Buenos Aires - Rio

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Vendredi 24 Juillet

Dès 9 heures du matin nous sommes sur le bateau après avoir fait des adieux bien peu touchants à l’hôtel de Provence. Nous prenons possession de notre cabine qui nous plait beaucoup par ses dimensions et son installation confortable. Jamais nous n’avons été aussi bien, je puis même dire aussi luxueusement bien quoique le mobilier soit nécessairement très simple. L’"Araguaia" est un des plus beaux bateaux de passagers qui existent au monde. C’est une ville flottante à l’usage de ceux que la vie a gâtés et qui veulent trouver en voyage le bien-être auquel ils sont habitués.

A 10 heures moins le quart, Monsieur et Madame de Bonneville tentent de monter sur l’"Araguaia" ; ils sont arrêtés par un matelot de service placé à l’entrée de la passerelle. Je les aperçois qui discutent sans succès pour forcer la consigne et nous sommes obligés de descendre pour leur serrer la main. Ils m’apportent une superbe gerbe de fleurs et à Franz une boite de bonbons. Nous sommes navrés de les recevoir si mal, de ne rien pouvoir leur offrir, d’emporter une dette de frais d’amabilité envers eux.

Mais impossible de lutter avec des gens si accueillants ; au fond, notre départ doit leur être d’un soulagement. Pendant nos six semaines de séjour à Buenos Aires, Henri a beaucoup accaparé Monsieur de Bonneville dont les autres affaires ont du souffrir. Et puis, ils nous ont nourris, abreuvés, fleuris comme si nous étions des Altesses et, dans ce doux pays d’Argentine, les moindres choses coûtent abominablement cher. Notre passage a dû faire un trou dans la caisse dont Madame de Bonneville est la vigilante gardienne.

A 10 heures précises, l’"Araguaia" s’ébranle. Nos amis d’un mois agitent chapeau et mouchoirs, nous répondons à leurs signes mais nos physionomies ne sont pas certainement tristes ; je me sens, dans le cœur, une joie débordante ; malgré moi, je souris perpétuellement.

Et quand Buenos Aires s’efface au loin, il me semble que nous nous échappons d’une prison. Le Rio est très calme, le soleil brille dans un ciel limpide et bleu. Tout nous semble admirable et doux ; cette sensation de repos heureux dure quatre heures.

Tout à coup, nous apercevons quelques vapeurs blanchâtres qui traînent sur l’eau. De loin, cela ne semble rien qu’un très léger voile que nous aurons franchi en quelques tours d’hélice.

Nous entrons dans cette vapeur, elle s’épaissit, nous enveloppe, nous enferme ! Nous sommes pris dans le brouillard. La marche est ralentie, c’est à peine si nous glissons. La sirène mugit, c’est lugubre ; on se sent le cœur étreint d’une tristesse, d’une peur indéfinies qui, après l’ensoleillement de tout à l’heure, paraissent encore plus oppressantes. Notre entrain est tombé. Je m’étends sur ma chaise de pont pendant que Ri continue sa promenade. Franz est près de moi, ennuyé et un peu craintif.

J’entends très près une sirène qui répond à la notre ; instinctivement, je sens qu’un autre navire arrive sur nous, je me lève et j’entraîne Franz à la recherche de son père. En deux pas, nous l’avons rejoint de l’autre côté du pont et, dès que nous l’avons atteint, un grand choc se produit. Nous nous précipitons à la place que je viens de quitter et nous apercevons le petit cargo qui vient de se jeter dans nous qui saute comme un bouchon par suite de la violence du choc ; les hommes qui le montent sont affolés, ils se précipitent sur leur embarcation de sauvetage et s’apprêtent à la mettre à la mer. Un voile de brouillard s’étend entre eux et nous, nous ne voyons plus rien… Nous stoppons complètement.

A bord de l’"Araguaia", on est un peu impressionné. Un officier et des ouvriers descendent sur une planche le long des flancs du navire, examinent notre avarie et la réparent. L’ancre a été filée, la cloche sonne de minute en minute.

Au coucher du soleil, à 6 heures, la brume se dore, elle s’écarte un peu, la marche est reprise tout doucement.

Samedi 25 Juillet

Nous sommes arrivés dans la nuit en rade de Montevideo. Ayant l’intention de descendre à terre, nous nous levons de bonne heure et dès que la "libre pratique" est donnée, nous nous embarquons dans une minuscule "lanche" à vapeur qui, en un quart d’heure, nous mène à quai.

Nous ne sommes pas descendus uniquement pour notre plaisir, Henri doit faire deux courses. La première est une visite d’adieux à Monsieur Vriarte qui s’est beaucoup remué pour la Compagnie des Aciéries dans l’affaire de l’Uruguay. J’attends mon mari dans l’église de la "Matriz", paroisse sélecte de Montevideo. Je n’y remarque rien d’extraordinaire, j’y prie seulement de tout mon cœur pour la bonne continuation de notre voyage et pour les êtres si chers dont nous sommes séparés.

Henri n’est pas long. Nous allons à la poste faire recommander et expédier une lettre pour le Ministre de la Guerre du Chili. Ensuite, nous pouvons disposer de notre temps. Henri, connaissant déjà la ville, nous conduit vite et bien à travers les rues les plus fréquentées, sur les places, dans les squares. Il nous nomme les monuments et regrette de ne pouvoir nous emmener au Prado ou à Pocitos qui lui ont laissé un charmant souvenir.

En deux heures, nous ne pouvons avoir qu’un aperçu de Montevideo, il faut bien s’en contenter. Ce qui me plait surtout dans la ville, c’est sa situation entre la rade et la pleine mer. Avec ses rues en dos d’âne l’horizon est presque toujours visible ou d’un côté ou de l’autre et, des deux à la fois, lorsqu’on est au point culminant d’une rue. On n’a pas du tout la sensation d’étouffement que j’éprouve dans les grandes villes. D’ailleurs, ici, les maisons ne sont pas hautes ; les plus élevées n’ont que trois étages. Nous regardons les magasins qui ne valent pas ceux de Buenos Aires. Nous nous asseyons un instant dans un coquet petit jardin où la flore des pays chauds se marie harmonieusement avec celle des régions tempérées.

Puis nous regagnons le bord après avoir assisté à la dure séparation de deux ménages. Pendant que les femmes continuaient à pleurer sur le quai, les hommes commençaient déjà à rire dans la "lanche" qui les emportait vers l’"Araguaia". Les messieurs ont des cœurs spéciaux ; Henri prétend qu’ils aiment aussi fort, qu’ils sentent autant les choses mais ne se livrent pas à des manifestations extérieures. Moi, je doute ! …

En remontant sur l’"Araguaia", nous trouvons le bateau envahi par une troupe de théâtre. Cette fois-ci, c’est une compagnie espagnole dont les chefs sont : Diaz de Mendoza et Mario Guerrero, mariés d’ailleurs et parents de deux grands garçonnets auprès desquels acteurs et actrices s’empressent.

Le départ était affiché pour midi mais notre petite avarie entraîne des formalités. Le Commandant descend à terre et ne rentre qu’à 2 heures et demi. Il est plus de 3 heures lorsque nous reprenons la mer ; la vraie vie de bord commence. Pour moi, le temps passe relativement vite ; avec les quatre repas de Franz et les quatre nôtres, je suis presque toujours à table. Nous arpentons le pont, je fais un peu de crochet et… l’aiguille a fait le tour du cadran sans que je m’en aperçoive.

Dimanche 26 Juillet

Nous avons passé une nuit détestable. Brusquement le brouillard nous a repris hier à 9 heures du soir et toute la nuit la sirène s’est faite entendre de minute en minute. Impossible de dormir ! En pleine mer, comme nous sommes maintenant, les abordages sont peu à craindre mais, en lui-même, ce mugissement de la sirène est impressionnant. De notre cabine, on l’entend comme s’il partait de derrière notre cloison et, j’ai beau m’y attendre, je fais un saut de carpe chaque fois.

Nous nous levons à 8 heures seulement, à l’appel du clairon qui sonne "Soldats, levez-vous bien vite". D’ailleurs ce sont des sonneries françaises qui, sur l’"Araguaia", réunissent les passagers pour les repas ; cela nous fait un réel plaisir de les entendre cinq fois par jour, nous oublions pour un instant que nous sommes si loin, si loin…

Le brouillard continue à nous envelopper toute la matinée, il ne se dissipe qu’à 1 heure. Dès qu’il a disparu, la mer s’agite et les novices en navigation font connaissance avec le mal de mer. A la manière dont nous prenons les lames, nous n’avons que du tangage et les trois coureurs de mer que nous sommes devenus n’éprouvent pas le plus léger malaise. La trépidation excessive due à la puissance des machines me semble seule très désagréable, le bercement un peu rude de la mer ne me déplait pas.

Lundi 27 Juillet

Nous entrons définitivement dans le beau temps, la température s’attiédit, le ciel se fonce, le soleil a plus d’éclat.

La mer est toujours aussi forte mais l’"Araguaia" se comporte bien et se contente de s’incliner régulièrement d’avant en arrière et d’arrière en avant.

Nous sommes très heureux, une seule chose ne répond pas à mes désirs immédiatement : les baleines sont invisibles et, plus nous montrons au Nord, moins nous aurons de chance d’en rencontrer.

Nous ne quittons guère le pont ; nous commençons à nous faire aux visages de nos compagnons de route. Un jeune ménage attire notre attention par la ressemblance du mari avec Pierre Machard et sa femme avec Suzanne Bucquet. Ce sont, je crois, des Italiens.

Nous commençons la correspondance que nous laisserons sur l’"Araguaia" et qui continuera sa route vers la France pendant notre escale à Rio.

Etrange coucher de soleil. L’astre tout déformé par des bandes nuageuses affecte des formes invraisemblables de vases et de fruits.

Après dîner, bal sur le pont ; nous n’y assistons pas et allons chercher dans nos couchettes le sommeil qui s’obstine à me fuir depuis que j’ai quitté Buenos Aires.

Mardi 28 Juillet

Nous constatons, dès notre réveil, que l’"Araguaia" entre dans la rivière de Santos. Le jour se lève radieux et notre première impression sur ce coin du Brésil se trouve complètement changée. Nous n’allons pas jusqu’à penser que cette rivière égale en beauté la rade de Rio ; elle est moins grandiose mais encore merveilleuse avec ses rives accidentées et son encerclement montagneux qui, vers le fond, semble une colossale muraille.

La première fois que nous avons touché Santos, les nuages couraient à fleur de terre, la pluie tombait, on ne voyait presque rien et le peu qu’on distinguait était gris et maussade. Cette fois, tout rayonne, tout semble chanter dans la légère brume dorée de ce splendide matin.

Dès que nous sommes à quai, nous descendons. Santos nous paraît encore une très vieille petite ville assez morte ; nous en sortons mais le grand soleil et la chaleur que nous trouvons dans la campagne nous ramènent à l’ombre des maisons. Une halte dans un jardin public nous semble délicieuse ; dans un arbre, deux petits ouistitis, descendus de la forêt jusqu'au cœur de la ville, amusent mon grand et mon petit enfant.

Nous revenons à l’"Araguaia" pour 11 heures et demi, moment auquel sonne le déjeuner des enfants. A 1 heure, nous démarrons et la sortie de Santos s’opère, comme l’entrée, par un temps merveilleux. On suit la côte qui nous rappelle le défilé des Antilles mais nous sommes plus loin et les détails nous échappent.

L’arrivée à Rio étant annoncée pour demain à l’extrême matin, il faut refaire nos malles de cabine desquelles nous n’avons pas sorti beaucoup de choses mais qu’il est néanmoins nécessaire d’arranger de fond en combles. Cette opération, peu amusante, nous empêche de jouir de la douce soirée.

Mercredi 29 Juillet

Nous nous réveillons sous la caresse du premier rayon de jour et déjà, à travers notre hublot, nous pouvons reconnaître la silhouette si imposante du "Pain de Sucre" qui domine l’entrée de la baie de Rio. Il ne fait malheureusement pas assez clair pour distinguer l’amoncellement de montagnes plus lointaines qui cernent la baie. Les brumes matinales sont trop basses pour que notre arrivée à Rio vaille celle que nous a fait vivre le "Siglinde" le 6 juin ; on ne voit encore que les tout premiers plans.

Vite, notre toilette, les derniers préparatifs et nos déjeuners ; distribution des pourboires, adieux !

Pour descendre à terre, nous sommes obligés cette fois de nous contenter d’un petit canot dans lequel nous ne nous sentons pas très en sûreté. Nous atteignons cependant la ville sans aucun incident et nous gagnons aussitôt Tijuca où nos bagages viendront nous rejoindre plus tard. La "Royal Mail", qui ne se charge pas de débarquer les gens, prend soin des colis jusqu’à leur arrivée en douane.

Buenos Aires - Rio de Janeiro

Vendredi 24 Juillet

Dès 9 heures du matin nous sommes sur le bateau après avoir fait des adieux bien peu touchants à l’hôtel de Provence. Nous prenons possession de notre cabine qui nous plait beaucoup par ses dimensions et son installation confortable. Jamais nous n’avons été aussi bien, je puis même dire aussi luxueusement bien quoique le mobilier soit nécessairement très simple. L’"Araguaia" est un des plus beaux bateaux de passagers qui existent au monde. C’est une ville flottante à l’usage de ceux que la vie a gâtés et qui veulent trouver en voyage le bien-être auquel ils sont habitués.

A 10 heures moins le quart, Monsieur et Madame de Bonneville tentent de monter sur l’"Araguaia" ; ils sont arrêtés par un matelot de service placé à l’entrée de la passerelle. Je les aperçois qui discutent sans succès pour forcer la consigne et nous sommes obligés de descendre pour leur serrer la main. Ils m’apportent une superbe gerbe de fleurs et à Franz une boite de bonbons. Nous sommes navrés de les recevoir si mal, de ne rien pouvoir leur offrir, d’emporter une dette de frais d’amabilité envers eux.

Mais impossible de lutter avec des gens si accueillants ; au fond, notre départ doit leur être d’un soulagement. Pendant nos six semaines de séjour à Buenos Aires, Henri a beaucoup accaparé Monsieur de Bonneville dont les autres affaires ont du souffrir. Et puis, ils nous ont nourris, abreuvés, fleuris comme si nous étions des Altesses et, dans ce doux pays d’Argentine, les moindres choses coûtent abominablement cher. Notre passage a dû faire un trou dans la caisse dont Madame de Bonneville est la vigilante gardienne.

A 10 heures précises, l’"Araguaia" s’ébranle. Nos amis d’un mois agitent chapeau et mouchoirs, nous répondons à leurs signes mais nos physionomies ne sont pas certainement tristes ; je me sens, dans le cœur, une joie débordante ; malgré moi, je souris perpétuellement.

Et quand Buenos Aires s’efface au loin, il me semble que nous nous échappons d’une prison. Le Rio est très calme, le soleil brille dans un ciel limpide et bleu. Tout nous semble admirable et doux ; cette sensation de repos heureux dure quatre heures.

Tout à coup, nous apercevons quelques vapeurs blanchâtres qui traînent sur l’eau. De loin, cela ne semble rien qu’un très léger voile que nous aurons franchi en quelques tours d’hélice.

Nous entrons dans cette vapeur, elle s’épaissit, nous enveloppe, nous enferme ! Nous sommes pris dans le brouillard. La marche est ralentie, c’est à peine si nous glissons. La sirène mugit, c’est lugubre ; on se sent le cœur étreint d’une tristesse, d’une peur indéfinies qui, après l’ensoleillement de tout à l’heure, paraissent encore plus oppressantes. Notre entrain est tombé. Je m’étends sur ma chaise de pont pendant que Ri continue sa promenade. Franz est près de moi, ennuyé et un peu craintif.

J’entends très près une sirène qui répond à la notre ; instinctivement, je sens qu’un autre navire arrive sur nous, je me lève et j’entraîne Franz à la recherche de son père. En deux pas, nous l’avons rejoint de l’autre côté du pont et, dès que nous l’avons atteint, un grand choc se produit. Nous nous précipitons à la place que je viens de quitter et nous apercevons le petit cargo qui vient de se jeter dans nous qui saute comme un bouchon par suite de la violence du choc ; les hommes qui le montent sont affolés, ils se précipitent sur leur embarcation de sauvetage et s’apprêtent à la mettre à la mer. Un voile de brouillard s’étend entre eux et nous, nous ne voyons plus rien… Nous stoppons complètement.

A bord de l’"Araguaia", on est un peu impressionné. Un officier et des ouvriers descendent sur une planche le long des flancs du navire, examinent notre avarie et la réparent. L’ancre a été filée, la cloche sonne de minute en minute.

Au coucher du soleil, à 6 heures, la brume se dore, elle s’écarte un peu, la marche est reprise tout doucement.

Samedi 25 Juillet

Nous sommes arrivés dans la nuit en rade de Montevideo. Ayant l’intention de descendre à terre, nous nous levons de bonne heure et dès que la "libre pratique" est donnée, nous nous embarquons dans une minuscule "lanche" à vapeur qui, en un quart d’heure, nous mène à quai.

Nous ne sommes pas descendus uniquement pour notre plaisir, Henri doit faire deux courses. La première est une visite d’adieux à Monsieur Vriarte qui s’est beaucoup remué pour la Compagnie des Aciéries dans l’affaire de l’Uruguay. J’attends mon mari dans l’église de la "Matriz", paroisse sélecte de Montevideo. Je n’y remarque rien d’extraordinaire, j’y prie seulement de tout mon cœur pour la bonne continuation de notre voyage et pour les êtres si chers dont nous sommes séparés.

Henri n’est pas long. Nous allons à la poste faire recommander et expédier une lettre pour le Ministre de la Guerre du Chili. Ensuite, nous pouvons disposer de notre temps. Henri, connaissant déjà la ville, nous conduit vite et bien à travers les rues les plus fréquentées, sur les places, dans les squares. Il nous nomme les monuments et regrette de ne pouvoir nous emmener au Prado ou à Pocitos qui lui ont laissé un charmant souvenir.

En deux heures, nous ne pouvons avoir qu’un aperçu de Montevideo, il faut bien s’en contenter. Ce qui me plait surtout dans la ville, c’est sa situation entre la rade et la pleine mer. Avec ses rues en dos d’âne l’horizon est presque toujours visible ou d’un côté ou de l’autre et, des deux à la fois, lorsqu’on est au point culminant d’une rue. On n’a pas du tout la sensation d’étouffement que j’éprouve dans les grandes villes. D’ailleurs, ici, les maisons ne sont pas hautes ; les plus élevées n’ont que trois étages. Nous regardons les magasins qui ne valent pas ceux de Buenos Aires. Nous nous asseyons un instant dans un coquet petit jardin où la flore des pays chauds se marie harmonieusement avec celle des régions tempérées.

Puis nous regagnons le bord après avoir assisté à la dure séparation de deux ménages. Pendant que les femmes continuaient à pleurer sur le quai, les hommes commençaient déjà à rire dans la "lanche" qui les emportait vers l’"Araguaia". Les messieurs ont des cœurs spéciaux ; Henri prétend qu’ils aiment aussi fort, qu’ils sentent autant les choses mais ne se livrent pas à des manifestations extérieures. Moi, je doute ! …

En remontant sur l’"Araguaia", nous trouvons le bateau envahi par une troupe de théâtre. Cette fois-ci, c’est une compagnie espagnole dont les chefs sont : Diaz de Mendoza et Mario Guerrero, mariés d’ailleurs et parents de deux grands garçonnets auprès desquels acteurs et actrices s’empressent.

Le départ était affiché pour midi mais notre petite avarie entraîne des formalités. Le Commandant descend à terre et ne rentre qu’à 2 heures et demi. Il est plus de 3 heures lorsque nous reprenons la mer ; la vraie vie de bord commence. Pour moi, le temps passe relativement vite ; avec les quatre repas de Franz et les quatre nôtres, je suis presque toujours à table. Nous arpentons le pont, je fais un peu de crochet et… l’aiguille a fait le tour du cadran sans que je m’en aperçoive.

Dimanche 26 Juillet

Nous avons passé une nuit détestable. Brusquement le brouillard nous a repris hier à 9 heures du soir et toute la nuit la sirène s’est faite entendre de minute en minute. Impossible de dormir ! En pleine mer, comme nous sommes maintenant, les abordages sont peu à craindre mais, en lui-même, ce mugissement de la sirène est impressionnant. De notre cabine, on l’entend comme s’il partait de derrière notre cloison et, j’ai beau m’y attendre, je fais un saut de carpe chaque fois.

Nous nous levons à 8 heures seulement, à l’appel du clairon qui sonne "Soldats, levez-vous bien vite". D’ailleurs ce sont des sonneries françaises qui, sur l’"Araguaia", réunissent les passagers pour les repas ; cela nous fait un réel plaisir de les entendre cinq fois par jour, nous oublions pour un instant que nous sommes si loin, si loin…

Le brouillard continue à nous envelopper toute la matinée, il ne se dissipe qu’à 1 heure. Dès qu’il a disparu, la mer s’agite et les novices en navigation font connaissance avec le mal de mer. A la manière dont nous prenons les lames, nous n’avons que du tangage et les trois coureurs de mer que nous sommes devenus n’éprouvent pas le plus léger malaise. La trépidation excessive due à la puissance des machines me semble seule très désagréable, le bercement un peu rude de la mer ne me déplait pas.

Lundi 27 Juillet

Nous entrons définitivement dans le beau temps, la température s’attiédit, le ciel se fonce, le soleil a plus d’éclat.

La mer est toujours aussi forte mais l’"Araguaia" se comporte bien et se contente de s’incliner régulièrement d’avant en arrière et d’arrière en avant.

Nous sommes très heureux, une seule chose ne répond pas à mes désirs immédiatement : les baleines sont invisibles et, plus nous montrons au Nord, moins nous aurons de chance d’en rencontrer.

Nous ne quittons guère le pont ; nous commençons à nous faire aux visages de nos compagnons de route. Un jeune ménage attire notre attention par la ressemblance du mari avec Pierre Machard et sa femme avec Suzanne Bucquet. Ce sont, je crois, des Italiens.

Nous commençons la correspondance que nous laisserons sur l’"Araguaia" et qui continuera sa route vers la France pendant notre escale à Rio.

Etrange coucher de soleil. L’astre tout déformé par des bandes nuageuses affecte des formes invraisemblables de vases et de fruits.

Après dîner, bal sur le pont ; nous n’y assistons pas et allons chercher dans nos couchettes le sommeil qui s’obstine à me fuir depuis que j’ai quitté Buenos Aires.

Mardi 28 Juillet

Nous constatons, dès notre réveil, que l’"Araguaia" entre dans la rivière de Santos. Le jour se lève radieux et notre première impression sur ce coin du Brésil se trouve complètement changée. Nous n’allons pas jusqu’à penser que cette rivière égale en beauté la rade de Rio ; elle est moins grandiose mais encore merveilleuse avec ses rives accidentées et son encerclement montagneux qui, vers le fond, semble une colossale muraille.

La première fois que nous avons touché Santos, les nuages couraient à fleur de terre, la pluie tombait, on ne voyait presque rien et le peu qu’on distinguait était gris et maussade. Cette fois, tout rayonne, tout semble chanter dans la légère brume dorée de ce splendide matin.

Dès que nous sommes à quai, nous descendons. Santos nous paraît encore une très vieille petite ville assez morte ; nous en sortons mais le grand soleil et la chaleur que nous trouvons dans la campagne nous ramènent à l’ombre des maisons. Une halte dans un jardin public nous semble délicieuse ; dans un arbre, deux petits ouistitis, descendus de la forêt jusqu'au cœur de la ville, amusent mon grand et mon petit enfant.

Nous revenons à l’"Araguaia" pour 11 heures et demi, moment auquel sonne le déjeuner des enfants. A 1 heure, nous démarrons et la sortie de Santos s’opère, comme l’entrée, par un temps merveilleux. On suit la côte qui nous rappelle le défilé des Antilles mais nous sommes plus loin et les détails nous échappent.

L’arrivée à Rio étant annoncée pour demain à l’extrême matin, il faut refaire nos malles de cabine desquelles nous n’avons pas sorti beaucoup de choses mais qu’il est néanmoins nécessaire d’arranger de fond en combles. Cette opération, peu amusante, nous empêche de jouir de la douce soirée.

Mercredi 29 Juillet

Nous nous réveillons sous la caresse du premier rayon de jour et déjà, à travers notre hublot, nous pouvons reconnaître la silhouette si imposante du "Pain de Sucre" qui domine l’entrée de la baie de Rio. Il ne fait malheureusement pas assez clair pour distinguer l’amoncellement de montagnes plus lointaines qui cernent la baie. Les brumes matinales sont trop basses pour que notre arrivée à Rio vaille celle que nous a fait vivre le "Siglinde" le 6 juin ; on ne voit encore que les tout premiers plans.

Vite, notre toilette, les derniers préparatifs et nos déjeuners ; distribution des pourboires, adieux !

Pour descendre à terre, nous sommes obligés cette fois de nous contenter d’un petit canot dans lequel nous ne nous sentons pas très en sûreté. Nous atteignons cependant la ville sans aucun incident et nous gagnons aussitôt Tijuca où nos bagages viendront nous rejoindre plus tard. La "Royal Mail", qui ne se charge pas de débarquer les gens, prend soin des colis jusqu’à leur arrivée en douane.