Dimanche 1er Avril
Alléluia ! Alléluia !
Lundi 2 Avril
Nous avions un temps merveilleux la semaine sainte, il reprend aujourd’hui ; malheureusement hier, la journée fut grise, morne, presque triste, mais au point de vue atmosphérique seulement. Dès 6 heures du matin les cloches de Saint Cloud et de Boulogne avaient mis une sorte de joie religieuse dans l’air. Il en était entré quelques effluves dans mon âme ; elles se sont étendues et ont envahi tout le reste pendant la Grand’Messe. Qu’importent les choses du temps et toutes nos misères quand on croit à l’Eternité et à la Résurrection !
Nos grands enfants ont tenu à la traditionnelle cherchée des œufs dans le jardin. J’avais rempli de mon mieux l’office de « Cocotte de Pâques » pour la qualité de la ponte et sa dissimulation ; ils se sont amusés, ils ont été heureux et ce matin on a recommencé le jeu pour les petits Prat qui n’étaient pas à Boulogne hier matin.
L’après-midi s’est passée au Pré Catelan avec le trio Albert qui nous y avait donné rendez-vous à 2 h ½. Elle s’est traînée un peu lamentablement, malgré les facéties de mon cher beau-frère et toutes les saillies spirituelles qui s’échappaient d’un cercle de sept Morize enfoncés dans des fauteuils d’osier. Mais cet ennui n’était pas sans douceur. Nous nous reposions et nous étions heureux d’être ensemble. Le soir, nous avons dîné rue Las Cases, dans l’appartement de papa. Sa pensée, une pensée chaude, bienfaisante était au milieu de nous, ainsi que le souvenir des autres absents. Nous avions reçu les uns et les autres des nouvelles des Paul, arrivés et fixés je crois à Hanoi, mais pas encore installés. La crise du logement sévit en Indochine, notre frère et notre sœur ont dû descendre à l’hôtel en attendant d’avoir déniché un home quelconque. A part cette contrariété, ils semblent satisfaits du climat, de la ville, du poste.
Madame Morize, décidément mieux portante a pu, hier soir manger et boire à peu près comme tout le monde. Elle donne malgré cela l’impression d’une grande fragilité et Charlotte m’a confié son embarras pour organiser l’été qui vient. Elle a peur de quitter sa mère… elle redoute de l’emmener… elle ne voudrait pas laisser Albert et Jean partir seuls… Il y a des décisions difficiles à prendre ; j’en sais quelque chose car mes gars s’acharnent après moi pour que je décide les grandes vacances. On ne me glisse que des bâtons dans mes roues et ce de tous côtés. Il me serait plus prudent de refuser l’association avec Louis que Maman propose et dont les enfants ont envie. J’y gagnerais de l’indépendance et du calme. Mais si je loue pour nous seulement comme l’an passé, les autres risquent de rappliquer et nous serons alors affreusement mal. Je remets de jour en jour la prise des informations car je connais les bonnes gens de Plougasnou et de Saint Jean ; dès le premier mot ils compteront sur nous. Pour rien au monde je ne voudrais recommencer la villégiature de l’an passé.
Aujourd’hui je me trouve au milieu d’allées et de venues : cet après-midi, tous les oiseaux s’envoleront.
Mardi 3 Avril
Notre aimable neveu reprend ses habitudes de l’an passé ; il arrive à 7 heures et demie du matin et tombe au milieu des lits défaits, des vases de nuit, de la cavalcade des gens en chemises, des guerres pour la possession de la salle de bains. Il se met de la partie, et ce sont des éclats de rire, des jeux très convenables malgré les tenues sommaires et plus ou moins inélégantes des joueurs. Ah ! cette belle jeunesse s’en donne.
Généralement, quand le tohu-bohu commence, je rentre dans mon lit, je n’en sors que lorsque la bande folle a quitté la maison mais cela me met en retard pour mes tâches de la matinée. Et ce matin, en plus des choses quotidiennes, il me faut préparer la réception de l’après-midi. Donc pas grand temps en cette période bousculée des vacances. J’espérais faire beaucoup de choses hier car ma fille et sa cousine passaient ensemble l’après-midi rue des Belles Feuilles, mes garçons allaient jouer au tennis à St Cloud et mes bonnes étaient de sortie. J’avais donc installé un ouvrage compliqué et voilà que dame Kiki est venue passer son lundi de Pâques en ma compagnie, que Lili et Fafette ont été pris de passion pour leur train électrique, que Flora s’est coupé la patte etc. … etc. Bref, je n’ai pas fait le quart de ce que j’avais projeté.
Mercredi 4 Avril
La journée qui avait si joyeusement commencé hier s’est mal terminée… En jouant au tennis à St Cloud, Jean s’est donné une entorse. Ses partenaires ont eu assez de peine pour le ramener par St Cloud – St Sulpice jusqu’à la maison. Là, il s’est étendu sur le lit de Pierre ; on l’a déchaussé, soigné, bandé. Heureusement, Charlotte plutôt rare à Boulogne, était présente. Les garçons sont allés chercher un taxi à Auteuil et l’invalide a pu rentrer chez lui. Pierre Marie, prévenu par téléphone, est arrivé aussitôt ; il a déclaré l’entorse légère, a prescrit huit jours d’immobilité, un grand mois sans aucun sport, des précautions pendant plusieurs semaines après la guérison complète. Ce matin je suis allée prendre des nouvelles et je rentre assez rassurée ; il me semble que le pauvre pied est déjà beaucoup moins enflé. La souffrance aussi a bien diminué.
Ma journée est terriblement chargée. Louis et Pierre Machard ont déjeuné à la maison. Il me faut écrire de suite aux Paul pour ne pas manquer le départ d’un bateau, j’ai trois visites urgentes à faire et, ce soir après le dîner, une réunion tout intime chez les Kowalska-Le Rouge. En effet, c’est assez « kaléidoscope ».
Jeudi 5 Avril
Couchée à minuit, je n’ai pas osé m’endormir car il fallait réveiller Franz à 4 heures. Notre grand est parti passer trois jours à Fromonville chez la grand’mère de son ami de Traz la… douairière de Richemond (j’ai oublié le titre). Il était ravi, aimant beaucoup Bertrand, s’imaginant chasser et flâner dans une superbe propriété, ne pensant pas du tout à la corvée mondaine. C’est moi qui m’inquiète de cette première envolée. Mon gros poussin est un peu rustique d’apparence, de vêtements, de goûts et de manières. Quel effet va-t-il produire dans le grand monde où il se lance avec une candeur qui ne doute de rien. S’il se brûle un peu les ailes, tant pis ! ce sera son apprentissage, il en faut un pour tout. Grand-père Prat, devenu plus fin que les aristocrates eux-mêmes à leur contact perpétuel, a peut-être commis quelques bévues au commencement de sa carrière. Seulement, il les passe sous silence dans ses mémoires et Franz fera comme lui s’il écrit jamais ses souvenirs.
On se croirait en été ; il fait presque trop chaud. Nous avons passé la matinée au parc où Louis et les deux filles ont fait de la peinture. Maintenant je file sur Paris. Rendez-vous chez Delestre, puis visite à Jean qu’il faut distraire dans une séquestration qu’il juge odieuse.
Vendredi Avril
Notre neveu est un malade insupportable. Il n’a pas voulu rester couché sous prétexte que de son lit « il ne voyait pas le ciel ». Il ne reste pas moins tranquille, étendu près de sa fenêtre, il se met debout, il va, il vient, tantôt à cloche pied mais tantôt aussi sur ses deux pattes. Il déclare qu’il devient enragé, que tous « ses nerfs se mettent en pelote » et l’étouffent et qu’il ne restera pas enfermé plus de vingt quatre heures encore sans devenir tout à fait fou et sauter par la croisée. Il esquissait même déjà le geste ce qui faisait tordre Pierre, frissonner Madame Morize et énervait Charlotte. J’ai bien cru que Messire Jean allait recevoir une gifle.
Il calme son impatience en fumant comme un cosaque, en jetant des gouttes de bière sur les passants, en appelant la bonne : « Totoche », « Chère Panouille », « Citrouille à deux pattes », « Veau ailé ». Ce grand garçon de 21 ans est endiablé. Il faut espérer que sa réclusion va cesser. Charlotte redemandera le docteur pour une levée prématurée d’écrou, s’il y a lieu car elle en a plus qu’assez, elle aussi, de faire le garde chiourme.
Vite, une salade de nouvelles : Momo Bonnal est venu passer les vacances de Pâques chez les Sandrin, Georges Touret est à Sousse, le vieux père Jones vient de se remarier à 80 ans moins quelques semaines, les Georges Bonnal attendent un second enfant, Léonce a une recrudescence de goutte et Gilberte une rougeole carabinée. Il y aura lundi 4 semaines queSuzanne n’a pas quitté son lit où elle s’affaiblit… Je crois qu’on va essayer de la remettre debout.
Dimanche 8 Avril
Nous espérions le retour du Grand hier soir. Rien n’est venu, ni le garçon, ni lettre, ni dépêche…
Ici, les vacances se poursuivent avec gaîté pour la jeune bande malgré un changement d’atmosphère. Les orages nous ont fait retourner brutalement en hiver et j’en suis assez morose. Il a fallu rallumer le feu, opération toujours ennuyeuse qui se trouve l’être encore plus du fait que ma provision de charbon étant épuisée je comptais ne la refaire qu’en mai lorsque le combustible aurait baissé. Alors, nous cherchons dans le poussier quelques boulets oubliés, nous ramassons des brindilles de bois mort dans le jardin. Cela fait de maigres flambées qui ne réchauffent qu’un peu les mains et presque pas le cœur. Chose plus réfrigérante encore que les nuages et le vent du Nord j’ai reçu de la 13ème heure à la 18ème la visite de dame Kiki.
Lundi 9 Avril
Le cinéma tourne à vitesse si grande qu’il m’est impossible de raconter ce qui passe sous mes yeux. Il y a des histoires drôles, d’autres lamentables et la plupart ne méritent aucun qualificatif. Cette période agitée des vacances de Pâques touche presque à sa fin. Annie est retournée ce matin chez Madame de Maly, Jacques, Yvonne et Yves ont dû reprendre aussi leur vie d’étudiants. Les pensions religieuses qui ont donné seulement la liberté après les exercices de la semaine sainte prolongent les congés encore quelques jours. J’en voudrais profiter pour munir nos enfants de vêtements d’été mais impossible de les saisir. Pierre et Cricri s’amusent avec Momo, Lili et Zézette comme s’ils avaient leurs âges. Quant à Monsieur Franz, il nous a envoyé une belle carte du château de Fromonville sur laquelle il nous crie sa joie, mais ne dit mot du retour.
Je suis un peu ennuyée de le voir s’éterniser là-bas, j’ai peur qu’il soit indiscret… sans même s’en douter. Il est naïf, tellement naïf, notre « Echantillon » qu’il s’imagine faire autant de plaisir à ceux qui le reçoivent qu’il en éprouve lui-même à profiter de leur invitation.
Le soleil est revenu ce matin, son éclipse n’aura pas été trop longue et, devant cette réapparition, Sandrinus a envie d’un pique-nique. Il veut organiser cela pour demain… il faut que je marche… Tout à l’heure j’irai m’entendre verbalement avec lui.
Les enfants m’ont fait écrire à Plougasnou un peu malgré moi. Je ne veux pas m’engager aussi tôt mais Perrine a reçu des lettres qui disent que tout se prend là-bas, alors, mes gars et ma fille m’ont tourmentée et, docilement, je viens de commencer les pourparlers avec ma propriétaire de l’an passé. Je tâcherai de traîner les choses en longueur… attendant je ne sais quoi… un évènement ou bien une bêtise qui fixeront ma décision.
Mardi 10 Avril
Le dîner dans les bois se transforme en goûter, mais en goûter à la Sandrinus, c’est-à-dire substantiel, très substantiel, plus que substantiel. Pourvu que le temps nous permette de partir lorsque toutes les provisions seront rassemblées. Je suis chargée des achats communs et de la fabrication de 30 sandwichs, la matinée s’avance, j’ai trois courses personnelles à faire dans Boulogne et ce n’est pas encore aujourd’hui que ma plume s’usera beaucoup.
Mercredi 11 Avril
Le temps nous a favorisés ; nous avons eu hier une radieuse après-midi. Quoique faite et refaite bien souvent, la promenade nous a semblé charmante tant le parc de St Cloud est beau dans la fraîcheur printanière. J’avais gardé les visions d’Octobre, dorées, pourprées, enveloppées d’une brume violette. Le vert nouveau changeait les paysages, les rendait presque méconnaissables et c’était une impression de vie victorieuse qui se dégageait des taillis pour nous pénétrer. Les enfants ont dû la sentir comme nous. Ils gambadaient sur les pelouses comme de jeunes cabris. Zézette était folle. Le goûter était réussi, l’entente cordiale. Bonne journée pour de pauvres banlieusards qui ne peuvent aspirer à jouir d’une nature plus sauvage. Nous sommes rentrés à 7heures avec des coups de soleil, beaucoup de lassitude et l’envie de recommencer une gentille randonnée comme celle-là avant l’expiration des congés. Mais… Quand ?... quand ? Le temps se tire et, pour mon compte, je n’en vois pas la possibilité.
Toujours pas de Franz. Maintenant je suis mécontente de lui. Non seulement il abuse de l’hospitalité qu’on lui a gentiment offerte mais il oublie un peu trop son frère, sa sœur, ses cousins et cousines, ses amis d’ici qui se réjouissaient de l’avoir au milieu d’eux pendant leurs vacances.
Pierre et Yves m’en paraissent peinés ; ils avaient fait des projets qui sont maintenant sans espoir alors, ils se rabattent sur la pensée des grandes vacances mais le gars Franz est encore capable de les plaquer pour d’autres soleils qui se lèvent dans sa vie et qui lui paraissent, bien à tort, plus beaux que les anciens. Cette inconstance de Franz, cet amour désordonné qu’il a pour la nouveauté est un défaut bien dangereux.
Une de mes innombrables cousines, Yvonne Gossart, se marie aujourd’hui à St Laurent. Sa mère et elle-même étant venues à l’enterrement de mon beau-père, il est juste que je leur donne à mon tour une marque de sympathie. Nous déjeunons donc à 11 heures et je file… et ne sais quand reviendrai car après le mariage j’irai à la Compagnie, au Crédit Foncier, dans un magasin… et je prévois que l’après-midi touchera à sa fin lorsque je regagnerai le nid que j’aime malgré les épines qui se sont introduites dans son tissage et auxquelles je me meurtris souvent.
A elle seule, dame Kiki en est tout un paquet. Ses visites quotidiennes continuent ; elle arrive généralement lorsque nous sortons de table et ne repart qu’à 6 heures ½. Quand je n’y suis pas, elle cramponne Maman ou bien Perrine. N’importe qui lui est égal pourvu qu’on l’écoute raconter les sempiternelles aventures qui lui ont fait prendre son logis en horreur. J’avais essayé lundi dernier de faire dire que je n’y étais pas pour avoir un peu de calme. Hélas ! vers 4 heures, j’ai oublié que ma sœur tenait ses assises à la cuisine, je me suis montrée et Kiki est trop fine pour avoir cru les demi-mensonges que je lui ai débités. J’aime encore mieux la supporter que de dire des craques.
Jeudi 12 Avril
Le Grand s’est décidé à reparaître hier soir. Il est enthousiasmé de son séjour à Fromonville et, à mon reproche d’indiscrétion, il a répondu naïvement : « Mais non, Maman, je vous assure ; là-bas, j’étais sympathique à tout le monde » que je me suis trouvée désarmée et que je n’en ai pas douté. D’ailleurs, nous étions tous si contents de le revoir que tous nos griefs se sont envolés à son coup de sonnette.
Pas encore moyen d’écrire en paix, les uns me demandent une chose, les autres m’en réclament cinq ou six différentes à la fois. J’envoie tout le monde promener. Je ne puis en même temps allonger une veste pour Franz, m’occuper de sa lettre à Madame de Traz, écrire une lettre pour Pierre, faire les comptes de cuisine, aller acheter de la graisse d’armes pour le fusil de Cricri, chercher du papier carton pour Lili qui se confectionne un jeu de cartes. Et puis, je me donne aux autres dont les ardeurs s’énervent au moindre retard. Mais ce n’est pas une sinécure que d’être entourée de gens en vacances.
Vendredi 13 Avril
Les gens mènent leur petit train, rien de particulier à signaler au sujet des grand’mères qui me font trembler souvent et qui nous enterreront tous peut-être. Avec des mieux, puis des bas effarants, Maman résiste incroyablement. Madame Morize n’a pas d’alternatives aussi brusques mais Pierre Marie vient de temps en temps sonner le glas dans l’âme de Charlotte. Il ne veut pas que nous cessions de la croire en grand danger.
Suzanne s’est levée deux fois, un peu à la manière d’un spectre qui sort du tombeau. On lui fait espérer que maintenant chaque jour sera un pas vers la guérison, au fond personne n’en est très sûr, pas même son médecin. Lorsqu’elle sera assez forte pour aller à Paris, en voiture, on recommencera l’épreuve radiographique qui permettre seule de savoir à quoi s’en tenir sur les résultats du traitement. Même si tout est aussi satisfaisant que possible Suzanne en aura pour des semaines de régime et de ménagements. Le docteur demande deux mois de convalescence dans une maison de santé aux environs de Fontainebleau puis un long séjour à la campagne. Bref, elle ne reprendra une existence normale que l’hiver prochain… et encore ?... et encore ?...
Le Zoizeau qui dansait et qui chantait si bien l’an passé est en piteux état. L’heure est peu brillante pour lui mais Suzanne se relève très vite de ses effondrements ; elle a 26 ans, un immense désir de vivre et la Nature fait des miracles.
Franz est bien. J’étais fort tourmentée de ses chasses au marais, de ses affûts nocturnes dans les bois. Si près de sa grippe mauvaise, ces folies auraient pu occasionner une rechute. J’espère qu’il n’en sera rien ; il va et vient avec beaucoup d’entrain et tousse de moins en moins. Le matin il a encore quelques petites quintes, c’est tout. Petit à petit, il nous défile le chapelet de ses aventures à Fromonville où il s’est royalement amusé.
Madame de Traz s’était installée avec son fils, Franz, une cuisinière et une femme de chambre dans un pavillon du parc où ils vivaient avec une simplicité plus grande qu’au château. Là, les deux garçons prenaient leurs repas habillés, armés et bottés comme des brigands. Cette vie d’homme des bois ne pouvait qu’enthousiasmer notre Grand. Il s’est quand même épris des 20 ans de Marthe de Richemond, « si distinguée et si gamine tout ensemble, qui a déjà remporté deux premiers prix au Concours hippique et qui reçoit encore des gifles de sa mère ». Il a vu aussi une Norvégienne, artiste peintre aux cheveux acajou, aux mains de cuisinière etc. … Avec mon fils, il fallait bien quelques femmes à la clef, mais du moment qu’il raconte, ce n’est pas grave et je me suis plus alarmée « des pieds mouillés… jusqu’au ventre », des coups de fusil tirés à l’aveuglette, des traversées de rivière sur un radeau fabriqué par Bertrand.
Nos gars sont allés hier au Concours hippique. Ils en sont revenus fous : ils avaient vu des sauts en hauteur de 2m20. Aussi, Pierre veut absolument devenir un écuyer de premier ordre. N’ayant pas de cheval, il enfourche nos pauvres vieilles chaises de salle à manger et mène des sarabandes infernales.
Annie ne retourne qu’avec beaucoup de peine chez Madame de Maly. Chaque matin, c’est une interminable grognerie qui ne s’arrête parfois que lorsque l’heure de la classe est passée. Elle s’imagine avoir toutes les maladies et tous les malheurs et gémit sur la manière dont va l’univers tout entier. Ce serait à pouffer de rire quelquefois si ces travers ne la rendaient pas réellement malheureuse.
Par contre, Cricri est retournée ce matin au couvent, de son pas tranquille, sans joie sans peine apparente. Encore une drôle de fille, celle-là ! Cependant, il m’a semblé qu’à deux ou trois reprises pendant ces vacances de Pâques cette statuette a bougé. Jean va bien et a dû passer son examen ce matin. Je vais aller ce soir aux nouvelles rue Las Cases où nos deux fils déjeunent. Mercredi déjà notre neveu marchait sans aucune boiterie.
Rien à dire de Lili, de Fafette et de Tout-Petit. Ils s’allongent tous trois mais le seul qui épaississe, c’est le filleul d’Henri. Il est merveilleux de mine et d’entrain.
Je suis allée au Crédit Lyonnais au sujet des « Grosse Métallurgie » ; Le coche était manqué, on m’a conseillé de rester tranquille. Or, pour que ces gens là refusent de faire une opération, il faut qu’elle soit carrément mauvaise et je n’ai pas insisté. D’ailleurs je crois qu’avec des obligations d’Orléans sorties à propos, j’aurai de quoi acquitter ces jours-ci les frais de succession de mon beau-père sans rien vendre.
Samedi 14 Avril
J’ai rencontré l’autre jour au mariage Fackler-Gossart Madame Borderel et j’ai passé à Neuilly une partie de l’après-midi d’avant-hier avec Madame Roy. Quant à Madame Dufourcq elle se meurt lentement.
Malheureusement ma mémoire est en forte baisse, j’ai la tête bien fatiguée. Et puis, j’avoue que je prends parfois pour une banalité ce qui est sans doute l’expression de sentiments très sincères. Pauvre Madame Roy, comparant notre ménage au sien, se lamentait, sur la dureté des séparations conjugales, en termes si comiques (appliqués à notre cas) que j’ai failli éclater de rire… ce qui l’aurait profondément scandalisée. Je me défends seulement quand la plainte et les éloges me visent. Peut-être ai-je eu tort de répondre : « Je m’habitue, je souffre moins, ce n’est même plus une tristesse profonde mais la mélancolie des existences gâchées ».
Peut-être ai-je un peu menti ? Ne recherchons pas le vrai et le faux dans de pareilles subtilités, ce qu’il y a de certain, c’est hélas que l’absence de mon mari se prolongera des semaines et des mois pour remettre les choses sur pied au Brésil ; on estime à la Compagnie qu’il est seul capable de le faire… Alors, le Commandant Roy se résigne. Faisons comme lui.
Dimanche 15 Avril
Inauguration du tennis Sandrin. Une grande ombre s’étend cette année sur le tableau ; celle des bâtiments de Maly. Des arrangements ont été faits entre l’Air Liquide et le pensionnat de jeunes filles. Il y a eu des pourparlers fort longs qui aboutissent à l’installation de ces demoiselles dans des constructions achevées cette semaine au bout du jardin Sandrin. Les coqs de notre entourage sont amusés à l’idée d’accomplir leurs prouesses sportives sous de beaux yeux plus ou moins ingénus, mais la réparation des carreaux et des binettes étant à la charge des joueurs maladroits, certaines femmes et certaines mères sont prises de tremblement. Il me faut aller ce matin saluer Sandrinus sur le terrain car cet après-midi, il y aura réunion élégante dont je ne puis être pour bien des raisons. Et le cher voisin ne pardonne que difficilement les abstentions.
Lundi 16 Avril
Ils se sont tous envolés ce matin. La maison parait immense, vide, silencieuse. Mais ce calme est bon, malgré une petite impression de tristesse, accrue par un temps sombre et froid. Le gros de la troupe : Pierre, Lili, Fafette, Annie et Cricri, est en classe ; L’Echantillon se promène. Il est allé rue de Rome chercher Fane, retour de Fromanville. Il causera certainement avec Bertrand plus de minutes qu’il ne croira, il reviendra à pied, sa chienne sur les talons. Il m’est donc permis d’escompter un large moment de tranquillité.
J’ai peur bien souvent que notre histoire s’apprenne dans les milieux où elle n’a pas encore pénétré. Tout se sait, plus ou moins tôt. Madame Roy m’a bien servi l’autre jour une chose vieille de quinze ans que je croyais tout à fait ensevelie. La veille, Madame Patard lui avait soutenu avoir vu à Buenos Aires, un de nos enfants, un petit garçon de cinq ans. Il m’a fallu avouer. Madame Patard possède une mémoire et une langue beaucoup trop longues, à mon gré, mais je me console de la mise à jour de ce secret en pensant qu’il n’a plus aucune importance. Monsieur de Montgolvier, Darmancier, Dalzou, tous se sont endormis d’un sommeil profond que les petits potins de ces dames ne risquent pas de troubler.
Mardi 17 Avril
Depuis que Marie-Louise est partie et que Suzanne est malade mes jours de réception deviennent de plus en plus un mythe. Elles deux étaient très régulières, elles apportaient leur entrain et leur bel appétit ; le salon entendait rire, la salle à manger voyait de bons coups de fourchette. Maintenant, je reste encore, on fait du feu, je mets des fleurs et prépare un goûter. Et il vient tout juste deux ou trois vieilles loques dans mon genre glapir leurs lamentations. Et encore cette semaine je n’aurai ni Mimi, ni Marguerite Nimsgern. L’une doit être dans le Midi et l’autre en Orléanais. Pourtant il faut se tenir sous les armes, c’est très ennuyeux. L’année prochaine je réduirai cette corvée au 1er mardi.
Jean est arrivé de bonne heure ce matin ; il court les bois de Meudon avec Franz, c’est dire que l’état de son pied est très satisfaisant. Ce soir nous aurons Griveaud à dîner. Maudet est venu très souvent ces jours ci. Nous avons eu Jacques, Yvonne et leur inséparable Nino à goûter la semaine dernière. Les vieux amis ont donc à peu près leur compte à l’exception des pauvres Corval qui ont cessé de plaire, que les enfants veulent semer et dont je ne serais pas fâchée de débarrasser l’horizon mais avec beaucoup de douceur et de formes.
Mercredi 18 Avril
Paris toute la matinée pour équiper Franz en vue d’un trimestre chaud, Madame Maudet tout l’après-midi pour une leçon de crochet, voilà, en deux mots, cher Ami, le compte rendu de ce 18 avril. Là dessus, bonsoir, j’ai une migraine folle.
Jeudi 19 Avril
Les interminables vacances de notre Grand prennent fin aujourd’hui. C’est triste de le voir s’envoler mais il faut bien qu’il retourne là-bas, dans cette école coûteuse qui me paraît abuser un peu des congés. L’instruction de nos enfants est une ruine cette année. Je vais avoir 3000 francs à verser aux différents établissements, ces jours-ci. Et cette fête se renouvelle trois fois dans l’hiver. L’été, c’est une autre histoire : les vacances qui deviennent presque inaccessibles. J’ai beau faire, toutes les réserves sont épuisées depuis longtemps. Si, au moins, ces légers cerveaux comprenaient… Ils me découragent avec leur mépris de l’argent qu’ils tiennent de moi… et de leur père aussi. S’il leur faut, comme nous, attendre à quarante ans pour se rendre compte des difficultés de la vie, je donne ma démission de caissière. Le malheur est qu’ils savent que tout vient d’Henri ; alors, en son absence, ils s’en croient les légitimes propriétaires. C’est de très bonne foi sans doute qu’ils disent « Papa veut que vous fassiez ceci, papa défend que vous fassiez cela » ou bien : « Cette chose vient de papa, donc elle est à nous, ses fils ! ».
Par bonheur le fond n’est pas trop mauvais chez eux, une affection profonde combat ce sentiment sauvage qu’ils ont de la prépondérance absolue (dans la famille) du sexe mâle ; ils ont aussi le respect du Chef comme ils disent. Ils ne bronchent pas devant lui. Chose curieuse, Pierre le frondeur, l’indépendant, s’incline devant l’autorité de Franz qu’il reconnaît hautement pour nous prouver qu’il a sa discipline à lui et que s’il rejette les autres, c’est parce qu’elles n’ont aucune valeur à ses yeux. Il faut pouvoir entendre les jeunes gens de la génération actuelle parler ensemble de la femme, du mariage, des foyers à venir. C’est un thème qui revient très souvent et qu’ils développent devant moi avec une liberté quelque peu cynique.
Franz et Pierre veulent avoir avant tout « de bonnes reproductrices ». Jean, une femme chic qui serve à sa carrière, Maudet une femme d’intérieur, mais pas un ne parle de l’attirance d’une âme par une autre… C’est bizarre, cela me fait un peu de peine. Après tout, ils ont peut-être raison, ces petits, et ils auront sans doute plus de chance de rencontrer ce qu’ils cherchent mais ils mériteraient de tomber sur des femmes qui les mèneront par le bout du nez. En attendant, ils ne brillent pas par la galanterie. Et les vieilles dames surtout ne diront pas de la génération actuelle des Morize ce qu’elles disaient des deux précédentes. Espérons que le temps modifiera leur façon de penser et d’agir. Mes sermons n’auraient aucune influence, aussi je leur en fais grâce aux uns comme autres et je suis persuadée que l’enseignement d’un homme aurait davantage de poids. Le difficile est de trouver un professeur es-morale galante.
Les Brasseur viennent d’avoir un 8ème enfant ! un fils ! « Bravo » doit crier le père Pupey-Girard.
Vendredi 20 Avril
Criquette n’est pas très bien. Ce n’est, je l’espère, qu’un malaise de printemps qui va céder à la purge que je lui ai administrée hier. Mais comme il y a un tas d’épidémies qui courent en ce moment, je me tourmente quand même un peu, un tout petit peu, juste ce qu’il faut pour être moi, une feuille de tremble. Annie est pâle et se plaint de migraines, Fafette grandit comme les asperges et, comme il n’épaissit pas, cette poussée augmente son apparence de fragilité. Chose bizarre ! sa première Communion l’a converti d’une manière tout à fait inattendue : il ne fait plus dans sa culotte. Pas un seul accident ne lui est arrivé depuis le Jeudi Saint.
Voilà Franz reparti ; tout rentre dans l’ordre normal. C’est incroyable comme je me suis mise en retard pendant ces jours bouleversés. Il va falloir tout remettre au courant et réparer les dégâts commis par la bande endiablée. Le grenier est sens dessus dessous et partout on voit les traces du passage de la horde sauvage. Enfin je crois qu’ils se seront royalement amusés et c’est le prix dont je vais payer leurs belles vacances de Pâques. Je préfère donner de la peine plutôt que de la monnaie.
Samedi 21 Avril
Depuis 24 heures la pluie tombe sans interruption. L’atmosphère est donc fort triste et peu capable de ragaillardir les âmes mélancoliques par elles-mêmes. Vraiment, je ferai mieux de ne pas donner ici mes impressions : celles d’une noyée que le froid pénètre. D’ailleurs, ce n’est pas aujourd’hui qu’il me serait possible de décrire Manon sous la pluie, je n’en ai plus le loisir. Quand ce ne sont pas les uns, ce sont les autres qui m’accaparent, sans me demander mon consentement.
Madame Kiki n’a pas paru de la journée mais Monsieur Lili s’est adjugé tout mon après-midi parce qu’un clou douloureux et incommode l’empêchait d’aller au Collège. Il a d’abord voulu prendre une leçon de tricot : il s’en est très vite lassé, nous avons essayé le crochet. Même insuccès dû au manque de persévérance. Alors, nous avons fait des crapettes jusqu’au retour des autres qui viennent de me délivrer en prenant ma place vis-à-vis de Lili. Mais il est six heures et je dois liquider plusieurs choses avant le dîner. Mon « devoir conjugal » est donc rempli en toute hâte.
Oh ! les beaux samedis soirs d’autrefois !!!
Dimanche 22 Avril
Une ennuyeuse nouvelle doit être enregistrée ce matin dans mon journal si je veux qu’il soit un informateur très fidèle. Jenny était patraque depuis quelques semaines sans connaître la cause de ses malaises. On croyait à une crise d’anémie, à des phénomènes nerveux, à une maladie d’estomac. Un médecin vient de lui découvrir une tumeur dans le ventre ; elle sera opérée mercredi. Les Sandrin disent que ce n’est pas grave, que le moral de leur sœur est excellent, que le chirurgien est parfait. Circonstances atténuantes auxquelles je ne demande qu’à me fier ; n’empêche qu’une opération est toujours une source de craintes et d’ennuis..
A part cela, rien. La pluie s’est arrêtée ce matin mais le ciel reste terne et bas ; les Anges vont encore pleurer sur nous, c’est presque sûr. Bien loin, de l’autre côté de la terre, il y a quelqu’un qui souffre de la chaleur. Ironie de notre existence : n’avions-nous pas été solennellement unis pour tout partager ? Je ne puis même pas lui envoyer un de mes nuages pour voiler son implacable soleil ; il n’y a que mes frissons d’âme que je pourrais lui communiquer. Mais à quoi bon ? C’est cela qui fait le temps si noir.
Lundi 23 Avril
Les abeilles ont commencé leur travail. Quelle importance cela peut avoir pour moi qui ne m’occupe jamais d’apiculture ! A cause de ces dames mouches tous mes projets d’hier se sont trouvés bouleversés. En visitant ses ruches, Emmanuel s’est aperçu de leur activité. Voulant préparer et mettre des cadres pour recueillir le miel, il m’a institué garde malade de Suzanne en son absence. Et le cher garçon parti avant deux heures n’est rentré qu’à la nuit… Naturellement sa femme gémissait, protestait, maudissait les abeilles. Je le faisais aussi mais tout bas, pour rester polie.
Et, ô combien le tête à tête est pénible en ce moment avec la pauvre Suzanne. En voilà une dont le moral est mauvais. Sa maladie est son unique pensée. Or, il faut essayer de l’en distraire sans la fatiguer et l’on sent que tout ce qui ne se rapporte point à son cas l’assomme. On retombe vingt fois par heure dans les mêmes phrases : « Vous guérirez, vous allez déjà mieux, votre teint est meilleur, vos forces reviendront, bientôt vous pourrez vous alimenter plus substantiellement etc. … etc. … Répéter cela tout un après-midi est vraiment fastidieux, surtout lorsque la conviction n’y est pas. Mais je préfère encore ces monotones litanies aux lourds silences qui tombent parfois, Suzanne semble alors se figer les yeux grands ouverts sur le vide ; avec sa pâleur cireuse, ses orbites creusés, son nez pincé, ses lèvres décolorées, elle ressemble à une vraie morte dont on n’aurait pas encore baissé les paupières. Dort-elle, est-elle simplement prostrée, je ne sais mais elle me fait peur dans ces instants là et je n’ose pas bouger.
Heureusement, Madame Le Doyen qui connaît mieux sa file, reste optimiste. Suzanne tombe très bas et se relève, elle a des ressources d’énergie vitale. Je dois donc avoir tort de m’inquiéter autant. Dans quelques mois Suzanne redeviendra sans doute une belle-sœur ohé-ohé qui chahutera de toutes tes farces et qui, grâce à Dieu, n’aura plus aucune ressemblance avec le portrait presque funèbre que je viens d’en tracer.
Mardi 24 Avril
Hier, le facteur a déposé Maria Chapdelaine entre mes mains. C’est une énigme : l’écriture d’Henri sur le paquet, des timbres français, le cacher de la poste à Marseille ! Mais je ne cherche pas à la deviner avec ma vieille tête vidée, je ne bâtis aucun roman, je ne le crois pas débarqué en France incognito…
Les enfants vont lire ce livre que nous aimons et que mon beau-père appréciait avant nous. Mais le comprendront-ils ? le sentiront-ils profondément ? Ils sont un peu jeunes pour saisir ce qui se cache sous l’apparente simplicité du récit : la beauté, la grandeur des vies de devoir. Il faut que le « règne heureux » qu’on avait rêvé ne soit pas venu, jamais… jamais pour que la pitié et l’admiration qu’on donne à ces héros si modestes aient leur véritable mesure. N’importe ! Ils liront Maria Chapdelaine car, s’ils n’en tirent pas tout le bien que je voudrais, ils ne peuvent cependant qu’être intéressés d’une manière très saine par cette lecture.
Jeudi 26 Avril
Presque instinctivement j’ai fait hier un pèlerinage… J’ai vu la maison n° 2 de la rue Tronchet, j’ai médité dans l’église de la Madeleine devant les fonts baptismaux et le Maître Autel, je suis allée rue St Florentin regarder certaine porte et certaines fenêtres. Enfin, rue Las Cases, j’ai remué encore des choses douces ou tristes, enfermées dans mon cœur.
L’opération de Jenny a eu lieu hier matin vers 10 heures ½. Elle a duré une heure et le pauvre Gustave, un nerveux, pas très maître de lui, était, paraît-il, dans un état épouvantable d’angoisse et de chagrin. Il a passé ce temps d’attente à un bout de fil téléphonique à l’extrémité duquel était Madeleine Sandrin, défaillante elle-même. Je n’ai vu que notre petite voisine avec une mine horrible tout comme si on lui avait annoncé la mort de sa sœur bien aimée entre toutes ses sœurs bien aimées. Et Jenny s’est réveillée demandant si la chose était faite, n’ayant même pas eu conscience d’avoir été endormie car une piqûre lui avait épargné la sensation désagréable de la perte de connaissance. On dit que tout va bien. La tumeur et l’appendice ont été enlevés du même coup et naturellement le chirurgien affirme que ces ablations avaient non seulement raison d’être mais qu’elles étaient urgentes. La tumeur était de nature aqueuse, sans doute comme celle qui a été fatale à ma pauvre tante Gandriau.
Nous avons reçu des nouvelles des Paul. Après un mois de séjour à Hanoï, ils ont été envoyés en Anman. Les voilà donc dans un pays féerique qui leur plait infiniment à tous les points de vue : beauté, climat, confortable. Paul le compare aux Alpes au pied desquelles s’étendrait la mer et il se promet des ascensions et des randonnées qui lui rappelleront le beau temps des vacances en France. Ils ont une maison dont il a lui-même dessiné le plan pour nous montrer qu’il a de quoi héberger les Morize qui répondront à l’invitation générale qu’il leur adresse. L’abondance de terrasses et de galeries couvertes me semble prouver un climat plutôt chaud mais pour l’instant il y a entre 20° et 25° et les Paul frétillent dans cette atmosphère idéale. Pourvu qu’ils ne déchantent pas quand l’été viendra.
Leur immense jardin rempli de fleurs descend jusqu’à la rivière des parfums. Leur adresse :
Mr Paul Morize,
Administrateur des Services Civils
Hué – Anman - Indochine
Vendredi 27 Avril
Les poètes ont bien raison de dire que la saison des lilas est éphémère. La voilà déjà finie pour cette année et de grosses pluies nous ont empêchés d’en jouir. Le temps n’est plus au mauvais fixe, le soleil joue à cache-cache derrière les nuages et, quand il se montre, il caresse des grappes de fleurs déjà fanées, en train de mourir. Par contre, sur les rosiers il y a des boutons qui grossissent. C’est très beau, les roses, je les espère, je les attends bientôt mais… ce ne sont plus les lilas, toute la fraîcheur, tout le parfum du printemps. Je vois ces choses et je les sens avec mélancolie parce que c’est dans mon caractère mais je ne récrimine pas contre la marche des saisons et de la Vie. Puisque nous allons vers un paradis dont les beautés seront immuables, nous aurions tort de gémir sur l’instabilité de ce qui nous entoure actuellement. Elle nous fait désirer le but.
Samedi 28 Avril
Mademoiselle de Montenon, sœur d’un camarade de Franz, a la passion des ouistitis et notre grand fils rêve de lui en offrir un. Alors il espère que son père consentira à joindre cette bestiole à ses bagages lorsqu’il sera question de retour pour lui.
Ce matin une lettre est partie vers Plougasnou pour arrêter la location d’un logis de vacances. Ce sera le même que l’an passé ; les mauvais souvenirs ont pâli pendant l’hiver et mon entourage s’est ligué contre moi afin d’obtenir cet écrit. Enfants et bonnes ont une idée fixe : Plougasnou, et je n’ai jamais pu les en faire démordre malgré des propositions tentantes. Mimi avait presque loué une grande maison à Megève, elle m’y invitait deux mois avec mes enfants, je n’aurais eu que nos voyages à payer et une participation aux frais de nourriture ; il m’a fallu refuser cette merveilleuse occasion de revoir la montagne. Au fond, c’est uniquement pour nos enfants que nous quittons Boulogne. Il est donc assez logique d’aller où il leur plait le mieux. Nous partirons sans doute vers le 20 Juillet, chez Madame Le Gros, Ker an Traon, Plougasnou – Finistère..
Louis ne peut, parait-il prendre aucune décision au sujet de ses enfants dont les vacances seront sans doute attribuées à la mère ; je n’ai donc pas à m’occuper d’eux dans mes arrangements d’été et je préfère cela. Quant aux Maudet qui ont une vague idée de louer dans la même région que nous, je les laisse se débrouiller seuls, après leur avoir fourni une adresse pour demander des renseignements. Les garçons seraient enchantés d’avoir Yves et moi… très empêtrée des parents. Bien d’un côté, mal de l’autre, il y aura toujours matière à consolation quoiqu’il arrive.
C’est la même comédie chaque fois que l’on doit donner une purge à Annie depuis qu’elle est toute petite, mais en multipliant les scènes par le nombre des années de notre nièce. Voilà bien six semaines qu’on parle de la purge d’Annie !!! Enfin, elle a dû se l’ingurgiter ce matin. Elle est partie pour cela hier soir chez sa mère comme s’il s’agissait d’un évènement beaucoup plus grave. Le méchant Pierre prétend qu’elle ne boira pas davantage sa limonade là-bas. J’espère qu’elle sera raisonnable car elle traîne depuis la fin de l’hiver des maux de tête qui la rendent hargneuse et qui, chose plus grave, lui font manquer le quart de ses classes.
Nous ne sommes pas dans la boîte crânienne d’Annie pour savoir ce qui s’y passe. Il y a certainement la haine des études et de la discipline quotidienne, mais il doit s’y joindre une dose de fatigue réelle. Notre nièce a grandi d’une manière fantastique en peu de temps ; elle est plus haute que moi et regagnera sans doute Cricri qui ne monte plus depuis qu’elle mesure 1 m 66. Elle s’est aussi développée en conservant une silhouette svelte et gracieuse. Avec cela, la mâtine devient ravissante… elle le sait, elle a grande hâte d’entrer dans la vraie vie. C’est le type du papillon et j’ai bien peur que les brillantes ailes aillent se roussir quelques fois. On ferait bien de la marier de bonne heure si le Prince Charmant vient à passer. Je m’intéresse d’autant plus à la pauvre petite qu’elle porte en elle une fâcheuse disposition à n’être heureuse de rien. Elle rêve et, comparant la réalité à ses songes, elle vit dans un perpétuel désenchantement. J’ai connu une fillette qui lui ressemblait beaucoup mais qui fut habituée à supporter un joug sévère et juste pendant les années d’enfance et de jeunesse. Jamais une autorité n’a pesé véritablement sur Annie, c’est son malheur.
La seule marque de régularité à laquelle j’ai vue notre nièce se soumettre, c’est à l’étude quotidienne de 10 minutes de piano qu’Henri lui avait imposée à St Chamond. Il me semble que s’il avait pu la prendre et s’en occuper très sérieusement il y a deux ou trois ans, il serait peut-être parvenu à l’assouplir
Dimanche 29 Avril
Depuis 36 heures Jenny donne les plus vives inquiétudes à sa famille. Tout allait bien, lorsque subitement, Vendredi soir, sans rime ni raison apparentes, le cœur a flanché. Les gens de la Clinique et Gustave qui ne quitte pas la maison de santé ont cru que c’était la fin. Des coups de téléphone et des courriers ont été dépêchés dans toutes les directions ; les chirurgiens, le prêtre, les sœurs sont arrivés. On a rouvert la plaie sans endormir la patiente : aucune infection : donc, rien à faire que des piqûres pour ranimer le cœur défaillant. Un mieux s’est produit dans la journée d’hier mais, à six heures du soir, le chirurgien, en donnant de l’espoir à la famille anxieuse ajoutait encore que tout danger n’était pas écarté.
Hier je me suis exécutée vis-à-vis de Madame Normand à laquelle je devais une visite depuis un an. Elle a tout à fait l’air d’une vieille japonaise et sa nervosité n’a fait que croître. Malgré sa très grande amabilité, ses protestations affectueuses, ses compliments et la pensée de ses grands malheurs, je n’arrive pas à la gober. Sa fille m’est beaucoup plus sympathique, simple et si triste.
Pierre est parti ce patin pour Beauvais. Il passera la journée avec son frère. Ce premier voyage, seul, l’impressionnait assez : il en était à la fois très fier et passablement inquiet. Les ailes poussent plus tard à nos poussins qu’aux autres mais elles finissent bien à leur venir. Tant mieux ! et tant pis !
Lundi 30 Avril
Arrivage colossal du Brésil : 6 cartes pour les enfants et 40 pages de lecture bleue pour moi. C’est tout un mois de sa vie qui nous est apporté avec ces numéros 34 et 35. Il y avait juste quatre semaines de la dernière tombée de manne ; c’est bien long ! Mais ce n’est certainement pas lui le responsable ; la mer a été mauvaise et puis la poste est incompréhensible. Et me voilà presque noyée sous des flots d’azur. Rien que pour les lire attentivement, ces quarante chères pages, j’ai employée la majeure partie de la matinée, je les reprendrai ligne à ligne, mot à mot lorsque les temps de stérilité reviendront.
Nouvelles d’ici : Jenny est sauvée. Sa complication cardiaque est complètement passée ; on l’attribue aux gaz d’éther dont son organisme n’a pu s’accommoder. Naturellement Gustave est aussi excité dans la joie que dans la douleur et Valentine est malade d’émotion.
Pierre m’est rentré hier soir, vers huit heures, enchanté de cette journée qui, à ses propres yeux, le sacre grand garçon. Il a rapporté un lapin de garenne attrapé à la course par Franz, ce qui prouve que son aîné vaut mieux comme chien que comme chasseur puisque les victimes de son fusil sont bien rares et n’ont jamais eu cette importance.
Annie est revenue également au bercail. Hélas ! la purge n’a jamais voulu descendre dans les profondeurs. L’estomac lui-même ne l’a pas accueillie et l’opération est à refaire !!!
Delestre vient de m’envoyer un mot pour me prier de passer sans faute chez lui aujourd’hui. Je dois donner ma signature pour la déclaration à l’état. Nous serons prêts le 3 Mai très justement malgré la bonne entente et les diligences de tous. Pourvu que les droits et les grimoires des deux messieurs notaires ne s’élèvent pas à des sommes fantastiques ! Notre cher papa avait prévu tendrement les choses et laissait toujours à son compte courant du Crédit Foncier de l’argent liquide destiné à couvrir les dettes en cours, les frais de maladie et d’enterrement qu’il escomptait dans un avenir assez proche. Cette sollicitude paternelle qui nous a été révélée après sa mort est bien touchante et nous voudrions qu’elle ait un effet aussi complet que Papa l’avait rêvé.