Voyages aux Amériques

1907 – 1908

Paris - Vera Cruz

de Paris à Saint Nazaire

Vendredi 20 Décembre

Quai d’Orsay, 9 heures 22 du soir. Derniers baisers à ceux que nous laissons, derniers gestes d’adieu ! Dans un sommeil entrecoupé, nous sommes emportés vers Saint-Nazaire.

Samedi 21 Décembre

6 heures un quart du matin, le train entre en gare de Saint-Nazaire. Nous sortons dans la nuit et sommes de suite harcelés par les commissionnaires qui se disputent nos bagages pour les porter au bateau. Au hasard, nous nous  confions à l’un d’eux qui fête immédiatement cette bonne aubaine par l’absorption de nombreux petits verres.

En attendant l’apparition du jour, nous nous réconfortons au buffet de la gare. Le quai d’embarquement est à deux pas et, dès que les bureaux de la Compagnie Transatlantique sont ouverts, nous nous y rendons pour faire enregistrer nos bagages, viser notre billet et prendre possession de notre cabine.

Une véritable atmosphère de printemps favorise les dernières heures de notre séjour sur le Vieux Monde. C’est sous un ciel bleu et ensoleillé que nous traversons Saint-Nazaire et que nous allons, par les grèves, jusqu’à Villers-Martin où des pins parasols dressent leurs bouquets sombres sur l’azur infini.

La tiédeur de cette belle journée, le calme de la mer dissipent un peu le sentiment de tristesse et d’appréhension vague qui nous étreint depuis l’heure des adieux. Nous aspirons avec confiance l’air du large tout chargé de senteurs un peu grisantes qui imprègnent ici les choses d’un parfum d’exotisme.

Nous revenons par le boulevard de l’Océan où s’alignent de coquets hôtels en façade sur la baie. Une prière à l’église et nous allons déjeuner (Hôtel Moderne et Café de l’Univers). Avant de quitter la France, nous essaimons quelques cartes postales, nous faisons des emplettes de la dernière heure. Puis, nous gagnons, pour n’en plus sortir pendant de longs jours, notre domicile flottant et, en attendant le départ, nous cherchons à adapter notre existence à l’étroitesse de notre cabine.

Nous naviguons

5 heures ! La nuit est tout à fait tombée, le port est constellé de feux ; lentement et péniblement  la "Navarre" s’éloigne du quai, aidé dans son démarrage par le remorqueur "Athlète".

Tout le monde est sur le pont, tandis que le bateau glisse comme à regret, devant le quai d’avant-port où se pressent les parents, les amis, les curieux. Les mouchoirs s’agitent, des mots d’adieu s’échangent et ce défilé solennel, cette dernière parade nous étreignent le cœur. Hier soir, après la grande fatigue des trois journées précédentes, notre sensibilité était un peu engourdie ; maintenant elle se réveille dans un déchirement.

6 heures un quart. L’écluse est franchie, un instant après nous sortons des jetées. Ma vie à bord commence. Dîner plantureux et soigné mais qui malheureusement, grâce aux mouvements du bateau, ne peut se décider à rester dans l’estomac d’Henri.

Nous nous endormons dans nos étroites couchettes, secoués du rude bercement de la mer.

Dimanche 22 Décembre

Après une nuit très agitée, nous avons hâte de fuir notre cabine étouffante. Nous éprouvons de grosses difficultés pour nous habiller dans ce réduit encombré où nous roulons en tout sens. Il nous faut beaucoup d’énergie pour les moindres détails de toilette. Enfin ! nous pouvons monter décemment sur le pont, après un premier repas composé de thé et de brioches que Franz absorbe avec une satisfaction très évidente.

Au loin, l’écran de brume se déchire ; de hautes montagnes découpent sur le ciel leurs silhouettes grandioses. Ce sont les monts Cantabres ! Notre navire se dirige vers eux et c’est amusant de voir, de minute en minute, de nouveaux détails surgir sur la côte qui s’ensoleille et devient tout à fait attirante.  s’arrête. Vite il faut profiter de l’escale pour envoyer à nos familles quelques nouvelles de notre première nuit en mer. Il est 10 heures du matin, tout est tiédeur et lumière dans la vaste baie où le navire a jeté l’ancre en attendant que la marée lui permette d’enter dans le chenal.

Nous pouvons admirer à loisir le site merveilleux qui se déroule sus nos yeux. Des récifs de toutes parts ! La lame vient s’y briser et l’écume jaillit à des hauteurs fantastiques ! A notre gauche, un groupe de rochers, qui nous rappelle les amoncellements de Ploumanac’h, sert de soubassement à un phare. Une multitude de mouettes volettent autour du bateau ; les grands enfants que nous sommes s’amusent à suivre leurs gracieux ébats et à les voir pêcher les débris de cuisine jetés à la mer.

2 heures, la "Navarre" s’ébranle et, glissant lentement entre les bancs de sable violet, vient prendre son corps-mort en face de Santander. De nombreuses barques nous accostent aussitôt et c’est alors un tumulte indescriptible. Les Espagnols ne peuvent nous parler sans crier et ils accompagnent leurs phrases d’un luxe prodigieux de gestes. Mais cette exubérance ne détonne pas sous le grand soleil. Les officiers du port puis trois gendarmes, qui nous semblent vêtus d’uniformes d’opéra-comique, escaladent les premiers l’échelle de coupée. Puis le troupeau des émigrants suit. Quelle bousculade ! C’est navrant de voir toute cette misère, j’ai le cœur serré et je me plonge dans la lecture d’un petit roman pour oublier cette triste réalité à laquelle je ne puis rien hélas ! Toutefois, ici, les haillons ont grand air. Je me souviens de fières silhouettes drapées dans de longs manteaux.

En dehors ses émigrants, Santander nous fournit peu de passagers. Quelques vendeurs de fruits, de bonbons, de cartes postales et de billets de loterie passent sur le pont. Nous achetons une boite de caramels au café mais les autres "dulus" ne nous tentent pas.

Il est 5 heures lorsque nous reprenons la mer. Henri se présente à table, avale un potage à la hâte et s’en va très dignement. J’attends la fin du service pour le rejoindre sur le pont et nous gagnons ensemble notre cabine où nous prenons la position horizontale vers 7 heures et demie.

Lundi 23 Décembre

Pendant la nuit la "Navarre" longe les côtes d’Espagne ; le vent s’est mis à souffler, la mer est plus dure. A 6 heures du matin, Franz, qui se réveille plus tôt qu’une alouette, est déjà avec moi sur le pont. Il fait nuit noire ; nous parvenons à grand-peine à faire les quelques pas nécessaires pour gagner un banc auquel nous nous cramponnons.

L’air vif dissipe complètement le malaise qui commençait un peu à m’étreindre mais la solitude est impressionnante. Je prends peur en voyant les abîmes qui se creusent autour de nous et je veux rentrer. Trois lames, plus fortes que les autres, inclinent si violemment la Navarre que nous sommes jetés à terre et roulons sur le pont en entraînant une chaise dans notre chute.

Dès que nous retrouvons notre équilibre, nous descendons dans les profondeurs du bateau, aimant encore mieux subir la chaleur étouffante et les écœurantes senteurs de cuisines que les sensations éprouvées à l’air libre. Nous nous réfugions dans le salon des dames, un gentil boudoir tendu de velours bleu nattier. Là, Franz dessine, je lis. Pendant ce temps Henri s’habille péniblement.

Il est 9 heures lorsque la "Navarre" arrive devant la Corogne !

Le pays que nous apercevons nous semble bien inférieur à Santander et à ses environs. Et puis le ciel est moins radieux, tout revêt une teinte grise. Un grand navire espagnol, le Juan Forcas, tout chargé d’émigrants, quitte le port et passe à quelques mètres de nous. Nous embarquons pas mal de monde et de provisions. La Navarre prend de l’eau. Et les cérémonies de la veille se renouvellent ; les marchands de "dulus", les crieurs de journaux mettent une grande animation à bord. Quelques personnes vont déjeuner à terre pour visiter la Corogne. Nous berçons notre paresse sur le pont en regardant au large des lames énormes qui nous promettent une danse carabinée.

A 2 heures, nous prenons un pilote qui nous sort du port, opération délicate par gros temps. Ce malheureux pilote, après nous avoir conduits hors des récifs, a beaucoup de peine pour quitter la Navarre et remonter dans son canot. Chaque fois qu’il arrive aux dernières marches de l’échelle de coupée, les vagues le couvrent presque entièrement. Après plusieurs bains, il tente un autre genre de descente qui réussit mieux. Derniers saluts, souhaits de bon voyage et en route !

Pendant plusieurs heures encore la terre reste visible, nos yeux ne la quittent pas. D’ailleurs cette côte espagnole est intéressante ; elle est rocheuse, déchiquetée par l’énergique morsure des lames. La nuit tombe, des bandes d’écumes nous signalent encore la présence voisine du continent. Des phares s’allument puis s’éteignent dans l’éloignement. Nous venons de passer le cap Villano et maintenant c’est la pleine mer, l’Océan immense sur lequel nous allons vivre douze jours. Et cette perspective ne m’enchante guère car, d’heure en heure, la mer devient plus méchante.

Mardi 24 Décembre

Un réveil pénible débute cette journée. Henri hésite à se lever, Franz lui-même est indisposé. Nous passons tout notre temps sur le pont. Nous sommes entourés de malades et nous nous estimons heureux de ne pas être plus éprouvés. Le malheur d’autrui nous console de notre demi-misère. Mais nous n’avons de goût à rien et, pour mon compte, c’est bien plus le "mal du pays" que le "mal de mer" qui me tourmente. Etendus sur nos chaises longues, nous laissons passer les heures ternes, perdus dans une pénible somnolence ou la contemplation d’une mer grise qui se creuse de trous noirs et se hérisse de montagnes qui semblent de boue.

Mercredi 25 Décembre

Jour de Noël ! Fête si charmante lorsqu’on a le bonheur d’avoir autour de soit tous ceux qu’on aime ! Au contraire journée pesante, lourde, très lourdes de souvenirs pour les isolés. Et pourtant nous sommes trois à nous aimer sur ce navire qui vogue vers l’immensité grise. Et parmi nos trois cœurs unis, il y en a un tout petit, tout jeune, tout naïf, tout plein de Foi dans le joli mystère de cette fête de l’enfance.

A 5 heures, la femme de chambre frappe à la porte ; en faisant une ronde, elle a aperçu un paquet blanc dans les souliers de Franz. Ce sont des bonbons apportés par le Petit Jésus, descendu dans les cheminées du paquebot. Franz est ravi, il ne s’attendait à rien, Noël ayant déjà déposé ses cadeaux annuels à Asnières la nuit qui a précédé notre départ. Et ce fut aussi une surprise pour nous, surprise qui ne cessa qu’en faisant plus ample connaissance avec Monsieur Blanchard, le Commissaire du Bord.

Nous ne bougeons guère du pont ; Henri est devenu "l’homme du spardeck", il y semble vissé. Grâce à cela il peut manger et boire sans inconvénient. Franz est guéri de sa petite atteinte de la veille. La mer est mauvaise et imprime à la "Navarre" un mouvement combiné de roulis et de tangage des plus désagréables. On est "casserolé" à souhait.

Aussi, les gens, qui, la veille, étaient affalés sur le pont, n’ont pas eu la force de quitter leurs couchettes. Il se passe des scènes navrantes et dramatiques dans la plupart des cabines. Madame Laurent, femme de chambre, une vieille louve de mer, me raconte que certaines personnes malades s’imaginent apaiser l’Océan en lui offrant des présents. Elle a jeté aux vagues, pour un Mexicain affolé, une bague ornée de rubis et de diamants d’une valeur de plusieurs milliers de francs. Elle a lancé aussi, par les hublots, des chaînes d’or, des boucles d’oreilles, des bracelets et encore plus de médailles bénites, de chapelets, de scapulaires. Et naturellement la mer ne se calme pas après avoir englouti ces choses précieuses et saintes. Elle riait en me racontant cela, ne sentant pas ce qu’il y a d’affreux dans cette force de l’Océan contre laquelle la lutte est impossible.

Dans la salle à manger, les tables sont vides. A l’heure du dîner, je compte douze places occupées et encore quatre d’entre elles sont tenues par les officiers du bord. A minuit, la "Navarre" passe à un mille au sud des Açores.

Jeudi 26 Décembre

On danse un peu moins. Henri s’arme de courage et va se faire raser par le coiffeur du bord. Une pâleur distinguée s’étend sur son visage lorsqu’il reparaît sur le pont après cette opération mais l’air la dissipe en quelques minutes. Mon petit mari est sauvé pour cette fois ! Pour fêter cette guérison, nous décidons d’aller prendre possession des places qui nous ont été attribuées à la salle à manger.

Nous sommes un peu surpris de nous voir marqués pour la table du Commandant. D’où nous vient cet honneur ? Sans doute du hasard, à moins que ce ne soit d’un caprice du Maître d’hôtel. Au premier instant, nous sommes un peu ennuyés de ces places de choix. Mais le Commandant apparaît avec son bon sourire un peu ironique et ma contrariété s’envole. Nos autres voisins sont : le docteur du bord Lois Orjuben, Monsieur Medlez, Monsieur et Madame Leroy. Dès ce premier repas, une conversation animée charma les instants passés à table.

A midi la mer est plus forte ; nous passons dans une série de grains. Une torpeur nous cloue sur nos chaises comme des mollusques sur un rocher. Nous nous laissons emporter par la Navarre sans rien remarquer autour de nous ; c’est à peine si nous causons, quoique nos fauteuils soient voisins, et nous ne pensons plus guère. Le soir, le Commandant avoue avoir eu le mal de mer dans l’après-midi.

Vendredi 27 Décembre

Une matinée calme succède à une nuit encore bien dure. Le ciel est sombre, la mer plombée. On voit surgir, des profondeurs du bateau, des gens pâles, hagards, à peine habillés, ni coiffés, ni rasés qui traînent leurs pantoufles sur le pont en se cramponnant aux rampes et aux bancs.

Les hommes ont l’air d’apaches et les femmes de chiffonnières. Et, parmi ces loques humaines, il y a des passagers de cabines de luxe que nous verrons, par la suite, dans tous leurs atours. Un seul conservera jusqu’au bout sa dégaine des premiers jours ; nous le surnommons "l’Apache". Nous nous amusons à faire des études de pantoufles. Il y en a vraiment d’étranges, des chefs d’œuvre de mauvais goût. Les Cubains ont le record dans le choix des nuances hurlantes.

A bord, dans la langueur des journées interminables, les plus petites choses prennent des proportions épiques. Le grand événement de chaque jour, c’est l’affichage du point, à midi, annoncé par un coup de sirène strident. Tout le monde saute et les plus mollusques des mollusques, eux-mêmes, daignent s’informer du nombre de milles parcourus dans les vingt quatre heures.

D’ailleurs les paris sont engagés ; aujourd’hui, Henri gagne. Ensuite, à 1 heure et demie, un coup de cloche annonce les "pruneaux" ; Francis, le garçon du spardeck, passe avec deux énormes jattes remplies de ces fruits hygiéniques ; il y a des partisans des cuits ou des crus mais bien peu boude.

On mène une existence matérielle partagée entre le sommeil et l’alimentation. Pour mon compte, je passe à table un temps considérable, assistant à tous les repas de Franz en plus des miens. En réalité, nos journées sont plus longues qu’à terre ; elles ont vingt ou vingt cinq minutes de plus, suivant la rapidité de notre marche vers l’ouest. Nous avons l’air de courir après le soleil mais il est toujours vainqueur et atteint l’horizon tandis que nous trépidons toujours au centre du cercle. Je trouve cette situation énervante, il me semble qu’on ne marche pas, qu’on n’arrivera jamais.

Je guette la moindre déformation sur la ligne idéale qui nous enferme ; ce n’est souvent qu’une simple lame un peu plus haute qui ne tarde pas à s’affaisser. Par deux fois, nous voyons surgir des voiles et cette rencontre, oh ! bien lointaine, détend un peu mes nerfs.

Nous nous engageons dans ce qu’on appelle la mer des Sargasses.

Dès le matin, nous rencontrons les premières plantes flottantes ; ce sont des varechs, d’un roux doré, ressemblant un peu aux grappes de la vigne. Quelquefois, ce sont de petits bouquets isolés mais le plus souvent ils sont enchevêtrés les uns dans les autres de manière à former sur l’eau une grande tâche de dix ou vingt mètres de diamètre. Il y en a même de bien plus étendu.

A table, la demi-glace du début est tout à fait rompue. Le docteur a une imagination fertile et une naïveté très amusante. Il raconte des histoires d’un bout à l’autre des repas. Souvent le Commandant l’interrompt par une remarque spirituelle ou par un mot d’ironie. Mais e docteur ne se laisse pas démonter, il continue trouvant toujours le moyen de retomber sur ses pattes. Il faut avouer que certaines de ses anecdotes sont un peu pimentées ; la manière de les raconter sauve la situation ; le docteur le fait avec une ingénuité si apparente (réelle ou feinte ?) que, lorsqu’il lui passe, entre les lèvres, une expression un peu … malheureuse, il semble toujours ne pas l’avoir fait exprès.

Le Commandant, un gros bonhomme de 45 ans, noir, trapu, a une physionomie aimable et beaucoup de finesse d’esprit pour compenser son apparence lourde. Il est un peu septique, taquin en diable … excellent homme au fond, intelligent et distingué.

Les Leroy sont un charmant ménage … déjà mûr. Lui est d’origine américaine ; une éducation française lui  a enlevé la raideur yankee sans le dépouiller de la grande correction de manières et de paroles qui convient parfaitement à son physique. Elle est française, très intelligente, très cultivée, ayant beaucoup voyagé avec profit ; au premier abord, elle semble un peu sèche ; on la trouve après aussi séduisante que son mari.

Quant à Monsieur Medlez, qui termine avec nous la composition de la table d’honneur, c’est un bon géant. Ingénieur métallurgiste, il ne paraît pas d’une intelligence transcendante. Ce doit être une nature douce, amie de ses aises. Il est effrayé de se sentir emporté si loin des siens et d’être séparé par quelques planches seulement d’un abîme de trois mille ou quatre mille mètres mais cela ne l’empêche pas de bien manger et de bien boire. C’est un excellent garçon, toujours prêt à rendre service à qui que ce soit.

Après le dîner, nous entendons un peu de musique.

Samedi 28 Décembre

La mer se teinte d’un bleu plus foncé, le ciel s’ensoleille davantage. Il commence à faire chaud et Henri, le frileux, rayonne. Les sargasses continuent à mettre leurs grandes tâches de rouille sur l’azur.

Vers le soir, on aperçoit un grand navire ; c’est un vapeur allemand chargé de marchandises qui suit la même route que nous. Il est le point que fixent tous les yeux jusqu’à ce que nous l’ayons rejoint, ce qui demande deux heures.

Dimanche 29 Décembre

Nous sommes en plein été ; le côté sud du spardeck est déserté pour le côté nord ; tous les manteaux sont abandonnés et les vêtements de toile font leur apparition. Dans la matinée, Henri allume la première cigarette depuis la Corogne. Je m’illusionnais en le croyant converti, hélas ! Il essaye de se faire pardonner sa faiblesse en me faisant faire connaissance avec le cocktail.

Le soir, le Commandant nous dit que, vers 4 heures, la Navarre est passé à cent cinquante mètres au plus d’une baleine. Nous sommes navrés de n’avoir rien vu mais nous en sommes un peu dédommagés par des renseignements intéressant sur les cachalots, les poissons volants et la gent aquatique. Il paraît que, dans le marsouin, le morceau de choix est la cervelle que le goût confond avec celle du porc.

La nuit est merveilleuse, splendidement constellée. Par contre, les étoiles ont changé de place ; nous ne nous y reconnaissons plus.

Lundi 30 Décembre

Là bas, très loin, en France, notre petite Cricri a un an aujourd’hui ! Ma première pensée est pour cette chérie avec un très grand regret de ne pouvoir la serrer dans mes bras et la couvrir de baisers.

Le temps est au beau fixe ; la Navarre glisse sur l’océan avec un imperceptible balancement. Nous nous sommes faits peu à peu aux gens et aux choses qui nous entourent ; nous trouvons à tout un visage familier et maintenant les heures ne nous semblent plus vides et lentes comme au début du voyage.

Ayant la paresse d’apprendre les vrais noms des passagers avec lesquels nous vivons, nous leur avons donné des surnoms pour pouvoir les désigner entre nous. On ébauche avec les uns et les autres des bouts de conversation et le temps passe. "Belle-Amie" nous raconte longuement qu’elle a souffert à nourrir cette nuit pour avoir eu l’imprudence de dormir dans un courant d’air. Sœur Amarante me prête un livre sur le Mexique. Madame Leroy m’apporte un numéro de la revue : "Je sais tout".

Une partie de la colonie flottante nous reste un peu fermée, c’est l’élément Cubain. Nous échangeons cependant des saluts, quelques gestes et quelques exclamations.

Franz est un aimant qui attire sur nous l’attention publique ; cela m’ennuie mais nous n’y pouvons rien. Le trio de "bons ménages cubains" le prend sans doute pour un ouistiti et le bourre de friandises.

A 2 heures, nous sommes invités par le Commandant à monter sur la passerelle. Nous visitons son petit appartement suffisamment spacieux et très bien organisé. L’officier de quart nous montre, en nous les expliquant, les instruments dont on se sert pour relever le point.

De là-haut, la vue est splendide, presque étourdissante ; on se sent grisé d’air et de lumière. Mais le Commandant trouve que ce n’est pas suffisant, il insiste pour que nous acceptions un rafraîchissement. On nous offre une sorte de bière ou de limonade faite avec du gingembre, d’un goût très agréable mais qui laisse aux lèvres une brûlure très poivrée.

Nous restons longtemps sur la passerelle du Commandant protégée par une toile de l’ardeur du soleil ; on y est délicieusement bien et notre hôte nous retient chaque fois que je parle de nous en aller pour le laisser à son travail. Si l’on en croit le Commandant Laurent, il n’a rien jamais rien à faire ; ce qui ne l’empêche pas d’être très occupé.

Pendant que Franz est chez monsieur Blanchard, le Commissaire qui raconte des histoires aux enfants de 4 à 5 heures, je puis lire un peu. Courageusement, Henri se plonge dans une grammaire espagnole.

Nous assistons à l’éblouissante féerie d’un coucher de soleil en mer. Les mots manquent pour cette description. L’air est d’une limpidité extraordinaire ; nous y découvrons des nuances inconnues et, appuyés à l’avant, nous restons en extase jusqu’à e que la nuit soit complètement tombée. Henri voit les "rayons roses", le Commandant voit le "rayon vert". Ce n’est pas étonnant, de là-haut on voit tellement de choses qui ne sont pas à la portée des humbles passagers. Ainsi, à 7 heures du matin, l’officier de quart a signalé la présence de deux baleines dans les eaux de la Navarre.

Mardi 31 Décembre

Nous voguons dans le bleu poudré par l’or des sargasses. Des bandes de poissons volants jettent, de temps en temps, une fusée d’argent dans l’azur. On commence à avoir un peu trop chaud ; les Cubains et les Cubaines jouent de l’éventail du matin au soir, sucent des oranges et boivent de la limonade glacée.

On prépare une fête à bord pour célébrer le 1er janvier et pour ramasser une somme destinée à la "Caisse des Naufragés". Monsieur Medlez, qui est un des organisateurs, s’agite et s’éponge. Henri lui remet trois bibelots, achetés précisément à Saint-Nazaire, en vue d’une tombola.

A 5 heures, un drame bouleversa la domesticité de la Navarre. Le chat de Madame Laurent, poursuivi par des émigrants, se jeta à l’eau. Sa maîtresse éplorée le vit nager avec l’ardeur du désespoir pour essayer de regagner le bateau. Il lutta encore longtemps … Pauvre bête ! Il paraît que c’était un angora tout blanc de grande valeur et si doux, si caressant ! Madame Laurent pleura ; les autres domestiques vinrent, à la file, lui apporter leurs condoléances. Le Maître d’hôtel et Monsieur Blanchard, lui-même, prodiguèrent les paroles de consolation.

L’année se termine ; Monsieur Leroy nous fait boire du champagne à la santé des absents et les musiciens prolongent le concert jusqu’à minuit.

Mercredi 1er Janvier

En mer, ce jour est pour nous à peu près comme les autres. Plus vivement notre souvenir s’attache aux chers absents et plus tendrement nous nous serrons les uns contre les autres. A bord, on échange des souhaits de bonne année. Le Commandant arrose notre déjeuner de Pommard. Malgré ce vin généreux, il y a, à notre petite table, moins d’entrain que de coutume ; le docteur, un jeune marié de six mois, rêve mélancoliquement.

2 heures et demie, concert au bénéfice des musiciens. Ils sont quatre pour former l’orchestre. Sauf le vieux pianiste qui possède une physionomie et une silhouette des plus amusantes, ils sont peu sympathiques. Ce sont des types infatués d’eux-mêmes qui passent au fumoir, devant des verres d’absinthe, la plus grande partie de leurs journées. A 5 heures, ils empoignent leurs instruments et jouent : "Christmas valse", suivie d’un ou deux morceaux guère plus variés. A 8 heures et demie, ils exécutent un programme un peu plus compliqué avec une inégalité excessive. Tantôt on éprouve un réel plaisir à les entendre, tantôt, on fuit pour échapper à leur charivari. Néanmoins, ce sont de pauvres diables et, à la suite de leur concert, la quête est assez fructueuse.

On tire la tombola. Franz est en extase devant de jolies cages enrubannées qui contiennent, chacune, un ménage de perruches. Il ne voit que cela sur la table où sont exposés les lots et demande à chaque numéro qui sort : « Avons-nous gagné les oiseaux ? ». Très heureusement pour nous, les perruches sont adjugées à d’autres ; la fortune nous envoie seulement un dollar péruvien, souvenir bien moins encombrant.

6 heures, tout le monde est réuni dans la salle à manger pour ce que l’on appelle "le dîner du Commandant". Le marquis et la marquise de Périjaa, qui se font toujours servir à part, daignent pour ce soir se mêler aux autres passagers. Le dîner est encore plus soigné que de coutume ; le champagne coule. On apporte des costumes en papier ; chacun enfile celui de son choix et la salle prend un aspect très gai avec toutes ces nuances claires et ces dorures qui étincellent sous la lumière. Quelques personnages ont des tenues grotesques … on rit.

Le bal qui suit manque d’entrain. D’abord, il fait très chaud ; ensuite, le spardeck n’est pas une salle de danse très confortable. Quelques couples cependant se hasardent, s’embrouillent dans un quadrille, s’entrechoquent dans une valse. Madame Cavaroc force son pauvre mari à pirouetter comme une toupie.

Henri et moi, nous éloignons. La nuit est idéale. A l’avant du navire, la musique que le vent emporte nous arrive assez atténuée pour bercer seulement notre rêverie. Nous restons longtemps accoudés l’un près de l’autre, cherchant à l’horizon les feux que le Commandant a promis pour la soirée.

Ils se font trop attendre, nous regagnons notre cabine sans les avoir vus. A 2 heures du matin seulement, l’homme de vigie signale le premier phare des Lacazes, le grand Abaco, qui marque l’entrée du canal de la Providence dans lequel nous nous engageons. A 4 heures et demie, nous rencontrons le feu du Stirup.

Jeudi 2 Janvier

La Navarre passe entre des terres mais les côtes sont tellement lointaines qu’elles restent invisibles, même à la lorgnette. Cependant, vers 9 heures et demie, nous apercevons à l’horizon un phare "le Grand Isaac".

A table, le Commandant est tout en blanc ; les domestiques ont aussi arboré leur livrée des tropiques, l’air est très lourd et, malgré les ventilateurs qui fonctionnent avec rage, on étouffe. Quelques personnes ont vu un requin dans la matinée ; on commence à se blaser sur les sargasses et les poissons volants, on demande à la mer du nouveau. Elle nous en offre avec la rencontre de plusieurs bateaux et, vers 2 heures de l’après-midi, avec l’apparition des côtes de Floride, terres basses d’un aspect assez monotone. La direction que nous suivons change, nous piquons vers le sud. Il paraît que nous avons de l’avance ; aussi les machines ralentissent-elles pour ne pas nous faire arriver dans la nuit à la Havane.

La route que nous parcourons est parsemée d’écueils. Le Commandant, qui a la responsabilité de tant de vies et de richesses, ne s’éloigne pas de son poste d’observation et de combat ; il dîne sur la passerelle.

Vendredi 3 Janvier

Une grande agitation a régné à bord toute la nuit, les émigrants n’ont pas cessé de chanter sur un ton plaintif et uniforme. Impossible de dormir !

Vingt fois dans la nuit, je regarde au hublot croyant qu’il se passe quelque chose d’anormal. A 4 heures et demie, j’aperçois vers l’avant une lignée de lumières. C’est la Havane ! Alors, nous nous habillons très vite et nous grimpons sur le spardeck pour voir l’entrée au port. Presque tout le monde est là, malgré l’heure matinale ; les Cubains ont secoué leur apathie, ils remuent ! …

Nous allons perdre un certain nombre de passagers. Certes ce sont ceux que nous connaissons le moins. Cependant, nous éprouvons une vague peine en disant adieu à tous ces visages familiers. La nombreuse famille des Fernandez, les Loredo, Amparo, Ramona, les excellents maris et leurs trois femmes, la "Marmotte" et son père s’apprêtent à nous quitter.

Le port de la Havane est très encombré ; le pilote nous fait circuler entre des navires de toutes nationalités. Nous passons près de l’épave du Maine, vaisseau coulé pendant la guerre hispano-américaine et dont la fin reste un mystère. On dit que les Etats-Unis s’opposent à une enquête sur les causes de ce sinistre, que les travaux de renflouement seraient extrêmement pénibles et dangereux. Le "Maine" reste donc là, au milieu du port, presque entièrement submergé et il me coule un frisson dans les veines en apprenant qu’il porte trois cents morts dans ses flancs.

La Havane: escale

Le jour est tout à fait venu pendant notre entrée au port ; la Havane se dort sous le soleil levant, nous jouissons d’un beau spectacle. On nous en arrache par l’annonce que "la Santé" est à bord et que nous devons tous défiler devant son représentant. Celui-ci, un docteur américain complètement imberbe, se tient dans le fumoir et dévisage tous ceux qui passent à la queue leu-leu devant lui pendant que le Maître d’Hôtel marque avec un instrument le nombre de passagers qui défilent. L’état sanitaire étant déclaré bon, on délivre les permissions pour aller à terre et on abaisse le drapeau de quarantaine (jaune). C’est une bousculade terrible pour s’emparer des premiers canots qui accostent. Remorqués par Monsieur Medlez qui nous sert d’interprète, nous trouvons à nous caser avec lui dans une embarcation qui, moyennant deux francs par personne, nous traverse les cinquante mètres d’eau qui nous séparent du quai.

Avant de quitter la Navarre, Henri s’est muni de monnaie espagnole. Notre batelier la refuse, il veut des francs français. Dès que nous avons touché terre, nous nous mettons à la recherche du frère de Monsieur Medlez que nous n’avons jamais vu et que Monsieur Medlez lui-même n’est pas sûr de reconnaître après sept ans de séparation. On le trouve enfin, il nous donne quelques renseignements sur la Havane, sur l’hôtel où nous  pouvons déjeuner, sur ce qu’il y a à voir et nous embarque dans une voiture.

Ce fiacre cubain est d’un aspect assez piteux ; il ne diffère des plus vilains de nos "sapins" français découverts que par la partie arrière qui n’existe pas. On a le dos au vent. Cela nous surprend au premier instant et nous paraît ensuite très logique dans une ville où le courant d’air règne en maître.

La journée est tolérable car il souffle une petite brise de mer qui remue un peu la lourdeur de l’atmosphère. Cependant nous mourrons de soif et, après avoir payé notre cocher qui, lui, réclame de l’argent espagnol, nous nous faisons servir des rafraîchissements à l’ananas.

C’est très amusant d’explorer l’inconnu, chacun le fait  sa manière : Franz, après avoir goûter le breuvage qu’on lui apporte, le refuse énergiquement, Henri n’en absorbe que la partie liquide et moi que la partie solide. En tout, nous ne consommons qu’un seul rafraîchissement, ce qui ne nous empêche pas d’en payer trois en monnaie américaine car nous sommes dans un café anglais.

Une belle avenue s’ouvre devant nous ; nous la suivons en cherchant l’ombre. Les deux côtés sont plantés de très coquets hôtels  dont l’architecture, peu variée, se conforme au climat et aux mœurs de Cuba. Ce sont des habitations basses avec des arcades sous lesquelles s’ouvrent de très larges fenêtres grillagées. Du côté où donne le soleil tous les volets sont clos, on dirait des maisons mortes. De l’autre, au contraire, les demeures respirent par toutes leurs issues. Portes et fenêtres sont largement ouvertes ; nous en profitons pour glisser des regards curieux dans les cours intérieures.

Parmi les palmiers et les autres plantes vertes passent des femmes vêtues de mousselines blanches, roses, bleu pâle. Généralement un petit bassin ou, du moins, une vasque occupe le centre de la cour ; on entend le bruit rafraîchissant de l’eau précieuse qui tombe goutte à goutte. Des meubles clairs et légers, surtout des fauteuils à bascule en bambou et en rotin sont disséminés dans la verdure ; on voit traîner des écharpes multicolores et des éventails. C’est le quartier aristocratique, la Havane riche qui jouit et flâne.

Nous débouchons vers le "Morro", une belle place dont tout un côté est à pic sur la mer. Celle-ci est d’un bleu intense, très calme, très douce à regarder. Nous n’avons eu qu’elle sous les yeux  pendant douze jours ; qu’importe ! nous restons en contemplation devant cette grande charmeuse. Et les minutes s’envolent ! …

C’est l’heure du déjeuner. En arrivant à l’hôtel d’Angleterre, nous trouvons Monsieur et Madame Leroy déjà installés. Menu détestable, vin imbuvable, note salée et il paraît que nous n’avons pas été trop écorchés. La vie à la Havane manque de confort pour les étrangers et est d’une cherté inouïe.

Nous allons à travers les rues, au hasard ; nous entrons dans une église. Une fraîcheur et une obscurité délicieuses nous saisissent. C’est bien un lieu de repos et de prières ; l’esprit s’y sent plus léger. Une négresse est là, à genoux sur les dalles, ses gros yeux blancs luisent dans la pénombre ; elle invoque ave ferveur une vierge noire comme elle. Après une prière, nous visitons l’église ; les chapelles ont une profusion d’ornements souvent de mauvais goût. Les statues sont habillées de riches vêtements brodés d’or et de pierres précieuses ; nous remarquons un Christ en croix que la piété des fidèles a affublé d’un jupon de dentelle.

Nous circulons dans le quartier commerçant qui nous cause une impression assez désagréable de désordre. Les magasins ne sont pas fermés en devant, les étalages débordent sur la rue, les objets les plus divers se coudoient, on voit des friandises du marchand de "dulus" se mêler aux savons de la parfumerie voisine. Les chaussures, la vaisselle, la ferraille, le linge, les peaux de bêtes, tout est là presque pêle-mêle, exhalant des odeurs variées que domine une senteur particulière qui sort de toutes les maisons et qu’Henri appelle : "l’odeur du nègre"

Une halte dans un assez joli jardin public planté de palmiers nous repose de cette visite à la Havane commerçante et nous met en état d’affronter un autre quartier plus pittoresque mais, hélas ! beaucoup plus triste, le quartier pauvre. Pendant que nous sommes assis sur un banc, les cantonniers travaillent autour de nous. Ils se mettent à quatre pour ramasser un bout de papier. Le premier le pousse avec son balai dans la pelle du second qui le jette dans la brouette du troisième, quant au quatrième, il regarde tout comme dans la chanson de Marlborough.

Un enterrement passe. C’est un convoi d’enfant. Les mules qui traînent le char sont recouvertes de filets blancs à larges mailles, le cocher est tout en rouge, les parois du corbillard qui sont de verre laissent voir le petit cercueil peint en blanc. Une file de voitures suit.

Maintenant nous descendons vers le port à travers les rues étroites, mal pavées où grouille la misère. Nous voyons plusieurs petits nègres absolument nus. D’autres n’ont qu’une brassière qui leur arrive au milieu de la poitrine. De vieilles négresses, en haillons sordides, fument sur le pas des portes. Oh ! que nous sommes loin de la Havane élégante, fleurie, aperçue ce matin. Il aurait mieux valu faire la promenade en sens inverse afin d’emporter, dans les yeux, la radieuse vision du Morro. Il est trop tard, nous sommes trop las pour retourner aux quartiers riches. Franz murmure d’une voix plaintive : « Rentrons à la maison » ; j’ai la migraine, nous avons chaud et soif, nous sommes couverts de poussière. En quelques minutes nous avons rejoint la Navarre. Cher navire, comme c’est bon de te retrouver après une longue journée passée à errer sur cette terre étrangère que j’ai sentie presque hostile ! Ici, c’est un petit coin de France !

Nous naviguons

Samedi 4 Janvier

Encore une mauvaise nuit ! On prend du charbon, les machines grincent. C’est un va-et-vient qui ne cesse pas puisqu’on ne part qu’à 6 heures. Nous jetons un dernier coup d’œil sur la Havane et nous la revoyons telle qu’elle nous apparut vingt quatre heures plus tôt.

Il y a de nouveaux passagers à bord, toute une troupe de théâtre. La directrice et l’étoile de cette bande s’appelle "Tina di Lorenzi". Pour l’instant, c’est une dame qui a un peu le mal de mer, qui s’enveloppe dans un cache poussière écru et dans un voile rose. Elle a un mari dont la tête me tape sur les nerfs et un fils d’une dizaine d’années très mal élevé. La troupe a fait, en quinze jours, sept cent cinquante mille francs de bénéfice net à la Havane. Cela l’encourage à aller tâter de Mexico et lui donne une arrogance et un sans-gêne inouïs.

Mesdames les actrices ont avec elles tout un monde de minuscules roquets qui salissent et empestent le pont, qui aboient après les autres passagers, qui se fourrent dans les jambes. Nos chaises sont toujours occupées par ces dames ou ces messieurs ; ils s’amusent à racler sur les instruments des musiciens. Je surprends le fils de Tina occupé avec une jeune amie à griffonner sur nos livres et nos cahiers. Bref, c’est une invasion ! Ces Italiens ont avec eux quatre cents malles énormes qui, certainement, écrasent dans la cale nos pauvres bagages honnêtes.

Il y a des poissons volants en quantité dans les eaux que nous sillonnons. Mais il fait très chaud, leur vol ne s’élève plus comme les jours précédents, il rase l’onde. Madame Leroy est malade, le docteur a la migraine, je suis très fatiguée, les domestiques sont nerveux. Il paraît que ce sont les suites inévitables de l’escale à la Havane. A chaque voyage, les mêmes faits se produisent.

Pendant une partie de la journée, on voit encore la côte de Cuba ; elle devient, au nord-ouest, montagneuse et très belle. Je suis étonnée des dimensions de cette île. Nous passons ensuite non loin du Yucatan mais la côte reste invisible.

Au dîner, Henri offre le champagne et les cigares. Le Commandant nous apprend des choses étranges sur le compte de Madame Fernandez.

Dimanche 5 Janvier

Franz étant un peu indisposé, le médecin lui ordonne une purgation pour sa dernière journée à bord. Il la prend sans difficulté.

Nous avons un temps splendide, le ciel et la mer rivalisent en éclat et en couleur. Je ne m’arrache à leur contemplation que pour faire nos malles et visiter le bateau sous la conduite du Maître d’Hôtel et de Francis. Ils nous mènent partout : aux cuisines, à la boulangerie, à la cave, aux chambres frigorifiques, à la laiterie, à l’hôpital. Ils nous conduisent au quart des officiers, au dortoir des matelots, à la lingerie. Nous visitons les cabines de luxe et l’endroit réservé aux émigrants en passant par les premières, les secondes et les troisièmes classes. C’est très intéressant mais un peu pénible aussi. Chaque fois que le luxe et la misère se coudoient de si près, cela me met un malaise à l’âme.

Le soir nous apercevons le feu du "triangle" sur le banc de Campêche.

Lundi 6 Janvier

C’est fini, il va falloir quitter la "Navarre". Franz pleure ; il me demande d’emporter au moins Monsieur Blanchard comme souvenir. C’est que le Commissaire est la bonté même ; on ne peut s’empêcher d’éprouver pour lui une réelle sympathie ; les enfants sont particulièrement attirés car il les aime et les comprend. Et puis Monsieur Blanchard sait des histoires extraordinaires et charmantes qu’il raconte avec beaucoup d’humour à la fois en français et en espagnol pour être compris de tous ses jeunes auditeurs.

Nos derniers préparatifs sont terminés de bonne heure ; j’ai le temps d’écrire deux lettres avant le déjeuner. On aperçoit la terre vers 11 heures et demie. Alors nous commençons à échanger nos adieux avec le personnel du bord.