Vera Cruz - Mexico

Vera Cruz

On arrive ! La "Santé" monte sur le navire. Cette fois nous échappons à son examen ; seuls les passagers montés à la Havane sont obligés de le subir. On les réunit tous dans la salle à manger et on leur met à chacun un petit thermomètre dans la bouche. Deux températures trop élevées nous font menacer de la quarantaine, on veut faire désinfecter tous les bagages. On parle beaucoup, on discute ; tous les passagers sont anxieux. Madame Glutron, qui va retrouver ses deux bébés abandonnés depuis sept mois, en pleure. Enfin, la difficulté s’aplanit, nous avons la permission de communiquer avec la terre.

Pendant les débats, le vent du nord s’est levé ; la mer est devenue folle. Des lames énormes bondissent par-dessus les digues. Dans le port lui-même, les canots ne peuvent plus tenir, ils s’éloignent et il n’y a pour débarquer que le remorqueur de la compagnie. Le Commandant descend me faire des adieux très précipités : « Embarquez vite, nous dit-il, car je ne sais pas si un second voyage sera possible. »

Nous sommes jetés dans le remorqueur au milieu d’une véritable panique ; on dirait que la "Navarre" sombre et que c’est la lutte pour la vie. Le vent est terrible de violence, nous sommes trempés par les vagues et le trajet, qui dure cinq minutes à peu près, me paraît interminable.

Enfin ! nous voilà sur le quai ; nous volons jusqu’au bâtiment de la douane où le vent nous dépose décoiffés, déshabillés, dans des tenues de naufragés. Nous nous arrangeons un peu et nous attendons l’arrivée de nos bagages. Au bout d’une heure, on nous prévient que nous ne les aurons pas, la tempête interdisant toute circulation dans le port. Peut-être serons-nous trois ou quatre jours sans pouvoir quitter Véra Cruz si nous ne voulons pas abandonner nos malles. Henri, qui s’est déjà muni de nos billets de chemin de fer pour Mexico, avec arrêt à Orizaba, est assez perplexe. Il faut agir vite car la mauvaise nouvelle s’est répandue et tous les passagers de la "Navarre" se mettent en quête d’un gîte pour la nuit.

Nous avons la chance de tomber assez bien ; la chambre qu’on nous donne au "Grand Hôtel Universel" est spacieuse, d’une hauteur fantastique et assez propre. Les Duvergey sont moins heureux ; après avoir couru tous les hôtels, ils se contentent d’une mansarde sans air, très étroite, où s’empilent à cinq : père, mère, enfants et bonne.

Nous essayons de nous promener dans Véra Cruz Impossible à cause du vent et des averses de sable qui tombent. Notre chambre ayant un balcon sur la place de la Constitution, nous sommes au centre de la ville ; nous nous installons dans des fauteuils à bascule ; nous regardons au ciel la course désordonnée des nuages et, à terre, le grouillement de la vie dont nos yeux se sont déshabitués. Une grande église, en face de nous, enfonce ses dômes dans le ciel. Les arbres de la place sont couverts de milliers d’oiseaux noirs ressemblant à de gros merles. Plus haut, volent les vautours qui sont les meilleurs agents de la voirie à Véra Cruz On les voit planer, les ailes largement étendues, puis, tout à coup, ils fondent sur une proie que leur vue perçante à découverte. Je les croyais plus gros ; ils n’ont guère que la taille d’une poule et ne s’attaquent, je crois, qu’aux détritus ou aux choses mortes.

Nous voyons passer de nombreuses mules, des Mexicains avec le grand chapeau pointu, des Indiennes élégamment drapées dans des voiles d’un bleu très doux qui s’harmonisent heureusement avec la teinte cuivrée de leur chair. La police à cheval et à pied défile sous notre balcon. On entend des fanfares. Enfin, nous sommes au centre du mouvement, nous prenons contact avec la vie mexicaine et le temps qui nous sépare du dîner passe relativement vite. Nous nous couchons de bonne heure en fermant soigneusement les grands rideaux qui nous servent de moustiquaires.

Mardi 7 Janvier

Nos lits sont relativement durs et n’inspirent pas à la paresse matinale. Nous les quittons dès notre réveil dont les oiseaux de la place se sont chargés aux premières lueurs du jour. Nous faisons une jolie promenade en regrettant l’oubli de l’appareil photographique d’Henri. Il y aurait eu des coins intéressants à pouvoir prendre dont nous aurions été heureux de fixer le souvenir.

De 10 heures à midi, nous sommes à la douane. Le vent du nord s’est un peu calmé et la "Navarre" nous envoie nos bagages. Le premier transport est consacré aux malles de la troupe italienne. Je rage, craignant une recrudescence de la tempête. Par bonheur, nos anxiétés sont vaines ; nous reconnaissons nos six colis dans la deuxième fournée qui aborde. Ils sont un peu maltraités, effondrés, salis, sans dessus dessous. Il ne faut pas se plaindre. La douane ferme après nous les avoir livrés.

Débarrassés d’un grand souci, nous allons déjeuner sous les arcades de notre hôtel. Henri se rend à la gare pour l’enregistrement de nos bagages pendant que je circule, avec Franz, dans les rues, regardant les boutiques et les passants. Nous nous arrêtons surtout devant les marchands de souvenirs mais nous ne nous laissons pas tenter dans l’espérance de trouver mieux à Mexico. Ici, il n’y a guère que des objets faits en coquillages et des fruits taillés dans l’onyx. Nous avons acheté, ce matin, des petits singes sculptés par les gamins du pays et cela nous suffit.

Nous voulons voir encore une fois la "Navarre" et nous retournons au port. Nous faisons aussi nos adieux à la mer. Elle est encore bien méchante, très agitée, toute blanche d’écume. Il est certainement meilleur d’être à terre et pourtant nous avons une certaine peine en l’abandonnant pour nous enfoncer dans le pays inconnu qui s’ouvre devant nous. Nous rentrons à l’hôtel pour nous reposer un peu ; la chaleur est accablante ; Franz dort.

de Vera Cruz à Mexico

Nous dînons, réglons la note de l’hôtel et partons par le train de 7 heures. Les wagons de "premières" dans lesquels nous sommes sont moins confortables que nos "troisièmes" de France.

Devant arriver à Orizaba à 11 heures et demie, nous n'avons pas voulu nous offrir le luxe du "pullman" ; Franz peut néanmoins s’étendre sur une banquette pendant que nos yeux essaient de percer l’obscurité pour apercevoir le pays que nous traversons. Ce sont d’abord des landes arides. La végétation apparaît peu à peu ; elle devient bientôt si touffue que nous ne voyons plus rien.

Nous avons pour compagnon de voyage Monsieur Medlez qui a décidé également de s’arrêter à Orizaba. Le "ferrocarril" grimpe dans la montagne s’arrêtant fréquemment à de nombreuses petites stations dont les noms résonnent étrangement à nos oreilles et disparaissent instantanément de notre souvenir.

Nous arrivons à l’heure indiquée et demandons l’hôtel de France. Un Indien nous montre un petit tramway à mules qui stationne devant la gare. Nous y grimpons et nous sommes trimballés dans la nuit pendant une vingtaine de minutes. Nous avons froid et sommeil et nous soupirons après nos lits. Le conducteur du tramway ne semble pas pressé, il mène son attelage aussi lentement que possible. Par trois fois, il dételle ses mules pour les changer de côté. Et nous repartons dans le sens où nous venons ! Je suis un peu inquiète, je crois le cocher fou.

Orizaba est un grand village où les rues se perdent dans la montagne. Comme il n’y a pas plusieurs lignes de tramway, le même véhicule dessert les principales voies. Le système des plaques tournantes étant inconnu, quand on est arrivé à l’extrémité d’une rue et qu’il faut la remonter sur les même rails, il est en effet tout simple d’atteler en sens contraire. Mais, au premier abord, on est un peu déconcerté par ce genre de circulation dont on ne soupçonne pas la cause. Nous arrivons à l’hôtel de France et, avant de nous coucher, nous nous faisons servir des boissons chaudes et réconfortantes.

Mercredi 8 Janvier

Comme nous ne disposons que d’un temps très limité pour visiter Orizaba, nous ne flânons pas ; à 8 heures, nous sommes dehors.

Il n’y a pas de monuments à voir ; quelques usines très intéressantes, dit-on, peuvent être visitées mais cela ne nous tente nullement. Nous préfèrerons de beaucoup nous promener au hasard dans les rues pittoresques. Le site est merveilleux. Les montagnes enferment Orizaba de très près ; elles sont dominées par le pic neigeux du volcan d’Orizaba qui étincelle dans l’azur.

L’air est d’une limpidité et d’une tiédeur exquises. On respire les parfums d’une infinité de fleurs. Et les habitants s’harmonisent avec les choses ; on ne rencontre pas de costumes européens, rien que des Indiens avec leurs manteaux bariolés, leurs grands chapeaux pointus ou leurs châles aux longs effilés.

C’est le marché ; les fruits des terres chaudes, qui touchent presque Orizaba, sont là étendus à terre, en petits tas, sur des nattes ou des sacs.

Sur les places, dans les jardins, les grands palmiers et les bananiers frissonnent au plus léger souffle d’air tandis que les conifères rigides escaladent la montagne, luttant avec le roc arde jusqu’aux plus hautes crêtes. C’est une Suisse tropicale avec la fraîcheur en moins. Nous en repartons vers 11 heures, tout à fait charmés et désireux d’y revenir faire un plus long séjour.

Entre Orizaba et Espéraza, la route est splendide ; la voie ferrée pénètre hardiment au cœur de la montagne, côtoyant les précipices, franchissant les abîmes sur des ponts légers. La "Compagnie du Ferrocarril Mexicano" ne répond ni des vies ni des marchandises su cette voie ; on voyage à ses risques et périls.

Par moment, si beau que soit le spectacle, j’aime mieux fermer les yeux. Franz, qui regarde au fond des précipices, ne paraît pas impressionné ; il n’est occupé que des bêtes qu’il peut apercevoir même les plus ordinaires : mules, vaches ou chèvres. Son père est déconcerté de le voir si insensible devant les beautés de la montagne ; pauvre Franz ! pas plus alpiniste que marin, Henri Morize va le renier.

Le temps est très beau, la vue est aussi étendue qu’elle puisse être… Aux petites stations, les Indiennes viennent offrir des fruits, des œufs, des pâtisseries, des fleurs. Il n’y a que ces dernières qui me tentent, particulièrement les orchidées qui sont disposées avec goût dans de petites corbeilles tressées par les indigènes.

Henri et Monsieur Medlez causent avec un "ranchero" qui chasse, tous les dimanches, dans ces montagnes et qui raconte des histoires qui passionnent mon mari. Il n’y a guère que du cerf autour d’Orizaba mais en quantité. Il y a aussi pas mal de serpents (des pitons et des crotales) Il va falloir astiquer nos bons fusils ! Nous atteignons le plateau.

Première station : Espéraza, 25 minutes d’arrêt. On déjeune au buffet de la gare. Tout le train est là et, comme le personnel ne serait pas assez nombreux, chacun se sert. Les plats sont préparés d’avance sur la table. On prend ce qui vous tombe sous la main et on se dépêche. On est à peine installé que le restaurateur passe de chaise en chaise toucher le prix du repas, assez modique d’ailleurs : un peso par personne. Il a tout juste terminé sa tournée que le chef de train introduit sa tête dans le restaurant et y lance un mot en espagnol que nous ne saisissons pas mais que nous comprenons en voyant tous les voyageurs s’envoler comme une troupe de moineaux. Nous suivons l’élan. Le train repart…

Oh ! comme la route est différente de celle que nous avons suivie le matin ! Nous traversons un désert aride dont le sable ne peut nourrir que quelques cactus et une espèce d’aloès, nommés "magueys" dont la sève fournit le "pulpe", boisson nationale. La plaine est immense, bordée à l’horizon par une chaîne de montagnes, le vent élève de véritables tourbillons de sable qui montent en colonnes dans le ciel. Pas d’eau, pas de verdure.

De loin en loin, un pauvre village indien, aux maisons construites en terre, se confond avec le sol gris. A des distances encore plus grandes, se rencontrent quelques bourgades importantes aux demeures très basses mais qui mettent une lueur blanche dans ce désert si terne. C’est la seule note un peu gaie. Et encore ! si l’on pense à la vie que peuvent mener des êtres humains perdus sur cette partie du plateau mexicain, on aimerait peut-être mieux n’en pas rencontrer. Nous sommes très déçus. Henri regrette le Brésil ; moi, je me souviens tout simplement de la France. Tous deux, nous avons envie de retourner en arrière, au moins jusqu’à Orizaba.

Ce dur trajet dure sept heures. Dans le crépuscule, il nous semble que les montagnes se rapprochent un peu de nous, que le sable se voile sous une mince couche d’herbe sèche, que quelques arbres surgissent, enfin que le paysage est un peu moins désolé. Nous arrivons à Mexico. Il y a foule à la gare, au moins vingt personnes sont là pour attendre un voyageur. Nous sommes peut-être, dans tout le train, les seuls à la rencontre desquels on ne soit pas venu.