1923 - Plougasnou

Juillet 1923

Vendredi 20 Juillet

Nous y sommes enfin !... depuis 28 heures seulement et déjà la vie s’y trouve organisée comme si nous n’avions pas quitté cet accueillant coin de Bretagne. Les quatre grands viennent de partir pour Bec an Fry. J’ai reçu le rôle peu fatigant de nourrice sèche près de Lili, de Fafette et de Flora qui ont préféré rester ou qu’on a préféré laisser ici. Pas le temps d’écrire mais celui de penser, de rêver à la grève pendant que mes enfants adoptifs s’amuseront. Ils ont un magnifique cerf-volant, deux bateaux, des pelles. Avec ce matériel, ils ont déjà passé une merveilleuse fin d’après-midi hier et, comme les jours leur sont comptés, je me consacre presque exclusivement à eux.

Samedi 21 Juillet

Comme toujours, j’apprécie les beautés de la mer et de la campagne ; plus que jamais je savoure le calme exquis de ce bout de France mais cette année, je suis trop lasse pour retrouver la joie de vivre que j’ai éprouvée en arrivant ici l’an passé et qui a duré… juste huit jours. Peut-être reviendra-t-elle plus lentement et sera-t-elle plus solide ? Je me suis épaissie, ankylosée, paralysée et n’ai rien du cabri qui grimpe et gambade. Ma tête se repose, mon cœur se calme, nous verrons dans la suite à faire re-fonctionner les membres.

Nous avons deux grands mois devant nous et cette perspective ne m’enchante pas moins que nos enfants. Annie, Lili et Fafette, sentant la brièveté de leur séjour ici, n’en veulent rien perdre et font des masses de projets ; ils pensent même demander à leur mère la permission de prolonger une seconde fois leurs billets ce qui les ferait arriver à Pontaillac le 4 ou 5 Août seulement. Je leur ai conseillé d’attendre les évènements. D’ailleurs, ils s’amuseront certainement encore beaucoup dans la Charente Inférieure ; ils y seront très nombreux et Louis Sandrin se proposait, en partant, d’organiser des parties de plaisir pour les parents et les enfants de la famille. Je dois avouer que mes deux petits garçons d’emprunt savent très bien jouer ensemble et même seuls ; jamais ils ne sont désoeuvrés. Annie est beaucoup plus difficile à satisfaire mais ses cousins se chargent de la chose et elle me paraît réconciliée encore une fois avec la vie.

La pauvre fille s’est fortement émue à la pensée que son père, ne partant pas avec nous, elle habiterait pendant quelques jours seule à l’hôtel avec ses frères. Pierre s’était proposé pour la remplacer, elle a fait la mauvaise tête : « Non ! Puisque, papa a décidé que je serais la bonne de mes frères, il faut bien que je la sois ! » Maintenant, je crois que cela l’amuse d’être à l’hôtel. C’est à deux pas de la maison ; il n’y a pour l’instant que quatre familles simples mais très comme il faut et la patronne de l’hôtel est une excellente femme qui a recueilli à bras ouverts ses petits pensionnaires de l’été passé. Annie partage la chambre de ses frères et, si elle veut changer, l’un ou l’autre de ses cousins serait enchanté d’aller à sa place.

Nous sommes donc largement installés cette fois-ci ; il n’y a que la question des chiens qui me complique l’existence. Avant de quitter Boulogne les garçons ont vendu Vouick à l’un de leurs camarades mais nous avons encore Rolf, Flora et Fane, la petite chienne de chasse. Ce monsieur et ces deux dames ont des moments de trop grande tendresse ou d’animosité féroce ; il y a toujours des séparations à faire et c’est assez difficile dans cette maison. Il y a déjà quelques dégâts dont je m’alarme et m’énerve d’autant plus que Monsieur Franz les traite comme choses sans la moindre importance. Nous avons eu ce matin le service anniversaire d’Yves Péron, le frère de Perrine. Nous étions invités au Lunch qui suivait mais j’ai pu nous en dispenser sans peiner ni froisser personne.

Une dépêche vient de m’être remise. Henri est le premier à souhaiter ma fête. Je crois que les enfants y pensent aussi et qu’ils s’exécuteront demain. Perrine étant dans les larmes aujourd’hui je n’ai pas voulu lui faire faire un repas d’extra ; une réjouissance quelconque aurait été un manque de tact et de cœur.

Dimanche 22 Juillet

Ma propriétaire m’a comblée : des fleurs, un saucisson, une bouteille de cidre… comme on n’en boit pas ! Les bonnes et les enfants me fêtent aussi bien gentiment et malgré tout je suis triste. Les vœux de notre si bon père me manquent pour la première fois. Il faut que je secoue cette impression pour paraître gaie tout à l’heure en servant le café, les gâteaux et le cassis que j’ai préparés et auxquels Madame Le Gros, sa bonne et les petits Prat ont été conviés. D’ailleurs, pour moi-même, il est mauvais de me plonger dans les souvenirs et les regrets. La réalité m’offre assez de tourments sans que j’y ajoute le poids de mes rêves morts, de mes chagrins passés, de mes craintes d’avenir. L’heure présente est une véritable trêve, la savourer, savoir en jouir. On me rappelle affectueusement que nous sommes aujourd’hui le 22 Juillet, je dois en être reconnaissante à ceux qui le font et puis… me hâter de l’oublier.

Nous avons quelques coups de soleil bien tapés. Cricri est de nous tous la plus atteinte, elle est rouge, enflée et sa peau se soulève en cloques au cou et sur les bras ; elle souffre un supplice que je ne sais comment alléger mais cela ne l’empêche pas de courir la falaise et la lande.

Jusqu’à présent tout marche à souhait dans notre colonie à part ces vilains coups de soleil et si Louis arrive mardi matin j’espère que mes responsabilités seront aussi légères jusqu’à la fin. Naturellement ce n’est pas la véritable sinécure que de s’occuper de tant de gamins dont plusieurs sont enragés mais j’ai supprimé pour Lili une cause de transes en refusant de prendre sa bicyclette. L’an dernier il manquait cinq ou six fois par jour de se faire écraser sur la route par des automobiles et plus de fois encore il menaçait quotidiennement de renverser les gens, d’écrabouiller de petits gosses, de tomber dans les fossés ou les haies. Sans sa monture de fer, Lili n’est plus que la moitié et même le quart d’un diable ; cela me suffit amplement et je me félicite d’avoir imposé cette condition. Je suis bien obligée par contre à faire tout mon possible pour que notre neveu ne sente pas cette privation.

Fafette, encore passablement endormi, est beaucoup moins momie qu’à la saison dernière. Il paraît tout à fait corrigé de la déplorable habitude de salir ses chemises et ses culottes à chacun de ses besoins naturels. Ce n’est plus un être presque anormal, c’est un petit garçon doux, timide, emprunté, distrait, paresseux comme il y en a tant. Il est toujours joli comme un amour et frêle mais sa santé est sûrement meilleure, les gens d’ici qui ne l’ont pas vu depuis un an le trouvent très fortifié. Annie est une ravissante jeune fille dont les migraines sont devenues surtout diplomatiques. Son caractère n’est pas ce que je le voudrais, bien qu’il se soit amélioré au frottement d’autres caboches ; pour mon compte je m’en arrange et si je n’avais pas le souci de son bonheur plus tard je ne m’en tourmenterais pas.

Nos trois enfants se sont développés cet hiver. Je les regardais ce matin à l’église dans leurs tenues simples mais un peu plus soignées et j’avoue que j’en étais fière. Ce sont de beaux gars et une femme presque faite. Et tout ce monde là possède de bonnes convictions, des principes solides, de la force, de la gaieté. Certes, il y a beaucoup à dire, beaucoup à reprendre. Je le fais, peut-être trop doucement, mais j’espère qu’à la longue, mes paroles seront entendues et porteront leurs fruits. C’est un été peut-être exceptionnel : pas d’examens en perspective, ni stage, ni service militaire, les trois chéris encore réunis ! Ce ne sera plus ça l’an prochain et plus jamais sans doute. Aussi, j’ai des faiblesses…

Pierre et Cricri vont prendre des permis de chasse, s’ils peuvent en obtenir, ce qui est assez compliqué car ils ne sont pas domiciliés dans le département et Monsieur l’Adjoint hésite à faire la demande pour eux. Une fois qu’ils auront ces papiers, je ne vivrai plus mais ils seront tellement heureux ! Et puis, je ne veux pas qu’ils soient comme leur mère des êtres craintifs, gauches, sans défense… Il faut les laisser s’aguerrir, se débrouiller. D’ailleurs, ils sont prudents et plus casse-cous dans leurs paroles que dans leurs actes. Maintes fois j’ai pu le constater et cela me rassure. Seulement je n’en dis rien car nos rodomonts feraient alors des bêtises pour me prouver qu’ils aiment le danger.

Ma petite Françoise est ravie d’être près de sa famille et passe son temps à faire la navette entre Le Guerzit et Plougasnou. Je lui ai proposé quelques jours de vacances complètes, elle a refusé, me disant qu’elle s’ennuierait chez elle si elle y demeurait tout à fait. Elle a donc l’air de nous être déjà bien attachée et peut-être, malgré ce qu’on fait pour l’attirer dans cette fameuse place de Rouen, voudra-t-elle revenir à Boulogne avec nous. J’en serais bien contente car elle est douce, honnête, sérieuse et déjà bien débrouillée. Que ne suis-je assez riche pour donner à ces braves filles les gages qu’on leur offre ailleurs ! Quoi qu’il en soit, je veux écarter les soucis qui ne sont pas immédiats et laisser la vie couler le plus doucement possible pendant ces deux mois.

Lundi 23 Juillet

Le ciel s’est abîmé hier. Dans l’après-midi de gros paquets de brume ont monté de la mer et se sont répandus sur la campagne. Ils sont encore là ce matin, fermant l’horizon, recouvrant tout d’une ouate grise qui pénètre dans les corps et même dans les âmes. La lecture que je faisais pour occuper mes heures dominicales n’était pas gaie et mon 22 Juillet ne me laisse pas claire impression. Mais l’essentiel était que les enfants s’amusent et ils ont paru le faire. Nos deux grands sont allés avec Tanguy baigner les chevaux du Ty Nevez. C’était une vraie partie de plaisir dont ils rêvaient depuis la veille. Les chevauchées de l’aller et du retour sur ces grosses bêtes nues, la descente des bancs de galets, les cabrioles dans l’eau, tout cela était des premières. Ils s’en sont bien tirés et sont prêts à recommencer dès que l’occasion s’en présentera. Les petits et les filles, simples spectateurs, ont eu leur part du plaisir. J’avoue mon tremblement déraisonnable et ma satisfaction lorsque la séance récréative de messieurs nos fils s’est terminée sans incident.

Nous n’avons encore aucune nouvelle des Boulonnais depuis notre départ. Je m’inquiète un peu ayant laissé Maman fatiguée et Kiki très affolée. Si Louis arrive demain, comme c’était convenu, j’aurai des détails sur la manière dont on s’en tire là-bas.

Mardi 24 Juillet

Un courrier assez important nous a reliés aux parents et amis lointains. S’il est bon de s’être sauvée de l’existence fiévreuse, compliquée et parfois odieuse menée depuis quelques mois, je ne m’en désintéresse cependant pas tout à fait. La santé de Maman n’est pas trop mauvaise mais Kiki lui fait quotidiennement des scènes pénibles. Ma terreur est de voir notre malheureuse toquée débarquer un jour à Plougasnou, elle m’en menace, paraît-il. Ce qui me sauvera peut-être, c’est qu’elle est incapable de faire le voyage seule et que personne ne voudra s’en charger, même pour douze heures. Enfin ! elle ne s’est pas tuée devant notre maison vide, le lendemain de notre départ, comme elle nous le promettait ; c’est déjà bien !

Les Maudet, ayant rompu avec leur location de Perros, me demandent de leur chercher un gîte par ici. J’ai déjà vu quelque chose pour lequel on doit me rendre réponse ce matin. Des cartes de Marie Aucher, de Madeleine Sandrin et de Suzanne, me montrent ces gentilles amies dans des villégiatures plaisantes. Suzanne est à Montfort l’Amaury avec les Bonnin, elle se trouve beaucoup mieux. L’examen radiographique qu’elle a subi peu de jours avant son départ à montré plusieurs choses : que l’estomac était plus souple, se contractait moins, que l’ulcère existait encore et puis… et puis… que la belle enfant avait un polichinelle dans le tiroir. Oh ! un polichinelle minuscule, un polichinelle de rien du tout mais déjà vivace, paraît-il.

Etonnement, indignation, colère ! La tribu Le Doyen est furieuse contre Emmanuel, on espère que le médecin se trompe, Suzanne paraissant être impropre aux fonctions maternelles depuis un an. Cependant la nature a de ces surprises devant lesquelles il n’y a qu’à s’incliner sans chercher à comprendre. Aussi l’évènement est-il tenu dans l’ombre jusqu’à nouvel ordre. Emmanuel en a dit seulement un mot à Maman qui me l’a répété dans le tuyau de l’oreille. Vis-à-vis de Suzanne, je parais tout ignorer.

Pour l’instant, il vaut mieux ne pas trop secouer ni droguer Suzanne. D’ailleurs, elle s’alimente de pâtes, de purées, de compotes autant qu’elle le veut et les forces reviennent. Je me rappelle combien j’ai souffert pendant les quatre premiers mois de l’attente de Cricri ; j’ai dû avoir, en moins fort peut-être, ce qu’à eu Suzanne mais dans ce temps-là, on voyait les choses plus simplement et tout le monde s’est moqué de ma fameuse dyspepsie.

Mercredi 25 Juillet

Nos garçons s’amusent. Ils ont fait la connaissance de notre plus proche voisin, un grand chasseur de renards et de blaireaux qui les a déjà emmenés hier soir avec lui dans une expédition. Cricri et moi qui promenions les chiens sur la route, nous avons vu s’arrêter à quelques pas de nous un des animaux délogés mais nous étions sans armes et nous nous sommes contentées de l’examiner avec la même fixité qu’il nous regardait. Il est bon de savoir que Franz et Pierre auront des occupations intéressantes, amusantes et variées pendant ces vacances qu’ils ont bien gagnées l’un et l’autre. Toutefois, je trouve qu’ils abusent du mouvement et je crains un surmenage physique. Ils n’arrêtent pas. Les travaux de ferme et surtout la chasse se partagent leurs jours du matin au soir sans autre répit que le temps très écourté des repas. La première victime de Franz cette année est une sorte de petit canard sauvage que nous hésitons à manger et qui devait être bien joli quand il vivait. J’avoue que ce plaisir barbare de tuerie me répugne, je regrette que nos fils en soient passionnés et d’un autre côté, ils me méprisent un peu pour mes instincts craintifs et paisibles. Et Cricri fait bloc avec ses frères contre moi. Décidément, je suis bien la poule qui a couvé des canards, je n’en ai pas fini des angoisses avec ces trois enfants là ! ! !

Le temps est fort maussade ce qui n’empêche pas les randonnées des grands mais rend les séances des petits à la plage beaucoup moins agréables pour eux et pour moi. Nous y avons cependant une cabine, le numéro 2 de Zoé, encore un chef d’œuvre ! Sa dislocation est peut-être plus apparente que réelle car c’est du chêne massif, des fragments de coffres sculptés et de lits clos que cette vieille chiffonnière de Zoé a fait réunir pour former les quatre montants. L’impression de l’ensemble est déplorable, d’autant plus que cette cahute ne peut point passer inaperçue elle sort tant de l’ordinaire ; j’aurais tort cependant de la débiner car je suis contente de l’avoir telle qu’elle est.

Jeudi 26 Juillet

Il y a déjà huit jours de notre débarquement en Plougasnou. Cette semaine a passé bien vite, chacun des enfants l’ayant employée selon sa fantaisie et moi me rivant aux deux petits qui, par bonheur, se sont rencontrés dans l’amour de la plage. J’ai bien eu quelques petites difficultés domestiques qui m’ont énervée mais elles n’ont qu’une importance relative pour ici où le service est des plus rudimentaires. Elles m’ont surtout donné du souci parce que je songeais au retour à Paris. Si je ne ramène pas mon personnel, que deviendrons-nous ? J’espère que les choses s’arrangeront car la vraie raison des histoires qu’on me raconte, c’est que mes bonnes ne s’entendent plus. C’est idiot ! Des racontars et des haines de villages divisent ces deux excellentes créatures qui n’ont personnellement rien à se reprocher.

Louis va sans doute arriver ce matin ; sa lettre d’hier nous le fait penser quoiqu’elle ne soit pas très affirmative.

Vendredi 27 Juillet

On débarque ! On débarque ! Chaque jour le train dépose des baigneurs et le calme Plougasnou prend sa physionomie d’été. Voici deux matins que je vais à la gare saluer des arrivants ; hier, c’était mon frère Louis, aujourd’hui, c’est la tribu Maudet. Je me suis fait une obligation d’inviter ces Boulonnais à venir prendre leur premier repas à la maison. Je savais que la maison était louée par dépêche depuis hier, mais je ne croyais pas à une arrivée aussi rapide. C’est il y a deux heures, en me penchant à ma fenêtre, que je vis un bicycliste sur la route, me tirer un grand coup de chapeau. Je reconnus Monsieur Maudet, venu en fourrier pendant que sa famille attendait à Morlaix le départ du Tortillard. Je l’ai orienté, puis nous sommes allés cueillir le restant de la bande et je n’ai qu’une petite minute pendant qu’on se débarbouille.

Samedi 28 Juillet


Les enfants ont fait hier une partie de chasse dont ils sont revenus à moitié fous, grisés par l’enthousiasme d’abord, puis par les cidres et vins de toutes couleurs bus dans les fermes et les débits échelonnés sur leur route. Partis en automobile avec nos voisins, dès l’aube, les quatre grands ne sont rentrés qu’à huit heures du soir, ayant couru les landes à la recherche des terriers de renards et de blaireaux. Ils ont manqué plusieurs belles pièces, disent-ils, mais ils ont abattu de six balles de révolver un blaireau de grande taille qui a vendu chèrement sa vie en écharpant un des terriers de Mr Alliérou.

Je viens de voir les deux victimes. Le cabot à la tête en marmelade mais il en échappera, il en a, paraît-il, connu de plus dures. L’hiver passé, dans une chasse il a eu le ventre ouvert, ses entrailles pendaient. Son maître a tout rentré, a recousu et quelques jours après l’animal courait comme si de rien n’était. Quant au blaireau, étendu, les pattes en croix, j’aurais juré que c’était un petit ours. Monsieur Alliérou l’a dépouillé très habilement (c’est son 35ème depuis le 1er Janvier) et il en a promis la peau à ses jeunes compagnons de chasse…

Dimanche 29 Juillet

J’écrivais hier lorsque Monsieur Lili a fait irruption dans mon bout de chambre en hurlant : « Vite tante Madeleine, on part à Bec an Fry, préparez ce qui faut ». En quelques minutes les victuailles ont été rassemblées et nous nous sommes mis en route : 4 Prat, 4 Morize et 1 Maudet. La pluie a commencé à nous arroser tout doucement même avant que nous ayons atteint St Jean. J’ai proposé la volte face mais cette offre a été accueillie avec indignation. Nous avons donc poursuivi, l’averse s’est corsée et nous a tenu maussadement compagnie presque toute la journée. Cependant personne n’a grogné et je ne puis pas dire que la partie ait été ratée, elle a été tout simplement différente de ce que nous pensions.

Louis a maintenant un appareil pour faire des photographies en couleurs. J’espère que nous pourrons nous remémorer Bec an Fry cet hiver.

Lundi 30 Juillet

Les pauvres petit Prat sont navrés de partir, ils voudraient ne le faire que demain soir. Serait-ce prudent ? Le train de Royan dans lequel leurs places sont retenues pour rejoindre leur mère à Niort quitte Montparnasse mercredi à 10 h 25. Celui qui les amènerait n’y serait pas, je crois, avant 7 h or, ils veulent aller prendre à Boulogne leurs bicyclettes et différentes choses. La perspective d’une journée et d’une nuit entières à Paris ne leur sourit pas. Je me demande comment ils accepteront d’y demeurer entre le retour de Royan, aux environs du 10 Septembre, et la reprise des classes. Annie et Lili « savent y faire », il se pourrait donc que je les voie rappliquer en Bretagne. En attendant, ils vont partir, ils partent.

Je suis contente de leur état de santé. Ces quelques jours ont suffi pour les transformer ; la cure va se poursuivre, plus doucement sans doute, dans un climat moins violent. D’ailleurs, les craintes que m’inspirait Fafette l’an dernier à pareille époque sont très atténuées. Il est encore délicat mais ce n’est plus un enfant malade. Et Lili serait un petit gars épatant s’il n’avait à tout bout de champ des poussées de gourme, des bobos qui prouvent l’âcreté de son sang et son lymphatisme. Il avait encore tout le menton abîmé quand il est arrivé ici, c’est presque passé et s’il n’écorche pas les dernières croûtes il sera propre à Royan. Ce n’était pas désagréable du tout de garder les deux petits à la plage car ils s’y amusaient très sagement. Bien entendu, ces longues séances m’ont empêchée de faire le travail sérieux que j’ai apporté mais je vais m’y mettre dès demain et tâcher de le liquider rapidement.

Je ne suis plus capable cette année de suivre mes poussins. Leurs ailes sont trop longues, leurs pattes trop agiles ; pendant que je rouillais, ils se sont fortifiés, débrouillés et maintenant c’est fini, bien fini ! Leurs folles randonnées m’éreintent, mes petites promenades les assomment. Aussi je retournerai sans doute souvent m’asseoir dans la vieille cabine avec un ouvrage pas encombrant et je regarderai le ciel, la mer, les rochers. Je verrai aussi les gens aller et venir, j’entendrai des bouts de conversations, bref, je m’amuserai à la manière des vieilles dames. Et le temps n’est pas très loin pourtant où j’étais folle des escapades sortant de l’ordinaire. Je me souviens assez de cette époque pour ne pas gronder trop fort ma progéniture lorsqu’elle se livre à des excentricités du genre de celles que j’ai pratiquées.

Ainsi cette nuit, mes 4 grands sont revenus à 1 heure du matin. Ils étaient allés à la pêche aux lançons. C’était la grande marée de pleine lune mais il faisait très frais, ils n’ont rien trouvé. Alors, à minuit, ils se sont baignés tout nus dans une mer d’argent. Il paraît que c’était féerique et délicieux. Je le crois bien, mes agneaux, mais c’était aussi très imprudent et bien inconvenant. Comme c’était fait et que mon petit troupeau de nymphes et de faunes avait un air d’innocence et de jubilation, je n’ai parlé que du mal qu’on pouvait prendre. Pour me rassurer, ils m’ont répondu : « Soyez tranquille, nous avons bu un grog avec l’eau du ruisseau et un peu de rhum ! » Or, cette eau est dégoûtante. Après avoir craint la fluxion de poitrine, me voilà dans l’angoisse de la typhoïde. Ces enfants-là me rendront folle. Je pense cependant qu’ils ont chacun un ange gardien auquel je les confie dans mon impuissance à veiller sur eux.

Mardi 31 Juillet

Annie, Lili, Fafette envolés ! Leur départ cause un grand vide, plus sensible encore que je n’aurais cru. Franz est tout mélancolique, Cricri toute désorientée, je cherche mes poussins, je les compte ; une diminution de la moitié en un seul coup, c’est trop !

Il est vrai qu’Yves Maudet semble disposé à remplir la place d’Annie dans le quatuor : il ne décolle guère depuis son arrivée. Par contre, ses parents sont discrets. Nos gîtes ont un bon kilomètre de distance ; je suis donc beaucoup moins près d’eux qu’à Boulogne où ils ne me gênent pas et je sais pourquoi : Maman et Madame Le Doyen ont tant gémi sur mon sort lorsqu’elles ont appris que cette famille allait villégiaturer dans nos parages. Dieu veuille que je ne le comprenne jamais. Je chercherai à rendre service, à faire plaisir chaque fois que l’occasion s’en présentera mais je compte conserver entièrement ma liberté. Je ne veux pas être cramponnée et moins encore cramponner les autres. D’ailleurs, Madame Maudet qui me dit fort aimablement : « Allez vous promener avec mon mari ! Allez vous baigner avec mon mari ! » me raconte ensuite que toutes les femmes courent après son Louis.

Ah ! Bernique de bernique ! Un roman, même très platonique avec le brave père Maudet, ce serait gentil, n’est-ce pas ? Je ne suis nullement bégueule et ne veux pas avoir l’air de fuir mais il me serait désagréable qu’on puisse dire la moindre chose, même en blaguant. Aussi je me tiens sur mes gardes maintenant que mon frère n’est plus là pour me servir de chaperon dans les paisibles balades que peuvent faire « les parents ». Cricri ne se compromettra pas non plus avec Yves, j’en suis sûre. Ce que je redoute seulement, ce sont les clabaudages que Madame Maudet peut faire sur notre compte dans le pays. Elle a déjà lié connaissance avec des masses de gens. C’est une terrible bonne femme et, si je suis disposée à faire tous mes efforts pour m’en accommoder, j’avoue que j’aimerais mieux la savoir à Perros.

Août 1923

Mercredi 1er Août

Juillet s’est lugubrement terminé dans la pluie, avec des bourrasques de vent. Le mois nouveau s’ouvre avec un soleil radieux, un ciel d’azur uni. Pourvu que ce ne soit pas un rayonnement passager mais une promesse, une promesse sérieuse qu’Août tiendra jusqu’au bout. Naturellement j’ai suffisamment à faire pour rester sans ennui calfeutrée à Ker an Traou mais nous ne sommes pas venus en Bretagne pour ne faire que lire, écrire ou coudre. Pour les enfants d’abord, pour moi-même aussi je souhaite du beau temps. La journée d’hier a donc été plutôt maussade. Nous sentions le départ des Prat et l’ambiance était désolée. Yves est venu nous apporter une invitation à goûter chez ses parents. La jeunesse n’y a posé que le temps d’engloutir un bon flan et des tasses de cacao mais j’y suis restée la majeure partie de l’après-midi avec mon tricot. Et c’est tout ! Dans les trajets d’aller et de retour, sous mon parapluie, je n’ai rien vu d’intéressant, si ce n’est une mer plombée, moutonneuse, folle qui escaladait les falaises en jetant de belles gerbes d’embruns.

Jeudi 2 Août

Aujourd’hui, dans un beau matin, le soleil est radieux, le ciel d’azur et « la mer chante » comme disent les petits gars par ici.

Vendredi 3 Août

Nos enfants ! Quels brigands ! Certes, je ne veux pas en faire des êtres timorés et craintifs mais j’aimerais bien qu’ils ne soient pas aussi follement épris des choses dangereuses. Ma journée d’hier n’a été qu’un tremblement grâce à eux. Franz avait tué la veille une mère faucon ; il en avait remarqué le gîte dans un creux inaccessible de la muraille à pic. Dans ce nid, des têtes s’agitaient. Alors, nos diables ont eu cette idée fixe : s’emparer de la couvée, l’élever, ressusciter la fauconnerie (le rêve de De Tray). Ils se sont procuré un pieu de fer, de grosses cordes et Yves, Pierre et Cricri ont descendu Franz dans le gouffre, le tenant suspendu à 50 mètres au-dessus de la mer, à 30 mètres en dessous d’eux. J’en ai le vertige quand j’y pense ; d’ailleurs, Pierre en était malade d’émotion le soir, mais les trois autres, y compris le pendu ont trouvé cela très amusant. Cricri a fait preuve d’une telle crânerie qu’Yves en était renversé, il ne reconnaissait pas l’insignifiante fillette et il m’a dit le soir : « Madame, elle est épatante votre fille ! ».

Par malheur, les bébés faucons, déjà forts et bien emplumés, se sont sauvés devant l’ennemi. Au bout de sa corde, Franz n’a pu les poursuivre mais du haut de la falaise Pierre en a abattu un (c’était son premier coup de fusil). Pour ne pas être en reste avec son frère, Franz a tué ensuite un superbe goéland et tous sont rentrés sains et saufs, heureux comme s’ils avaient conquis le monde.

La vie me serait sans doute trop calme ici et je m’y plairais trop si les louveteaux ne faisaient pas des leurs. Il faut bien qu’il y ait quelque chose qui me console d’être obligée de rentrer avant deux mois dans notre existence normale.

Je crois que les Maudet apprécient les charmes de ce coin. Je les ai vus hier et ils m’ont dit qu’ils ne regrettaient pas Perros dont ils retrouvent dans cette région les meilleures et les plus belles choses, avec un cachet de sauvagerie qu’elles n’ont plus là-bas ! Puisque je les ai aidés à venir, je souhaite qu’ils se trouvent bien. Ils dépassent un peu mon désir en parlant d’acheter une maisonnette à Plougasnou ou à St Jean. Je ne m’en effare pas trop : ce sont des paroles en l’air  comme celles qui concernent toutes les propriétés que Maman n’a jamais possédées qu’en rêve au bord de la mer.

Samedi 4 Août

Heureusement mes vilains Chéris n’ont pas tous les jours envie d’escapades aussi folles, aussi terribles que celle de jeudi. Hier, ils se sont contentés d’aller voir des faucons apprivoisés chez des pêcheurs de Trégastel. Ils en ont même marchandé un et je crains une nouvelle recrue pour leur ménagerie. Les gens qui ont ces sales bêtes y tiennent quand ils les ont élevés et sont parvenus à les dominer ; ils hésitent à s’en séparer même pour une somme qui les tente. Un homme a dit à Franz ; « Monsieur, à la St Jean prochaine je vous en donnerai toute une couvée pour un litre de vin blanc… mais, à cette époque, il est impossible d’en prendre et, si par hasard vous en attrapiez un, il ne s’y ferait pas, il se laisserait mourir de faim, jamais vous ne pourriez le dresser ». Je bénirais bien cet homme dont les paroles vont sans doute couper court aux velléités des imprudents dénicheurs. J’aimerais encore mieux payer le jeune faucon en question 10 francs que d’en avoir gratis toute une couvée prise par les enfants mais je donnerais encore plus volontiers cette somme pour ne pas voir entrer cet animal à la maison.

A part ces discussions sur le chapitre des bêtes tout va bien. Le temps est merveilleux.

Dimanche 5 Août

Le satané faucon est ici, en liberté dans la maison, faisant des saletés partout. Comme il n’est pas habitué au logis, il faut fermer les fenêtres ou le surveiller sans une seconde de distraction. Les enfants exultent, moi je rage intérieurement après ce goût des animaux bizarres ou sauvages qu’ils ont tous. Le rapace me cause une impression de malaise comme le reptile ou le singe. J’ai presque peur de cet oiseau qui n’est à l’heure actuelle que de la grosseur d’un corbeau. C’est ridicule, je le sais, mais je n’y puis rien. Albert éprouve la même chose devant de petites araignées. C’est un de ces instincts qu’on peut dissimuler avec de la volonté, sans parvenir à les vaincre. Au contraire, ma fille est portée vers les animaux qui me répugnent. Elle touche les grenouilles, joue avec les serpents et déclare que le jeune faucon est tout à fait gentil. Je crois qu’il y a dans ce cas un peu d’esprit de contradiction et aussi des visées à l’originalité qui me déplaisent.

Mes bonnes sont de nouveau en délicatesses et la petite est partie hier, vers midi, me disant que sa mère, souffrante, la réclamait pour deux jours. Est-ce la vérité ? ou seulement un prétexte ? elle pleurait… et quand je suis rentrée dans ma chambre, après son départ, j’ai trouvé tout son matériel de couture sur un coin de la table ; cela m’a semblé un très mauvais augure ; quoi qu’il en soit, il a fallu faire le ménage ce matin au lieu d’écrire les lettres que je comptais liquider.

Lundi 6 Août

Il ne faut pas que les ennuis domestiques gâchent ces vacances que le temps favorise maintenant. Si Françoise ne revient pas, je ne retournerai pas la chercher au Guerzit ; la bonne de Madame Le Gros aidera Perrine comme l’année dernière et d’ici notre départ j’aurai le temps d’aviser.

Annie m’a écrit gentiment pour me rassurer sur le voyage Paris - Royan. Elle paraît regretter Plougasnou et les grands cousins mais je suis sûre qu’elle trouvera dans ce pays plus civilisé des plaisirs à son goût. Notre nièce, très calme et timide, aime néanmoins le monde, la toilette, les distractions qu’offre la Société, elle y goûtera et s’enthousiasmera vite. Je redoute même un peu pour elle le retour dans l’existence monotone et simple qui l’attend cet hiver si elle ne réalise pas ses projets d’évasion. Annie ne veut plus retourner en classe et déclare qu’au mois d’Octobre, elle gagnera sa vie. En voilà une pauvre mioche qui n’est pas armée ! Son tempérament, son caractère, ses aspirations, tout est contre la médiocrité. A part sa beauté et son grand charme, elle n’a guère de moyens pour en sortir. Si nous étions encore aux temps où les rois épousaient des bergères, je dirais que le trône est la vocation de notre nièce. On ne peut pas le penser raisonnablement à notre époque et souvent j’ai peur pour la pauvre petite. Il y a encore de par le monde quelques jeunes gens désintéressés qui épousent des femmes pour elles-mêmes et non à cause du sac qu’elles portent. Annie en trouvera peut-être un sur sa route. C’est le vœu que je forme pour elle en demandant à Dieu de le réaliser le plus tôt possible.

Nos enfants continuent à battre la campagne en tous sens. Il m’est impossible de les suivre.

Mardi 7 Août

Jacques Dupuis se marie aujourd’hui. Une carte de sa mère reçue hier, m’annonce l’évènement et me demande de prier pour le bonheur du cher garçon. Je le fais volontiers car j’ai pour lui de la sympathie, sympathie très méritée par ses qualités de soldat, d’homme intelligent et loyal. J’ai moins bonne opinion de son caractère que je crois autoritaire, têtu, emporté. J’ai peur également que sa santé cause des soucis à sa jeune femme. Ce n’est donc pas avec une confiance parfaite que j’imagine un ciel sans nuage au-dessus de ces époux-là. D’ailleurs, Jacques Dupuis était déjà du dernier mal avec sa future belle-mère, mais au point que celle-ci avait déclaré, il y a un mois, qu’elle n’assisterait pas au mariage. Madame Dupuis dont l’indulgence pour son fils ne saurait être contestée, trouvait que Jacques avait été trop loin dans la litanie d’injures décochées à cette « terrible femme ».

Quoiqu’il en soit, Germaine Reddon quittera en mariée le domicile paternel, pour n’y jamais remettre les pieds, dit-elle, dit son fiancé, dit sa mère… Les choses s’arrangeront peut-être. C’est un peu cette situation tendue qui a fait avancer le mariage. Les Reddon étaient en guerre perpétuelle, le père soutenant sa fille contre sa femme. Ils ont remis à Germaine une très belle somme pour qu’elle s’occupe avec les Dupuis de son mobilier, de son trousseau, de sa toilette de mariée et se sont retirés sous leur tente. Ce grabuge précurseur ne me paraît pas un augure très favorable mais sait-on jamais ? Les unions des hommes et des femmes contiennent toutes des ferments d’amour et de haine. Les uns vont dévorer les autres. Quels seront les plus forts, les victorieux à ce foyer nouveau, je n’en sais rien, ni personne, Dieu seul !

Le soleil rayonne encore. Voici que nous tenons une belle période. On commence partout les moissons ; nos fils ont déjà travaillé hier et papa Maudet, pris d’un regain de jeunesse veut aussi s’embaucher dans une ferme. J’ai peur que mon Franz se fatigue et d’un autre côté ces travaux pratiques lui sont certainement utiles. Quant à Pierre, il y va plus modérément.

Mercredi 8 Août

Un temps superbe favorise les moissons mais les pauvres bougres qui travaillent dans les champs ont bien chaud. Leurs journées commencent tôt et finissent tard. Jusqu’à 9 heures ½ hier au soir, nos fils ont coupé le blé à la faucille sur une terre en vue de nos fenêtres. Nous pouvions suivre leurs mouvements avec la jumelle d’artilleur. Et puis, ils sont allés souper à la ferme… Bref, il était 10 heures quand ils sont rentrés, fourbus, je crois, mais enchantés. J’ai peur qu’ils abusent de leurs forces. C’est la première année que Pierre coupe ; jusqu’à présent il n’avait fait que lier les gerbes et cette montée en grade le rend aussi fier (si ce n’est plus) que sa première partie de bachot.

On aime beaucoup nos fils au Ty-Nevez et puisqu’ils veulent retourner à la terre, il est bon pour eux d’être en contact avec des paysans honnêtes et cordiaux comme ceux-là. Naturellement, leurs manières ne sont pas celles de nos salons parisiens mais elles n’ont aucune grossièreté et l’esprit chrétien règne dans toute cette famille Bastard. Le grand père qui porte 85 hivers, très vigoureux, mais à demi sourd, à moitié aveugle, un peu radoteur, est un patriarche des anciens jours. Il me raconte sa vie, en soulignant chaque fait de ces mots : « par la grâce de Dieu ». Cela allonge un peu l’histoire : « Je suis né en telle année par la grâce de Dieu, je me suis marié par la grâce de Dieu, j’ai eu des enfants par la grâce de Dieu etc. … etc. … » Et quelquefois cela donne envie de rire, ainsi quand il dit : « j’ai perdu ma femme par la grâce de Dieu » je trouve l’oraison funèbre de la défunte assez plaisante. Ce bon grand père est généralement mon voisin de table quand je soupe à la ferme. C’est un honneur qu’on nous fait à tous les deux, alors, il s’escrime à me parler français parce que je ne comprends pas le breton. Il ne s’en tire pas trop mal mais je le soupçonne de ne pas bien saisir le sens de mes réponses car nous avons de ces coqs à l’âne vraiment drôles, par la grâce de Dieu ! Le Ty-Nevez est donc un lieu sain, une bonne école de travail et de moralité, je puis y laisser aller nos enfants. Je me résignerais à ne pas les voir pendant quelques jours si je n’avais l’encombrement des chiens et du faucon. Ces pauvres bêtes pleurent leurs maîtres, je ne sais quelles consolations leur donner.

Une tristesse très grande plane autour de Ker an Traou. Dans la maison d’en face, sur la route, un pauvre gamin de seize ans est condamné depuis hier par le médecin. Il a une méningite et s’il peut durer encore quelques jours, c’est tout. Il a reçu les derniers sacrements hier matin. Cette lente agonie d’un être jeune, auprès de notre santé, de notre joie, cela fait mal et jette une ombre. On ne peut rien faire, sinon prier. C’est avec tout mon cœur que je donne cette charité au pauvre enfant.

Il glisse, par la fenêtre ouverte, jusque sur ma feuille et aussi loin que ma vue peut s’étendre, un doux rayon de soleil ; la campagne en est inondée ; c’est beau !

Jeudi 9 Août

Ce matin j’ai fait une sorte d’examen de conscience ; j’ai récapitulé toutes mes occupations depuis les trois semaines que nous sommes ici. J’ai beaucoup travaillé : quinze nouveaux ouvrages pour la vente de charité sont déjà rangés dans une malle. Je devrais être contente de moi… Eh bien pas du tout. En somme, ce n’est pas pour cela que je quitte mon fourbi boulonnais, que nous venons si loin, que nous dépensons tant ! En ce qui me concerne, le programme normal et sain des vacances n’a guère été suivi. Les enfants pêchent par un excès d’exercice physique et moi par l’inverse. Aussi je suis devenue de plus en plus lourde, difficile à remuer. Certes, la tête s’est bien reposée malgré quelques soucis, mais les membres ont une raideur qui me désespère. Il faut absolument que je quitte ma plume, mes aiguilles, mes crochets et que je marche un peu, au moins sur les routes car je ne songe pas à aller faire des acrobaties dans les rochers. En attendant, je m’arrête ici ce soir, non pas pour faire de la gymnastique, même suédoise, mais pour répondre à deux lettres reçues hier. C’est une habitude polie que mon père m’a donnée jadis et dont je ne puis me défaire.

Vendredi 10 Août

On nous écrit beaucoup cette année… L’étourneau d’Etiennette a glissé dans une enveloppe à mon adresse une lettre qui ne m’est sûrement pas destinée mais qu’il faut lui retourner de suite. Madame Kowalska veut établir aimablement une correspondance entre nous, Marguerite Nimsgern, Mimi et d’autres réclament des lettres. Notre belle-mère elle-même m’a honorée de deux missives en trois semaines, ayant sans doute à cœur de remplacer Papa dans l’échange de nouvelles entre la Savoie et la Bretagne. Je ne reste pas insensible à ces manifestations d’amitié ou de simple amabilité mais… je déteste écrire maintenant. Je lis avec plaisir tous les billets qui m’arrivent ; y répondre, c’est la corvée ! Je m’en fais cependant une obligation.

Nos fils continuent la moisson, notre fille m’aide à garder et à promener les chiens, les Maudet sont bien tranquilles dans leur coin, un silence hostile règne entre mes deux bonnes. Pendant 9 jours nous n’avions pas vu un nuage ; ce matin le ciel est tout gris ; nous touchons à une nouvelle lune pourvu que l’atmosphère ne se détraque pas !

Samedi 11 Août

Mes craintes d’hier au sujet du temps ne se sont pas réalisées : il fait plus beau que jamais. Il y a même excès de chaleur et nous avons profité du ciel couvert hier pendant quelques heures pour faire une course de falaises. Monsieur et Madame Maudet ne les connaissaient pas encore.

J’ai envie ce matin de profiter de la basse mer pour aller chercher des moules dans les rochers. Les louveteaux dédaignent cet exercice comme trop paisible pour eux ; je le redoute comme trop violent pour moi. Alors, ces sauvages plaisantent peu respectueusement. Ne voulant pas m’accompagner, ils m’offrent de me prêter leur chien de chasse pour arrêter mon gibier afin que je ne m’essouffle pas en courant après. J’ai répondu en riant. Mais il y a par ici un Monsieur qui ne comprend pas cette manière nouvelle des enfants de parler « aux auteurs de leurs jours ». C’est le vieux chouan Maudet du Villou. Yves est aux arrêts depuis 48 heures, pour quelque plaisanterie analogue et mon intercession elle-même n’a pu le délivrer.

Dimanche 12 Août

Il a fallu renoncer aux moules hier. Vers 9 heures du matin nos fils sont partis en automobile pour Lannion avec les Olliérou, nous déléguant leurs devoirs envers les chiens et le faucon. J’avoue mon déplaisir d’être gardienne de cette ménagerie pendant une longue journée mais Franz et Pierre sont revenus tellement heureux de leur excursion que je ne regrette pas de les avoir laissés aller. Monsieur Olliérou a fait un détour pour leur montrer Touquédec. Ils ont visité le château ou pour mieux dire ses ruines. Le soir, au dîner, nos fils se croyaient revenus au moyen âge, au temps de la Chevalerie et des châteaux forts. Ils parlaient avec un feu dû certainement aussi à bon nombre de bolées de cidre et de verres de vin. C’est l’ennui des tournées avec nos très aimables voisins. Monsieur Olliérou, mi paysan, mi bourgeois, possède une petite usine pour la mise en fibres du lin. Il circule dans toute la région pour acheter sa matière. Dès qu’un marché est conclu, on le scelle par un coup de boisson qui n’est jamais du lait ni de l’eau, liquides trop communs. Cela varie entre le cognac et le cidre, en passant par toute la gamme des liqueurs, apéritifs et vins.
Il est bon pour Franz de voir comment se traitent les affaires de ce genre, mais, comme partout nos garçons partagent les libations, je redoute un peu ces randonnées dont ils rentrent toujours excités. Pour se calmer ils ont organisé avec les Maudet une pêche aux lançons. Il faisait une nuit merveilleuse criblée d’étoiles et tiède, douce, enivrante. Les poissons d’argent roulaient sur le sable, nous n’avions qu’à les ramasser. C’était très amusant ! Nous sommes rentrés à 2 heures moins ¼ et cinq heures après je réveillais mon petit monde pour le conduire à la première messe.
Aujourd’hui, 12 Août, Pierre et Cricri munis de permis de chasse en règle, armés de fusils, viennent de partir pour la première fois sur les grèves pour se livrer à leurs instincts sanguinaires. Je tremble un peu, beaucoup. Vieille mère poule que je suis toujours au fond, bien que ma crânerie apparente scandalise un peu le brave père Maudet. Je vais certainement tomber dans son estime après ces vacances ; il me croyait très vieux jeu.

Pour lui, il me rappelle énormément mon beau-père à certains points de vue ; il vient m’offrir son bras pour descendre les galets !!! tout comme pour me conduire au buffet dans une réception. J’ai peur hier de lui avoir pouffé de rire au nez un peu trop désinvoltement. Cet excellent homme est rasant, il a des théories sur tout, des méthodes, il n’admet pas qu’on agisse sans réfléchir, sans avoir tiré des plans, dressé des programmes. Il nous fait à chaque instant de véritables cours. Je me croyais obligée de lui prêter une attention soutenue au début ; maintenant, comme je vois que tout le monde le laisse discourir à vide, j’en prends plus à mon aise désormais, mais je vais choir du piédestal qu’il m’avait dressé, dit sa femme.

Nos enfants se plaignent de ne pouvoir accomplir tout ce qui les sollicite, tout ce qui les tente. Voilà deux jours qu’ils abandonnent les travaux des champs ; ils en ont regret et remords. Et pourtant, ils s’amusent encore plus  J’avais parlé de Bec an Fry demain. Il paraît que cela leur est impossible, qu’on les jugerait lassés et paresseux au Ty Nevez, s’ils ne reprenaient pas leurs faucilles après 48 heures d’interruption. Il faut cependant qu’ils s’arrêtent un peu aujourd’hui ou demain pour écrire à leurs deux grand’mères dont la fête approche. Les lettres de vœux vont paraître des travaux d’Hercule à ces coureurs de falaises. J’avoue honteusement qu’elles ne me tentent guère moi-même. Cette année je ne sais que dire à la pauvre Madame Morize, elle doit être tellement triste !

Le ménage, la messe, les courses m’ont pris du temps. Les gars vont rentrer pour se mettre à table.

4 heures : mes chasseurs sont rentrés bredouilles à 1 heure. Depuis les sonneries de midi, je ne vivais plus, j’allais et venais de la maison à la route. Ils étaient entiers tous les trois, n’ayant pas tiré un seul coup de fusil ! Mais ils sont repartis pour inaugurer quelque chose encore : la chasse au Grand Duc, qui peut leur occasionner des démêlés avec Messieurs les Gendarmes ou les Douaniers. Ils sont enragés ! Nous avons dégusté notre savoureuse pêche de la nuit. Après avoir partagé avec les Maudet, nous avons pu en porter encore un bon plat aux Olliérou et rester copieusement servis. Je vais aller à la plage avec un livre ; Quelle existence de coq en pâte !

Lundi 13 Août

Hier soir, après le dîner, les Maudet nous ont emmenés prendre des glaces chez Le Goffic. Il y avait dans le jardin un grand, superbe aloès à longues feuilles pointues, un vrai maguey et, tout à coup, je me suis crue au Mexique, c.’est notre destinée… et pour m’en consoler je songe aux compensations qu’elle nous offre.

C’est lamentable à avouer qu’elles sont nombreuses et grandes quand on examine la situation sans parti pris, sans se laisser dominer par les sentiments à la lueur froide de la seule raison. Il y a une part d’inévitable dans les destinées et une autre part que nous organisons à notre guise. Chacun croit faire pour le mieux et ce n’est qu’après le passage des années, lorsque les conséquences en sont sorties, que nous pouvons juger nos actes. Il me semble cependant qu’on ne peut pas établir de règle générale en ce qui concerne l’exode d’une famille entière ou la séparation de ses membres. Ce qui réussit aux uns risque de nuire aux autres. Certes, je plains les Coataleur de ne pouvoir rentrer dans la patrie mère tous ensembles, comme ils en sont partis mais ces gens-là ont eu des années de bonheur qui manquent cruellement à d’autres… D’ailleurs, quoique nos enfants soient très français de tempérament, de caractère et de cœur, nous ne savons pas s’ils pourront « faire leur règne » dans le cher pays d’origine. Aussi, sans être internationaliste, je me suis appliquée surtout à en faire des chrétiens car ceux là, en quelque lieu que ce soit, ont toujours le ciel au-dessus de leur tête et mieux encore dans leur âme.

Mardi 14 Août

Un glas sonne dans le clocher. Je veux attendre qu’il ait fini de résonner. Une superstition ridicule, n’est-ce pas ? Le chant de mort s’est tu…

Mercredi 15 Août

Ce jour était dans mon enfance un des plus rayonnants de l’année. C’était fête générale dans une famille où tous, garçons comme filles, avaient été voués à la Vierge dès leur naissance et portaient le beau nom de Marie. Autant que possible, par souvenir de ceux qui ne sont plus et aussi pour la joie des nouveaux qui m’entourent, je désire que le 15 Août conserve chez nous sa tradition brillante. Christiane en bénéficie.

Il y aura tout à l’heure du poulet, un beau gâteau de chez le Goffic, du cassis pour trinquer. Mais quel petit cercle auprès des immenses tablées d’autrefois chez Grand’mère ! Nous serons tout juste quatre réunis au fond de la  Bretagne. Il y en a en Savoie, à Boulogne, en Vendée, à Pontaillac, en Indochine, à Montfort, à la Trinité. Il y a Hanri au Brésil, Roger en Allemagne et… je ne sais combien au Ciel !

La vie sépare, brise, entraîne dans des directions différentes les êtres sortis du même nid et les mieux faits pour s’aimer. Je pensais à cela tout à l’heure en voyant nos trois enfants s’approcher ensemble de la Table Sainte. J’y songeais encore quelques instants après, les regardant s’éloigner sur la route, d’un même pas alerte et joyeux, le fusil sur l’épaule. Ils sont presque de la même taille avec des ressemblances frappantes d’allures et de manières. Ils s’entendent à merveille, un peu comme un trio de brigands. A Christiane, ses frères tiennent lieu de tout, elle en est fière, elle les admire naïvement, elle les sert, elle les gâte. Eux, de leur côté, sont gentils pour elle, cherchant toujours sa société, l’admettant très volontiers dans toutes leurs équipées, capables mêmes de les modifier à son gré, ce qu’ils ne feraient pour personne d’autre, je crois bien. Comme ils sont en ce moment ! Vraiment beaux d’ardeur et de souplesse ! Ils me disent : « Jamais nous n’avons eu d’aussi merveilleuses vacances que cette année ! » Ce qui est merveilleux ce sont les 20 ans de Franz, les 17 de Pierre, les 16 de Cricri, marchant côte à côte, dans le soleil, sur les falaises toutes fleuries, entre deux nappes d’azur.

Il ne manque pas de cœur : ils pensent à leur cher grand père, à leur père, aux Morts, aux absents, je le sais, car ils m’en parlent très souvent, mais leur jeunesse possède une vigueur qui m’étonne un peu et me ravit.

Naturellement, ce presque excès de vitalité me cause parfois des angoisses. Ainsi, je n’étais pas très à mon aise pendant le bain d’hier soir. Mes nageurs se sont trop éloignés, il y avait sur la mer un voile de brume de chaleur et je les ai complètement perdus de vue pendant un bon quart d’heure. Enfin, près de moi, j’ai entendu un petit garçon qui disait : « Tiens ! Voilà les noyés qui reviennent ! », et mes mauvais yeux ont perçu dans le brouillard deux points d’abord minuscules et flous qui approchèrent, grossirent, se précisèrent et finirent par ressembler à deux ballons de caoutchouc rouge apportés à la côte par la marée. C’étaient les têtes de Franz et de Pierre. Ils n’avaient pas été plus loin que d’habitude, paraît-il ; le brouillard était seul coupable de leur disparition et des fantastiques visions du départ et du retour. Je le pensais bien un peu ; n’empêche que mon cœur était affreusement serré devant ce rideau blanchâtre qui me cachait les garçons, presque autant que si j’avais été déjà devant une pierre tombale.


Jeudi 16 Août

Les grands projets épistolaires que j’avais formés pour mon après-midi du 15 Août pendant que notre bouillante progéniture se rendait aux régates de Primel, n’ont pas été exécutés. Je me suis mise à lire une œuvre de René Bazin : "Il était quatre petits enfants". Je comptais n’en parcourir que quelques pages et, prise par le charme qui se dégage de ce livre très simple, j’en ai fait défiler bien des chapitres sous mes yeux. Une visite du ménage Maudet, vers 4 heures, a interrompu ma lecture mais sans me permettre de prendre la plume. C’est dur de se détacher d’une occupation qui plait pour se mettre à une corvée.

Depuis dimanche, il s’est amassé un volumineux paquet de lettres sur un coin de mon bureau. Les unes sont des réponses ou n’en demandent pas, la plupart, hélas ! réclament l’envoi de nouvelles, de renseignements ou de consolations. J’ai reçu de Sandrinus une épître amusante et désolée tout ensemble. Le malheureux se rase à St Palais, il y cuit, il y est dévoré par les moustiques, il y crève… ses pneus de bicyclette. Bref, il regrette amèrement de n’avoir pas suivi sa cousine dans les montagnes ou de n’être pas venu avec nous.

Madeleine, ayant choisi cette année le lieu de villégiature contre le gré de son époux, n’ose pas se plaindre mais l’ennui perce quand même un peu entre les lignes de sa lettre. Elle m’écrit : « Nous avons une existence très calme, très reposante, notre principale occupation est de faire la sieste ».

Par contre, ici, toujours de l’imprévu ! Non content de faire siffler sa machine pour nous avertir, François Olliérou nous envoie sa femme dire que le battage commence. Les garçons partent travailler : je suis seulement invitée à regarder.

Samedi 18 Août

Une excursion à Bec an Fry ayant été décidée très subitement, le 17 Août n’a pu imprimer sa trace sur ces pages. Réunion hâtive des victuailles, départ, course à travers les menthes et les serpolets de la lande. Là-bas, la mer, les rochers, les bains, le pique-nique, la pêche et la chasse pour les jarrets déliés, la flânerie au soleil pour les vieilles moules. Et puis le retour sur les mêmes chemins mais sous une autre lumière, avec d’autres incidents. Rentrés à 8 heures, nous avons dîné de suite et nous nous sommes couchés dans les derniers rayons du jour.

A Bec an Fry on se sent très loin, très séparé du monde. Revenir à Plougasnou, c’est déjà reprendre un peu la vie civilisée avec ses mille petits ennuis. J’ai donc été désagréablement surprise d’apprendre que ma petite Françoise n’avait pas reparu. Je crois qu’elle nous lâche pour de bon cette fois. Le chambardement domestique redouté va devenir inévitable. La question du service s’est encore compliquée. Il y a 18 mois on pouvait encore payer une bonne 100 francs par mois, maintenant les petites commençantes demandent 150 francs et les belles déjà formées en réclament 200. Je ne vais plus pouvoir « tenir deux bonnes » comme on dit par ici. Alors, il me faudra faire du ménage et, comme mon temps ne sera pas doublé, je supprimerai d’autres choses moins indispensables.

Il faut reconnaître que l’ouvrage me pleuvait du ciel et de tous côtés. Je travaille pour une vente de charité. Les garçons, voulant reconnaître les amabilités des Olliérou, m’ont demandé de faire un coussin pour leur salon. L’autre jour, Janick, la dernière fille du Ty Nevez est passée sous une auto. Fortement contusionnée la pauvre mioche a dû rester au lit. L’immobilité et la solitude (tout le monde allait aux champs quand même) lui pesaient d’autant plus qu’elle n’avait aucun joujou. J’ai acheté un petit bébé en celluloïd que j’ai habillé complètement comme un véritable enfant, du bonnet aux minuscules chaussons. Il était mignon comme tout et les yeux de Janick ont eu de joyeux éclairs qui m’ont largement payé ma peine. Mais voilà que le poupon a été vu. Annick Maudet me demande un costume pareil pour son fils et la bonne de Madame Legros m’a fait entendre qu’elle serait bien heureuse si je pouvais en tricoter un du même genre pour son petit filleul, un bébé (en viande celui-là) de un an. J’ai très bien su dire « non » quand j’étais petite, paraît-il. Maintenant j’ai oublié. Et d’ailleurs, n’est-ce pas le plus grand bonheur que de semer des joies autour de nous. Je vais donc reprendre mes aiguilles avec une ardeur nouvelle.

Les marsouins et les canards pourraient avoir dit la vérité, le temps paraît se gâter. Il passe maintenant des nuages dans le ciel. Ce n’est plus l’azur tout uni qui nous éblouissait pendant quinze jours. Les premiers flocons étaient blancs, rosés, avec des formes mouvementées qui se découpaient sur l’azur intense. Hier, ils ont commencé à se foncer, aujourd’hui, ils envahissent et le vent ayant tourné au sud, la menace est grande.

Dimanche 19 Août

Monsieur Maudet m’a apporté une jolie nouvelle hier, au début de l’après-midi. Il venait de lire dans l’Echo de Paris que Paul était fait Chevalier de la Légion d’Honneur pour son travail à l’Exposition de Marseille. Voilà les trois Morize décorés ! Le cher papa serait bien fier et bien heureux. Quel bonheur qu’il ait obtenu la même distinction. Cela leur permet de porter leurs croix sans arrière pensée, sans regrets. Les louveteaux se gonflent d’orgueil et disent : « Maintenant, c’est à Jean et à nous de continuer la famille, il faut que nous entrions comme Grand Père, comme papa et nos oncles dans la Légion d’Honneur ». Ils ne savent pas encore la voie qu’il leur faudra prendre. Hélas ! celle qui les tente le plus : la Guerre ou du moins la Colonisation, l’Aventure, le Danger… En attendant, ils ont terminé hier au soir, très tard au crépuscule bien tombé, les récoltes de froment et d’orge du Ty Nevez. Ils ont soupé à la ferme à 10 heures et, pour célébrer le maout, on a bu pas mal et chanté.

Franz a dû y aller de trois monologues mais Pierrot n’a rien osé sortir de son sac. Homère ou Virgile n’auraient pas été compris de nos paysans bretons. Nos fils sont réellement bien vus par ici. Ils ont su se faire aimer par leur absence de morgue et ils se font rechercher pour leur travail adroit, rapide et consciencieux. De quatre côtés différents, on m’a dit qu’on voyait qu’ils avaient « le travail de la terre dans le sang ». D’où cela peut-il leur venir, quel atavisme lointain se réveille ? Ce n’est pas fini ; il y a la rentrée des céréales, la mise en meules, le battage, mais il paraît que ces opérations ne sont que des jeux après de la coupe à la faucille. Franz a maigri cette quinzaine, j’espère qu’il se fatiguera moins maintenant ; toutefois, il m’est impossible d’obtenir une diminution d’agitation.

Notre progéniture est terriblement remuante ; il faut qu’elle dépense un surcroît d’ardeur et, si ce n’est dans un sens, c’est dans un autre. On m’a fait apporter encore cette année toute une cargaison de livres et de cahiers ; il me paraît qu’on s’en est bien peu servi jusqu’à présent. Il n’y a que moi pour user des plumes.

Lundi 20 Août

Décidément, je n’aime guère le dimanche et moins encore pendant les vacances que dans le cours habituel de la vie. Plougasnou est pris d’assaut ce jour-là, dès 10 heures du matin, par les gens des campagnes environnantes et par les gens de Morlaix. Aux abords de la plage, c’est un enchevêtrement de petites autos, de carrioles dételées, de bicyclettes, de voitures d’enfants ; sur les galets une populace s’entasse, aussi pressée que sur les gradins d’un cirque. Sur les routes, c’est une autre histoire, il faut marcher dans les fossés pour ne pas risquer d’être écrasé à chaque tournant et on mange de la poussière autant qu’à une revue de 14 Juillet. La journée d’hier s’est donc tirée lentement. C’est la première qui pèse un peu depuis que nous sommes ici.

Ma correspondance est à jour. J’ai consacré trois ou quatre heures à ce travail. Ensuite, j’ai lu « La Science mystérieuse des Pharaons », un livre de l’Abbé Moreux, pas trop aride, qui m’a vivement intéressé. Quant aux enfants, ils ont fait le matin un tour sur les falaises avec leurs trois chiens, ils ont astiqué leurs fusils, dormi après le déjeuné, lu et déambulé ensuite aux alentours. Mais pour eux, ces occupations de rien du tout, ont été fastidieuses, et, si la moisson ne les avait pas éreintés, j’aurais sûrement entendu des récriminations. Aussi, je voudrais bien combiner des excursions pour les dimanches. La Messe empêche de prendre le train mais nos jambes peuvent nous conduire assez loin pour fuir la cohue dominicale de St Jean, Plougasnou et Primel.

Mardi 21 Août

Françoise est revenue mais pour me dire qu’elle ne rentrait pas. J’ai obtenu qu’elle finisse son mois et en même temps son année qui expire samedi soir. Alors, Perrine m’a donné son compte, soi-disant « pour laisser la place à Françoise » parce qu’elle « ne veut pas qu’on puisse raconter qu’elle est la cause de son départ ». Maintenant je n’ai plus l’espoir d’arranger les choses, ces deux têtes de Bretonnes sont archi-butées et ne vivront pas sous le même toit. Mon seul désir serait d’en conserver une et de remplacer l’autre le moins mal possible. Quel dommage ! C’était de très honnêtes filles, complaisantes, sérieuses, tranquilles, je n’avais jamais l’ombre d’un mot avec elles. Me voilà dans un grand embarras et, si j’en sors, c’est pour aller dans l’inconnu.

J’avoue que ces histoires gâchent un peu des vacances qui pourraient être vraiment calmes. Il y a toujours quelque chose qui cloche dans nos existences, il vaut mieux de petites misères de ce genre que des ennuis plus lourds ou des peines réelles. Mon école fut assez rude pour que je ne me lamente pas outre mesure de ces soucis domestiques.

Le temps se gâte aussi. Nous n’avons pas encore la pluie mais le ciel est sombre et les journaux annoncent une tempête entre le 23 et le 26. Nous n’osons donc pas faire de projets pour les marées de pleine lune. Hier, nous avons passé l’après-midi sur la sauvage grève du Guerzit. Nos enfants chassaient les oiseaux de mer. CriCri a tiré sur un courlis qui… vole encore.

Mercredi 22 Août

Dans quelques jours les plus gros travaux de la récolte seront achevés et je n’en serai pas fâchée. Les céréales étant bien sèches, on a commencé les charrois hier. C’est encore plus passionnant que la coupe. Franz et Pierre n’en veulent rien perdre, mais, après avoir fait les charretiers toute la journée, avoir mangé et bu plus que de raison au Ty Nevez, ces messieurs rentrent à 11 heures du soir, fourbus et pourtant très excités, très bruyants. Les chiens leur souhaitent la bienvenue par des gambades affolées et des aboiements sonores, c’est un vacarme indescriptible ; nos bons vieux rentiers de propriétaires sont réveillés, se mettent à tousser, à cracher, ne peuvent se rendormir et chaque matin, je  vois descendre madame Le Gros de son pigeonnier avec une mine qui me chiffonne. C’est une excellente personne mais assez maniaque, exagérément amie du calme et de l’habitude. Elle ne loue que depuis que la vie matérielle est devenue tellement coûteuse que ses petites rentes ne lui procurent plus le même bien-être qu’autrefois, cela lui paraît dur, je crois. Je voudrais lui alléger la chose ; mes enfants ne comprennent pas cela. Habitués à trouver chez les paysans, le cœur largement ouvert, l’activité, la joie bruyante, ils ont en horreur cette mentalité de petits bourgeois avares, tranquilles, amoureux de leurs aises.

Encore une fois les nuages ont été emportés, le ciel est limpide, le soleil brille. Les journaux ont eu tort comme les marsouins et les canards. Quel mois d’Août ! Je n’ai pas souvenance d’en avoir vu de semblable. Il est vrai que notre printemps fut copieusement arrosé.

Jeudi 23 Août

Hier, journée vraiment douce, mais si peu accidentée ! Tant que nos garçons seront pris dans les fermes du matin jusqu’au soir, nous mènerons Cricri et moi un train fort paisible. Si nous n’avions pas la garde d’une ménagerie, nous pourrions filer de notre côté, n’importe où, mais nous n’osons pas nous aventurer avec les chiens dans des courses trop lointaines. Nous marchons une demi-heure ou trois quarts d’heure et nous nous arrêtons dans le premier coin de lande assez écarté des habitations pour pouvoir donner la liberté à nos bêtes. Alors, Cricri les surveille en s’amusant, je prends mon sempiternel tricot. Et les minutes passent, trop rapides.

C’est le plein épanouissement des bruyères, les ajoncs commencent à fleurir, une variété inouïe de plantes mettent dans les buissons et sur le tapis d’herbe toutes les nuances de la plus riche palette. C’est une fête pour les yeux ! Les menthes, les serpolets et les chèvrefeuilles épandent des parfums grisants, les mûres sont fondantes et sucrées ; de temps en temps la brise de mer passe en chantant dans les pins et les taillis, des papillons et des libellules se poursuivent gracieusement dans l’air bleu. Il y a de quoi s’amuser et de quoi rêver mais peut-on raconter ces choses si petites, si petites… et si belles !

Vendredi 24 Août

Changement brusque de décor. En montant hier, la marée apportait la tempête annoncée. A 3 heures de l’après-midi le vent et la pluie se sont déclanchés ; ils ont fait leur infernal et grandiose chahut toute la soirée, toute la nuit et ce matin il dure encore. Nous n’en sommes cependant contrariés. Certes, nous aimons mieux, le ciel bleu, la lumière, la chaleur, mais l’ouragan est un spectacle splendide au bord de la mer. Hier, au milieu des rafales, nous sommes allés voir les vagues se briser sur la côte. Ce matin, mes gars et ma fille, équipés en brigands, sont partis à la chasse, pleins d’espoir et d’entrain, disant qu’avec une tempête pareille, les oiseaux de mer venaient au rivage. Je ne sais s’ils rapporteront des victimes mais je suis sûre qu’il y aura des kilos de boue sous leurs bottes et que leurs vêtements seront trempés. Ils sont heureusement solides, la lutte contre les intempéries leur est une jouissance.

La rentrée du froment s’était achevée hier à midi pour le Ty Nevez. Il était temps ! Mes garçons ne l’avoueront pas, mais je crois qu’ils étaient contents d’être au bout de la tâche qu’ils s’étaient imposés. Ils aiment ce travail, cette vie aux champs ; toutefois ils préfèrent encore les courses sur les grèves, fusil au dos. Et je les entendais dire hier : «  Il n’y a plus que la journée de battage, nous allons pouvoir maintenant nous promener et chasser. Mais quel malheur, la moitié des vacances est déjà passée ! »

Je ne voulais pas les empêcher de se rendre utiles, je trouvais même bon qu’ils voient par eux-mêmes ce qu’est le véritable labeur afin de ne pas le confondre avec un travail d’amateur, mais j’avais peur d’une dépense exagérée de forces. Aussi, ma satisfaction en apprenant que la période de travail intense était finie ; s’ils vont de temps en temps donner un coup de main à la ferme, ce n’est plus du tout la même chose. Il ne faut pas que je me fasse d’illusion. Mon trio d’enragés ne va pas se tenir tranquille. Au contraire ! J’avais parfois Cricri près de moi pendant que ses frères moissonnaient, maintenant elle emboîte leurs pas… Je ne m’ennuie pas, même toute seule. J’ai plus d’ouvrage que je n’en puis abattre et des souvenirs, des pensées, des rêves… à foison !

Samedi 25 Août

Les Louis, les Louises ! Nous sommes en règle avec les absents. Ici, nous avons fêté hier Monsieur Maudet en nous ingurgitant les gâteaux confectionnés par sa femme, arrosés de thé et d’une liqueur que nous ne connaissions ni les uns ni les autres : l’Ardine. Cette « première… alcoolique » a remporté bien des suffrages et je ne voulais pas oublier de la mentionner. Depuis le grand père Noé les hommes ont vraiment bien travaillé dans la voie qu’il nous a ouverte très inconsciemment, mais on doit se lasser vite de ces liqueurs compliquées dans lesquelles on trouve plusieurs parfums savamment amalgamés. Ce qui domine dans l’Ardine, c’est le goût de prune. Nous avons bu toute une bouteille d’Armorique depuis notre arrivée à Plougasnou. Cette liqueur d’or ressuscite les vacances d’autrefois, les souvenirs de Perros, notre jeunesse à nous, piaffante, heureuse comme l’est celle de nos enfants à cette heure. Hélas ! elle ne fait pas seulement la preuve de notre déclin, elle montre aussi combien les temps ont changé. Le litre d’Armorique qui valait six francs au moment où il y en avait un en permanence sur la table de Kervenou, en vaut 28 cette année.

Aujourd’hui, les parents Maudet voulaient m’emmener avec eux déjeuner à Morlaix. J’ai refusé et nous avons au contraire recueilli leurs orphelins. Le soleil ne nous a pas boudés longtemps ; l’après-midi d’hier a été merveilleuse, mais ce matin l’atmosphère ne me paraît pas très sûre et je n’ose m’aventurer jusqu’à Bec an Fry avec Annick Maudet, délicate et que ses parents couvent exagérément. Les quatre grands vont peut-être y partir ?... Jamais je n’ai encore vu pareils oiseaux. Ils détestent tout ce qui est convenu et préparé d’avance. Sûrs de trouver à Bec an Fry du pain, du beurre et de la boisson, ils ne comprennent pas que je m’inquiète d’emporter autre chose. Là-bas, ils changent d’avis et font honneur à tout ce qu’ils trouvent dans mes paniers. J’avoue cependant que je simplifie beaucoup les choses. Les pique-niques d’autrefois étaient des festins, ceux de maintenant ne leur ressemblent que de nom.

C’est aujourd’hui que nous perdons Françoise. Il y a un an, elle entrait à notre service, une heure avant le départ de Plougasnou. Les enfants et moi, nous la regrettons beaucoup. Malgré sa jeunesse (17 ans ½) c’était la fille honnête, sérieuse et calme par excellence. Elle a, je crois, des idées de couvent, mais ce n’est pas pour cela qu’elle nous quitte. Vais-je la remplacer ?... Par qui ?... On m’a déjà parlé de deux personnes, je les ai même vues, sans rien convenir avec elles, car elles ne me plaisent ni l’une ni l’autre comme aspect. La première a l’air prétentieuse et difficile, la seconde me semble souillon et grue.

Dimanche 26 Août

Le départ de Françoise change nécessairement un peu ma vie. Certes, je ne travaille guère plus, mais les occupations auxquelles je suis obligée de me livrer sont moins facultatives et d’un genre plus prosaïque que celles qui se partagent habituellement mes journées. Je voudrais bien aller comme cela jusqu’au bout de notre villégiature, en simplifiant le plus possible les choses et je « ne plaindrais pas ma peine » comme on dit à Saint Chamond, mais Perrine fait la tête !... Elle connaît la maison, supporte les bêtes et ne nous vole pas. Donc, elle est précieuse malgré sa mauvaise santé, ses bizarreries de caractère, son mutisme renfrogné qui me rappelle Anna ; pour la conserver, sans lui donner une augmentation que je ne pourrais supprimer dans la suite, il faut que je la fasse aider. La bonne de Madame Le Gros ne demandera certainement pas mieux que de faire le ménage des trois chambres et les chaussures. Je n’aurai donc que le raccommodage à endosser, mes vacances ne perdront pas leur nom dans cette histoire là.

N’empêche que je regrette beaucoup Françoise et qu’elle-même pleurait de grosses larmes en nous disant adieu hier au soir. Je n’ai toujours pas pu savoir les causes de la mésentente qui existait entre mes deux bonnes. Il faut croire que c’est assez sérieux car la petite a répondu à nos instances pour la garder : « C’est impossible ! Jamais nous ne pourrons vivre ensemble, Perrine et moi, il vaut mieux en finir ; c’est moi la dernière arrivée qui dois m’en aller ».

J’ai déjà pris des renseignements sur les deux filles qui pourraient peut-être remplacer Françoise. La demoiselle un peu pincée doit se marier dans quelques mois, m’a-t-on dit. Mon horreur du changement fait que je n’y pense plus. Quant à l’autre, il paraît qu’elle est bonne fille et qu’on n’a jamais jasé sur sa conduite. La pauvreté est cause de son air inélégant. Je vais m’adresser à elle, sachant qu’elle veut bien quitter le pays, mais comme elle fait des journées de couture chez les paysans d’ici, elle aura peut-être des prétentions que je ne pourrai satisfaire.

La tempête a repris cette nuit et cette fois le vent s’accompagne d’une pluie trop corsée pour que nous l’affrontions sans aucune nécessité. On dit que cela ne durera pas, que ce n’est qu’un bouillon à boire. Espérons-le. En tous cas, il y a un pauvre type qui en a trop bu, à Trestriguel. Un bon nageur a été entraîné par une lame de fond et noyé complètement. Ici, un petit yacht de plaisance a fait naufrage sur les Chaises de Primel, le sémaphore a hissé le drapeau noir et tiré le canon, le bateau de sauvetage est sorti, tout le monde a pu être repêché à temps. Il paraît qu’une jeune fille était assez sérieusement blessée… devinez par qui ?... Par les moules ! Les lames l’ont jetée violemment et roulée sur des roches basses couvertes de ces mollusques qui ne sont mous qu’à l’intérieur. Son visage et tout son corps ont des entailles profondes. Le gibier auquel je m’attaque n’est donc pas aussi inoffensif que nos enfants le prétendent.  Eux rêvent d’aller aux sangliers, avec un parent de Monsieur Olliérou, un lieutenant de Louveterie, auquel on doit les présenter, à la première occasion.

Mardi 28 Août

Journée complète hier à Bec an Fry, devant le spectacle indescriptible d’une mer sauvage. Malgré l’apport des costumes de bains, mes intrépides n’ont pas osé se plonger dans cette eau bouillonnante, blanche d’écume, jaune de sable, noire des algues arrachées aux rocs. C’est dire son aspect terrible. J’étais seule avec les trois enfants et leurs chiens, les Maudet ayant redouté le vent, la pluie et les mauvais chemins. Donc, de bonnes heures de vraie solitude pendant que les louveteaux chassaient les oiseaux et les pieuvres.

Je vais porter à la poste dès ce matin la lettre adressée à notre nièce. Elle m’a écrit de Pontaillac le lendemain de son arrivée pour me donner le nom de la villa où sa famille nichait. Elle l’ignorait en nous quittant et, si elle avait manqué sa mère à Niort, elle aurait dû aller trouver les Sandrin à St Palais, hôtel Lafleur. La pauvre Annie se faisait un sang d’encre en imaginant des complications qui ne se sont pas produites, heureusement. Elle est arrivée sans encombres au port, c'est-à-dire à la « Villa Margot – avenue des Cottages ». Elle doit y rester jusqu’aux environs du 10 Septembre. Que deviendra-t-elle ensuite ? Elle avait des projets extravagants. Le plus raisonnable était encore de venir nous rejoindre et d’achever le mois de Septembre à Plougasnou avec ses cousins. Mais, prévoyant le retour à Boulogne, elle fera peut-être son coup de tête.

Elle m’a déclaré qu’elle ne voulait à aucun prix continuer ses études. Une année de classe ne lui aurait certainement pas fait de mal. Mais aurait-elle donné des résultats ?... La pauvre fille paraît indécrottable. Sa dernière composition de géographie était un chef d’œuvre d’ignorance et d’idiotie. Priée de mentionner les golfes d’Europe, elle n’en avait trouvé qu’un seul « le Golfe de Guinée !!!! » Elle déclarait le climat de l’Angleterre  « nébuleux » et disait que les principales productions du sol dans ce pays, étaient de nombreuses usines etc. … etc. … et le tout à l’avenant. Sa dernière période scolaire lui a cependant fait du bien. Quoiqu’elle ait manqué très souvent des classes sous des prétextes plus ou moins valables, elle avait acquis néanmoins de la régularité. Et puis certains dons naturels se sont développés sans lui coûter d’efforts, rien qu’en les exerçant. Elle a fait beaucoup de progrès en style et en dessin. Pauvre Annie ! Pauvre Annie ! Elle ne saura pas être heureuse. Certes, il y a des tristesses dans sa destinée d’enfant tiraillée entre un père et une mère séparés ; son caractère augmente encore le tragique de la situation.

Le père Toto se fait moins de bile. Il devait partager ses vacances entre les deux camps. Il a commencé par celui dans lequel il rencontrait le plus d’agrément personnel. Au jour dit, il est venu se présenter à Vanves. Avant le soir il en avait assez et disparaissait. On suppose qu’il a repris le train. De nouveau, les Commissaires ont été lancés à ses trousses. S’il est sous l’aile paternelle le gamin doit en rire. Il faut bien reconnaître que Roger ne peut avoir aucun plaisir à vivre près de sa mère malade et assommante, mais hélas, je crois mon Toto héritier de l’égoïsme de ses parents. Il est gentil, affectueux, même caressant lorsqu’il a besoin des gens ; sinon, il paraît les oublier tout à fait ; il ne nous donne pas signe de vie, malgré ses promesses.

Mercredi 29 Août

Quelle abondance ! Encore des nouvelles du Brésil. Je pense qu’elles sont arrivées par le même bateau que celles d’hier mais que le service des postes a des fantaisies. A de longs sevrages succèdent des saisons de récoltes qui seront suivies d’autres famines. Prenons les choses comme elles viennent, ce n’est d’ailleurs pas le moment de m’en plaindre. L’Eléphant est allé dans la forêt et il n’y a pas pleuré, ce me semble. Tant mieux. Bravo pour l’Eléphant ! Dommage que ces animaux là « ça trompe… ça trompe joliment » comme dit la chanson ; sans quoi j’aimerais beaucoup le mien et je l’embrasserais sur son beau nez pour le remercier d’être redevenu courageux.

Je n’ai pas vu ma progéniture depuis hier matin et je ne la retrouverai sans doute que demain. C’est la rentrée de l’orge et le battage. Mes gars passent leurs journées entières au Ty Nevez, ne rentrant ici que pour dormir quelques heures. Ils sont bien venus m’embrasser hier soir mais nous étions fatigués les uns et les autres.

De mon côté, je me suis absentée hier. J’ai renouvelé, avec les Maudet cette fois, la promenade de la veille : Bec an Fry. Hélas ! C’est moi qui ai vieilli. Il y a deux ans je grimpais passablement dans les rochers, maintenant, je ne peux même plus y marcher. J’ai ramassé une bûche qui m’a découragée de la pêche. Mais je me suis quand même bien amusée en barbotant dans les flaques basses, en cherchant des coquillages, en regardant les manœuvres d’une énorme pieuvre, en écoutant Monsieur et Madame Maudet se disputer drôlement. Le temps était meilleur que la veille, la mer plus calme.

Ce matin le vent est assez violent et mal placé.

Jeudi 30 Août

Il y avait hier un vent à décorner les gens et les bêtes… C’était mon affaire et je suis allée me promener dans l’endroit où il soufflait avec le plus de rage, c'est-à-dire à la pointe de Primel. Les vagues n’étaient pas d’une grande hauteur mais si folles, si pressées sous un ciel sinistre que l’effet en était quand même saisissant. Quelle belle promenade ! J’en suis revenue fouettée au sang, la peau brûlante, la tête toute étourdie, les muscles à bout. Et, dès la fin du dîner, je me suis mise au lit pendant que les enfants descendaient à la plage. Presque toutes les cabines étaient à terre, menacées de près par la marée montante. Nos fils ont sauvé l’ameublement de la nôtre et traîné ses débris sur le versant arrière du banc de galets. Il va falloir aller trouver la vieille Zoé dans son antre pour lui raconter la chose et lui demander la réparation de sa niche. Elle va lever les bras au ciel, pousser des cris de paon, me dire que je l’écorche toute vive. Zoé me fait un peu peur. Elle doit être sorcière pour de bon et ne pas en avoir seulement l’air, je crains ses maléfices et je prévois que je serai peut-être obligée de faire faire la restauration à mes frais.

L’ouragan paraît calmé mais la brise est restée du méchant côté. Les matinées et les soirées commencent à fraîchir, le mois d’Août entendra demain sonner son glas ; peut-être aurons-nous encore quelques beaux jours mais le véritable été vient, je le crains, d’être emporté par cette tempête.

Vendredi 31 Août

Tout ce dernier mois fut une période libre et calme dont je puis rendre grâce au Ciel. Quand on mène la vie de bousculade tiraillée qui est généralement mon lot, on apprécie davantage la faculté de suivre ses fantaisies. Sans nuire à aucun de mes devoirs, je puis plusieurs heures par jour me promener, travailler, lire, écrire et même flâner lorsque le cœur m’en dit. Je n’en puis croire mon bonheur.

Certes, il y a près de moi un trio de tyrans qui sait bien se faire servir mais quand il a tout le nécessaire et même un peu plus il décampe et ne revient que pour changer de vêtements, prendre pitance ou dormir. Quelquefois je m’inquiète au sujet des équipées que font les louveteaux, d’autres fois des lettres boulonnaises me rappellent que bien des tracas m’attendent là-bas. Mais les vacances cette année restent délicieusement douces…

Maman vient de m’envoyer la carte d’un Monsieur Félix Barouck trouvée dans notre boîte aux lettres. Elle y a été mise Samedi. Il m’y annonce son départ pour le lendemain, m’offre de porter un paquet à Henri, me donne rendez-vous à la gare d’Orsay à 10 heures, me fait son signalement. A toutes ces amabilités, je ne puis rien répondre et j’en suis désolée.

Les autres nouvelles de Boulogne ne sont pas de nature à me réjouir. Maman se sent très fatiguée ; elle se tourmente beaucoup du départ de Joseph le jardinier qui venait depuis 30 années à la maison et qui se retire comme « Chérant » dans la propriété d’un de ses gendres ; la petite bonne qu’elle a fait venir d’Alsace au printemps et qui fait à peu près un service des plus rudimentaires réclame une augmentation folle ; elle s’inquiète de Suzanne et du « polichinelle » minuscule qu’elle va mettre au monde dans deux mois. Enfin comble de l’horreur ! Marguerite, la mère Kiki, vient d’acheter un terrain à Boulogne, près de la salle des fêtes pour s’y faire construire la tour d’ivoire dans laquelle elle pense vivre et mourir.

Ce serait à fuir si ce projet était réalisé. Bien des choses vont sans doute se mettre en travers. Maman voit surtout que Marguerite s’est fait rouler, qu’elle va jeter à des entrepreneurs son dernier sou et qu’elle retombera tout à fait à sa charge après cette dernière folie. Les « vases de nuit » étaient une marotte moins terrible que les maisons. Comment empêcher cette malheureuse de se ruiner puisque les autorités bien informées, refusent le Conseil Judiciaire demandé par la famille à l’unanimité ? Dans le cas où Marguerite se fixerait à Boulogne, la vie y deviendrait intenable pour moi. Alors, je ne tiens plus à renouveler notre bail, ni même à devenir dans la suite propriétaire de la maison que nous habitons. Mais ne nous énervons pas d’avance, la cervelle de Kiki n’est-elle pas une girouette qui tourne à tous les vents ? Le terrain me paraît acquis d’après ce qu’écrit Maman et c’est tout ; la bâtisse n’est pas commencée. Il peut survenir bien des choses avant l’achèvement du Château Maboul.

Ce que Marguerite veut, c’est quitter Vanves vite, vite, vite. Si elle trouvait un appartement, elle s’en emballerait et ne songerait plus à son terrain. Le malheur est que la crise du logement bat toujours son plein, à Paris, en banlieue, dans toute la France. Cependant, les Le Doyen se sont arrangés avec leurs locataires de Saint-Cloud. Moyennant une indemnité de 6 000 francs, ceux-ci leur cèdent les lieux au mois d’Octobre. Nous allons donc perdre prochainement le voisinage de nos alliés. Personnellement, j’en serais attristée n’ayant jamais eu que de bons rapports avec eux… Par contre, nos enfants ont une réelle antipathie pour tous les membres de cette famille et je me console de cet éloignement qui nous évitera des heurts désagréables. Depuis une difficulté survenue au tennis, à cause de Nino, une certaine fraîcheur de sentiment s’est glissée entre les Sandrin et les Le Doyen. Ceux qui désiraient demeurer neutres en étaient gênés. Nos enfants, s’étaient rangés avec enthousiasme dans le camp Sandrin et  l’affichaient un peu trop, sans nécessité.

Les succès de fin d’année de Franz et de Pierre, arrivés en même temps que le double échec de Jacques à Grignon et à la 2ème partie du bachot, ont augmenté le malaise. Bref, dans les derniers jours à Boulogne les sujets de conversation se trouvaient fort réduits entre Madame Le Doyen et moi. On nous cachait l’état de Suzanne, il ne fallait parler ni de nos fils, ni des Sandrin, ni des Maudet… etc. … Il faut avouer qu’une chaleur excessive fatiguait les nerfs de tout le monde et qu’à la rentrée nous nous serions sans doute tous retrouvés joyeusement.

Septembre 1923

Samedi 1er Septembre

Les Maudet ont voulu m’offrir un déjeuner. Nous sommes donc partis ce matin à 7 heures pour la ville. Nous y avons fait le marché et les boutiques, nous avons déambulé dans les rues, et, vers midi, nous nous sommes attablés dans la grande salle à manger de l’hôtel Bozellec. Repas plantureux et soigné après lequel nous n’avons guère eu que le temps d’aller reprendre notre tortillard. Je rentre à 3 h ¼ avec une envie folle d’aller voir la mer dont je suis privée depuis hier. Hélas ! du raccommodage indispensable va me retenir un peu à la maison.

Dimanche 2 Septembre

C’est notre journée de « rendu » aux fermiers chez lesquels nos enfants sont toujours fourrés. Ils vont venir à 6 pour déjeuner. Tout est prêt de façon aussi abondante qu’agréable, je crois. Ensuite nous irons à Bec an Fry prendre des bains et goûter. Vers 9 heures nous rentrerons en chœur, on « trempera une grosse soupe » et chacun s’en ira coucher. Un temps merveilleux promet de favoriser ce programme. Ces grandes noces ne me plaisent qu’à demi mais il faut se conformer aux habitudes de ceux qu’on reçoit plutôt que de vouloir leur imposer les nôtres. D’ailleurs, nos enfants sont enchantés et leur joie fait la mienne.

Lundi 3 Septembre

Tout s’est passé pour le mieux hier. Et voilà que le Ty Nevez et le Gras Coz, afin de ne pas être en reste, nous offrent leurs carrioles et parlent d’organiser un pique-nique où nous voudrons, sur les grèves ou dans la brousse (sic). C’est charmant ! Et j’ai accepté d’un air ravi mais je me promets de trouver un prétexte pour nous dégager, à moins que les louveteaux ne tiennent beaucoup à cette paysannerie.

Ce matin je retrouve le calme habituel ; il ne m’en paraît que meilleur. Malheureusement, n’ayant pu consacrer le dimanche à liquider ma correspondance, il me faut écrire cinq lettres avant de me livrer à aucune fantaisie.

Mardi 4 Septembre

Cette fois, la jeunesse a voulu s’offrir une partie… sans mélange. Laissant les parents « at home » ils viennent de partir six d’un pied léger à travers la lande, avec de quoi se restaurer au milieu de la journée, je ne présente pas les trois nôtres, ni le sieur Yves Maudet, une vieille connaissance déjà. Les deux dernières personnes de cette bande joyeuse sont de jeunes Morlaisiennes de 19 et 16 ans que, dans un jour de spleen, le pauvre Yves a trouvées sur la plage. L’une d’elles est à mi-bachot et veut faire la Médecine. L’autre a dit simplement qu’elle était en vacances. De quoi ? On ne sait pas. Elles paraissent bonnes filles, fort libres comme sont les demoiselles de ce siècle. C’est un peu le genre Corval. Elles se tiennent suffisamment bien pour que j’aie permis la promenade mais j’avoue que je n’ai aucun désir de voir nos enfants nouer des relations sérieuses avec ces petites. Ils n’ont d’ailleurs qu’un enthousiasme modéré, mais leur ami ayant organisé cette partie et en rêvant depuis quinze jours, ils ont marché complaisamment. J’espère qu’ils s’amuseront.

Nous pensions nous distraire de notre côté entre vieux. Le vent s’élève, des nuages arrivent, je ne crois pas que le prudent papa Maudet conduise son sérail pique-niquer à la plage de Samson, ainsi que cela avait été presque convenu hier dans une soirée merveilleuse de limpidité. Il commence à se faire tard, je ne vois rien venir sur la route. C’est l’aspect du ciel qui effraie mes camarades. Il n’y a pas à dire, c’est triste de vieillir. Madame Maudet qui grimpe encore dans les rochers comme une fille de la montagne qu’elle est, ne vaut pas grand-chose sur la route. De plus, elle a des rhumatismes un peu dans tout le corps et particulièrement aux doigts de pieds ; elle craint l’humidité. Moi, ce sont d’autres inconvénients, j’ai de l’essoufflement dans les montées, du vertige dans les descentes, je ne vaux qu’en terrain plat… et encore ! Et le galant Monsieur Maudet est rempli d’attentions pour les femmes, même pour la sienne. Il a peur que nous recevions une ondée, que nous prenions mal, que nous abusions de nos faibles forces. Alors, il se charge de tous les paquets et les randonnées dans lesquelles il faut emporter des victuailles, le font toujours réfléchir.

Qu’on vienne me chercher ou qu’on ne vienne pas, cela m’est égal. Je suis sûre de ne point m’ennuyer, de trouver cette journée-ci trop brève, comme toutes les autres. Et puis, je ne suis pas seule, ma méchante bête Flora m’est restée, nous nous entendons bien ensemble. A cette amie, je raconte bien des choses car je suis sûre qu’elle ne les répétera à personne.

Impossible de trouver une remplaçante de Françoise. Les petites filles de quinze ans qui n’ont jamais été placées ont l’aplomb de demander 150 francs pour commencer. Pour garder Perrine, j’ai dû la mettre à 125 francs mais elle est malade, il faut la ménager beaucoup, il sera bien difficile de n’avoir qu’elle à Boulogne. La vie matérielle augmente et la Compagnie diminue les indemnités. J’aurais voulu prendre le moins possible sur le capital pour mener les garçons jusqu’au moment où ils entreront en carrière. La brèche grandit d’année en année, je m’en tourmente. Pourtant, je ne dépense que le nécessaire. Ce n’est sans doute qu’un mauvais temps à passer. Dans cinq ans les gros frais d’instruction n’existeront plus et j’espère que l’alimentation aura repris un cours raisonnable.

Mercredi 5 Septembre

Et voici la dernière requête des louveteaux. Ils sont habillés ici dans ce qu’ils ont de plus vieux, de plus débraillé, mais cela ne leur suffit pas encore, ils se trouvent des airs trop civilisés. Henri leur a parlé de vêtements porté par les vacheros, les haciendas dos de l’intérieur. Ils pensent que chez les fripiers de Rio il pourrait leur dénicher des culottes et des vestes de cuir bien patinés par l’usage et les intempéries. Ils voudraient aussi des chapeaux très larges, des bottes, tout ce qu’il y a de pratique et d’original. Et ce n’est pas dan le but d’aller se faire admirer aux bals costumés, c’est pour courir la lande, pour chasser pour travailler la terre et soigner les bêtes. J’avoue que cette idée de friperie ne me va guère, je crains les microbes et la saleté. Il faudrait que ces nippes soient nettoyées à Rio avant d’être emballées.

Mes lignes deviennent de plus en plus mal écrites. Ce n’est pas de ma faute, ma vue baisse beaucoup et ma tête est toujours fatiguée. Le pauvre cœur bat encore.

Jeudi 6 Septembre

Ceux de Pontaillac qui devaient prolonger d’une quinzaine leur séjour là-bas le diminuent au contraire et rentrent brusquement à Paris. Je ne sais pourquoi ; Annie ne donne aucun détail sur la carte adressée à ses cousins. Il est probable que nous verrons prochainement la belle enfant débarquer à Plougasnou car je ne crois pas qu’elle consente à rester près d’un mois à Boulogne, chez sa grand’mère.

Lili est parti pour Chef-Boutonne avec les Sandrin. Quant à Fafette, je le devine enchanté d’avoir retrouvé son jardin et je serais bien étonnée si ce garçon tranquille réclamait un autre déplacement. Les Morize ont quitté Sallanches le 31 Août pour s’arrêter une dizaine de jours au bord du Léman à St Gingolph. Ils reprendront dimanche prochain la route de Paris. Suzanne Prat est déjà revenue de Montfort et se réinstalle chez elle. Elle est encore faible et si mince qu’on pourrait croire que son état n’est qu’un rêve. Le docteur est pourtant affirmatif, l’évènement est prévu pour la fin du mois prochain. Cette fois Suzanne ira dans une clinique car on craint beaucoup des complications de tous genres pour la mère et le bébé.

Marguerite discute les plans de son home, elle veut le faire élever à forfait ; après avoir dit qu’elle se contenterait du modèle de 35 000 Frs la voilà qui incline déjà à prendre celui de 65 000. Elle fera si bien que le jour où elle pourra entrer dans sa maison sans souillures, elle n’aura plus une seule valeur dans son portefeuille. Elle ne s’en inquiète nullement, trouvant que nous devons la nourrir et la soigner, son argent est seulement destiné à satisfaire ses manies et ses caprices. « On ne me laissera pas mourir de faim » dit-elle.

Maman qui me raconte ces choses m’avoue son désir de me voir revenir pour la débarrasser de Kiki. Elle ne prend point ses repas au 164 ; il faut la conduire changer l’argent qu’on lui donne dans trois ou quatre boutiques. Lorsqu’elle le juge assez pur, elle va dans un petit caboulot près de la salle des fêtes. Là, elle s’ingurgite une plâtrée pour 24 heures. Et puis, elle se lamente aussi sur le billet de 10 francs que cette opération lui coûte chaque jour. Chez nous, c’est d’autant plus économique que, pour ne pas avoir d’ennuis, j’ai refusé d’être payée. Maman fournit de temps en temps de la bière, une brioche, des petits Suisses, une livre de fruits, une douzaine d’œufs mais c’est à son gré et elle ne m’en demande pas de compte. C’est moi qui tiens à ce que ces choses n’aillent qu’à Marguerite.

En ce moment, de loin, je prends des résolutions farouches, mais les tiendrais-je devant les supplications de Maman ?... Nous les verrons tous rappliquer, les uns après les autres. Avant un mois je serai retombée dans mon existence tiraillée, bousculée, déprimante. Je suis lasse et dégoûtée. Ici, tout me paraît grandiose, calme, serein, bien ordonné. Là-bas, les choses sont mesquine, énervantes, troubles, sans équilibre. Que de pas, de paroles, d’agitation pour ne mener à rien, ne rien dire et ne rien faire ! Est-ce que je gagne mon Ciel en tournant avec résignation dans cette cage d’écureuil qu’est ma vie boulonnaise ? Je l’espère, sans quoi je donnerais ma démission !

Vendredi 7 Septembre

Des lettres familiales m’avaient transportée hier au milieu de ceux qui nous attendent. Grâce à Dieu, le départ n’est pas tout proche. Je voudrais quitter Plougasnou le vendredi 28, nos enfants déclarent qu’ils ne partiront que le lundi 1er Octobre. Nous en discuterons plus d’une fois avant de prendre la décision. Franz est invité à Fromonville pour chasser pendant une semaine avant de réintégrer Beauvais. Il compte sur ma permission. Je ne pourrai la lui donner que lorsque deux dents malades seront arrangées. Smadja les a commencées au mois de Juillet et le traitement s’est trouvé interrompu, il les a bouchées provisoirement, il faut achever ce travail avant la rentrée des classes. Tant pis pour Fromonville si nous prolongeons à Plougasnou !

Monsieur Maudet s’en va dimanche, après un mois et demi de vacances, il en est tout attristé. C’est un Breton qui aime passionnément son pays et la mer. Il s’est plu beaucoup ici, mais en reconnaissant que d’autres coins lui paraissent plus beaux ou plus agréables à habiter. Il gardera sans doute un bon souvenir de ces vacances, je ne crois pas cependant qu’il les renouvelle car sa femme et ses enfants ne rêvent que de Perros où ils ont leurs habitudes et connaissent tout le monde.

Au grand scandale des louveteaux, j’avoue avoir trouvé du plaisir dans la société des Maudet. Avec eux j’ai pu faire beaucoup de promenades dans lesquelles je n’aurais jamais osé m’aventurer toute seule ; ils ont été on ne peut plus aimables et complaisants pour moi ; lui, est un homme intelligent, instruit, plus que bien élevé ; elle, est assez commune mais gaie, drôle et spirituelle. Je ne me suis pas laissée envahir et j’ai cherché la discrétion pour mon compte, néanmoins, il est arrivé que la plupart de nos promenades ont été communes. En ce moment, nous les précipitons un peu. Avant-hier nous avons atteint un merveilleux coin de falaises qui nous était encore inconnu. Les hommes sont descendus dans le chaos des roches et l’ont exploré pendant que les femmes le contemplaient.

Le temps n’est plus aussi lumineux et aussi chaud, mais il ne pleut pas et nous aurions tort de nous plaindre. C’est un beau Septembre de France et ce qui le ternit, c’est que nous avons eu pendant le mois d’Août l’atmosphère et la température des tropiques. Tous les matins les enfants se lèvent avant le soleil pour aller chasser sur les grèves. Mais leurs exploits les fournissent de plumages variés, plus ou moins intéressants, mais ne mettent rien dans nos marmites. Tous ces volatiles sont des odeurs fortes qui nous répugnent un peu et le dictionnaire déclare leur chair coriace. On fait tout juste rôtir les bécasseaux. Les mains de notre fille n’ont pas encore la moindre tâche de sang ; elles n’ont tiré que deux coups de fusil pour en apprendre le mécanisme.
Samedi 8 Septembre

La fête de la Nativité est célébrée solennellement en cette terre sainte de Plougasnou ; les offices sont les mêmes que le dimanche mais je ne crois pas que le diocèse en fasse une obligation et qu’il soit interdit de travailler. Comme il me sera presque impossible à Boulogne de me livrer aux travaux d’agrément destinés à la vente de charité, j’en fais le plus grand nombre possible pendant les vacances. Le chiffre promis se trouve dépassé et je devrais peut-être m’en tenir là, mais il me reste des matériaux emportés à cet effet ; il me semble que si je ne les employais pas jusqu’à la dernière aiguillée de fil ou de laine, ma tâche ne serait pas remplie. C’est idiot de se créer de pareils esclavages. Je le reconnais et je suis assez raisonnable pour jeter mes fers quand on me propose une randonnée dans la campagne. Seulement, à la maison, je me hâte et manie frénétiquement les aiguilles et le crochet. Ce qui m’a retardée ce sont les choses supplémentaires faites pour le plaisir des gens d’ici : le coussin de Madame Olliérou, deux costumes d’enfants, l’habillement complet de deux poupées.

Dans ce coin vraiment beau et surtout délicieusement calme, les journées se ressemblent beaucoup entre elles : je me lève aux environs de six heures, j’assiste à la messe de 6 h ½, j’y prie pour les enfants et tous les chers Nôtres vivants ou morts, pour ceux qui sont à l’Agonie, pour les âmes du Purgatoire, pour tous ceux qui souffrent de quelque manière que cela soit. Je rentre et j’écris aussitôt. Je bois un bol de lait qu’on vient de traire, je m’occupe du ménage, bâcle une ou deux lettres, fais quelques points nécessaires et puis nous descendons à la plage pour le bain que je prends ou ne prends pas, mais auquel j’aime assister. Généralement l’Angélus sonne pendant que nous remontons en nous dépêchant. On se met à table, le facteur arrive, lecture des lettres, préparatifs de sortie. A 2 heures nous sommes tous envolés quelquefois ensemble mais le plus souvent en deux groupes : les jeunes ensemble, les vieux de leur côté. Nous nous retrouvons à 7 heures dans la salle à manger. Chacun raconte ce qu’il a fait, vu, et appris. Après le dîner, promenade jusqu’à la nuit. Grâce à l’électricité je puis travailler un peu quand nous rentrons. Voilà des journées remplies de telle sorte qu’elles ne peuvent point paraître longues.

Hier nous avons couru les landes et les bois. Les Maudet s’intéressent à toutes les choses de la nature, ils sont toujours à fureter dans les buissons et même dans l’herbe ; ils découvrent des bêtes, des plantes, des cailloux qui leur font pousser des cris de joie. Au début, je travaillais sagement pendant les arrêts ; maintenant je suis un peu gagnée par la manie de toucher à tout. Si nous ne sommes pas empoisonnés avant la fin de la saison, nous aurons de la chance, Madame Maudet prend des fleurs et des feuilles de toutes sortes pour faire des infusions, elle mange des champignons tout crus, tels qu’elle les trouve sous les arbres ou dans les prés. Nous mangeons des mûres, des prunes sauvages, des pommes vertes tombées dans les chemins. Ces fruits aigres ou âcres me font souvent faire la grimace, on me met alors un bonbon dans la bouche. Nous recommençons à la première occasion mangeant des graines, suçant des tiges et nous pensons souvent que nos enfants, partis d’un autre côté, ne se sont pas amusés, n’ont pas ri comme nous, ont moins dit et moins fait de bêtises. Nos gamineries séniles les feraient sourire de pitié et ils se fâcheraient peut-être à cause des bonbons parce qu’on ne leur en donne pas à eux. Cette denrée ne vaut rien pour les enfants.

Dimanche 9 Septembre

On vient de m’annoncer que la balade en carriole  aura lieu cet après-midi et qu’il faut avancer le déjeuner pour partir de très bonne heure. L’endroit choisi est Garlan c'est-à-dire « La Brousse ». Grandes discussions pour savoir ce qu’on va faire des chiens car Perrine et la bonne de madame Le Gros sont invitées avec nous. Franz et Pierre s’entourent de bêtes et ne veulent rien leur sacrifier. Je souffre à l’idée que nos pauvres chiens vont être enfermés de midi à 8 heures ce soir dans une chambre et je tremble à la perspective des dégâts qu’ils vont y faire. Certainement la promenade me sera gâchée, j’aimerais mille fois mieux ne pas la faire. Les tyrans ne me laissent point libre.

Demain, Perrine est de noce. Un de ses amis d’enfance se marie à Locquirec. Elle doit partir à l’aube avec le jeune époux et son garçon d’honneur et ne rentrer que tard dans la nuit suivante. Par malchance, notre seconde bonne d’occasion sera employée à battre le blé de ses patrons. Je me trouverai donc seule à faire ménage, cuisine et tripot pendant 24 heures. Bien que cela soit rudimentaire par ici, il me semble qu’il n’y aura guère de loisir à pouvoir consacrer aux occupations plus relevées.

Monsieur Maudet est parti ce matin, bien navré de quitter la mer et sa famille. Il ne rentre pas directement à Paris, il doit s’arrêter deux jours à Montfort pour aller voir aux environs de cette ville les lieux de son enfance, quelques vieux amis et des tombes, beaucoup de tombes.

Mardi 11 Septembre

L’excursion de dimanche a été des plus réussies mais nous ne sommes rentrés qu’à 9 h ½ du soir pour dîner et, comme la marée était favorable, la bande joyeuse, pour ne pas se séparer, est allée ensuite aux lançons. Retour définitif cette fois en pleine nuit à 2 h moins ¼. C’est une journée qui peut compter ! La carriole du Gros-Cos dont on m’avait fait les honneurs est bien suspendue, légère, suffisamment ouatée. Nous avons roulé d’abord sur des chemins connus jusqu’à Kerprigent, ensuite au milieu de landes sauvages dont les terres sont impropres à la culture (ce que les gens d’ici appellent la brousse) enfin, dans un pays très vert et très frais presque uniquement composé de prairies, de vergers et de bois. L’atmosphère était d’une grande limpidité. A l’horizon les monts d’Arrée se détachaient en bleu intense sur le ciel. Nous avons vu deux anciens châteaux dont nos enfants rêvent à cause des sites dans lesquels ils sont placés plus encore qu’en raison de leurs beautés architecturales. Au milieu de la forêt de Bois-Eou, auprès des ruines du château féodal, se dresse un charmant Manoir habité seulement par un régisseur qui s’occupe de toute l’immense propriété, bois et fermes louées à des métayers. Il est là comme chez lui, les véritables propriétaires ne venant jamais voir ce qui se passe. Bois-Eon paraît à Franz la place idéale. Hélas, elle doit paraître telle à celui qui l’occupe et, comme il n’a qu’une quarantaine d’années, dit-on… notre fils fera bien de trouver autre chose. Pour rêver plus pittoresque et plus beau, c’est impossible !

La journée d’hier fut moins agréable que la veille. Pourtant j’ai pu entre trois et six heures quitter mon fourneau, mes casseroles et mes balais pour aller m’asseoir avec un ouvrage devant la mer.
Les nouvelles boulonnaises m’inquiètent sérieusement. Maman n’était plus qu’un squelette, une loque humaine à la fin de l’hiver ; il paraît qu’elle a trouvé moyen de changer encore ! Le docteur croit que Suzanne n’ira pas jusqu’au bout de son mandat maternel, malgré toutes les précautions qu’on lui fait prendre ; l’enfant, un avorton, a déjà la position de départ. Kiki entasse folies sur folies, gaspillant ses derniers sous. Annie reste à Paris pour soulager sa mère fatiguée et sans domestique pour le moment. Bref, de tous les côtés il n’y a que soucis et chagrins ! Alors, j’ai presque des remords de me « la couler aussi douce ». Ils seraient très lourds et me ramèneraient à Paris si je n’avais conscience d’avoir mérité cette trêve  et si je n’étais sûre de reprendre bientôt ma place au plus dur de la bataille, il me faut pour cela des forces physiques et de l’équilibre moral. J’en puise ici pendant que les enfants se détendent de leurs travaux intellectuels et profitent de leur jeunesse dans une atmosphère très saine. D’ailleurs, Maman ne me rappelle pas ; elle me dit au contraire de jouir le plus possible des beaux spectacles qu’elle ne reverra plus malgré le désir intense qu’elle en aurait. Ces accès de tristesse douce et résignée que Maman traverse parfois depuis la mort de sa sœur m’impressionnent douloureusement. J’aimerais encore mieux la voir nerveuse, aigrie, récriminante.

Mercredi 12 Septembre

Impossible d’écrire proprement comme les mauvais ouvriers, je vais me plaindre de mes outils. Il me semble que papier, encre et plume ne valent rien. Mais je dois confesser que la vue est mauvaise et la main très lourde. La tête est aussi passablement paresseuse.

J’ai lu "Mon curé chez les Riches" et j’avoue que certaines choses n’ont pas été entièrement de mon goût. La charge est quelquefois outrée et pas toujours dans un très bon esprit, il me semble. Il faut être bien pensant pour lire sans danger ces critiques spirituelles du clergé de France en nos temps troublés.

Cette nuit, mes terribles enfants ont couché à la belle étoile, dans le bois des Iles, à 5 km d’ici. Yves Maudet était avec eux et je crains les suites de l’escapade pour ce garçon fragile encore plus que pour mon trio de démons. Ils ne sont revenus qu’à 7 heures ½ ce matin, ayant bien dormi (disent-ils) mais affamés. Naturellement j’ai passé une nuit blanche. Ils m’avaient bien dit hier soir en m’embrassant : « Yves nous défie de passer toute une nuit dehors. Nous avons accepté son pari mais vous pouvez être sûre qu’il va se dégonfler et que nous allons rentrer dans quelques instants. En tous cas, si vous ne nous revoyez pas avant demain, ne vous inquiétez point ». Ils sont partis précipitamment… pour ne pas entendre mes protestations et mes défenses. Et ce matin ils sont fiers comme s’ils avaient converti cent mille infidèles.

Jeudi 13 Septembre

Il est étonnant qu’avec leur passion de vie au grand air nos enfants dédaignent la pêche. Pas une seule fois dans cette saison, ils n’ont encore poursuivi les crabes ou déniché les ormeaux. A Bec an Fry, quelques pieuvres ont été percées de leurs couteaux de chasse et s’ils sont allés trois fois aux lançons, c’est que l’expédition nocturne avait des charmes pour eux en dehors de l’exercice auquel ils se livraient. Mais ils traitent dédaigneusement la pêche de sport à l’usage des paresseux. Ils se trompent bien si j’en crois la fatigue de mes muscles pour avoir passé deux heures hier dans les rochers au pied de la falaise du Chevalier ! Et puis les péripéties ne manquent pas. Sous les pierres, dans les creux, au fond des mares, sous le tapis des algues, il y a de l’imprévu, du mystère, de l’horreur, de la beauté.

Rien ne m’intéresse autant que la faune et la flore marines et la fureteuse Madame Maudet partage mon goût. Nous nous entendons pour faire nos petites expéditions ensemble. Hélas ! je ne suis pas agile, ma compagne au contraire est adroite comme un singe. Aussi ses pêches sont elles fructueuses tandis que les miennes sont nulles. Pour ne pas revenir bredouille, j’ai toujours la ressource de me rabattre sur les moules. Ce pacifique gibier gonfle honorablement mes paniers.

Vendredi 14 Septembre

A force de prêcher mes fils, j’ai obtenu qu’ils aillent jeter leurs lignes à la mer. Une pauvre petite « vieille » a bien voulu mordre à celle de Pierre et ce n’est pas cette capture médiocre qui va les emballer. Par contre, j’ai fait meilleure pêche hier ; au milieu de mes chères moules, j’ai rapporté 15 ormeaux dont un gigantesque pépère qui a fait l’admiration de tous ceux auxquels je l’ai présenté. Ce matin il va falloir accommoder tout cela, besogne fort longue et passablement ennuyeuse, le revers de la médaille quoi !

Le temps file… file… file… Je voudrais être un Bouda, pourvu de multiples paires de bras et de jambes, car j’ai toujours une dizaine de choses à faire à la fois et c’est navrant d’être obligée de faire des sacrifices. Je me mets à la confection d’une jupe ample et pas salissante que j’ai promise à notre fille pour la chasse. L’ouverture ayant lieu dimanche matin, je m’y prends à la dernière heure.

Samedi 15 Septembre

Je viens de porter dans la chambre de ma cliente la robe achevée ; j’y ai trouvé les louveteaux astiquant nerveusement leurs fusils. Ils sont tous les trois dans un état d’excitation folle. Que Saint Hubert protège, mes Chéris, je ne puis les retenir près de moi et les couver indéfiniment. Il faut bien les laisser s’envoler puisque l’heure en est sonnée. Naturellement, je fais des recommandations. Nos diables tiennent trop à la vie pour s’exposer volontairement, mais dans toutes les destinées n’y a-t-il pas une part d’inévitable ? Pour parler plus chrétiennement, je crois que Dieu nous mène où Il veut, sans que nous le sachions. Aussi, je ne me borne pas à prêcher la prudence, je prie pour ceux qui abandonnent la protection de mes ailes. Je leur ai donné à chacun une médaille de St Benoît que je ferai bénir demain.

Il ne se passe pas de vacances où je n’apprends la mort accidentelle de jeunes amis de nos enfants. Il y a trois ans, c’était Lebas, un camarade de Pierre, noyé sur une plage de Bretagne. L’année suivante, c’était Evrat dont le corps est resté au fond du lac d’Annecy, puis Gravelotte que son propre fusil a frappé en plein front au retour d’une chasse au canard dans les marais auprès de Bénodet. Déjà je connais deux accidents arrivés durant cette saison. Un de mes petits cousins Philippe Plichon âgé de 22 ans, s’est noyé dans la Marne et Closset, un ami de Jean Morize, s’est tué dans une ascension à Pralognan. Toutes ces histoires, hélas bien vraies, hantent mon cœur et mon esprit… Je ne veux cependant pas qu’elles paralysent la jeunesse de notre bouillante progéniture. On ne ferait rien, jamais rien si l’on songeait à toutes les conséquences qui peuvent surgir d’un acte, même le plus simple, le plus apparemment anodin.

Dimanche 16 Septembre

Ils sont partis, tous les trois, fiers comme des pachas, heureux comme des Elus. Il y a cependant des ombres légères sur leur bonheur. D’abord Fane, malade depuis huit jours, n’a pas pu les accompagner, ensuite certains territoires de St Jean, les plus giboyeux, paraît-il, sont « chasse gardée » à partir de maintenant. Les gens de Plougasnou sont furieux contre ceux de la Vallée qui leur jouent ce méchant tour. On dit qu’il y aura du grabuge. J’ai recueilli tout à l’heure un tuyau qui va certainement intéresser mes chasseurs. Les gardes ne seront assermentés que Vendredi prochain. Jusqu’à cette date, il paraît que ceux de Plougasnou pourront s’en donner à cœur joie sur les terres de leurs voisins.

J’ai fait commande d’un lièvre à Franz, d’une perdrix à Pierre et d’une bécassine à Cricri. Nos gars ne devaient point rentrer déjeuner mais l’Abbé Boussard ayant dit qu’il viendrait aujourd’hui prendre le café avec nous, ils ont modifié leurs plans en son honneur. Ma solitude ne sera donc pas aussi complète que je le croyais. Cependant, j’aurai le temps d’écrire un peu (j’ai une dizaine de lettres à faire !) et de lire.

Lundi 17 Septembre

Pour l’ouverture de la chasse, une caille seulement au tableau. C’est un peu maigre, quoique la bête soit grande et grasse et puisse faire le déjeuner d’une personne. C’est mieux que ce que j’espérais et l’essentiel, la rentrée sans accident, m’aurait suffi. Comme on devient gourmand en mangeant, il me semble qu’après avoir goûté cette jolie caille, mon goût pour le gibier va se réveiller. Ayant entendu dire que Bourhis avait tué deux lièvres, j’étais sur le point d’aller ce matin lui demander de m’en vendre un mais je me suis souvenue qu’ici les chasseurs mangeaient entre eux leurs premières pièces et j’ai reculé devant la perspective d’un refus presque certain. Dans huit jours, quand ces messieurs auront fini leurs fraternelles agapes, si les enfants ne nous ont pas saturés nous-mêmes de gibier, je crois que mon porte monnaie sera le meilleur fusil. Fane est mieux et pourra sans doute commencer sa carrière de chien d’arrêt ce soir ou demain. Les enfants espèrent beaucoup de son concours ; nous verrons cela !

Ma chasse aux bonnes est encore moins fructueuse. Ce gibier là commence à manquer totalement dans la lande bretonne. On ne me lève même pas une fille de ferme et cependant mes rabatteurs sont déjà nombreux. J’en ai enrôlé un nouveau hier, le vicaire qui fait en ce moment sa tournée paroissiale ; il m’a promis de demander ce que je désire dans les hameaux qu’il doit visiter cette semaine. Madame Maudet qui cherche le même objet n’a pas plus de chance et j’ai reçu commande d’une cuisinière et d’une femme de chambre pour les parents d’un ami de Pierre ! La crise est générale.

J’ai pu liquider ma correspondance hier et prendre le grandissime plaisir de la lecture. Aujourd’hui je me remets au travail. J’ai commencé pour la mère de Perrine un châle de laine. C’est un ouvrage bien long mais la brave femme a sué tant de fois pour nous faire des crêpes que je puis prendre cette peine. D’ailleurs, si ce n’était pas cela, je ferais autre chose…

Mardi 18 Septembre

Quatre belles perdrix sont venues rejoindre la caille. Deux sont les victimes de Pierre et les deux autres celles de son aîné, qui, ayant eu déjà quelques beaux coups de feu, s’en est moins étonné. Ma fille est toujours une Diane honoraire. N’empêche que c’est elle qui impressionne le plus les chasseurs du pays. On a vite su qu’un permis avait été donné à une femme. Elle est la seule de la région. Alors, les gens, renversés par cette audace, la croient tireuse extraordinaire, numéro dans un cirque quelconque. On a questionné Maudet sur son compte en disant que c’était très louche cette histoire là et que d’ailleurs les frères de la demoiselle passaient pour des braconniers fameux. Nos fils n’osent plus avouer leurs succès d’hier car on penserait qu’en douze jours ils vont rafler tout le gibier mais ils sont très fiers de leur réputation et cherchent à la mériter. Ce matin, ils sont partis à 6 heures du côté de Plouezoch’ où il y a du lièvre et du lapin, paraît-il. Sans doute, ils n’auront rien, leur petite chienne n’étant pas encore formée et eux-mêmes ne s’étant encore jamais attaqués « au poil ». Mais ils veulent essayer, apprendre, s’exercer pour réussir dans la suite.

Avec cette passion de chasse, mes projets de retour vont peut-être se modifier légèrement. Je voulais quitter Plougasnou le vendredi 28. Les enfants me supplient de ne partir que le lundi 1er Octobre. Pierre reprenant ses classes le 3 et Cricri le 5, je leur cèderai si nous avons le 1er un train partant de Morlaix et si notre propriétaire consent à nous garder. Arrivés le 19 juillet, nous devrions théoriquement rendre la maison le 19 septembre. J’ai déjà demandé une semaine de plus et cela m’ennuie de quêter encore trois jours supplémentaires. Avec cela, nos enfants ne sont guère aimables pour Madame Le Gros dont le caractère ne leur plait pas. Yves Maudet doit aller s’informer à Morlaix de la question chemin de fer. Nous nous déciderons ensuite et je préparerai le retour pour une date qui ne changera plus.

Jamais les enfants n’ont passé des vacances pareilles. Ils en voient venir la fin avec beaucoup de peine. Je suis également navrée de quitter ma douce existence bretonne et toutes les belles choses d’ici. Mais, il faut avouer qu’on sent l’automne commencer, les matinées et les soirées sont très fraîches et souvent brumeuses, les jours sont plus courts. J’ai dû renoncer à me lever avant 6 heures ½, je n’y voyais plus clair pour m’habiller et je ne vais maintenant qu’à la messe de 7 heures. D’ici notre départ, la situation va perdre encore quelques uns de ses charmes et nous nous consolerons plus facilement de retourner à nos quartiers d’hiver. Les Sandrin ont dû rentrer hier et les Le Doyen reviendront le 27.

Je ne commencerai qu’à Boulogne l’exercice respiratoire qu’Henri me conseille et qu’il m’indique indiques « comme un remède à l’Obésité », parce qu’ici, je n’en ai pas autant besoin prenant beaucoup plus d’exercice. Il me semble qu’il vaut mieux ne pas cumuler en ce moment. Je me sens mieux, les vertiges sont moins fréquents et, sans avoir retrouvé la souplesse, je me suis certainement comportée moins gauchement dans les rochers aux dernières pêches. Sur une bonne route, je ne suis encore pas trop mauvaise. C’est bon de vouloir prolonger sa jeunesse lorsqu’on en a l’emploi. Que ferais-je de la mienne ?... N’est-il pas préférable d’entrer, vite, très vite dans mon rôle de vieille apaisée, indulgente, tricoteuse ?

Mercredi 19 Septembre

La grande expédition d’hier n’ajoute qu’une perdrix et un râle des genets au chapelet de victimes qui pend à un clou en attendant l’heure de la marmite. Ce moment sonnera demain matin. Marie-Josèphe Catherine et Jeannick du Ty-Nevez sont conviées par les chasseurs à cette sorte de pique-nique dans lequel, elles apportent les choux. Je vais essayer de leur faire une fricassée dont ils se souviendront longtemps toujours. C’est la première vraie chasse de nos fils. Aussi, je les ai laissés libres des invitations et ce sont les trois gentilles fermières, nos voisines, que ces lurons ont choisies.

Jeudi 20 Septembre

Grande fête aujourd’hui ; on mange la Chasse, entre deux journées de quatre temps. J’aurais mortifié nos Nemrods en ajoutant un plat de viande à leur gibier mais je corse celui-ci de choux, de pommes de terre, de lard et de saucisses, de manière à ce que les 9 estomacs qui doivent s’en repaître n’aient rien à désirer en sortant de table. Nos fils m’ayant confié le soin d’accommoder leurs perdrix, il ne s’agit pas seulement de faire quelque chose de plantureux, il faut encore que ce soit très soigné. Et ce n’est pas commode car le récipient qui conviendrait n’existe pas dans la maison. Obligée de me servir tantôt d’une poêle trop plate et tantôt d’un pot au feu trop profond, je suis déroutée pour le degré de cuisson. Ma fricassée répand une odeur appétissante.

Vendredi 21 Septembre

Peut-on, un vendredi de quatre temps évoquer le souvenir d’un déjeuner comme celui d’hier, sans manquer un peu aux lois de jeûne et d’abstinence ? Est-ce fierté maternelle, amour-propre de cuisinière, mais j’avoue n’avoir jamais rien mangé de plus délicieux que les perdrix de mes fils.
Une lettre de Maman me raconte qu’après neuf jours d’immobilité complète au lit, Suzanne a la permission de s’étendre sur sa chaise longue. Monsieur ou Mademoiselle Prat semble se résigner à rester dans sa prison et chaque jour qui passe augmente les chances de vie. Ayant terminé le châle de Madame Peron, je vais oser maintenant travailler pour ce bébé qui finira peut-être par occuper sa place dans le monde.

Il paraît que dame Kiki ne s’entendant pas avec son architecte et son entrepreneur général, renonce à faire bâtir pour le moment et se remet en quête d’un appartement. Maman me dit aussi que les Sandrin sont rentrés, que Lili et Fafette sont à Chef-Boutonne avec Valentine, que Roger est  revenu. Elle se plaint du déclin de sa santé pendant cet été torride. Et c’est tout, après dix jours de silence. Vais-je regretter le temps des lettres touffues, énervantes, presque impossibles à lire ?

Samedi 22 Septembre

Il n’y a pas de voitures directes de Morlaix à Paris le 1er Octobre. Cet avantage pour les baigneurs de la région n’existera que les 27, 28 et 29. Alors, je ne sais pas ce que nous allons faire. Les enfants disent que nous trouverons des places dans le train de Brest. Peut-être y en aura-t-il encore quelques unes de ci de là au passage à Morlaix ; sûrement elles seront disséminées et cela m’ennuie de ne pas avoir tout mon trésor de gens, de bêtes et de colis autour de moi. Je vais tenter ce matin une démarche auprès de Madame Maudet pour l’inciter à retarder son départ de trois jours, ce qui nous permettrait, étant 8, de louer un compartiment. Je ne crois pas qu’elle le veuille ni le puisse maintenant. D’abord, ses propriétaires sont très stricts pour la durée de location, ensuite, elle a donné un rendez-vous au passage à Guingamp, enfin, elle a grande envie d’être auprès de son père Maudet pour le dimanche. Le plus sage serait de partir en même temps qu’elle vendredi prochain. Perrine et les enfants sont contre moi dans cette opinion.

Je sais que si je le voulais tout le monde serait bien obligé de filer mais c’est ennuyeux de faire de la peine ; je ne m’y résoudrai que si la raison l’exige et je m’accorde encore cette matinée pour réfléchir. Quand ma décision sera prise, mes vacances seront terminées. Je n’aurai plus qu’une hâte : être arrivée là-bas. Les voyages ne me font pas peur et ne me fatiguent nullement mais j’ai horreur de l’encombrement et des responsabilités. Or, dans ces allers et retours à la mer, je traîne une smala dont l’humeur est toujours portée à compliquer les choses. Plus il y a de bousculade et d’incidents, plus les enfants s’amusent ; aussi cherchent-ils à en faire naître autant que possible, alors que je voudrais simplifier, prévoir, ordonner.

Louis Sandrin, de retour à Boulogne, a trouvé dans le courrier arrivé pendant son absence une carte à nous adressée. C’est l’annonce des fiançailles de Daniel Laurent avec Mademoiselle Geneviève Ferry. Cet évènement est déjà vieux ; il remonte au 23 juin, deux jours avant la mort de la petite Madame François Laurent. Je n’y répondrai que de Boulogne, comme si je trouvais seulement ce faire part en rentrant chez nous.

Dimanche 23 Septembre

Nous partirons vendredi. Les de Kermerchou n’ont pas voulu octroyer les trois jours demandés, même en les soldant un prix raisonnable. Le mauvais temps est venu, Madame de Kermerchou est malade, ils ont grande hâte de reprendre leurs quartiers d’hiver. Les Maudet sont donc obligés de vider les lieux et mes enfants ont consenti, sans trop de peine, à s’embarquer en même temps qu’eux. Après avoir négligé leur camarade Yves pour les moissons et la chasse, ils se sont rapprochés de lui durant ces trois derniers jours de pluie. Quel terrible trio, ils font ! Leurs imaginations inventent des litanies de farces plus ou moins spirituelles. Je suis bien tourmentée des conséquences de quelques unes. Ainsi, ils ont écrit à Yvonne Le Doyen des lettres absurdes. Comment seront-elles prises ? Ils se mettent mal avec une famille en villégiature au Ty Nevez, ils sont en guerre avec les instituteurs de la Colonie de vacances, ils embêtent nos propriétaires etc. … etc. …

Et, soit disant, tout cela, c’est pour redresser des torts. Yvonne est, paraît-il, une coquette infatuée d’elle-même à qui l’on doit abaisser le caquet, les Marty sont des grues, les instituteurs des athées, les Le Gros des avares… et ces garçons qui ont la prétention de corriger et d’épurer le monde se conduisent en goujats, en voyous, en bandits. On ne doit pas insulter les femmes, même peu respectables, on ne doit pas porter atteinte au bien de ceux qui n’ont pas de sentiments religieux ou qui tiennent trop aux choses terrestres.

Il y a aussi d’autres motifs à leur intolérance. Ils la jugent noble. Depuis qu’ils ont lu Cyrano de Bergerac, ils ne négligent aucune occasion de se faire des ennemis. Que de fois me citent-ils ce vers : « La haine est un carcan mais c’est une auréole ». Il y a là une très fâcheuse tendance qui gâte beaucoup de qualités naturelles ou acquises par ces enfants au cours des dernières années. A Boulogne bien des gens ne peuvent plus les sentir, eux qui savent tant se faire aimer quand ils le veulent.

C’est bien dommage et j’en souffre. Naturellement, je ne leur ménage pas les reproches et les avertissements. Ils méprisent « les pacifiques » ; selon eux, on ne l’est que par indifférence ou bien par horreur du dérangement et des soucis. Toutes les âmes vibrantes sont guerrières. Leur père est leur héros, leur modèle ; ils le considèrent comme un grand redresseur de torts, un soldat fanatique, un chasseur passionné. En résumé, ils l’ont vu jouer à Don Quichotte et l’ont pris au sérieux. S’il était là pour réfréner leur humeur belliqueuse, ils l’écouteraient sans doute ; mais ses sermons lointains n’auraient pas plus de poids que les miens, il est donc inutile que je lui demande de se donner la peine d’en écrire.

Ils continuent la lutte contre tout ce qu’ils jugent mauvais, laid, ridicule, mesquin et s’attaquent ainsi à presque toute l’humanité. Ils en reviendront, c’est probable, avec force désillusions et peut-être quelques bastonnades. Tant pis pour eux puisqu’ils s’obstinent à se conduire comme de jeunes imbéciles ! Cricri pense comme ses frères, exactement, mais par bonheur sa timidité l’empêche d’accomplir les mêmes brimades envers ceux dont les idées, les sentiments ou même le physique lui déplaisent. Yves est un grand promoteur de troubles. Généralement, c’est lui qui insuffle ses antipathies à nos fils et leur insinue la manière de les servir. L’imagination débordante de Pierre travaille sur ce premier thème et la force un peu brutale de Franz exécute.

La tâche d’éducatrice de grands enfants comme les nôtres devient bien lourde pour moi. Je les connais, je rends justice au fond de droiture et de générosité de leurs cœurs et de leurs caractères, mais je m’effraie de leur voir encore de nombreux défauts à un âge où la formation est presque complète. Ils sont restés les énergumènes qui, à sept ans, montaient sur le mur, lançaient des injures et des pierres à Monsieur Dussouchet et le traitaient d’athée dans l’espoir que celui-ci allait les saisir et leur donner la gloire du Martyre.

Il me faut écrire plusieurs lettres aujourd’hui pour préparer ou annoncer notre retour. A partir de maintenant l’agitation va me reprendre … Bien sûr cette perspective me navre ; pourtant, je sens la nécessité de reprendre une vie moins conforme à mes goûts. A quoi servirait de m’être refait de la santé et des forces, si ce n’était pour les dépenser ?

Lundi 24 Septembre

La génération qui s’élève pour prendre notre place est ennemie des formules de déférence. Lorsque j’en exige quelques unes, Pierre pouffe de rire et dit aux autres : « Allons bon ! il faut marcher, voilà maman qui joue au grand général des pompiers ». Leur père serait probablement le Maréchal ; peut-être se servirait-il de son bâton pour corriger mais ces pugilats entre le père et les grands fils sont grotesques. Monsieur Maudet me l’a montré.

Hier, l’après-midi fut potable. J’en ai profité pour descendre à St Jean du Doigt faire mes visites d’adieux et pour aller voir la mer très houleuse se jeter sur les rochers de la côte. Notre cabine est encore une fois effondrée, inutile de la relever, c’en est fini des bains et des séances à la plage. Il n’y a presque plus personne, nous allons fermer la saison de Plougasnou.

Les garçons viennent de partir à la chasse avec les Forjouel, nos anciens propriétaires de St Jean. Depuis mercredi, les fusils se reposaient à cause de la tempête. Il tombait des torrents d’eau qui n’auraient pas fait reculer nos gars mais les chasseurs leur ont dit qu’ils ne trouveraient absolument rien dans ces conditions. Alors, comme leurs armes sont neuves et encore bien soignées, ils ont eu peur de les abîmer en les promenant.

Je ne sais si le soleil brillera toute la journée car la brise vient encore de l’Ouest ; en tous cas, la matinée est limpide et très lumineuse. Lièvres et perdrix vont en profiter pour quitter leurs gîtes.
Mardi 25 Septembre

Monsieur Forjouel a été bien gentil de donner à nos enfants le grand plaisir d’une chasse aux courants. Malgré les tickets de 3 francs que l’on paie par invité, les statuts de la Société bornent à 5 par an les invitations que chacun de ses membres a le droit de faire. Il en a dépensé deux en faveur de Franz et de Pierre qui ont pu chasser sur les fameuses terres de St Jean. Les chiens ont levé 5 lièvres dont deux seulement ont été abattus et six ou 7 lapins parmi lesquels il y eut 3 victimes. A la tombée du jour ils ont levé un renard qu’ils ont mené longtemps à travers la lande, mais les chasseurs n’ont pu poursuivre, la nuit était venue. Laissant leurs chiens s’acharner après la bête traquée, ils ont repris le chemin de leurs domiciles. Les miens ne sont rentrés qu’à 9 heures calmer mes inquiétudes par leur enthousiasme. Franz avait mis un petit plomb dans le nez du père Forjouel. A part cet incident, tout avait marché épatamment.

Notre fils aîné se proclame l’auteur de l’assassinat du premier lièvre. Pierre a blessé le second. Les autres pièces ont été abattues par les 3 chasseurs (2 Forjouel et Monsieur Jointer) qui accompagnaient nos fils. Selon l’usage d’ici, le gibier fut partagé au retour. Le lot de Franz fut son lièvre, celui de Pierre un lapin. Ils ont été gâtés mais ce n’est pas cette abondance de biens qui les a rendus le plus heureux. Ils se sont amusés comme jamais. C’est leur plus belle chasse et les voilà plus que passionnés, absolument fous. Pendant ce temps, je courais la campagne, moi aussi, à la recherche d’une bonne. Celles qu’on m’avait signalées sont placées ou ne veulent pas quitter le pays. Rien à faire ! Si je n’ai personne, la domestique de Madame Le Gros va profiter du billet de Françoise et venir passer un mois à Paris. Elle aidera Perrine pour les nettoyages de la rentrée. Mais ensuite ?...

Une lettre de Charlotte m’apprend une triste nouvelle. Le docteur Dutar (le mari de Marine Champion) est mort hier matin après de terribles souffrances. Il avait un cancer au pancréas. A la fin du dernier hiver on croyait déjà qu’il allait trépasser ; une opération l’avait momentanément soulagé et rendu de l’espoir à sa famille. Vraiment Marine n’a pas eu de chance ; sa vie est tissée de deuils.

Nous déjeunons en ville, ou pour mieux dire, à la campagne car ce matin la mère de Perrine veut absolument que nous prenions un repas chez elle. Il y aura des crêpes.

Mercredi 26 Septembre

Nous n’en finissons pas des agapes d’adieux. Ce matin Pierrick de Ty Nevez vient goûter au garenne de Pierre. Nous devons à notre tour aller chez lui demain soir. Les Maudet viendront sans doute prendre leur part du lièvre de Franz. Les Olliérou ont copieusement traités nos fils hier soir et ces derniers voulaient que je réponde par une invitation. Mais quand ?... Il ne nous reste de libre que vendredi à midi, trois heures avant notre départ ; j’ai déclaré que c’était impossible au grand scandale de mes garçons qui ne doutent de rien. Je leur ai dit de porter aux Olliérou deux perdrix qu’ils venaient d’abattre. Il me semble qu’ainsi notre compte d’amabilité se trouve à peu près réglé avec nos voisins.

Nous connaissons maintenant trop de monde ici et nous nous empêtrons, d’année en année, dans les devoirs de société que je pensais fuir en allant au bout de la France. Les braves gens de Plougasnou et de Saint Jean sont très sensibles aux égards, aux démonstrations d’amitié. Je ne veux froisser, ni peiner personne et j’ai plus de salamalecs à faire ici qu’à Boulogne pour les arrivées et les départs.

Et puis, il y a la mer, la grande charmeuse de laquelle je ne m’arrache qu’à regret. Je vais lui dire au revoir, dix fois, vingt fois les derniers jours. Madame Maudet est comme moi et les grandes marées d’équinoxe favorisent nos furetages dans les rochers. Je me suis fait de belles pattes hier en cueillant des moules. Nous irons aux Ormeaux cet après-midi. Et je n’ai pas commencé les malles ni le moindre rangement pour partir après demain. Je voudrais ce matin écrire à la pauvre Marine, faire des raccords de peintures aux portes grattées par les chiens, m’occuper de cuisine et rassembler quelques objets dans un fond de caisse.

Dès mon retour à Boulogne, j’irai voir Delestre pour savoir ce qu’il pense du règlement de la succession, si Madame Morize est réellement lésée ou simplement moins avantagée qu’elle ne le pensait (ce que je crois). En tête à tête, il me dira sa véritable opinion et comment les choses peuvent se solutionner au mieux des intérêts de tous. Il est équitable et il a connu mon beau-père ; il sait que sa volonté suprême est la bonne entente de tous ceux qu’il a aimés. Et puis, notaire des trois fils Morize, il n’a aucune tendance à favoriser outre mesure le côté Beauvais. Enfin, un clerc de son étude, étant mandataire de Paul, il ne voudra pas que ses agissements puissent être désapprouvés par ce dernier. Donc, je puis suivre en toute sécurité les conseils de Delestre. Il importe de les connaître avant qu’il y ait la réunion dans laquelle on doit trancher la question épineuse.

Jeudi 27 Septembre

Le temps est redevenu chaud, le soleil plus brillant que jamais, la campagne séduisante et la mer a repris sa belle robe d’azur… C’est navrant de quitter tout cela, surtout pour aller où je vais. Là-bas m’attendent des peines, des soucis, des tracas sans nombre, je le sais ! Mais il le faut. Alors, à quoi bon gémir. S’il plait à Dieu, nous y reviendrons une autre année.