1923 - Paris

Septembre 1923

Dimanche 30 Septembre

9 heures du soir.
Voici le premier instant calme depuis jeudi matin. Les dernières heures à Plougasnou, merveilleuses de lumière et de tiédeur, ont été employées à faire hâtivement nos bagages et les moments qui viennent de s’écouler depuis notre arrivée à Boulogne ont servi pour les défaire. Nous n’en avons distrait que le nécessaire pour aller embrasser les deux familles.

Toute une bande joyeuse s’agitait il y a dix minutes autour de moi ; elle vient de partir pour la fête de St Cloud dont c’est la clôture. J’ai dû me débattre contre les Sandrin et les Maudet qui voulaient m’entraîner presque de force. Il est un peu difficile de conserver son indépendance dans ce pays-ci. Nos bons amis ne comprenaient pas que je renonce à voir un feu d’artifice et à faire un « tour de cochons ». Et je n’ai pas voulu leur dire que c’était le 23ème anniversaire de nos fiançailles… Me voilà seule, toute seule dans la maison avec les chiens.

Notre voyage fût bon malgré les vomissements de Flora dans la voiture, les coliques de Rolf dans le train et les difficultés pour trouver un véhicule à la gare Montparnasse. Très gentiment, Albert, Jean et Monsieur Maudet se trouvaient sur le quai de débarquement à 7 h 15 du matin. Leur aide me fut précieuse et leur présence réconfortante. On éprouve un sentiment heureux en constatant qu’on est attendu, accueilli, entouré dans l’endroit où l’on arrive et Paris nous a semblé moins hostile malgré son voile de brume lourde. Néanmoins, notre cafard n’est pas entièrement dissipé. Après avoir vécu librement en pleine lumière pendant plus de deux mois, on ne rentre pas avec indifférence dans une atmosphère sombre, dans des existences entravées. Par bonheur, nous n’avons pas le loisir d’être tristes.

Ma pauvre mère est bien fatiguée, maigre, cassée, lamentable et plus nerveuse que je ne le pensais, d’après ses lettres. L’été torride l’a éprouvée fortement et puis, surtout, elle vient d’avoir une très grosse contrariété qui la navre et l’exaspère. Sa petite bonne alsacienne l’a volée. Pendant que Maman passait ses journées auprès de Suzanne malade, elle introduisait des gigolos à la maison ; on fracturait les chambres fermées et les armoires, on faisait d’énormes ballots qu’un cabriolet emportait… où ?... On ne le sait pas encore ! Le saura-t-on jamais ! Linge, bijoux, bibelots, souvenirs, tout s’en allait pêle-mêle. Lorsque la bonne fût arrêtée, le contenu des paquets qu’elle emportait fût estimé à 4000 francs par la police. Jugez des sommes représentées par ce qui a disparu pendant une quinzaine d’opérations… Les dentelles de Marguerite et de Geneviève, les bijoux de Maman, tout est enlevé. On a retrouvé notre robe de baptême dans un des paquets saisis. Mais connaissant la maison du 164, il est impossible de se rendre compte – même approximativement – de ce qui manque.

La petite Marguerite ne veut pas parler. Condamnée à 3 mois de prison, elle préfère accomplir cette peine et jouir ensuite du beau produit de ses vols. Maman n’a donc plus de bonne encore une fois, un ouvrage fou, des tas de gens et de bêtes sur les bras. Elle se fait une bile noire en songeant à ses richesses volatilisées.

Par contre, notre belle-mère est transformée, méconnaissable même. Elle est redevenue telle qu’elle était en mars 1922, peut-être un peu plus mince mais aussi fraîche, aussi remuante. On ne dirait jamais que cette femme est dans sa 74ème année et qu’elle est restée pendant 3 mois entre la vie et la mort l’hiver passé. Le pessimiste Pierre Marie douche notre joie en disant que le danger n’a pas cessé de planer, qu’il faut redouter l’hiver, l’anniversaire de la crise surtout…

Octobre 1923

Lundi 1er Octobre

Impossible de s’arrêter. Nous voilà repris dans le tourbillon. La maison toute poussiéreuse et désordre est envahie. Annie, Roger, Yves Maudet doublent mon nombre d’enfants. Il faut aussi s’occuper de Suzanne clouée dans son lit jusqu’au 20 Octobre par ordre médical, Lili vient de rentrer ce soir au 164, arrivant directement de Chef-Boutonne avec sa tante Valentine et ses sœurs. Fafette, un peu souffrant, ne reviendra qu’à la fin de la semaine prochaine avec Xandra.

Mardi 2 Octobre

Encore une date qui me plonge dans le passé. Excursion mélancolique et bien amère. Mon Dieu ! mon Dieu que de poussière autour de moi, que de cendres dans mon cœur !

Mercredi 3 Octobre

Ce n’est pas pour des besognes récréatives que je néglige mes écritures ; je ne m’occupe même pas de la réinstallation de la maison ayant à faire des choses ultra pressées au dehors. Aujourd’hui journée de dentiste pour Franz que je ne veux pas laisser partir à Fromonville avant l’achèvement des travaux commencés dans sa bouche en Juillet dernier. Aimablement, Smadja nous a donné tous ses rendes-vous libres. J’en ai obtenu 3 au cours de ce même jour : 9 h ½ - 11 h ½ - 1 h ½. Avec les allées et venues, les attentes, les séances, nous avons bien donné 6 ou 7 heures aux dents de Franz. Entre temps, je suis allée deux fois à la mairie pour payer la taxe de balayage, j’ai relancé aussi ma petite couturière dont l’aide m’aurait été précieuse pour remettre nos garde robes en état. Pas de chance pour moi, mais veine pour elle ! La situation de son mari est devenue suffisamment bonne pour lui permettre de vivre désormais en rentière. Elle ne travaillera plus et comme je la connais depuis 5 ans, c’est un gros ennui de songer à la remplacer. D’ailleurs, vais-je trouver ? Les couturières qui font des journées sont rares.

L’outillage me manque donc à peu près complètement pour remettre ma maison en fonctionnement. Ce n’est pas gai, d’autant plus que des corvées étrangères ne manquent pas de me tomber encore sur le dos. J’avais fait des brassières pour notre future nièce (ce doit être une petite fille : Nicole Prat). Elles ont été acceptées par Suzanne qui m’a dit avec sa touchante ingénuité : « Elles sont très gentilles, très pratiques, je vous remercie beaucoup, mais voilà, j’ai compté sur vous pour les chaussons, je n’en ai pas une seule paire ! » Naturellement, il m’a fallu promettre d’habiller les petites pattes qu’elle sent grouiller dans son ventre. Tâche facile parce qu’elle peut être accomplie de nuit mais à laquelle il convient de se mettre sans retard. Ainsi, j’ai peu de temps pour me souvenir de Plougasnou, pour en regretter les douceurs.

Jeudi 4 Octobre

Matinée dans les magasins avec mes enfants et Lili pour les commandes d’uniformes. Course chez Delestres. Sans entrer dans le détail, notre notaire estime que les choses sont bien telles qu’elles sont arrangées en ce moment. Elles donnent des avantages très grands à Mme Morize pendant sa vie. Il croit que son apport dans la communauté est couvert. Il n’y a que la part à revenir plus tard à Charlotte qui se trouverait diminuée du fait de ce legs aux enfants. En somme, le côté Beauvais n’est pas lésé mais seulement moins avantagé qu’il aurait pu l’être si les 4000 de rentes laissés aux petits enfants étaient restés dans l’héritage. Delestres croit que la pensée de mon beau-père était d’assurer l’aisance à sa veuve en réservant autant que possible les droits de ses fils dans la succession de Madame Morize. Néanmoins, il est prêt à la contenter dans les mesures du possible.

J’espère que cette affaire là se terminera bientôt, à la satisfaction de tous. Charlotte est venue seule assister au petit goûter préparé pour la fête de Franz. Albert en a été empêché par ses affaires, Jean avait un peu de grippe. Quant à notre belle-mère, elle avait dit d’avance qu’elle ne viendrait pas et le plus affreux des temps n’étaient point fait pour la faire revenir sur sa décision.

Samedi 6 Octobre

Hier matin, équipement de Pierre et de Cricri qui rentraient dans leurs boites respectives. Ensuite, je suis allée rue de la Rochefoucauld. Visites plus ou moins intéressantes à Gewler, Delépine, Houdaille et Commandant Parent. J’ai appris que le fameux matériel d’Henri n’était pas tout à fait un mythe, il éclot lentement et sera peut-être mis au jour vers le printemps prochain. Houdaille croit qu’on va l’envoyer en mission assez prochainement mais ce ne serait pas du côté du Brésil, au contraire, à l’opposé, dans les Balkans. Ces deux tuyaux sont confidentiels. Ce qui n’est pas un mystère par contre, c’est que le Commandant Roy est en Belgique et que les Brésard viennent d’avoir une fille dont la naissance a failli coûter la vie maternelle. Houdaille m’a dit que tout danger était écarté maintenant. Tu retrouveras ta petite Marthou.

Je ne suis rentrée à Boulogne que pour déjeuner. Il a fallu faire ensuite la valise de Franz, puis, comme il était fort encombré, le conduire à la gare de Lyon pour le train de 16 heures. Notre Grand jubilait, non seulement de revoir son cher Bertrand mais aussi de penser qu’il pourrait tirer encore quelques coups de feu. J’espère qu’il reviendra mercredi soir afin que nous le possédions un peu avant le départ pour Beauvais, fixé le 16.

Dimanche 7 Octobre

Il ne manquait plus que cela ! Maman est malade : crise d’asthme compliquée, je le crainsn de congestion. Je m’occupe presque exclusivement d’elle depuis hier midi. Lili est mon pensionnaire pour quatre ou cinq jours, le temps de l’absence de Franz dont il a pris le lit. Il voudrait que je le garde tout l’hiver. C’est un bon petit garçon, mais terriblement diable, indépendant et brise-fer. Il ferait un million de bêtises par jour et naturellement son père et sa grand’mère, qui ne parviennent pas à le mâter eux-mêmes, trouveraient que je l’élève très mal. Ils sont déjà mécontents que je l’aie accepté ces jours-ci, attendu que Monsieur Lili a déménagé sans leur permission, dès qu’il a vu une place où se faufiler au 166. Je ne l’avais pas invité mais il m’était difficile de le renvoyer. D’ailleurs, avec la crise de Maman, cette décision du filleul d’Henri présente certains avantages qu’on commence à reconnaître si on ne les avoue pas. Emmanuel n’est pas bien, il a un mouvement de grippe et sa femme éprouve des inquiétudes ventrales depuis hier soir. Cela lui est arrivé deux fois déjà le mois dernier. Le médecin est parvenu à les calmer mais comme le terme approche on laissera peut-être maintenant les choses suivre leur cours.

Le temps va très vite, je n’arrête pas et déjà les amis sont froissés du peu que je leur donne. Les bons Sandrin chez lesquels je suis allée quelques minutes hier soir, pour reprendre les habitudes traditionnelles m’ont fait des reproches. Il est impossible de faire tous mes devoirs et de contenter un entourage exigeant. Je me promets de me faire moins de bile désormais, d’organiser ma vie d’une manière plus stable, moins ballottée aux caprices des uns et des autres.
Lundi 8 Octobre

La crise de Maman est bien longue et bien forte cette fois-ci. J’espère qu’elle s’en tirera encore mais il est pénible de la voir tant souffrir. Elle m’accapare presque entièrement depuis 48 heures. Ce n’est pas qu’elle réclame beaucoup de soins mais elle est toute seule pour remplir des tas de charges qu’elle s’est données plus ou moins bénévolement et dans lesquelles il faut la remplacer. Rien que pour donner à manger au peuple d’animaux affamés qui l’entoure, j’ai passé plus de 2 heures ce matin. Et encore, j’ai oublié la perruche de Roger ! La plus difficile est une certaine princesse russe du nom de Droutziah dont les parents étaient à la cour du pauvre dernier tzar. Cette gigantesque levrière blanche est bien la bête la plus insupportable que je connaisse, bien qu’elle ne soit pas méchante. Elle n’est pas dressée le moins du monde, elle ignore totalement l’obéissance. Est-ce par esprit d’indépendance ou parce qu’elle est trop peu intelligente pour comprendre le langage et les gestes des humains ? Je ne sais, mais les résultats sont déplorables et elle complique terriblement le service déjà ennuyeux du 164.

Comme la Reine Margot a daigné adopter depuis un mois la maison maternelle en guise de restaurant, il faut aussi y assurer son service sous peine de la voir rappliquer chez nous. Je ne m’attendais vraiment pas à retomber aussi tôt dans la pétaudière complète.

Mardi 9 Octobre

Vie de plus en plus compliquée, triste, agitée. Maman nous inquiète sérieusement. J’ai peur qu’elle ne passe pas l’hiver. Sans doute ce n’est pas encore la fin mais elle baisse à chaque crise. Elle vit dans des conditions impossibles au point de vue matériel. Si je n’avais qu’à la soigner, je la prendrais chez nous, elle serait beaucoup mieux mais elle tient à rester sous son toit à cause de tous ceux qui vivent d’elle et dont je suis ainsi bien forcée de m’occuper. Je me suis un peu révoltée hier, voyant tous les tracas étrangers qu’elle me met sur les bras avant de consentir à ce que je lui donne le nécessaire. Mais elle m’a répondu : «  Alors, ma pauvre fille, c’est moi qui le ferai et regarde je n’en peux plus, je suis crevée ». Cette phrase m’a fait céder, je suis l’esclave du 164 jusqu’à nouvel ordre.

Mercredi 10 Octobre

Nous avons eu une véritable tempête, presque un cyclone la semaine dernière. Nos jardins ont été ravagés ; des branches énormes, des têtes d’arbres sont tombées, d’autres sont restées suspendues dans un équilibre menaçant. Il a fallu faire venir les élagueurs. Depuis deux jours ces hommes sont chez nous, coupant avec une ardeur farouche, je ne peux plus les renvoyer ni les modérer. J’espère qu’ils nous laisseront quand même un plumeau de verdure pour nous rappeler la miniature forêt vierge que ce coin de terre était devenu. A propos de jardin, nous avons eu la peine de voir partir le brave Joseph pour son château du Calvados. Figure connue depuis 30 ou 40 ans et sympathique malgré une origine étrangère et un horrible accent boche ! Peu à peu, tous s’en vont… Celui-là n’est pas mort, mais c’est tout comme ; nous ne le reverrons plus.

Jeudi 11 Octobre


Franz est revenu. Maman va un peu mieux mais de nouveaux embarras surgissent de partout. Inutile d’entrer dans les détails. Ce qui m’ennuie presque le plus, ce sont des fuites d’eau un peu partout dans la maison. Notre grande chambre et le petit salon sont perdus. Dégâts pas si réparables que cela, du moins en ce moment. Comme le 164, le 166 est tombé en ruines, une fatalité semble peser sur nous pour nous mener tous à la déchéance. Cette pensée m’enlève le courage et même m’empêche de lutter. Et je crois avoir écrit, il y a peu de jours, que je voulais m’organiser une vie moins livrée aux caprices de mon entourage ! Voilà que je me laisse désemparer par des évènements malchanceux. Jje manque de suite dans les idées.

Vendredi 12 Octobre

Peut-être aurons-nous des accalmies dans l’ouragan qui a repris. Maman reste un peu levée, descend à la salle à manger, tourne dans ses chambres mais est trop faible pour le lourd service qu’elle a pris ; elle ne peut pas sortir. Réellement, je suis garde malade et bonne chez elle jusqu’à ce qu’elle soit remise ou que j’aie trouvé une remplaçante. Je cherche… je cherche… C’est déjà difficile de trouver quelqu’un pour nous, j’ai peur que ce soit impossible pour la ménagerie d’à côté.

Vendredi 19 Octobre

Semaine d’angoisses et de surmenage.

Maman allait mieux vendredi dernier ; dès le lendemain matin, elle rechutait et de façon tellement grave que le docteur Poirier, appelé en toute hâte, déclarait que nous étions à un doigt de la broncho-pneumonie sans espoir des vieillards. Pendant trois jours ce fut la lutte. Avons-nous triomphé ? Je veux le croire mais n’en suis pas sûre. En tous cas, le cœur reste très fatigué et constitue maintenant une autre menace. Je passe ma vie au 164, remplissant les multiples fonctions de concierge, bonne à tout faire et garde-malade. Je n’ai pas souvenance d’une seule période aussi surchargée dans ma chienne de vie qui cependant en a déjà connu quelques unes. Quoi qu’il en soit, si nous tirons Maman de là, elle ne pourra de longtemps reprendre sa vie normale, elle ne la reprendra sans doute jamais. Il va falloir lui chercher une bonne très sûre ou chambarder toute l’organisation de nos existences. Le docteur voudrait que je la prenne chez moi afin de lui éviter tout souci et toute peine. Mais Maman traîne à sa suite toute une kyrielle de gens et de bêtes que je ne puis recueillir.

Déjà bien des êtres rappliquent dans notre logis comme au refuge le meilleur. Annie est revenue, sa mère ayant enfin sa bonne ; dès que Lili (qui prenait déjà ses repas à la maison) a vu le lit de Franz vide, il s’y est glissé le premier soir, sans même faire changer les draps. Et je me demande comment je pourrai l’en déloger. Après nous avoir privé de Roger pendant des mois et des mois, Marguerite nous octroie maintenant généreusement tous les congés de son fils et comme René paraît aussi avoir de bonnes dispositions à notre égard pour cet hiver, nous aurons du Toto, du Toto… autant que son cher Pierre pourra le désirer.

Suzanne est toujours dans le même état d’attente. Les temps sont révolus et Madame Le Doyen qui doit déménager dans le courant de Novembre voudrait maintenant que le bébé débarque.

Madame Icre est venue mercredi me surprendre à midi moins ¼, au moment où nous nous mettions à table. Je l’ai invitée à partager notre repas, ce qu’elle a refusé… pour mon plus grand soulagement. En dix minutes, elle m’a fait l’impression d’une bonne et aimable personne. Par bonheur, mes salons avaient été nettoyés et installés la veille par Perrine au courant des choses de la maison.

Monsieur Billette marie sa fille et mon cousin Guillaume Bonfils la sienne, les Georges Quentin ont été cambriolés, Madame Lebe-Gigun a perdu sa mère. Voilà les seules nouvelles qui me sont parvenues au cours de cette terrible huitaine.

Samedi 20 Octobre

Quelle existence abrutissante ! Il ne me reste plus grand-chose de la provision de forces physiques et de santé morale amassée au cours de cet été.

Dimanche 21 Octobre

Maman ne va sans doute pas mourir de ce coup-ci mais elle ne s’en remettra pas non plus, je le crains. C’est un pas dans la vieillesse, vers la tombe. Elle traînera des semaines, des mois, des années peut-être, sans redevenir la femme décharnée mais encore agissante qu’elle était à mon retour de Bretagne, avant cette terrible crise.

Lundi 22 Octobre

Le docteur Poirier vient de nous dire que tout danger immédiat lui paraît écarté et qu’avec la constitution extraordinaire de la malade, on peut espérer beaucoup malgré le détraquement du cœur. N’ayant toujours personne pour le service du 164, je continue mon métier de chien mais l’accomplir sans l’angoisse des jours derniers est un énorme soulagement.

Mardi 23 Octobre

Le mieux s’accentue pour Maman ; elle commence à pouvoir aller sans être soutenue de son lit à son fauteuil ; je ne l’habille plus, je ne la fais plus manger depuis hier, elle parle de descendre dans sa cuisine à la fin de la semaine… Par contre, notre maison abrite deux malades : Perrine et Lili, atteints de grippe. La première se traîne, le second est au lit et sait se faire servir. Par bonheur Annie est à peu près stable à Boulogne. Maintenant et, comme nous n’avons pas encore pu vaincre sa résistance à la reprise des études, elle se trouve passablement désoeuvrée. Très gentiment, elle veut bien s’occuper un peu de son frère ou me remplacer chez sa grand’mère quand Lili me réclame. Nous pouvons donc encore nous en tirer mais vraiment ces débuts de l’hiver sont de mauvais augures.

Franz écrit de Beauvais des lignes navrées. Le directeur très paternel et bien disposé pour notre Grand a été obligé de prendre sa retraite à cause de sa santé. Il est remplacé par un jeune pince-sans-rire qui fait du zèle et s’est rendu très antipathique au premier abord. Les Cubes et les Carrés mènent un chahut montre. En sa qualité de major, Franz se trouve pris entre l’enclume et les cinquante marteaux de sa promotion. Il craint d’être le bouc émissaire.

Mercredi 24 Octobre

Le médecin déclare une angine pour Perrine et l’immobilise au moins à la chambre. Lili a encore 39°3 ce soir après avoir été bien toute la matinée. Chez les Le Doyen, Jean-Michel est très malade : on craint la scarlatine. Dans quels embarras et quelle triste atmosphère nous nous agitons.

Jeudi 25 Octobre


Perrine dans le même état de dépression. Un peu de mieux chez Jean-Michel : on espère que ce ne sera pas la scarlatine malgré l’épidémie qui sévit à Boulogne. Pour Lili, il a dû avoir une crise de croissance, il n’a plus de fièvre et souffre encore de tiraillements dans les jambes et les bras. Il prétend avoir grandi de toute une tête pendant ces trois jours de lit. C’est exagéré mais il aurait poussé de trois ou quatre centimètres que cela ne m’étonnerait pas. Annie est reprise de cafard. Elle ne fait que grogner depuis ce matin, reste le nez aplati sur les vitres et n’ouvre la bouche que pour son éternel refrain : « Je veux aller gagner ma vie ! » Où ?... Comment ?... Elle n’en dit pas plus long. Et cela, parce qu’on a parlé de lui faire reprendre ses études après les congés de la Toussaint en la laissant même libre de choisir l’établissement qui lui conviendrait le mieux. Je crois qu’on n’y parviendra pas ; elle est tellement butée ! mais que fera-t-elle ici puisque tous les emplois qu’on s’ingénie à lui procurer ne lui plaisent que quelques heures ?

Ainsi, très complaisamment hier, elle avait tenu compagnie à son frère la majeure partie de l’après-midi. Aujourd’hui elle est lassée du jeu de garde-malade. Elle a déclaré à Lili qu’elle n’était pas sa bonne, qu’il sentait mauvais, qu’elle ne voulait pas rester auprès de lui. Et elle est restée seule dans une autre pièce à regarder les feuilles tourbillonner dans le vent d’automne. Heureusement Cricri était en congé aujourd’hui, elle a bien amusé son petit cousin et… s’est distrait elle-même en lui tricotant des drapeaux et en arrangeant son album de timbres. Tous deux étaient ravis de leur journée alors que la pauvre Annie grognait contre l’emploi de la sienne.

Vendredi 26 Octobre

Lili est hors d’affaire mais se dorlote encore dans le lit de Franz qu’il affectionne… beaucoup… beaucoup. Perrine continue à se lamenter. Maman entre en convalescence. J’avoue qu’elle est plus difficile à soigner en cet état qu’au fort de la maladie. Je suis contente quand même.

Samedi 27 Octobre

Au fur et à mesure que mes angoisses diminuent au sujet de Maman, je m’aperçois mieux des soucis secondaires. Ils sont légion; je ne puis les citer tous. Il me faut lutter contre le cafard et le découragement de Franz qui ne peut se faire au nouveau régime de son Institut et me demande de le retirer de Beauvais. Ici, Perrine malade veut s’en aller en voyant que je ne lui trouve aucune aide, que le 164 m’accapare et déborde chez nous… etc. … etc.

Je me demande à quoi bon ceci ?... à quoi bon cela et j’ai grande envie de tout envoyer promener.

Dimanche 28 Octobre

Le docteur a déclaré ce matin que l’enfant de Suzanne ne pouvait plus tarder beaucoup à paraître au jour. Il a fait lever la future Maman, ordonnant la circulation d’une chambre à l’autre. Le lit a rendu ma belle-sœur paresseuse à l’excès, elle ne veut même plus sortir d’entre ses draps et, après avoir retenu sa chambre dans une maison de santé d’Auteuil, elle a décidé brusquement, il y a trois jours, qu’elle resterait chez elle, ayant peur du voyage. L’accoucheur a envoyé une garde et deux énormes malles capables de contenir au moins cinquante nouveaux nés. J’ai vu tout cet attirail, c’est impressionnant.

Jean-Michel est depuis 15 jours déjà chez ses grands parents Le Doyen, c’est là qu’il est alité. Il va du reste bien mieux et le docteur Bouchaud paraît avoir eu tort en prononçant le nom de scarlatine. Dès que Suzanne sera remise, on doit opérer Tout-Petit des végétations et des amygdales.

Lili est tout à fait bien aujourd’hui ; il retournera demain matin au collège mais ne paraît pas disposé à rendre mercredi la place de Franz. Par contre, Annie demande à son père de l’installer mieux qu’à la maison…

Lundi 29 Octobre

Hier, Emmanuel a sonné. Sa femme venait d’avoir deux douleurs. Pierre et Roger ont couru dans Paris après la Garde qui était partie se promener, pendant que je m’installais au chevet de Suzanne. Par bonheur, rien ne s’est passé. Madame Le Doyen, la Garde, le Docteur ont rappliqué les uns après les autres et, à cette heure-ci, l’enfant est encore au chaud dans le sein de sa mère. On l’attend d’heure en heure mais Suzanne ne souffre pas.

Mardi 30 Octobre

Nous avons un neveu de plus. Ce gentil garçon, un blondin de 6 livres ½ est arrivé à 3 heures du matin, sans que sa mère s’en aperçoive. Aucune douleur, aucun cri, même au passage du bébé. La délivrance fut plus laborieuse. Suzanne est si faible et son placenta offre tant d’anomalies que le docteur craint des complications et défend toute visite pendant trois jours. Nous avons vu seulement le bonhomme qui tette furieusement son pouce. Il est dans un drôle de petit berceau rose préparé pour la fille espérée. Suzanne est navrée, Emmanuel un peu contrarié et Jean-Michel a dû pousser des hurlements en apprenant que la petite sœur était changée en petit frère. Je viens d’aller avec Emmanuel et Louis Sandrin faire la déclaration.

Le nouveau né est inscrit sous les noms de Claude-Jacques-Paul. Le premier est choisi par Suzanne, malgré quelques protestations d’Emmanuel, le second est donné en l’honneur du futur parrain et le 3e est en souvenir de Papa, voulu par Emmanuel, pour faire plaisir à la marraine qui doit être… moi, m’a-t-on dit tout à l’heure, en allant à la mairie. J’ai donc appris que j’étais marraine, bombardée marraine, sans que rien ait pu me le faire pressentir. Les Emmanuel ont des manières originales de faire toutes choses ; je ne m’en formalise pas mais je digère mon étonnement avec lenteur. Vais-je accepter cette carte forcée ?... Avant d’avoir vu le petit, je voulais dire « non » mais je raffole des bébés… Celui-ci est mignon, mon cœur s’est attendri ; il adopte. Ah ! J’étais bien assez Mère Gigogne sans ce nouveau poussin !

Nous entrons dans des jours de bien tristes anniversaires. Je revis les évènements précipités de la dernière fin d’Octobre. Déjà, certains détails deviennent confus et m’échappent mais la sereine figure de mon Beau-père mort a toute son intensité. Madame Morize vient de faire imprimer des souvenirs mortuaires, elle m’en a envoyé 5, pour nous et les enfants. J’ai pris la liberté d’en faire demander un pour Maman.

Le temps est merveilleux aujourd’hui, après une longue période de tempêtes et de déluges. Le docteur Poirier a permis hier à notre malade d’ouvrir ses fenêtres. Il autorise aujourd’hui quelques pas dans la cour, au soleil.

Mercredi 31 Octobre

Contraste décevant ! Une atmosphère lugubre nous enveloppe et nous pénètre jusqu’aux mœlles, l’humidité est folle, la brume est tellement épaisse que les tramways et les autos n’ont pas cessé de circuler avec leurs phares allumés. Franz est arrivé pour déjeuner. Il a bonne mine quoi qu’il se plaigne du nouveau régime alimentaire de sa pension. Le directeur actuel a tout changé, le mécontentement est général, tous les élèves ont signé une pétition au Conseil d’Administration pour obtenir le retrait de ce monsieur Pigache dont le nom rime avec vache pour le plus grand bonheur des chansonniers de l’Institut. Ces histoires m’épouvantent, j’ai peur qu’elles se terminent mal. On a parlé de sabrer les trois Majors pour l’exemple. Les élèves ont riposté par un serment de quitter l’Ecole en bloc si cette mesure était prise. Le conseil de discipline fonctionne, les punitions pleuvent. Franz espère que les Administrateurs profiteront des congés de la Toussaint pour changer le directeur. Cette solution que je souhaite vivement me paraît d’un optimisme exagéré.

Novembre 1923

Jeudi 1er Novembre

Du gris ! De la tristesse ! Des souvenirs douloureux, des pensées mélancoliques ! Nos jardins dégagent des effluves lugubres avec leurs feuilles mortes, leurs plates-bandes désolées, leurs fleurs d’automne noyées dans la brume. Je les aime ainsi pourtant, je voudrais pouvoir m’y promener un peu, rêver, revivre par la mémoire des jours lumineux d’enfance et de jeunesse. Je n’en ai pas le loisir, j’y vais en courant cueillir des salades ou des bouquets de chrysanthèmes pour les tombes…

Ce soir, nous devons dîner rue Las Cases. Un crêpe flottera sûrement sur cette réunion de famille. Néanmoins, je suis heureuse de sortir un peu d’ici. Ce mois d’Octobre 1923 fut réellement dur pour moi. Ce matin, en communiant pour tous nos chers vivants et tous nos chers Morts, j’ai demandé à Dieu un peu de calme pour moi-même.

Vendredi 2 Novembre

Madame Morize était au lit hier soir, Charlotte de mauvaise humeur et les autres passablement mélancoliques. Désormais, on ne souhaitera plus la fête de notre belle-sœur le 3 mais le 11 Novembre. Nous devons nous réunir pour lui présenter nos vœux de dimanche en huit. D’ici là, il y aura une réunion chez le notaire pour régler les questions restées en suspens au moment de la dispersion d’été. J’avoue que cette perspective m’est désagréable. Cependant j’espère que Delestre a pu arranger les choses pour le mieux et qu’il n’y aura dans cette séance aucun intérêt à débattre. Je vais trouver sans doute une situation toute préparée sans qu’on m’ait demandé mon avis et je n’aurai qu’à la consacrer par ma signature. L’accueil qu’on nous fait rue Las Cases est toujours affectueux mais j’ai perdu l’habitude d’y aller depuis trois mois et demi et je sens d’une manière plus vive les différences de sentiments et d’idées qui existent entre ces dames et moi.

Je me referai sans doute rapidement à leurs mentalités. La grande liberté dont j’ai joui en Bretagne a fait de moi une sorte de sauvage. Je ne veux cependant pas dévorer ces pâles civilisées, j’ai même plutôt peur de me laisser grignoter par elles ! Au fond, nous nous aimons et nous sommes liées indissolublement par le cher souvenir de mon beau-père.

Dieu ! Que ces jours d’anniversaires sont lugubres ! Cette nuit, ne dormant pas, je me suis remémoré nos angoisses et nos chagrins de ces mêmes dates en 1922. Ma souffrance n’est pas aiguë mais profonde. Le temps atténue forcément les sensations et les impressions douloureuses. Toutefois, les plaies existent, elles se creusent et nos cœurs finissent par en être tellement labourés que nous avons du mal à les reconnaître.

Mon âme jeune, mon âme heureuse et toute neuve n’a même pas de tombe.

A-t-elle jamais existé seulement ?

Y a-t-il quelqu’un qui ait connu la Manon qui ne souffrait pas ?

 

 

C'est sur cette note un peu mélancolique que s'arrête ici la correspondance qu'à ce  jour j'ai pu avoir entre mes mains. Elle m'a énormément apporté quant à la découverte de cette grand'mère que j'ai beaucoup aimée mais finalement méconnue au plus profond d'elle-même  mais qui, pour moi comme pour chacun de ses enfants ou petits enfants, a été si pleine d'attention et d'amour.

Nous la retrouverons lorsque, ayant quitté Paris au moment de la guerre, elle vient en Bretagne où jour après jour, du 1er Septembre 1939 au 28 Septembre 1948, elle tiendra ce que j'ai appelé ici "les Agendas du Mesgouëz"