns de mes cheveux bruns par des cheveux blancs.

Enfin, pour clore la liste de mes ennuis, voilà qu’avant-hier, pendant que j’étais à la messe pour Geneviève, Maman et Augustine se sont traitées réciproquement de menteuses au sujet d’une porte ouverte ou fermée. Comme je suis passablement mécontente du service, je me suis demandé si je n’allais pas profiter de l’occasion pour envoyer mes deux coureuses courir autre part. J’ai hésité et si bien… qu’elles sont encore ici.

Ce ne sont que mes soucis personnels que je raconte là. Si j’entreprenais la liste de tous ceux auxquels je prends part parce qu’ils touchent des gens que j’aime, cela n’en finirait plus. En ce moment, de tous les côtés, il y a peines et misères. On aide les uns, les autres, on fait ce qu’on peut… L’espérance est ce qu’il y a de meilleur sur la terre. Sans l’attente de jours meilleurs, il y aurait de quoi donner sa démission et faire comme les Bedenc. C’était ce camarade de Charles Bonnal qui était l’apôtre du cinéma et qui avait fini par faire prendre à Louis la boite de Montrouge, garçon intelligent et débrouillard, très artiste avec cela, mais d’une moralité douteuse. Au bout d’un mois d’association Louis s’apercevait déjà de graves erreurs de caisse. Bientôt il avait la preuve de la filouterie du camarade et, comme ce dernier n’avait pas encore déposé les capitaux promis, que le contrat n’était pas signé, Louis rompait avec Jean Bedenc, sa femme, la maîtresse de Monsieur et l’amant de Madame, enfin avec toute cette bande aux mœurs peu recommandables.

Malgré des menaces de procès pour dommages et intérêts, Louis n’avait plus entendu parler de ces gens jusqu’à Mercredi dernier, jour du drame qui les fit paraître en photographies sur les journaux. A bout d’expédients, le quatuor était dans la gêne  et même sur le point d’avoir des démêlés avec la justice pour escroqueries. De plus, Monsieur reprochait à Madame son amant dont elle était enceinte de trois mois. Madame reprochait à Monsieur sa maîtresse qui, sans situation ni domicile, s’était réfugiée chez eux, partageant tout à fait leur vie et y mettant une atmosphère plutôt orageuse.

Bref, mercredi matin, les époux Bedenc se réveillèrent de mauvaise humeur, une discussion éclata au sujet de la jeune amie, ils se lancèrent mutuellement à la face des bordées d’injures, puis des ustensiles de ménage, ils en vinrent aux coups de révolver ! Résultat : Bedenc a tué sa femme et s’est suicidé ensuite. On les enterre aujourd’hui au cimetière de Bagneux. Quant à Mademoiselle Jeanne, cause principale du drame, elle filait dès l’enlèvement des corps et venait, avec un tout petit sac comme bagage, supplier Louis de la recueillir…

Je n’avais vu que deux fois les Bedenc. Malgré cette connaissance rudimentaire, le drame nous a péniblement émus les enfants et moi, surtout le sensible Pierrot qui « a serré la main d’un assassin et d’un suicidé. » Il n’en a pas dormi pendant deux nuits.

A propos de brasseur d’affaires, je crois que le petit André B s’est mis dernièrement dans de mauvais draps. Il aurait (paraît-il) perdu au jeu une somme de 6.000 francs… qui ne lui appartenait pas. Son frère, l’honnête et simple Charlot, est encore à la recherche d’une situation sociale. Il était entré chez Georges comme chauffeur, déménageur, homme de peine, etc. Cela n’a pas marché, on l’a mis brutalement à la porte à la suite de maladresses trop coûteuses, doublées d’exigences trop naïves. Par pitié je crois qu’on lui a laissé sa chambre à Bagneux. Alors, il est redevenu « homme du monde », il déjeune, il dîne en ville et reparaît aux five o’clock.

Lundi 8 Novembre

Après un assombrissement de deux ou trois jours, le ciel est redevenu limpide, le soleil y brille comme avant et le froid est vif. Vraiment l’arrière saison est belle et je voudrais bien que sa sérénité gagne mon esprit. Hélas ! Les contrariétés sont plus tenaces que les nuages. Le vent ne souffle que d’un seul côté pour apporter l’orage ou la pluie, mais pour les chagrins et les préoccupations, il vient des quatre points cardinaux…

La bombe Parmentier a dû éclater chez Marguerite… Le pauvre Roger en reçoit pour l’instant le plus gros éclat en ce sens que sa mère lui interdit Boulogne. Il doit en être désolé et cela me fait une vraie peine.

Pierre avait offert une fort jolie femme au farouche Akéla. Cette chienne fine, élégante, aristocratique, dotée d’un pédigré merveilleux a trouvé notre demeure et le fiancé indigne d’elle. Se détachant, sautant les murs, elle a fuit dès la seconde nuit. Nous avons espéré vainement la retrouver. Maman a suivi plusieurs pistes, j’ai fait mettre une annonce dans la gazette de Boulogne ; Mira ne revient pas et je crois qu’il lui faut dire adieu. Le plus terrible c’est qu’elle a emporté toute la petite caisse de Pierre, celle de Franz et un gros morceau de celle de Cricri. Je prends part à la désolation des trois petits mais ne puis leur rendre ni la bête, ni l’argent.

Jeudi 11 Novembre

Le canon tonne comme au jour de grande émotion, il y a deux ans. Quelle belle fête nationale que celle-là et combien j’en préfère la pensée à celle du 14 Juillet ! Par exemple j’aimerais mieux plus de lumière et de chaleur mais… prenons le temps comme il est.

Ce 11 Novembre est encore un autre anniversaire, c’est celui de notre premier. Franz aura 18 ans cette nuit. Pour moi seule je veux conserver la mélancolie des vieux souvenirs ; ce qu’il nous faut partager, c’est la reconnaissance envers Celui qui nous a donné Franz et nous a permis de l’élever jusqu’à maintenant, c’est la joie d’être continué dans la Vie par d’autres nous-mêmes, c’est le souci de leur bien et de leur bonheur. Dans ma solitude, je puis me repencher sur le berceau vide et même y verser quelques.

Vendredi 12 Novembre

Quels poètes, quels peintres, quels musiciens pourront jamais traduire la splendeur des bois aux derniers jours d’automne. Hier, les quatre enfants, Akéla et moi avons fait une randonnée dans le parc, nous aventurant loin, jusqu’aux coins les plus sauvages, les plus beaux. Quelles visions d’ors ! Quelles senteurs exquises ! Je renonce à écrire et dirai seulement que je suis revenue saturée de poésie mélancolique, l’âme doucement malade, suavement angoissée. Et j’aurais voulu noter la chanson automnale qui bourdonnait dans mon cœur et ma tête. Mais, en rentrant, les enfants ont demandé leur goûter, j’ai préparé des grogs chauds. Puis l’heure du Salut (avec Te Deum et De Profundis solennels) est arrivée, ensuite les Sandrin nous ont ramenés chez eux, etc. etc. Bref, lorsque j’ai éteint mon électricité, au coup d’une heure du matin, rendue à moi-même, je n’avais plus du tout l’âme poétique.

Les enfants ont bien profité de leur jour et demi de congé, trop bien même car une telle avalanche de plaisirs devient fatigue. Voilà deux soirs de suite qu’ils se couchent à des heures… matinales.
Madame Dupuis a voulu nous rendre nos invitations, avant le départ de Jacques. C’est chez elle que la bande joyeuse s’est réunie mercredi. Naturellement, nous étions entre gens de bonne compagnie et très intimes, ce qui donne une liberté plus grande. Mais, depuis deux fois, on commence à glisser sur la pente des familiarités. Mes « compagnons de plaisir » ont la rage des petits jeux à gages et alors tout devient prétexte à embrassades. Il faut que je confesse un baiser reçu – en jouant – d’un gentil capitaine de tirailleurs qui n’y va à lèvres mortes. Ce qui m’a donné un frisson de malaise dans la jeune et vigoureuse mais très innocente caresse de Jacques, ce n’est pas le baiser en lui-même mais la petite lutte qui l’a précédé. C’est gênant, sous les rires de la galerie, et c’est énervant. Pour ne point paraître y aller de trop bon cœur, il faut tenter une défense. Ce jeu là est vilain ; on s’y anime malgré soi, on voit passer dans les yeux du partenaire une flamme de désir mâle – sans doute celui d’un avoir rapidement fini pour montrer son adresse et sa force. La femme ruse, se penche à droite, à gauche, est frôlée dix fois avant d’être atteinte. J’en aurais pleuré, vieille bégueule, vieille hermine . . . à queue noire que je suis restée. J’espère qu’on ne me demandera plus « le baiser de la religieuse » mais si par hasard cela m’arrive encore, je tendrai tout simplement la joue à celui qu’on aura désigné. Les autres, qui seront frustrés dans leur amusement malsain de séance de petit viol, chineront mon empressement et me traiteront de dévergondée, mais tant pis ! Et je ne leur expliquerai pas que ma pudeur n’est pas celle de tout le monde…

Toujours rien du camarade Berthier ; je perds dans l’attente ma belle assurance pour élever de justes protestations. Et je crois que le jour est prochain de la fixation des traitements et indemnités. Satané Capitaine ! Où peut-il bien être ?

Lundi 15 Novembre

Oh ! Qu’ici tout est morne ! Le soleil s’est caché, le vent hurle avec des accents plaintifs ou furieux qui me font tressaillir jusqu’aux moelles. Cette horrible voix de vent m’a toujours fait mal; elle me comprime les tempes, m’angoisse le cœur, court sur mes nerfs crispés comme un archet brutal.

Avec cela, il pleuvote à chaque instant et, dans le ciel très sale, passent des troupes de nuages fous. Les gens ne semblent pas s’en émouvoir autour de moi. C’est normal, c’est le temps de la saison, un vrai temps de Novembre. Ce n’est pas le départ de Jacques Dupuis, envolé hier soir pour 18 mois ou deux ans vers les ciels d’Orient, ce ne sont pas mes contrariétés au sujet de Marguerite, mes ennuis domestiques, ni le souci que j’ai des agissements de la Compagnie à l’égard d’Henri qui m’accablent ce point. Toutefois, il se peut que l’accumulation de toutes ces choses me prédispose à souffrir davantage de la tristesse automnale qui pénètre tout aujourd’hui.

Samedi, j’ai du faire une infraction au recueillement de mon existence (cela en fait plusieurs depuis un mois !) pour aller entendre deux œuvres de Maurice Boucher, aux concerts Touche. Mon ineptie en tout ce qui concerne la Musique ne me permet aucun jugement. J’ai aimé certains passages, d’autres moins, d’autres pas du tout. Cela m’a paru touffu et monotone tout ensemble. Et cependant, j’ai éprouvé du plaisir et je dois aussi reconnaître que les poèmes musicaux de notre Ami étaient ce qu’il y avait de mieux au programme… Décidément, la musique moderne me déroute ; je regrette les vieilles ritournelles, les mélodies glissantes d’autrefois sur lesquelles les âmes simples se trouvaient emportées bien loin… bien loin. Avec Maurice, je crois par instant que je vais faire du chemin et puis il s’envole trop haut, dans des régions inaccessibles… pour moi du moins.

Louise Blacke et la petite Frédérique sont venues hier chez Maman. Chez Maman, c’est une manière de parler car on me les a amenées et c’est en somme au 166 qu’elles ont passé presque tout l’après-midi. Est-ce à une aimable pensée de Louise, est-ce au feu de notre petit salon que je dois cette visite ? Je ne sais. Mystère aussi en ce qui concerne Suzanne. Etait-elle grippée comme on l’a dit ? Son cœur est-il toujours douloureux ? Boude-t-elle simplement ? Louise est toujours la même avec ses allures et son rire. Elle serait même plus agréable qu’il y a dix ans, physiquement et intellectuellement. Elle gagne 12.000 francs par an au Comité des réparations, avec sa pension de veuve d’officier anglais (bien plus forte que celle de nos veuves) ce qu’elle reçoit pour sa fille et les brides de l’héritage de l’oncle Louis, cela leur fait un peu plus de 20.000 francs pour vivre.

Les petites Bucquet ne sont donc plus les pauvres bougresses d’autrefois et cela me met plus à l’aise pour repousser leurs avances. Vais-je cependant faire la visite, 66 rue des Martyrs, pour laquelle Louise a insisté ? Je n’en sais rien. Peut-être après tout. Je resterai libre de m’éclipser le jour où elles auront vent de quelque chose par le 164, ou par ailleurs. C’est curieux comme les vieux amis, liés par une multitude de souvenirs communs, arrivent toujours à remonter sur l’eau. Balzard est un de ces rescapés, après une brouille de quinze ans. Et voilà maintenant les Bucquet qui émergent de la vase. La première fois, Louise avait un peu l’air d’une noyée, ne sachant trop comment reprendre pied. Hier, elle avait retrouvé toute sa désinvolture de jadis.

Mardi 16 Novembre

Les poursuites de nuages ont cessé. Maintenant c’est le gris uniforme et la pluie sans trêve…

Jeudi 18 Novembre

Je suis allée aux Aciéries. Le capitaine était absent, Berthier m’a reçu, a beaucoup parlé, a gémi sur le malheur des temps, sur les entrailles de marâtre de la Compagnie, m’a fait des calculs fantaisistes sur la somme que les nouvelles mesures nous font perdre annuellement. Bref, avec les meilleures intentions du monde, il me mettait tour à tour la mort dans l’âme ou me berçait d’espoirs chimériques. Ma confiance en ce beau et très aimable parleur étant limitée, je me suis, pour mon compte, surtout bornée à lui demander de m’obtenir un rendez-vous du Chef de service et de bien vouloir m’en avertir au plus vite.

Douze jours ont passé pendant lesquels j’ai vainement attendu le télégramme promis, osant à peine m’absenter. Enfin, lundi, voilà Berthier qui s’amène en chair et en os, envoyé par le Capitaine. Il venait m’apporter le résultat de ses démarches :

1° L’indemnité de vie chère est réduite pour tout le monde et le sera, à partir de maintenant, de trimestre en trimestre, jusqu’à extinction complète.

2° Franz et Pierre ayant 15 ans révolus n’ont plus aucune participation à cette indemnité. Inutile de réclamer, cela n’aboutirait, paraît-il, qu’à nous faire retenir sur tes appointements futurs ce qui a été versé en trop pour Franz. Alors, d’après les nouveaux calculs de Berthier, (cette fois avec les bases officielles) nous allons perdre 150 francs par mois jusqu’en Janvier. Ensuite, nous perdrons davantage puisqu’il y aura réduction générale.

3° Henri est augmenté de 50 francs par moi tandis que Berthier l’est de 75.

4° Sa gratification est établie comme s’il états en France, les gratifications spéciales pour sa mission ne lui seront données qu’à son retour (? ? ? ? ?). Or, c’est une année de vaches maigres, m’a dit Berthier, Henri ne devrait toucher que 3800 frs.

Tout ceci est du précis ; entrons maintenant dans le domaine des déductions où l’imagination aura peut-être une part. Deux choses m’ont frappée dans l’attitude de Berthier. D’abord, trop d’instance aimable pour se charger entièrement de défendre les intérêts. Dans son souci de m’éviter toute ennuyeuse démarche personnelles auprès des chefs, je crois voir un réel désir d’empêcher mon entrevue avec le Capitaine et surtout le Colonel Rimailho. Il paraît moins redouter que je m’adresse à Monsieur Laurent et encore il se propose d’être mon mandataire. Pourquoi ?

Ensuite, sans que je n’en souffle mot, Berthier m’a parlé à trois reprises de la succession de Beauzail, en criant bien haut, trop haut, à mon avis : « Cette place est toujours libre, elle revient de droit à Morize mais ce n’est pas son affaire, ce n’est pas du tout son affaire. Il faut pour lui qu’on se décide à créer un service à l’étranger. Madame, il y a dans votre mari l’étoffe d’un Chef. » Il en avait plein la bouche, de ce gros mot là, et, devant mon sourire aimable, il ne pouvait pas deviner que je me disais intérieurement : « Et tu penses, toi, mon bonhomme, que tu es tout à fait taillé pour faire un Sous-chef ». Ce qui a contribué à m’ancrer dans l’idée que Berthier briguait la place du pauvre Beauzail, c’est qu’après deux ou trois phrases anodines, il a dit : « Je suis las des voyages, je suis un sédentaire et n’est plus qu’un désir : rester où je suis pourvu qu’on me fasse pécuniairement une situation meilleure car j’attends un quatrième enfant et je n’arrive pas à joindre les deux bouts. »

Je ne souhaite que du bien à Berthier mais ma charité ne serait pas ordonnée si elle ne commençait point par Henri. La place en question ne me tente guère, j’aimerai infiniment mieux l’autre, celle vers laquelle Berthier et le Colonel Rimailho lui-même ont orienté mon rêve mais «  Faute de grives, on mande des merles. » Et puis, surtout, je trouverais complètement inadmissible qu’au retour d’Henri il se retrouve ingénieur sous les ordres de Berthier. On devrait, en attendant mieux, lui donner le titre et les appointements et faire remplir les fonctions par un autre, par le Sieur Berthier puisqu’elles lui conviendraient si bien.

Tout cela, en somme, n’existe peut-être que dans une tête qui travaille trop. Berthier est sans doute incapable de ces calculs machiavéliques et surtout de cette vilaine action d’accaparer en apparence notre défense pour m’empêcher de la prendre et d’agir en temps opportun. Il n’y a sans doute que de fâcheuses coïncidences et peut-être une extrême paresse de Berthier dans ce qui est arrivé. Maintenant que toutes les feuilles sont établies pour le prochain exercice, il m’est plus difficile d’agir. Néanmoins, je vais tenter quelque chose. Après avoir consulté mon beau-père et lui avoir soumis un brouillon de lettre qu’il a complètement approuvé, j’ai écrit au colonel Rimailho. Et j’irai jusqu’à Monsieur Laurent, lui-même, s’il le faut . . . . . .

C’est bien assez que je me fasse de la bile de tout cela et Dieu sait combien ! Je tâcherai de ne pas faire de gaffes, d’être utile à l’avenir de mon mari et de ne pas lui nuire. Il doit penser comme moi que nous ne pouvons pas laisser passer une telle injustice sans élever la voix.

Meilleures nouvelles de la rue Las Cases, les rhumes de nos parents sont en décroissance. Quant à Jean, il n’a plus de fièvre depuis quarante huit heures seulement. Après le goûter du 4 Novembre pour lequel il s’était levé, il a traversé une très mauvaise période, tellement mauvaise que le Docteur Tant-Mieux qui le soigne s’est décidé à demander une consultation. On a fait l’analyse du sang, on n’a trouvé aucun bacille de typhus et autre maladie connue. Alors ces messieurs ont décrété que c’était un cas extraordinaire, à moins que ce soit tout simplement la fièvre aphteuse des bestiaux. Notre pauvre veau de neveu est dans un état lamentable après cinq semaines de lit. Il a grandi et dépasse maintenant 1 mètre 79 mais sa maigreur est effrayante. Jusqu’à Noël, on ne peut le nourrir que de bouillie et de pâtes. Il en a pour jusqu’au 1er Janvier avant de reprendre une existence normale et le docteur a déclaré qu’une typhoïde aurait mieux valu. Ses ongles qui étaient d’un bleu de plomb recommencent à prendre une teinte normale, il en était tout heureux hier.

Dans son lit dont il ne sort que deux heures par jour, le pauvre Grand s’est occupé à regarder ses albums de photos, de cartes postales, de timbres.

Vendredi 19 Novembre

Une vilaine crise de noir. Rien ne va. Je me sens toute petite, toute seule, toute découragée.

Samedi 20 Novembre

Il faut avoir la triste sagesse de ne pas écrire encore aujourd’hui. Je serais d’humeur à me plaindre de la terre entière.

Dimanche 21 Novembre

Le froid sec a repris ; mon âme est comme le ciel, plus claire. Il y a de quoi être fière d’être parvenue à secouer la neurasthénie de plomb qui m’accablait, à moi tout seule, sans appui, sans consolation. Certes, cette crise avait des causes mais à part une recrudescence de l’effroyable mal d’amour avec lequel je ne puis m’habituer à vivre, ces causes ont été exagérées par une sensibilité trop grande. Monsieur Le Doyen et Marguerite m’ont péniblement froissée en me disant, l’un avec ironie, l’autre avec véhémence, des choses dures à entendre un peu sur moi-même mais surtout sur ceux qui me sont chers malgré tout. Il y aurait eu manière de dire (même ces choses là) mais j’ai nettement senti chez le premier l’amusement qu’il en éprouvait et chez l’autre la haine avec laquelle on me souhaitait encore plus de douleurs et d’avanies.

Mais laissons tout cela ! Je crois que je vais être obligé de fermer tout à fait notre porte à la malheureuse Kiki car ce n’est pas qu’en particulier qu’elle me dit des sottises mais devant qui se trouve là : enfants, étrangers, domestiques. Vendredi, c’est devant l’assemblée de nos deux bonnes et de la sienne que j’ai été clouée au pilori. Ces filles ont beau la savoir anormale, elles font leur profit de tout ce qu’elles entendent… et je ne puis que répondre par le silence.

Les deux visites de Vendredi m’avaient donc jetée dans un état de trouble et de malaise dont ne contribuaient pas à me faire sortir une petite difficulté (à propose de commandes d’épicerie) entre Maman et Suzanne à laquelle je me suis trouvée malencontreusement mêlée ainsi que la nervosité avec laquelle j’attends l’impression produite sur les Grands Chefs par ma démarche très respectueuse mais un peu hardie et enfin quelques démêlées avec les enfants.

En plus de tout cela, René auquel j’avais écrit au sujet du pauvre Roger que sa mère déclare ne plus vouloir faire sortir, me répond qu’il est excédé, qu’il ne peut rien arranger et, qu’après tout l’enfant n’a pas besoin de congés si fréquents, qu’il faut qu’il se fasse à la vie de collège. J’ai répondu, implorant un dimanche par mois. Pauvre Roger, lui, qui comptait venir toutes les semaines et qui travaillait pour gagner cette joie, quelle déception même si j’obtiens l’autorisation de René en passant au-dessus du veto cruel de Marguerite. Demander plus serait indisposer René lui-même, je le vois bien.

Ce n’est pas à ma tranquillité que j’immole le pauvre Roger mais à l’espérance d’arrangements meilleurs. En ce moment, la situation de ses parents traverse une crise aiguë ; nous sommes dans la période épineuse de la reddition des comptes. Marguerite m’a raconté un tas de choses que je ne crois qu’à demi ou pas du tout. Quand la séparation des intérêts se trouvera réglée, il me semble que Marguerite laissera l’entière charge de l’enfant au père ainsi que le procès en a décidé et qu’elle s’en ira vivre et faire des bêtises à l’étranger. Alors, comme tendresse féminine, notre petit Roger n’aura plus que ses deux grand’mères trop âgées et fatiguées pour la lui prouver activement et la pauvre tante vers laquelle je sens qu’il se réfugie de tout son instinct d’oiseau privé de nid. De plus en plus, il deviendra mon fils. Seulement, il faut agir avec diplomatie, surtout avec René qui a plus de suite dans les idées que sa femme. En réclamant Roger trop souvent nous irions contre le système d’éducation qu’il veut employer.

Mais que j’ai de peine à faire comprendre cela à Maman qui me répète sur tous les tons que je dois arracher à notre beau-frère une autorisation pour aller chercher Roger à chaque sortie et qui me reproche presque ma dureté de cœur.

Oh ! Philosophie ! Saine indifférence des jugements et des « qu’en dira-t-on ? », que je voudrais mieux vous posséder !

Lundi 22 Novembre

Dans un mois, nous serons à la veille de la fête qui clôt la vieille année et de celle qui ouvre le nouvel an.

Mardi 23 Novembre

Si cela ne risquait pas de tourner à la rengaine, je me plaindrais encore de l’envolée rapide du temps et d’un surcroît d’occupations. Ce serait cependant la seule et véritable excuse qu’aujourd’hui je puis invoquer à l’écourtement de ces lignes. Je ne suis pas malade et pas plus triste qu’à l’ordinaire mais j’ai tant à faire que je devrais même me priver du plaisir de ce bavardage quotidien.

En pressurant les tiroirs, les caisses, les porte-monnaie, je viens de souscrire à l’emprunt national – oh ! très humblement – Ce devoir de Française rempli, un autre va se présenter tout à l’heure qui me coûte davantage… Marguerite et moi opérons maintenant par chantage l’une avec l’autre : Vendredi à 4hrs du soir, sans m’avoir prévenue, voilà Kiki débarquent avec sa camériste et le paquet de linge des grandes remises à neuf. Elle venait prendre un bain ; j’avais des rendez-vous, j’ai refusé, tenu bon, et suis même partie laissant mon aimable sœur raconter aux domestiques les crapuleries de toute la famille. Elle est donc partie à son tour, furieuse, disant qu’elle n’enverrait pas Roger dimanche ainsi que c’était convenu. J’ai reçu un mot éploré du pauvre petit. Alors je donnerai le bain tantôt mais seulement sur la promesse d’avoir Roger dimanche prochain. Il n’est pas venu depuis le congé du 11 Novembre et m’écrit qu’il est tout découragé.

C’est pénible et dégoûtant d’être obligée d’en arriver là, de vendre pour ainsi dire ses services à une malheureuse détraquée. Mais aussi, c’est elle qui a commencé avec sa méchante idée de faire payer à son fils ma résistance de Vendredi. Puisque Roger est puni pour moi, il devient juste qu’on le récompense pour moi. C’est un sale marché : donnant, donnant. Je n’avais encore jamais fait cela, mais il y a commencement à tout et je m’y habituerai… Je suis donc de corvée cet après-midi et quelle corvée, j’en reste malade pour deux jours chaque fois.

Mercredi 24 Novembre

Il me faut faire amende honorable et réparer mes derniers dires. Madame Kiki, de meilleure humeur hier, m’a expliqué qu’une note de René était cause de tout. Il trouve que son fils vient trop à Boulogne, qu’il ne doit sortir que tous les quinze jours, que ses notes ne sont point suffisantes etc. etc. …

Pour ne soulever aucune discussion, j’ai tout admis et j’ai conduit la Nymphe au bain mais en maintenant ma demande pour dimanche. Les rôles sont donc inversés, c’est moi quoi suis maintenant l’ignoble créature qui fait du chantage. Mea Culpa, Mea Culpa ; si c’est une faute, je charge l’ange gardien de Roger de l’offrir au Seigneur… et je serai pardonnée.

Jeudi 25 Novembre

Les quinze ans de Pierre ! La fête des enfants ! Souvenir d’un jour d’Amour et de joie vibrante.

Vendredi 26 Novembre

La St François l’autre jour aurait dû être souhaitée à Boulogne et je regrette d’avoir fait une petite infraction aux habitudes d’autrefois. La dureté des temps et surtout l’âge de notre cher papa ont changé le mode et l’heure des agapes. Les plantureux dîners d’autrefois ont fait place à des goûters plus modestes et plus accessibles pour les Parisiens qu’effraie notre banlieue. Il nous faut donc renoncer à cette idée que nos parents accepteront jamais plus de venir le soir à Boulogne.

Pour Beauvais tout s’est arrangé forcément par la suppression du Cours préparatoire. Mon beau-père est d’une bonté très grande pour moi, sa tendresse à l’égard de nos trois petits et la sollicitude particulière dont il entoure Franz me touchent profondément mais sur certains chapitres d’éducation, de carrière, ses idées diffèrent quelquefois des nôtres et je n’ose pas toujours suivre son avis les yeux fermés. D’ailleurs, Papa voit très justement le rôle qu’il a  eu la bonté de bien vouloir remplir en l’absence du père de mes enfants : il le remplace, il ne le supplante pas et, chaque fois que nous avons le temps de le consulter, il est le premier à m’engager à le faire.

Lundi 29 Novembre

Je ne me laisse nullement influencer contre René par la malheureuse Kiki dont je comprends l’aigreur, sans l’excuser toutefois. Mais elle m’étale de telles preuves de brutalités inutiles que je ne puis plus donner entièrement raison à son mari. Il devait être plus chevaleresque dans sa rupture ; on y sent un manque d’éducation qui choque presque plus qu’un manque de cœur, les civilisés que nous sommes.

Je n’incrimine pas René, le pauvre est exaspéré, lui aussi et je l’aime bien encore ; je me dis seulement que j’aurais terriblement souffert s’il avait été mon Mari... Le passé mérite qu’on lui sacrifie tant de choses lorsqu’il a été illuminé par l’Amour et qu’on veut conserver son beau souvenir, seul charme des heures endeuillées. Comment René et Marguerite n’ont-ils pas compris cela et prennent-ils une amère jouissance à tout déchirer, à tout salir, à tout détruire ? Je les plains l’un et l’autre.

La calomnie est quand même une vilaine chose. J’ai conscience de ne mériter aucun reproche dans ma conduite envers René et cependant la glace tombe entre nous. Je lui écris très rarement depuis que ma correspondance est suspectée ; de son côté, il s’imagine que j’ai parlé de ses projets de remariage à Marguerite, alors qu’elle tient ce qu’elle sait (de la jeune veuve en question) de Germaine Faure et des Lallemand. Ces malentendus ne se dissiperont pas, je le crains. L’essentiel est que Roger n’en souffre pas ; je me suis adressée à René ; il m’a répondu avec Marguerite, qu’il ne voulait que deux sorties par mois mais qu’il ne s’opposait pas à ce que l’enfant vienne à Boulogne, si cela convenait à sa mère. En résumé, il me laisse me débattre avec ma sœur. Je pourrais, moi aussi, me laver les mains mais, par affection pour le pauvre petit Roger, il vaut mieux que je lave celles de Marguerite. Et voilà peut-être une corvée qui durera dix ans, jusqu’à ce que Toto sorte du Collège.

Quant à aller le voir, ce n’est guère possible pour l’instant. L’hôtel de sa mère est tout voisin de Stanislas et elle y va souvent. Si elle m’y rencontrait, ce serait fini, j’aurais tout souillé, elle n’oserait plus ouvrir une porte ni même marcher aux endroits où j’aurais pu passer. Et le petit y perdrait visites et gâteaux.

Bien des choses ont changé rue Las Cases. Les bureaux sont transformés depuis l’association Lacau et ton cher Papa n’y a plus aucun territoire, bien que ses meubles y soient restés et qu’il ne puisse se dispenser d’aller rôder quelquefois là-haut. Maintenant, on le trouve presque toujours dans sa petite pièce du premier, faisant sagement la correspondance que lui donnent les jeunes architectes pour l’occuper. Avec cela, il est heureux, son activité peut encore utilement se dépenser et le fardeau n’a plus les écrasantes responsabilités qu’il avait pendant la guerre, alors que tout reposait sur les seules épaules de Papa. Il paraît que les affaires sont merveilleuses. Les Boches démolisseurs ont bâti la fortune d’Albert et de Jean Lacau. A propos de ce dernier, il a eu une fille, Geneviève ou Ginette ; Pierre a un fils auquel on a donné le prénom de Jacques (en souvenir du fils aîné d’André) ; quant à Robert, il attend un X à brève échéance.

Mardi 30 Novembre

Pressentant que Monsieur Conty allais s’embarquer sur le « Lutetia » je suis allée hier rue de Tournon. Hélas ! il ne m’a pas été donné de faire leur connaissance. Les futurs voyageurs étaient absents mais j’ai été fort aimablement reçue par Madame Conty. Elle me rappelle un peu Madame Dumaine, grande, mince, encore jeune. Cependant, je la trouve un peu moins fine et elle ne doit pas être aussi intelligente et cultivée. Maintenant, comment aurais-je pu la juger dans cette première visite, en vingt minutes d’une conversation forcément banale ?

Mais comment Henri a-t-il pu se faire l’illusion de devenir un jour le beau-père d’une Denise Conty. Nous ne sommes pas de taille à nous allier avec ces gens là. Dès le vestibule galerie, j’en ai eu l’intuition, elle s’est changée en certitude à l’ouverture des salons. Etant donné le nombre des enfants, la part de fortune de chacun ne sera peut-être pas colossale mais il y a quand même dans ce milieu patriarcal des habitudes de raffinements et de luxe que Pierre ne pourra certainement pas offrir à sa femme. Ah ! les rêves de mon mari ont toujours les ailes trop longues et l’espace leur manque pour prendre leur vol ! Au Brésil, leur situation les oblige à tous les considérer comme faisant partie d’une famille dont ils sont les chefs. Ici, les Conty retombent dans le civil ; ce qu’ils perdent en prestige, ils le retrouvent en indépendance.

Comme ce serait ennuyeux s’ils étaient obligés de recevoir et d’aller voir tous ceux qu’ils ont connus dans leurs différents postes. Ils se bornent sans doute à leurs anciennes relations de famille ou d’amitié ; pour les autres, ils font un tri que je crois très parcimonieux, ne retenant que celles qui leur offrent beaucoup d’intérêt. Madame Conty m’a fait cependant un accueil des plus charmants parce qu’elle est bonne et sait vivre aimablement et elle voulait me « rendre ma visite ». Je crois l’avoir enchantée en lui disant que je ne reprenais mon jour qu’en Mars. D’ici là, elle m’aura certainement oublié. Mais je retournerai la voir si elle tient sa promesse de m’avertir de la reprise de son jour.

Décembre 1920

Mercredi 1er Décembre

Encore un mois qui s’ouvre. Il termine cette année 1920 qui m’a été plutôt triste mais que je ne puis m’empêcher quand même de regretter un peu. Toujours cette inquiétude de ne pas trouver dans les jours qui viendront les joies pâles de ceux qui s’enfuient ! On se dit bien mais ma vie est brisée, je n’aspire plus qu’à la paix ; il reste au fond de l’âme quelque instinct qui proteste et s’attache désespérément, même aux reflets du bonheur. Or, ils deviennent moins éclatants d’année en année et c’est pourquoi je souffre de la fuite des jours…

Mais voici venir l’année toute neuve ; elle n’est entachée d’aucune misère. De quoi allons-nous la remplir ? Il ne faut pas la salir par la moindre nervosité.

J’expédie à Henri  pour ses premières étrennes de Chevalier cette Croix d’honneur, offerte le 2 Juillet… elle est tout indiquée. Je pense qu’il recevra bientôt celle du Gouvernement qui est une précieuse camelote que l’on dépose en souvenir dans les archives de famille. Celle-ci n’a rien d’extraordinaire, elle n’est enrichie d’aucune pierre précieuse, c’est la Croix réglementaire mais en or, argent et émail de choix. J’en visais de plus séduisantes dans l’écrin, on m’a fait remarquer que c’étaient des Croix d’Officiers.

Ce qu’il ne verra pas sur ce joyau, et ce qui en fait aussi la valeur, c’est d’abord la bénédiction que notre vieux curé lui a donnée, puis le baiser très ému que Papa y a déposé (en pleurant). Tes trois enfants l’ont aussi pressé sur leurs lèvres et j’ai moi-même retrouvé un peu de ma ferveur d’autrefois en lui donnant un vrai baiser d’amour, de paix et de confiance.

Que cette Croix d’honneur porte donc vers lui, avec la bénédiction divine, la tendresse de tous ceux qui l’aiment (Les enfants ont voulu s’unir à moi pour la lui offrir et papa aurait également voulu participer à son achat)

Samedi 4 Décembre

Je suis d’une humeur de loup agonisant aujourd’hui. Alors, comme je connais mon Vigny, je serre les dents et lâche la plume.

Vendredi 10 Décembre

Sandrinus et son inséparable fabriquent depuis lundi dernier des fleurs artificielles, le ménage Bonnin attend un héritier, Jacques Dupuis attend toujours son embarquement, Potin et Damoy ont ouvert deux maisons rivales à Boulogne. Voilà de quoi l’on discourt dans notre petit cercle.

Ma réclamation a produit quelque effet. La Compagnie octroie à Henri un traitement mensuel de 1300 Frs au lieu des 1250 Frs annoncés. Ce n’est pas un affluent du Pactole qu’elle détourne pour arroser nos terres mais son augmentation, au lieu d’être inférieure à celle de Berthier, la prime maintenant de 25 francs. L’honneur est sauf ! Et puis, je crois que la vie va réellement se mettre à diminuer. La vague de baisse dont on a tant parlé commence à déferler et elle atteint maintenant quelques produits alimentaires. Nous pourrons peut-être avant de mourir, refaire connaissance avec la saveur de la langouste.

Samedi 11 Décembre

Nous sommes dans les jours les plus sombres, les plus courts, les plus froids et l’on pourrait presque dire que nous vivons à la lumière artificielle. Ce régime me déplait souverainement et j’envie les marmottes qui s’endorment à l’automne pour ne se réveiller qu’aux premiers rayons du printemps. Mais d’autres s’en accommodent mieux : notre entourage a repris les joyeuses habitudes d’avant guerre et il m’arrive les échos de dîners fins, de soirées théâtrales, de randonnées dans des bouis-bouis, de séances de danse surtout. La contagion de ce sport est extraordinaire : la sage Madeleine Sandrin est en passe de devenir fanatique des fox trot, tow step, valse hésitation etc. … Elle apprend même le tango, chose qu’elle avoue tout bas mais exécute avec brio. Paulette Blanchot, Yvonne Le Doyen, Annie Aucher et Annie Prat ont suivi le mouvement. Toute la jeunesse et même la demi jeunesse du clan se retrouve au cours de danse.

Suzanne est ravie de vivre dans ce tourbillon, plus que jamais elle a soif de plaisir et elle disait tout à l’heure : « Au moins cette année, je m’en donne, je m’en donne ! ».

Emmanuel regarde sa femme un peu à la manière d’une poule qui aurait couvé un œuf de canard et en verrait sortir un étrange petit animal aux allures inquiétantes mais il entre dans son ébahissement une telle dose d’admiration qu’il a secoué ses goûts casaniers. Il marche donc entre Violet et Louis Sandrin derrière les trois grâces auxquelles ils sont unis par les liens sacrés, les guirlandes de fleurs ou les chaînes de plomb du mariage. Le couple Manu me paraît en lune de miel et je puis faire la même remarque au sujet des Sandrin. Tout ce jeune monde s’entend dans un immense désir de rattraper les années perdues et de vivre intensément. Par exemple, je ne comprends pas trop l’enthousiasme qu’on a pour les Violet, gens très gentils sans doute, mais assez ordinaires, quoique la jeune femme soit plus fine que son mari. Faut-il mettre cet emballement sur le désir d’avoir des liqueurs à bon compte ? Je suppose plutôt que je suis trop vieille pour apprécier cette simple attraction qu’exercent deux jeunes bons vivants.

Dimanche 12 Décembre

Chose anormale : nous avons des invités ce matin. Alors, je suis cuisinière avant d’être maîtresse de maison et il me faut abandonner l’encrier pour la marmite.

Lundi 13 Décembre

Une succession de visites m’a retenue au salon tout l’après-midi d’hier, je n’ai pas pu aller à la pendaison de la crémaillère Le Rouge dans la maison Lucas toute remise à neuf et méconnaissable. Il ne reste plus une pierre du nid où le ménage Maurice – Adrienne avait abrité ses premiers mois de vie conjugale. Tout cet emplacement va se couvrir de nouveaux ateliers et c’est pourquoi l’Air Liquide à fait déménager à l’automne son directeur et sa famille.

Jean Le Rouge est le Chef des usines qui nous empêchent de dormir la nuit et qui ébranlent nos nerfs tout le long du jour, ce qui n’est déjà pas une très bonne recommandation à notre sympathie. On le dit très intelligent mais il a l’air idiot. Et il dépasse, avec cela, la permission qu’un homme peut avoir d’être laid. Il est gauche, muet, à peine poli dans le monde. Il paraît que ses charmes ne se révèlent que dans l’intimité, qu’il est le modèle des époux, des pères et des gendres. N’étant ni sa femme, ni sa fille, ni sa belle-mère, il m’est un peu difficile de me prononcer sur ces vertus de tout premier ordre. Mais ce que je puis affirmer, c’est que le physique de Jean Le Rouge ne gagne pas à être contemplé… dans l’alcôve. Oui et j’en sais quelque chose ne vous déplaise ! J’ai vu Jean Le Rouge au lit le premier dimanche de Novembre, alors que le pauvre homme avait un furoncle… très mal placé.

Marthe Le Rouge ne montre pas son acte de naissance mais ne se fait pas prier pour dire à tout le monde qu’elle a 28 ans, dix sept ans de moins que son époux qui est du 6 Août (comme moi) et de 1875 (comme Henri). C’est la femme artificielle dans tout son éclat et, à part l’intérieur des yeux, on ne trouverait pas dans son visage un millimètre carré que le pinceau n’ait savamment caressé. Elle exagère l’amabilité avec nous, ce qui ne l’empêche pas de montrer parfois son caractère d’enfant gâtée autoritaire et nerveuse. D’origine slave, elle a « le charme » et doit plaire aux hommes. Elle se recommande à l’attention des femmes par l’élégance inédite des toilettes, des trouvailles d’ameublement, une grande activité, des qualités de maîtresse de maison et un grain d’originalité dans les manières. A part cela, pas grand-chose à signaler chez cette poupée bien articulée et bien vernissée. Elle s’est introduite dans notre intimité un peu avec effraction. Maintenant qu’elle est arrivée par nous à Suzanne et à Madeleine Sandrin, elle nous néglige un peu, ce dont je ne suis pas fâchée.

Le type le plus amusant de la tribu Le Rouge, c’est la Mère Kowalska qui vit constamment avec sa fille dont elle ne cesse d’exalter la beauté, la grâce et l’intelligence. Elle clame aussi les mérites de son gendre. Lorraine, veuve d’un seigneur polonais qui avait des accès de folie furieuse chaque fois qu’il se rasait ou qu’il accrochait son faux col, l’excellente femme a dû en passer de dures et avoir amassé toutes les indulgences au fond de l’âme, mais elle trouve de bon ton de paraître choquée de tout ce qui n’est pas distingué et même aristocratique. Elle joue à la princesse sans se douter qu’à certains petits signes on peut lui deviner une origine plus modeste. Elle raffole du monde et n’est blasée sur aucun plaisir.

Mardi 14 Décembre

Anniversaire de Papa. Nous avons prié pour lui et je pars l’embrasser. Mais il faudra lui dire tout bas que nous savons qu’il entre aujourd’hui dans sa soixante dix-neuvième année. Madame Morize n’aime pas qu’on se rappelle ces choses-là.

Mercredi 15 Décembre

Sauf notre belle-mère, en crise de foie, d’estomac, d’entrailles et d’humeur noire, tout le monde allait bien hier rue Las Cases. Le cher papa s’est montré touché de ma pensée et m’a dit qu’il ne pouvait que remercier le Ciel de sa santé actuelle. Il avait en effet une mine superbe, un bon sourire heureux et beaucoup d’animation. Jean est complètement rétabli ; il n’a plus à prendre que quelques précautions alimentaires. Le lait, la crème, les œufs et plusieurs choses qui nous paraissent inoffensives lui sont défendus pour quelques semaines encore. La liste des denrées permises est sans doute copieuse car j’ai trouvé Messire Jean transformé. Le squelette que j’ai vu sortir de la fièvre aphteuse s’est re-capitonné et on ne peut plus soupçonner l’épreuve que notre neveu vient de traverser. Il faut croire cependant que les craintes du côté cérébral ont été sérieuses : On fait abandonner à Jean la préparation de Centrale et le voilà qui entre dans un atelier d’architecture pour se préparer aux prochains examens des Beaux-Arts.

Jean avoue avec ingénuité : « Je n’aurais pas pu continuer, ma tête aurait éclaté » mais Charlotte l’interrompt : « Ce n’est pas cela du tout, tu serais arrivé certainement mais Centrale t’aurait fait perdre trop de temps, ton père a tellement à faire qu’il faut te mettre en état de l’aider au plus vite ». Les deux motifs se sont peut-être combinés dans la décision qui vient d’être prise et dont toute la famille parait enchantée, le grand père et le petit fils surtout.

Vendredi 17 Décembre

Les oignons en ont menti ; leurs pelures délicates n’ont rien prouvé car nous traversons depuis quelques jours une période assez rigoureuses. On espérait que la tombée de neige d’hier, la première de l’année, allait adoucir l’atmosphère, il n’en a rien été et quand je suis sortie à 8 h ½ du soir avec les Sandrin pour aller passer quelques moments chez Madame Ray le thermomètre, abrité des souffles du nord marquait – 9°  Aujourd’hui le froid est carabiné. Aussi je viens d’allumer le calorifère dont nous nous étions passés jusqu’ici.

Samedi 18 Décembre

Recrudescence de froid, d’obscurité, de tristesse. Alors, je m’étourdis dans un travail forcé pour que mon imagination n’aille pas vagabonder de cloaque en cloaque. Je me suis donnée une tâche qui m’occupera jusqu’à minuit.

Dimanche 19 Décembre

Bien que nous ne soyons pas atteints directement, je suis émue ce matin par la nouvelle de la perte de l’aviso « Bar-le-Duc ». Ce navire, sombré dans la Méditerranée, la nuit du 14 au 15, était commandé par le capitaine de corvette Blanchot, frère d’Yvan. Le nom de ce pauvre garçon ouvre dont la liste des victimes. On peut penser : « Quelle belle mort pour un marin ! » Je sais qu’elle n’était pas désirée, que las d’une existence errante et ballottée, Jean Blanchot allait abandonner la mer ; il accomplissait même son dernier voyage, m’a dit Madeleine Sandrin. La Destinée a de ces cruautés ironiques… Nos voisins qui m’ont appris l’évènement, en sont attristés mais ils n’ont pu décommander leur réunion du 3ème dimanche. On dansera donc chez eux cet après-midi mais Xandra et Paulette s’abstiendront.

Je n’ai pu refuser pour nos garçons une invitation à déjeuner chez les Maudet l’ayant déjà déclinée pour Cricri et pour moi. Ces Maudet sont des amis des Le Doyen qui cherchent beaucoup à se lier avec nous et pour lesquels je n’ai qu’une sympathie restreinte. Naturellement, je pourrais les envoyer balader sans beaucoup de formes. J’hésite à le faire à cause de leur fils Yves de l’âge de Franz, gentil, doux et très attaché, je crois, à notre Grand. Ce pauvre garçon, d’une santé fragile et peut-être aussi un peu flémard, n’est pas heureux chez ses parents qui le sacrifient  tout à fait à une sœur de 10 ans plus jeune et outrageusement gâtée. J’avale donc la mère pour pouvoir donner un peu de plaisir au fils mais le morceau est souvent coriace et indigeste.

Lundi 20 Décembre

Les fins d’année sont toujours un peu bousculées. Néanmoins, mes acquisitions de Noëls et d’étrennes se trouvent à peu près terminées après mes courses d’aujourd’hui et j’ai surtout maintenant du travail à domicile, ce que je préfère. Il me faut habiller deux poupées de pieds en cap, terminer une robe de Cricri, faire des chapeaux et que sais-je encore ?... la liste est longue ! Bref, une partie des nuits y passera.

Mardi 21 Décembre

Première réunion du conseil de famille de Marguerite, chez le Juge de Paix. A l’unanimité, les 6 membres de cette assemblée ont demandé la nomination d’un Conseil judiciaire. Mais notre sœur peut se défendre, faire de la rouspétance, attaquer Maman, produire des témoins de sa sagesse, essayer d’embobiner et d’attendrir Monsieur le Juge. Parmentier (notre avoué en la circonstance) est optimiste et croit que dans quatre mois au plus Marguerite aura un tuteur nommé par le Tribunal en remplacement de René qui a donné sa démission.

Seulement Parmentier ne connaît pas du tout Madame Kiki et ne se rend pas compte de l’impression très favorable qu’elle peut faire sur ceux qui la voient une heure seulement. Il paraît qu’à l’hôtel où elle vit depuis le 5 Septembre, personne ne soupçonne sa maladie. Il m’est revenu de trois côtés différents qu’elle est considérée comme une femme charmante, absolument normale mais très malheureuse, dotée d’un sacripant de mari et d’une famille encore plus indigne.

Vivant dans un milieu très élégant elle s’occupe de sa toilette et n’a plus rien des aspects de sorcière sous lesquels nous l’avons quelquefois contemplée plus qu’à notre gré. Si elle avait paru hier, en même temps que nous à la Justice de Paix, il est certain que son chic nous aurait tous enfoncés, même les trois cousines Gandriau d’une simplicité un peu désuète.

Depuis un mois à peu près que les comptes de René sont arrêtés, Marguerite ne touche aucun argent jusqu’à ce qu’elle ait signée la liquidation. Alors, elle est chaque semaine sous la menace d’être renvoyée de l’hôtel parce qu’elle n’a pas de quoi payer sa note ; elle gagne 17 francs par jour en donnant des leçons de conversation (de langue vivante, disent les méchants garçons) à un docteur chinois. Mais le déficit est grand ; pour le combler elle emprunte aux uns, aux autres, à Miss Jones, à Mimi, à Maman, à Louis, à Moi ; elle a essayé de taper les Auger ; il n’y a qu’aux Emmanuel qu’elle n’ose pas se frotter. Tous les vendredis soirs, c’est la même comédie : elle arrive, débite des injures, pleure, obtient l’argent qui lui manque, recommence le chapelet des sottises et s’en va… jusqu’à la semaine suivante.

Mercredi 22 Décembre

Un mot de papa m’annonce que la crise de Madame Morize n’a fait que croître depuis ma dernière visite et qu’elle ne pourra nous recevoir à dîner le jour de Noël, comme c’était convenu.

Décidément la danse exerce une fascination étrange sur tous les gens qui sortent de la guerre sans être mutilés dans leur cœur ou dans leurs membres. Xandra et Paulette avaient téléphoné aux Sandrin qu’en raison de leur deuil récent (quatre jours !) elles s’abstiendraient. Et elles en avaient certainement l’intention, les pauvres. Cependant, lorsque l’heure du sacrifice est arrivée, elles ont subi une invincible attraction et, pareilles à des hypnotisées de Pickmann, elles sont entrées dans les salons du 162. Très jolis ces salons, décorés d’une profusion de guirlandes, de lierres et de chrysanthèmes. Notre voisin a pu cueillir sans regret tout ce qui restait de fleurs dans sa serre ; elles étaient condamnées à mort et elles auront fini ainsi dans une apothéose. Naturellement ces bons Sandrin m’avaient renouvelé leur amicale gaffe d’appuyer sur les motifs pour lesquels ils ne pouvaient me convier à leur fête ; pour leur prouver que je n’en avais aucune rancœur, je suis allée admirer leurs travaux d’art et manger un petit four avant l’arrivée des invités.

Ces petites réunions des dimanches, qui devaient d’abord être tout intimes, ont pris de l’ampleur. Il devait y avoir dimanche dernier sept jeunes gens que le maître et la maîtresse de maison ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam et que Madame de Paseille, une amie de Valentine, leur amenait pour le service de danse. Et, comme on venait de lire en chaire, la lettre du nouvel archevêque encore plus sévère que l’ancien pour les trémoussements impudiques, la pauvre Madelon paraissait inquiète de l’introduction de cet élément étranger. J’espère que la « chaste Suzanne » n’aura pas été effarouchée par les manières de ces messieurs.

Jeudi 23 Décembre

Il faut dans une journée où il n’y avait pas une minute de liberté, trouver le temps de courir prendre des nouvelles de Madame Morize. La carte de Papa est écrite en des termes qui, sans m’alarmer sérieusement, n’autoriseraient pas une abstention de plusieurs jours.

Samedi 25 Décembre

Noël ! Les jours de fête sont lourds pour ceux dont les cœurs ne participent pas à l’allégresse générale. Pourtant, le petit Jésus m’a donné ma part de joie ; d’abord, la vue du bonheur des enfants très gâtés, comme toujours, puis, une lettre du Brésil arrivée comme par miracle, à huit heures du matin.

Dimanche 26 Décembre

Dans ma tristesse d’hier, il entrait sans doute un peu de lassitude : Jeudi et Vendredi avaient été des journées affolantes, sans une minute de répit. La veillée du 24, la messe de minuit, le réveillon, puis le déjeuner d’hier auquel j’avais convié la solitaire Madame Dupuis, Maman et Louis n’avaient pas contribué à me reposer. Une longue et assez bonne nuit m’a remise d’aplomb et, si je ne suis pas d’humeur à danser la trémoutarde, du moins je me tire de l’engourdissement douloureux qui m’accablait hier. Tout est relatif. Il faut avoir la sagesse de ne pas comparer l’heure actuelle à ses sœurs d’autrefois, de ne pas imaginer des douceurs qui auraient pu être, ne sont point, ne seront jamais. Il est tombé de la tendresse dans mon sabot de Noël que les trois enfants avaient garni. Que de déshérités se sont éveillés hier, souliers et cœurs vides ! Alors, Gloire à Dieu et paix aux âmes de bonne volonté !

Lundi 27 Décembre

Manqué hier la visite de Schompré. Suis désolée, mais c’est de sa faute, il n’avait pas prévenu. Il est en Bretagne et a laissé son adresse… pour que je lui écrive.

Mardi 28 Décembre

En ce moment mon courage est comme 1920, tout à fait au bout de son rouleau.

Il y a bien des choses qui m’ont affreusement tourmentée et qui se sont arrangées. Ainsi les menaces de Marguerite de me retomber dans les bras le jour où elle ne pourrait plus payer son Palace. Elle a maintenant 6 leçons par jour et c’est le pain quotidien assuré jusqu’à ce qu’elle soit mise en possession de ses revenus.

Il y a aussi des ennuis auxquels j’ai attaché trop d’importance et qui reprennent dans le passé leur véritable valeur ; témoins : deux fuites d’eau celle de la rue est réparée et n’aura que l’inconvénient de nous coûter bon, celle qui a endommagé notre chambre nécessitera les allées et venues d’ouvriers et laissera des traces bien fâcheuses. J’ai aussi été souffrante et traîne encore, je me suis mis tout notre entourage à dos avec les chiens des enfants etc. … mais tout cela, je puis à la rigueur le porter à moi seule ; et puis il y a les soucis que me cause notre Franz. Il n’a pas mal travaillé puisqu’il vient d’être classé 3ème à l’examen trimestriel avec une note qui indiquerait le succès au bachot et même, dit-il une mention. Il est aussi très raisonnable comme conduite et jusqu’aux premières effluves du printemps semble avoir remisé les pensées d’amour. Seulement, comme il faut toujours que ce grand diable me tourmente, il traverse une crise de santé.

Depuis le début de Novembre il toussait beaucoup. Pendant la première quinzaine j’ai cru à un simple rhume comme il y en avait des quantités à cette époque. Mais, voyant que cela ne faisait que croître j’ai fait examiner Franz par le docteur Poirier. La première auscultation a révélé un très mauvais fonctionnement du poumon droit avec un point particulièrement suspect au sommet. Alors a recommencé l’angoissante histoire des prises de températures ; elles étaient anormales et présentaient le phénomène d’inversion. Tous les soirs le thermomètre ne marquait que 36° et s’élevait le matin jusqu’à 37°7, pas plus. Franz avait mauvaise mine, maigrissait visiblement et se plaignait d’une grande lassitude. Bref, la tuberculose rôdait, le médecin le sentait, Franz s’en doutait, j’étais affolée. Et puis, brusquement, la toux a cessé, les ganglions ont dû se résorber car jeudi dernier le docteur a trouvé une respiration incomparablement meilleure. Franz a la permission de reprendre ses footballs et nous allons attendre pour l’examen radioscopique que l’on devait faire pendant ces vacances.

Naturellement, nous ne devons pas nous croire sauvés, il faut peser, prendre les températures, donner des cachets, surveiller. Franz doit porter constamment sur la peau de petites chemises américaines que je lui ai tricotées en laine très légère pour pomper les transpirations et éviter leur refroidissement. Ce fut contre cette partie du régime qu’il protesta le plus mais il y est fait à présent.

Pour Louis, les affaires vont aussi se dénouer le plus favorablement possible, après bien des tracas. Le pauvre garçon m’a fait réellement pitié depuis la vente du Cinéma qui l’absorbait dans d’autres pensées que la contemplation de ses malheurs. Il a bien fait de se débarrasser de cet établissement dans lequel il a fait un bon apprentissage, tout ce qu’il pouvait en espérer ; mais comme il fallait trouver autre chose, il a remué toute les agences de fonds, visitant plus de trois cents affaires qui avaient toutes des côtés scabreux. Alors, il s’est décidé à ne pas rester son maître et à quitté Boulogne, Paris, la région où il espérait trouver. Il a signé, il y a quinze jours environ, un engagement de cinq années comme directeur du cinéma de Montpellier et il entrera en fonction au début de Janvier. Les appointements fixes de 15 000 Frs sont justes ce qu’il verse à sa famille, il sera donc obligé de vivre un peu étroitement et doit abandonner les rêves grandioses de fortune qu’il pouvait faire en prenant une chose à lui. Par le temps qui court, c’est plus sûr et je lui ai fortement conseillé d’en finir ainsi, d’autant plus que le métier lui plait.

Une lettre de Lili Desseux (la fille d’Ambroisine) m’apprend que Madame Camet notre ancienne propriétaire du Coin est morte au mois d’Avril dernier et que Monsieur Labesse, le nouveau possesseur du domaine qu’il avait respecté jusque là pour ne pas chagriner sa vieille parente, a commencé les bouleversements. Beaucoup d’arbres ont été abattus, les massifs transformés et il attend que les dames Pelotou aient trouvé un gîte ailleurs pour jeter la maison à terre. Il doit faire élever un peu loin de la ferme, un beau château sur des plans plus modernes. Lili me raconte tout cela sans aucune tristesse apparente. Moi cela me chavire l’âme.

Nouvelles boulonnaises maintenant ; Fannière a un fils depuis le 22 et Madame Faure a été mise par une attaque entre la vie et la mort pendant plusieurs jours ; elle s’en tire.

Mercredi 29 Décembre

Nous avons de brusques changements de temps qui doivent être pernicieux à bien des santés. Il y a huit jours, c’était le plein hiver et l’atmosphère est devenue subitement d’une anormale tiédeur qui ne va pas sans une humidité folle. L’eau ruisselle sur les murs intérieurs de la maison. Je viens d’avoir quelques détails sur les pauvres Fannnière bien bouleversés par un évènement dont ils attendaient tant de bonheur. Les choses ont été terribles, quatre jours avant l’accouchement Gobert constatait une effrayante dose d’albumine. Presque aussitôt les crises d’éclampsie se sont déclanchées, il a fallu transporter la future maman dans une maison de santé à Auteuil. Tout a été compliqué, horrible : on a cru Madame Fannière morte, on a cru l’enfant mort. On les a ressuscités et le petit François paraît maintenant bien décidé à vivre. Les inquiétudes sont moins grandes mais pas encore dissipées au sujet de sa mère.

Jeudi 30 Décembre

Les nouvelles pleuvent de tous côtés : les unes, bonnes ; les autres, moins. Nous avons appris hier soir la nomination de Maurice Boucher à Paris et, en même temps qu’on avait administré la grand’mère Mourlon, il y a deux jours.

Depuis deux jours le mieux pour Franz a encore fait des progrès ; hier soir notre Grand atteignait 36°7.

Madame Morize aussi va mieux quoique toujours au lit et bien affaiblie par une diète de près de trois semaines. Elle ne mangeait déjà plus rien huit jours avant la crise qu’elle sentait venir. C’est le docteur Pierre Marie qui la soigne. Très sympathique, ce garçon et très calé, paraît-il. Madame Morize qui ne voulait voir aucun médecin et chez laquelle Charlotte a introduit cet ami par surprise, en raffole maintenant.

Vendredi 31 Décembre

Zut pour 1920 qui me fut très sale année ! Sans attendre beaucoup mieux de sa jeune sœur, je veux espérer qu’elle ne sera pas aussi rosse à mon égard. Donc, contrairement à une habitude de près de 43 ans, je me défends contre la mélancolie de ce 365ème jour. Ce soir qui tombe est comme tous les crépuscules… Louis Sandrin a demandé que nous allions passer chez lui les dernières minutes de l’année pour nous embrasser au coup de minuit sous le lustre de son grand salon, tout fleuri de gui.