Mexico : Avril 1908

Mercredi 1er Avril

Enterrement de Monseigneur Alarcon.

Ouverture des chambres.

Vent du Nord.

Jeudi 2 Avril

Le docteur Carral vient déjeuner à la Villa des Roses ; il est placé, avec sa femme et son petit bébé, à une table qui me fait vis à vis. Cela me gêne beaucoup d’être sous son regard tout le temps du repas ; je pique plusieurs fars. Aussi, ai-je une indigestion des médecins et suis-je un peu récalcitrante pour accompagner Henri chez le docteur Baumgarten. Je m’y résigne cependant et suis très satisfaite du résultat de cette consultation. Je vais bien me soigner pour redevenir vite valide.

Vendredi 3 Avril

Le jardin est plein de roses, ce n’est qu’un bouquet sur lequel voltigent des colibris minuscules et des papillons gigantesques. Les arbres sont très feuillus maintenant mais, depuis quelques jours, le ciel n’a plus sa limpidité étourdissante de l’hiver mexicain. L’azur est plus pâle avec des traînées nuageuses qui ressemblent à des flocons d’ouate blanche. Nous nous acheminons vers la saison des pluies qui, cependant, ne devrait commencer qu’en mai.

Je fais, à moi seule, le courrier pour tous les chers nôtres, Henri étant encore très absorbé par ses affaires. Il espère recouvrer demain soir un peu plus de liberté. Il y aura des heures dures à vivre d’ici là !

Samedi 4 Avril

Le brave Pancho a eu hier une sortie ; il est allé à Mexico et m’a rapporté une paire de vases en verre bleu qu’il m’a offerts ce matin, tout garnis de roses. C’est un excellent cœur dont le plus grand plaisir est de faire des cadeaux. Bien ennuyés au fond, nous avons accepté ses vases avec sourires et "muches gracias".

Décidément le temps se gâte ; le beau soleil est voilé par un écran de nuages, il tombe quelques averses.

Le Général Mondragon part pour l’Europe ; Henri fait partie de la nombreuse escorte qui l’accompagne au train de 8 heures un quart.

Dimanche 5 Avril

Dans la nuit, nous sommes réveillés par deux secousse de tremblement de terre, pas très fortes mais néanmoins très sensibles. D’ailleurs, depuis quelques jours, il y en a constamment ; les appareils en enregistrent parfois trente cinq en vingt quatre heures. Le plus souvent, ni gens, ni bêtes ne s’en aperçoivent.

Eugène Vincent vient déjeuner à San Angel. Il m’apporte un petit panier indien, garni d’oranges de Senora, les meilleures du pays dit-on. Dans l’après-midi, le temps se gâte ; néanmoins, nous partons, sous un ciel menaçant, pour marcher un peu ou, du moins, changer d’endroit. Nous atteignons le restaurant de San Angel Inn, dans la Colonia Allavista. Cet hôtel, installé dans un ancien couvent, est d’une architecture curieuse. Il y a de petits charmants, des vieilles chapelles très pittoresques.

Le mormon Hall est décidément un homme de goût qui sait conserver aux vieux édifices leur cachet original. Je trouve même que, là, on voit trop le "Couvent" ; ce me semble presque un sacrilège. Les chapelles sont grandes ouvertes avec toutes leurs saintes images et leurs ornements ; les gens passent devant à moitié gris, en riant, en disant des plaisanteries de tous genres. Dans le patio, des statuts de Saints, grandeur nature, voisinent avec les buffets et les desserts. Un Saint Joseph, portant l’Enfant Jésus dans ses bras (vieille statue avec tout le réalisme espagnol : jeux d’émail, vraie chevelure, vêtements d’étoffe) est dans l’un des angles et, à ses pieds, il y a une table à la nappe tachée, semée e miettes de pain, de fleurs fanées où se trouvent encore des coupes de champagne, des verres de différentes tailles, des restes de dessert…

Nous buvons de la bière sur l’arotea, au milieu des conversations et des rires de plusieurs sociétés joyeuses. Dehors, le magnifique panorama s’est embrumé ; on entend le roulement presque continu du tonnerre ; de longs éclairs zigzaguent dans cette étendue grise, il tombe une grosse pluie d’orage…

Lundi 6 Avril

A 10 heures du matin, je commence une retraite offerte aux dames françaises dans l’église N.D. de Lourdes. Le Père Rousselon, qui m’y a conviée avec insistance, est à la fois le Directeur et le Prédicateur de cette retraite. Dans son beau surplis blanc de filet brodé, avec son étole d’or, sa maigreur, sa physionomie douce et ascétique, de loin, il me fait l’effet d’un Saint Louis de Gonzague. Sa parole n’est pas remarquable mais elle est claire, va droit au but et sait trouver le chemin du cœur. C’est l’essentiel !

Madame Dumaine assiste aux exercices de cette retraite. 

Mardi 7 Avril

Lettre de la Compagnie qui nous ordonne de nous momifier au Mexique. Henri doit attendre ici la mission du Creusot et la surveiller pendant son séjour. Je suis navrée ; plus que jamais, j’ai le mal du pays mais il faut être raisonnable et je dois m’estimer heureuse d’être auprès de mon mari.

Mercredi 8 Avril

Ma retraite se poursuit sans incidents. Ce matin, nous avons acheté le cadeau promis par Henri à Rochette : sac de voyage avec ustensiles de toilette, et deux "saropés" pour Franz et Pierrot. Après-midi orageux ; il tombe deux averses formidables. Henri écrit son rapport ; près de lui, je travaille à l’interminable robe de Cri Cri.

Jeudi 9 Avril

A 11 heures, après le dernier exercice de la Retraite, nous nous confessons au Père Perret, un Mariste très doux, bien indulgent qui ne tonne pas trop contre les nombreuses fautes que nous avons à lui accuser. Cette sainte mais pénible obligation étant remplie, nous nous rendons à la Légation où nous sommes invités à déjeuner avec Franz. Nous n’y trouvons que la famille Dumaine et un jeune médecin, le docteur Mathieu, tout fraîchement versé par "la Champagne" sur la terre mexicaine.

Nous nous amusons tous à lui raconter des histoires extraordinaires sur les gens, les choses et les mœurs d’ici. C’est un bon vivant, pas très facile à effrayer. S’il songe à s’installer ici, ce ne doit être ni dans l’intention de tuer, ni dans celle de guérir mais, sans doute, dans le but de gagner beaucoup d’argent dans le moins de temps possible.

Notre visite se prolonge plus que je ne l’aurais voulu dans la crainte d’être indiscrète mais Monsieur et Madame Dumaine ont toujours des prétextes pour retenir leurs invités. Ils sont charmants et… un peu bavards. Plus que moi encore, Henri se laisse prendre à leur attirance, j’ai de la peine à l’emmener. Chaque fois qu’il va à la Légation, il y prend racines.

Le soir, au dîner, Villa des Roses, le Marquis de Mourga, que nous avions surnommé : "Coco bel Oeil", nous annonce qu’il va partir dans quatre jours pour regagner Paris où sa femme, son fils et toute sa famille l’attendent depuis deux ans. Nous l’avons trouvé en arrivant ici et il emmène avec lui le brave Padrecito. Voilà deux visages familiers auxquels il va encore falloir dire adieu. Le beau marquis propose de se charger de nos commissions pour la France.

Vendredi 10 Avril

C’est aujourd’hui le Viernes de Dolorès, jour de fête religieuse pour les Mexicains. Nous faisons, dans l’église française, nos Pâques à la messe de 8 heures du matin. Henri me conduit à l’hôtel Palace pour prendre un peu de nourriture avant de regagner San Angel Il y a la fête des fleurs sur le canal de la Viga ; les barques sont ornées, les femmes aussi. C’est un spectacle curieux et joli, dit-on. Il nous est impossible d’aller en jouir, Henri a un travail pressant qui le réclame.

Nous apprenons le triste roman de l’aînée des filles de Madame Wims avec Monsieur Zitzian, un jeune grec arrivé ici depuis trois jours. Ce brave garçon est gérant, depuis quatre ans, des propriétés Wims et Cie dans l’état de Véra Cruz ; il adore Mademoiselle Emilie et il en est aimé. En arrivant ici, il espérait faire un grand pas vers le mariage rêvé et il l’a fait… à reculons.

Monsieur et Madame Wims ont montré si nettement leur opposition qu’il repart tout à l’heure, après avoir donné sa démission. C’est le fils d’un Consul de Grèce, sans fortune, je crois. ; il est assez joli garçon mais avec des paupières un peu lourdes qu’il clignote fréquemment. Mademoiselle Emilie paraît bien plus fine et distinguée. Espérons qu’ils se consoleront tous les deux.

Henri est présenté, par Madame Roux, à un Monsieur Antoine de Geoffroy dans le but de combiner l’ascension du Popocatépetl.

Je pense à la bande Clerc, Bret, Lebel et Cie qui a dû s’embarquer à New York hier. J’envie ces veinards. Peut-être le bon Monsieur Medlez est-il avec eux ; il y a quinze jours il est venu nous faire une visite d’adieux. Nous étions absents. On n’en a plus entendu parler depuis.

Samedi 11 Avril

Journée terne, ennuyeuse même pour moi ; je prends du citrate de magnésie et garde "el cuatto". J’ai le temps de réfléchir mélancoliquement sur les tristesses et les misères de la vie. Si au moins la médecine que j’ai prise me débarrassait des malaises incessants et divers qui m’assaillent depuis un mois, je serais bien heureuse ! Mais je n’y compte pas et commence à croire sérieusement que cet idéal climat ne me vaut rien.

Henri a encore à travailler. Comme c’est le dernier jour de labeur, il le fait courageusement, presque joyeusement. D’ailleurs il commence à être un peu reposé de son surmenage du mois de mars. Depuis le départ du général, il respire à l’aise.

Le popocatépetl

Dimanche 12 Avril

Lorsque nous revenons de la messe de 11 heures, Madame Roux nous annonce que Monsieur Geoffroy avait téléphoné en notre absence, disant que tout était arrangé pour l’ascension du Popocatépetl et qu’il comptait sur Henri au train de 5 heures.

Aussitôt je me mets à la confection de la valise, ce qui occupe activement l’heure qui nous sépare du déjeuner. Nous faisons nos adieux à Monsieur de Murga et au Padre : vœux de bon voyage, promesse de chercher à se revoir, échanges de cartes.

Pendant que nous faisions nos derniers préparatifs, le ciel verse une terrible pluie accompagnée d’éclairs et de tonnerre ; c’est un peu encourageant ! Mais, ici, ces "aguaceros" ne durent pas, leur violence assure leur brièveté. Un peu de patience et nous pouvons gagner la station où nous sommes obligés de prendre un train de seconde classe si nous voulons arriver à l’heure à la gare de San Lazaro. Cette voiture, encombrée d’Indiens déguenillés qui dégagent tous une odeur de pulque et de graisse, présente un spectacle original, pittoresque mais que je trouve un peu long à contempler pendant une heure. Les Pélados que nous côtoyons ont l’air de braves gens mais qu’ils sont sales !

Enfin, nous débarquons sur le zocalo après toutes sortes de retards, d’avaries, de pannes. Nous sautons dans une voiture et, en moins de dix minutes, nous sommes rendus à la station du ferrocarril où Monsieur Geoffroy nous attend déjà en manifestant quelque inquiétude.

La route est jolie. D’ailleurs, les pluies des jours passés donnent aux plantes et aux arbres un éclat et une fraîcheur qui nous étaient inconnus. Et puis, les grandes terres, qui étaient nues à notre arrivée, se sont couvertes d’un tapis de verdure. Les froments et les maïs sont sortis du sol avec cette teinte très vive des jeunes pousses. Nous suivons les bords du lac de Texcoco, sur lequel nage une multitude de canards sauvages aux allures gracieuses. Ils sont des milliers, tantôt en bandes, tantôt isolés, tantôt cachés à demi dans les roseaux et les hautes herbes des rives, tantôt s’ébattant en pleine eau. Franz se passionne à les regarder et reste insensible à l’aspect grandiose du paysage et à la splendeur du coucher de soleil qui enflamme un ciel presque aussi tourmenté que le sol, encombré de gros nuages qui semblent des montagnes fantastiques.

Nous passons auprès de petits volcans aux formes régulières, aux arêtes très nettes ; la végétation est ordinairement pauvre sur leur flanc ; la terre apparaît d’un rouge violent foncé. A l’horizon, les deux géants vers lesquels nous allons : Ixtaccihuatl et le Popocatépetl sont visibles et leurs sommets neigeux rayonnent dans un coin de ciel redevenu calme. Nous nous croyons en Suisse.

Le soleil est maintenant tout à fait tombé, les neiges deviennent livides et se fondent dans la nuit. Le train s’arrête à Amécaméca et est envahi par des Indiens qui nous proposent de pulpe, des fruits, des tortilles. Peu après, nous arrivons à Popopark ; il est 7 heures un quart. Comme station, c’est rudimentaire. La gare se compose uniquement d’un escabeau de bois à trois marches que deux Indiens apportent devant notre compartiment pour nous faciliter la descente. Ces Indiens sont des serviteurs du Capitaine Hall envoyés au devant de nous. Ils s’emparent de nos valises et, à leur suite, nous nous engageons sous un bois de conifères. Nous suivons une allée sombre mais, peu à peu, nos yeux s’habituent à la lueur bleue de la lune qui filtre entre les branches et nous marchons d’un pas aussi sûr, aussi rapide qu’en plein jour. La route n’est pas longue. En six à sept minutes, nous atteignons un chalet de bois très pittoresque, étroit, long, une sorte de maison forestière qui n’a rien de l’apparence d’un hôtel.

Le Capitaine Hall est demandé, il arrive botté, éperonné et nous souhaite la bienvenue ; nous sommes attendus et devons habiter dans la Tour, aux n° 1 et 2 ; une femme nous conduit à nos chambres. Nous traversons un petit bout de jardin puis une sorte de cour chaussée pavée et nous arrivons dans une grande cour. Au milieu : un puits, à droite : les étables, à gauche : les écuries, au fond : un bâtiment d’habitation si bizarre que nous nous regardons en riant.

Nous montons, opération pas facile. D’abord, nous n’avons pour nous guider que la lueur vacillante d’une lanterne ; ensuite, l’escalier est contourné, bizarre, par moments assez large et doux puis resserré brusquement, on est presque obligé d’y grimper à quatre pattes pour parvenir au n° 2. Aussi Monsieur de Geoffroy nous laisse-t-il prendre le n° 1, plus spacieux, plus confortable et plus accessible. Nous nous demandons ce que peuvent être les n° 3 et 4 car, dans cette étrange construction, il n’y a qu’une chambre par étage et comme elles vont toujours en se rétrécissant celle du haut ne peut convenir qu’à un habitant de Lilliput.

Malheureusement, nous n’osons pas satisfaire notre curiosité, le n° 3 étant occupé par le Capitaine Hall en personne, très fier de ses talents d’architecte. L’ameublement dénote un certain sens artistique. Il est simple, un peu sévère ; il ressemble aux gravures que j’ai vues des intérieurs hollandais ou norvégiens. Les murs, plafonds et parquets sont en bois sombre aux grosses poutres apparentes, les fenêtres toutes petites mais nombreuses, il y a des recoins ; l’un d’eux sert de … WC, fermé seulement par des rideaux.

Voilà le seul inconvénient sérieux de cette habitation dont l’originalité sans cela ne me déplairait pas pour le court séjour que je dois y faire. Extérieurement, la cour est blindée de fer peint en rouge. Au clair de lune, l’effet est des plus étranges, je peux même dire saisissant ; on ne sait plus trop dans quel pays on est. La fantaisie du Capitaine a réuni sans doute une grande variétés de souvenirs cosmopolites pour obtenir ce résultat insensé. C’est tout ce que l’on veut (excepté mexicain) : russe, chinois, norvégien, suisse.

Nous dînons. La salle à manger est petite mais jolie, meublée avec goût ; j’y remarque une collection de brocs à bière qui évoque l’Allemagne, la forêt noire. D’ailleurs, la cuisine est germanique, la viande est piquée de grains d’anis, le veau est servi avec de la gelée de groseille. Nous arrosons le menu d’un vin de Moselle qui a bien supporté le voyage.

Après le dîner, les ascensionnistes demandent quelques renseignements au Capitaine sur la montagne qu’ils veulent affronter le lendemain. Celui-ci nous les donne en nous entraînant dans une promenade nocturne à travers son parc. Nous faisons donc plus ample connaissance avec lui. C’est un Hongrois que tout le monde déclare à moitié fou. Depuis qu’on s’est fait cette opinion de lui, je pense que la maladie a fait des progrès.

Il a des idées, beaucoup d’idées, trop d’idées. Jusqu’à présent, il a mené, je crois, une vie d’aventurier. Il a acheté cette immense propriété de Popopark (deux millions de mètres carrés) pour en faire simplement son jardin particulier. Le chalet n’était destiné qu’à abriter lui, sa femme, peut-être leurs enfants ; il comptait exploiter les solfatares du Popocatépetl. Tout était organisé ; une compagnie se fondait ; le Capitaine avait fait une trentaine de fois l’ascension pour se rendre compte des ressources du cratère. Et puis, le principal agent de cette compagnie est assassiné par un nègre et tout s’effondre. Hall reste avec son Popopark qu’il lui reste alors à transformer en colonie. Pour l’instant, l’argent lui manque ; les travaux restent en suspens. Il y a une carcasse d’hôtel qui se dresse dans un coin, une ébauche de bureau de poste dans un autre, un parc aux cerfs où une seule biche se promène mélancoliquement, une route d’automobiles en construction, etc. …

Nous marchons au milieu de fondrières, de trous, de monticules de sable ; là il y aura une rivière, ici un pont, plus loin un kiosque. Je pense, à part moi, que le Capitaine est en train d’abîmer ce splendide par cet je ne pis m’empêcher de lui donner un conseil : celui de retirer le moins d’arbres possible. Avant de nous laisser regagner nos chambres, le propriétaire tient à nous faire visiter les écuries et les étables. Là, il n’y a qu’à louer. Messieurs les Chevaux et Mesdames les Vaches sont tenus avec la plus méticuleuse propreté, presque avec luxe.

Lundi 13 Avril

Le jour nous réveille. D’une de nos fenêtres, vue merveilleuse sur le Popocatépetl, d’une autre vue non moins belle sur l’Ixtaccihuatl. Ciel bleu, soleil, neiges étincelantes, verdures sombres, air embaumé de senteurs résineuses, chants d’oiseaux, fraîcheur exquise. Ah ! Que tout est beau ! Qu’il fait bon ! Cela sent l’Europe ici !

Nous nous levons de bonne heure, déjeunons de grand appétit sur une terrasse de l’hôtel inachevé et nous flânons en regardant les préparatifs de l’excursion. Nous n’avons rien à faire, tout est commandé par le Capitaine qui propose même aux ascensionnistes chapeaux, sarapés, guêtres, lunettes, sandales pour la neige. Les guides et les domestiques sont là, les chevaux aussi ; on charge les mules. A 10 heures, la caravane se met en route ; je la photographie au moment du départ.

Maintenant, je devrais remettre ma plume à Henri qui a des choses intéressantes à raconter tandis que mon existence à moi coule paisiblement pendant quarante huit heures dans le cadre uniformément beau des grands bois de pins de thuyas.

Avec Franz, nous errons au gré de ma seule fantaisie, ne rentrant guère que pour les repas et la nuit. Fréquemment nous faisons des haltes ; Franz cueille des fleurs, des fougères, ramasse des cailloux, des pommes de pins ; nous trouvons un nid de colibris, nous voyons fuir devant nous des lapins de garenne, nous écoutons chanter les oiseaux.

Parfois, la solitude nous impressionne un peu ; nous quittons les sentiers trop couverts pour les grandes routes où nous marchons sur la lisière des bois aussi près que possible des grands champs de maïs ou de froment tout ensoleillés. Et puis, quand nous avons repris confiance, que la sensation pénible s’est effacée, de nouveau nous nous plongeons sous les ramures sombres qui se referment derrière nous. Nous marchons sur un tapis de mousses semé d’aiguilles de pin ; ma plus grande crainte est de rencontrer des serpents. Franz, lui, parle surtout des loups et des tigres. Il paraît qu’il y a de nombreux jaguars dans les bois du Popocatépetl, il y a aussi des pumas, petits lions d’Amérique.

A la tombée de la nuit, nous abandonnons nos chers bois et remontons dans notre chambre où nous avons une heure d’attente assez pénible avant le dîner. Franz a sommeil, je me forge des idées lugubres en songeant qu’Henri va passer la nuit sur les flancs du gigantesque volcan. Et puis, il y a de l’orage, les éclairs sillonnent le ciel, le tonnerre gronde.

Nous nous couchons de bonne heure mais je ne dors pas bien ; ma pensée et mon cœur sont dans la montagne. Vers 2 heures du matin, je me lève pour voir le ciel redevenu limpide ; à 4 heures et demie, le Popocatépetl se dessine en noir, très net, sur un ciel qui s’éclaire ; à 6 heures, le sommet se dore et devient moins visible ; à 7 heures, il est tellement étincelant que j’en distingue à peine les arêtes.

Mardi 14 Avril

Levée à 6 heures, j’habille Franz ; nous déjeunons et à 7 heures et demie nous avons déjà repris notre vie vagabonde. La main dans la main, nous courons comme deux bons camarades. L’atmosphère est exquise, fraîche et parfumée de senteurs balsamiques qui nous montent un peu à la tête. Nous marchons face au Popocatépetl dont je ne quitte pas des yeux la cime éblouissante. Le petit sentier que nous suivons serpente tantôt entre les champs, tantôt sous les bois ; nous arrivons ainsi devant un ravin sauvage que le Popocatépetl domine, écrase pour ainsi dire. Nous faisons halte.

Naturellement, je ne vois rien de la petite caravane qui, à cette heure, grimpe vers l’énorme cône ; les hommes ne sont que de minuscules fourmis comparés au gigantesque volcan. Pour moi, de l’endroit où je suis, l’impression est extraordinaire, inouïe. Les belles montagnes que j’ai vues en Europe ne sont, dans mon souvenir, que des joujoux auprès de celles-ci. Elles sont même trop colossales ; même à les voir d’en bas, elles font peur, elles donnent le vertige, le mal des montagnes ; elles sont sublimes ! L’Ixtaccihuatl fait peut-être plus d’effet avec ses masses énormes de neiges mais le Popo est peut-être encore plus imposant, plus majestueux avec son sommet conique qui se perd dans l’azur infini.

Et puis, je sais qu’Henri est sur ses pentes et il m’intéresse beaucoup plus. Mes yeux se fatiguent à le contempler. A 8 heures et demi, je vois apparaître, en arrière, les premiers petits flocons blancs de nuages ; à 9 heures, le sommet est encore visible mais les bandes de brume le cernent de toutes part ; à 9 heures un quart, je ne distingue plus rien.

Alors, nous reprenons notre marche en avant. Nous traversons un ruisseau dont le lit est large mais où il coule un filet d’eau qu’un pas suffit pour franchir. Et nous avons quitté la Suisse pour nous retrouver en plein Mexique.

En haut de la montée, se trouve un petit village indien très typique, très pittoresque avec ses petites cases, ses haies-clôtures en "cierge", ses magueys. Franz et moi, nous y produisons une révolution. Les femmes et les enfants s’appellent pour nous voir, se groupent sur leurs portes, nous entourent, nous suivent. Cette attention générale m’ennuie, nous rebroussons chemin ; je regrette de n’avoir pas un appareil pour photographier ce coin et ces types. Un peu de repos et de travail pendant l’heure chaude et, de nouveau, la promenade à l’aventure.

Le coucher du soleil nous retrouve dans la contemplation des montagnes dont les cimes se sont dégagées. Nous sommes sur la route qui, dans le rêve du Capitaine, doit relier Popopark à Mexico ; elle a environ un kilomètre pour l’instant, il en reste encore soixante neuf à construire, ce qui ne sera certainement pas fait de si tôt et heureusement ! Popopark gardera encore pendant quelques années son caractère d’hacienda forestière. Quand les automobiles y arriveront, ce sera fini ; les Mexicains détestent la vraie nature; il leur faut des choses apprêtées, conventionnelles. Je m’emplis les yeux et l’âme du merveilleux panorama qui s’étale devant nous et que je suis, là, toute seule, à contempler.

Franz est très occupé de grosses sauterelles ailées qui volent presque aussi bien que des papillons ; il les poursuit et me laisse à mon extase.

A 8 heures un quart, désespérant du retour de la caravane pour le soir, nous nous mettons à table. Nous avons presque fini une demi-heure plus tard lorsqu’Henri apparaît sur le seuil de la salle à manger. Ces messieurs sont très longs à faire leur toilette avant de venir dîner ; ils mangent peu, parlent beaucoup et il est 10 heures et demie lorsque nous regagnons nos chambres.

L'ascension du Popocatépetl

(récit fait par Henri Morize)

Sur la ceinture de montagne qui encerclent le haut plateau de Mexico, s’élèvent au S.E. deux cimes neigeuses, le Popocatépetl et l’Ixtaccihuatl, deux volcans éteints qui, l’un par rapport à l’autre, sont sur une ligne Sud-Nord. Le Popocatépetl, dont la cime est évaluée à 5.400 mètres au-dessus du niveau de la mer, est le deuxième sommet de l’Amérique du Nord (il y en a un plus élevé en Alaska). L’ascension n’offre aucun danger mais seulement un puissant effort musculaire et la résistance au mal des montagnes : j’ai donc décidé de la tenter. J’ai pu parvenir au sommet le 14 avril, à 11 heures et demie du matin, avec un charmant compagnon, Monsieur Antoine de Geoffroy, ancien attaché d’ambassade à Washington, dont j’avais fait la connaissance peu de jours auparavant.

Lundi 13 avril,

10 heures du matin : nous quittons Popo-Park à cheval, Monsieur de Geoffroy et moi, quatre Indiens servant de domestiques et de guides, et deux mules portant les bagages et les provisions. Six kilomètres dans la plaine et nous atteignons la forêt qui couvre les premières pentes du massif : des conifères dont quelques-uns sont des arbres géants. Des oiseaux s’enfuient, les uns tout bleu d’azur, d’autres pourprés. Nous effarouchons quelques lapins mais le gros gibier ne se montre pas ; il y a, dans ces forêts, beaucoup de daims, des couguars ou tigres d’Amérique, des pumas ou petits lions, etc. …, le sentier que nous suivons est trop battu.

1 heure de l’après-midi : nous atteignons un ruisseau et faisons halte pour déjeuner ; nous avons oublié d’emporter du vin et nous devons nous contenter de l’eau de la montagne. Une heure de halte et nous repartons. Le sentier monte toujours en pente douce, sous bois.

4 heures : nous atteignons le col entre les deux volcans, un col immense avec des ondulations de terrain dont chacune représente une petite montagne. Dans le col, perdue dans la forêt, est la hutte en planchers, pompeusement dénommée rancho, où nous allons passer la nuit. A côté, une autre hutte abrite une famille indienne qui fait paître quelques vaches et porcs. A notre droite, le colossal Popocatépetl, tout blanc, tout inondé de soleil, semble de plus en plus énorme et élevé. A notre gauche, l’ sur lequel couve un orage. Nos guides allument un grand feu et déplient, sur le sol de la hutte, nos deux matelas, matelas si minces, si minces que je regrette les bonnes épaisseurs de foin dans nos chalets alpestres.

6 heures et demie : le soleil se couche derrière la forêt ; la neige du Popocatépetl devient sanglante puis, brusquement, plombée et livide et la nuit se fait instantanément, la nuit du Tropique, sans crépuscule. C’est alors le silence absolu, apeurant. Nous rentrons dans la hutte pour dîner : viande froide, macaroni à l’Indienne (c’est à dire à l’eau, sans assaisonnement), bananes, thé. Il s’agit de se restaurer sérieusement car, demain, il faudra faire la montée complète à jeun sinon le terrible mal des montagnes nous coucherait infailliblement sur la neige. Depuis le matin aussi, suppression absolue de tabac et de café : toujours contre le même mal. La lune s’est levée et dessine des ombres dans le bois ; le Popocatépetl, touche aux étoiles ; l’énorme panage de nuages, qui s’est décidément accroché à l’, s’éclaire de décharges électriques, décharges silencieuses sans accompagnement de tonnerre.

7 heures et demie : nous nous étendons sur nos matelas et sur une triple épaisseur de sarapés tout habillés ; nous sentons le froid nous pénétrer.

10 heures : le tonnerre nous réveille, les éclairs illuminent l’intérieur de la hutte à travers les planches disjointes ; l’averse tombe à torrents.

Mardi 14 avril,

1 heure du matin : les guides nous appellent et sellent les chevaux. Nous avalons une tasse de thé avec un cake et en route. La nuit est redevenue merveilleuse, nuit du Tropique et des hauts sommets. La lune éclaire les pas de nos chevaux d’abord sous bois puis à travers une vaste clairière, sorte d’alpage couvert d’une herbe touffue. Puis encore des bois ; la montée devient plus raide ; il faut franchir des troncs morts jetés sur le sol, contourner des abattis d’arbres foudroyés ou déracinés. La forêt cesse ; devant nous, le volcan étincelant en pleine lune.

Le sol s’amollit : nous sommes sur la cendre. Nos chevaux descendent dans une barranca que les eaux ont creusée si profonde que, malgré la lune, il y fait un noir d’encre. Nous remontons l’autre rive, nous retrouvons le clair de lune. Les chevaux s’arrêtent tous les trois pas pour souffler ; sur la cendre noire, la neige commence à mettre quelques points blancs. Nous abandonnons nos montures aux mains d’un des guides qui nous attendra là et la montée commence avec deux autres guides. Nous sommes transis sous nos sarapés.

4 heures : la pente est raide et nous nous enfonçons profondément dans la cendre ; de loin en loin, quelques blocs de lave se sont arrêtés, plantés dans le sol mou. Au-dessous de nous, partout, une brume argentée submerge les profondeurs et, sur cette nappe, en plein ciel constellé, émergent seules les deux cimes blanches.

5 heures : une tache lumineuse vers l’Est sur l’Atlantique ; elle s’étend lentement et le pic d’Orizaba (un autre volcan éteint), se dessinant à contre-jour, émerge de l’uniforme nappe de brume. Maintenant nous sommes sur la neige, sur la pente presque verticale du cône, cramponnés comme des fourmis sur un pain de sucre géant. Le soleil s’élance brutalement, rouge framboise ; la neige nous aveugle, il faut mettre nos lunettes noires ; il est 5 heures et demie.

Ce sont alors six heures pénibles, éreintantes, sur cette surface à pic d’une uniformité géométrique désespérante. Nous ne pouvons monter qu’en creusant à la pelle dans la neige molle ; nous sommes collés contre la paroi au point de ne pouvoir apprécier la distance qui reste à franchir. Quand une vapeur nous enveloppe, le bas de la pente, à plus de mille mètres en dessous de nous, disparaît et cet effet de dégradé nous donne le vertige. Le cœur bat deux fois plus vite qu’en bas ; nous montons de deux ou trois pas et nous nous arrêtons, à genoux, anéantis et, à chacun de ces arrêts, nous sentons nos paupières lourdes se fermer invinciblement ; il faut lutter contre le sommeil.

Nos deux Indiens sont épuisés ; ils ne nous donnent aucun encouragement. Heureusement que nous sommes deux pour nous stimuler réciproquement et secouer l’inertie de nos guides qui commencent à réclamer la pièce pour franchir les cent derniers mètres ; ce chantage nous révolte. Nous mettons une heure pour franchir ces cent mètres. Enfin, nous atteignons un créneau de glace, c’est le bord du cratère.

Un trou énorme d’au moins huit cent mètres de diamètre et de cent vingt mètres de profondeur ; dans cet entonnoir, des craquelures liserées de soufre d’où sortent des colonnes de fumée ; dans l’air, une forte odeur sulfureuse ; plus la moindre trace de neige dans le cratère ni sur la margelle étroite au-dessus ; l’espace sans fond est d’un bleu si sombre qu’il nous paraît noir. Nos tempes battent ; nous ne pouvons parler tant notre langue se colle au palais desséché ; nous avons de la peine à avaler un oeuf dur.

On entend des craquements dans les parois lisses et verticales du cratère ; des pierres roulent au fond. Le volcan n’a pas craché depuis des siècles mais je ne le crois pas éteint. Monsieur de Geoffroy et moi pensons au Mont Pelé. Le volcan est chaud, il fume et il craque : il vit. Mais cette vie, là-haut, nous paraît sinistre et hostile et plus effrayante que toute la solitude et le silence mort que nous avons traversés pour arriver devant cette gueule hargneuse.

Un nuage épais et noir nous enveloppe tout à coup, un nuage d’orage où gronde le tonnerre ; la grêle tombe en pastilles régulières et son cinglement, douloureux à l’épiderme de nos figures, nous fait comprendre que la réverbération des neiges nous a cuits. Nous avons de vraies brûlures avec cloques qui coulent. Il faut redescendre en hâte : c’est une course vertigineuse, presque une glissade et, une heure après avoir quitté le sommet, nous retrouvons nos chevaux à Las Cruccs, deux croix de bois plantées sur un bloc de lave.

3 heures et demie : nous sommes à la hutte où nous prenons une tasse de thé chaud ; les paquetages sont refaits et, par le même chemin qu’à l’aller nous regagnons Popopark où nous arrivons à 8 heures et demi du soir.

En résumé : splendide course en forêt mais escalade insipide, monotone, décourageante ; aucun péril sérieux mais la nécessité d’un effort musculaire considérable, continu et la condition absolue de n’être pas pris du mal des montagnes. Néanmoins, je suis content parce que j’ai vu un des plus grands cratères de la terre et qu’il ne me sera pas souvent donné de m’élever à 5.400 mètres d’altitude.

Mexico : Avril 1908

Mercredi 15 Avril

Henri ne se lève qu’à 7 heures alors que Franz est déjà parti dans le parc et que je suis toute prête. Pendant qu’il s’habille, je fais une partie de la valise. Nous déjeunons et nous allons tirer quelques photographies.

Monsieur de Geoffroy nous rejoint ; nous lui signalons les vues à prendre puis nous nous asseyons dans un joli petit bois où règnent l’ombre et la fraîcheur. Ces messieurs sont las ; ils ont des coups de soleil, des courbatures ; ils me racontent les évènements de la veille et de l’avant-veille.

Monsieur de Geoffroy est un charmant garçon, très distingué, d’un âge voisin de celui d’Henri ; il est un peu froid et positif mais néanmoins aimable, homme du monde et simple. Il me semble déjà "très vieux garçon". Il a beaucoup voyagé, sa conversation est sérieuse et intéressante.

Nous revenons déjeuner, bouclons les valises, réglons la note et quittons Popopark par le train de 3 heures. Même route qu’à l’aller mais vue à travers la pluie qui transforme les routes en rivières ; nuages, éclairs, tonnerre. Lorsque nous arrivons à Mexico, l’orage s’est dissipé et nous rentrons à San Angel, ravis de notre excursion.

Jeudi 16 Avril (Jeudi Saint)

Matinée employée à défaire la valise, à ranger et à lire un bon gros courrier de France. Aussitôt après le déjeuner, nous filons sur Mexico.

L’office vient de se terminer lorsque nous arrivons à l’église française. Une prière, une visite au Père Rousselon qui connaît déjà, par Monsieur de Geoffroy, l’équipée des ascensionnistes de marque puis en route pour nos sept stations devant les tombeaux. Les églises mexicaines sont très décorées, très illuminées ; une foule nombreuse et fervente s’y presse. Presque toutes les femmes sont en noir avec de grands voiles en signe de deuil ; seules les pauvres Indiennes qui n’ont qu’un seul costume et les étrangères arborent des couleurs. Les Christ à la colonne, les Christ en croix, les Christ au tombeau sont exposés : statues grandeur nature, très réalistes, habillées de vêtements d’étoffe. Le sang ruisselle, les yeux d’émail ont une expression douloureuse, les lèvres livides s’ouvrent sur des dents d’ivoire.

Je suis particulièrement impressionnée par un grand Christ mort, la tête bandée, couché dans un vrai lit avec draps brodés et couverture de satin violet ; ses pieds, percés et sanglants, dépassent, osseux, décharnés avec des teintes cadavériques presque momifiques et des ongles d’ivoire jaune. Une merveille artistique que ces pieds mais une merveille qui me donne le frisson et une répugnance à y déposer mes lèvres !

Les portes des églises sont gardées par des agents ; il y en a dans les sacristies et même dans le sanctuaire. A la cathédrale, l’un d’eux me fait relever parce que je m’étais agenouillée sans respecter l’alignement.

Après nos sept visites, nous gagnons l’Alameda sur laquelle il y a une foire. Une multitude de petites baraques, comme celles qui encombrent nos boulevards parisiens entre Noël et le Jour de l’An, se pressent l’une contre l’autre. Il y a surtout des marchands de poteries, de vanneries, de joujoux et de "dulus". Une foule énorme circule devant elles, presque tous achètent. Nous prenons quelques bibelots en nous promettant de revenir demain matin, à une heure plus calme pour voir plus à notre aise les étalages.

Nous montons chez Rochette à qui Henri a quelques ordres à donner et nous rentrons à San Angel après 8 heures, lorsque le dîner est déjà sonné.

Vendredi 17 Avril

Dès que nous le pouvons, nous nous embarquons pour Mexico mais nous passons par Churubusco ; notre train flâne et 10 heures somment lorsque nous descendons sur le zocalo. Nous désirons acheter des cartes postales représentant le Popocatépetl ; ce serait le cas d’en envoyer, cette semaine, aux parents et amis lointains. Malheureusement, tous les magasins sont fermés ; nous errons inutilement dan le quartier des papetiers et des libraires.

Nous nous sanctifions en entrant dans deux églises et en assistant à un bout d’office. Et puis, nous allons à la foire. Nous choisissons surtout de petites poteries : faïences de Puebla, d’Oaxaca, terres cuites de Cuernavaca et de Guadalajara.

Les Indiens ont beaucoup de patience, ils aiment faire des bibelots minuscules ; nous en voyons de bien gentils mais nous n’osons les prendre, nous pensons qu’ils arriveront en miettes en France. Cependant, je me laisse tenter : j’emporterai un échantillon du genre avec trois petits pots à pulpe microscopiques. Pour le reste, nous choisissons des choses un peu plus résistantes. J’achète un petit panier que nous emplissons de joujoux pour les trois cousins de Popotla.

A San Angel, déjeuner monstre. Ici, le Vendredi Saint est la plus grande fête de l’année. Les Mexicains organisent, pour ce jour, des parties de plaisir.

L’Eglise ordonne le maigre ; la plupart respectent cette loi mais veulent manger et bien manger. Il y a de nombreux visiteurs à la Villa des Roses, des tables sont dressées dans tous les coins ; le menu est d’une longueur fantastique : plats d’œufs, de poissons, de légumes, d’entremets, à la française, à l’allemande, à l’américaine. Il y a de tout ce qui est maigre et même un plat de viande… pour les impies.

Je fais connaissance avec le chile, gros piment vert qui se mange farci à la manière des aubergines. Ce ne serait pas mauvais mais cela met le feu dans la bouche et dans le tube digestif.

Après-midi : correspondance. Nous sommes phénoménalement en retard cette semaine et, pour réparer le temps perdu, nous griffonnons avec fièvre chacun de notre côté. Visite de Monsieur de Geoffroy qui cherche à nous entraîner lundi matin avec lui vers Puebla.

Samedi 18 Avril

Un peu de calme pour moi. Henri va deux fois à Mexico. On brûle partout des Judas, grands bonhommes en carton-pâte à l’intérieur desquels on a mis des pétards.

La famille Wins quitte, ce soir, la Villa des Roses pour rentre chez elle, aux Etats-Unis, à Baltimore je crois.

Après le dîner, nous entendons au salon les deux petits Palacios dans leur répertoire.

Dimanche 19 Avril

Pâques ! L’homme des traditions qu’est mon cher Mari n’oublie rien. J’ai le même réveil qu’en France ; je trouve un œuf de Pâques dont nous commençons à déguster les bonbons avant de nous lever. Franz a aussi sa part.

Et je pense à mes deux petits : Pierre et Cri Cri qui seront certainement gâtés là-bas mais que nous n’avons pas le bonheur de voir surpris et joyeux. Mon gros Pierrot, l’année dernière, savait fort bien chercher dans l’herbe et le lierre les œufs de Pâques en chocolat semé par Henri dans le jardin d’Asnières. Il s’en serait encore mieux tiré cette année et Mademoiselle Cri Cri, qui trottinent seule, aurait été bien drôle furetant avec ses frères !

A l’église, aucune pompe : messe basse avec six cierges, ornement blanc très simple, pas de musique, pas de fleurs. Pâques est ici un dimanche ordinaire ; il semble même, après les fêtes du Jeudi et du Vendredi Saints, que les églises, dépouillées de tous leurs ornements, aient une physionomie plus triste et plus pauvre que d’habitude.

Nous allons à Popotla. Esteban nous fait manger des tamalès, espèces de croquettes de maïs farcies de viande et de chile enveloppées dans une feuille de maïs. Nous les arrosons de bière et de champagne. Esteban, peut-être porté aux confidences par ce goûter, nous annonce qu’il va être père pour la cinquième fois (il  a perdu l’aîné de ses enfants). Et, à ce propos, il m’apprend qu’ici on ne trouve pas les bébés dans les choux mais dans les feuilles de magueys

Puebal

20 Avril

Lever avec le jour. Nous partons de San Angel à 6 heures et demie et arrivons très en avance à la station de San Lazaro pour prendre le train de 7 heures 50 qui doit nous emporter vers Puebla. Monsieur de Geoffroy, que nous comptions trouver à la gare, ne vient pas ; comme nous n’avions eu en somme aucun rendez-vous avec lui, nous ne nous inquiétons pas et nous nous contentons de démarquer la place que nous avions gardée pour lui lorsque le train s’ébranle.

Durant la première heure du voyage, le train suit la route que nous avions parcourue pour gagner Popopark. Nous côtoyons le lac de Texoco où Franz revoit avec joie les bandes de canards sauvages qui l’ont tant intéressé l’autre semaine. Nous arrivons au village de Texoco, pays d’origine de la cousine Esteban, grosse bourgade, assez loin du lac du même nom. Un peu plus loin, nous revoyons sur notre gauche les pyramides de Teotihuacan que domine le Cerro Gardo.

Nous franchissons deux ou trois petites stations sans importance et sans pittoresque et le train s’engage au milieu d’un paysage d’une étrangeté saisissante. C’est une sorte de pédragal où ne poussent que des cactus nopals et des yuccas. Le mélange de ces deux plantes, qui atteignent des dimensions de grands arbres, produit une impression extraordinaire. C’est grandiose et sauvage, je n’ai jamais vu une pareille végétation et cela ressemble à ce que je m’imagine des fonds sous-marins beaucoup plus qu’à la flore terrestre.

On dirait des pieuvres, des anémones de mer, des polypes géants. Les troncs sont contournés comme des corps de reptiles, les feuilles sont gonflées de vie, on se croit au milieu d’un monde de madrépores colossaux dont les tentacules cherchent une proie dans l’air. Pendant quatre ou cinq kilomètres, nous courons au milieu de cette nature hostile qui monte haut sur les flancs de la montagne. Nous aurions désiré prendre des photographies mais il n’y a aucune station dans ce site sauvage ; le train est si secoué qu’il est impossible de songer à tirer en pleine marche et je suis navrée de n’emporter de ce coin qu’un souvenir qui ressemble à un rêve fantastique.

Irolo - nous entrons dans une région très différente avec ses plantations de magueys qui s’étendent à perte de vue, ses haciendas blanches, ses hommes et ses bêtes de labour - Mazappa - le terrain se vallonne davantage et se couvre de belles forêts de conifères ; quelques huttes de bois dans les clairières, des verdures sombres qui escaladent les pentes abruptes et qui, là-haut, se découpent sur l’azur ; une bonne odeur de résine ; quelques barrancas où courent des filets d’eau. - Manacamilpa – Contradero.

La montagne se dénude, les arbres sont remplacés par des arbustes, puis par de l’herbe rase, pâturages pour chèvres ; On revoit quelques magueys ; la terre est toute crevassée. Nous sommes étonnés de la fréquence et de la profondeur des barrancas ; le sol est tourmenté d’une teinte d’ocre où se dessinent, en une ligne verte, les sinuosités des barrancas. Pendant une dizaine de minutes, nous contournons une crevasse énorme : vue merveilleuse accompagnée d’un frisson ! Je ne m’habitue pas à contempler ainsi le vide presque à pic sous la voie étroite du train qui cahote.

Maintenant, nous sommes dans la plaine, c’est la vallée de Puebla. La ville est encore loin. Nous courons entre des champs de maïs ou de froment que dominent à droite : le Popocatépetl et l’Ixtacyhuault, à gauche : le pis d’Orizaba. Nous passons près de la pyramide de Cholula, construction toltèque, encore recouverte de la végétation qui l’a envahie et au sommet de laquelle se dresse une église.

2 heures, nous descendons à Puebla. Une voiture nous conduit à l’hôtel du Passage ; nous y prenons possession d’une chambre, déposons notre sac, faisons un brin de toilette et nous partons à l’aventure à travers les rues. Il fait un temps d’orage, le soleil est voilé mais l’atmosphère est d’une lourdeur écrasante ; nous avons de la peine à nous traîner. Notre flair nous conduit tout droit au Zocalo, place rectangulaire dont l’énorme cathédrale occupe un des côtés ; les trois autres sont bordés d’arcades sous lesquelles se rangent les plus selects magasins de Puebla.

Henri ayant allumé un cigare, nous regardons les boutiques pendant un grand quart d’heure avant d’entrer dans la cathédrale. Il y a surtout des marchands de tissus, d’objet d’onyx, de chapeaux, de jouets et de dulces. Dès que le cigare est consumé, nous entrons dans le grand parvis qui précède la cathédrale ; il est fermé par une grille dont chaque pilastre supporte une statue d’ange aux ailes éployées, l’effet est assez curieux. Quant à la façade même de la cathédrale, avec ses deux tours symétriques et ses bas reliefs de marbre blanc, elle ne nous séduit pas. C’est grand, régulier mais froid malgré l’ornementation.

Nous entrons, même architecture qu’à la cathédrale de Mexico. La nef principale est encombrée par un énorme monument, sorte d’autre église dans la première. Pour le chœur, c’est la même chose, il y a trois dômes superposés et je pense, peut-être pas respectueusement, aux petites vanneries chinoises qui s’emboîtent l’une dans l’autre. C’est un luxe inouï de pierre, de bois sculptés, de dorures. Pour mon goût, c’est trop paré, trop étincelant ; je crois le recueillement difficile dans ce sanctuaire. Nous faisons le tour. Les chapelles latérales sont fermées par d’énormes grilles en cuivre doré, à travers les barreaux desquelles nous apercevons des statues de Saints dans leur vitrine, les autels avec leurs lourdes broderies, leurs ornements éclatants, leurs reliquaires d’or, leurs ex-voto.

Nous apercevons des stalles qui me semblent belles mais que nous ne pouvons aller contempler de près car elles sont occupées par des prêtres en grands manteaux violets qui chantent un office. Une prière aussi fervente que possible dans la plus vaste et la plus riche église du Mexique et nous reprenons notre promenade.

Nous enfilons au hasard une longue rue tout étroite. De tous les côtés des églises ! Puebla semble hérissée de tours et de dômes. Nous ne pouvons tout visiter, pas même le quart ni le dixième de ces sanctuaires. Nous entrons dans une chapelle où nous remarquons un Enfant Jésus, honoré ici sous le nom de : "del Nino de Mr Senora de Atocha". Il porte un chapeau orné de grandes plumes et un costume de riche pèlerin.

Nous nous asseyons sur un banc de l’Alameda, beau jardin avec de grands arbres, des pelouses fraîches, des parterres de fleurs, de nombreux bancs, des bassins mais où il n’y a personne, ni enfants jouant, ni promeneurs. C’est désert, triste, mort.

Nous revenons vers le Zocalo par une autre rue, aussi droite que l’autre. Les façades des maisons sont bien alignées et d’une banalité désespérante. Heureusement, nous avons l’indiscrétion de glisser un regard à travers les portes et alors, derrière la Puebla moderne, nous revoyons toute l’ancienne ville. Qu’elles sont charmantes et pittoresques ces vieilles cours avec leur bassin central à margelle très haute, leur entourage d’arcades, leurs escaliers apparents, leurs balcons, leurs lourdes retombées de fleurs, leurs colonnes où montent, en serpentant, les plantes grimpantes. Quelques-uns de ces patios sont très élégants, garnis de palmiers, de statues, de faïences de prix ; d’autres sont au contraire délabrés, pauvres, sales, avec du linge qui sèche, des poules qui picorent, des enfants en loque qui se vautrent. Mais tous ont un cachet particulier : on sent qu’il y fait très frais ! En ce moment, Puebla est bouleversé par des travaux ; derrière la cathédrale, toutes les rues sont dépavées, défoncées ; il y a des odeurs épouvantables.

L’orage éclate, nous rentrons. Henri s’étend sur un lit, Franz dessine, je fais du crochet. De 5 à 7, la pluie tombe à torrents, le tonnerre roule presque sans interruption. Nous dînons et, très las de cette journée, nous nous couchons en sortant de table.

Mardi 21 Avril

Un peu avant 8 heures, en descendant déjeuner, nous rencontrons Monsieur de Geoffroy, arrivé par le train du matin après toute une nuit en chemin de fer ; souffrant la veille, il avait retardé son départ de quelques heures. Nous causons un peu avec lui avant de reprendre la visite de Puebla. Lorsque nous l’eûmes quitté, nous sautons dans une voiture et, une carte postale nous ayant révélé un coin pittoresque, nous nous y faisons conduire.

Descendus à l’église del Puente, nous commençons par y entrer dire une prière.

Ici, je préfère de beaucoup les petites églises aux grandes ; elles ont plus de cachet dans leur simplicité ; on y prie mieux, d’abord ; ensuite, elles vous initient davantage aux coutumes du pays. On y sent mieux l’âme espagnole et l’âme indienne.

Dans une chapelle, nous remarquons de vieilles peintures, sans valeurs artistiques mais curieuses par leur naïveté, leur réalisme, leur note pour ainsi dire sauvage. La passion du Christ est racontée par cinq ou six toiles. Dans l’une, Jésus est flagellé par des bourreaux en délire ; la chair est enlevée, les côtes sont à nu, le flanc coule à flots. La Vierge et une autre femme regardent par une fenêtre cet affreux spectacle. Un autre tableau représente Jésus au jardin des Oliviers. La piété des fidèles a revêtu le Sauveur d’une robe de satin bleu collé sur la toile.

En sortant de l’église, nous traversons le pont et longeons le quai ombragé par des arbres splendides. Il fait délicieux à cette heure matinale ; au loin, derrière la ville, le Popocatépetl et l’Ixtacyhuault enfoncent bien haut dans le ciel leurs cimes resplendissantes. Henri tire deux photographies. En revenant, nous découvrons une vieille rue qui a gardé la physionomie d’autrefois mais qui est sans doute sur le point de la perdre. Vite, l’appareil d’Henri fonctionne pour la troisième fois.

J’achète des chapeaux mexicains en "palme royale" pour mes deux fils, je cours à la recherche d’une faïence de Puebla. Tous les marchands auxquels je m’adresse ouvrent de grands yeux quand ils ont compris ma demande : on ne trouve plus de vieux Puebla depuis trente ans ! Ce qu’il en reste est dispersé chez les marchands d’antiquités et dans les musées. A la fin, on m’indique une fabrique de faïences qui copie des anciens modèles. Il est trop tard, nous n’avons plus le temps d’y aller ! A Mexico, je trouverai peut-être ce que je cherche et je me contente d’emporter un souvenir de Puebla : deux petits bibelots d’onyx (huachinangos) et deux autres en filigrane d’argent.

Nous déjeunons à la hâte et nous quittons Puebla par le train de 11 heures 35. Trajet de retour sans incident qui nous montre, pour la deuxième fois, les aspects entrevus la veille et que nous sommes satisfaits de revoir.

Arrivés à Mexico à 6 heures et demie, nous sommes de retour à San Angel pour le dîner auquel nous apercevons de nouveaux visages.

Mexico : Avril 1908

22 Avril

Je goûte aux mangos et aux pitayas, deux fruits mexicains qui m’étaient inconnus et dont la saison commence. Pour l’instant, je ne les apprécie pas énormément. Peut-être l’usage me les fera-t-il aimer comme l’ahuacate (ou : fruit beurre) que je ne pouvais pas voir au début de mon séjour et dont je prends maintenant avec plaisir chaque fois qu’on m’en sert.

Il y a aujourd’hui, à la Villa des Roses, un banquet de femmes : seize dames américaines, pas un homme ! Il paraît que c’est assez fréquent ici.

A peine revenu d’excursion, Henri rêve encore de "ballade". Cette fois-ci, il veut aller en terre chaude, en pleine nature tropicale. Il combine des itinéraires ; cela l’occupe, il voyage en pensée et, pendant ce temps là, je puis faire quelques points de raccommodage. Il y a de quoi maudire les blanchisseuses indiennes ; elles lavent avec des pierres et font sécher le linge sur des pointes de magueys. Tout ce qui leur passe entre les mains est condamné. Elles empèsent les loques qu’elles rapportent aussi dures que du carton et, très satisfaites de leur bel ouvrage, ne comprendraient rien aux reproches qu’on est tenté de leur adresser. Alors, il vaut mieux ne rien dire.

Jeudi 23 Avril

Fête des jardiniers. Jolie cérémonie dans l’église du Carmel. A la fin de la messe, il tombe une pluie de fleurs sur les assistants, surtout des pétales de pavots. On appelle ce jour d’un nom espagnol qui signifie : "fête des coquelicots". Henri va, le matin, à Mexico pour ses affaires. Dans l’après-midi, nous faisons aux Dumaine notre visite de digestion. Suivant notre habitude, nous ne les trouvons pas ; ils sont toujours sortis. Peut-être pensent-ils que, de notre côté, nous ne sommes jamais chez nous. Ils sont précisément venus mardi dernier à San Angel pendant que nous étions à Puebla. La déveine continue…

Vendredi 24 Avril

Une partie du courrier de France nous est remise ; lecture des chères lettres ; réponses. Henri se purge ; je suis un peu souffrante, ce qui fait que notre existence du jour s’écoule paisiblement entre les murs de la Villa des Roses. Les enfants s’amusent à tailler des barques dans le bas des tiges de bananiers ; ils ne réussissent pas trop mal et leur petite flottille nous amuse nous-même.

Dans l’après-midi, orage : cela devient le pain quotidien et tout le monde dit que ce n’est pas encore la saison des pluies ! L’atmosphère est à peine rafraîchie par ces grosses averses, l’air est lourd, énervant.

Samedi 25 Avril

Mon petit mari a 33 ans aujourd’hui. Quel vieux bonhomme cela fait ! Heureusement qu’il porte vaillamment le poids de ce lourd chiffre d’années. Il est si enfant, si gai, si diable même qu’on dirait, en ce moment, un collégien en vacances. Je voulais lui donner un zarapé pour son anniversaire mais il y a tant de choix que je tenais à ce qu’il vienne faire cet achat avec moi. On ne devrait jamais remettre ainsi les choses à la dernière minute.

L’inévitable orage a éclaté après le déjeuner avec tant de violence que j’ai du renoncé au voyage à Mexico et me contenter d’offrir modestement un petit vase toltèque, tout simple et tout ébréché, trouvé dans les fouilles de Teotihuacan. Le zarapé ne sera que lundi en possession d’Henri.

Nous dînons de très bonne heure. Madame Roux nous emmène à un concert donné dans un salon du ministère des finances par la "Société de Mexique de Chambre". Nous voyageons avec le principal artiste : le pianiste Pedro Luis Ogazon, qui habite San Angel et revient d’une tournée aux Etats-Unis. C’est un jeune homme de 28 à 30 ans, appartenant, paraît-il, à une excellente famille ; il a fait d’abord de la musique en amateur puis en est, en quelque sorte, devenu professionnel puisque son art l’absorbe entièrement. Il ne donne pas des leçons mais seulement des concerts.

Les autres artistes sont des professeurs du Conservatoire de Mexico. Monsieur Ogazon est très aimable ; c’est un bon garçon à la figure ronde, ouverte, entièrement rasée ; il a les chevaux et les yeux très noirs. Il fait des efforts pour nous causer français. Son domestique l’accompagne, portant une valise contenant les vêtements de rechange nécessaires après la chaleur du combat.

L’élite de la société mexicaine assiste, paraît-il, à ce concert. Il y a bien quelques abstentions, et des plus notables, que Madame Roux attribue aux préparatifs de la fête de demain. Je remarque quelques luxueuses et jolies toilettes mais elles sont mal portées par des femmes épaisses, généralement laides (sauf les yeux)  et manquant, tout à fait, de distinction. C’est à peine si une dizaine de femmes me paraissent, non pas charmantes, mais simplement gentilles. Je remarque aussi quelques personnes qui passent pour des beautés : yeux de charbon incroyablement grands, lèvres de carmin, joues de plâtre. On dirait des c…… et même de vilaines c…… et ce sont les jeunes-filles des meilleures familles. Quant aux hommes, je n’en parle pas : des gorilles en habit ou des têtes de garçons-coiffeurs sur des corps sans élégance.

Le concert commence : musique belle mais… un peu indigeste pour des profanes. Quelques passages nous font réellement plaisir. Ces messieurs ont tous du talent à différents degrés ; ils jouent sur des instruments de valeur ; chaque violon, acheté par le gouvernement mexicain, coûte dix mille francs.

Ogazon joue seul quatre mélodies ; il me charme avec "Au lac de Wallenstadt" de Liszt. Les notes roulent pures, limpides comme des gouttes d’eau cristalline. Très joliment enlevée, c’est "La Marche Turque" de Beethoven Rubinstein qui termine le programme. Au piano, Ogazon n’est plus le même. Sa figure s’allonge, pâlit, prend un air de souffrance : est-ce l’effort ? … le sentiment ? … ou une pose, un genre qu’il se donne ?

En rentrant dans notre chambre, à 1 heure, nous avons la surprise d’entendre Franz qui rêve tout haut en espagnol.

Dimanche 26 Avril

Nous sommes fatigués et nous nous levons tard. Nous renonçons à aller voir, sur l’Avenida Juarez, le défilé des voitures ornées de fleurs. Ceux qui en reviennent déclarent le spectacle ravissant, digne d’être vu. L’année dernière, Pugibet avait dépensé douze mille cinq cents francs (cinq mille piastres) pour la décoration de sa voiture et, comme "el buen tono" fait les choses de mieux en mieux, tout le monde se demandait ce qu’il allait inventer cette fois. Nous le saurons demain par les journaux.

Au déjeuner, nous causons avec un jeune ménage arrivé avant-hier soir : Monsieur et Madame Pierson dont Minnie Gilbert nous avait annoncé la venue. Ce sont des Français-Anglais-Espagnols très gentils qui ont beaucoup voyagé et qui sont assez bavards ; ce seront d’agréables compagnons… pour quelques jours. Ah ! Dieu veuille qu’ils ne regagnent pas Paris avant nous ! Tous les départs dans la direction de la France me navrent et me rendent jalouse.

Naturellement le ciel se couvre dans l’après-midi ; il tonne, il pleut. La bataille de fleurs à Chapultepec sera mouillée. Malgré les nuages menaçants, nous sortons ; quelques petites averses ne nous font pas peur et nous allons tout doucettement sur la route de Contreras, bien plus loin que l’usine de l’Abeille. Un court repos sous l’ombre fraîche d’une huerta et retour. Dans une prairie, un groupe de jeunes-gens joue à la course de taureaux. L’animal est représenté par une machine de bois montée sur roulettes et brancards et armée à l’avant d’une formidable paire de cornes. Franz s’intéresse beaucoup à regarder cet amusement qui n’est pas sans danger.

Lundi 27 Avril

Achat du zarapé retardataire, de deux rebossos et de trois douzaines de cartes postales. Rencontre du coupé du Président dans lequel j’entrevois Porfirio Diaz en personne. Henri va rendre visite à son cher "Frédo" qui lui raconte des choses si intéressantes qu’il arrive très en retard au déjeuner. Je lui remets une gentille carte de Bizot qui lui annonce sa promotion au grade de lieutenant de réserve.

Mardi 28 Avril

Il se passe au Guatemala des choses épouvantables et on dit que la guerre sera peut-être déclarée cet après-midi entre ce pays et le Mexique. Voilà qui complique nos affaires !

Henri est bien nommé lieutenant ; il a ce matin son nom dans l’Officiel, à la Légation.

Mercredi 29 Avril

Pas grand chose à noter : arrivée d’un nouveau voisin, grand haciendado de Chihuahua ; c’est un pays de "Pipette" qui l’accueille avec joie. Par contre, départ de la jeune Américaine que nous avions surnommée le Sphinx. Cette personne, qui peut avoir 20 ans, possède la physionomie la plus triste, la plus énigmatique mais aussi la plus renfrognée qu’il soit possible de voir. Ses traits seraient plutôt jolis et sa taille très élégante mais, avec ces dons naturels, elle trouve le moyen d’être déplaisante à regarder. Il paraît qu’elle est mariée mais elle n’est accompagnée que de son oncle qui la suit constamment et qui a même une chambre communiquant avec celle de sa nièce qu’il déclare malade. Tout le monde, ici, la suppose à moitié folle.

Hier, c’était le départ des Evans, gentil ménage anglais ; dimanche sera celui des Anderson s’il ne leur arrive rien de nouveau. Ces malheureux ne peuvent pas arriver à partir. Leurs places étaient retenues depuis un mois sur le bateau de la ligne de Véra Cruz – New York : huit jours avant le départ, l’aînée des enfants, Katheleen, tombe sérieusement malade, si sérieusement que le médecin la fait transporter à l’hôpital ; elle y est depuis dix huit jours avec la scarlatine. Pendant ce temps, Emilie commence une dysenterie qui inquiète. Elle va mieux et la smalah compte regagner New York en laissant ici Madame Anderson et Katheleen jusqu’au complet rétablissement de celle-ci.

Tout le monde s’en va, nous restons ! C’est navrant ! Et puis c’est ennuyeux de revoir toujours de nouveaux visages. Je commence à en avoir assez de cette lanterne magique ; il serait bien bon de retrouver la petite maison tranquille où nous vivons entre nous. Depuis plus de quatre mois, nous déjeunons et nous dînons "en ville" tous les jours.

Jeudi 30 Avril

Les choses ont l’air de s’arranger avec le Guatemala ; les bruits de guerre s’apaisent…

Journée calme mais soirée agitée moralement. Henri reçoit une dépêche de la Compagnie qui lui dit de partir à Buenos Aires. Nous croyons avoir mal compris mais, erreur ou non, je n’en reviens pas. La réalisation de mon rêve de retour semble s’éloigner à l’infini et j’ai une forte envoie de pleurer.

Mexico : Mai 1908

Vendredi 1er Mai

Un mois qui ne commence pas bien ! J’ai très mal dormi et je suis anxieuse. On nous dit de tous côtés que, pour gagner Buenos Aires, le plus direct serait de retourner en Europe. Henri est parti ce matin et je ne l’ai pas encore revu, même au déjeuner. J’espère encore, malgré tout, revoir Pierre et Cri Cri avant le plein été et pouvoir donner aux pauvres petits un changement d’air. Nous avons tant circulé que, pour mon compte, je n’aspire qu’au calme, au repos mais je sens très bien que mon devoir sera de repartir avec les enfants presque aussitôt après notre retour.

Comme tous les jours, le temps est orageux, accablant ! Et… j’ai très mal aux nerfs !

Samedi 2 Mai

Hier, Henri n’est rentré qu’à 6 heures après avoir couru Mexico avec Rochette à la recherche d’indications pour le voyage de Véra Cruz à Buenos Aires. A la Compagnie Allemande, on lui a dit qu’il fallait passer par Hambourg ; à la Compagnie Anglaise, qu’il fallait aller à Liverpool ; à la Compagnie Espagnole, qu’on était obligé d’aller s’embarquer à Cadix ; et à la Compagnie Américaine, qu’on devait remonter à New York. Cette dernière route nous semblant la plus rapide, c’est celle que nous prendrons si Henri n’en découvre pas une autre meilleure.

Monsieur Heppocive, consul ici, l’aide dans ses recherches et doit s’informer auprès de ses confrères de Véra Cruz et de la Havane… En tout cas, ce n’est pas une chose facile. Il y a, pendant la saison d’été (pour l’hémisphère Sud) la route du Pacifique jusqu’à Valparaiso et la traversée de la Cordillère des Andes. A partir de mai, on ne peut plus songer à cette voie : les communications par la montagne n’existent plus à cause des neiges ; nous serions bloqués au Chili jusqu’en novembre, nous dit-on.

Tout le monde nous donne des conseils, il paraît que notre cas est intéressant, mais les avis sont contradictoires et puis, dans ce cas, il n’y a que les intéressés qui puissent décider. Moi, je ne dis rien et laisse Henri se remuer pour ce voyage qui a l’air de lui sourire tandis qu’il me navre bien dans un sens. En lui-même, ce long trajet, à travers des mers et des pays inconnus, me tente. Mais Paris m’attire, me fascine et, avec la hâte de retour que j’ai au cœur, je ne jouirai de rien ! Quant à Franz, son père lui promet de lui montrer le Brésil et de l’emmener… chasser le tigre, cela suffit pour le rendre partisan du voyage.

En attendant, le temps coule ; il y a déjà quarante huit heures que nous avons reçu cette dépêche et nous ne sommes guère plus avancés qu’au moment de sa réception.

Aujourd’hui, pour bien clore la semaine, l’après-midi reste belle, ce qui est rare depuis quelques temps. Aussi, suis-je un peu plus calme. Les grosses averses d’ici qui font un tapage infernal en tombant me donnent une crispation nerveuse très pénible. Hier, Madame Pierson, trop nouvellement arrivée pour être acclimatée, a eu une croise de nerfs, chose qui n’est cependant pas dans son tempérament, dit son mari. On ne l’a pas revue aujourd’hui : elle est souffrante. Au lit aussi, Madame Fernandez. Décidément, les maladies et les indispositions n’épargnent pas la pauvre nature humaine au-delà comme en deçà de l’Atlantique.

Dimanche 3 Mai

J’étrenne mon rebosso à la messe de 11 heures. En sortant de l’église, nous trouvons sur la place Madame Dumaine et tous ses enfants. On nous exprime des regrets au sujet de notre prochain départ Visite très aimable, pleine d’affabilité : Monsieur Hepp, Consul de France, vient déjeuner avec nous ; gai convive, d’une distinction moins raffinée que Monsieur Dumaine, ne reculant pas devant les petites histoires légèrement salées ; homme comme il se faut quand même, déjà d’un certain âge (44 ans), ayant parcouru presque tout le monde moins l’Extrême Orient, parlant couramment six langues : français, anglais, espagnol, arabe, italien et napolitain.

Après le déjeuner, visite de Monsieur Dumaine qui me félicite sur la sérénité avec laquelle j’envisage notre prochain déplacement ; il me déclare digne d’être la femme d’un explorateur. On voit que le brave "Frédo" ne lit pas dans mon âme. D’ailleurs, malgré tout, mon espoir est tenace.

Lundi 4 Mai

Matinée calme sous la tonnelle. Henri lit "L’Inde sans les Anglais" de Pierre Loti ; je travaille à la robe de ma fille et, près de nous, Franz joue. Il a perdu, hier soir, son ami Malcom, Luz est malade, Luppe est sortie, il est donc assez désœuvré. Son père l’amuse en le faisant tirer avec sa petite carabine Euréka. Cette arme, qui n’est qu’un joujou, est assez précise ; Henri tue deux lézards, une libellule, des mouches. Je m’exerce aussi sur un bouchon ; je n’ai pas la cruauté de Franz qui ne rêve que de tueries et qui se croit déjà à "la chasse aux tigres".

Vers 5 heures, nous sortons ; nous voudrions, avant notre départ, revoir bien des petits coins qui nous sont devenus familiers, que nous trouvons jolis, que nous aimons presque et auxquels nous allons dire adieu, sans doute pour toujours.

Ce soir, nous dirigeons nos pas vers l’un de ces petits villages dont les minuscules maisons d’adobe et de planches sont disséminées dans une vaste huerta sauvage. Les pluies des derniers jours ont donné de la fraîcheur et de l’éclat aux verdures sous lesquelles les habitations nous semblent enfouies. Il y a, dans l’air du soir, une grande impression de calme, de repos ; nous nous sentons loin, très loin des villes. Nous nous disons, en souriant, que, dans l’agitation de notre vie, le séjour à San Angel nous laissera peut-être un souvenir semblable à celui de cette oasis dans le désert mexicain. Vue à distance, notre présente étape nous semblera sans doute une période de douceur et d’apaisement.

Il y a juste un mois que le Général de Mondragon a quitté Mexico et, depuis cet heureux soir, nous sommes presque en vacances !

Mardi 5 Mai

Anniversaire de la reprise de Puebla aux Français ; nous sommes réveillés par les pétards et la musique qui, dès 5 heures et demi, célèbrent cette grande fête nationale.

Nous purgeons Franz qui, depuis trois jours, n’a pas d’entrain et qui, hier, n’a pu digérer son dîner. Si nous devons descendre dans les pays chauds, ce sera une bonne précaution presque indispensable à prendre pour nous aussi. Malheureusement, Franz ne garde pas son sulfate de magnésie ; il va falloir recommencer l’opération demain ou après.

J’ai la satisfaction de terminer la robe de Cri Cri qui, depuis mon départ de France, est mon principal ouvrage. Si nous ne regagnons pas l’Europe, je vais la lui expédier. Il aurait été si bon de la lui porter moi-même ! Mais pas de murmures ! Henri sera, je crois, assez satisfait d’une prolongation de voyage. D’abord la vie qu’il mène ici lui plait infiniment plus que l’existence de bureau à laquelle le séjour à Paris le condamne forcément. Ensuite il verra dans le "don" d’une deuxième mission une assurance de sa réussite dans la première.

Il vient beaucoup de monde à San Angel pour la fête. Madame Roux présente Henri au Général Mier, Sous-Secrétaire d’Etat au Ministère de la Guerre. Comme mon cher mari n’est pas trop versé dans la langue espagnole et que le général ne parle pas un mot de Français, l’entrevue est plutôt courte.

Nous faisons, dans l’après-midi, un tour jusqu’à la place où toute la population de San Angel et des villages environnants est réunie, il y a musique, orchestre local pas trop mauvais quoiqu’en disent les gens aux oreilles trop délicates ; beaucoup de couleurs, nous en découvrons d’inconnues sur les vêtements des Indiennes.

Mercredi 6 Mai

Mon rêve s’effondre. La dépêche arrive ; il faut embarquer le plus vite possible pour Buenos Aires. Nous partirons donc samedi par le ferrocarril pour New York. D’ici là, pas une minute à perdre !

Le courrier de France nous apporte de bonnes nouvelles des chers petits. A côté des lettres joyeuses, nous trouvons un billet de deuil qui nous apprend la mort de la Vicomtesse de Matharel. Rien de la rue Saint Florentin, voici deux fois que les lettres nous manquent de ce côté. Nous serions très inquiets si nous ne pensions que mon beau-père, informé par la Compagnie de notre déplacement, n’écrit plus à Mexico.

Jeudi 7 Mai

Couru Mexico le matin sous un soleil brûlant pour faire différents achats, nécessité absolue pour Franz. Visite à Madame Rochette et au Père Rousselon que nous ne trouvons pas.

Au déjeuner, Villa des Roses, apparition de toute une troupe d’artistes qui va sans doute changer l’aspect calme de la Villa. Comme nous partons, cela nous laisse assez indifférents. Au contraire, je m’amuse énormément à regarder le violoniste, un Monsieur Barrisson, qui me paraît une femme déguisée en homme.

L’après-midi, je mets un peu d’ordre dans mes affaires, j’écris plusieurs lettres et de très nombreuses cartes postales. Visites d’adieux à Messieurs Limantour, Mondragon et Dumaine. Le pauvre Henri court les compagnies de chemin de fer et de navigation et, quand le soir tombe, nous ne savons encore rien de précis.

Vendredi 8 Mai

A 8 heures et demi du matin, visite du Père Rousselon. Commencement de nos nombreux bagages. Journée assez fatigante d’autant plus qu’on a déménagé le tranquille Don Carlos de Chihuahua pour mettre à sa place l’un des pianistes. Ce voisin, qui a un réel talent, me charma de 10 heures à 1 heure, me laissa plus froide entre 2 et 4 et me rendit folle de 4 à 6.

Le soir, au dîner, nous offrons le champagne ; on porte des toasts, Monsieur Pierson et Madame Roux sont les principaux orateurs. Le Père Fernandez, "le bon Juston", moins éloquent, se contente de frapper des coups redoublés dans le dos d’Henri en signe de grande affection.

Tous semblent émus, on se promet de se revoir et, en tout cas,  de penser les uns aux autres ! Demain soir, à la même heure, il y aura déjà plusieurs kilomètres entre nous et ceux qui nous serrent les mains avec tant d’effusion. Quelques jours après, des immenses étendues de mer nous sépareront d’eux. Le souvenir ira s’affaiblissant, toujours, toujours ! Les paroles de ce soir sont sincères, je le crois mais… autant en emporte le vent !

Samedi 9 Mai

Derniers préparatifs ! Henri me dit qu’il y a des tables dans les pullmans et qu’on peut y écrire. Je glisse donc ce cahier dans notre valise de route pour y noter, au fur et à mesure, les impressions de ce long trajet de chemin de fer.

Maintenant tout est enlevé dans nos chambres. Je ne reconnais plus le petit nid qui nous a abrités pendant quatre mois. Toutefois cela nous fait un peu de peine de le quitter. Sans qu’on s’en aperçoive, insensiblement, on s’attache aux gens et aux choses.

Ah ! si c’était pour rentrer en France, la joie serait bien grande dans mon cœur ; elle m’empêcherait de répondre avec autant de sincérité aux paroles de regrets qui nous sont adressées par tous. La personne qui semble le plus affectée par notre départ, c’est la pauvre Panchisa, la petite "bossue" qui fait notre ménage depuis l’escapade de Pancho. Elle pleure à torrents, nous caresse le dos, réclame nos photographies, veut que nous l’emmenions avec nous. Le don d’un beau pourboire et du perroquet de Franz ne font qu’accroître son désespoir. Madame Roux est obligée d’intervenir et de l’envoyer pleurer autre part.

Notre hôtesse cherche des images pour distraire Franz pendant le voyage et nous presse tous les trois sur sa vaste poitrine en nous embrassant à la française. Madame Pierson, Lupe, Alexandra et Pancho nous conduisent à la station du tramway. La pauvre Luz, partie à Mexico avec son père pour acheter un souvenir à Franz, n’est pas rentrée et il faut partir sans lui dire adieu !

Nos derniers moments à Mexico sont sanctifiés par la confession et l’audition d’un exercice du mois de Marie à l’église Notre Dame de Lourdes. Des petites filles, vêtues de blanc, font à la Sainte Vierge l’offrande des fleurs, gentille cérémonie que je n’avais jamais vue en France.

Dîner à l’hôtel Palacio. Ces agapes d’adieux nous coûtent cher et personne n’en profite bien. Henri et moi, nous sommes au bout de nos forces, Franz a sommeil, Rochette et Eugène Vincent arrivent au milieu du repas, le Père Rousselon et son frère Etienne sont comparables à deux chameaux pour la sobriété, c’est à peine s’ils grignotent.

Il pleut à torrents lorsque nous montons en voiture pour gagner la station du ferrocarril national. Dan la précipitation du départ, Henri oublie sa canne, laissée au bureau de Monsieur Bony : première contrariété ! Impossible de retourner la chercher, l’heure nous presse trop, Rochette tâchera de la retrouver et nous la reverrons peut-être un jour.

Nos places de pullman étant retenues, nous n’avons qu’à en prendre possession et à faire nos adieux aux amis de la dernière heure. Le Père et Eugène nous remettent des boites de bonbons pour charmer nos longues heures de voyage.

A 8 heures 15, le train s’ébranle ; nous nous couchons presque aussitôt. Ces pullmans sont très confortables sous les rapports de la largeur et du moelleux mais ils laissent bien à désirer pour touts les opérations de toilette. Si l’on ne veut pas opérer en public, on est obligé de s’habiller et de se dévêtir étendu sur son lit et c’est bien incommode.

Impossible de dormir ! L’agitation des deux journées précédentes me tient éveillée. Franz se repose bien mais Henri n’est pas à son aise ; il a un avant goût du mal de mer.