1921 - Paris

Janvier 1921

Vendredi 7 Janvier

Le mieux se maintient à peu près chez Franz, mais ne fait pas de progrès. Il a toujours les yeux très creux, le teint pâle et une expression de fatigue qui me tourmente. Pierre a employé son congé à dorloter une grippe et Cricri a traversé une crise d’entérite. Malgré ces accrocs de santé, j’espère bien qu’ils m’enterreront tous les trois.

Samedi 8 Janvier

Allant hier rue de La Rochefoucauld pour la visite mensuelle à Monsieur Gewler, j’ai demandé le capitaine Roy et le colonel Rimailho. Ils étaient là tous les deux et ils ont pu me recevoir. Ils ont bonne mine et paraissent en forme. J’ai même trouvé le capitaine un peu trop gras et, pour éveiller des remords dans sa conscience noyée par le saindoux, je lui ai raconté qu’Henri allait rapporter à ses enfants un papa hareng saur. J’avoue que cette perspective n’a pas eu l’air de l’émouvoir autrement et qu’il n’a pas proposé de lui laisser sa place pour aller prendre la sienne. D’ailleurs, pour tout, le pauvre homme se retranche derrière son impuissance… Chez le colonel, autre désinvolture ! Il m’a eu l’air de mieux comprendre les difficultés de la mission et je crois que, si Henri réussit, il lui en saura gré.

Il parait que le change tend à baisser, que la commande va devenir de jour en jour plus onéreuse pour le Brésil et que ce pays a un intérêt immense à prendre une décision rapide. Rimailho croit donc que la Commission arrêtera les essais avant la fin des programmes et donnera la palme au matériel qui se trouvera en meilleure posture. Il estime que dans trois mois, la chose doit être conclue si le Brésil veut réellement s’armer. Sinon, il reculera devant la dépense. Et, dans une aimable intention d’encouragement, le colonel a ajouté : « Je crois Madame, que vous pouvez espérer retrouver votre mari dans quatre mois mais il se pourrait qu’il reparte encore jeter de rapides coups d’œil sur ce qui se passera là-bas !...

Le grand chef semble avoir le colonel Pascal dans le nez. A trois reprises, ce nom est revenu sur les lèvres comme celui d’une bête noire.

Voilà les renseignements que j’ai recueillis à tous les étages de la grande Boîte ; il n’a pas été soufflé mot des questions pécuniaires en dehors des cabinets de Monsieur Gewler et du commandant Parent, mon bon ami le caissier, qui a enfin perdu l’habitude de m’appeler Mademoiselle. Ce dernier n’a pas voulu recevoir mes vœux à travers les guichets, il m’a fait entrer dans son cagibi sacro-saint et asseoir devant des liasses de billets de banque. Mais il m’a payé tout juste mon chèque ; ses étrennes ne furent qu’en souhaits…

Lundi 10 Janvier

Amende honorable à Madame Le Rouge. Elle n’est pas sotte du tout et possède un gentil talent musical. Samedi elle nous a reçus d’une façon charmante et, malgré mon instinctive défiance, j’ai admiré le luxe confortable et presque artistique de l’intérieur de ces accueillants voisins. De plus, dans un des salons, un portrait de Madame Kowalska en grande tenue de soirée, atteste de rassurantes splendeurs lointaines. Ces dames ne sont donc pas des aventurières, comme je l’ai presque cru ; mais pourquoi s’en donnent-elles l’air ? Il n’y a pas à dire, il flotte de l’étrange dans ce milieu là et tant que je ne l’aurai pas compris, je n’y vais qu’en  hésitant.

Notre bon curé ne flotte pas dans ses opinions. Il a mis carrément Madame Le Rouge à la porte de la Sacristie à cause de son genre peu conforme à l’idéal prêché par Monseigneur Dubois à ses ouailles féminines. Alors, la petite Marthe qui nous a raconté la chose sans vergogne, avec l’air le plus innocent du monde, cherche un appui chez les vicaires contre les sévérités de leur doyen.

On a tiré les rois hier à la maison. La reine Cricri a choisi Sandrinus pour partager son trône éphémère. Elle lui a donné le bibelot mexicain glissé dans la brioche et, comme Suzanne avait une envie folle de le gagner, je vais lui offrir le pendant. Ces babioles exotiques tentent tout le monde. Certes, le Brésil a moins de ressources mais sur le marché de Rio, on trouvait cependant jadis des objets de rien, fétiches de nègres, qui avaient du cachet. Je me souviens de petites mains taillées, de griffes d’animaux, de branches de corail, de coquillages, de pierres, de graines etc.

Mercredi 12 Janvier

Madame Laurent ne reçoit pas ; son petit Marc à la scarlatine et je me suis cassé le nez hier à la porte. C’est jouer de malchance ; je n’ai pas encore pu pénétrer dans l’hôtel directorial. Par contre rue Las Cases j’ai trouvé tout le monde moins Albert. Madame Morize commence à se lever, bien faible mais rajeunie par l’épreuve. La grand-mère Mourlon et Madame Fannière qui se sont aussi aventurées sur le bord de la tombe et qui ont pu voir ce qui se trouvait dedans, ont opté pour la Vie. Il faut croire que l’existence a de bons côtés !...

Jeudi 13 Janvier

Rien de particulier à dire sur les louveteaux, sinon que leurs dents et leurs griffes poussent de jour en jour, qu’ils deviennent vraiment difficiles à mater et que la pauvre dompteuse que je suis sans vocation, a bien du mal parfois. Ils ne sont pas méchants mais ils ont des têtes… de Morize, dirait mon clan… de Prat, dirait les autres. Comme ils sont en réalité des Morize-Prat, je retrouve à chaque instant de la Geneviève, du Paul, de la Kiki, du Manu, sans compter, bien entendu de l’Henri et de la Madeleine. Tout cela fait une drôle de salade.

Il y a plus d’un mois que je n’ai vu Roger ; il est allé passer les vacances à St Dizier et il m’en semble revenu assez monté contre sa mère. Il y a quatre jours, j’ai reçu de lui un mot bizarre me disant « qu’il ne voulait plus de sa Maman et que si elle venait à Boulogne je lui signifie qu’elle n’avait pas besoin d’aller le voir au collège ». Je n’ai pas fait cette commission bien sur et, au contraire, j’ai écrit au Toto de ne pas faire sa mauvaise tête et de tâcher de venir dimanche me raconter ses ennuis et ses chagrins.

René n’a écrit à personne de nous, pas même à maman pour le jour de l’an, cela me fait de la peine car je le considérais comme un frère. Toutefois, je pense que si ce que Marguerite dit est vrai (que son remariage est en train) il vaut mieux le voir s’écarter de lui-même que d’avoir à rompre. C’est moins pénible… et je lui ai trop dit mes sentiments sur le divorce pour qu’il puise s’y méprendre. Le terrible, c’est que le malheureux Roger pâtira encore du silence qui va régner entre ses deux familles. Je n’oserai plus rien dire à René, même pour ce pauvre petit. Heureusement, notre neveu ne s’embarrasse pas de sensibilité, il se débrouille seul et sait fort bien se tailler une place partout ; il n’hésiterait même pas à donner de bons coups de coude aux voisins. Chez un autre, ce serait chose à reprendre, chez lui, tout en trouvant cela bien étrange pour un garçon de 12 ans, on admire la Providence qui l’a vraiment cuirassé et bien armé.

Emmanuel quitte Peugeot. Il n’a pas été satisfait de sa fin d’année. De plus, le départ de Boëlz paraissait devoir l’immobiliser sur l’échelon où il était si rapidement arrivé. Ensuite les succès financiers de Louis Sandrin, dans les fleurs, faisaient rêver Suzanne dont les belles dents blanches veulent mordre à tous les plaisirs de la Vie. Bref, toutes ces causes réunies ont fait que Gustave ayant proposé une merveilleuse affaire, Emmanuel a donné ces jours ci sa démission. Elle fut acceptée d’une manière qui ne lui donne aucun regret. Il a senti qu’il aurait été d’ici peu, comme plusieurs de ses camarades, licencié pour être réembauché à plus faible traitement. Alors, il se met dans les cuirs. Je ne donne ce tuyau que sous toutes réserves car le père Manu est si mystérieux que je ne sais presque rien de son industrie ou de son commerce. Je n’ai pu lui tirer qu’une seule chose c’est qu’il prendra le n° 25 pour aller à ses affaires. Et c’est tout !

Maurice Boucher a commencé ses cours lundi dernier à J.B. Say. Il n’a que deux élèves et s’en réjouit car il pourra travailler pour lui-même. On installe le cabinet du Maître. Il y aura un lit de repos car il compose étendu, l’inspiration musicale ou poétique vient mieux dans un cerveau régulièrement alimenté par de paisibles afflux de sang. Peut-être pour les passages de passion suraiguë travaille-t-il la tête en bas. Ces trucs de métier sont bons à connaître.

Vendredi 14 Janvier

Bientôt il me faudra passer la moitié de ma vie à réparer les erreurs de l’autre. J’ai fait des jugements téméraires sur de Schompré. Il s’occupe naturellement de son manoir et de ses terres, il fait faire des coupes de bois ; il tente d’organiser son existence et celle de sa femme, sans grand espoir, m’avoue-t-il de voir la baronne s’habituer à l’austérité de la vie dans ces montagnes sauvages. Mais il n’a pas oublié le Brésil, ni les affaires de là-bas, ni surtout à l’exquis camarade, l’excellent ami qu’il y a laissé.

Jeudi 10 Février


On ne rencontrera plus Monsieur Violet promenant dans Boulogne son masque de chinois malade. Nous l’avons enterré tout à l’heure. Sa famille lui a fait un Service de mandarin à 24000 boutons de diamants et l’affluence était telle qu’entrée dans l’église à 11 heures ¾ le cercueil n’en est sorti que peu de minutes avant les coups de la quatorzième heure.

Mort aussi le petit chat de Maman, le Mimi angora, qu’elle aimait tout spécialement. Pour lui, Joseph a creusé une tombe en deux coups de bêche dans un coin du jardin et personne, pas même sa mère, « la jolie Minousse », n’a daigné assister à son enfouissement. Il était pourtant beaucoup plus mignon que Monsieur Violet !

Vendredi 11 Février

Auprès du lit de Cricri, je tricote un chandail pour la fille de Louise Bocquet ! Oui, nous en sommes là ! Je voudrais ne pas aller plus loin. Mais comment résister à un désir timide qui n’ose pas s’exprimer. Et puis, la petite était si légèrement vêtue que devant la laine achetée par Louise j’ai fait de tout mon cœur la proposition avec même plutôt une crainte qu’elle soit repoussée. Mais la cavale alezane a dû franchir bien d’autres pas que celui-là ; sans la moindre vergogne, elle a sauté sur mon offre. Suzanne boude toujours ; elle n’avait pas encore accompagnée sa sœur.

Criquette me tourmente, elle traverse une crise d’anémie assez sérieuse et elle est difficile à soigner. Elle est au lit depuis mercredi, ne voulant boire que de l’eau et dormant sans trêve. Si cet état continue je ferai venir le docteur malgré la volonté de notre fille.

Samedi 12 Février

La marmotte s’éveille un peu et je crois que la fièvre a disparu. Je dis « je crois », car en somme je n’ai pu me rendre compte de rien, Sainte Cricri ayant résolument refusé de laisser prendre sa température avec le thermomètre que Franz s’introduit soir et matin dans le rectum. Nous ne devions avoir qu’une simple grippe à combattre mais l’état général ne me plaît pas, surtout à l’âge de la jeune personne qui s’obstine à rester enfant.

Dimanche 13 Février

Depuis que Kiki a quitté Victoria, elle mène une existence bizarre faite de contrastes dont elle pourrait tirer de salutaires réflexions philosophiques. Tantôt ses élèves l’emmènent dîner chez Marguery où elle vide joyeusement sa coupe entre deux savants japonais, tantôt elle mange dans un caboulot de centième ordre à côté d’une rouleuse qui lui a raconté qu’elle n’est plus contagieuse, en face d’un chauffeur de taxi qui veut partager avec elle sa salade de céleri « pour lui donner des idées », tantôt elle vient se réconforter sur un coin de notre fourneau bourgeois. Elle m’arrive généralement affamée et dévore en bête fauve, acceptant quelque fois de s’asseoir à notre table mais préférant manger debout dans la cuisine où il fait chaud. Elle me désole mais je ne la chapitre plus, espérant seulement que lorsqu’elle sera mise en possession de sa fortune, elle ira faire ses excentricités à l’étranger, ce dont elle parle toujours.

Il est très probable qu’on refusera le Conseil judiciaire demandé par Maman. Marguerite a subi son interrogatoire et s’en est merveilleusement tirée. Non seulement ses juges l’ont déclarée raisonnable mais charmante. Parmentier, étonné de la séduction opérée par dame Kiki sur le tribunal, vient d’en référer à Maman en lui annonçant le résultat négatif de la première tentative. Il paraît qu’on peut la renouveler mais avec des certificats, des preuves, des témoins.

Cela deviendrait alors un véritable procès, Marguerite se défendrait avec acharnement et une bonne partie de la fortune qu’on veut mettre à l’abri s’en irait en frais de chicane. Nos hommes de loi ont les dents longues. Rien que pour ce qui vient d’être essayé, c’est déjà 1500 francs environ sortis du coffre fort maternel pour entrer dans celui du gendre et successeur Thomas. Et il fait, paraît-il, des prix de cousin !!! Je crois qu’on va laisser tomber l’affaire jusqu’à ce qu’il y ait des preuves de dilapidation. Marguerite s’est habilement retranchée derrière ceci : c’est que n’ayant encore jamais eu un seul jour la disposition de sa fortune on ne pouvait critiquer la manière dont elle l’administrerait. Aussi elle ne veut signer aucune liquidation et vit d’une manière insensée, donnant des leçons, empruntant aux uns et aux autres, implorant la charité d’étrangers.

Un faux ménage suédois lui donne souvent les restes de son dîner qu’elle emporte pour manger dans une petite chambre sous les toits rue Vanneau. Elle nous raconte des choses à fendre l’âme mais il faut faire une grande part à l’imagination de Madame Kiki et puis, pour ne pas s’attendrir, songer qu’elle pourrait entrer maintenant en possession d’une fortune bien entamée mais encore suffisante pour qu’une femme seule vive convenablement.

Pendant ce temps, René étrenne les uniformes de lieutenant colonel et file le parfait amour. Cela m’étonnerait qu’il puisse être sincèrement heureux. Les « vieux préjugés » comme il dit en parlant de sa mère à laquelle il veut laisser ignorer sa seconde union, doivent bien le gêner quelquefois. Je ne lui souhaite aucun mal, je ne puis lui désirer le bonheur dans cette situation condamnable, je veux l’oublier. Seulement c’en est encore un qui m’aura roulée ! … Que les hommes sont semblables aux roseaux qui plient à tous les vents du ciel. Personne n’est assez fort pour rester droit sous la tentation. Je regarde le monde avec une grande indulgence et un eu de mépris.

Lundi 14 Février

Cricri pourra sans doute retourner en classe tantôt et me voilà obligée de quitter les reposantes fonctions de garde-malade. J’ai bien travaillé ces jours-ci auprès de notre Chérie mais les choses du dehors en ont bien souffert. On doit se demander rue Las Cases ce que nous devenons car j’y vais habituellement une fois chaque semaine. Il va falloir se remettre en route. Les Sandrin ont fait demander tous ces jours-ci des nouvelles de Cricri mais ils n’osent pas venir nous voir à cause des chiens qui ont assailli un soir le foudre de guerre et lui inspirent maintenant une terrible frousse. Ces bêtes, tout à fait gentilles et douces avec nous, me causent des transes affreuses chaque fois qu’un étranger franchit notre seuil. Je préfère donc qu’il ne vienne plus personne à la maison mais pour ne pas rompre le contact avec les gens sympathiques je leur fais double visites ce qui me donne plus de dérangement. Nos amis ont raison : mes enfants me tyrannisent un peu. Cependant je ne suis pas de l’avis des Sandrin qui trouve qu’à l’âge de Franz « un garçon devrait s’amuser avec des poules plutôt qu’avec un chien. »

Pour l’instant le cœur et l’imagination de notre Grand me semblent au repos mais gare au printemps ! Maudet rôde depuis quelques jours autour des jupes d’une certaine Mimi Dumolt. Et, en sortant du collège, il entraîne Franz dans un léger détour de route pour suivre la demoiselle. Pourvu que ce ne soit pas une nouvelle Florentine, soulevée par Maudet, passée à Franz, enlevée par Griveau et finalement tombée aux oublis. L’aventure de l’année dernière m’a causé plus de tracas qu’elle ne méritait, je ne veux pas me faire des soucis exagérés mais toutes ces amourettes absorbent les pensées de gamins qui auraient à les occuper bien autrement à l’époque des examens. Je crois Rolf moins pernicieux que les Flo-Flo, les Mimi, etc. ... toutes celles dont j’ignore les noms. Et c’est pourquoi je me résigne à vivre au milieu des fauves, seul dérivatif capable de détourner tel fils de la femme.

Franz recommence à me tourmenter avec des idées d’engagement. André Rotrou, un camarade, a obtenu l’autorisation de ses parents pour partir au prochain automne. Il suit les cours préparatoires de l’escadron Murat, à St Cloud, il a passé un prospectus à Franz et naturellement je vais entendre ce dada pendant bien des jours. S’il n’y avait pas la perspective du bachot dans 4 mois, j’aurais dit sans doute le « oui » désiré pour l’entrée à l’escadron (non pour l’engagement) mais c’est trois séances par semaine, par conséquent encore bien du temps enlevé aux choses du programme de rhétorique. Je vais consulter mon beau-père et suivrai son avis. Lors de mes dernières visites, le cher papa me conseillait de nous informer d’une autre école d’agriculture que Beauvais, dans laquelle Franz pourrait entrer sans examen d’admission, ce qui me prouve qu’il ne compte pas beaucoup sur la réussite. J’ai pris des informations que je complèterai. Le docteur Poirier va sans doute envoyer son fils à Ploërmel. Il est vraiment difficile de trouver des carrières honorables et lucratives, je ne parle même pas de carrières brillantes quand le premier bagage manque. Ainsi le pauvre Charlot, que tout le monde embarquait allégrement pour Madagascar, vient d’être refusé à un examen des plus rudimentaires. Il n’est même pas bon pour travailler au milieu des noirs et le voilà derechef sur le pavé de Paris et les bras de sa famille. Franz est moins bête mais pas beaucoup plus instruit que Charles. Quand ferons-nous s’il échoue encore cette année… ce que je crains fort, bien fort. Peut-être y aurait-il ressource du Commerce, de Guilhermy, Sandrin, Emmanuel le prônent beaucoup. Sans préparation de longue haleine, ni les uns, ni les autres, ils trouvent le moyen de faire des affaires d’or en ce temps de crise générale. J’ai visité l’affaire d’Emmanuel, 11 rue St Sulpice. Ce n’est pas grand-chose auprès de la boite des Aciéries mais il est le chef de ce petit navire qui vogue depuis longtemps d’une allure fort rassurante.

Dimanche 16 Janvier

René est remarié depuis plus d’un mois, chose qui me bouleverse et me laisse sans commentaires.

Passons à d’autres sujets ; une indisposition d’Annie a jeté la consternation dans la société boulonnaise avec laquelle je fraye. Depuis un mois on ne faisait que parler d’une soirée dansante rue de la Faisanderie. Au fond, cela n’aurait été sans doute qu’une petite sauterie analogue à celles qui ont lieu ici tous les dimanches mais le lieu était un peu différent et surtout le milieu changé. Suzanne, les Le Doyen, Henri Bernard devaient être admis pour la première fois dans un salon à la mode, mis en contact avec de l’aristocratie et des gens de lettres. Aussi, l’émotion était intense. Chaque femme avait combiné des splendeurs inédites. Zézette ne faisait que parler à Cricri de la robe de satin chamois brodée de bleu paon qu’on lui fabriquait pour aller « au bal des quinze ans d’Annie ». Yvonne devait étrenner une toilette vieux bleu et citron, Madeleine une robe noire, Suzanne une vaporeuse tunique de tulle teinte nuit, pailletée et ornementée de touffes de plumes rose ibis, dernier cri de la mode. Et voilà qu’un malencontreux accès de fièvre, dû à un embarras gastrique, retarde la sortie de toutes ces merveilles. Cependant les jambes accompliront leur devoir dominical. Comment pourrait-on passer un dimanche sans danser ? Immédiatement, les Sandrin ont pris la succession, mais en réduisant les invitations à un cercle boulonnais auquel se joindront seulement les de Guilhermy et Charles qui vient de signer un engagement qui le fait partir pour... Madagascar !

Lundi 17 Janvier

Jamais je n’ai vu Charles aussi beau qu’hier. Il était nippé de neuf et avait l’air d’un vrai gentleman. Il doit avoir touché une prime et veut sans doute laisser un brillant souvenir à la société qu’il va quitter. Pauvre bougre ! J’espère ne pas lui avoir fait des adieux définitifs, bien que sa famille souhaite en être débarrassée pour longtemps

Dimanche 23 Janvier

J’ai beaucoup à faire et suis terriblement dérangée. Et puis ma mauvaise vue complique l’opération, je ne puis plus écrire sans verres et mes lunettes sont toujours perdues. Je passe souvent plus de temps à les chercher qu’à faire courir ma plume sur le papier. Ces temps-ci, le voisinage du changement d’année m’a donné un surcroît de travail, et j’ai envoyé des vœux et remercié de ceux qui nous arrivaient. Grâce à Dieu, l’usage de l’échange immodéré de cartes de visites n’a pas repris ; la guerre qui a commis tant de méfaits aura eu ce petit bon côté de supprimer une routine insipide.

Mardi 25 Janvier

Mes fils sont en admiration devant les faits et gestes du Père Loup et mettent leur gloire à les copier. Cela vient de réussir bien mal à Franz qui a été consigné dimanche pour la première fois de sa vie. J’avais eu l’imprudence de leur lire une phrase de sa dernière lettre : « Avec les bandits, je suis un bandit et certainement de belle allure ! » Quelle période ronflante ! C’était du Corneille ou pour mieux dire du Victor Hugo inédit. Il fallait absolument placer cela et Franz en guettait l’occasion. Depuis quelque temps le Préfet de Discipline avait établi une questure. Un élève était chargé de ramasser les objets qui traînaient et ne devaient les rendre que moyennant une amende de 0,10c. Cette mesure avait excité le mécontentement général et une véritable animosité contre le pensionnaire ayant accepté cette fonction, un nommé Le Chevalier. Vendredi dernier pendant l’étude à laquelle Franz n’assiste pas, un professeur rend un cahier que des camarades déposent sur le pupitre de notre Grand. Le Chevalier l’aperçoit et le confisque. Le lendemain, à la suite d’une altercation assez violente (Franz voulant reprendre son cahier sans acquitter le droit réclamé par l’autre) le louveteau a lancé une gifle formidable comme accompagnement de la fameuse phrase de Père Loup-Corneille-Victor Hugo-Cabotin (Henri Morize, en deux mots). Plaintes de l’autre, intervention du Préfet de Discipline, consigne. Au lieu d’exciter l’ardeur des louveteaux en leur montrant l’auteur de leurs jours armé jusqu’aux dents et hurlant qu’il va bouleverser ciel et terre, je supprimerai la lecture de ces passages qui les passionnent trop. Mais je ne peux cependant pas ne leur raconter que les exploits du Papa Papillon. Si cela ne me faisait pas peur, comme je serai heureuse de retrouver tous les traits de son caractère, tantôt chez Franz, tantôt chez Pierre et tantôt chez Cricri. J’ai là trois petits Henri comme ses trois copies s’entendent pour me faire endiabler !!! C’est un véritable esclavage et je m’appelle maintenant moi-même « la femme aux trois maris ».

Hier, visite de Boquet. Les bonnes l’ont envoyé me chercher chez Maman où nous étions occupés à sortir des greniers tout un mobilier que le Père Manu emporte à son nouveau domicile. Boquet m’a donc trouvée en tenue de déménageuse. Un voile gris perle, en toile d’araignées, m’enveloppait toute de ses plis ; ce devait être d’une suprême élégance ! Autrefois, j’aurais été navrée d’être surprise en cet état. J’avoue un premier petit mouvement de contrariété.... Et puis, la pensée de Ketty Venard est venue me réconforter. Je me suis dit : « Que ferait-elle en pareille circonstance ? » Elle ferait mettre bas le pardessus de son beau visiteur et lui demanderait de l’aider avec une si charmante désinvolture que l’autre se transformerait illico en déménageur. Je n’ai pas osé pousser aussi loin l’amabilité car ce pauvre vieux Boquet m’a raconté qu’il venait d’en prendre chez lui où tout est sens dessus-dessous, le mobilier devant partir après-demain au garde meubles. Je me suis donc simplement lavé les mains et nous avons fait un  tour de jardin en causant gaîment, très gaîment… J’ai appris autrefois à jouer la comédie et je m’avise, un peu tard peut-être, que cela peut servir dans la vie.

Mardi 26 Janvier

Donc Boquet s’en va et prend la mer dans trois jours avec toute sa smala.

C’est l’époque des visites mais j’en fais peu et n’en reçois pas du tout. Cependant, chez Madame Lobe-Gigun, j’ai appris que le jeune ménage Jean avait encore toutes sortes d’accrocs, notamment une petite fille qui n’a vécu que quelques heures. Chez Madame Roy j’ai constaté qu’aucune des trois Grâces n’avaient encore convolé, chez Madame Rimailho qu’une disgracieuse moustache ombrageait la lèvre de la jolie Lucie Darras. C’est bien dommage ! Partout j’ai reçu un accueil charmant, toutes ces dames sont fort.

Marie Louise a rencontré les Outrez, Madame Bourgeois et sa seconde fille. L’aînée (Pathy, je crois) est mariée à un diplomate, actuellement en Extrême-Orient.

Jeudi 27 Janvier

Rencontre imprévue de Boquet hier. Il montait l’escalier des Conty comme je le descendais et ma mise avait si peu de rapport avec celle de l’avant-veille qu’il ne me reconnaissait pas et me prenait pour l’Ambassadrice en personne. Rue de Tournon on m’a confirmé la nouvelle d’un héritier Hautecloque ; cela paraît une véritable joie dans ce milieu très familial. J’ai fait la connaissance de Madame X, la mère de Madame Conty, une frétillante douairière qui a couru le monde et aime encore circuler ; elle s’embarque le 16 Février avec sa petite fille Fernande pour un voyage de trois mois en Algérie, Tunisie, Maroc et Espagne.

Vendredi 28 Janvier

Sur mon faire-part de mort je voudrais bien que l’on fasse mettre : « entrée dans le repos ». Cette formule me plaît, je la savoure à l’avance, je me délecte à la pensée qu’on pourra l’appliquer un jour à celle qui aura connu de si tristes agitations.

Samedi 29 Janvier

Les enfants jalousent les petits Boquet. Cricri me disait l’autre jour : « Voyons Maman, est-ce que vous trouvez juste que ce soit à ces enfants-là qu’on paie le voyage pour aller voir Papa, notre papa, à nous ? » Le raisonnement de notre fille pêche certainement en plus d’un point, mais je n’ai rien tenté pour le réformer, n’étant pas éloigné de penser moi-même que Madame Boquet s’en va, très illégalement, rejoindre mon mari…

Dimanche 30 Janvier

Impossible d’écrire. Madame Kiki, ayant abandonné son splendide hôtel pour mener la vie de bohême, m’est arrivée tout à l’heure avec son fils. Elle a déjeuné et dînera… J’attendais mieux d’un dimanche.

Février 1921

Mardi 1er Février

L’Etat nous accable d’impôts. Que les temps sont changés depuis l’époque où, avec 60 francs, nous acquittions nos droits de citoyens français. J’ai versé près de 300 francs à la fin de décembre, on me réclame maintenant 60 francs pour le billard et… 728 francs 33 centimes pour notre revenu. Cette bombe m’a éclaté Samedi dans le cerveau. Alors, hier, j’ai couru chez mon beau-père lui demandant s’il n’y avait pas là-dessus une erreur contre laquelle je devrais protester. « Gardez-vous en bien, m’a répondu le cher Papa, très au courant de la question qu’il a sérieusement étudiée. Vous amèneriez une révision de ce compte qui aboutirait sûrement à une augmentation de votre taxe. » Le ménage de nos parents aurait donné à l’Etat pour l’exercice 1920 plus de 12.000 francs ! J’en suis tombée à la renverse. Il n’y a donc qu’à payer sans rien dire. Mais où prendre ces 728 francs 33 centimes ?...

Aussi, c’est avec empressement que j’ai quitté ce matin « la douce France » pour aller faire un petit tour sous les Tropiques. Salut au mois de Février qui va inaugurer l’automne ! Ce fut ma première pensée de ce jour et ma gentille compagne de chambre lui a répondu par cette phrase lapidaire, à la Cricri : « Je suis contente que ce soit le mois de Février, papa a moins chaud. »

Mercredi 2 Février

Décidément notre progéniture a une valeur particulière. Nous avons mis au monde des êtres nature dont l’originalité aura besoin d’un bon coup de palissade avant d’être admise dans les salons de la haute société. Hier je fais demander Franz sur les instances d’une aimable visiteuse. « Comme il ressemble à son père », s’écrit la dame ! Et Franz de se redresser avec fierté pour répondre : « C’est que papa est un raceur ! » Nous demandons des explications. Elles sont données sans fausse honte : « Un raceur est un mâle qui imprime fortement ses caractères à sa descendance. » La dame d’écarquiller les yeux et de pouffer de rire et moi d’en faire autant car notre visiteuse n’était que Marie-Louise. Mais Franz aurait la même désinvolture devant n’importe qui. Avec cela c’est un garçon qui ne dit jamais une grivoiserie ni un mot à double sens.

Vendredi 4 Février

C’est à n’y rien comprendre. Toujours je m’imagine que je vais me débarrasser d’ennuis, de soucis, de travaux ; je parviens à en semer quelques-uns mais aussitôt d’autres surgissent plus forts, plus nombreux, plus absorbants. En ce moment, Marguerite rapplique beaucoup ; elle n’a plus que quatre leçons par jour et comme elle en donne deux après le dîner, cela lui fait de plus grands loisirs qu’elle emploie à visiter sa chère famille. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur les sentiments qui la rapprochent des Boulonnais ; elle sent venir, très proche hélas ! le moment où elle aura encore besoin de recourir à eux. Elle est presque au bout de ses ressources et du dernier mal avec sa camériste qui, voyant l’argent baisser dans la caisse, veut faire le rat et l’abandonner le navire prêt à sombrer.

Dimanche 6 Février

Manquer de courage et avoir en même temps un si lourd fardeau à traîner, c’est vraiment un peu trop. Aussi il y a des jours où je suis tentée de faire la bête de somme qui se couche et ne se relève pas tant qu’on ne l’a point déchargée.

Malgré une humeur sombre, il m’a fallu travailler activement hier pour fabriquer en une journée une petite robe pour Cricri. J’ai dû accepter d’aller tantôt à la réception de Suzanne. Notre belle sœur reçoit tous les dimanches. Je n’y allais guère pour ne pas m’y rencontrer avec des gens qui éprouvent à me voir aussi peu de plaisir que j’en ai moi-même à me trouver avec eux dans un salon. Cette fois, Suzanne désirant faire une politesse aux Morize n’a pas invité les plus acharné du clan adverse, elle ne devait avoir qu’Anine, les Sandrin et les Guilhermy. Et voilà que les Albert lui envoient leur défection presque au dernier moment. Alors je ne puis plus faire ce que je comptais : prétexter une migraine ou bien une visite pour m’abstenir de ces bastringues à grand orchestre. Et, puisque j’y vais, j’emmène Cricri qui n’a jamais la moindre distraction et qui retrouvera certainement avec plaisir sa cousine et ses amies. Les après-midi de dimanche qui ne devaient primitivement ne voir que des riens sont devenus de véritables matinées dansantes. Emmanuel invite ses anciens camarades de régiments et ces officiers de dragons mettent de l’animation et une note assez chic dans le milieu un peu simple.

Lundi 7 Février

Ma Criquette était gentille dans son fourreau de taffetas noir égayé seulement par une grande ceinture bayadère que j’ai portée dans le temps. Un malencontreux saignement de nez l’a privée d’une heure d’amusement, elle a dû rester dans les coulisses, autrement dans la chambre des patrons convertie en vestiaire. D’ailleurs elle ne danse pas et ses quatorze ans ont cette incroyable philosophie de s’amuser beaucoup du plaisir des autres. Il est vrai que ma fille sent l’avenir devant elle et me tient parfois des raisonnements à la Blomart : « Maman, j’aime mieux profiter des choses de mon âge, il sera bien temps de danser quand je n’aimerai plus jouer au ballon et à la poupée. Alors vous verrez comme je m’en donnerai ; Annie, Renée et Yvonne seront blasées comme des vieilles dames lorsque je deviendrai une jeune fille. »

Mercredi 9 Février

Le printemps qui va reverdir nos jardins et donner des élans de vie à tous les êtres me plonge au contraire dans une sorte de torpeur où je me laisse tomber, lasse des révoltes et des inutiles soubresauts. Au fond, tout ce qui m’accable est plus lourd que douloureux. Depuis un an j’ai fait un grandissime pas dans la vie. Beaucoup de petits soucis, beaucoup de chagrins sont venus me distraire de l’horrible peine. Mais le résultat de cette presque guérison est que je suis une abrutie. Je n’ai plus ce qu’il faut d’âme pour que mon entourage me croie vivante et que ma chair ne tombe pas en décomposition..... Et je suis presque sûre maintenant que la femme d’antan ne ressuscitera plus.

Le 16 Février 1921

L’argent est difficile a gagné dans notre vieux monde et il faut être un manieur d’or pour penser qu’en quelques coups de langue, même une sémillante Kiki peut forger un louis. J’ai dit : « 7 francs de l’heure et 10 francs les deux heures. » Et, en fin de compte, Marguerite n’a presque toujours demandé que cent sous à ses clients. Sauf le docteur Sto (le japonais) qui prenait chaque jour régulièrement sa leçon, de 9 à 11, les autres étrangers en prenaient très à leur aise avec la petite maîtresse de français improvisée. C’était quelquefois à minuit que les Suédoises lui apportaient une chanson montmartroise à leur expliquer ou bien une lettre de rendez-vous à écrire.

Depuis que Marguerite a quitté Victoria Palace, ses élèves se sont tous envolés les uns après les autres ; elle n’en a pas fait de nouveaux et cette semaine le faux ménage Suédois qui la ravitaillait généreusement va regagner sa patrie, transformé en vrai ménage. La cérémonie a eu lieu lundi. Alors Madame Kiki va rester sans argent, ce qui est bien triste pour elle et sans emploi, ce qui est terrible pour nous. Trouvant que nos maigres repas valent bien les 22 sous du voyage, elle s’abonne à notre table. Elle mange comme un ogre mais elle nous coupe l’appétit.

Madame Faure est morte dans la nuit de dimanche à lundi après une agonie atroce qui a duré trois jours. Son service a lieu dans une heure et il faut que je m’habille et déjeune.

Vendredi 18 Février

Impossible d’écrire le moindre mot hier : ma plume était noyée dans le sucre. Séance de confitures de 9 heures du matin à 7 heures du soir. J’en ai assez des bonnes réputations ! Sous prétexte que je fais bien la marmelade d’oranges et aussi parce que notre ménage possède une bassine en bon état de service, je dois cuisiner pour tout le monde. C’est maman qui a payé les oranges et le sucre ; ce sont les Emmanuel, Kiki et Roger qui mangeront les confitures..... Et, comme j’avais déjà fait ma provision à nos frais, tout me passera sous le nez. Décidément, les autres savent mieux faire que moi. Et, pendant que j’avais la migraine d’avoir été penchée toute la journée sur un fourneau pour fabriquer la friandise dont Suzanne se régalera, celle-ci dansait, légère et joyeuse…

Mais je m’en amuse, ce matin, alors que la corvée est finie et le mal de tête envolé. Sans qu’elle s’en doute, ma jeune belle sœur me donne une infinité de leçons dont je profiterai autant que ma nature me le permettra. Suzanne est une bonne fille, une heureuse créature. Elle possède en elle et autour d’elle des éléments de bonheur mais elle tire surtout sa joie de vivre d’un incroyable « je m’en fichisme ». Seul, Tout Petit échappe à cette indifférence presque systématique. Suzanne est très bonne petite maman et fait à son fils une place à côté de sa divinité personnelle. Chose bizarre : en rapportant tout à elle-même, Suzanne enchante les autres. Emmanuel, le froid Manu, en est fou, ses amis n’aspirent qu’à la voir, les hommes lui font la cour, les femmes imitent ses toilettes. Elle dit crûment : « Moi, si je reçois, si j’invite du monde, c’est pour m’amuser. » Et on va chez elle chaque fois qu’elle vous le demande, en sachant bien l’emploi qu’elle vous assigne dans sa fête. Moi, je suis préposée à tenir conversation avec les trois ou quatre vieilles dames qui accompagnent leurs filles et dont Suzanne ne se soucie guère de s’occuper. J’aide aussi Madame Le Doyen à servir le thé et les rafraîchissements. Et il m’a été dit, (si gentiment que je n’ai pu m’en froisser), que si je savais faire danser, je serais invitée plus souvent. Je commence à bien connaître Suzanne, nos caractères sont différents, presque opposés, mais cela ne m’empêche pas de lui trouver des qualités et de constater que ses défauts mêmes lui donnent du caractère et de la force. J’en suis revenue des natures craintives et douces ; elles ne font rien de propre dans la vie qui est un combat. Elles ne sont pas heureuses et je ne crois même point qu’elles répandent du bonheur autour d’elles.

Dimanche 20 Février

Dans la vie, rien d’absolu ; tout est une affaire de comparaison. Vendredi, j’avais bien tort de me plaindre des confitures ; ce n’était qu’un Purgatoire. Il a été suivi de 24 heures d’enfer.

Marguerite nous est arrivée, à midi, dans « tous ses états » et elle n’est partie qu’assez tard hier. Cause de cette invasion comparable à celle d’une horde hurlante de sauvage : un lavabo bouché. L’hôtel Jeanne d’Arc qui déplaisait depuis quelques jours déjà, se trouvait maintenant irrémédiablement souillé ; elle n’y voulait rentrer à aucun prix et il fallait trouver un autre gîte, tout de suite, immédiatement. Impossible de rien trouver pour le soir même. Alors, après des scènes inénarrables, elle a passé la nuit sur un fauteuil dans le petit salon où j’ai allumé un bon feu. Bien que, de guerre lasse, je sois allée m’étendre dans mon lit, je n’ai pas pu dormir une seconde et dès le matin nous avons commencé les purifications d’usage dans ces cas de changements. Enfin, vers la fin de l’après-midi, la terrible Kiki, encore une fois, est « sortie de là dans une peau toute neuve », a dû faire son entrée à l’hôtel Carreyr, boulevard Raspail. Elle remonte en grade : « C’est encore plus chic qu’à Victoria, m’a-t-elle dit et je vais me faire des relations et une clientèle épatantes. Seulement, je ne prendrai peut-être que la chambre au début en continuant à venir manger chez toi. C’est plus ennuyeux et dérangeant mais plus économique et il faut que je sois raisonnable. »

Cette manière d’envisager les choses m’a fait sourire… du bout des lèvres mais je n’ai pas tenté d’expliquer à ma sœur que le contact de sa nervosité nous était aussi désagréable que malsain et que j’étais, moi aussi, obligée de compter. C’eut été lettre morte ! J’ai insisté pour qu’elle prenne pension complète en invoquant seulement la fatigue qui résulterait des lointains voyages à Boulogne répétés matin et soir. C’était plus habile. En tout cas, nous ne l’avons pas vu réapparaître hier à l’heure du dîner. Peut-être s’est-elle arrangée avec la complaisante propriétaire de son nouveau domicile, peut-être était-elle plongée dans une de ces installations compliquées dont elle a le secret ?..... Que Dieu ait pitié de nous !

Lundi 21 Février

Le sympathique ménage Georges Tauret est venu gentiment hier jusqu’à Boulogne visiter la veuve et les orphelins. Ils sont charmants tous les deux, simples, bons, fidèles aux traditions, tellement sains qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas sourire de manières peut-être un peu trop bourgeoises.

Le coup de sonnette des Tauret m’a fait sursauter au milieu de notre calme après-midi de dimanche. Les bonnes étaient sorties, les garçons et les chiens aussi. Nous nous sommes regardés Cricri et moi avec la même pensée dans les yeux : « Si on n’allait pas ouvrir ? » Nous avions une peur folle de nous trouver en face de Madame Kiki. Elle n’a pas reparu et je commence à m’imaginer qu’elle s’est arrangée et se plait dans son nouveau gîte. Certes, je ne la crois pas fixée pour très longtemps. Mais cela durera ce que cela pourra, c’est autant de gagné !  Maintenant nous ne la verrons que lorsqu’elle aura besoin de payer ses notes si elle manque d’argent pour le faire. La misère relative dans laquelle elle vient de vivre ce dernier mois l’aura peut-être rendu plus conciliante. Vendredi elle paraissait enfin décidée à signer ses liquidations. Ne connaissant les choses que par Marguerite, je trouve les agissements de René très malhonnêtes en cette affaire. Mais je connais le proverbe : « Qui n’entend qu’une cloche… » L’autre est muette et fait aussi bien de se taire. C’est incroyable le malaise que j’éprouve maintenant quand je pense à René. Je l’aimais bien plus peut-être que je ne le croyais pour souffrir et être écoeurée à ce point de ma désillusion sur lui.

Enterrons cette affection... oublions.... oublions.

Jeudi 24 Février

Depuis trois jours, nous avons du ciel bleu et du soleil. Les oiseaux chantent exquisément, l’atmosphère est douce, il flotte dans l’air des parfums de sève et les arbres fruitiers s’étoilent des premières fleurs. C’est un renouveau qui vient rapidement, presque encore d’une manière prématurée comme l’an passé. Accueillons-le sans nous demander de quoi il sera suivi et ouvrons-lui des âmes de bonne volonté.

Vendredi 25 Février

Les Boulonnais sont vraiment terribles par leur esprit d’imitation. J’ai fait il y a quelque temps de la marmelade d’oranges avec la recette de Madame Faure. Elle fut trouvée très bonne et tout notre entourage en a voulu. Voyant que nos enfants l’appréciaient aussi, que la provision diminuait et que la saison des oranges allait passer, je me suis avisée, au commencement de cette semaine, de faire pour notre compte une seconde fournée mais en me servant cette fois de la méthode Féraud, recueillie à St Jean-du-Doigt. Les confitures Trompe-la-mort ont encore plus de succès que les autres, elles sont déclarées exquises et les gourmands me réquisitionnent de nouveau. Comme il faut deux jours de travail, les amis prennent leurs numéros. Aujourd’hui et demain j’opère pour Maman. Lundi et mardi ont été adjugés aux Sandrin, Mercredi et Jeudi retenus par Suzanne. Enfin, je crois que Madame Dupuis m’emploiera volontiers Vendredi et Samedi.

La perspective de ma semaine est donc flamboyante comme un splendide coucher de soleil. Je ne verrai que la joyeuse couleur, mélange de rouge et de jaune, bien faite pour illuminer un cerveau plutôt sombre. Eh bien ! Cela ne m’enchante pas du tout ; je commence déjà à me trouver fatiguée. Ma chère Maman est revenue ce matin avec beaucoup plus de fruits que le nombre convenu. La bassine ne peut pas les contenir tous ; alors il faut recommencer deux fois l’opération, ce qui m’enrage d’autant plus que Maman avait dans sa tête d’avoir double dose, que je m’étais gendarmée, qu’elle avait paru céder et qu’en fin de compte c’est moi qui suis obligée d’en passer par son désir irraisonnable.

Dimanche 27 Février

L’assistance à la grand’messe, dite à l’intention de Papa, a coupé de telle sorte la matinée que je n’ai rien pu faire ni avant, ni après. Et maintenant, Dame Kiki est là, m’étourdissant de ses sornettes auxquelles je n’échapperai pas avant huit heures du soir.

Lundi 28 Février

La température s’est bien refroidie. Le gentil printemps dont je signalais l’apparition a fait coucou. Il était simplement venu nous dire : « Courage, je suis tout près. » Puisque le soleil boude je vais aller me chauffer au fourneau des Sandrin.

Mars 1921

Mardi 1er Mars

Le frère de Madame Paul Reuguet, ce jeune homme qui avait rapporté la maladie du sommeil du centre africain a mis près de 3 ans à mourir. L’année dernière quand je suis allée voir sa sœur il était déjà presque en agonie et il n’a rendu l’âme que le 10 de ce mois.

Cette semaine, nos deux garçons ont rapporté de bonnes places. Franz a été premier en physique et Pierre premier en mathématiques ? Si ce n’étaient leurs chiens, leur esprit d’indépendance et une certaine fatuité, je serais assez contente d’eux mais ces deux gars-là me font peur. Je tremble des bêtises qu’ils feront plus tard. Ils auraient grand besoin de sentir un peu d’une autorité paternelle sur leurs épaules.

Mercredi 2 Mars

J’ai travaillé toute la matinée pour le cher petit estomac de Suzanne, la gourmande. Ayant bien avancé la besogne du premier jour, j’espère pouvoir filer à Paris encore d’assez bonne heure pour emballer dans une fin d’après-midi toutes mes courses de la semaine.

Jeudi 3 Mars

Bonnes nouvelles de la rue Las Cases. Charlotte avait une domestique entrée de la veille. Comme elle en cherche vainement depuis le 15 Septembre, on poussait de grands cris de victoire. Je n’ai pas mêlé ma voix intérieure au concert de jubilation car j’ai peur que ce 8ème essai ait le sort des autres. En une demi-année, notre belle sœur n’a gardé personne plus de trois jours. A quoi cela tient-il ? Sans doute à ce que la mentalité des filles qui se placent a beaucoup changé depuis la guerre tandis que celle de Charlotte est immuable.

Vendredi 4 Mars

Ce soir nous irons au théâtre. Oui, je consens à retourner dans ces lieux de plaisir. Il a fallu pour m’y décider la prière des trois enfants. On a rejoué cet hiver à la Porte St Martin « Cyrano de Bergerac » et les louveteaux mourraient d’envie d’aller entendre et voir la plus belle œuvre de Rostand. J’avais dit à plusieurs reprises : « Patience ! Attendez ! Peut-être pendant les vacances de Pâques ! », parce que j’avais un vague espoir que leur père pourrait les y conduire. Et voilà que Mardi, Louis Sandrin nous annonce qu’il n’y a plus que quelques représentations et que « Cyrano » va céder la place sur l’affiche à « Madame Sans-gêne ». Impossible de continuer à remettre la partie. Il a fallu s’exécuter. Et nous n’avons même pas pu choisir notre jour, nous avons dû prendre celui que le théâtre nous a donné. Louis et Madeleine viennent avec nous.

Samedi 5 Mars

Notre soirée s’est bien passée. Les enfants sont ravis et naturellement....... ils ont reconnu leur père dans Cyrano. « C’est tout à fait Papa, disent-ils, sauf que le nez de Papa est bien plus beau ! » Ils me demandent d’acheter la pièce ; je ferai encore cette folie là. Les louveteaux aiment les belles choses et savent apprécier les manifestations artistiques ; ils s’emballent même assez facilement d’un emballement admiratif qui me semble venir plus de l’intelligence que du cœur. Aucun d’eux n’a versé la moindre larme, même aux endroits les plus pathétiques. Et je me souviens d’avoir pleuré comme un jeune veau lorsqu’à 17 ans j’ai vu cette pièce pour la première fois, aux côtés de la chère Grand’mère Prat que ses 70 ans n’empêchait pas de rivaliser avec les trois fontaines. Les cœurs sensibles d’autrefois ont cessé de battre ou se sont pétrifiés.

Je redoutais pour moi-même cette épreuve d’un revenez-y, après 25 ans. L’inévitable s’est produit ; je n’ai pas vibré avec la même intensité fougueuse mais j’ai peut-être mieux apprécié les pensées, les beaux vers, j’ai mieux joui des décors, surtout du si mélancolique dernier ! Et puis, j’avais ce charme merveilleux, privilège de la seule vieillesse, de reconnaître des tas de gens et de choses, de saluer dans le fond de mon âme de vieilles connaissances. Quand on sait bien si prendre, je crois qu’il n’est pas pénible d’avancer en âge. J’aurais voulu plus d’émoi chez nos enfants mais je préfère n’en avoir pas éprouvé personnellement davantage. On commence à pouvoir parler d’amour devant moi, et même à en discourir fort bien sans que mon vieux cœur se mette à saigner ou à pleurer. Mon presque demi-siècle et les tristesses qu’il a contenues me permettent de regarder maintenant la vie en dilettante. Cependant je ne jurerais pas que je n’ai point essuyé, pendant l’agonie de Cyrano, une toute petite larme ; elle était sans doute restée là depuis l’autre fois.

Dimanche 6 Mars

Je ne sais comment cela se fait mais les dimanches ont pris, depuis quelques temps, les allures vertigineuses des jours de semaine. Autrefois je les sentais peser lourdement, se traîner. A présent, ils ne suffisent plus aux besognes que je leur réserve. C’est que je ne vis d’une manière un peu intellectuelle que ce seul jour, lui renvoyant tout ce qui est correspondance, comptes, lectures, arrangements demandant une certaine dose de réflexion. Du Lundi au Samedi, c’est la machine qui marche, qui exécute. Le dimanche je pense et la pensée a des ailes longues, très longues qui volent vite, loin et très haut. Hélas ! Mon programme chargé n’est jamais accompli, les dérangements se multiplient et s’éternisent.

Lundi 7 Mars

Le jeune ménage Nayrolles a quitté Cataro, il est sur la route du retour, on l’attend à Boulogne dans les derniers jours de cette semaine. Chose incroyable, la nouvelle de ce débarquement occasionne quelque grabuge entre le 121, le 164 et le 166 de la rue de Paris. Il s’agit de prêter un lit : Madame Le Doyen s’est adressée à moi qui n’aie pas osé refuser, mais Léonce l’a dit à Maman qui n’a pas été contente, qui m’en a parlé devant les enfants. Ceux-ci, qui ne peuvent souffrir le clan Le Doyen, sont montés sur leurs grands chevaux, allant jusqu’à me dire « que je n’avais pas le droit de prêter du mobilier sans en demander l’autorisation à leur père. » Bref ! Maman veut prêter un lit, mais quel lit ! Vingt générations de chattes ont accouché dessus, j’ai dans l’idée que ce grabat sordide va être refusé...... Boulogne n’a pas changé, les puces y sont toujours des éléphants quoique ce fortuné pays loge à une latitude des plus raisonnable. Naturellement ces discussions m’agacent et je maudis la langue trop longue du gros Léonce mais je ne veux pas m’en tourmenter outre mesure.

Franz va mieux, bien mieux, on peut même dire qu’il est sorti d’affaire encore cette fois-ci. La température est redescendue presque normale (un peu faible), l’inversion a disparu, il a repris 1 kilo 70 grammes depuis le 30 décembre, ce qui doit le ramener aux environs du poids qu’il pesait à la fin de l’été. L’auscultation révèle toujours un point scabreux au sommet du poumon droit mais le Docteur nous a dit de ne pas nous en tourmenter, il a fait cesser le traitement de tricalcine adrénalisée et ne reverra plus Franz, à moins d’une rechute. Il recommande seulement de prendre la température de temps en temps et de faire ausculter notre grand dès que nous verrons se manifester une tendance à l’inversion.

Les enfants ont appris que leur chien Rolf avait obtenu la mention « Très Bien » au concours des Bergers d’Alsace du jardin de l’Acclimatation, le 30 Janvier dernier. Ils en sont ravis et fiers.

Un pli militaire vient de me causer une fausse angoisse. Il est signé de l’Officier chargé de la Mobilisation. Alors, étant donné la tension politique et l’attitude belliqueuse de toutes les puissances européennes, je me suis imaginé qu’on rappelait peut-être mon mari. J’ai ouvert pour lui envoyer au besoin un câblogramme et je suis tombée sur un document secret. Je vais me hâter de fermer cette missive en y glissant le papier en question afin qu’il n’ait aucun retard par ma faute.

Ce serait affreux de rentrer dans la guerre ; aussi les gens de France repoussent cette idée comme on repousse un cauchemar mais si l’Allemagne n’exécute pas le traité, il faudra cependant bien qu’on ait raison de sa mauvaise foi et de sa mauvaise volonté. D’ailleurs on continue à se battre en certains points.

Ma pauvre Madame Dupuis passe par des alternatives d’angoisse et de soulagement. Son fils est en colonne dans les déserts de Syrie. En deux mois, il a obtenu deux nouvelles citations mais au prix de grands dangers et de dures fatigues. Il a eu, dans je ne sais quelle affaire, un cheval blessé sous lui et sa capote criblée de mitraille.

Mardi 8 Mars

Rien ne va bien en ce moment. Il me dégringole sur la tête une telle giboulée d’ennuis que je vais peut-être me révolter, à moins que je n’ouvre plus simplement de fameux « Parapluie de l’Indifférence » dont me parlait Bazard autrefois.

Mercredi 9 Mars

Le récit d’Henri sur le retour des cendres impériales m’a vivement intéressée. C’est d’abord une consolante page d’histoire ; on voit assez de déchéances, de bannissements, d’exils pour éprouver un sentiment de joie devant les réparations, les exaltations, les rapatriements. Ensuite le beau livre du duc d’Orléans et Bragance m’a fait aimer sa famille et m’a rendu sensible à ce qui la touche. Enfin le Comte et la Comtesse d’Eu me sont depuis une trentaine d’années des silhouettes sympathiques et familières. Pauvre vieux couple déjà éprouvé, touchant par sa simplicité et son union ! Hélas ! je crois que je ne les verrai plus sortir de l’église à tout petits pas, traînant les pieds et se tenant par la main. L’année dernière, Dona Isabelle était déjà bien décrépite. Son chauffeur était obligé de la prendre à bras le corps comme un gros paquet pour la remonter dans son auto. Elle est partie pour Eu comme d’habitude mais elle n’en est pas revenue à l’automne, retenue au château par une terrible crise de douleurs. Son fils Pierre, le seul qui reste d’ailleurs, ne me plaît pas beaucoup. Est-ce à cause de son infirmité qui, lorsque j’étais enfant, m’inspirait une sorte de répulsion ? Est-ce à cause de sa lourde carrure, de sa carnation, de son mariage avec une Autrichienne ? Je ne sais. Je lui préférais ses frères, ceux qui sont partis glorieusement. C’est le duc Louis qui aurait été heureux de rentrer au Brésil ! Dans la « Croix du Sud », il y a des pages touchantes sur son regret en apercevant le sol natal qu’il lui est défendu de fouler. Avec des ruses d’apache, il a pu, sur la frontière de Bolivie, tromper la surveillance brésilienne et pénétrer pendant quelques kilomètres dans les forêts de son pays.

Samedi 12 Mars

On a beaucoup dansé à Boulogne cet hiver mais ce ne sont pas les pieds des Morize qui ont usé les parquets.

Dimanche 13 Mars

Voici la bonne nouvelle glanée hier : Georges Touret a la Légion d’honneur. Il vient d’apprendre sa nomination au titre guerrier et ce savant est heureux et fier.

Lundi 14 Mars

Mes beaux dimanches de rêve n’existent pas. Je n’ai jamais été plus tenue qu’hier par des gens auxquels j’ai dû cependant sourire avec amabilité. Une seule des visites m’aurait fait plaisir, celle de Mimi, si elle n’avait pas été noyée au milieu des autres.

Les Nayrolles sont là depuis hier matin, bien portants et toujours très amoureux après dix mois de mariage. Quoiqu’ils aient habité un pays merveilleux, ils n’ont pas dû descendre souvent sur terre pendant leur absence. Ils ont encore un air de soir de noce qui fait plaisir à contempler. Ils sont en congé jusqu’au premier Mai et circuleront entre Boulogne et La Trinité puis, ils se fixeront à Toulon.
Par contre, il n’y a plus de ménage Grégory, Bobby et Mémée, les amis de Suzanne. Ils sont revenus de Cuba, il y a trois mois parce que Madame ne pouvait se faire au climat tropical et à la société anglaise. Maintenant, c’est Monsieur qui n’a pas pu se faire à Paris, au caractère français, à toute la vie d’ici. Alors, il s’est envolé, brusquement. Sa femme a reçu quelques jours après une lettre très sage, expliquant avec un grand renfort de belles raisons, qu’étant donné une irréductible incompatibilité d’humeur, il croyait mieux pour tous les deux de ne pas prolonger une expérience devenue trop orageuse. Mémée a pleuré un peu mais pour s’étourdir elle s’est lancée dans un tourbillon de plaisirs. Elle est maintenant totalement incorporée au cercle Sandrin, Guilhermy et Manu. On la rencontre tout le temps, ce dont je ne me plains pas car cette femme insupportable est délicieuse. D’ailleurs, reconnaissant elle-même qu’elle a rendu le pauvre Bobby très malheureux, elle soigne ses nerfs avec un régime sérieux d’hydrothérapie. Dans quelques mois, Madame Mémée sera guérie, consolée et toute prête à recommencer l’expérience du bonheur avec un troisième mari.

Reçu de l’ami Jacques une longue et très gentille lettre dans laquelle il me raconte la prise d’Aïn-Tab dont il est un des héros et ses impressions de conquérant au cœur vulnérable. Voilà encore un charmant garçon !

Mardi 15 Mars

Dieu que nous vivons dans un malheureux pays où il faut tout économiser... même la lumière ! Bref ! on nous a changé l’heure ce matin. Il nous a fallu nous éveiller dans une aube grise et se lever sans pouvoir savourer les douceurs des lits tièdes. Et encore tout le monde était-il un peu en retard, malgré des actes de courage. Demain, le courant sera pris, nous serons habitués au désaxement.

Le printemps est gentil en ce moment, il se voile, il revient. En somme, il arrive sans se trop hâter et cela vaut mieux. Je ne voudrais pas avoir une année comme la dernière, on ne s’y reconnaissait vraiment plus.

Mercredi 16 Mars

La santé physique de Franz est en meilleure voie et ne m’inspire plus qu’une inquiétude latente. Mais impossible d’être tranquille avec ce gars-là ! Le printemps faut éclore les fleurs et je crois qu’il y a tout un bouquet de fleurettes bleues dans le cœur de notre Grand. Il est redevenu taciturne, mystérieux et je m’imagine quand il ne dit rien qu’il pense aux filles. La plus petite chose m’en est alors un indice et je me trouble pour une bêtise. Ainsi, au dîner d’hier, Franz ne desserre pas les dents. Au moment où nous allions sortir de table, il remet le couvercle du pot de confitures en disant d’une voix de rêve : « Je coiffe Sainte Catherine. » Eh bien ! il n’en faut pas plus pour que mon imagination aperçoive la sienne perdue au milieu des Onze mille Vierges… de la terre. Il part tous les matins sans attendre Pierre… alors le petit qui est furieux, prétend que c’est pour rencontrer en chemin les filles de la Communale. Dimanche dernier, Franz m’a demandé quarante sous pour aller à la séance récréative organisée par l’abbé Lieubrag. J’aurais dû me douter de quelque chose, nos fils aiment trop le grand air pour aller s’enfermer tout un après-midi dans une salle de patronage, uniquement par charité. J’ai su depuis qu’une certaine Geneviève XXX tenait un rôle de Duchesse de Longueville et paraissait en costume de cheval sur la scène. Mais comme on parle aussi beaucoup d’une Madeleine Vaudeville et d’une Mimi Dumolt, je suis dépitée. D’ailleurs, je crois que Franz lui-même ne sait pas encore quelle sera l’élue à laquelle il va louer pour la saison son pavillon cérébral et le jardin de son cœur. La locataire de l’été passé a peu de chances d’y revenir mais je suis persuadée que le logement ne restera pas libre, que des pourparlers sont engagés de plusieurs côtés et qu’il restera… à la plus offrante.

Et puis à d’autres signes encore, je reconnais l’approche d’une crise. La coquetterie renaît : on se rase souvent, mon eau de colonne baisse, on va chez le coiffeur sans que j’ai à me gendarmer et je surprends Monsieur mon fils cherchant à voir dans les glaces le fameux profil grec.

Ces vétilles mises bout à bout n’indiquent-elles pas deux mauvaises tendances : fatuité et amour du jupon ? J’en suis malheureuse, et voudrais corriger sans maladresse notre Franz de ce qui deviendrait terribles défauts par la suite si nous laissons croître les germes dans un terrain bien préparé. Et puis, naturellement, son travail va se ressentir de la crise printanière qui monte.

Quant à Pierre, c’est un autre genre. Il est hargneux, volontaire, batailleur, taquin, moqueur, il se déteste à dire des saletés, il continue à fuir l’eau et le savon, il est orgueilleux comme un petit paon. Heureusement, quelques qualités viennent balancer ces défauts pour en faire un bon garçon au cœur tendre et à l’esprit préoccupé de son travail. Il a le sentiment du devoir, et en vertu de cela, je lui pardonne bien des choses. Dans mon entourage je suis accusée de partialité et d’indulgence pour Pierrot. Sincèrement je ne crois pas le mériter mais je me l’explique fort bien. Ce méchant diable se fait des tas d’ennemis. Grand’mère Prat, tante Kiki et tante Suzanne ne peuvent pas le sentir à cause de sa physionomie moqueuse qui trahit tout ce qu’un reste de bonne éducation l’empêche quelquefois de dire.

Cricri est encore un troisième numéro. Elle est mieux portante et plus gaie depuis quelques jours mais quand même un peu trop sphinx. Pour la dé momifier, je viens de la faire inscrire à la société « Academia » dont fait partie depuis longtemps Annie Auger et dans laquelle entre Yvonne Le Doyen. Il y a des cours de gymnastique et de tous les sports accessibles aux femmes. Criquette, très prise à St Joseph, ne profitera que le Dimanche et le Jeudi des choses auxquelles la cotisation annuelle de 50 francs donnerait une plus large part. Je crois cette mesure suffisante mais elle était indispensable pour lutter contre le régime sévère de son couvent. On lui apprendra d’une part les manières réservées et compassées, d’autre part la souplesse et la grâce, ce sera une femme parfaite. Seulement il ne faudra pas qu’elle se trompe et fasse la révérence au Maître d’escrime et un salut d’armes à Monsieur l’Aumônier.

Rien d’autre à dire des enfants, sinon qu’ils pensent à leur père de tout leur cœur, qu’ils en parlent à propos de tout et de rien, qu’ils ont même pris cette fâcheuse habitude de vouloir me faire peur avec son spectre. A chaque instant, j’entends : « Ah ! si papa était là ! », ou bien : « Vous verrez cela quand Papa reviendra ! » C’est presque toujours dans un bon but : pour me faire me soigner, pour que je surveille la cuisine ou que j’envoie paître la tante Kiki, etc. Je les laisse dire car j’éprouve une joie devant leur chère confiance.

Samedi 19 Mars

Une rechute dans l’odieuse neurasthénie a paralysé ma plume depuis mercredi. D’ailleurs, je n’aurais pas eu grand-chose à dire car je me suis enfermée avec mes idées noires. Cependant, j’ai dû faire deux petites courses. Dans la dernière j’ai rencontré Madame Le Rouge qui, devant mon air abattu, s’est informée avec insistance de ma santé. Il a fallu lui décrire mon mal (partie physique, bien entendu). Alors cette aimable hurluberlue a cherché à me persuader que j’étais… enceinte !!! J’ai ri mais… mon moral est si bas, si bas que cette insinuation risque de germer dans mon imaginative…

On nous a changé notre bon saint homme de Curé. L’archevêché le trouve trop vieux et trop fatigué pour administrer une paroisse de l’importance de celle-ci. Alors on envoie ses 78 ans fleurir le chapitre de Notre Dame et on nous annonce le curé d’Ivry, un abbé Rivalin, dont je ne puis dire le moindre mot. Naturellement les ouailles boulonnaises protestent ; on a fait une pétition mais elle n’a pas abouti et mercredi dernier l’installation du nouveau pasteur a eu lieu dans une bergerie récalcitrante. Je pensais aller à la cérémonie et Maman m’a démontré que ce ne serait peut-être pas très délicat pour l’abbé Gérard qui reconnaîtrait ses fidèles infidèles tandis que le nouveau venu ne distinguerait personne dans cette masse d’inconnus. Et j’ai renoncé à ce que je croyais un acte de bonne paroissienne dans ma naïveté. Je m’imaginais même que cet excellent Curé serait heureux de voir la foule se presser à son enterrement et de l’entendre crier : Le Roi est mort, Vive le Roi !

Dimanche 20 Mars

Jour des Rameaux – solennité des Saints Joseph et Albert rue Las-Cases – fermeture à grand fracas des salons d’hiver du Cercle. Cette dernière cérémonie a lieu chez Sandrinus : deux comédies à la clef, chœurs, musique, danses, cotillons, champagne et tout le tremblement ! Naturellement, je n’ai été admise qu’aux préparatifs ; j’ai assisté aux répétitions, nos chaises seules assisteront aux vraies représentations. La Biche fera les honneurs de la matinée. « Le premier prix de Musique » - « Edgar et sa bonne », voilà quelles sont les pièces que les amis de Sandrin vont applaudir. La première est jouée par une troupe d’illustres inconnus, amateurs de bonne volonté, que nos voisins avaient entendus dernièrement chez les Touret et qui ne se sont pas fait prier pour se présenter devant un nouveau public.

Je crois que le tango est en baisse et que l’hiver prochain ce seront les comédies de salon qui seront en vogue par ici. Beaucoup se découvrent un petit Coquelin ou bien un grand Mounet sommeillant en eux, ils cherchent à l’exhiber et cela leur paraît encore plus flatteur que la réputation de savoir bien tricoter des jambes.

Dans la troupe Touret, il y a deux bonshommes que j’aurais juré qu’ils étaient des acteurs de profession. « Edgar et sa bonne » est jouée par des novices mais fort bien enlevée. Le rôle principal est tenu par un dragon du 27e, un certain Monsieur Mora qui est devenu la coqueluche de ces dames. Je comprends un peu cet engouement, Mora est homme du monde, grand, élancé, très élégant, très souple, dansant à merveille, disant fort bien, chantant d’une manière gentille, évoluant avec une aisance parfaite – paraissant distingué et cependant assez simple pour se plaire dans le milieu petit bourgeois où Emmanuel l’a introduit. Il n’est pas beau et grimace volontiers mais cette demi laideur n’est pas du tout déplaisante et je préfère ce masque à celui plus régulier de Du Muy, un autre dragon, le béguin de Madeleine Sandrin. Bref, Mora joue Edgar, et cela seul assure le succès de la pièce, Madame Grégory une Madame Baudeloche dans la note, Jacques et Henri remplissent drôlement les rôles de Monsieur Vauvardin et du notaire. Seule, Yvonne est passablement terne dans un rôle de petite fiancée insignifiante. Mais on peut croire l’effet voulu......

J’ai été vraiment étonné hier soir de la répétition générale, de voir tous des gens évoluer comme s’ils avaient joué la comédie toute leur vie, alors qu’ils n’ont eu cette idée qu’à la fin de Février. C’est de l’instinct ! Forcément, ce n’est pas parfait : une sociétaire de la Comédie française trouverait bien des choses à reprendre mais c’est crânement enlevé et c’est tout ce qu’il faut pour un salon où… l’on s’amuse. On peut compter sur un succès plus que d’estime, à moins que le nombreux auditoire (près d’une soixantaine de personnes) n’impressionne les acteurs improvisés. Pour Mora et Suzanne, je ne crains pas l’intimidation. Ces deux-là jouent pour eux-mêmes et l’un pour l’autre.

Nous autres, nous allons tantôt rue Las-Cases porter fleurs et vœux au cher Albert. Nous goûterons au 3e. Ce ne sera certes pas folichon mais les réunions de famille sont devenues si rares depuis la guerre que je trouverai sûrement une grande douceur à celle-là.

Lundi 21 Mars

Roger est en vacances et Marguerite a été bien mal avisée en voulant être servie la première. Nos enfants à nous n’entreront en congé qu’à la fin de cette semaine. Donc le pauvre échappé de « Stan » est seul avec moi pendant sept heures de la journée et ce tête à tête avec une vieille femme triste et patraque ne doit rien avoir de folichon pour lui. Ce petit est gentil, il s’occupe seul assez facilement et je l’aime bien mais j’ai peur qu’il s’ennuie et je néglige bien des choses pour essayer de le distraire. Et puis, dès que nos enfants seront libres, Roger devra s’envoler vers Chalons et Saint-Dizier. On ne pouvait guère combiner plus mal les choses.

Mardi 22 Mars

Nous entrons dans une période de bousculade comme il y en a presque toujours aux approches des fêtes. Les programmes quotidiens sont tellement chargés que je ne puis y faire tenir encore ce grand mot : « Correspondance ».

Mercredi 23 Mars

Scènes inénarrables entre Marguerite et son fils ! Que ne puis-je les envoyer jouer leur triste Guignol ailleurs.

Jeudi 24 Mars

Ceux d’ici ont accompli ce matin leur devoir pascal et des prières se sont envolées vers le Ciel à l’intention d’Henri. Que Dieu exauce les désirs des quatre cœurs très aimants dans lesquels il tient grande place. Aperçu pendant l’office notre nouveau curé : physique d’un homme distingué mais… pas commode. Vu aussi le Comte d’Eu qui a bonne mine et me prouve qu’on revient quelquefois du Brésil.

Vendredi 25 Mars

L’arrangement d’un vieux costume afin que Roger puisse s’ébattre sans contrainte, l’assistance à une longue cérémonie religieuse et une brandade de morue, voilà le bilan de la matinée. L’après-midi doit être encore plus chargé.

Samedi 26 Mars

Les oiseaux sont en liberté ; leurs cages sont ouvertes pour 15 longs jours et ce qui les enchante ne me plaît qu’à moitié. Ils sont l’enivrement des premières heures et me laissent la paix. Ils sont déjà remontés à cheval, ils ont fait une partie de tennis et une autre de football. Un temps magnifique les favorise mais pourvu qu’il dure ! Saint-Cloud raconte trop de choses à Boulogne depuis ce matin pour que j’ai bien confiance dans le ciel bleu. Histoire extraordinaire et pourtant véridique : hier soir, il est sorti du pied de notre Pierrot un long crin qui nous a rappelé celui du Capitaine Roy.

Dimanche 27 Mars

Pâques ! Fête de résurrection et de joie. Malgré les cloches, malgré le soleil, mon âme est le vieux bourdon fêlé qui demeure re in vibrant dans l’allégresse de ce jour. Mais il est entouré de quatre petites clochettes qui chantent la joie de vivre. Elles se sont mises en branle toutes seules dès l’aurore parce que c’était Pâques, Printemps, Vacances et j’ai cherché encore à leur imprimer de joyeuses secousses. Pour cela, il n’y avait qu’à suivre les traditions : jeunes gens et jeunes filles ont retrouvé leurs gestes de bébé pour dénicher les œufs cachés dans les lierres du jardin.