1921 - Plougasnou

Juillet 1921

Mardi 26 Juillet

Nous respirons à Plougasnou. Une température exquise nous repose de la cuisson boulonnaise mais notre installation est plutôt misérable ou du moins mois incommode. Nous nous y ferons.
Mercredi 27 Juillet

Après vingt quatre heures de séjour ici, nous sommes suffisamment organisés pour que j’aille passer mon après-midi sur la plage avec les enfants. Notre voyage s’est normalement passé, malgré plusieurs complications. Les « fauves » n’ont dévoré personne, ils ont même fait l’admiration de nos compagnons de route. Rien de très changé à Plougasnou et dans la région, sinon que la vie coûte encore plus cher qu’il y a deux ans. Tout est hors de prix. Il s’agit donc de profiter de ces folles vacances pour calmer nos esprits et refaire nos santés vraiment un peu étiolées.

Jeudi 28 Juillet


Les saignements de nez se sont miraculeusement arrêtés et déjà les visages ont des teintes plus roses sous un léger voile de hâle. Je suis contente et, à cause de cela, je ne veux pas me tracasser des difficultés ménagères assez nombreuses. Le fourneau ne marche pas, la batterie de cuisine est absente, l’eau rare et lointaine, le beurre introuvable, etc. Mais ce sont Perrine et Augustine qui se plaignent le plus de l’inconfort. C’est assez naturel puisque leur ouvrage est plus compliqué qu’à Boulogne où le gaz, l’électricité, les robinets partout aident le service ; mais c’est leur pays, elles ne l’ont quitté que récemment, elles devraient en apprécier les charmes qui remplacent, pour les étrangers, les choses du bien être. Quand nous habitions St Jean, nous venions souvent faire nos courses à Plougasnou et voilà que ce matin les enfants sont descendus à St Jean acheter des légumes chez les Forjonel. Cette course est bien pour leur plaisir, mais je ne les en ai point détournés. Je vais avoir une heure de tranquillité pour vous conter nos points de repères pour aider votre imagination.

Nous habitons sur la grand’place de Plougasnou, juste derrière l’église, à l’angle du chemin qui descend à la plage et de celui qui mène, en raccourci, à Primel. L’endroit est assez pittoresque et ne manque pas d’animation. Nous sommes chez le loueur de voitures qui est, en même temps, limonadier, marchand de bière, de sirops, d’eaux gazeuses. Mais sur la rue rien ne signale ces différents métiers. Voitures et chevaux sont remisés dans les hangars au fond de la cour. L’usine et les bouteilles sont dans les caves. La maison n’a aucun cachet, elle est toute neuve ; elle passe pour luxueuse dans le pays parce que la salle à manger et la chambre des garçons ont des fenêtres à quatre battants, que le premier étage est orné d’un balcon et qu’un perron de quelques marches de pierre monte à la porte d’entrée. Intérieurement, les murs sont blanchis à la chaux, le mobilier est rudimentaire et laid. Nous avons quatre grandes pièces au rez-de-chaussée. A gauche une cuisine et salle à manger communiquant entre elles. A droite, chambre des femmes et chambre et des garçons, sans communication. Perrine et Augustine couchent dans leurs familles mais ces demoiselles, ennuyées de faire deux kilomètres chaque soir pour aller dans une ferme, font les yeux doux au père Bourhis pour qu’il leur dresse un lit dans la cuisine. Elles sont férues de la ville et, à son défaut, préfèrent le bourg à la campagne.

Le grand ennui de notre installation, c’est qu’un vestibule, sépare l’appartement en deux. Nous sommes donc presque comme à l’hôtel. Tant de gens entrent, vont et viennent, que nous sommes obligés de fermer nos chambres à clef quand nous nous absentons. Le premier étage est occupé par l’instituteur, sa femme, leur petite fille et une bonne. Le propriétaire qui est veuf s’est réfugié avec son fils dans le grenier. Naturellement aucune discipline ne règle les agissements de tout ce monde, les uns se couchent quand les autres se lèvent.

Les enfants et moi avons le caractère assez formé pour admettre la cohabitation mais je craignais beaucoup que nos bergers d’Alsace manifestent violemment contre elles. Jusqu’à présent, étonnés, abrutis par toute la nouveauté qui se déroule devant leurs museaux, ils sont d’une aménité extraordinaire.  Pourvu que cela dure car Mistress Flora n’a rien d’angélique dans l’habitude de la vie, elle était devenue la terreur des Boulonnais.

Augustine s’arrache les cheveux ; elle n’a pas un pot au feu, pas un faitout pour cuire notre déjeuner. Elle vient me relancer et je suis obligé de poser ma plume pour courir à la recherche d’un ustensile de cuisine.

Vendredi 29 Juillet


Hier, chez un quincaillier, j’ai trouvé une grande marmite qui sera mise à tous les usages, sauf à la fabrication des pommes de terre frites. Allons-en essayer de nous passer de cet aliment favori ? Vais-je encore faire la dépense d’une poêle ? Telle est la question du jour.

Je me dois de constater, une fois de plus, l’inconscience des désirs humains. Après avoir soupiré après la fraîcheur, … j’avoue aujourd’hui que j’ai froid et que je suis mécontente des nuages qui viennent trop souvent cacher le soleil, ce même soleil auquel j’aurais bien tiré des flèches il y a quelques jours.

Samedi 30 Juillet


Peu à peu, revu toutes les figures connues, il y a deux ans, dans ce coin. Tous, nous aimons mieux St Jean et nous y sommes souvent. Forjonel, Barager, Digès, etc. cherchent déjà à nous attirer pour la saison prochaine. Si j’écoutais nos fils, je retiendrais illico Ker Jean pour 1922.

Il fait un temps merveilleux aujourd’hui, les coups de soleil ont plu sur nos épidermes, les garçons se sont trempés deux fois dans la mer.

Dimanche 31 Juillet


Les effets du calme et du changement d’air commencent à se faire sentir pour moi et je vais pouvoir prendre mes vacances. J’avais emporté bien des choses en mauvais état, les réparations les plus urgentes sont faites. Cela ne veut pas dire que je n’ai plus qu’à rêver sur les falaises et arpenter les chemins. J’ai beaucoup de lingerie à faire pour Cricri qui s’est transformée cet hiver et ne tient dans ses chemises et pantalons. Mais je ne suis plus aussi bousculée et veux faire de cet ouvrage comme un travail d’agrément qu’on prend et laisse sans se donner de tâche quotidienne. Aujourd’hui je compte mettre ma correspondance en ordre, puis, j’écrirai le moins possible.

Août 1921

Lundi 1er Août
Décidément, il me faut désarmer. Je ne suis plus une coureuse de landes, une arpenteuse de routes, une grimpeuse de falaises. Le souffle me manque et les muscles me trahissent. Je ne suis même pas très sûre que le goût y soit encore. Hier, j’ai voulu faire les côtes en partant de St Jean vers Becanfry, j’ai échoué dès les premiers pas, ne pouvant me tenir sur l’herbe glissante et ne me souciant pas d’une promenade à quatre pattes. Alors je me suis assise en face de la mer. Et j’ai pensé, rêvé tout à mon aise pendant que les enfants et les chiens gambadaient au travers des landes. Notre chevrette de fille m’est revenue avec une robe fendue de haut en bas, c’était une de ses plus gentilles ; il va falloir la réparer. Encore de l’ouvrage pour la vieille mère qu’on s’étonne ensuite de voir rester à la maison.

Ah ! que La Fontaine a bien dit « Cet âge est sans raison », en parlant des enfants. Les nôtres ne comprennent pas qu’on puisse être vieux, fatigué, malade ou triste. La vie bouillonne en eux et ils méprisent sincèrement, naïvement, tous ceux qui ne possèdent pas leurs énergies. Le prestige de leur père constitue surtout en ce qu’ils le croient très jeune, fort, adroit, endurant. Ils aspirent à l’imiter, atteindre son niveau, le dépasser. Je les entends se dire l’un à l’autre : « L’année prochaine il faudra dégotter papa à la nage. » Ils veulent être meilleurs tireurs que lui, courir plus vite, sauter plus haut etc. Pas une fois le désir d’être plus savant ou meilleur ne leur vient à l’esprit. En tout cas, ils ne l’expriment jamais et je me demande si le héros-père n’est pas dans leurs imaginations une sorte d’acrobate de foire doublé d’un cow-boy.

Quant à leur mère je veux bien croire qu’ils l’aiment dans le fond, mais qu’elle est loin de leur idéal ! Aussi la malmènent-ils, cette pauvre vieille d’un autre âge qui a su bercer, pouponner, caresser, mais qui est tellement maladroite et craintive. Pour eux, je suis le type de « Nouille ». Ils font des efforts pour m’améliorer mais je ne rends pas, je les décourage et les mets de mauvaise humeur. L’ennui c’est que, livrés à eux-mêmes, ces trois oiseaux là ne s’amusent guère ; il leur faudrait des camarades, alors ils me laisseraient un peu tranquille. Je ne vois pas ici de gens pouvant leur convenir. Ils ont fait quelques avances à nos voisins qui n’ont pas semblé y prêter grande attention. Et puis, hier, ayant constaté que cette famille n’était pas allée à la messe, messieurs mes fils l’ont traitée de « bande de youpins » et ne la regarde plus.

Avec leurs caractères autoritaires et intolérants, Franz et Pierre se condamnent eux-mêmes à la solitude. Un jeune homme qui fait soigneusement son nœud de cravate est un petit crevé, une dame qui a peur des chevaux, des chiens et des vaches est une pimbêche, un homme qui ne sait pas nager, un propre à rien. Il y a, près de nous, à l’hôtel de France, un certain Loulou qui les tente parce qu’il fait son gigotto sur la plage dans une grande « barboteuse » kaki et qu’il va pêcher de vrais poissons. Mais Loulou fait partie d’une bande d’une vingtaine de personnes dont il est le bout en train. On ne voudra pas nous le céder. Et puis, c’est un Monsieur de 28 ou 30 ans, je ne puis aller lui demander de jouer avec mes petits garçons.

Mardi 2 Août

Franz ayant reçu son permis de chasse déclare maintenant que la vie est une chose enivrante et qui passe vite. Il est parti par un beau soleil levant, emmenant, en guise de chiens, Pierre et Cricri aussi émotionnés, heureux et fiers que leur Grand. Ils vont sur les grèves à la recherche de canards sauvages, pluviers, courlis etc. J’ai fait toutes les recommandations possibles mais, jusqu’au retour, je sens que je ne vais pas vivre … J’espère que Franz sera raisonnable et ne dépensera pas ses cartouches pour des mouettes incomestibles. Cependant, il est tellement enthousiaste qu’il ne voudra pas revenir sans avoir tirer un seul coup de fusil et les bestioles qui passeront à sa portée risquent de recevoir du plomb dans l’aile malgré leur innocence et leur inutilisation.

Hier, j’ai pris contact avec l’eau salée. Sous les yeux moqueurs de notre progéniture, j’ai fait trempette. Ce bain a dû me redonner de la jeunesse car, dans la soirée, on m’a appelé trois fois « Mademoiselle ». Il est vrai que le crépuscule tombait et que ma tête grise était cachée sous un chapeau de toile blanche, presque enfantin. Quoiqu’il en soit, je me sens mieux après cette semaine seulement hors de mon ordinaire vie. Les nouvelles reçues de Boulogne, hier après midi, augmentent encore ma joie de la délivrance. Des orages d’une violence inouïe, de vrais cyclones, dit Maman, ont détraqué l’atmosphère et ravagé les jardins. Là-bas, on se croirait en automne, automne arrivé subitement après un été torride. Et puis Madame Kiki est assommante, le père Manu sur la neurasthénie à pleins pores, la petite bonne grogne, Maman paraît nerveuse. En quelques mois, elle a prêté 3600 francs à Marguerite qui, venant de louer un appartement, lui réclame encore 750 francs pour acquitter un premier terme. Les a-t-elle ? Ne les a-t-elle pas ? Elle n’a pas voulu les donner. Alors Kiki est allée se plaindre chez Chevillard. En l’absence de Delestre et du Principal, elle a été reçue par un jeune clerc, qui, pour faire de l’esprit, lui a dit : «  Je crois, Madame, que votre famille a le porte-monnaie constipé. » Le mot, rapporté à Maman, ne l’a pas fait rire du tout, elle est indignée et, dès le retour de son notaire, elle doit aller se plaindre de l’inconvenance de ce propos. J’espère qu’elle l’aura oublié lorsque le bon gros Delestre reviendra de chasser le lapin, dans son île aux Moines.

Mercredi 3 Août

Tartarinus, Tartarinet et Tartarinette, enfants du sympathique Tartarini boulonnais, sont rentrés hier à 11 heures, avec un petit oiseau. On aurait dit que ces héros venaient de tuer le rac, le fabuleux oiseau des Mille et Une Nuits. Franz portait le fusil, Pierre les jumelles d’artillerie avec lesquelles il est chargé d’annoncer les vols des proies ailées, Cricri avait un appareil photographique pour perpétuer le souvenir de Franz dans des poses épiques. Jusqu’à présent et, malgré une sérieuse compulsation d’un dictionnaire spécial, la victime n’a pu être identifiée. L’un la nomme « bécasseau », l’autre « huîtrier », Cricri ne dit rien, moi non plus. Par bonheur, mes trois bécasseaux me sont revenus sans autre accident que quelques écorchures faites aux ajoncs des landes et aux rochers des grèves. Franz est assez prudent, je crois, et assez avare de ses cartouches pour ne pas tirer à tort et à travers. Dans toute sa matinée, le « Robust » n’a craché qu’une seule fois ; il a dégringolé une bestiole, je ne puis demander plus de parcimonie.

Ce matin, les enfants sont encore partis et je vis de mon côté des minutes émotionnantes. Peut-être m’y ferais-je ? Les chiens restent avec moi et augmentent mon angoisse par leurs allures inquiètes. Je m’imagine qu’ils ont de sinistres pressentiments. Alors pour les distraire et m’étourdir moi-même je leur raconte des histoires …

Appris hier par le journal la mort de l’Abbé Peuportier, curé de St Roch, décédé subitement à St Gervais. C’est lui qui me fit faire ma Première Communion et il resta mon confesseur jusqu’à ce que j’adopte le bon Abbé Runner (c'est-à-dire pendant 10 ans de ma jeunesse) Cette mort m’a donc impressionnée et même peinée en ravivant mes souvenirs d’autrefois d’innocence et de rêveries dont le Disparu fut le confident. Il ne reste plus aucun des ecclésiastiques que grand’mère aimait réunir à sa table. Le dernier vient de choir dans la tombe.

Le rêve des enfants commence à se réaliser : ils vont avoir des compagnons pour leurs randonnées dans le pays. Une dame de Brest, assez bien, m’a fait demander l’autorisation de se déshabiller dans notre cabine afin de pouvoir prendre quelques bains. Il lui est impossible d’en trouver une et comme c’est la tante de sa propriétaire qui m’a loué l’espèce de cahute toute démolie que je possède pour un mois sur la plage, je n’ai pas voulu refuser. Alors, la baigneuse enragée m’a présenté ses enfants ; elle en a cinq, dont deux fils élevés au Prytanée militaire de la Flèche correspondants par l’âge et les goûts aux Nôtres.

Dès le soir, nous nous sommes promenés tous ensemble dans la campagne. Ce sont des gens comme il faut, d’une distinction moyenne et un peu provinciale. La famille de Madame est très militaire, Monsieur est un gros négociant en vins de Brest ; ils se sont enrichis pendant la guerre mais ont le bon goût de s’en excuser comme d’une tare et de rester excessivement simples.

Jeudi 4 Août

Nos nouvelles connaissances ont des qualités qui nous rendront leur commerce agréable et quelques travers qui nous amusent. Malgré cela je tiens garder une certaine réserve contre laquelle Franz proteste ; il voudrait déjà tutoyer tous les garçons et, si je l’écoutais, je resterais collée à la maman qui est tout à fait mon genre, paraît-il.

Le temps continue sa maussaderie ; il fait vraiment frais, le vent souffle sans cesse, tantôt de terre et tantôt de mer, pour varier ; la mer est très forte, Cricri n’a pas osé encore y entrer et j’en suis toujours à mon premier bain. Nos fils en ont déjà 7 à 8 à leur actif. Ils aiment lutter contre les lames et se faire rouler par elles. S’ils persévèrent dans leurs études aquatiques, je crois qu’ils seront bons nageurs à la fin de cette saison.

Vendredi 5 Août

Malgré les entraves qu’une atmosphère variable mais plutôt défavorable met à nos désirs de ballades, le temps passe très vite ici, comme ailleurs. Je me réjouissais à la pensée que nous allions en sentir quelque peu de poids. Bernique ! Les heures ont des ailes et les jours mènent une course effarante. Impossible de détailler les occupations de nos journées. Ce sont des riens : courses dans le pays, descentes à la plage, repas, lettres etc. qui, mises au bout les uns des autres, remplissent les 15 ou 16 heures que nous restons sur pieds. L’essentiel est que les enfants se détendent, se fassent de la santé, s’amusent. Je crois que le but est atteint. En tous cas, les signes extérieurs d’amélioration physiques se manifestent déjà : les mines sont florissantes et les appétits superbes. Les caractères sont toujours, hélas ! un peu hargneux et je me demande si la montagne, plus apaisante que la mer, ne serait pas meilleure pour le moral de nos trois nerveux. L’air est excessivement vif à Plougasnou perché sur la falaise. Quant on descend à St Jean, on trouve une atmosphère plus tiède et plus calme dans la verte vallée serrée entre les deux collines dénudées que le vent fouette et balaie incessamment. Si nous restons peu de temps, la cure sera plus énergique ici mais, pour un long séjour, Saint Jean, serait bien agréable.

Samedi 6 Août

Hier, journée splendide dont nous avons largement profité en allant à Bécanfry. Partis à 9 heures du matin, nous ne sommes rentrés que pour dîner, ayant fait les sauvages par les chemins pittoresques et sur les merveilleuses grèves. Malgré la grande marée qui attire souvent là-bas les pêcheurs de crevettes, Bécanfry était presque désert et avait toute sa beauté. Nous avons pu nous installer dans la grotte, nous baigner sans façons, rester toute la journée à demi nus sur les galets et sur le sable. Quels beaux coups de soleil nous avons tous rapportés de cette excursion ! Ils furent même notre seule pêche nos fils ne cherchent que le homard, dédaignant tout le reste. Cricri était en paresse. Quant à moi, dès les premiers pas sur les rochers recouverts de goémons visqueux, je fis une telle glissade que, meurtrie et découragée, j’abandonnais les crevettes à un sort plus heureux qu’un enterrement dans des estomacs parisiens.

Sur la falaise est perchée une maison qui domine la lande et à travers laquelle on peut passer pour abréger la route. Il y a deux ans, on nous avait dit qu’elle appartenait à un homme étrange, une sorte d’original. Et je m’étais imaginée un sorcier, une réincarnation de vieux druide, presque un mauvais génie retiré dans ces lieux déserts pour se livrer à l’étude de sciences occultes. Cette légende que je m’étais faite vient de tomber. Je connais le sorcier, je lui ai parlé et tendu la main lorsqu’il m’a été présenté dans … "Madeleine - Boulogne", oui, le tramway n° 16, tout prosaïquement. C’est Denis Le Rouge, le frère de Jean. Je ne m’étonne plus de l’histoire que Madame Kowalska m’avait racontée cet hiver :

Pendant les bombardements, Denis Le Rouge avait mis à la disposition de sa belle-sœur une maison qu’il possédait en Bretagne. Après une nuit, où les Gothas avaient lancé leurs dragées sur Boulogne, la famille Le Rouge s’était décidée à profiter de l’invitation. Mais, arrivée devant la porte de la dite maison, affolée par la sauvagerie du site, Madame Kowalska et sa fille ne voulurent même pas descendre de voiture ; elles se firent conduire à la gare et reprirent le train pour rentrer dans la capitale bombardée mais moins effrayante pour elles que Bécanfry.

Madame Kowalska prétend que Denis Le Rouge est un savant, un homme remarquable et charmant. Comme elle est aussi en pamoison devant son gendre je me défie quelque peu du jugement de cette indulgente femme mais … je ne sais pourquoi, j’ai grande envie d’aller voir Denis Le Rouge ou plutôt d’entrer dans cette maison qui exerce sur moi une sorte de fascination.

Mardi 8 Août

Ma journée d’hier s’est passée au lit. Un excès de fatigue, des coups de  soleil carabinés, un embarras gastrique, un bain pris trop tôt après le déjeuner de dimanche dans la falaise, tout cela s’est combiné pour me donner un de ces malaises fous mais heureusement sans durée. J’ai souffert le martyre de dimanche 7 heures du soir jusqu’au lendemain assez tard dans la matinée. Alors les vomissements sont venus et m’ont soulagée. Mais combien cette opération m’est peu habituelle et m’est pénible. Je me suis presque évanouie deux fois. Ce matin, après une bonne nuit, je me retrouve dans un état normal avec quelques vertiges provenant sans doute de 36 heures de diète. Mais il me fait remettre des choses au point, je n’ai pas le temps de m’offrir le moindre malaise. De plus, l’approche de la Ste Suzanne augmente la correspondance de quelques lettres ou cartes qui doivent partir aujourd’hui.

Mercredi 10 Août

Un drame domestique a révolutionné hier soir notre petit ménage. Après le dîner, à cause de la soupe des chiens, nos deux bonnes ont quitté leurs tabliers. Ce matin, Perrine est venue, dès 6 heures, me dire qu’elle reviendrait mais, que sa mère qui ne sait point parlé français ayant à aller ce matin pour affaires sérieuses à Morlaix, elle désirait l’accompagner. Augustine a plus mauvaise tête, elle n’a pas reparu. Je suis donc sans personne pour une partie de la journée. Naturellement, je n’ai pas fermé l’œil cette nuit. Avec le jour et surtout le retour de Perrine, je me tourmente moins. Une seule personne peut très bien suffire ici ; j’ai le temps d’aviser. Mais ce qui reste terrible, c’est l’autorité que prennent Messieurs Franz et Pierre ; ils parlent en maîtres sans rien connaître de ce dur métier.

La chienne de Pierre est « en folie » et le chien de Franz possédé par un instinct de superbe mâle est terrible. Il faut séparer les deux animaux, ce qui complique terriblement notre existence si resserrée, il faut aussi les empêcher d’aller vers les autres bêtes. Je ne fais que trembler, redoutant les scènes inconvenantes autant que les batailles et les accidents. Convenez que les animaux donnent plus d’ennuis que d’agréments. Je me suis attachée à Rolf et à Flora qui m’en font voir de toutes les couleurs depuis quelques mois. Il est vrai qu’ils m’occasionnent quelque fierté ; on les admire beaucoup, surtout par ici où ils sont à peu près les seuls de leur espèce.

Jeudi 11 Août

De nouvelles lettres de Boulogne me font trouver les contrariétés bretonnes couleur de rose auprès des grabuges de là-bas. Madame Kiki est autrement assommante que Flora. Ce n’est pas deux fois par an qu’elle embête son entourage mais à jet continu, à perpétuité. Cet appartement, dont elle était si heureuse, a presque cessé de lui plaire depuis qu’elle en a signé l’engagement ; elle s’est déjà disputée avec sa concierge avant de faire rentrer même une aiguille dans la maison ; elle trouve les choses sales, non à son goût et s’oppose au moindre nettoyage, au plus petit arrangement « parce qu’on pourrait tout mélanger, porter les cabinets dans le salon, mettre les parquets aux boutons des portes. » Ce langage, auquel il faut être habitué, a légèrement affolé le propriétaire et la pipelette ; on a alors proposé de résilier l’engagement, de rendre l’argent. Marguerite n’a pas voulu et la voilà pour une année en possession d’un appartement à 4000 francs dont elle ne fera peut-être rien.

Les bonnes sont rentrées et le calme est revenu en apparence. Seulement je sens que ce n’est plus qu’un recollage qui lâchera à la première occasion.

Le beau temps dure. La mer a sa robe d’azur tropical, étourdissant et lourd. Cependant, à l’horizon, les sept îles se montrent avec une netteté menaçante.

Vendredi 12 Août

Une carte de Madame Roy m’annonce les fiançailles de sa fille Yvonne avec Monsieur Adrien Fleuriot.

Notre Grand ne va sans doute rien faire pendant ces vacances-ci mais je le crois animer de la volonté d’emporter la seconde partie de son diplôme et, comme il n’est pas bête, il y parviendra probablement sans être obligé de fournir des efforts dont je ne le crois pas capable.

Nous avons refait hier la Vallée des Moulins et le bois des îles. On retrouve Henri partout ici ; les enfants le ressentent comme moi et c’est un charme de leur villégiature. Au cours des promenades son nom revient souvent et il serait lui-même étonné de tous ses gestes remarquables que la mémoire de ses louveteaux a pu enregistrer. De nouvelles aventures vont se jouer aux anciennes. Le « bois des îles » déjà surnommé « bois du renard » s’appellera peut-être aussi « bois du sanglier » et voici pourquoi. Pensant que Tartarinus et son gros chien exploraient de leur côté et que, dans l’ombre épaisse, je m’enivrais de solitude et de silence, Tartarinet, Tartarinette et Flora étaient en reconnaissance dans le taillis à quelques centaines de mètres. Tout à coup, Cricri interpelle son frère : « Ecoute Pierre ce bruit tout prêt de nous, on dirait un petit pas ». Aussitôt Pierre se rendit compte de la cause du bruit. L’appareil photographique que Cricri portait sur le dos dans une sacoche battait à chacun de ses pas. Mais c’était trop simple, trop prosaïque pour le beau cadre de forêt où se trouvaient les petits Tartarinus : « Ce doit être un sanglier qui nous suit », répondit Pierrot. Impressionnée Cricri presse un peu : « Tu entends, il trotte maintenant. » Cricri court, le sanglier-fantôme galope à ses trousses et Pierre, oubliant sa galéjade, pique aussi en avant persuadé qu’un vrai « penorquer » va s’élancer sur eux. Ils m’arrivent essoufflés et Tartarinet encore plus ému que Tartarinette.

Il faut faire aujourd’hui toutes les lettres de vœux pour le 15 Août. C’est la plus grande corvée épistolaire des vacances. Nous aimons bien nos Marie mais le leur dire quatre fois à chacune en termes différents est fastidieux.

Samedi 13 Août

Le jeûne et l’abstinence par lequel on se prépare habituellement à célébrer la fête de l’Assomption sont supprimés cette année. J’en suis assez contente car, dans ce beau pays entouré par la mer, le poisson manque. Pour la première fois, j’ai pu m’en procurer un peu hier. Sans cette exception, nous avons dû nous contenter de conserves et j’ai regretté la Trinité plus d’une fois à cet égard.

Pierre est un peu souffrant ; il me parait avoir un malaise cousin germain de celui que j’ai eu lundi mais il ne veut pas avouer que son estomac est détraqué par l’abus du cidre, de la bière et autres boissons gazeuses qu’il préfère au vulgaire « pinard » et sa maladie vient soit disant d’un excès d’hilarité « qui lui a tordu les côtes et déplacé tout l’intérieur. »

Dimanche 14 Août

Nous avons couru tout l’après-midi d’hier les landes et les bois par des chemins qui n’en sont pas et nos enfants m’ont jetée dans un ruisseau sous prétexte de m’aider à le sauter. Quels coins merveilleux avons-nous entrevus au hasard de cette randonnée ! J’aurais souhaité en pouvoir savourer la poésie sauvage mais bernique ! Avec les trois louveteaux, il faut courir, courir toujours. D’ailleurs, ils n’ont qu’une idée : préparer les grandes chasses de Tartarinus. On cherche donc les remises de perdrix, les terriers, les gîtes, les passages etc. … Qu’importe que la lande soit fleurie, qu’elle soit rousse ou bien fraîche, que le ciel soit bleu, gris, limpide ou tourmenté, que les silhouettes des pins maritimes aient quelque chose d’attendrissant, que dans l’air flottent des saveurs troublantes. Ils ne voient rien, ils ne respirent rien de tout cela. Ils écrasent sans y prendre garde la plus exquise bruyère et s’arrêtent, en extase, devant … une crotte de lapin ! Nous avons revu le bois des pigeons-ramiers, là encore le fantôme d’Henri s’est dressé ! ...

Tout à l’heure nous allons fêter Cricri. Pour obéir aux traditions, il faut des gâteaux et un liquide à trinquer. Je vais chercher ce qu’il faut afin que ce 14 Août ne fasse pas trop lugubre dans les souvenirs d’enfance de notre fille. Mais la vraie gaîté manque quand je suis seule avec les enfants.

Lundi 15 Août

Voilà, l’été est fini ! Nous n’avons plus qu’à descendre une pente qui sera encore tiède et claire pendant quelques jours mais qui mène fatalement vers les brumes, le froid, les horreurs de l’hiver. Chaque année, au 15 Août, j’ai cette impression de dire adieu aux splendeurs de l’été et cette fois c’est encore plus sensible à cause de la longue période presque torride que nous avons traversée. Il va falloir la payer par un hiver carabiné. Pour enterrer la belle saison 1921, j’ai mis ma robe blanche, une de ces robes qui « plus elles sont vieilles, plus elles me rajeunissent ». Celle-ci date de Perros, des jours si fous, si beaux où mon âme était lumineuse comme l’atmosphère et où j’aimais me vêtir de blanc parce que je me sentais toute habillée déjà d’amour et de joie. Comme la fameuse technique d’Hercule, cette robe de jeunesse me brûle un peu … Je la garde quand même.

Marguerite m’a écrit, ce qui est presque un miracle. Hélas ! je vois dans sa lettre plutôt un appel égoïste qu’une vraie marque d’amitié ; je lui manque, elle désire me voir reprendre mon service auprès d’elle car … elle s’est décidée à rendre son appartement. La voilà donc, pour un temps indéfini, chez Maman, au moins jusqu’à la signature d’une liquidation qui, la mettant en possession de ses capitaux, lui permettrait de faire des folies. Je crois qu’elle quittera aussitôt l’auberge maternelle, gratuité mais peu luxueuse, avouons-le. Où ira-t-elle ? A certains jours, elle parle de se fixer à l’étranger, dans un coin retiré, en pleine campagne, montagne ou forêt. A d’autres, elle déclare qu’elle ne peut pas vivre hors des fortifications, qu’il lui faut Paris avec son bruit, son mouvement, ses charmes étourdissants, qu’elle y prendra un appartement. Alors elle fera la bombe comme il lui plaira et tant qu’il lui plaira elle mangera toute sa galette moins 200 francs destinés à l’achat d’un révolver à l’aide duquel elle sortira de la vie dont elle aura tout connu, goûté, épuisé.

Ma pauvre sœur n’a pas beaucoup de suite dans les idées ; elle n’a pas de persévérance et d’énergie que pour la satisfaction de ses fameuses manies. Mais, à l’entendre, on s’imaginerait qu’elle remue ciel et terre, qu’elle est la plus courageuse et la plus débrouillarde petite femme du monde. Elle est douée d’un aplomb phénoménal et se fait un jeu de tout essayer. En somme, elle a plusieurs cordes à sa lyre mais, dès que l’une d’entre elles a rendu un son, Marguerite l’abandonne pour passer à une autre. Ses leçons de conversation française à des étrangers n’ont duré que six semaines. Depuis, elle a fait quelques broderies pour une couturière. Ensuite, elle est allée « en journée », (dit-elle !). Elle ne faisait en réalité que des après-midi et, pour avoir préparé l’ouvrière à partir vers 1 heure, nous étions, Maman et moi, sur les dents depuis sept heures du matin. Ayant à faire un corsage pour une vieille dame maniaque, difficile à contenter, Kiki avait pris un malin plaisir à monter les deux manches de manières différentes, l’une à plis, l’autre à franges ; elle présente fièrement son ouvrage en disant : « Comme cela, il y en aura toujours une au goût de Madame. » Il paraît que la vieille grincheuse en a été tout à fait abasourdie et n’a rien trouvé d’autre à répondre que : « J’aime mieux les deux pareilles, montez-les comme vous voulez mais n’en parlons plus. » Madame Kiki est une ouvrière trop fantaisiste pour s’entendre avec des clientes.

Maintenant, je crois qu’elle fait l’apprentissage d’un autre métier qu’elle déclare être presque un apostolat. Voici l’idée qui a passé par sa cervelle. Elle veut convertir les hommes, vieux ou jeunes dégoûtants, qui s’adressent aux femmes sans les connaître et ennuient les personnes honnêtes avec des propositions qui ne le sont pas. Sous prétexte de leur donner une bonne leçon, elle répond aux premières avances, accepte cigarettes, bonbons, apéritifs, café, voire même déjeuners et dîners sans rien donner en échange que le « charme de sa présence et de sa conversation. » Beaucoup trouvent cela maigre et s’en vont déconfits, peut-être rendus plus circonspects, d’autres récidivent. La saison est bonne : beaucoup de femmes sont en vacances avec les enfants et les maris solitaires risquent plus de faire des bêtises. Kiki les occupe, leur coûte peu d’argent et leur laisse, paraît-il, toute leur vertu en gardant la sienne. Les légitimes de ces messieurs n’auraient donc que des actions de grâce à lui rendre … si elles savaient. Ma sœur avoue ne pas gagner toute sa vie avec ce jeu ou cette œuvre de sauvegarde mais ce qu’elle attrape est déjà, paraît-il, un réel adoucissement au régime spartiate du 164. Elle me raconte cela avec une verve inconsciente et drôle qui me met très mal à l’aise.

Mardi 16 Août

Maintenant, nous voici sur la pente au bas de laquelle on tombe dans l’hiver. Les enfants ne paraissent pas s’en douter et font des projets comme si les vacances devaient être éternelles. Pour fixer notre retour, j’attends la prochaine lettre d’Henri qui ne peut plus beaucoup tarder. S’il revient en septembre, les enfants réintègreront Boulogne pour l’y recevoir ; si son départ du Brésil est différé, nous tâcherons de prolonger notre location et de ne quitter Plougasnou que le 25 ou 26 du mois prochain, juste pour embrasser le cher papa au jour de sa fête. Quoiqu’il en soit, il faut profiter de la trêve. Elle peut être courte et c’est une raison pour que chaque heure soit employée au mieux de nos santés et de nos agréments.

Hélas ! nous sommes quatre dont les goûts diffèrent : Franz avant tout chasseur, Pierre poisson, Cricri marcheuse et moi contemplatrice. Pour notre grand, il faut une inspection journalière de la lande et un parfum de poudre dans l’air, pour le second deux descentes à la grève et des séances aquatiques, pour la fille il faut arpenter les chemins, franchir des haies, sauter des ruisseaux. Il ne reste plus grand temps pour regarder et pour rêver.

Mercredi 17 Août

Belle course hier dans les falaises. Peu à peu, nous les visitons à tous les étages ; chaque fois, c’est pour moi une chose nouvelle et pour mes compagnons des jeux inédits. Ils ont pu descendre dans un chaos de rochers et visiter des grottes merveilleuses. L’état de la marée ne leur a pas permis d’entrer dans celle qu’ils croient la plus splendide car ils n’auraient pu s’y enfoncer qu’à la nage, mais ils l’ont repérée et doivent y retourner. Ils disent même qu’ils pourront m’y conduire lorsque … j’aurai rajeuni, que je serai capable de sauter des crevasses et de faire des rétablissements. Alors, je risque bien de mourir sans voir ces grottes-là !

Le temps paraît se gâter. Une grosse averse tombée après le dîner nous a privés de la promenade de chaque soir. A cause des chiens, les enfants ont bien été obligés de faire quelques pas sur la route et ils sont revenus déguisés en noyés. Ce matin, le jour ne se lève pas flambant. Que ferai-je de mes cinq diables s’il fallait les tenir enfermés dans notre logis bien inconfortable, bien étroit ? Hier soir, pendant la pluie, nos voisins baillaient à se décrocher la mâchoire et, entre chaque bâillement, je les entendais invectiver Plougasnou : « un sale patelin, un trou, l’endroit à indiquer aux gens qui veulent faire une cure d’ennui, un pays sans distractions, où il n’y a que des têtes de bois » etc. etc. …

Le fait est que pour ceux qui aiment le monde et son chahut, le site n’est pas bien choisi. Ce coin de Bretagne est sévère. Les colonies de vacances mettent de l’animation mais une animation très spéciale qui n’est pas du goût des mondains et encore moins de celui des solitaires. Il faut savoir trouver le charme du vieux bourg et de ses environs, aimer les landes, être épris de la mer pour se plaire par ici. Les gens d’en face ne comprendront jamais la Bretagne, à moins que ce ne soit celle de Dinard.

Bonnes nouvelles de la Trinité par Madame Le Doyen. Emmanuel a rejoint Suzanne pour quelques jours. Les Jean Mayrolles y sont avec un mois de congé (toujours en vacances, ces types-là !) Jacques et Yvonne s’y amusent et la mère de cette joyeuse nichée se repose de son hiver et fait des provisions de forces pour une nouvelle saison de trémoussements. Je ne connais guère de personne plus active que Madame Le Doyen, elle est toujours sur les routes et trouve avec cela le moyen de faire des masses de choses dans sa maison. Suzanne qui se fait beaucoup servir par sa mère déclare que cette agitation lui est salutaire et plaisante, mais bien souvent j’ai vu Madame Le Doyen, avec un air de lassitude, soupirer après un peu de calme. Les enfants sont tous les mêmes, c'est-à-dire inconsciemment égoïstes !

Samedi 27 Août

Horreur ! les maquereaux se mangent entre eux. J’ai payé hier un de ces animaux cinq sous de moins parce qu’on lui avait enlevé un lambeau de peau pour servir d’appât à d’autres individus de son espèce.

Hier, Bécanfry, par un après-midi d’azur immobile et lourd. Le ciel, la mer, les landes et les falaises ruissellent de lumière, les enfants étaient heureux et les chiens en folie. Seul mon vieux cœur ne se dilatait pas entièrement. Malgré tout ce bleu, je le sentais inquiet, très las, se souvenant trop … Nous avions emmené avec nous une gentille fillette de 13 ans qui est seule ici avec sa mère et dont nous avons fait la connaissance d’une manière un peu bizarre.

Nos chiens attirent l’attention. Or ces dames ayant un bébé de la même espèce, nous ont tout naturellement parlé pour avoir des renseignements sur la manière d’élever le nourrisson (4 semaines) qu’on venait de leur apporter. Franz qui se croit très calé, et qui l’est peut-être, a donné gracieusement toutes les consultations demandées. Et voilà qu’en examinant l’acte de naissance de la petite Marfa, il a vu qu’elle avait pour grand’mère Nidja de Monjardin et qu’elle était par conséquent cousine germaine de Rolf ! Cette parenté nous lie donc …  Nos enfants sont vraiment bêtes avec leurs bêtes mais je ne veux pas faire leur procès.

Dimanche 28 Août

Il est arrivé un pli militaire recommandé pour Henri. La poste de Plougasnou ne s’est pas souciée de le faire suivre au Brésil et m’a demandé de le prendre. C’est une pièce importante : un ordre rose de mobilisation et je me souviens des soins inquiets dont j’entourais le premier. La guerre m’a rendu encore plus craintive et ce papier m’a fait faire beaucoup de mauvais sang depuis hier soir qu’il est entre mes mains. Naturellement, il y aurait un moyen très simple de m’en débarrasser : remettre tout sous une enveloppe moins gribouillée, recommandée à nouveau, faire partir … Mais le capitaine Houdaille m’a tellement dit qu’Henri allait être remplacé, que ses grands Chefs d’ici avaient à lui parler et qu’il embarquerait aussitôt, que je n’ose pas faire courir à ce papier les risques d’une double traversée de l’Océan. Je vais donc seulement expédier les feuilles qui l’accompagnent et dont je vais prendre copie au préalable.

Les enfants vont bien mais le mouvement qu’ils se donnent les amaigrit plutôt malgré leurs beaux appétits. Le ciel est très joli aujourd’hui et le patelin est sans dessus dessous à cause d’une kermesse pour les écoles libres qui doit être présidée par le Maréchal Foch, un général et des sommités ecclésiastiques. Je crois que les sauvages méditent de fuir loin, bien loin.

Dimanche 28 Août

Le bureau de poste est ouvert le dimanche matin, mais pour le télégraphe et le téléphone seulement. Il m’a donc été impossible de faire recommander l’enveloppe contenant les feuillets militaires. Je l’ai lancée tout de même en la confiant à nos bons anges. J’espère qu’ils seront des facteurs modèles, soigneux et diligents.

Lundi 29 Août

Le soleil n’a pas mis la moindre voilette hier et la kermesse de Plougasnou a été des plus joyeuses, paraît-il. Je dis : « paraît-il » car ces soit disant plaisirs champêtres sont encore trop mondains pour mes goûts. J’avais remis une offrande à Monsieur le Recteur pour les besoins paroissiaux, il y a quelque temps, et c’est avec une conscience légère que je pouvais aller gambader au milieu des ajoncs. Mais, avec quelle facilité je me crée des obligations et des remords. Parce que j’échange tous les deux ou trois jours des paroles avec des jeunes filles qui avaient confectionné et vendaient des glaces, je me sens gênée à l’idée de les rencontrer. Mesdemoiselles Maistre (les nièces du général) sont gentilles, très aimables avec moi, et pour ne pas déchoir dans leur estime, j’aurais fait un effort mais les enfants, encore moins sociables, n’ont voulu entendre parler de rien et ont fuit à travers les landes. Je les ai suivis, comme j’ai pu, c'est-à-dire à distance respectueuse. Et la randonnée a duré tout l’après-midi, sans trêve, sous le grand soleil.

Tout à l’heure, nous allons aller au-devant des Bucquet. Cette arrivée me fait un peu l’effet d’une invasion. Par contre elle enchante nos enfants que toute nouveauté amuse … une heure. Je reconnais à Louise et à Suzanne le droit de respirer le même air que nous mais (j’ai peut-être tort) je prends cela pour une tentative de rapprochement. Elles vont peut-être essayer de renouer les intimités d’autrefois. Je m’en soucie peu, craignant de nouveaux ennuis, d’autres chagrins. Je voudrais avec elles n’être que polie et légèrement aimable. Mais je les connais, ces diablesses-là ; si elles ont dans la volonté de briser la glace, elles vont déployer tant de charme que je ne résisterai pas.

Mardi 30 Août

Je l’avais bien ressenti. Les « petites Bucquet » ont débarqué dans nos bras, exactement comme si jamais le moindre nuage n’avait passé entre nous ; et elles se sont logées dans l’hôtel le plus voisin, si voisin que son ombre s’étend presque sur notre toit. Elles n’ont pas changé : Suzanne a fait disparaître les mèches grises, les tailles sont restées fluettes et souples. Les visages n’ont pas pris de rides et ont gardé les mêmes expressions. Elles sont plus élégantes, étant plus riches, mais toujours avec une pointe d’originalité. Quant au moral, je n’en puis pas encore juger ; les qualités viriles de Louise ont dû se développer et Suzanne paraît mieux accepter sa destinée. Intelligentes et cultivées, ces petites bonnes femmes ont de l’attrait ; j’en conviens, mais je ne veux plus m’y laisser prendre. J’aurais désiré les caser à Saint-Jean et je les ai d’abord conduites dans la vallée dont je leur vantais les aspects riants et le climat tempéré. Elles n’ont même pas voulu pénétrer dans les hôtels, ayant opté, j’en suis sûre, avant de rien voir, pour le plus immédiat voisinage.

Aussi, les pauvres filles seront sans doute déçues de notre attitude à leur égard. Nous voulons rester indépendants, aller et venir comme avant leur arrivée. Il nous est impossible de borner nos promenades aux facultés des petites jambes de Fikiki. D’ailleurs, Louise et Suzanne qui se donnent volontiers des allures de « globe-trotters » ne sont pas des marcheuses épatantes. Je l’ai constaté, dès hier, dans le petit tour que nous avons fait. A trois reprises, la plus jeune « des tantes » s’est laissée choir sur le sol avec cette silhouette de poupée brisée et dégonflée …

Les costumes de bain de nos enfants se sont troués dans des endroits « sensationnels » comme dit Pierre, et j’ai peut-être 50 reprises à faire avant l’heure de la trempette à laquelle notre deuxième fils ne renoncerait pour rien au monde.

Mercredi 31 Août

Aujourd’hui, c’est encore la même chose : presse, bousculade sur toute la ligne. La mer est basse ce matin et les enfants ont organisé une pêche aux crabes avec Etiennette. Nous devons partir vers huit heures pour aller suer sur les grèves rocheuses qui s’étendent entre Plougasnou et Primel. Nous irons ensuite prendre nos bains à la plage, nous remonterons déjeuner. Puis, vite en route pour une destination que je ne connais pas encore mais d’où nous ne reviendrons sûrement qu’à l’heure du dîner après lequel il faudra encore pédaler un peu. Le temps favorise très heureusement cette existence de plein air. Les Bucquet ont eu deux merveilleuses journées pour faire connaissance avec Plougasnou et s’y acclimater. La température est douce tant que le soleil brille mais dès que le soleil se couche, on gèle. Notre bourg prend alors tout à fait les aspects d’un village de montagne.

Beaucoup de départs au cours de cette dernière semaine ; des figures qui nous étaient devenues familières se sont effacées et … pour toujours ; nous ne pouvons même pas y accrocher de noms. Les quelques personnes avec lesquelles nous échangeons un mot de temps en temps : les Mestres, les Berthelot, Etiennette et sa mère, doivent toutes prolonger jusqu’au 25. Et naturellement nos enfants insistent pour que je ne plie point bagages la première. Louise et Suzanne sont obligées d’être à Paris le 24. Il se peut donc que je cède à mon trio de diables et ne rentre que pour souhaiter la fête de mon beau-père.

Septembre 1921

Jeudi 1er Septembre

Pêche nulle hier, on récidive ce matin et, comme les Bucquet désirent en être, nous n’irons qu’à la grève du Chevalier ou bien à la Roche Large. Je vais enfin pouvoir me livrer au plaisir de ramasser quelque chose, moi aussi. La chasse aux homards, crabes, crevettes, animaux qui se défendent, pincent et gigotent n’est ni dans mes goûts, ni dans mes facultés. J’adore par contre pêcher les moules et les bigorneaux mais ces placides mollusques n’étant pas prisés dans notre entourage, je ne voulais pas en détruire pour mon seul amusement. Or Louise et surtout Suzanne en raffolent ; elles m’ont demandé d’aller leur en chercher, de les leur faire cuire et servir. Car, « les petites Bucquet » ont toute leur désinvolture de jadis et n’ont point l’air de se souvenir du refroidissement. Le petit logement Bourhis est tout autant leur chez-elles que Kervenou, de douce mémoire. Je ne veux cependant pas qu’elles nous enlèvent le droit d’aller et venir, de causer à qui nous voulons. Elles ont déjà fait la moue devant Etiennette et sa mère qui n’ont certainement pas de race mais qui sont d’aimables personnes. J’évite les présentations à Berthelot et Cie, prévoyant que cela ne collera pas. Et, même avec nous, malgré mon désir d’éviter les heurts et les précautions que je prends pour cela, je ne suis pas très sûre que les relations se poursuivront avec une parfaite cordialité. Mes jeunes cousines me rappellent les anémones de mer qu’on ne peut toucher sans qu’elles se rétractent et vous lancent un jet d’eau froide au visage. Elles n’avaient pas terminé leur deuxième jour à l’hôtel de France que la propriétaire, énervée de leurs rouspétances continuelles leur a dit que si le gîte ne leur plaisait pas, elles pouvaient aller en chercher un ailleurs. Elles me sont arrivées furieuses et déconfites. Je les ai calmées et tout parait s’être arrangé … jusqu’à nouvel ordre.

Je m’aperçois que je me suis étendue un peu longuement sur le chapitre des « tantes ». Pour nous, il reste amusant et même, à certains points, je me sens légèrement attendrie, me croyant rajeunie de dix ans : les « petites Bucquet » sont immuables !

Vendredi 2 Septembre

L’après-midi d’hier nous a vus à Primel. Les « tantes » ont échoué dans le cirque de Kerniou, sans avoir le courage de pousser jusqu’à la pointe. Ce sera pour une autre fois ! Ainsi Plougasnou et ses environs ne risquent pas d’épuiser trop rapidement leurs charmes.

Samedi 3 Septembre

Les promenades faites au début de cette semaine ressemblaient  à des émigrations de tortues. Nos enfants en ont assez et ont repris leurs allures de louveteaux en chasse. D’un commun accord, le groupe sympathique des descendants Vignon s’est séparé hier vers 3 heures de l’après-midi. Laissant le trio Bucquet se rouler dans les frais herbages de la vallée des Moulins, les Morize et leur inséparable Etiennette sont allés courir les landes et fouiller le bois des îles.

L’excursion fut délicieuse. Bien que faite dix fois, elle offrit des imprévus qui mirent de grands éclats de rire dans les jeunes bouches. Je regrette de n’avoir pas le temps de raconter certain passage de ruisseaux, et certaine rencontre de troupeaux de « buffles sauvages ». La soirée d’hier fut aussi passablement mouvementée. Deux enfants Berthelot avaient oublié de rentrer pour dîner et leur mère, folle d’inquiétude, a mis tout le pays en rumeur. Elle courait sur la route, arrachant ses faux cheveux, criant, pleurant, priant tout haut, arrêtant les passants à pied, à bicyclette, en voiture et en auto pour les interroger. Elle se cramponnait aux gens, les suppliant de lui rendre ses enfants, ses pauvres enfants … Enfin, à 10 heures, dans la nuit complète, au moment où la pauvre femme, ayant enfin trouvé une carriole, partait pour Morlaix, l’auto d’un châtelain des environs a ramené la jeune Germaine et le petit Jean qui n’avaient aucun mal et semblaient s’amuser follement. Ce matin, nous partons à Bécanfry : journée complète, pêche et pique-nique.

Dimanche 4 Septembre

Les enfants n’en ont pas assez de leur longue séance dans les rochers, il a fallu encore organiser cette nuit une pêche aux lançons suivie d’un réveillon. Je paie ces fantaisies par une migraine folle et, malgré ce malaise, je ne puis me dispenser de répondre à quatre lettres.

Samedi 5 Septembre

Je crie grâce. Mes appétits de grand air et de ballade sont largement satisfaits. Nous devions aujourd’hui visiter les huit grottes de Bécanfry avec, naturellement, encore un pique-nique à la clef. L’excursion me tentait beaucoup car Marie Mestre qui l’avait organisée connaît admirablement la falaise et devait nous conduire par des chemins relativement faciles. Elle séduisait moins les enfants : aller aux grottes par des routes de vieilles dames, quel sacrilège ! Tout l’amusement était parti, tout le côté poétique défloré ! Ils veulent les découvrir eux-mêmes et les atteindre par les côtés les plus difficultueux. Voyant leur manque d’enthousiasme pour cette expédition, je nous ai tous excusés par un mot, mais j’ai déclaré qu’alors, je demandais quelques heures de repos. J’ai donc laissé notre endiablée trio et ses deux chiens battre la campagne sans moi hier, et j’ai occupé la place de jadis entre les deux candélabres.

Nous sommes restés sur la plage à regarder la mer monter, les gens se baigner et Fikiki faire des pâtés. Nous ne parlions pas beaucoup et cependant, par brides, j’ai appris quelques détails sur l’Odyssée des Tantes. Comme celle d’Ulysse, elle remplit dix années et fourmille d’aventures. Il y a de tout là-dedans : du comique et du tragique. Louis raconte cela pêle-mêle avec une teinte de mélancolie et son rire aux larmes. Et je pensais, au-dedans de moi, que jamais peinture plus exacte de la Vie ne pourrait m’être faite et que Louise qui proteste énergiquement pour un verre mal essuyé accepte philosophiquement, courageusement les grandes épreuves qui lui choient dessus. De la rouspétance pour tout ce qui peut être amélioré et beaucoup de résignation pour les choses qui ne dépendent pas de nous ; voilà ce que m’enseignent (sans peut-être s’en douter) les petites Bucquet. Elles m’ont peu questionnée sur nous et nos familles. Il m’a paru qu’elles n’ignoraient pas tout à fait nos tristes grabuges mais elles ont prononcé des paroles tellement évasives que j’ignore jusqu’où va leur connaissance des drames boulonnais. Cependant, pour Marguerite, je les crois presque renseignées, par les Nimsgern, sans doute. Elles sont des personnes qu’un divorce effarouche et je crois que le sentiment religieux a faibli quelque peu dans leurs âmes.

Elles se sont occupées de spiritisme qui offrent, paraît-il, de consolantes certitudes sur un au-delà, monde des esprits, où pensent et agissent encore ceux que nous avons perdus. Elles restent donc en relation avec Fred, (le mari de Louise), leur père, leur frère qui les protègent et elles n’ont aucune peur de les interroger au moyen de tables tournantes ou de tableaux alphabétiques. J’avais une belle petite chair de poule en écoutant leurs histoires. Et puis, j’ai pensé que les spiritistes sont comme les chasseurs qui ont plus de victimes dans la bouche qu’au carnier. En tout cas, ces sciences occultes n’ont pas dérangé le cerveau de Louise qui me paraît en possession de toutes ses facultés.

Une personne qui tourne, hélas ! un peu à l’originalité, c’est Mademoiselle Christiane, notre fille. Pour ne pas avoir les goûts de tout le monde elle s’efforce d’aimer le laid, le répugnant. Elle a, paraît-il, la passion des noirs, elle veut être sœur missionnaire pour s’occuper de bébés nègres qui sont à ses yeux les plus adorables enfants. Et la voilà qui court après les serpents. Elle m’en a ramené un hier matin, l’a installé dans la salle à manger et le sort de temps en temps de sa petite maison pour le promener avec un ruban rose au cou. Je ne connais pas cette espèce : il est petit, très joli, on dirait un bijou ; les garçons pensent que c’est une sorte d’orvet ou de couleuvre pas dangereux, mais ils n’en savent rien. Et la vue de ce joujou qui se tortille frénétiquement me remplit de terreur et fait pousser des cris horribles aux deux bonnes. J’aimerais mieux le voir dans une bouteille d’alcool, endormi de l’éternel sommeil, que se promenant sur la table ! Mon mari et mes enfants ont certainement été créés pour me faire subir mon Purgatoire dès ici bas.

Mardi 6 Septembre

Nous avons passé l’après-midi d’hier sur la plage de Samson et dans les rochers environnants. S’armant de tout leur courage, les Bucquet nous ont accompagnés dans cette expédition de 11 kilomètres (aller et retour). Elles ne se sont pas trop mal comportées mais j’ai bien vu que c’était la limite de leurs forces et me garderai de proposer de plus longues promenades. Mais, ne pouvoir s’aventurer que sur des rayons de cinq kilomètres réduit considérablement le nombre des excursions. Comme je n’ai rien fait pour attirer les tantes par ici, je ne dois pas me tourmenter si elles emportent une impression maussade du patelin. Mon seul désir est qu’elles n’en repartent pas mécontentes de moi. Alors, comme je les lâche très souvent, j’essaye de compenser cela par des amabilités. Je leur crochète en ce moment un petit jupon pour Fikiki. Et voilà toute une semaine passée sans nuages. La lune de miel de « replâtrage » ne s’annonce pas trop mal.

Nos enfants sont un peu revenus de leur sévérité pour, Paul Fort et sa Muse, le Prince des poètes, depuis qu’ils connaissent la "Ballade du Diable dans la nuit" et surtout depuis qu’ils ont lu le deuxième volume de Maurice Boucher. La prose rythmée de Paul Fort leur semble harmonie et poésie merveilleuses auprès des vers libres de notre ami. Ils sont très injustes pour ce dernier et son nom seul les fait partir en guerre. Ce sont alors des charges à fond dont je ne sors qu’aplatie car les adversaires de Maurice n’y vont pas de langues mortes. Ils appellent Corneille, Racine et La Fontaine comme termes de comparaison. Nos enfants ne sont pas encore assez formés intellectuellement pour comprendre qu’on peut chercher des voies nouvelles dans l’expression de la pensée, que celle-ci possède une beauté indépendante de la forme. Ils sont d’enragés classiques et tout ce qui sort des anciens moules leur convient mieux que les ébauches de nos modernes. De plus, ils ont le tort de ne juger Maurice Boucher que d’après certains morceaux d’une extravagance outrée, sans vouloir faire attention aux pièces que je leur signale comme vraiment belles. Ils lui reprochent d’avoir écrit : "Le grand arbre vert la regarde et pleure".

Naturellement, ils sont tombés sur ce qu’il y avait de plus exagéré dans les nouveaux poèmes et ils appellent maintenant le mari d’Adrienne « Le Grand ar ... bre vert. » Nos jeunes crétins le traitent crûment d’imbécile prétentieux tandis que, sans crier au Génie, je le reconnais penseur, très cultivé et artiste dans son genre. Il m’a offert son volume, avec une dédicace.

Mercredi 7 Septembre

La lande était splendide hier, aux environs de Lanmeur sous un manteau de pourpre et d’or. Les ajoncs sont en fleurs et si royalement beaux que je leur pardonne les dards acérés auxquels je me suis bien souvent meurtrie. Nous avons rencontré dans notre course vagabonde, le Sire de Kermadec, un grand gaillard, sec et nerveux, ayant bel air sous son costume de gentilhomme paysan. Attiré par la beauté de Rolf et de Flora, il nous a parlé, s’est présenté comme grand amateur de chevaux et de chiens, il écrit dans "l’Eleveur", journal revue cynégétique dont Franz est passionné. Les garçons furent satisfaits et fiers de l’intérêt manifesté pour leurs bêtes par ce personnage. Ils le furent encore davantage, le soir, lorsque Bourhis leur ait dit que Monsieur de Kermadec était le meilleur tireur du pays et possesseurs des beaux bois de Plouezoch.

Jeudi 8 Septembre

Nos voisins, les antiquaires de la rue du Four, sont partis ce matin. Nous ne les regrettons pas, mais cette envolée m’a fait penser tout à coup à une émigration d’hirondelles et j’ai entendu sonner le glas des vacances de l’été. Il a retenti dans un ciel d’azur tellement limpide qu’on ne peut s’en attrister beaucoup.