Mexico

Nous nous frayons un chemin jusqu’à une voiture dans laquelle nous grimpons avec Monsieur Medlez, en donnant au cocher l’adresse du "Palacio Hôtel" où nous avions retenu nos chambres. Nous arrivons bien confiants et nous nous entendons dire que l’hôtel est archi-comble et qu’il nous faut trouver un gîte autre part, au moins pour la nuit.

On nous conduit à l’hôtel "Gillow". Là, nous prenons possession d’un bel appartement très incommode et très cher. Notre chambre est commandée par celle de Monsieur Medlez que nous traînons avec nous ou qui nous traîne avec lui. A force de bonne volonté de part et d’autre, nous nous arrangeons. Dîner au "Palace" et repos dont nous avons bien besoin. Franz qui ne connaît encore rien aux usages mexicains, prend son crachoir pour un vase de nuit.

Jeudi 9 Janvier

Ne voulant pas traverser la chambre du voisin pour gagner le cabinet de toilette, nous nous levons seulement après le départ de Monsieur Medlez. Nous sommes prêts assez tard et nous prenons contact avec Mexico en circulant dans les environs de notre hôtel. Nous entrons au "Banco National". Là, nos beaux billets français se transforment en chiffons de papiers déchirés et crasseux qui sont la monnaie mexicaine.

Au déjeuner, nous avons le plaisir de revoir les aimables visages de Monsieur et Madame Leroy. Puis, Henri s’occupe de ses affaires. Il rentre vers 4 heures et demie, navré de n’avoir rencontré personne de ceux qu’il cherchait. Les adresses qu’on lui a données sont inexactes. Et puis, il est très difficile de s’y retrouver dans les rues dont la numérotation est extraordinaire pour nous autres, Européens.

Mon pauvre mari est occupé à me raconter ses courses inutiles lorsqu’on frappe à notre porte. J’ouvre. Deux messieurs me saluent et me parlent en espagnol ; j’appelle Henri. Echange de poignées de mains, quelques mots brefs que je ne saisis pas… Les trois hommes disparaissent ensemble sans que j’aie compris pour quoi, ni comment. Je me précipite à la fenêtre et je les voie monter dans une grande automobile rouge qui trépide et s’éloigne à vive allure pendant que je lis son numéro afin de pouvoir au moins réclamer mon mari, si on ne me le rend pas.

A 7 heures, Henri revient. C’est le Général Mondragon qui l’avait enlevé pour le conduire à un tir. Nous quittons l’hôtel "Gillow" pour l’hôtel "Bonz" où nous avons enfin une chambre.

Vendredi 10 Janvier

Ma matinée se passe à défaire nos malles. Nos vêtements sont en piteux état, ils ont besoin d’être secoués et de se défriper à l’air.

Henri court Mexico avec Rochette et Franz, qui a retrouvé ses jouets avec bonheur, se tient tranquillement dans un coin.

L’heure du déjeuner est très tardive ici ; les plus pressés ne se mettent pas à table avant 1 heure, les autres attendent jusqu’à 2 heures. Nous nous conformons aux usages. Monsieur Medlez qui a trouvé à se loger à l’hôtel de France vient nous débarrasser de son beau panama acheté à Véra Cruz et dont il nous avait confié la garde.

A 2 heures et demie, Rochette vient nous chercher avec l’automobile du Ministère de la Guerre. Nous descendons tout le "Passeo de La Reforma" et faisons le tour du "Bois du Chapultepec". Ce sont les promenades chics de la ville. Les Mexicains en sont très fiers. J’en avais tant entendu parler que je m’attendais à autre chose. Certes, le "Passeo" est une belle avenue, largement ouverte, admirablement entretenue, avec de coquets hôtels en bordure lais il lui manque l’ombre de beaux arbres. Quant au "Bois du Chantultepec", qui entoure la résidence d’été du Président de la République, c’est notre "Bois de Boulogne" réduit à des proportions de miniature. Le château, en lui-même, n’a rien de curieux, on dirait une grande caserne. Seule sa situation sur un monticule me paraît enviable ; on doit avoir, de là-haut, une vue superbe.

L’automobile nous dépose, Franz et moi ; elle emporte Henri jusqu’à Tacubaya chez le général. Nous entrons dans un tout petit jardin zoologique qui ne contient aucune espèce extraordinaire. Il y a surtout des lapins, des pigeons et des poules. Au milieu de ces inoffensifs animaux, nous dénichons les prisons de deux gros chats sauvages, d’un renard et d’un sanglier. Franz voudrait rester au milieu de ces chères bêtes jusqu’à la nuit. J’ai du mal à l’entraîner sur le chemin du retour. La promenade est longue ; elle me plaît surtout par la vivacité de l’air et par la vue des montagnes. Le Popocatépetl et l’Ixtaccihuatl découpent très nettement, sur le ciel, leurs cimes neigeuses. C’est la première fois que je les contemple et la beauté de ce spectacle me console un peu des désillusions éprouvées depuis Espéranza.

C’est l’heure où les équipages se montrent sur le "Passeo". De 5 à 7, tous les élégants font leur promenade quotidienne. Nous voyons le commencement du défilé. Avant de rentrer à l’hôtel, nous faisons une petite halte à l’Alameda, jardin public où sont réunis quelques beaux arbres et beaucoup de jolies fleurs. Malheureusement, les allées en sont trop régulièrement taillées et sont emplies par une société peu choisie ressemblant à celle qui peut se presser dans les petits squares des vilains quartiers de Paris.

Après le dîner, pendant que Franz dort de son premier sommeil, Henri et moi faisons le tour de la cathédrale. Il n’est que 9 heures et pourtant on ne voit plus personne dans les rues. Nous avons l’air de rôdeurs nocturnes et nous sommes sur le point de nous faire arrêter par un agent.

Samedi 11 Janvier

Rochette nous conduit dans différents quartiers. Nous connaissons maintenant le centre de Mexico. Nous visitons la poste, monument des plus luxueux, sans aucune couleur locale ! Il n’y a guère que des bureaux et des magasins dans toute cette partie de la ville. Les rues sont larges, animées ; au fond, c’est très banal. Seules les églises, qui sont de vieilles constructions englobées dans les neuves, ont une physionomie à part ; elles sont même peut-être un peu trop délabrées extérieurement

Nous prenons le tramway pour aller à San Angel où Monsieur Duverger nous a signalé la Villa des Roses comme hôtel pouvant nous convenir. Le tramway s’enfonce vers la montagne en traversant d’abord les vilains quartiers de Mexico, pour les "Colonias" : la banlieue, diverses petites localités, des champs de magueys. Nous descendons sur une place ombragée et nous trouvons facilement la Villa des Roses qui n’en est qu’à quelques pas.

Madame Roux, une Française qui tient cet hôtel depuis deux ans, se montre accommodante. Elle n’a plus de places dans la maison mais nous offre deux chambres dans un pavillon au bout du jardin « en attendant mieux », dit-elle. Nous visitons. Peu séduits par l’apparence du bâtiment qui ressemble à des communs, nous nous laissons prendre par la jolie vue et par la coquetterie des pièces qu’elle nous propose. En tout cas, nous serons infiniment mieux qu’à Mexico ; nous convenons de notre arrivée pour mardi et nous rentrons très satisfaits de l’emploi de notre longue matinée.

Dans l’après-midi, je retourne à San Angel avec Franz pour élucider quelques points restés obscurs dans nos conversations avec Madame Roux. En rentrant au Palacio, j’ai la joie de trouver un volumineux courrier de France. Je me plonge, avec délices, dans sa lecture.

Dimanche 12 Janvier

Pour débuter la journée, nous allons à la cathédrale entendre la messe de 9 heures. La prière des Indiens et des Indiennes nous édifie. Quelle foi et quelle ferveur dans les prières de ces pauvres gens ! Nous ne pouvons guère visiter en détail le monument, à cause des offices, mais nous en emportons une vision générale. Une trop grande abondance de dorures et d’ornements nuit au goût dans l’arrangement du Maître Autel et des chapelles latérales.

En sortant, nous traversons un marché aux fleurs ; c’est un enchantement pour la vue et l’odorat. Les Indiens garnissent avec beaucoup d’élégance des paniers et des corbeilles. Ils font aussi, là, sur place, des couronnes et des croix funèbres que ne désavoueraient pas nos grands fleuristes parisiens. Henri m’achète un bouquet de gardénias qui embaument. Nous nous promenons jusqu’à l’heure du déjeuner.

Remontés dans notre chambre, nous passons la plus grande partie de l’après-midi sur le balcon à regarder l’agitation de la rue et la procession ininterrompue des tramways électriques sous nos fenêtres. Maintenant que nous savons être bientôt débarrassés de ce bruit qui ne cesse ni jour, ni nuit, nous prenons intérêt à cette vie intense. Il y a courses de taureaux ; les tramways, qui mènent à l’arène, regorgent de monde.

Hélas ! la mort ne se laisse pas oublier dans le défilé que nous contemplons. En une heure, je compte une vingtaine de cercueils passant sur des machines électriques noires ou blanches auxquelles sont accrochés des tramways de 1ère et de 2ème classe suivant le luxe que les parents veulent donner aux funérailles. Les cercueils sont apparents, seulement fermés avec une serrure dont la clef est remise au plus proche parent. Attristée par ce spectacle, je quitte la fenêtre et je descends écrire dans le hall.

Nous errons dans les rues à la recherche de l’église Notre Dame de Lourdes. Nous avons beaucoup de peine à la trouver car elle a conservé sur son portail l’ancien nom de Notre Dame de la Charité. Le Père Rousselon que nous demandons est sorti. Le train du soir amène au Palacio deux passagers de la "Navarre" : Messieurs Soto et Vert ; Henri leur offre la chartreuse.

Lundi 13 Janvier

Rochette nous conduit devant les bureaux de Monsieur Limantour et des Mondragon. Henri commence à saisir l’énigme. Les affaires sont très embrouillées et sa situation délicate. Il n’est pas content de l’état des choses. Je le calme de mon mieux.

Nous avons cette fois la chance de rencontrer le Père Rousselon. Il nous accueille très aimablement nous engageant à considérer sa demeure comme la nôtre. C’est la grande formule espagnole. Malgré son long exil et son affection sincère pour le Mexique, il est resté très attaché à sa patrie et à sa famille. Nous lui rappelons les deux et sommes les bienvenus.

Après cette visite, nous nous séparons. Henri se rend à la Légation pour se présenter à Monsieur Dumaine, Ministre de France. Franz et moi, nous rentrons à l’hôtel. Nous ne déjeunons qu’à 1 heure et demie. Henri repart pour ses affaires. Vers 5 heures, on annonce le Ministre de France. C’est un homme tout à fait charmant ! Il me paraît plein de bonnes dispositions à l’égard de mon mari qu’il voudrait aider dans sa mission. La visite est longue, il réclame Franz qui est tout de suite apprivoisé par son affabilité.

Nous allons descendre dîner. On nous remet une carte de visite. C’est celle d’un officier d’artillerie qu’Henri a rencontré il y a quatre ans, au cours d’une période de vingt huit jours, une connaissance du camp d’Auvours. Henri lui demande de se mettre à table avec nous.

Ce Monsieur Bret est un type bizarre qui ne me plaît qu’à moitié. On ne peut lui refuser de grandes qualités, sa physionomie brille d’intelligence, il est bien élevé, bon garçon, aimable. Il est en congé de trois ans et en profite pour tâter d’une carrière plus lucrative que celle des armes. Je ne sais pas au juste quelle est sa situation ; il s’occupe surtout de questions financières. Venu au Mexique pour étudier des valeurs minières, il se mêle d’un tas de choses industrielles et commerciales. C’est un bavard de premier ordre que semble très entiché de lui-même.

Il a, dans le regard, quelque chose de dur qui m’indispose contre lui sans aucun motif. Monsieur Bret connaît déjà le pays. Il n’a pas l’air d’avoir fait très attention à la nature. Il nous donne plutôt des renseignements sur les personnes avec lesquelles Henri peut se trouver en rapport. Ses jugements sont-ils exacts ? La suite nous l’apprendra ; ils sont, en général, peu charitables. Il raconte aussi de petites histoires scabreuses (origine des Amor-Escandon). Heureusement que Franz ne comprend pas ; d’ailleurs il dort, je monte le coucher.

Mardi 14 Janvier

Il faut refaire toutes les malles. Si ce n’était pas pour nous en aller vers de l’espace et un peu de verdure, je manquerais de courage.

Nous quittons l’hôtel Palace après le déjeuner, n’emportant que nos personnes, le sac de voyage et l’appareil photographique. Le reste viendra nous rejoindre à San Angel, je ne sais trop comment. Il n’y a pas de route de voiture. Les caregadors, qui se sont chargés du transport de nos bagages, sauront bien se débrouiller ; néanmoins, je suis très inquiète pendant deux heures. Lorsque je suis enfin en possession de nos affaires, je déballe tout et commence une installation plus stable ; nous nous plairons certainement ici.

Avant le dîner, nous faisons une toute petite promenade dans la campagne environnante. Il y a un clair de lune merveilleux qui donne aux magueys des apparences fantastiques. Franz meurt de peur. Nous sommes, nous-mêmes, un peu impressionnés par cette nature sauvage qui, dans la nuit, prend une physionomie hostile.

Mercredi 15 Janvier

Franz est au comble du bonheur, il joue au jardin avec deux petites Mexicaines qui parlent un peu français ; il chasse les lézards qui courent en bande sur les murs et les troncs d’arbres ; il fait des bouquets. Enfin ! il me laisse tranquille ; je le surveille de ma fenêtre en rangeant nos armoires. J’en profite pour faire des quantités de choses restées en souffrance et, quand le soir tombe, je me sens très reposée.

Jeudi 16 Janvier

Nous rendons visite à Madame Rochette. C’est une gentille jeune femme, tout à fait le type de la Saint-Chamonnaise. J’entends avec plaisir dans sa bouche des expressions de là-bas et je m’aperçois, une fois de plus, que je suis restée très attachée au coin où se sont écoulées nos si douces premières années de mariage. Malgré des différences énormes d’éducation et de goûts, je me sens chez des pays.

Cependant, c’est avec bonheur que nous rentrons le soir à San Angel Il me semble que je ne pourrais plus vivre à Mexico que nous n’avons quitté que depuis quarante huit heures. Après le dîner, Henri est obligé de travailler jusqu’à 11 heures.

Vendredi 17 Janvier

Une bonne journée de calme. Je possède Henri tout l’après-midi. Absorbé par son rapport à la compagnie, il ne me cause guère mais je reste près de sa table de travail ; je le regarde, les heures sont très douces à vivre pour moi. Henri ne pense peut-être pas de même. Il est obligé de mettre la compagnie au courant de la situation qu’il trouve ici et de le faire en termes mesurés et prudents, de peser pour ainsi dire tous ses mots.

A côté de lui, je bâcle des cartes de jour de l’an qui arriveront avec un retard phénoménal à nos amis de France.

Samedi 18 Janvier

Une matinée fraîche succède à une nuit relativement très froide. A 4 heures du matin, le thermomètre a marqué +2°, ce qui arrive rarement ici. Les pauvres Indiens grelottent et s’enveloppent frileusement dans leurs zarapés et leurs châles. Nous mêmes, qui avons déjà pris l’habitude de l’heureux climat d’ici, nous sentons le froid et nous avons dans nos chambres un poêle à pétrole.

Laissant Franz au jardin, nous allons, Henri et moi, jusqu’à San Angel Inn et à la Colonia Alta Vista. C’est une chose toute récente, les terrains ne sont pas encore complètement défrichés. Il y a encore des arbres et des buissons. Quelques villas ont été construites au milieu du fouillis de cette végétation mais il est à craindre que cet état ne dure pas. On organisera, dans l’immense parc, une multitude de petits jardins bien peignés et tout le pittoresque de ce coin disparaîtra. Nous revenons par des champs de magueys

Dimanche 19 Janvier

Nous allons à la messe de 11 heures à l’église qui est presque en face de la Villa des Roses. Nous sommes très en avance et, comme il n’y a encore personne, nous errons dans le sanctuaire et ses dépendances. Nous découvrons ainsi une jolie cour intérieure un peu en ruines mais d’une architecture calme et reposante qui nous fait souvenir de nos vieux cloîtres de France. Au milieu se dressent des orangers, les murs sont envahis par des plantes grimpantes dont les grappes, d’un rouge violet, ressortent presque brutalement sur la verdure.

Au-dessus, le ciel est d’un bleu intense, le soleil frappe crûment une façade blanche. Il y a là, dans ce petit espace, des nuances très heurtées, presque dures, et pourtant l’ensemble est harmonieux. Il s’en dégage une impression de douceur qui enchante Henri.

La messe sonne, nous rentrons dans l’église après avoir fait le tout du marché établi sur la place. Mexicaines de haut rang, Indiennes misérables, toutes les femmes ont la même livrée : la tête couverte d’un voile et les mains nues. Je suis la seule à porter un chapeau. J’essaie de me mettre à l’unisson en enlevant mes gants ; je reste quand même une sorte de bête curieuse. Chose bizarre, Henri aussi est choqué de ma tenue et décide qu’à l’avenir j’irai à l’église en voile comme toutes les femmes de San Angel

En attendant l’heure du déjeuner, nous descendons à Coyoacan. Là, le terrain est resté assez boisé. Malheureusement, ce sont de grandes propriétés qui se partagent et, chaque fois qu’on aperçoit de beaux arbres, on est sûr de se heurter à un mur.

Nous sommes affamés comme une troupe de loups errants et nous faisons honneur au menu monstre qui nous est offert. Notre gourmandise est surtout satisfaite par le dessert composé d’exquises fraises et de crème glacée. Les après-midi sont courts ici, on ne sort guère de table avant 2 heures un quart. Nous nous dépêchons de nous habiller et de partir pour la Colonia Roma où se trouve la demeure particulière des Dumaine mais nous sommes très en retard : ils sont déjà tous partis lorsque nous arrivons.

Notre retour à San Angel fut marqué par lé déraillement du train. Nous enfonçons une barricade et il s’en faut de peu que nous ne roulions dans un champ où nous aurions été accueillis, peu aimablement, par les magueys Par bonheur, l’accident se produisit à proximité de notre demeure et, en une vingtaine de minutes, nous la regagnons à pieds.

Lundi 20 Janvier

Déjeuner chez les Dumaine. Le très aimable Ministre est déjà, depuis un quart d’heure, à la station de Niza lorsque nous descendons du train. Il nous fait monter dans son coupé électrique qui, en trois minutes, nous dépose devant le perron où, très accueillante, se montre Madame Dumaine. On nous présente les cinq enfants qui s’échelonnent entre 17 et 8 ans. Ils sont tous admirablement bien élevés. Franz fait quelques manières timides avant de se décider à jouer ; il ne tarde pas à devenir trop diable.

Déjeuner charmant, menu excellent. On est tout à fait dans l’intimité. Madame Dumaine, avec Henri à sa droite, est à un bout de table ; Monsieur Dumaine et moi sommes à l’autre bout ; les enfants et l’institutrice se placent sur les côtés. Causerie très animée sans prétention à la science, ni à l’esprit : évocations de souvenirs de voyages, impressions sur le pays où nous sommes tous transplantés depuis peu de temps (Les Dumaine sont arrivés par la "Navarre" juste deux mois avant nous) Nous parlons aussi de Perros-Guirec où nous avons passé l’été tout près les uns des autres sans nous en douter.

Madame Dumaine a beaucoup d’entrain. D’ailleurs elle paraît très jeune, on la prendrait facilement pour la sœur de sa fille aînée. Elle est très grande, très mince, habillée avec beaucoup d’élégance et de goût. Elle rêve de longues chevauchées, d’ascensions et du reste. Elle demande à son mari la permission d’escalader le Popocatépetl avec Henri.

Nous mangeons un melon extra parfumé et sucré comme nous en goûtons rarement dans nos pays. Sous le charme de cette réception tout à fait affable, nous ne nous apercevons pas que l’heure tourne. Il est tard lorsque nous prenons congé de nos aimables hôtes en emportant une invitation pour le jeudi suivant.

Mardi 21 Janvier

Rien à noter si ce n’est un merveilleux coucher de soleil derrière la Sierra d’Ajuca. Henri et moi, nous allons jusqu’au champ de magueys pour contempler un vaste panorama sous l’embrasement du ciel. Les neiges du Popocatépetl et de l’Ixtaccihuatl paraissent sanglantes puis roses, puis dorées. Elles deviennent livides et se confondent dans la nuit. Ensemble, nous nous souvenons d’autres couchers de soleil admirés à Interlaken, il y a bien longtemps, lorsque nous étions tout jeunes mariés.

Nous trouvons une grande ressemblance entre l’Ixtaccihuatl (dont le nom signifie : "femme couchée") et la Iùngfraù. Un souvenir attendri passe dans nos âmes. Après tout, cette heure-ci n’est pas moins douce que les autres, elle n’a rien à leur envier !

Mercredi 22 Janvier

Nous débutons la journée par la prise de deux photos. Peu à peu, nous découvrons un charme au pays dont l’aridité nous a causé une première impression si défavorable. Le désert a bien ses fanatiques ! Nous n’en sommes pas encore là ; Henri est toujours hanté par le souvenir de la forêt vierge ; moins exigeante, je soupire seulement après un peu d’ombre.

Entre 4 et 7 heures, lorsque le soleil a perdu sa force, nous marchons au hasard, tantôt sur les routes, tantôt dan des sentiers, le plus souvent au milieu de la lande. Nous faisons du terrain varié. Nos chaussures s’en accommodent assez mal. Nous voyons avec étonnement les petits chevaux mexicains marcher d’un pas léger et sûr au milieu, des pierres et des troncs. Nous découvrons un ravin à sec sur le bord duquel pousse une végétation un peu moins rabougrie. L’endroit nous séduit, nous y faisons une petite halte. Retour dans la nuit.

Jeudi 23 Janvier

Henri vient de partir lorsque Bret téléphone pour s’excuser de nous avoir dit que le dîner de Monsieur Dumaine, le soir, ne devait réunir que des hommes. Il vient d’apprendre que Madame et Mademoiselle Baumgarten y seront. Il est trop tard, j’ai refusé en prétextant une indisposition. Au fond, malgré la grande amabilité des Dumaine, je ne suis pas fâcher de manquer cette réunion officielle.

Henri s’y rend seul et ne rentre qu’à 2 heures moins le quart du matin. Je suis mortellement inquiète depuis une demi-heure lorsque je l’entends enfin sonner. Je m’étais mise à la fenêtre. Comme cela, en pleine nuit, le moindre bruit est impressionnant. Le vent, dans les feuilles sèches des bananiers, imitait le bruit des pas humains.

Vendredi 24 Janvier

Naturellement, en nous levant le matin, à la même heure que d’habitude, nous nous ressentons un peu de notre nuit incomplète. Ici, est-ce un effet du grand air ou de l’altitude, nous avons besoin de beaucoup de sommeil.

Henri, qui a reçu une dépêche de sa compagnie, passe tout son après-midi à la déchiffrer. C’est un vrai travail qui se fait non seulement à coup de dictionnaire mais aussi à grands nombres de petits calculs de mathématiques. La besogne achevée, nous sortons un peu. Comme toujours, nous marchons sans but.

Nous arrivons ainsi dans un ravin très sauvage où nous pouvons descendre en suivant un sentier qui serpente entre les roches et dont nous n’aurions peut-être pas soupçonné l’existence si nous n’avions pas vu trois Indiens s’y engager. Il n’y a point une goutte d’eau pour l’instant dans le lit du torrent. Sous un bloc de pierres, nous verrons des ossements qui nous paraissent avoir appartenus à un être humain ; à quelques pas plus loin, Henri ramasse une corne de vache. Nous faisons halte, nous nous laissons bien imprégner par la poésie mélancolique et sauvage du lieu.

Nous commençons à comprendre le Mexique ; peut-être l’aimerons-nous bientôt ?

Samedi 25 Janvier

Henri est obligé de se lever à 6 heures pour se rendre à Tacubaya où il a besoin de parler au Général Mondragon avant le départ matinal de celui-ci pour Mexico. Il est revenu à 8 heures et demie et nous en profitons pour faire une promenade aux environs de San Angel Ici, le soleil semble marcher plus vite que dans nos contés à l’inverse des gens qui, eux, ne sont jamais pressés. A 9 heures du matin, il est déjà très haut à l’horizon et, comme l’ombre manque le long des routes, on cuit un peu trop à mon gré et à celui de Franz qui réclame les pays froids. Henri, qui n’est jamais assouvi de lumière et de chaleur, est heureux comme un lézard ; il ne se plaint que de la poussière qui est terrible. Nous marchons dans une poudre gris blanc aussi épaisse que le sable au bord de la mer. Nous allons jusqu’à la proximité du village de Tlespa, rencontrant sur notre chemin des caravanes pittoresques d’Indiens, de chevaux et de mules.

Nous pénétrons dans des carrières de pierres qui s’enfoncent profondément sous terre ; elles paraissent abandonnées et il me prend une envie folle de jouer au Robinson dans des grottes.

Au retour, nous faisons halte sous un faux poivrier. Ces arbres, les seuls qui poussent naturellement dans la plaine stérile de Mexico, sont excessivement jolis avec leur feuillage léger si découpé, si souple et leurs grappes roses. Malheureusement les indigènes ne les apprécient pas ; ils les arrachent et les brûlent en leur attribuant toutes sortes de maléfices.

On dit que la végétation ne pousse pas aux alentours de ces arbres, que le bétail qui se met à leur ombre meurt et que les humains, eux-mêmes, sont atteints d’une fièvre très longue et très grave s’ils se sont reposés sous un faux poivrier. La sève, qui circule dans les branches, ressemble à du lait ; c’est une résine qui exalte une odeur de térébenthine fort agréable.

Nous rentrons à midi. Henri travaille jusqu’au déjeuner. Il part ensuite à Tacubaya et ne retrouve San Angel qu’à 9 heures un quart du soir.

Dimanche 26 Janvier

Au marché, nous achetons un chapeau de paille et des pelles pour Franz. Nous aimons beaucoup circuler au milieu de la foule bigarrée qui se presse sur la place, le dimanche. C’est là que nous voyons les types d’Indiens les plus étranges, les plus primitifs. Il y en a qui viennent de très loin pour vendre les nattes qu’ils ont tressées avec des pailles de maïs ou les poteries grossières qu’ils ont pétries et enluminées. Et puis, nous nous amusons à regarder les produits du pays auxquels sont mêlés des fruits venus de la terre chaude. Nous achetons un bout de canne à sucre que nous grignotons par curiosité ; le liquide qui vient aux lèvres est certainement très sucré mais fade, nous ne l’apprécions pas.

Comme dimanche passé, nous assistons à la messe de 11 heures. Cette fois-ci, je ne suis pas une note discordante à l’église, je me confonds dans la foule. Le trio Rochette vient déjeuner avec nous. Nous le recevons de notre mieux. Toutefois, malgré les efforts des uns et des autres, on respire une atmosphère d’ennuie. L’après-midi se traîne…

Lorsque nos invités sont partis, Madame Roux nous fait visiter la Villa des Roses. C’est un moment favorable qu’il faut saisir ; il n’y a que quatre chambres d’occupées ; à la fin de la semaine, elles le seront toutes et il sera plus difficile de pénétrer partout. Cette demeure est un véritable rêve. De toutes les fenêtres, on a une vue idéale sur les montagnes. La principale façade regarde les volcans, les deux géants avec leur couronne de neiges éternelles.

A l’est, on a la vue sur le lac Texcoco qui, à l’heure où nous le contemplons, a des reflets d’opale. Au sud, c’est Mexico dans le lointain avec les tours de sa cathédrale, les dômes de ses innombrables églises, la colline de Chapultepec. A l’ouest, le regard est arrêté plus tôt par la noire Sierra d’Ajuca sur laquelle plane un lourd nuage de cuivre. Et, tout autour, c’est un entassement de montagnes volcanique, sans doute très éloignées mais que la limpidité de l’atmosphère rapproche tellement qu’on s’imagine pouvoir les atteindre en deux heures.

Les chambres sont immenses, meublées avec un goût parfait. Il n’y a pas, dans ces pièces destinées à abriter les étrangers qui se succèdent à la Villa des Roses, d’objets de grande valeur. Tout doit être un peu camelote. Ce qui charme c’est une note d’élégance claire et coquette, très harmonieuse. Les tentures ont des dessins très originaux, pâles, qui se noient dans les fonds. Quelques bibelots gentils sont disséminés sur les meubles. Partout, il y a des fleurs. Nous admirons les vitraux d’une salle de bain et celui qui éclaire le palier du premier.

Nous prenons note aussi de petits meubles, fabriqués ici par des Japonais et qui conviennent merveilleusement aux paliers, antichambres, vérandas, terrasses etc. ... Seulement, l’imitation de la Villa des Roses est impossible dans nos régions. Il y a trop de différences de climat et d’habitudes. Henri ne s’en rend pas compte et rêve d’azotéas, de vastes halls, de chambres de six mètres de haut, de murs de géraniums roses, d’héliotropes grimpant presque jusqu’au toit…

Lundi 27 Janvier

La toute petite Lupe, l’une des compagnes de Franz, a l’œil poché. Ce bout de 4 ans jouait hier avec un camarade de son âge à un jeu très mexicain : "la course de taureaux". Elle a reçu un coup de tête en pleine figure ; ce matin, elle se montre très glorieuse de sa blessure : « C’est le taureau ! » dit-elle, s’imaginant peut-être maintenant avoir eu à faire à un véritable taureau.

Henri est enfin présenté officiellement au Général Mondragon ; nous espérons que les choses vont aller un peu plus vites après l’accomplissement de cette formalité. Mon pauvre mari se démène entre Mexico, Tacubaya et San Angel Ce mouvement perpétuel qui me tuerait lui va à ravir au point de vue physique.

Quand il rentre, à 5 heures et demie, je lui propose de se reposer, de passer tranquillement dans notre chambre ou au jardin les instants qui nous restent jusqu’au dîner. Il préfère repartir et battre la campagne après avoir battu la ville. Cette fois, Franz et moi, nous l’accompagnons. Nous nous perdons dans la nuit. Après avoir erré, nous entrons dans un petit village construit au milieu d’un petit bois, un vrai village indien qui nous semble tellement pittoresque que nous nous demandons, avec terreur, à quelle distance nous pouvons être de San Angel Une lueur électrique que nous apercevons tout à coup, à travers l’obscurité, nous rassure ; le tramway passe à quelques mètres ; en suivant la voie, nous sommes sauvés.

Mardi 28 Janvier

En l’absence d’Henri, je travaille au jardin sous la tonnelle épaisse que les rayons du soleil peuvent à peine traverser. C’est une petite thébaïde que, pour l’instant, personne ne me dispute. J’en profite et, tout en manœuvrant mon crochet, je rêve au cher pays où, en dehors d’Henri et de Franz, sont restés tous ceux que j’aime.

Mercredi 29 Janvier

Le lieutenant Zayas amène sa jeune femme à la Villa des Roses aussitôt après leur messe de mariage. Cela ma rappelle notre arrivée à Interlaken, à la Villa Beau Séjour, chez Mademoiselle Tehang.

Jeudi 30 Janvier

Le jeune ménage de la veille fait son apparition dans la salle à manger. Le lieutenant me déplaît avec sa tête de beau Mexicain tout noir. Ce doit être un bon garçon, très placide. Madame Roux, qui a la langue très pointue, l’appelle un "bel animal". La jeune femme, sans être jolie, est beaucoup plus gentille et sympathique.

Nous prenons le train de 3 heures moins 10, pour aller faire visite aux Dumaine. Ils sont déjà sortis lorsque nous arrivons ; décidément, nous n’avons pas de chance avec eux. Nous en avons davantage avec Madame Mondragon que nous trouvons chez elle ainsi que sa fille aînée. La Générale Mondragon, contre laquelle j’avais été un peu prévenue par des racontars stupides, nous fait au contraire une excellente impression. C’est une femme aimable, distinguée, d’une activité physique et intellectuelle bien supérieur à celle de la généralité des femmes mexicaines. Elle parle français avec quelque difficulté malgré huit années de séjour à Paris. Mademoiselle Mondragon me rappelle énormément les petites Darmancier. Elle n’a rien de Mexicain, elle est même peut-être un peu trop délurée, exagérant sans doute une gaminerie et un laisser-aller qu’elle trouve très parisien.

Franz, qui est resté à San Angel, ne s’est pas ennuyé en notre absence. Le chef cuisinier (qui est Français) lui a servi de bonne d’enfant. Il lui a confectionné une petite voiture en papier à laquelle il a attelé un malheureux lézard.

Dans le champ de magueys, à deux pas des habitations, un cheval est tombé, mort ; une meute de chiens affamés se rue sur le cadavre et le dépèce avec frénésie. C’est une scène affreuse qui nous bouleverse. Nous sentons toute la sauvagerie de ce pays qui n’est civilisé qu’à la surface. Certainement, on va laisser ce cheval crevé jusqu’à ce qu’il disparaisse rongé par les chiens et la vermine ; nous n’allons plus oser aller dans ce champ où, presque chaque soir, nous passions !

Vendredi 31 Janvier

J’achève le mois avec la migraine. Il faut accuser le grand soleil contre lequel je ne prends pas assez de précautions. Nous avons 30° dans la journée, ce qui vaut nos pleins étés de France. Néanmoins, je n’ai pas le courage de garder Henri dans notre chambre lorsqu’il rentre de Mexico avec son désir habituel de promenade ; nous attendons seulement que le soleil soit un peu descendu sur la Sierra d’Ajuca pour nous mettre en route.

En pleine journée, il y a beaucoup trop de lumière pour faire de la photographie ; les choses sont sans ombres, sans reliefs ; tout est baigné dans une sorte de brume dorée qui atténue les contours et leur enlève de la netteté. D’un autre côté, le crépuscule et l’aurore sont excessivement courts ici. Je ne crois pas que nous puissions rapporter de beaux clichés de ce voyage. Toutefois nous essayons : nous tirons trois photos au moment où le soleil tombe derrière la montagne. Les premiers plans sont dans l’ombre, les sommets lointains encore éclairés. Comme cela nous aurons des oppositions, Henri croit que nous en aurons trop.

Mexico: Février 1908

Samedi 1er Février

Grand arrivage d’Américains ! La Villa des Roses est au complet. Madame Roux s’agite et abandonne sa chambre. Dans son déménagement, elle trouve une boite de chocolats qu’on lui a envoyée pour le Premier Janvier et qu’elle n’a pas encore ouverte ; j’en bénéficie. Ce cadeau ne me console qu’à moitié de l’avoir pour voisine ; nous étions si tranquilles, si chez nous dans notre petit pavillon ! Maintenant, c’est un va-et-vient continuel ; on entend crier des ordres et des reproches. Ce n’est que pour une dizaine de jours ; il est certain que Madame Roux aura hâte de reprendre son appartement si confortable et si coquet. Henri me rapporte le soir un bon courrier de France, la semaine se clôt heureusement.

Dimanche 2 Février

C’est la Chandeleur, une grande fête pour le pays. A partir de 3 heures du matin, les coups de fusil se succèdent, sans interruption, dans la montagne. Il paraît que c’est la manière habituelle aux Indiens de s’annoncer la solennité de ce jour et de se donner rendez-vous pour descendre en bandes à la messe dans les églises de la vallée. A San Angel, il n’y a pas plus de mouvement que d’habitude ; le marché est calme et l’office de 11 heures aussi court et recueilli que d’habitude.

Corrida à Mexico

Après le déjeuner, nous confions Franz à la garde de Madame Roux et nous nous hâtons de partir pour la Plazza de Toros. Nous n’avons, ni l’un, ni l’autre, un grand enthousiasme pour ce spectacle sanglant ; j’éprouve même à l’avance une sorte de terreur nerveuse qui grandit au fur et à mesure que nous approchons de l’arène. Cependant, nous sommes curieux, nous voulons voir, ne serait-ce qu’un instant, le spectacle qui passionne presque toute la population de Mexico. Le jour est bien choisi. L’un des toréadors les plus estimés donne la séance à son bénéfice personnel ; il a choisi, lui-même, les taureaux qui seront immolés ; les amateurs promettent une belle séance.

Il y a déjà une course d’achevée et la deuxième est très entamée lorsque nous pénétrons dans l’arène et prenons place sur des gradins de ciment aussi près que possible d’un escalier de sortie. Un cheval est étendu mort sur le sable dans un coin. Au milieu, un taureau noir, le corps couverts de banderilles, lutte contre cinq hommes aux vêtements éclatants brodés d’or et d’argent ; la bête semble fatiguée ; elle donne des coups de tête dans les capes qu’on lui présente mais elle ne s’acharne après aucun adversaire ; elle n’attaque plus ; elle se défend seulement. Le toréador prend la longue épée qu’on lui présente et s’apprête à frapper. Il s’avance, recule, saute de côté, agite sa cape rouge,  esquisse les coups de tête avec adresse et élégance. Mon cœur bat terriblement, mes jambes tremblent, je me mords les lèvres pour ne pas crier, je détourne la tête par moment lorsque je crois l’homme terrassé par l’animal ; toujours mes yeux reviennent à l’arène, presque malgré moi. La lutte est longue, trop longue ; le public se fâche. Il y a là quinze mille personnes qui hurlent, applaudissent, sifflent, interpellent Pepete ou le taureau.

Un de nos voisins crie : « Finis-en donc, voilà vingt minutes que tu luttes » Alors le toréador s’énerve, enfonce au hasard son épée qui tombe, la ramasse et, d’un coup plus hardi, la plonge dans le col du taureau. Le sang ruisselle sur le poil noir mais la bête reste debout ; il faut lui enfoncer une autre épée pour qu’elle s’affaisse comme une masse. Alors la foule entre en délire ; les applaudissements éclatent en tonnerre ; la musique joue ; les chapeaux, les cannes, les bouquets pleuvent dans l’arène. Des chevaux viennent enlever les victimes du combat et, presque aussitôt, la lutte recommence. Cette fois, nous assistons au début. Ce que nous trouvons de réellement beau et impressionnant, c’est l’entrée du taureau.

Avec précaution, un homme entrouvre la porte de l’étable obscure dans laquelle la victime destinée au sacrifice a passé ses dernières heures. Un autre, placé sur une estrade dominant cette porte,  choisit le moment précis où le taureau la franchit pour lui lancer, dans le flanc, un harpon terminé par un énorme bouquet de fleurs en papier aux couleurs du Mexique. Furieux de cette agression imprévue, aveuglé par le grand jour, souffrant, énervé par des banderoles qui pendent du bouquet, étourdi par la musique qui joue avec frénésie, le taureau bondit au milieu de l’arène, mugit, laboure le sol avec ses pieds, donne dans le vide d’effrayants coups de tête.

Dès qu’il aperçoit les écarteurs dont les broderies scintillent au soleil, il s’élance sur eux mais la partie est trop dangereuse, les hommes la jouent avec prudence ; ils s’éloignent et les picadors entrent en scène. Ce spectacle révolte Henri. Les malheureux chevaux, montés par les picadors, ont les yeux bandés. Ils sont amenés près du taureau qui s’acharne sur eux. Nous avons vu l’un d’eux tombé, mortellement atteint, être percé de part en part par les terribles cornes et relever encore la tête pendant que le taureau lui arrachait, en quelque sorte, les entrailles. C’est lamentable, on peut même dire que c’est odieux. Il paraît que cet acharnement du taureau sur une victime est ce qui lui enlève le plus de force et ce qui permet ensuite de l’aborder avec plus d’audace.

A la troisième course, c’est Moreno (d’Alcana) qui tue. A notre avis, il le fait d’une façon magistrale. Du premier coup, il enfonce son épée jusqu’à la garde dans le coup du taureau qui chancelle, rend le sang par la bouche et par les naseaux et tombe. Nous commençons à nous habituer à ce carnage ; nous avions décidé de nous en aller après avoir assisté à une course complète ; nous en avons déjà vu une et demi et nous sommes encore là quand Bret, qui nous a aperçus de loin, arrive près de nous et nous demande notre impression. Naturellement, l’homme universel qu’est Monsieur Bret connaît les courses de taureaux. Il nous explique et juge les coups, donne des bons points au taureau ou au toréador.

Un animal est entré, merveilleux de rage et d’énergie ; les écarteurs se collent aux murs et voilà que quatre taureaux domestiques paraissent à leur tour dans l’arène, entourent leur frère sauvage et l’emmènent. Le taureau a commis une faute, déclare Monsieur Bret, il n’est pas jugé digne de mourir. Nous nous demandons s’il n’a pas plutôt été jugé indomptable.

Le troisième et le quatrième taureau que nous vîmes mourir furent splendides. Le dernier surtout ; il escalada deux fois le mur d’enceinte avec une agilité surprenante. Les hommes, qui se trouvaient dans le couloir, durent précipitamment chercher un refuge dans les petites niches préparées à cet effet. Nous restons jusqu’au bout et nous sommes étonnés en voyant les gradins se dégarnir et la foule se presser vers les escaliers.

En résumé, je ne sais comment traduire mon sentiment sur le spectacle auquel nous venons d’assister ; il ne m’a pas produit toute l’horreur que j’en attendais. Je crois que cela tient en partie aux dimensions colossales de l’arène qui peut contenir vingt mille personnes. Au milieu d’elles, les hommes, les chevaux, le taureau lui-même ont des dimensions de jouets. Et puis l’œil s’habitue vite aux tours d’agilité des écarteurs. Après avoir tremblé cinq minutes, on trouve tout naturel les bonds de côté, les sauts du mur etc. … on serait étonné de voir la bête atteindre l’homme. Quant au taureau, il meurt, c’est certain… il le fait avec une telle dignité, une si grande sérénité pour ainsi dire que sa fin ne bouleverse pas comme je l’aurais cru. Il n’a pas de convulsions d’agonie, il tombe lourdement, c’est fini ! S’il râle, on ne l’entend pas ; s’il a, dans le regard, une dernière supplication, on ne la voit pas ; c’est une masse noire qui s’écroule.

En sortant de la Plazza, je me découvre une âme très dure ; je me sens calme après avoir vu tant d’audace, tant de sang, tant de morts ! Et pourtant, un poids m’oppresse, mes jambes flagellent sous moi, j’éprouve une sorte de malaise ; nous ne retournerons plus aux courses de taureaux.

Pendant que nous nous éloignons, un landau découvert nous dépasse ; Pepete (de Séville) et Moreno (d’Alcata) s’y carrent dans leurs costumes verts et or ; la foule leur envoie des baisers.

Promenade équestre en brousse

Lundi 3 Février

Lever avec le jour ; cette fois, Henri est le premier au bas du lit. C’est qu’il s’agit de monter à cheval ! Nous nous équipons en coureurs de routes. Henri n’oublie pas son bon fusil. Rafaël, le "tenedor de caballos" qui doit lui-même nous servir de guide, nous amène nos montures. Madame Roux nous donne des vivres pour la journée et en selle !

Franz se tient très bravement sur son cheval ; ne soupçonnant pas le danger, il est fier et heureux ; il aimerait beaucoup aller tout seul mais le guide relie, par une corde, les rênes du cavalier inexpérimenté aux siennes. Pour mon compte, je me sens grotesque à califourchon ; la selle, excessivement dure, me blesse ; je ne sais pas conduire, j’ai un mauvais cheval, j’ai peur et j’aimerais cent fois mieux faire toute la promenade à pied. Henri cherche à me donner de l’audace tantôt en me disant des sottises, tantôt, au contraire, en m’encourageant avec tendresse. Mon amour-propre ne se cabre pas sous les reproches ; les paroles affectueuses sont plus efficaces mais ne parviennent cependant pas à me donner la science hippique qui me manque.

A part cela, la promenade est délicieuse. L’atmosphère est merveilleusement limpide te tiède ; nous traversons une brousse sauvage, hérissée de cactus gigantesques, semée de pierres noires, ravinée par les pluies et les convulsions du sol fréquentes en cet endroit. Jamais, nous n’avons vu de paysage semblable et nous nous sentons réellement très loin du cercle étroit dans lequel nous avons l’habitude de nos mouvoir. Sans doute, la brousse au milieu de laquelle nous passons est moins belle qu’étrange ; beaucoup d’autres n’auraient qu’une hâte en sortir. Nous, au contraire, nous ralentissons le pas de nos chevaux ; nous respirons avec une sorte d’ivresse le parfum sauvage de cette nature qui nous était inconnue.

Un champ de maïs barre le sentier, il faut le franchir. Je mets pied à terre et, très paresseuse, j’attends que mes trois compagnons m’aient ouvert un chemin ; je ne sais pas ce que peut être un champ de maïs en France. Ici, à cette époque, c’est une forêt vierge toute blonde. Sur son joli cheval noir, dont la queue balaie la terre, Henri s’élance le premier. Les tiges le dépassent d’un mètre cinquante au moins. On entend des craquements, on voit les maïs voisins frissonnés mais cheval et cavalier ont disparu dans le champ comme s’ils s’étaient enfoncés dans la mer.

De l’autre côté, nous nous retrouvons et, après une petite halte, nous continuons à marcher vers la montagne qui se dresse toute sombre en face de nous. Avant d’entrer dans la gorge, nous traversons un village. Ensuite, nous suivons une merveilleuse route sous bois. Là, il n’y a plus ni cactus, ni aloès, ni mais une végétation qui ressemble beaucoup à celle de nos montagnes. Ce ne sont sans doute pas les mêmes espèces mais les botanistes de notre force ne s’en rendent pas compte ; je crois voir des chênes, des pins, des sapins ; je reconnais des fougères, des capillaires.

Il y a aussi certaines plantes auxquelles nous ne pouvons pas donner de nom ; la route est bordée d’énormes buissons couverts de grappes de fleurs qui semblent de petites clochettes de vermillon. Elles exaltent une forte odeur de menthe qui grise. Il y a aussi des massifs tout blancs et d’autres sont poudrés d’or. Je voudrais bien pouvoir rapporter des échantillons de cette végétation mais ce sont de grands arbustes sous lesquels nous passons ; je dois me contenter d’y cueillir des brindilles qui se fanent à mon corsage.

Nous nous arrêtons pour déjeuner dans une clairière. Rafaël est invité et fait honneur au menu. Les chevaux sont attachés à des arbres, à l’ombre, près du ruisseau ; ils prennent, eux aussi, un repos bien mérité.

Pour faire sa digestion, Henri part en chasse. Il tire un unique coup de fusil sur une bête grise de la taille, à peu près, d’un lapin. Rafaël, qui lui sert de chien, prétend avoir vu l’animal, atteint par la décharge, culbuter dans le ravin. Il veut descendre l’y chercher, nous l’en empêchons. Le gibier se signale par sa rareté. D’ailleurs nous sommes trop près de la route pour voir quoique ce soit, il faudrait s’enfoncer dans la Sierra.

Nous remontons à cheval et pénétrons plus à fond dans la gorge ; nous côtoyons un précipice au fond duquel gronde un torrent. Du point extrême que nous atteignons la vue est splendide : d’une part, sur le col sauvage qui nous domine, d’autre part, sur la vallée de Mexico qui, par l’échancrure, nous apparaît toute dorée, toute baignée de lumière. L’heure avance, nous ne pouvons pas aller plus loin… Et puis la montagne est loin d’être attirante… elle est noire comme de l’encre et me fait peur. Nous faisons faire volte-face à nos chevaux.

La route que nous suivons au retour est plus courte, plus découverte, plus fréquentée mais très pittoresque encore. Nous sommes à la Villa des Roses avant la nuit, après avoir fait environ trente cinq kilomètres. Henri est très fatigué, je suis rompue. Quant à Franz, malgré quelques petites éraflures, il ne songe qu’à jouer avec les amis qu’il retrouve.

Mexico: Février 1908

Mardi 4 Février

Journée de courbatures ; Henri est obligé de traîner la sienne à Mexico et à Tacubaya ; la mienne, moins soignée, persévère.

Mercredi 5 Février

J’accompagne Henri chez le Général Mondragon. C’est un jour férié, ce qui me procure le plaisir de faire connaissance avec la plus grande partie de la famille du général. Ce sont d’assez gentils enfants ; seul, Alphonse, un grand dadais de 16 ans, m’est antipathique.

Jeudi 6 Février

Je copie pour Henri un rapport du Commandant Fournier au Ministère des Affaires Etrangères. Ce mémoire indique assez exactement la situation actuelle des établissements métallurgiques français au Mexique. C’est Monsieur Dumaine qui a eu la complaisance de la prêter à Henri qui, à son tour, le communique à la Compagnie des Aciéries et, comme c’est un document confidentiel, … !!!

Dans l’après-midi, il pleut, c’est la première averse sérieuse que nous voyons tomber depuis notre arrivée au Mexique. Il paraît que c’est très rare de voir tomber de l’eau en dehors de ce qu’on appelle : "la saison des pluies" (juin – juillet – août) On dit que le climat se dérange mais on est heureux de respirer un peu de fraîcheur. Dans la plaine, la sécheresse est terrible.

Vendredi 7 Février

Henri part à 7 heures du matin pour assister à un tir. Il revient navré d’avoir vu comment le général a bricolé un vieux canon de Saint-Chamond qui n’était déjà pas fameux et qui, maintenant, ne vaut plus rien du tout. Les essais sont assez déplorables mais la Commission, composée des créatures de Mondragon et d’ignorants en matière d’artillerie, s’est montrée enthousiasmée.

Henri est terriblement pris depuis mardi, je ne le vois presque pas et les cours instants, qu’il passe à San Angel, sont consacrés au travail. Dieu veuille que les choses avancent !

Samedi 8 Février

Le temps est orageux. Henri travaille comme un nègre, Franz est très énervé ; au milieu de tout cela, j’ai une petite crise de nostalgie.

Dimanche 9 Février

Vers 9 heures et demie, nous prenons le train qui se rend à Mexico en passant par Churubusco. Le trajet entre San Angel et la cathédrale ne dure qu’une dizaine de minutes de plus que par l’autre côté et nous voyons ainsi de nouveaux aspects des environs de Mexico. De ce côté, le grand lac, qui occupait autrefois presque toute la vallée, n’est pas encore complètement desséché ; il y a des marais, des flaques, des lagunes. Cette eau donne de la fraîcheur ; la végétation est plus riante. Nous voyons même quelques prairies réellement vertes dabs lesquelles paissent de grands troupeaux. Nos yeux, déshabitués de cette teinte, la contemplent avec plaisir et le souvenir de notre Normandie est évoqué en même temps par les tous deux. Il est probable que, si les deux pays étaient côte à côte, ils se ressembleraient comme le Sahara peut ressembler aux jungles de l’Inde.

Sur le Zocalo (place de la cathédrale), nous changeons de tramway. Celui dans lequel nous montons nous emporte vers Notre Dame de la Guadalupe, le grand sanctuaire de la piété du Mexique, où nous allons entendre la messe.

L’histoire est, à peu près, celle de Lourdes. Dans un vallon sauvage des environs de Mexico, la Vierge se montra à un Indien, aussi pauvre que pieux, lui demandant la construction d’une église sur le lieu de son apparition. L malheureux homme s’épuisa en démarches et en supplications ; tous ceux auxquels il s’adressait le traitaient de visionnaire et de fou. Cependant la Vierge lui apparaissait toujours au même endroit lui renouvelant, à chaque fois, l’expression de son désir. Finalement, elle lui donna un gage de sa mission : son propre portrait imprimé, je crois, sur le manteau de l’Indien. Devant la beauté surnaturelle de cette image, surtout devant les miracles accomplis par elle, on crut aux paroles de l’envoyé de Marie. On construisit une petite église où fut conservé ce portrait de la Sainte Vierge.

L’affluence des pèlerins rendit bientôt nécessaire l’élévation d’une grande basilique ; elle est au pied de la colline qui domine encore le sanctuaire primitif. Nous priâmes dans les deux églises. C’est dans la plus grande que nous entendîmes la messe devant l’image miraculeuse qui, richement encadrée, domine le Maître-Autel. Nous entrâmes au milieu de la grande messe et ce qui me frappa ce fut la multitude de lumières qui brûlaient dans le sanctuaire. Outre celles qui, pendant des voûtes qui s’enroulaient autour des colonnes, illuminaient l’autel, presque chaque assistant tenait un cierge.

Toutes ces flammes, qui vacillaient sur la foule prosternée, donnaient un aspect étrange et saisissant à l’intérieur de la basilique. On y respirait, en quelque sorte, une atmosphère de feu. Nous nous agenouillâmes, sur les dalles, au milieu des Indiens et des Indiennes qui priaient avec ferveur. Des familles entières viennent de très loin en pèlerinage avec leurs enfants et leurs provisions. Aussi, il se passe, dans les coins, des scènes qui ne sont pas précisément pieuses mais dont la bonne Vierge doit sourire…

Le meilleur souvenir que Franz ramène de la Guadalupe est celui d’un manège de chevaux de bois, grossièrement taillés et harnachés à la Mexicaine, sur lequel il fit deux tours en attendant la messe.

Lundi 10 Février

Parti avant 7 heures du matin, Henri ne rentre que pour le dîner. Il assiste à des exercices de tir près du village de Santa Fe. En son absence, je travaille avec acharnement ; malgré tout, les heures me semblent lentes.

Mardi 11 Février

Réception du courrier de France dont le retard commençait à m’inquiéter. Heureusement il ne contient que de bonnes nouvelles au point de vue santé. Là-bas, au 23 janvier, on savait tout juste notre arrivée à Véra Cruz

C’est effrayant de penser qu’on est si loin les uns des autres et qu’il faut tant de temps pour se dire ce que l’on devient et ce que l’on pense !

Henri passe encore sa journée loin de San Angel Il suit, à cheval, les manœuvres préparatoires du grand tir qui aura lieu devant le Président de la République. Il a l’occasion de voir de quelle manière se comportent les généraux dans l’exercice de leurs fonctions ; ils commandent leurs régiments en costume de tennis !

Mercredi 12 Février

La villa des Roses va exploser un de ces jours ; encore deux nouveaux arrivés : Monsieur Gilbert et sa fille que Madame Roux est parvenue à caser très mal en attendant des départs qui n’ont pas l’air de se préparer. La jeune-fille couche dans la chambre même de Madame Roux, derrière un paravent, dans un petit coin où elle a transporté sa bible et le portrait de sa mère. Elle parle bien français. Pour donner une niche au père, il  a fallu renvoyer notre voisin, un pauvre bonhomme bien tranquille, maigre comme un hareng, qui passait tout son temps à dessiner. Quel type que ce Monsieur Gilbert ! Il serait à photographier dans sa graisse importante mais, pour avoir le personnage au complet, il faudrait pouvoir enregistrer sa petite voix fausse qui vient de la tête et son accent impayable lorsqu’il parle le français. Par malheur, notre nouveau voisin ronfle comme un ogre.

En ce moment, nous avons ici un choix de types vraiment drôles ; on peut faire des études de races et de mœurs.

De 5 à 7, nous sortons. Depuis dimanche, c’est la première fois que j’ai Henri en dehors du temps passé à table ou au lit. Nous allons dans la brousse que nous avons traversée à cheval pour nous rendre à  Barranca. Nous n’allons guère qu’à trois quarts d’heure de la maison et, cependant, nous suivons un chemin dont la sauvagerie impressionne surtout à cette heure où les montagnes d’Ajusta sont éclairées en arrière et détachent leurs sommets déchiquetés, d’un noir intense, sur le ciel clair. Le sol est formé de coulées de laves. Quelques poignées de terre, apportées dans les fentes, ont permis à une végétation particulière de croître en cet endroit. Le seul grand arbre est le Pirù (faux poivrier) au feuillage de dentelle, aux grappes de corail. Quelques magueys, quelques fougères et des masses de cactus gigantesques complètent cette flore étrange avec un arbuste sans feuilles aux branches lisses, gris argent, sinueuses qui semblent un bouquet de serpents.

Oh ! cette fois, nous nous sentons vraiment bien loin, bien loin ! La nuit tombe ! Dans le crépuscule, cette nature farouche nous fait peur et nous charme. C’est une impression dont nous voudrions faire profiter ceux que nous avons laissés en France. Malheureusement, la photographie ne sera jamais capable de l’évoquer ; la peinture, elle-même, serait impuissante car il se dégage des effluves chauds et troublants de cette lave inondée de soleil pendant douze heures et de ces plantes qui semblent avoir des âmes de fauves.

Jeudi 13 Février

A noter une visite de Bret accompagné de deux de ses amis qu’il me présente : un Monsieur Chevrion et un Monsieur de Villène, lié très intimement avec un des nombreux docteurs de Tante Danloux. Très aimables ces messieurs ! très distingués, très hommes du monde !

Ensuite visite des cousins Rousselon, autre genre de types, devenus franchement mexicains en une vingtaine d’années, mais plein d’affabilité pour la "Famille" dont je leur semble une ambassadrice. Ce sont des personnages connus ici et ils ne demandent qu’à mettre leur influence à notre service.

Vendredi 14 Février

Matinée passée à Mexico devant les boutiques du beau quartier ; achat de cartes postales, station sur le Zocala dans l’attente d’Henri qui est au Ministère. Après-midi consacré à la correspondance.

Samedi 15 Février

Henri, toujours très pris, rentre cependant un peu plus tôt. Nous retournons dans la brousse, pas bien loin ; nous nous asseyons dans un petit coin étrange et joli qui semble un morceau de serre. Dans un doux farniente, nous regardons le jour mourir.

Dimanche 16 Février

A 5 heures et demie, réveil ; à 6 heures, lever. Henri part à Mexico où il assiste à la messe, envoie un câblogramme et loue une voiture.

Pendant ce temps, je m’habille, j’habille Franz, je vais aussi à l ‘église.

A 9 heures 30, nous nous retrouvons à Chapultepec. Le bois que nous traversons dans notre calèche découverte est délicieux à cette heure fraîche. Nous remarquons des arbres splendides, aux troncs énormes, au feuillage souple et léger. Leur nom indigène, que je n’ai pas pu retenir, signifie : "le vieux de l’eau".

Nous traversons ensuite un désert de sable dans lequel les roues de notre voiture enfoncent profondément tandis que le soleil nous rôtis. Nous arrivons aux tribunes d’où nous devons assister à la revue d’artillerie, préparée par le Général Mondragon pou éblouir le Président de la République, les Ministres et le vulgaire "populo" dans le but d’obtenir plus facilement les crédits nécessaires à de nouvelles commandes d’artillerie. Henri connaît depuis longtemps tout ce qui se passe…

Quant à moi, incapable de juger la valeur des manœuvres, la rapidité et l’exactitude des pointages, je m’amuse seulement du bruit, de la fumée qui jaillissent. C’est un feu d’artifice où l’œil est moins occupé que l’oreille. En résumé, je trouve que c’est bien peu de choses ; nous plaignons les gens qui sont venus de loin, sous le soleil, pou voir cela ; nous nous plaignons, nous-mêmes, de n’avoir pu éviter cette corvée. Et ces épreuves auront coûté au moins une centaine de milliers de francs au gouvernement ! Une revue à Longchamp, le 14 juillet, est infiniment plus intéressante. Nous constatons, une fois de plus, la mauvaise tenue des soldats qui sont fagotés, ne marchent pas au pas, portent leur fusil comme ils l’entendent.

Toutefois, aux dires des Mexicains ou des étrangers fixés ici depuis longtemps, l’armée a fait d’énormes progrès durant ces dernières années ; elle n’est plus reconnaissable. Il a fallu des efforts inouïs pour obtenir des soldats indigènes ce qu’ils donnent à l’heure actuelle.

Dans la tribune, auprès de nous, il y a un vieux général qui parle français ; il passe à Franz à son ordonnance, resté sur les marches, et cette étrange bonne d’enfant improvisée soigne Franz tout le temps des manœuvres qu’il voit ainsi du premier rang.

Nous revenons à pied jusqu’à Chapultepec et nous sommes de retour à San Angel suffisamment tôt pour secouer notre poussière avant le déjeuner. Nous sommes encore à table lorsqu’on nous annonce Madame Dumaine et son fils aîné. Le Ministre, retenu par une réunion officielle, n’a pu les accompagner. Très charmante et très élégante comme toujours ? Madame Dumaine me paraît encore plus jeune que la première fois.

Lundi 17 Février

Au soir, une délicieuse promenade dans une "heurta" (verger) sous des pommiers en fleurs ; dans l’air, une odeur exquise de printemps ; sur la terre, une herbe douce qui commence à verdir ; au-dessus de nous, des branches lourdes de pétales blancs ou roses ; dans nos âmes, une sensation de fraîcheur et de calme.

Mardi 18 Février

J’ai des remords. Depuis que j’ai été prise du fou rire à table, avant hier, le pauvre Monsieur Gilbert n’ose plus me parler. Certes il était irrésistible, on aurait dit un chien aboyant à la lune, mais c’est un si brave homme que je suis navré qu’il ait compris la cause de mon hilarité.

Les courriers de l’après-midi nous apportent une carte postale sur laquelle nous nous reconnaissons « en revenant de la revue ». L’instantané m’a fixé dans une pose peu avantageuse : un pied en l’air, relevant ma robe aussi haut que possible à cause de la poussière et grimaçant sous le grand soleil.

Heureusement, Henri est bien, dans sa belle redingote neuve ; Franz se devine seulement derrière son père à un bout de chapeau, un col marin et deux petites pattes.

Mercredi 19 Février

Nous sommes équipés, bottés ; le déjeuner est disposé dans les fontes des selles ; nous allons sauter sur nos chevaux pour gagner le « Déserto » lorsqu’un coup de téléphone nous arrête. Henri est demandé immédiatement au Ministère de la Guerre. Il faut renvoyer les caballos… Henri est furieux, Franz navré, j’en prends assez facilement mon parti.

Dans l’après-midi, sous un orage menaçant, je me rends à la Colonia Roma pour faire ma « cour » à Madame Dumaine dont c’est le jour de réception. Accueil des plus gracieux, on me sert tout un lunch.

Jeudi 20 Février

Il y a deux mois, date pour date, que nous avons quitté le nid, en y abandonnant deux petits oisillons chéris vers lesquels notre pensée s’envole souvent – oh, bien souvent et avec tant de tendresse !

Rien encore ne nous fait prévoir l’heure du retour ; il faut nous armer de patience. En songeant aux nombreux jours qui nous séparent encore de la douce réunion avec tous ceux que nous aimons, je me sens un peu lasse et découragée. Par bonheur, Henri peut disposer de son après-midi ; il m’arrache à ma nostalgie.

Aussitôt après le déjeuner, nous filons sur Mexico. Nous errons un peu dans un quartier inconnu avant de retrouver le tramway d’Ixtacalco dans lequel nous grimpons et qui nous entraîne à travers des faubourgs populeux jusqu’au canal de Santa Anita. Avant de quitter la ville, nous passons sur une place où se dressent les statues colossales de deux Aztèques : "les ancêtres".

Puis le petit tramway longe le canal sillonné par mes innombrables bachots de maraîchers des jardins flottants. La région que nous traversons a été conquise petit à petit sur l’immense lac primitif. Les Indiens ont relevé la terre du fond, l’ont maintenue par des digues et ont utilisé le sol ainsi formé pour la culture des légumes et des fleurs. Entre toutes ces bandes de terre, il y a des canaux qui entretiennent une grande fraîcheur et servent de voies de communication. Aux abords de Mexico, le canal central est réellement pittoresque par son animation mais trop sale et trop encombré pour être esthétique. Il faut dépasser Ixtacalco pour qu’il retrouve un peu de calme et de limpidité.

Nous faisons, sur les bords plantés de beaux arbres, une promenade au cours de laquelle Henri prend trois photographies. L’heure nous pressant, nous revenons sur nos pas sans avoir épuisé le charme de l’endroit ; nous comptons bien y revenir et atteindre Ixtapalapa et peut-être Xochimilco, point où le canal meurt dans un lac immense. Nous emportons la vision d’étendues vertes, de champs de pavots roses et de canaux paisibles où, entre les plantes aquatiques, se reflète un morceau de ciel d’un bleu profond et intense.

Vendredi 21 Février

Courrier de France ! Deux mauvaises nouvelles ! Charlotte est malade. La maison que j’espérais habiter est louée. L’après-midi se traîne mortellement lente sans Henri qui, de son côté, a des soucis et des ennuis ; décidément, la vie a des heures bien grises ! Hier, nous étions dans la lumière, au milieu des grands arbres et des fleurs ; aujourd’hui, le vent souffle, le ciel est orageux et ma pensée est tourmentée et sombre. Il y a eu dans la nuit, entre 11 heures et minuit, un tremblement de terre. Nous dormions si profondément notre premier sommeil que nous ne nous sommes aperçus de rien.

Samedi 22 Février

A Mexico le matin, nous achetons, dans un des plus beaux magasins, une superbe coupe de bronze doré pour le général Mondragon en souvenir des expériences de dimanche passé. Nous voulons entrer au musée qui, malheureusement, est fermé le samedi et nous devins nous borner à parcourir les rues de la ville. C’est intéressant tout de même et cette flânerie à deux nous détend les nerfs. Nous sommes contents comme deux enfants d’avoir déniché dans une boutique quelques cartes postales un peu plus jolies que celles que nous avions achetées jusqu’à présent.

Encore un peu de fatigue et d’inquiétude morale vers le soir ; elles se dissipent après la réception d’un télégramme impatiemment attendu par Henri et surtout par le général Mondragon dont la mauvaise humeur s’accentuait de jour en jour et même d’heure en heure.

Dimanche 23 Février

Henri s’occupe de ses affaires le matin. Revenu pour la messe de 11 heures, il set libre pour la fin de la journée. Eugène Vincent, un jeune cousin établi au Mexique depuis un an, vient déjeuner avec nous et nous emmène ensuite chez un de ses oncles, Etienne Rousselon, à Popotla. Dans ce petit village, au milieu d’une famille très unie, nous prenons une leçon de philosophie, de sagesse, de modération.

La maison n’est ni grande, ni luxueuse ; le jardin manque d’ombrage mais le cousin Esteban est franchement heureux et fier de nous recevoir dans sa « casa » à lui. L’orgueil du propriétaire éclaire sa bonne figure expressive ; sa femme, qui ne dit pas un mot de français, fait de son mieux les honneurs ; les enfants sont rayonnants et entourent Franz de caresses admiratives.

Sur l’azotea, au centre d’un paysage grandiose que le soir commence à estomper un peu, les coupes de champagne s’emplissent et… se vident. On boit à la France, aux absents, au bonheur des présents. Jamais je n’ai absorbé tant de champagne. Franz est tout fou. Il embrasse sa cousine à bouche que veux-tu en voilà, tandis que celle-ci lui emplit les poches de gâteaux. Il faut repartir. Eugène Vincent tire une photographie destinée à perpétuer le souvenir de notre visite et on se sépare avec promesse de se revoir.

Nous allons faire un pèlerinage historique à l’ « arbre de la triste nuit » sous les branches duquel pleura Fernand Cortez. Son vaste tronc est tout creux mais ses branches, encore vigoureuses, découpent leurs feuilles légères sur le couchant d’or.

Lundi 24 Février

Nous passons notre matinée au musée. Ceux qui aiment l’archéologie et les antiquités ont de quoi se satisfaire ici. Il faudrait plusieurs journées pour examiner en détail les richesses entassées dans les quelques salles de ce musée.

Nous qui sommes des profanes, nous nous intéressons d’une manière plus superficielle à ces choses et, en trois heures, nous nous faisons, je crois, une idée à peu près exacte de l’architecture et de la sculpture aztèque. Nous voyons le fameux calendrier ou « pierre du soleil », les énormes jattes où étaient jetés, tout pantelants, les cœurs des victimes humanes, la pierre des sacrifices avec sa rigole pour l’écoulement du sang. Nous contemplons des dieux et des déesses étranges dont les noms sont aussi compliqués que leurs attitudes et leurs ornements symboliques.

C’est Quetzalcóatl, le dieu de l’air, représenté par une sorte de serpent emplumé, roulé sur lui-même comme un tourbillon. C’est Omécihualt, la déesse créatrice, Mictecacihualt, la déesse de la mort, Kinich-Kakino, Tzontemoc et bien d’autres. Souvent il y a beaucoup de finesse et de réalisme dans l’exécution de ces idoles. Quelques masques ont une intensité d’expression qui nous surprend.

Dans des vitrines, il y a des quantités de statuettes, de débris, de bijoux, de pointes de flèches, de vases et de plats aztèques.

Une salle est lugubre ; elle ne contient que des crânes et des ossements humains ; je suis péniblement impressionnée par la vue de deux petits cadavres d’enfants momifiés. Autre part, nous voyons une tête d’Indien réduite par un procédé précolombien aujourd’hui perdu. Ces têtes étaient des trophées de guerre ; elles sont beaucoup plus petites que le poing, on est saisi par ce phénomène qui semble incompréhensible et cause une sorte de malaise bizarre.

Nous passons assez rapidement dans les salles qui contiennent les souvenirs de Maximilien et de Juarez ainsi que devant les collections zoologiques. Je reviendrai là avec Franz qui peut voir ces choses là sans inconvénient et que je suis pressée d’aller retrouver à la Villa des Roses.

Dans l’après-midi, Henri est présenté au Président de la République.

Mardi 25 Février

Henri va trois fois à Mexico, ce qui représente à peu près cinq heures de voyage. Comme il passe un nombre de moments à discuter avec le Général de Mondragon et Rochette, la journée se trouve assez réduite. Nous pouvons néanmoins, entre 4 heures et demie et 7 heures, voir ensemble d’abord le jardin de Monsieur Chevrion qui se trouve presque en face de notre domicile actuel, puis la "Casa de Alvarado" à Goyoacan. Nous sommes pilotés par Madame Roux et accompagnés par les Gilbert. A notre station, nous jouissons de l’ombre donnée par un énorme "ahuate" ; nous admirons la profusion et la variété des fleurs et nous contemplons le panorama dominé par le pic sombre du volcan d’Ajusco.

Prenant ensuite sur la place le tramway qui se rend à Mexico en passant par Churubusco, nous descendons au bout de six ou sept minutes devant une maison dont nous avions déjà remarqué l’architecture au cours d’une de nos promenades. C’est la "Casa de Alvarado", propriété d’une Madame Nuttal dont j’entends le nom pour la première fois mais qui est, paraît-il, une savante archéologique connue. Nous sommes très gracieusement accueillis ; nous parcourons successivement toutes les pièces de ce petit musée. Des objets de toutes les époques et de tous les pays ont été réunis par cette femme intelligente et artiste. Il y a des choses que l’on s’attend peu à trouver ensemble et dont le voisinage cependant reste harmonieux.

La chose qui nous frappe est précisément l’ensemble parfait que forme cette maison du XVIIème siècle, ces antiquités aztèques, chinoises, grecques, ces meubles renaissances, ces idoles étranges, ces saints du moyen-âge, ces verrières, ces plantes grasses, ces fleurs fragiles et cette femme du XXème siècle qui parle huit langues et qui nous guide à travers ses salons ou les allées de son vieux jardin. Il serait indiscret d’examiner en détail tous les bibelots répandus ça et là ; il s’y mêle trop de souvenirs personnels ; nous ne pouvons que passer en nous imprégnant seulement des parfums du temps passé et des senteurs d’exotisme qui flottent dans l’atmosphère.

Le cabinet de travail de Madame Nuttal, son sanctuaire, nous séduit particulièrement ; il ouvre sur une azotea décorée de plantes et de fleurs d’où l’on jouit de la vue du jardin. La verdure sombre des arbres séculaires fait ressortir l’éclatante blancheur des arômes et les teintes variées des roses. Un énorme yucca dresse sa silhouette étrange au milieu des cyprès et, au loin, le cercle des montagnes bleues arrête nos regards.

Nous prenons le thé dans la salle à manger construite dans la partie supérieure de l’ancienne chapelle. Elle est étrange cette salle à manger éclairée par des verrières anciennes ; malgré nous, nous sommes envahis par une sensation religieuse ; il nous semble qu’on doit y parler tout bas, que le rire n’y doit pas résonner, qu’y manger et y boire constituent presque un sacrilège. Ce qui nous cause cette impression, c’est sans doute l’éclairage très tamisé et aussi le parfum des fleurs d’orangers et de jacinthes qui se trouvent dans cette pièce. Le thé est servi dans des porcelaines de Chine aux tons délicats et si fines, si transparentes que j’ose à peine toucher ma tasse.

Il paraît qu’il ne reste que très peu de choses de la vraie "Casa d’Alvarado", le compagnon de Cortes. Quelques pans de murs seulement ont été pris dans la construction du XVIIème qui, elle, n’a eu besoin que de petites restaurations lorsque Madame Nuttal l’acheta, il y a quelques années.

Mercredi 26 Février

Journée très calme pour moi et suffisamment occupée pour Henri dont les affaires sont en mauvaise passe. Il faut lutter ferme pour les intérêts de la Compagnie. Le malheur est que les gens de ce pays-ci ont de doubles visages ; on ne peut pas savoir au juste ce qu’ils ont dans le ventre. Nous sommes obligés de faire des conjonctures et Henri doit être prudent dans tous ses actes et dans toutes ses paroles. Il faut avoir l’âme d’un diplomate ou mieux encore celle d’un policier pour réussir ici.

Jeudi 27 Février

Triste anniversaire ! Notre pensée s’envole en France.

Dans la matinée, nous faisons une jolie promenade, sur les bords d’une barranca. Nous découvrons encore quelques coins pittoresques que nous ne soupçonnions pas si voisins de nous. Henri essaye d’en fixer le souvenir avec son appareil photographique, mais la couleur manquera et c’est elle surtout qui fait le charme de ce pays lumineux mais aride et pauvre.

Vendredi 28 Février

Les heures de ma matinée sont absorbées par la correspondance et par les soins que nécessite une purgation donnée à Franz. Il est bon d’avoir des occupations qui empêchent de sentir le poids de l’exil mais j’aimerais bien, d’un autre côté, pouvoir profiter un peu mieux de ce voyage lointain que nous ne renouvellerons sans doute pas. Les Gilbert, arrivés bien après nous, ont déjà fait des excursions en masses.

Ils sont allés, la semaine passée, à Cuernavaca ; aujourd’hui, ils sont à Puebla et reviendront dans trois jours après avoir visité cette ville puis Amacameca et Popopark et avoir vu l’autre face du Popocatépetl qu’on dit encore plus belle que celle que nous contemplons journellement. Impossible de les imiter. Je ne veux pas voyager seule et Henri est enchaîné ici par sa conscience. Il n’est pas toujours occupé mais toujours susceptible de l’être ; il faut rester ici pour répondre aux coups de téléphone du général qui use de cet appareil à propos de tout et surtout de rien.

Henri est présenté au Ministre de la Guerre : le Général Cossio, qui approuve tout ce qu’on lui soumet mais ne s’engage à rien, se retranchant toujours derrière cette phrase : « Nous n’avons pas d’argent ! » ; le Président de la République l’ayant déjà servie plusieurs fois lundi dernier, nous désespérons presque d’emporter une commande.

Occupé par ses affaires, Henri ne revient pas déjeuner ; j’ai alors, comme voisin de table, Monsieur Bénard, architecte français, venu ici pour l’édification d’un palais législatif qui sera, dit-on, le plus splendide du monde entier. Les plans donnent l’idée d’une construction gigantesque, dans le style gréco-romain ; les matériaux seront les meilleurs et les plus riches. Enfin, le projet est estimé à soixante dix millions de piastres, ce qui fait plus de cent soixante quinze millions de nos francs. Depuis cinq ans les travaux sont commencés et les fondations ne sont pas encore terminées. Aussi, Monsieur Bénard se demande s’il verra la fin de cette œuvre colossale.

En partant, Monsieur Bénard dit qu’il reviendra souvent déjeuner à la Villa des Roses pour retrouver la nièce de son cher grand Maître Duban, paroles très aimables auxquelles je ne me laisse pas prendre : je sais qu’il se fait construire une villa à Mixcoac et qu’il est obligé de surveiller de près les travaux. Nous causons beaucoup des Machard.

Dans l’après-midi, neuf lettres de France. Les nouvelles de Charlotte sont meilleures mais nous sont encore un grand sujet d’inquiétude. J’achève la lecture d’un livre prêté par Madame Roux. Cette "Mort de Corinthe" (André Lichtenberger) est un tableau saisissant de l’invasion romaine en Grèce. Le roman qui y tient peu de place est cependant une fraîche mais douloureuse idylle au milieu de cette page sanglante de l’histoire.

Samedi 29 Février

Nous comptions être libres et, en nous levons, nous combinions une promenade. Henri n’était pas encore habillé que le Général Mondragon lui avait déjà téléphoné deux fois. Pendant le petit déjeuner, un autre coup de téléphone. C’est Rochette à son tour. Il faut qu’Henri parte immédiatement, à "horita" comme on dit ici.

Pour me consoler, je raccommode des chaussettes, opération urgente mais presque prosaïque. Monsieur Bénard vient déjeuner et, cette fois, Henri fait sa connaissance. Il a l’air d’un brave homme ; malheureusement, il serait, je crois, assez disposé à "manger du curé" ; oh ! pas avec le même acharnement que Madame Roux, mais c’est un morceau qui ne lui déplait pas et cette tendance empêche qu’il vous soit tout à fait sympathique. Il connaît Monsieur Lacau, Monsieur Brunet-Desaines, es tas de gens qui sont aussi nos amis.

Dans l’après-midi, laborieuse traduction à deux d’une dépêche de la Compagnie puis courte promenade après laquelle Henri se remet au travail qu’il prolonge jusqu’à 11 heures avec une interruption, strictement nécessaire, pour dîner.

Mexico: Mars 1908

Dimanche 1er Mars

Visite aux Mondragon. Pendant notre absence, Franz qui était resté sous la garde de Madame Roux reçoit cinquante sous d’un ami des Fernandez que nous avons surnommé : "Coco bel Œil" ; je suis fort mortifiée en apprenant cela, on me calme un peu en me disant que c’est ici un usage les jours de fête… or, nous sommes le dimanche gras, c’est jour de carnaval et j’aurais tort de m’offusquer.

Lundi 2 Mars

Franz est conduit dans les collections zoologiques du musée. Chose bizarre : il s’intéresse beaucoup plus aux bêtes qu’il connaît déjà qu’à celles qui lui sont inconnues. La vue d’un lézard empaillé le passionne, il reste froid devant un énorme gorille et devant les reproductions des animaux antédiluviens.

Après-midi assez calme sauf pour Henri qui ne rentre dîner qu’à 9 heures et demie.

Théotuthuacan

Mardi 3 Mars

Il fait nuit noire, il est juste 4 heures et demie du matin lorsque Pancho frappe à notre porte. Je me jette à bas du lit car je n’ai pas un instant à perdre. Henri qui a moins de choses à faire flanôtte quelques minutes avant de se lever. Nous sommes exacts au rendez-vous ainsi que Monsieur Gilbert et sa fille. Seule Madame Roux se fait attendre et nous manquons le train de 6 heures moins 10 que nous devions prendre. Nous montons dans celui de 6 heures en compagnie des "pédalos" car c’est une 2ème classe, "une boîte à poux" mais nous n’avons pas la liberté d’être difficile si nous voulons aller à Théotithuacan : c’est notre dernière chance d’arriver à la station du Ferrocarril avant le départ du train de Véra Cruz. Pancho nous accompagne, portant dans deux grands paniers de quoi nourrir et désaltérer dix personnes.

Lorsque le tramway de San Angel s’engage dans la grande plaine de magueys qui s’étend de Coyoacan à Mixcoac, le soleil n’est pas encore levé ; il éclaire en arrière les deux grands volcans qui se détachent en très sombre sur un fond d’or clair. En cet instant, on ne soupçonne pas les neiges qui couronnent leurs sommets. L’Ixtaccihuatl a réellement le profil d’une femme étendue, quant au Popocatépetl il ressemble aux images du Fuji Hama, le volcan japonais qu’on voit sur les plateaux de laque, les porcelaines, les velours peints. Le spectacle est réellement d’une beauté grandiose et une fois de plus mon petit mari me dit : « Il faudra que nous nous levions de bonne heure à partir de maintenant pour jouir de ces minutes matinales, les plus exquises avec celles si brèves du crépuscule », résolution dont je connais la valeur.

Nous arrivons trois minutes seulement avant le signal du départ et nous sommes emportés d’abord à travers les faubourgs de Mexico puis la banlieue et enfin la campagne. Entre la ville et la sanctuaire de Guadalupe, au pied duquel nous passons, nous voyons les restes d’un grand chemin de croix, très vieux, presque en ruines. Chaque station est un monument que nous prenions pour une fontaine. Plus loin, nous apercevons, dans la brume matinale, le scintillement du lac de Texacoco, une immense bande d’argent liquide tachetée de points noirs qui sont les barques des pêcheurs. Et toujours l’encadrement merveilleux des montagnes lointaines dont les silhouettes volcaniques donnent un caractère particulier à tous les paysages qui se succèdent devant  nos yeux.

Dans les plaines arides, poussiéreuses, ça et là quelques troupeaux et quelques cabanes de boue, un peu de vie dans cette morne sécheresse.

Les faux poivriers deviennent plus nombreux, l’herbe est plus verte, c’est la vallée de Teotihuacan où s’élevait, il y a tant de siècles qu’on n’en sait pas le nombre, la ville Sainte dont nous allons visiter les vestiges.

A la gare, nous prenons un Indien qui nous servira de guide et aidera Pancho à porter les provisions.

En face de nous, débarrassée complètement des terres et des végétaux qui la recouvrait, se dresse la pyramide du Soleil, la plus haute du monde après celle de Kheops (Egypte) qu’elle dépasse de beaucoup en superficie de base. C’est vers elle que nous nous dirigeons, avec quelques détours pour annoncer notre arrivée à Espiridion, connaissance indienne de Madame Roux, et pour voir l’église de San Sébastiano, vieille construction espagnole dont les murs extérieurs ont été décorés d’une manière naïve par les indigènes. Ils se sont amusés à introduire dans le ciment des petits morceaux de lave foncée à l’aide desquels ils ont tracé des dessins enfantins. Il y a là des bonhommes et des bonnes femmes étranges, le portrait du soleil et de la lune, des cactus, des magueys, toutes sortes d’animaux, d’instruments de musique. On dorait des pages crayonnées par un bébé de 6 ans. C’est très drôle et c’est très touchant aussi !

Après quelques minutes d’attente devant l’entrée du territoire des fouilles gardée militairement, on nous apporte la permission de circuler sous la conduite d’un Indien (soldat ou travailleur ?).

Nous sommes au pied de la pyramide du soleil qui nous écrase de sa masse colossale. Malheureusement, nous ne pouvons la gravir, toute une partie des escaliers ayant été anéantie par un archéologue qui voulait pénétrer au centre de la pyramide dans l’espoir d’y découvrir des trésors. Jusqu’à présent toutes les recherches des savants ont abouti à la constatation que ces pyramides sont en maçonnerie pleine et servaient seulement de piédestal à un tout petit temple contenant la statue de l’Idole.

Les cérémonies se déroulaient au pied de la pyramide, sur les escaliers et les plates-formes car c’est une succession de pyramides tronquées qui forme ces monuments. Les processions les gravissaient par un escalier monumental conduisant à la première plate-forme. Cet escalier se séparait en deux pour atteindre la deuxième plate-forme, se rejoignait pour monter à la troisième, se séparait à nouveau, etc.

Les sacrifices s’offraient au sommet. Aux angles de chacune des pyramides tronquées, on a retrouvé, enfermé dans la maçonnerie, un cadavre d’enfant (seize pour la pyramide du  qui est à quatre étages).

Chaque temple avait son dieu et ses prêtres qui, d’après ce que l’on croit, vivaient en commun dans un palais au pied de la pyramide. Ce qui en reste est bien peu de choses : le dallage et des fragments de murs rasés à soixante quinze centimètres à peu près du sol. On peut voir seulement le plan de la demeure, aux pièces nombreuses mais très petites, aux portes étroites, aux murs épais, revêtus de stuc, enduit d’une couleur rouge foncé qui subsiste encore en plusieurs endroits.

D’après quelques objets retrouvés dans cette casa et des ossements calcinés, on croit que la ville fut détruite par une catastrophe dans laquelle l’incendie a joué un grand rôle mais aucune lumière historique n’éclaire la fin de cette ville sacrée ; on suppose seulement une invasion ennemie qui, victorieuse, aura tout saccagé et brûlé sur son passage. Tout ce que l’on sait (ou croit savoir) c’est que ces monuments remontent à la civilisation toltèque bien antérieure à celle des Aztèques. La religion de ce peuple était astronomique : il adorait les astres et les forces de la nature. D’après les dernières découvertes, on croit que la pyramide du Soleil était consacrée au dieu du Vent, divinité redoutée dans ces parages.

Pendant que nous sommes au milieu des ruines, nous voyons arriver une voiture légère emportée par deux chevaux fringants au milieu de la brousse et escortée par quatre cavaliers qui galopent dans un tourbillon de poussière. Un homme en descend et s’incline devant nous. C’est Salvador Batrès, le pseudo fils du directeur des fouilles. Je serais embarrassée s’il me fallait fixer l’âge de cet homme ; la figure est imberbe mais la carrure puissante est celle qu’un homme de 40 ans. C’est un colosse très brun qu’à première vue on jugerait bon enfant mais qui, paraît-il, a un caractère d’une violence terrible.

Nous suivons la "Via Lagrada" appelée aussi "Via de Los Muertos" ; elle est bordée par de petits pyramides et aboutit à la pyramide de la Lune, celles-là et celle-ci encore recouvertes de la rare végétation d’herbe et de cactus qui les a envahies après la destruction de la ville sainte. Cependant l’une de ces pyramides est quelque peu déblayée ; des ouvriers y travaillent, nous montons sur les échafaudages et pouvons contempler de près quelques restes de peintures antiques. Les teintes ont conservé beaucoup de fraîcheur et de vivacité ; malheureusement le stuc s’est écaillé, on ne peut pas avoir un ensemble.

Un grand ouragan a, il y a deux jours, emporté le toit du hangar qui abritent ces précieuses peintures, les échafaudages se sont écroulés brisant, dans leur chute, tout le revêtement d’un pan de muraille.

Nous n’escaladons pas la pyramide de la Lune sur laquelle les hommes de notre siècle ont à peine porté la main jusqu’à présent ; il n’y a été fait que quelques sondages pour reconnaître l’existence d’une construction sous les quelques mètres de terre apportés par les vents et les pluies.

Un sentier serpente sur les flancs de ce monticule mais le soleil a maintenant une ardeur qu’aucun de nous ne se soucie d’affronter. D’ailleurs Salvador Batrès est pressé de nous conduire en un autre point des fouilles, dans un souterrain découvert il y a peu de semaines.

Madame Roux, Minnie Gilbert et moi, nous montons dans le buggy attelé aux chevaux qui piaffent d’impatience et que l’on est obligé de maintenir aux naseaux pendant que nous nous installons. Salvador nous conduit. A chaque instant, je crois que nous allons verser ; notre allure est fantastique, nous rebondissons sur les pierres, nous dégringolons dans les trous, nous grimpons des talus. Et tout cela dans un galop de vertige, au milieu d’un nuage de poussière, avec l’inévitable escorte qui, devant et derrière nous, semble être prise aussi de folie. Je pense aux chars antiques lancés dans une course, il me semble frôler la mort. Mais Salvador conduit en maître et sourit imperceptiblement chaque fois qu’un cri étouffé échappe à l’une de nous.

A la faible lueur de quatre bougies, nous nous promenons dans le souterrain où règne une fraîcheur exquise mais sans doute malsaine pour ceux qui viennent de la fournaise de la brousse aussi la visite est-elle abrégée.

D’ailleurs il n’y a là que des pièces vides, sans aucun ornement, des sortes de caves. Nous remontons dans le buggy et, en quelques minutes, nous arrivons devant la demeure particulière des Batrès où l’on nous attend ; sabre au clair, l’officier salue notre entrée, les soldats présentent les armes ; on s’imagine arriver chez quelque petit souverain de rien du tout qui s’amuse à copier les usages des cours.

La demeure où nous pénétrons n’est qu’un pied à terre où le directeur des fouilles vient passer deux ou trois jours chaque semaine pour surveiller les travaux. Sa véritable habitation est à Mexico ; on la dit merveilleusement meublée d’objets anciens volés un peu partout. Car, il paraît que ce Batrès est une canaille, un homme sans aucune conscience que Porfirio Dias est obligé de supporter pour des raisons peu honorables. On nous a raconté sur son compte bien des histoires où il y a sans doute une part de calomnie. Néanmoins on devine dans cet intérieur des choses bizarres, choquantes.

Il faut faire bonne figure et serrer les mains qui nous sont tendues avec d’aimables paroles de bienvenue. Monsieur Batrès est un gros homme, pas distingué du tout, plein de lui-même mais qui n’a pas l’apparence du scélérat qu’on nous a annoncé. Il raconte avec cynisme quelques-uns uns de ses trafics les plus inadmissibles. Madame Batrès, qui ne parle pas français, sourit perpétuellement ; Salvador, dans un coin, s’éponge. De temps en temps, un officier entre, toujours sabre au clair ; on entend une sonnerie de clairon, un roulement de tambour. Le salon est frais mais plus que simple avec ses meubles de rotin, son guéridon de peluche rouge et son gigantesque phonographe.

On nous invite à déjeuner, on insiste, on parle d’huîtres arrivées le matin de Véra Cruz Madame Roux, qui connaît les habitudes mexicaines, sait qu’il ne faut pas accepter ; elle demande la permission de faire apporter notre repas dans une grotte, propriété particulière de Batrès.

Cette grotte, qui n’est qu’à une dizaine de minutes de la pyramide du Soleil, est très spacieuse et suffisamment ouverte pour que l’air y soit pur et tiède. Nous y passons une bonne heure dans une demi-obscurité qui nous repose. Les paniers se vident et nous aurions tous le même désir de sieste lorsque le gardien des grottes vient nous annoncer que la voiture nous attend pour nous conduire à nouveau chez Batrès.

Oh ! cette seconde visite ; nous luttons contre le sommeil ; Monsieur Gilbert est vaincu à plusieurs reprises dans ce combat ; nous étouffons des bâillements, nous faisons des efforts inouïs pour dire des mots derrière lesquels il n’y a aucune pensée. Nous sommes reçus, cette fois, par Madame Antonia, Secrétaire de Batrès (en réalité, sa maîtresse depuis dix huit ans). Cette madame Batrès de la main gauche est une Française mille fois plus influente que la vraie femme ; c’est elle qui dirige tout. C’est une grosse commère très brune qui n’a pas l’air d’avoir froid aux yeux ; elle parle peu mais écoute tout, surveille tout et, lorsque Batrès nous fait voir ses collections, elle ne perd pas de vue les objets qui passent de main en main.

Elle ne peut cependant l’empêcher de nous donner quelques bibelots sans valeur. J’emporte, pour ma part, deux flèches d’obsidienne, une tête d’ociloth en terre cuite, un petit plomb pour tendre le fil des fileuses et une coquille de nacre (un ex-voto) trouvée au sommet de la pyramide du Soleil. Avant de partir, nous goûtons au pulque ; c’est moins mauvais que nous pensions mais je n’en ferais pas ma boisson ordinaire ni même celle des jours de fête ; deux gorgées me suffisent.

Monsieur Gilbert et Henri montent sur des chevaux et ont chacun l’escorte d’un membre de la maison militaire de Batrès ; les femmes sont en voiture. Toute la cavalcade s’arrête devant le musée d’Espiridion. Ce brave Indien, en labourant un tout petit champ qui lui appartenait, a découvert l’emplacement d’une maison toltèque ; il la montre aux étrangers auxquels il vend aussi des objets trouvés dans ses fouilles ou des reproductions faites par lui sur des antiquités toltèques ou aztèques. Ce personnage, un notable du petit hameau de San Juan Téotihacan, est un type fort amusant avec sa physionomie mobile, ses yeux brillants, ses gestes expressifs.

Nous nous accroupissons sur des nattes en paille de maïs pendant qu’il nous raconte ses histoires. Pour mon compte, je n’y comprends pas grand chose ; je saisis seulement qu’il mentionne des faits antérieurs au déluge. Nous lui achetons une certaine quantité de débris ; il est si ravi qu’il nous conduits dans sa maison particulière pour nous faire admirer une peinture sur laquelle il travaille depuis une demi année. C’est un guerrier toltèque qui ne manque pas d’allure.

Pour la première fois, nous entrons dans une hutte d’Indien ; dans celle-ci, tout est propre mais si pauvre, si misérable ! Pas de lit, seulement une natte de paille. Nous touchons le plafond de nos têtes ; les poutres qui maintiennent le toit de terre et d’herbe sont carbonisées. Dans un coin une crèche relativement merveilleuse pour le dénuement du lieu, quelques hardes, quelques ustensiles de ménage en faïence grossière ; c’est tout. La femme d’Espiridion est gentille, presque jolie ; elle a de beaux yeux très doux, des lèvres fines qui s’ouvrent sur des dents charmantes de forme et de blancheur. Ces gens là sont heureux. Oh ! qu’il leur faut peu de chose ! Dehors e grand soleil qui verse une pluie de feu et le vent terrible qui soulève des tourbillons de sable que nous voyons monter en colonnes dans l’azur profond.

Longue attente à la gare. Retour avec tout le poids de la fatigue de cette longue journée dans un train bondé où nous avons de la peine à trouver des places.

Une note amusante : nous allons de la gare du Ferrocarril à une station du tramway de San Angel dans une automobile où nous sommes empilés comme des sardines mais qui fend l’air sa bruit, sans secousses.

Mexico : Mars 1908

Mercredi 4 Mars

La matinée suffit à peine pour secouer la poussière rapportée de Teotihuacan. A 4 heures, nous allons dans le pédragal pour photographier des cactus. Un énorme nuage de sable passe dans le ciel, assombrissant tout, voilant le soleil comme un écran ; nous tirons néanmoins trois plaques mais sans confiance.

Jeudi 5 Mars

Bonne journée de travail, terminée par une très courte promenade. Après le dîner, nous restons un instant au jardin dans la nuit pure illuminée de milliers d’étoiles.

Vendredi 6 Mars

Rien à noter si ce n’est que les Mexicains sont, pour la plupart, des voleurs et des menteurs. La constatation de leurs défauts jette Henri dans de grands accès d’indignation. Les affaires sont de plus en plus embrouillées ; tous ceux qui s’en mêlent cherchent exprès à les rendre obscures pour pouvoir tripoter à leur aise. Cela dégoûte profondément mon petit mari obligé de consentir à tous ces trafics louches et qui en est réduit à ne souhaiter qu’une chose : c’est que son honnêteté à lui ne soit pas suspectée.

Nous faisons nos adieux aux Gilbert qui eux ont l’air de bien braves gens. Nous perdons un voisin très tranquille malgré quelques ronflements nocturnes. Qui va lui succéder ?

Cuernavaca

Samedi 7 Mars

Franz ayant eu un fort accès de fièvre dans la nuit, nous sommes très perplexes au réveil. Toutes nos dispositions ont été prises pour un petit voyage à Cuernavaca. Si nous ne partons pas, l’excursion sera encore ajournée indéfiniment et peut-être serons-nous obligés d’y renoncer. Après avoir pris la température de Franz redevenue normale et sur son assurance qu’il ne se sent plus malade, nous nous décidons au départ.

Nous allons chercher notre train à Mixcoac où un écriteau indique seul la station. Il y a beaucoup de monde, néanmoins nous trouvons trois places assez voisines dans un grand compartiment de première analogue à ceux dans les quels nous avons voyagé sur la ligne de Véra Cruz

Les compagnies sont différentes mais le matériel est le même, assez peu confortable. Il faut reconnaître, par contre, que les voyages ne sont pas ruineux ; on nous fait faire cent kilomètres pour une somme d’environ huit francs par place entière.

La route est réellement belle, très variée Après avoir longé le Pédragal qui termine la vallée, le train monte en lacets le long des flancs de l’Ajusco. Il y a, dans la partie basse, des bois de chênes, de frênes assez rabougris dont les feuillages sont revêtus, à cette époque, des riches teintes de nos automnes. On ne voit plus de magueys mais une autre espèce d’aloès d’un vert moins froid, quelquefois tachetés de jaune, qui n’atteignent pas les dimensions de la plante à Pulque.

Plus haut, nous entrons dans des forêts de conifères dont les cimes sombres se détachent brutalement sur l’azur du ciel. Par moment, nous traversons une place dénudée de végétation et alors, au-dessous de nous, la vallée de Mexico nous apparaît, noyée dans les brumes matinales. Nous longeons des précipices à pic qui me font souvenir, dans un frisson, du gouffre de l’Infernillo sur la route d’Orizaba.

Nous voici sur la crête de la Sierra d’Ajusco qui est, elle-même, un petit plateau très élevé que surmontent les pics de quelques volcans. Ces cônes, plantés de ci et de là sur cette haute plaine, sont tantôt boisés, tantôt couverts d’herbages, tantôt de terre presque nue. Il y en a sur lesquels la végétation dessine des tâches très nettes. Des troupeaux de moutons paissent paisiblement sur les flancs de ces volcans où coulaient autrefois des fleuves de lave. L’air est d’une pureté merveilleuse, nous sommes à trois mille deux cent mètres ; certes il fait frais, mais pas froid comme on nous l’avait dit ; nous n’éprouvons nul besoin de prendre nos manteaux. Ensemble, nous pensons aux Alpes de la Suisse ; c’est un peu le même aspect mais, ici, le calme est sévère et non souriant comme là-bas, on sent une nature plus âpre.

Le train s’arrête à quelques stations : Pares, La Cima, Toro, Tres Marias. Ce ne sont que des hameaux composés chacun d’une dizaine de pauvres habitations en adobe qui se détachent à peine du sol dont elles ont la couleur et l’apparence sèche. Et puis, elles sont si basses et si étroites qu le moindre repli de ce terrain mouvementé suffit à les cacher.

La descente se fait à travers des forêts qui n’ont rien de tropical mais où nos yeux contemplent cependant des feuillages qui nous sont inconnus.

Les montagnes que nous contournons sont grandioses avec leurs crêtes déchiquetées et leurs grandes parois rocheuses qui tombent à pic. Dans le ciel bleu planent des vautours que l’on voit s’abattre, de temps en temps, dans les anfractuosités des rocs où sont sans doute leurs aires. De tous côtés, les verdures bleu-sombre ou dorées descendent vers la vallée. Là, elles s’arrêtent et la plaine s’étend, rousse, incendiée de soleil jusqu’aux Sierras lointaines estompées de brume. Il est midi lorsque nous descendons du train à Cuernavaca. La station étant très en dehors de la ville, nous prenons une voiture qui nous conduit à l’hôtel Morelos.

Nous avons à peine franchi le seuil que nous sommes étourdis par un parfum de roses et reposés par une exquise sensation de fraîcheur. Les deux patios sont séparés par une galerie sombre où, dans de larges fauteuils, se balancent des femmes en robes claires. Les cours sont de véritables nids de verdure et de fleurs. Au centre, des bassins de pierre où l’eau des jets retombe en pluie de diamants, disparaissent presque sous les plantes qui les entourent. Les balcons sont envahis par les gerbes fleuries qui ont l’air de tomber en cascades du toit. Au moindre souffle, les grands bananiers caressent l’air de leurs souples éventails de feuilles.

On nous conduit à la chambre que nous allons occuper ; elle est au rez-de-chaussée, avec une porte donnant sur le patio et, sur le côté, une petite fenêtre grillée. Pas de vitres, seulement des demi-voltes pleins pour arrêter les regards indiscrets aux heures de toilette ou de sommeil. Naturellement des murs de chaux, teinte en rose ; deux lits qui sont de vrais planches ; une armoire en bois verni du pays et une infinité de sièges à bascule.

Ne pouvant vivre dans l’obscurité, nous plaçons un paravent devant la porte pour secouer un peu de poussière du voyage avant de paraître à table.

A midi et demie, le déjeuner ; service bizarre : tous les plats sont apportés à la fois, on se sert comme on veut. Ni les assiettes, ni les autres instruments ne sont changés avant le dessert. Le résultat est que tout se refroidit, les mets et l’appétit ; les sauces gélatinent. Mais les serviteurs indiens doivent beaucoup aimer ce genre de service qui leur épargne bien des pas.

Le propriétaire de cet hôtel est le même que celui qui tient "San Angel Inn" dans la Colonia AltaVista ; c’est un Américain que je connais de vue et sur lequel on nous a raconté des choses bizarres dont on nous a certifié la réalité. Il fait partie de la secte des Mormons. Je ne sais en quoi au juste consiste cette religion, j’ai retenu simplement qu’elle autorisait et même recommandait aux hommes de contracter plusieurs mariages. Monsieur Hall a des femmes dans tous les coins du Mexique. Pour leur assurer des moyens d’existence, il fonde des hôtels dont elles deviennent gérantes. Les enfants des divers mariages fraternisent. Et c’est un monsieur d’une apparence ultra correcte. Il fait du prosélytisme et compte, nous a-t-on dit, quatre ou cinq cents Indiens de Cuernavaca comme adeptes.

Après le repas, nous nous étendons sur nos lits et nous livrons aux douceurs de la sieste. A 4 heures, après la dégustation de citronnades glacées, nous sortons. Pour ne pas fatiguer Franz, nous prenons une voiture et demandons au cocher de nous faire visiter la ville. Cette opération est rapidement faite.

Nous sommes d’abord conduits au palais de Cortés dont l’intérieur n’a rien de remarquable. Les salles, qui sont préparées pour un congrès, sont d’une banalité parfaite ; elles sont décorées de portraits qui ne donnent pas une idée très favorable de la beauté des personnages importants du Mexique ni de la valeur des artistes. Ce qui est beau, réellement beau, c’est la vue dont on jouit des azoteas et des fenêtres de ce palais. On domine un panorama comme il n’y en a certainement pas beaucoup au monde pour l’étendue et la splendeur !

Nous allons ensuite visiter la cathédrale, imposante par la grandeur de sa construction massive. Comme au palais de Cortés, l’intérieur nous désillusionne.

Nous visitons les églises environnantes puis, en trois tours de roues, nous arrivons devant l’entrée des jardins Borda. Moyennant vingt cinq centavos par personnes, nous franchissons la grille. Nous errons sans guide, à notre seul gré dans ce grand jardin, sous une voûte de feuillages. Une chose nous choque : le dallage des allées, tout est pierre ou ciment, la bonne terre est trop commune pour se montrer, c’est à peine si l’on en voit quelques poignées aux pieds des troncs d’arbres. C’est une mode mexicaine que nous avons constatée plusieurs fois mais que nous sommes navrés de retrouver ici dans ce petit coin sauvage où nous espérions nous rencontrer avec la vraie nature.

L’entretien de ces jardins est assez négligé, ce qui est un charme. Nous rencontrons cependant de nombreux jardiniers étendus dans l’herbe ou assis sur la margelle des bassins. Ces hommes de goût ont sans doute compris que leur travail nuisait au pittoresque de cette grande huerta et ils se reposent pendant que les feuilles mortes jonchent les allées et que les grands manguiers plient sous le poids de leurs fruits. Nous reconnaissons des magueys, des citronniers. Nous ramassons, sous un arbre, des panaches d’un rose délicat qui me fait penser au plumage des flamands.

Des jardins Borda, on domine une barranca. Appuyés sur le mur, nous la regardons ; il n’y a pas là d’arbres rares ni de fleurs merveilleuses mais il en monte un parfum sauvage qui nous attire.

Maintenant, notre voiture roule dans Avenida de Morelos. A droite et à gauche, devant les maisons particulières qui la bordent, il y a une rangée touffue de lauriers roses. Ce sont d’énormes bouquets, tous de la même teinte. Le soir descend, c’est exquis. Notre cocher nous promène sur le Passeo et, par le pont Portirio Dias, il nous mène dans un autre jardin.

Nous connaissons Cuernavaca ; demain, nous verrons les environs. Nous errons à pieds dans les rues en attendant l’heure du dîner ; nous achetons des souvenirs. Toute la population est dehors, nous assistons à des scènes pittoresques.

Dîner, même mode qu’au déjeuner ; il paraît qu’elle est américaine, nous sommes obligés de la subir. Pour compenser, nous arrosons nos plats froids d’un réchauffant Chianti.

Quelques minutes sur la place, encombrée d’Indiens et de touristes, puis au lit. Nous nous endormons, bercés par les accords harmonieux d’un orchestre établi dans le patio. A minuit, nous sommes réveillés par une tapageuse troupe de Français qui chantent à tue-tête, rient, applaudissent et semblent avoir pris à tâche de chasser le sommeil de l’hôtel Morelos.

Dimanche 8 Mars

A 7 heures, la femme qui fait le ménage entre demander si elle peut prendre possession de notre chambre. Henri, qui n’est pas complètement prêt, la renvoie. On se lève de bonne heure ici. Nous entendons la messe de 8 heures avant de prendre une voiture pour aller à la Casa de Maximiliano.

Nous passons à travers des hameaux cachés dans les huertas. De grands arbres ombragent les routes, notre cocher nous les nomme ; il y a quelques palmiers, beaucoup de bananiers, de magueys, de manguiers, de caféiers, de citronniers, etc. Les habitations des indigènes sont, pour la plupart, en bambous ; ce sont de gentilles petites huttes enfouies sous la verdure. La Casa de Maximiliano est la plus confortable et la plus vaste tout en demeurant très simple.

Elle est complètement abandonnée à la garde d’un Indien qui perçoit vingt cinq centavos par entrée et qui nous laisse nous promener à notre guise dans les salles vides et dans la huerta déserte qui est devenue une forêt.

Le soleil filtre entre les arbres faisant étinceler des fleurs sauvages sur lesquelles glissent ses rayons. Nous nous arrêtons longtemps au pied d’un arbre habité par une colonie de colibris. Ces oiseaux minuscules ont le bec rouge presque aussi long que le reste de leur corps. Ils voltigent ou, pour mieux dire, palpitent dans l’air à la manière des abeilles ; leurs ailes s’agitent si vites qu’on les voit à peine avec un bruissement léger comme un froissement de papier de soie.

Nous revenons par les mêmes chemins. Il fait très chaud lorsque nous quittons notre voiture pour aller acheter de nouveaux souvenirs et prendre quelques photographies de Cuernavaca. Nous circulons dans le marché à travers les modestes étalages faits sur des feuilles de bananiers étendues sur le sol. Que de pauvreté, que de misère mais aussi quelle sereine et belle insouciance chez la foule de ces Indiens ! J’ai le cœur serré en regardant des gens qui très certainement sont heureux. Ils sont à mi-nus et ont à peine de quoi se nourrir mais ils s’étalent au soleil avec une satisfaction de lézards.

Nous quittons Cuernavaca par le train de 2 heures et demie qui a vingt cinq minutes de retard. Nous sommes à la Cime pour le coucher du soleil qui, contemplé de là-haut, est merveilleux. L’herbe devient toute rose sous le ciel sanglant puis le grand calme se fait, les teintes sont d’abord livides puis se fondent dans la nuit.

Heureux de rentrer, de retrouver nos chambres et nos habitudes et les visages qui nous sont devenus familiers, nous sommes ravis de cette excursion.

Mexico : Mars 1908

Lundi 9 Mars

Une terrible tempête de vent soulève des torrents de poussière qui pénètrent partout dans les appartements et dans nos poumons. Henri est obligé de l’affronter ; il passe matinée et après-midi à Mexico pour ses affaires qui ont l’air de se dessiner un peu et au sujet desquelles chaque jour amène de nouveaux soucis. Heureusement, il a un appui en la personne du Ministre de France qui commence à connaître la valeur morale des hommes de ce pays. Monsieur Dumaine est excellent pour Henri.

Mardi 10 Mars

Madame Roux a invité Monsieur Medlez et Monsieur Vert à déjeuner. Elle nous fait servir de multiples vins, du champagne, des liqueurs. Nous ne sortons de table qu’à 4 heures. Henri est obligé de compenser cela par trois voyages à Mexico. Il ne revient du dernier qu’à minuit.

Mercredi 11 Mars

Courrier d’Europe ! Bonnes nouvelles ! Comme toujours la lecture des chères lettres me donne un peu de spleen. J’aurais si grande envie de voir et d’embrasser ceux qui écrivent.

Pierrot et Cri Cri promènent leurs petites pattes sur ces feuilles, on leur fait tracer des mots qu’ils ignorent, les pauvres amours, mais qui nous sont tout de même bien doux à lire.

Jeudi 12 Mars

Le matin, nous achetons à Mexico quelques souvenirs, des petits objets d’onyx sans grande importance mais qui, réunis, arrivent à faire un total de dépenses assez élevé. Tout est très cher ici. Nous voudrions rapporter des merveilles aux amis de France et, pour nous, des souvenirs en tout genre. Il faut nous contenter de quelques petites bagatelles mais chacun en aura sa part. Que je voudrais donc être au moment de la distribution !

Henri a bien des ennuis. Il passe un véritable quart d’heure de Rabelais vers midi avec le Général Mondragon. Les choses s’arrangent ensuite un peu mais la situation reste tendue. L’énervement nous empêche, tous deux, de dormir depuis notre retour de Cuernavaca. Henri a peur d’avoir la jaunisse et moi une maladie de cœur !

Vendredi 13 Mars

Correspondance. Visite aux Dumaine. Entrée à la Villa des Roses d’un maître d’hôtel très chic qui a l’air du Monsieur le plus cossu de l’établissement. Par contre, renvoi du pauvre Fortin, excellent garçon mais d’un physique qui tenait le milieu entre celui de l’Indien et celui du singe. Madame Roux l’avait appelé « Adonis » et ne pouvait le souffrir uniquement à cause de sa laideur.

Samedi 14 Mars

Aujourd’hui, c’est le cuisinier quia reçu son compte. Il y a juste deux mois que nous sommes ici. Que de changements nous avons déjà vus ! Invasion de notre paisible pavillon par nos nouveaux voisins, famille américaine où il y a quatre enfants. Ah ! nous allons regretter le brave Monsieur Gilbert !

Dimanche 15 Mars

Révolution domestique ! le cuisinier a entraîné avec lui son aide : Trinidad. Pancho court une bordée depuis hier au soir ; Dieu sait quand reviendra ! Madame Roux est de très mauvaise humeur, ce qui se comprend assez ; elle crie après Madame Gottman, l’intendante, et après le beau Fritz Verner. Le nouveau cuisinier n’a pas acheté assez de victuailles, l’appareil à glace est cassé, enfin tout va mal, un nuage orageux plane sur la Villa.

Nous nous en échappons pour aller trouver, à Popotla, des gens paisibles, heureux de leur sort. Nous trouvons toute la famille réunie et l’accueil est aussi cordial que la première fois. On nous conduit chez un oncle de Madame Esteban qui s’appelle, lui-même, "le Père de la Colonie Française". Il est arrivé ici en 1851, il y a épousé une indienne pur-sang et a fait une fortune assez ronde. Il a l’air d’un vieux bonhomme très simple mais Esteban nos glisse à l’oreille que c’est un vieux renard qui a vu des tas de choses et de gens, fait des masses de métiers et même… un peu de contrebande. A la mode du pays, il offre le cognac ; je commets, paraît-il, une grande impolitesse en refusant le verre qui m’est présenté.

Lundi 16 Mars

Enfin, Henri peut mettre un peu d’ordre à ses affaires ; il passe tout l’après-midi à San Angel A 4 heures, nous allons faire une promenade dans la campagne ; il fait encore terriblement chaud et, à la première barranca que nous trouvons, nous descendons pour nous asseoir à l’ombre.

Peut-être, quitterons-nous bientôt ce coin du Mexique dont les aspects commencent à nous devenir familiers. Nous en emporterons le souvenir et aussi quelques vues. Je photographie Henri et Franz dans cette barranca où nous avons vécu quelques minutes. Comme des enfants, nous nous amusons à jeter des cailloux sur de grosses pierres que nous nous proposons pour but en les appelant des « tigres ». Nous ne sommes bien adroits ni les uns, ni les autres.

Mardi 17 Mars

Nous achetons, le matin, un souvenir de Première Communion pour Jacques Dumaine, une médaille pour Pierre, des calendriers aztèques et encore quelques bibelots. Quand j’entre dans une boutique, j’aurais envie de tout emporter.

Visite de Monsieur Medlez qui, après avoir cru son retour en France tout proche, s’en trouve éloigné encore de plusieurs jours, de plusieurs semaines peut-être. La même chose nous arrive aussi.

Mercredi 18 Mars

On étouffe ; de 11 heures à 17 heures, la chaleur est accablante. Quand le soleil est près des cimes de la Sierra, nous sortons, Henri et moi. Nous allons jusqu’au champ de magueys où nous nous asseyions quelques minutes. Les beaux aloès qui bordent le sentier sont mis en exploitation pour le pulque. Cela les abîme beaucoup en attendant que cela les tue.

Jeudi 19 Mars

Ici, c’est jour férié. La messe et la suspension du travail sont obligatoires. Henri en profite pour se reposer un peu. Mais la correspondance absorbe presque tout ce bon temps.

Nous dînons, le soir, à la Légation de France. Madame Dumaine est en toilette empire noire et or qui lui va délicieusement et qui est aussi élégante et de bon goût que luxueux. Dans ses cheveux, un petit diadème de feuilles de lauriers en argent. La France est représentée avec splendeur et charme. Je suis placée à la gauche de Monsieur Dumaine ; menu excellent, conversation intéressante ; quatorze convives, tous Français moins une Américaine et un Belge.

Vendredi 20 Mars

A Paris, dans un coin des Tuileries, un marronnier doit entrouvrir ses bourgeons et, à son pied, rêveurs et badauds lèvent la tête pour apercevoir les minuscules pousses vertes qui leur annoncent la venue des beaux jours.

Ici, tout est lumière, chaleur, teintes éclatantes ; on est étourdi, grisé, abruti par cette atmosphère de fournaise, on désirerait un nuage devant le soleil, un peu de vapeur d’eau dans l’air, des nuances moins vives…

Ah ! les hommes sont d’éternels mécontents ! ou, pour mieux dire, ce sont les femmes qui sont difficiles. Henri ne se plaint pas de la poussière ; il a du goût pour la grillade.

Pancho est revenu, les bras chargés de fleurs. Il a déclaré avoir été à Puebla prendre des bains dans l’eau d’azur pour une maladie qu’il avait et qui a disparu. Madame Roux, après avoir fulminé contre lui depuis samedi, avoir déclaré qu’elle le rouerait de coups de bâton à son retour, l’a accueilli avec une joie évidente même pour le coupable. Et Pancho a repris l’exercice de ses fonctions comme s’il ne les avait pas désertées une seule minute.

Mon pauvre mari a encore une journée terrible. Parti dès le matin, retour, banquet à Chapultepec, travail avec le général jusqu’à 7 heures, retour à San Angel, confection d’un télégramme, dîner et troisième voyage à Mexico dont il ne rentrera sans doute qu’à minuit. En l’attendant, je vais lire à moins que je ne sois vaincue par le sommeil, ce qui n’aurait rien d’étonnant, nous nous sommes couchés à 1 heure et demie et, à 4 heures, nous étions réveillés par Franz, légèrement indisposé.

Samedi 21 Mars

Temps d’orage, couvert, mais excessivement lourd et énervant. La pluie ne se décide pas à tomber. Départ de Tzitzou-ya, le japonais qui nous servait à table. Les affaires d’Henri vont mieux mais il prévoit encore des moments bien durs pour la semaine prochaine. Cet après-midi est assez calme pour lui ; il travaille à domicile et j’en profite pour aller porter à Jacques Dumaine le petit souvenir de Première Communion que la Esméralda nous a enfin livré après avoir gravé la date. C’est un joli médaillon de la Sainte Vierge en argent, peu important mais artistique.

Dimanche 22 Mars

Nous avons une flemme intense. Eugène Vincent, qui devait venir déjeuner ici avec nous, téléphone à 10 heures qu’il est souffrant. Nous pouvons donc soigner notre paresse. Après un déjeuner plus que copieux, nous nous permettons un petite sieste. Il fait très chaud et nous ne sortons qu’à 17 heures. Beau coucher de soleil ; toutes les poussières contenues dans l’air se colorent et l’horizon semble voilé par un nuage de poudre d’or.

Lundi 23 Mars

Emilie Anderson, une des compagnes de Franz, très joli bébé de 4 ans, tombe dans le bassin. Franz, qui est auprès d’elle au moment de la chute, donne l’alarme. Un des jardiniers se jette aussitôt à l’eau et la repêche avant même qu’elle n’ait perdu connaissance. Cet accident, sans gravité, cause néanmoins une grande émotion. C’est l’évènement du jour qui défraye toutes les conversations. Ce bassin me fait trembler ; il est très profond et, malgré les défenses de Madame Roux et de toutes les mères, les enfants sont toujours à jouer sur ses bords. Je crois que cet accident les a impressionnés et qu’ils seront plus prudents à l’avenir.

Mardi 24 Mars

A 8 heures et demie du matin, je fais mes débuts au manège sous la direction de Miss Walton, écuyère au cirque Orrin. Je monte un cheval noir aux yeux bleus, ce qui est, paraît-il, une caractéristique de douceur et d’humeur égale chez ces animaux.

Ah ! que je me serais bien passée de ces leçons d’équitation ! C’est Henri qui y a tenu absolument et qui s’est engagé, à mon insu, avec Miss Walton. Maintenant, il faut bien que je marche, heureux encore qu’il n’ait pas pris les trente cachets qu’on lui offrait avec une petite réduction de prix. Profiterai-je de ces leçons ? J’en ai le ferme désir mais je ne me crois pas les qualités, ni physiques ni morales, indispensables à la bonne écuyère.

Dans l’après-midi, mes muscles se reposent ; j’aide Henri qui est surchargé de travail.

Mercredi 25 Mars

Encore un jour férié. C’est l’Annonciation que les Espagnols célèbrent presque plus que Noël. Nous sanctifions ce jour en assistant à la messe.

Henri reste ici, fort occupé toute la matinée ; il est fatigué, très pâle ; j’ai hâte que son travail soit achevé !

Dans l’après-midi, nous allons à la cérémonie des Renouvellements des Vœux de Baptême de Jacques Dumaine. C’est une obligation à laquelle nous souscrivons de grand cœur mais qui, vu l’éreintement d’Henri et un orage, nous coûte au moment de nous mettre en route. L’église française de N.D. de Lourdes est réellement très jolie ainsi parée et illuminée. Le Père Rousselon officie ; il a grand air avec ses ornements sacerdotaux et ne ressemble que de loin au cousin Maurice que nous avons l’habitude de rencontrer dans le modeste cadre de Popotla sanglé dans une redingote longue, étroite, boutonné jusqu’au cou.

Monsieur Dumaine insiste tellement que nous allons à la Légation prendre le thé en sortant de l’église.

Tremblement de terre

Jeudi 26 Mars

Je me sens souffrante le matin après avoir passé une très mauvaise nuit. Il faut que je me surmonte pour recevoir avec amabilité et même gaieté Madame Mondragon qui vient déjeuner à la Villa des Roses.

Nos invités n’arrivent qu’à 14 heures. Ils ne sont que trois alors que nous en attendions sept, que le couvert était mis pour ce nombre et le repas commandé. Madame Mondragon, Lola et Napoléon se mettent aussitôt à table avec nous sous la tonnelle du jardin. Déjeuner à demi réussi mais arrosé de champagne, ce qui plaît aux étrangers. Conversation très simple, un peu banale mais assez enjouée. Lola a beaucoup d’entrain, la Générale est plus distinguée que sa fille et fait d’aimables efforts pour parler français. Napoléon ne dit rien mais mange, glissant de temps en temps sa main dans sa ceinture… A la fin du déjeuner, le temps, jusqu’alors radieux, se couvre, le vent se lève ; il y a des tourbillons de poussière et nous allons nous asseoir au salon.

Il est à peu près 4 heures et demie lorsque je sens quelque chose de très étrange : nous montons et nous descendons. Je m’interromps au milieu d’une phrase pour dire : « Voilà un tremblement de terre ! » Aussitôt ces dames se lèvent, nous roulons déjà de gauche à droite et de droite à gauche, les meubles dansent, le lustre électrique se balance frénétiquement. Lola, qui, depuis le tremblement de terre de l’année passée, a une peur bleue de ces phénomènes, quitte le salon ; nous la suivons.

Sur le seuil de sa chambre, Madame Fernandez, qui a abandonné sa chaise longue, est debout, pâle, tremblante, incapable de faire un pas mais ébauchant signe de croix sur signe de croix. Henri et moi, nous lui donnons le bras et la conduisons sur la terrasse. Lorsque nous arrivons au jardin, le mouvement cesse mais l’eau du bassin, violemment remuée, est encore projetée en grandes vagues par-dessus les margelles.

Sincèrement, je n’ai pas eu, un seul moment, peur. Henri non plus n’a pas paru effrayé le moins du monde. Au contraire, ce mouvement bizarre, ces têtes consternées nous ont fait rire ; nous étions enchantés d’avoir vu ce qu’était un tremblement de terre.

Dans la soirée, à 9 heures, nous sommes dans notre chambre après le dîner. Henri travaille, j’écris rue St Florentin, Franz dort dans la pièce voisine. Tout à coup, je m’arrête ; sous mes pieds, je sens un chatouillement bizarre qui augmente, augmente d’instant en instant ; je pose ma plume, préviens Henri de s’attendre à une seconde secousse de tremblement de terre.

En effet, voilà, comme dans l’après-midi, les meubles qui craquent, le parquet qui se soulève, s’abaisse, s’incline. Nous roulons comme sur un bateau un jour de tempête, les portes et les fenêtres gémissent, tout se heurte. On dirait que les murs et le plafond vont tomber sur nous. Après avoir commencé à rire, nous pensons tout de même que nous ferions peut-être mieux de sortir. J’ai beaucoup de peine à atteindre Franz que j’enlève de son lit.

A ce moment, l’électricité s’éteint partout. Henri n’a pas une seule allumette sur lui. Nous sommes plongés dans l’obscurité et c’est à tâtons que je gagne le couloir. Il me semble marcher sur quelque chose de vivant qui se replie et se tort sous mes pieds. Franz, dans mes bras, ne se réveille pas mais grogne en rêve et s’agite. Le perroquet, très impressionné, voltige dans sa cage en criant comme un diable. Notre voisin a des allumettes, il en allume une qui nous guide vers l’escalier. Nous n’allons même pas jusque là, le calme est revenu. Franz est recouché avec précaution et Henri va demander des bougies aux domestiques.

En traversant le jardin, il rencontre la vieille Pilar qui est presque folle de peur et qui se lamente en criant : « Quésous ! Quésous ! » Dans la grande maison, la panique a été très forte. Mademoiselle Wins est descendue en chemise de nuit et pieds nus.

Vendredi 27 Mars

Tous les journaux sont pleins des récits des tremblements de terre d’hier. A Mexico, un grand nombre de maisons se sont fendues mais il n’y a pas d’accidents graves à déplorer. Dans le Sud, à deux cents kilomètres à peu près, la ville de Chilapa est complètement détruite, le feu consume ses ruines.

Mexico : Mars 1908

Je vais au manège à 9 heures du matin ; Henri qui assiste à ma leçon me fait compliment des progrès réalisés. Miss Walton amène à Franz un joli petit poney sur lequel il fait le tour de manège pendant que je me rhabille.

Lettres de France. Nous apprenons l’envoi des Bonnan pour défendre ici, contre nous, les intérêts du Creusot. Dans l’après-midi, Henri me conduit chez le docteur Carrel qui m’engage à soigner ma fatigue.

Samedi 28 Mars

Journée calme. Henri travaille beaucoup mais surtout à San Angel, dans notre petit "cuarto" où je m’installe près de lui. Les heures sont lentes mais douces. Nos voisins quittent la Villa des Roses et nous redevons maîtres de notre petit pavillon.

Dimanche 29 Mars

Je ne vais pas bien et manque d’énergie. Mon après-midi se passe sur mon lit pendant qu’Henri rédige des contrats et des notes. Oh ! que je voudrais être guérie ! Se sentir malade si loin de chez soi, des siens est un véritable cauchemar. Je suis atrocement nerveuse.

Lundi 30 Mars

Déjeuner à Tacubaza, chez les Mondragon. Orchestre de six musiciens qui régalent nos oreilles pendant que, dans la salle à manger, on réjouit nos palais et nos estomacs par un menu soigné et plantureux. Tout se passe à la Mexicaine. On se met à table à 2 heures et demie. Profusion de leurs sur la nappe ainsi que de hors d’œuvres variés, principalement des salades de légumes et de fruits.

Nous sommes vingt et un invités divisés en trois tables, les jeunes gens et les enfants dominent. Henri et moi, nous ne pouvons nous empêcher de sourire en trouvant à nos places respectives deux petits cartons ainsi conçus : "Monsieur de Morize", "Madame de Morize". C’est un usage ici, un raffinement de politesse dont les Mexicains usent toujours avec les étrangers et souvent même entre eux.

Nous débutons par du melon ; viennent ensuite une soupe à l’oseille, un plat de foie gras, une dinde rôtie avec diverses salades, du bœuf à la tomate, des petits pois, des asperges à la mayonnaise, du mole, des frigoles, deux sortes de glace, des fruits et une infinité de "dulces". Un moment typique fut celui du Mole, plat national sans lequel il n’y a pas de festin pour les habitants du Mexique. C’est du dindon dans une sauce au piment d’une force extraordinaire. Il suffit d’y goûter pour croire qu’on a tout l’intérieur de la bouche à vif. On se blinde, paraît-il, assez facilement et il paraît que les Français qui ont pu s’y habituer sont encore plus fanatiques du Mole que les Mexicains eux-mêmes.

Le Mole que nous dégustons vient de Santa Fe, petit village aux environs où le général connaît un Indien qui a la spécialité de confectionner ce plat qui demande un véritable art culinaire. Avec le Mole, on mange des frigoles (haricots rouges), on sert aussi des tortilles en guise de pain et pour boisson : du pulpe. Tous se régalent ; j’essaie de prendre de tout mais je n’apprécie guère les tortilles et encore moins le pulpe.

On passe de grands plats de gelée de fruits ; c’est Madame Mondragon qui a confectionné elle-même toutes ces "dulus" suivant les antiques méthodes ; je prends seulement de la "cocaade", marmelade faite avec l’intérieur des noix de coco ; le goût est fin, parfumé mais la substance un peu ligneuse.

Nous remarquons que le service à fumeurs est composé en majorité de cadeaux faits au Général par la maison Krupp. Il ne s’en cache pas et vante la générosité de cette puissante rivale de la Compagnie dont Henri représente les intérêts ici. Est-ce un manque de tact comme on en a quelque fois ici ? Est-ce une petite injure voulue ?

Il est presque 5 heures lorsque nous sortons de table.

Mardi 31 Mars

Encore une journée pénible pour moi. L’énervement me domine, je n’ai de goût à rien.

L’archevêque de Mexico est mort hier, les églises sonnent le glas, ce qui ne contribue pas à dissiper mes idées noires.