1er séjour

Mission au Brésil

du 5 avril 1920 au 30 Janvier 1925

(1er  séjour – année 1920-1921)

Récits extraits de la correspondance

d’Henri MORIZE à son épouse, Madeleine, née Prat

Travail commencé par Annie Morize (femme d’Olivier, leur petit-fils)

finalisé, puis  repris pour mise en forme et censure par Philippe Morize, leur petit-fils

Avril 1920

A bord de l’Aurigny : Lundi 5 avril

Nous avons jeté l’ancre à 9hrs ½ du soir à l’entrée de l’estuaire, le commandant désirant exécuter le lendemain quelques manœuvres pour régler ses compas avant d’affronter le plein océan.

La première nuit fut donc calme, et hier nous ne commençâmes à danser qu’à 4hrs ½ du soir. Le golfe n’était pas bon, bien qu’on n’ait pas eu recours aux violons ; et pourtant je me suis parfaitement comporté. Mais le pauvre Dury paye aujourd’hui son tribut. La mer est cependant jolie, sous le ciel tout bleu, avec une légère houle qui nous fait tanguer ?

Dès le premier dîner, le maître d’hôtel nous a assigné notre place à table, et je ne suis commensal ni du commandant, ni du commissaire. Je n’ai pas encore assez pris mes habitudes à bord pour pouvoir esquisser aujourd’hui les gens et les choses qui m’entourent. Nous arrivons à Vigo demain matin.

Notre arrêt dans la Gironde nous donnera probablement du retard pour l’arrivée à Rio : j’aimais mieux les Messageries ou les Transatlantiques.

Mercredi  7 avril 

Hier, escale à Vigo, petite ville espagnole joliment étagée sur les pentes des montagnes au fond d’une baie immense et grandiose : arrivée à 11hrs du matin, et départ à 4hrs de l’après -midi, mais impossibilité de descendre à terre, les règlements de la sûreté espagnole s’y opposant à l’heure actuelle.

Reprise de notre course par une violente bourrasque, heureusement de courte durée. Montée à bord du pilote de Leixoès à 10hrs ½ du soir, en pleine nuit, et entrée dans le port à 11hrs. Notre retard va aller en s’accentuant, car le départ est fixé à demain 3hrs de l’après-midi : ces gais Portugais ne se bousculent pas plus que jadis, et ils prennent leur temps pour embarquer une multitude de tonneaux de vin destinés au Brésil.

Pour couper la monotonie de cette longue escale, je passerai mon après-midi à terre, désirant voir Porto qu’on me dit être une pittoresque vieille ville portugaise.

Jeudi 8 avril

Toujours en rade de Leixoès. Visité hier Porto où la fièvre des affaires bat dans les étroites artères à l’aspect archaïque, et où le luxe violent et la misère ultra dépenaillée affecte la même ostentation.

Vendredi 9 avril 

10hrs du matin ; depuis une heure nous sommes arrêtés dans le Tage, en face de Lisbonne, après une nuit d’assez fort tangage.

Jusqu’ici, je n’ai pas encore une grande sensation d’éloignement ; après cette dernière escale en Europe seulement, la distance et l’isolement vont brusquement augmenter.

Et cependant la vie du bord, et plus encore peut-être l’atmosphère des escales, ont facilement et rapidement réveillé en moi mon esprit colonial : je m’y retrouve mais ma pensée va toujours très tendrement vers le port d’attache.

Le bateau est bondé, mais l’élément youpin domine ; les repas sont  fort appréciés, sans aucune restriction ; les cent pas sur le pont s’additionnent en kilomètres à la fin de la journée, mais pour le footing le pont est moins commode que ceux des bateaux où j’ai déjà vécu ; les mêmes deux marsouins sont accourus me saluer au passage sur les côtes d’Espagne.

Le bateau est encore immobile, on continue à lui déverser du charbon. Je suis navré : on a sollicité le commandant Giraud de modifier sa route pour conduire un bataillon de Sénégalais à Conakry, le port de la Guinée Française, et il a énergiquement refusé, s’estimant déjà très en retard. Quelle belle occasion perdue pour moi ! Je me console en retournant prendre un dernier bain de l’atmosphère du Sénégal.

1h ½ de l’après-midi, nous appareillons pour reprendre le grand large. Derrière nous les Mamelles s’effacent, la vision d’Afrique s’évanouit, nous avons mis le cap sur Bahia.

Dimanche 18 avril

Depuis sept jours, plus rien autour de l’Aurigny que le vaste cercle bleu d’eau profonde et l’immense dôme d’azur d’où pleut une lumière intense. L’existence se réduit à l’unique vie de cette société resserrée entre les étroites limites du bateau, et nos souvenirs bercés au grand balancement de la mer semblent presque des rêves d’un au-delà intérieur.

Je me sens plus que très loin, je me sens en dehors de tout un monde. A Dakar déjà, le petit avis suivant m’a fait frissonner : « les télégrammes pour l’Europe mettent 14 à 17 jours pour parvenir à destination ». Mais ici nous sommes perdus, ignorants et ignorés.

La messe de ce matin m’a paru, dans cette immensité, revêtir plus de grandeur que jamais ; il ne faut pas beaucoup d’imagination pour la croire célébrée en plein ciel et non plus sur la terre. Et pourtant le cadre est des plus simples : le petit autel portatif placé sur une table quelconque sur le pont arrière, le pavillon aux trois couleurs pour faire fond, les deux cierges rituels dont la flamme est noyée dans l’ardent soleil ; quelques rares passagers de première, les six religieuses de seconde, mais sur le gaillard d’arrière, suivant la cérémonie de plus loin, la foule pressée et dévote des émigrants, hommes en manches de chemise et femmes aux oripeaux chatoyants.

9hrs d’ici et précisément là-bas, à Boulogne, l’église au même instant sonnait 11hrs ½, l’heure de la messe accoutumée.

Le ciel africain m’a gratifié d’un léger coup de soleil : oh ! mon araignée n’en deviendra pas plus enragée. Mais hier la chaise longue me fut indispensable : fort étourdissement et invincible somnolence.

Dakar ! une désillusion, tout d’abord. Jeudi matin, les deux mamelles caractéristiques ont brusquement émergé tout près de nous hors d’une lourde brume de chaleur torride, puis la côte brûlée, puis Gorée. A 9hrs nous entrons dans le port et venons nous mettre à quai. Depuis douze ans, Dakar a pris une physionomie nouvelle : c’est le grand et actif débouché du Sénégal. Il y a des môles et des quais encombrés de hangars, de montagnes de caisses et de sacs ; et la foule de dockers est semblable par le costume à celle des débardeurs de tous les ports ; seules la figure et les mains qui émergent de chemises loqueteuses révèlent qu’ici ce sont des nègres.

A terre, les maisons des coloniaux ont presque entièrement anéanti le village noir : il faut aller, me dit-on, à quatre kilomètres pour voir une pittoresque agglomération de huttes et de cases... Et pourtant, il ne faut pas deux heures pour être pris dans le sortilège de la terre d’Afrique.

J’ai erré dans la rue principale, encombrée de blancs au casque de toile, d’hommes et de femmes Bambaras au sourire épanoui sur des dents très blanches : les hommes lents et fiers dans leurs grands sarraus blancs ou bleu clair bouffant au-dessous des genoux, chaussés de sandales jaunes et coiffés d’une toque rouge, une longue canne à la main ; les femmes vêtues de couleurs éclatantes, le bébé aux yeux étonnés attaché sur les reins, et allant le long des rues d’une démarche glissante ou restant accroupies sur la place du marché.

Une voiture nous a fait faire le tour de la ville, quelques compagnons de bord et moi. Puis, après le dîner pris sur l’Aurigny, je suis retourné à terre avec toute une compagnie guidée par notre jeune commissaire, Monsieur Durand.

Au casino, bâtisse primitive en planches à claire-voie, avec d’agréables courants d’air en tous sens, on donnait la “ Grande Revue de Dakar ”. La moitié de l’Aurigny occupait la salle, et ces scènes et chansons pas bien méchantes, entrecoupées de danses nègres, nous ont, en deux heures, fait vivre la vie locale et intime de ce coin de province noire où l’on potine aussi fort qu’ailleurs.

11hrs du soir : à nouveau nous arpentons la rue ; là-bas, sur le port, l’Aurigny fait son charbon, nous ne sommes pas pressés ; la nuit est chaude et pleine d’étoiles, l’air est immobile entre les palmiers et les lauriers-roses de la place Protêt dont le fond s’éclaire de la terrasse du café Fournier. Un coup de folie : je crie « une farandole », et le long serpent de cinquante personnes, entraîné par le Commissaire, pénètre sur la terrasse du café ahurissant les coloniaux d’Afrique eux-mêmes qui s’inquiètent pour la sécurité de leur verre de Peppermint. La sagesse reprend toujours ses droits : à 2hrs du matin, je m’endormais paisiblement dans ma couchette.

Lundi 19 avril

Des jeux de pont et des concours d’adresse vont remplir la journée d’aujourd’hui préludant aux fêtes de la Ligne que nous franchirons demain ; puis, ce soir, la tombola traditionnelle pour la caisse de secours des naufragés. Il ne faut jamais regretter une charité : mais vraiment ces dames y sont allées un peu fort avec moi, et je me suis vu dans l’obligation d’acheter cinquante billets… à un franc pièce !

Mercredi 21 avril

Hier mardi, à 11hrs du matin nous avons franchi l’Équateur, cinquième fois pour moi. Et la fête à bord m’a fait revivre un instant, de très vivante façon, les bonnes heures du “Sieglinde”. Il est dommage que, dans le modernisme des traversées rapides, les traditions de la bonne vieille marine s’oublient de plus en plus. Le commandant Giraud aime son métier, il aime la mer, il aime suivre la pure tradition. Si les gestes étaient identiquement les mêmes que sur le bateau allemand, les paroles étaient françaises, et j’ai mieux entendu.

2hrs : le Père La Lune grimpe au mât d’avant, et dans son porte-voix il hèle l’officier de quart sur la passerelle : “ Ohé ! du bateau ! ” L’officier répond : “ Aurigny ! ”- “ N’y a t il à votre bord, reprend le Père La Lune, des gens indignes de franchir le domaine de Neptune ? ” - “ Il y en a quelques-uns, mais qui sollicitent de recevoir le baptême ”.

Un cortège se forme alors, qui parcourt le navire : Neptune, Amphitrite sa femme, drapée dans un vieux pavillon représentant une robe dont la traîne est portée par des Tritons et des Naïades, des gendarmes, des sauvages, un médecin au long chapeau pointu avec, pour attribut, un thermomètre démesuré, un infirmier, un barbier et ses aides, puis la foule de ceux qui sollicitent le baptême : équipage et passagers de bonne volonté, en costume sommaire et la corde au cou.

Le cortège s’arrête devant une grande baille pleine d’eau, sur la plage avant du navire. Les gendarmes amènent un à un les néophytes à Neptune qui leur fait un speech, les livre au docteur qui les palpe plus ou moins rudement, puis au barbier qui procède à leur toilette : le visage est barbouillé de colle de pâte, de son gigantesque rasoir le barbier fait mine de raser, les pieds sont cirés à la suie, et brusquement le néophyte est jeté à la renverse dans la baille et arrosé à la lance : il se relève  et sort comme il peut, ahuri, aveuglé, au milieu des rires et des cris. Et, selon le même rite que sur la “Sieglinde”, après le dernier baptême un vigoureux jet est dirigé vers le pont des premières.

J’ai revu Neptune quelque temps après la cérémonie : c’était le premier timonier, et sa subite loquacité témoignait que le commandant avait dû royalement payer son passage...

Le soir, dîner de gala en smokings et toilettes décolletées ; puis sur le pont, concert d’amateurs.

Minuit : l’air est chargé d’humidité chaude, de lourdeur, d’orage : il y a des phosphorescences aux crêtes des lames. Des désirs d’hommes traînent sur des femmes alanguies sur les chaises longues, des flirts se précisent, des couples s’attardent aux coins de pénombre ; il y aura peut-être de ces inconcevables abandons de traversée, sans amour, sans lendemain...

Aujourd’hui, en tous cas, la médisance va son train ; on chuchote : on a vu, cette nuit..., on a cru voir..., ce devait être tel et telle... . Quelle fermentation spéciale sans ce petit monde qui s’agite dans la promiscuité restreinte d’un Transatlantique.

Jeudi 22 avril

Vers le nord, la Grande Ourse s’est abaissée, la Polaire touche l’horizon. La Croix du Sud est levée maintenant, et chaque soir je la cherche, comme jadis, souvent entre les gros nuages terrifiants. L’alizé du sud-est souffle fort, rafraîchissant les cabines de bâbord, où j’ai ma couchette, et y faisant tomber la température de 33°, enregistrée après Dakar, à 28°. Quant aux passagers de tribord, ils cuisent.

Mes nombreux billets de tombola m’ont valu deux lots : deux bouteilles, une de champagne et une de médoc. Naturellement, je ne les ai pas vidées en cachette, dans ma cabine ; quelques compagnons en ont profité, et il y a eu une pensée pour les absents, les gens de l’autre monde.

Vendredi 23 avril

Hier soir, un feu à l’horizon, vers l’ouest : le phare du cap Saint Augustin, et pour la quatrième fois, j’ai découvert l’Amérique. Il est temps que le voyage touche à sa fin : les passagers en arriveraient à se manger tout crûs. Il y a des énervements, des algarades, des prises de bec.

La lingère des “ Milles et une nuits ”, Mademoiselle Raphaëlle Algrain, a publiquement traité de malotru le gros Monsieur Lesmeur ; la couturière, Madame Lobo, enragée pour jouer aux jeux du pont et joueuse fort susceptible, a vertement reproché à Monsieur de Périgny de la  “faire passer pour une imbécile” parce ce qu’il a dit : « c’est bon, c’est bon ; admettons que le coup que vous avez joué est bon, et n’en parlons plus ».

Madame Stoll, la flirteuse grand’mère qui descend demain à Bahia s’est fâchée tout rouge en prétendant que Monsieur Soucaze, hôtelier à Buenos Aires et doué d’une voix de ténor basque, lui avait pincé le mollet tandis qu’il était assis au pied de sa chaise longue. Mesdemoiselles Müller-Camps ;  Jenny et Annita, sont venues, furieuses, me prendre à témoin que leur tenue était irréprochable et qu’elles gifleraient les gens qu’on leur avait dit avoir tenu de méchants propos sur leur compte.

Le Poteau noir est chargé d’orages, et notre petit univers, société assez mêlée, s’en ressent. Mais j’ai su n’être d’aucun parti, et je fréquente tous les groupes.

Samedi 24 avril

Nos huit jours de pleine eau ont pris fin ; fut-ce long, fut-ce court ? Je n’en ai pas de notion précise tellement le sens du temps se perd dans l’existence du bord. L’Aurigny a mouillé dans la baie de “Tous-les-saints”, en face de Bahia avec ses quartiers étagés et ses nombreuses églises. Il fait chaud et c’est le début de l’hiver. Je suis resté à bord.

Nous perdons ici quelques passagers : deux jeunes ingénieurs des Arts et Métiers, dont l’un accompagne sa femme, peinte comme rarement femme le fait, s’en vont en pleine brousse pour relever la carte d’une région de fleuves et de forêts ; deux jeunes  ménages norvégiens dont les maris vont exploiter les bois ; un ingénieur de chemin de fer, Monsieur Delaye, avec sa femme et sa fille, la petite Sillette. -

Une petite scène poignante : il a fallu descendre ici une jeune femme, Madame Jaquard, prise de violentes hémorragies, et que le médecin de l’Aurigny a déclaré devoir être opérée d’urgence à l’hôpital. Elle allait à Sao Paulo avec sa petite Jacqueline. Des passagers pour Sao Paulo avaient offert de se charger de conduire l’enfant à son père ; et la mère alors a du avancer sa fausse situation, et dire que le père se désintéressait de sa fille. Cette frêle petite de neuf ans a donc été menée à l’hôpital avec sa mère, dans cette ville lointaine où toutes les deux sont perdues, sans famille, sans amis, sans ressources.

Et si le mal emporte la mère, quelle épave deviendra cette enfant ! Nous avons eu le cœur angoissé en voyant s’éloigner l’embarcation les emmenant toutes deux.

Dimanche 25 avril

Mes quarante-cinq ans ont sonné en pleine mer.

Lundi 26 avril

L’entrée dans la rade de Rio est prévue pour demain, vers 5hrs de l’après-midi. Nous avons donc un retard de trois jours, mais je compte encore coucher à bord pour ne pas errer dans la nuit à la recherche d’un hôtel (il fait noir à 6 h, à cette époque).

Eh bien ! j’ai quelque mélancolie à quitter mon bateau, ce petit coin de France... et je me rappelle le mot de Franz : «  Rentrons à la maison ». Je ne vais plus m’en sentir, moi, de maison... pendant quelques jours du moins, jusqu’à ce que j’aie poussé de nouvelles racines.

Mardi 27 avril

Au loin s’estompe la Serra des Orgues : vers 4hrs de l’après-midi nous accostons à quai à Rio, je suis au terme de la traversée. Il faut que je boucle ma malle et règle mes comptes de bord... Le temps est splendide, et de terre soufflent des bouffées chaudes.

Rio de Janeiro, Vendredi 30 avril

Ce soir, minuit est bien près de sonner, après une journée passée là-haut à Pétrolières et sur la fin de laquelle a plané l’ombre d’un léger froissement avec ce Schompré ; je suis fatigué et ennuyé.

Des lignes très chères de mon épouse m’attendaient à mon débarquement mardi soir, à ma surprise et à ma joie.

Mai 1920

Samedi 1er mai

En attendant l’heure de monter à Santa-Thereza pour rendre visite au colonel Vuillaume, de la Mission Française, je vais compenser mon silence et conter mes occupations depuis mon arrivée à Rio.

Mardi : Une lumière merveilleuse éclaire le décor féerique de l’entrée de Rio ; l’Aurigny stoppe avant de franchir l’entrée de la baie, des bouffées chaudes nous arrivent de terre. Le service de santé, plus sévère que jamais, nous accorde la libre pratique, le pavillon jaune est amené, le bateau reprend lentement sa marche tandis que le soleil tombe derrière Rio.

Nous venons nous ranger le long d’un quai construit depuis notre dernier voyage. De la foule qui s’agite sur le bord, dans la nuit, je m’entends héler ; c’est de Schompré accompagné de Boquet ; je ne serai pas perdu comme à ma première arrivée. Tous trois nous prenons l’autobus largement ouvert, nous filons sur la grande Avenida Central (aujourd’hui Avenida Rio Branco), nous nous arrêtons au Palace Hôtel où habitent de Schompré et sa femme et Boquet, et où une chambre m’est retenue ; c’est la plus haute construction de la ville, qui dépare stupidement de ses sept étages la belle avenida que le manque de goût et la recherche d’européanisme a beaucoup abîmée.

Cet hôtel me fait souvenir de l’Hôtel Métropole à Bruxelles : ah ! vive la campagne pour habiter ! La salle à manger est au 7ème étage, immense réfectoire où le smoking est à peu près de rigueur, et où les femmes étalent des toilettes d’un luxe et d’un décolleté prodigieux. Un garçon boche, en habit noir, nous sert des plats artistiquement construits, un orchestre nous assourdit d’airs américains, on étouffe dans ce cosmopolitisme de pays chauds.

A une table j’aperçois Collin, plus croque-mort que jamais dans son smoking, et je vais lui donner l’abrazzo. Ah ! mon Rio d’antan, n’es tu plus qu’un souvenir ?

Le dîner achevé, nous allons sur la terrasse, Boquet et moi, mais l’orchestre s’y transporte, les dîneurs de tout à l’heure l’envahissent, le fox-trot et le two-step font rage. Nous redescendons dans l’avenida, nous prenons une auto et à grande vitesse, dans la nuit tiède et calme, nous courons sur cette avenue nouvelle, unique au monde, qui déroule ses kilomètres et ses kilomètres au bord de la baie d’abord, puis traverse la montagne en tunnel, puis serpente au bord de l’océan : les centaines de globes électriques qui s’échelonnent tout le long figurent un collier de perles déposé sur la plage.

Voici Copacabana, où les dunes ont été aplanies et où de luxueuses villas remplacent les quelques maisonnettes de jadis ; et plus loin, c’est Ipanema, qui commence à pousser somptueusement. Puis le dernier globe électrique, au-delà duquel c’est la nuit profonde et mystérieuse dans les rochers, la route brusquement inachevée, faute d’argent.

Nous revenons, je suis un peu ivre de ce luxe inouï, de toutes ces choses prestigieuses ; mais le Palace me fait horreur, et je regagne mon étroite couchette à bord de l’Aurigny.

Mercredi : mes adieux sont faits à l’Aurigny ; un des premiers rôle de la troupe “Saint-Chamond” en tournée dans l’Amérique du Sud, me voici sur les planches, à Rio, et, déjà dans la coulisse, j’attends l’instant d’entrer en scène. Mais le vieux cabotin, à force de rééditer la même pièce, n’a plus le feu de jadis ; il se force un peu, il ne croit plus que “c’est arrivé” ;  il sait trop bien que son spectre n’est qu’en carton peint, et que lorsqu’il aura déposé ses magnifiques oripeaux on lui fera balayer le théâtre.

J’ai commencé à faire connaissance avec mes comparses : Schompré, déjà vu, gentil garçon, aimable, serviable, plein d’entrain, menant ostensiblement grande vie quand il n’est pas retiré en manches de chemise au fond de son petit bureau, et jouant, je crois, le tout pour le tout en dépensant plus qu’il ne peut dans l’espoir d’attirer à lui la fortune ; ce rôle le fatigue, il n’a qu’un dada, se retirer en Bretagne dans son domaine de Kerjégu et mettre ses sabots quand bon lui semblera.

Sa femme, voilà la grande vedette de la troupe : créole de Fort de France, la peau mate, les yeux ardents, le profil autoritaire, un reflet d’argent déjà dans les cheveux noirs, les bijoux un peu tapageurs, portant splendidement la toilette, c’est la “Madame Simon” de Rio ; elle n’a que des admirateurs fervents ou des ennemis terriblement acharnés. Elle m’a accueilli en princesse recevant un prince, m’a invité à m’asseoir sur un canapé, et s’est allongée sur un lit de repos de manière que je la vois se détacher sur un fond de grandes gerbes blanches de fleurs disposées dans des vases posés à terre.

L’après-midi, j’avais fait le projet d’aller à Tijuca avec Boquet, car nous avons le désir d’avoir notre home ailleurs qu’ici où jamais on a le loisir de se détendre ; la baronne a aussitôt profité de cette idée pour la transformer en une grande randonnée en auto (qui a coûté à Boquet 70 nibrais, ou 300frs) à laquelle elle a de plus convié une de ses amies ; et tout le long de la route, ce ne fut que l’exposé et la discussion de ses théories fémino-philosophiques ;  peut-être l’auriez-vous approuvée quand elle s’élève contre l’absorption de la femme par l’homme qu’elle aime au point d’en perdre toute personnalité, toute individualité, et par suite devenir incapable de jouer aucun rôle. « Dans le mariage, dit-elle, la femme devrait conserver la même indépendance que dans l’union libre ».

Quant à Collin, c’est lui qui tient pour l’instant le rôle du traître ténébreux.

Jeudi : je prends contact avec différentes personnalités de la Mission Française : Général Gamelin et son officier d’ordonnance ; Commandant Petitbon auquel les boches ont pris un œil ; tous deux célibataires, ils ont loué une maison à Rio, à l’écart du tapage, et le commandant apprend à faire la maîtresse de maison ; Général Durandin,  sa femme et sa fille ardente à la danse et au flirt ; Colonel de Rougemont, non marié ; Commandant Pichon beau-frère de la Générale Durandin, et sa femme, timide, pâle et réservée dans l’attente d’une prochaine maternité ; Commandant Brésard, artilleur, qui semble avoir le béguin pour moi, et sa femme qui n’a pas encore le même béguin, venus me voir les premiers au Palace pour m’inviter à dîner samedi soir dans leur villa de la Gloria (colline de Rio), ils ont une petite fille de 2 ans ½ et ont une nouvelle espérance pour le mois de juin, ils m’ont démoli vigoureusement les de Schompré qu’ils traitent d’aventuriers.

Vendredi : je monte à Pétrolières avec Boquet. Là-haut, il y a maintenant un tramway électrique, mais il ne dépare rien, et je retrouve inchangée cette ville qui serpente entre les morros boisés. Je désire voir l’ambassadeur, Monsieur Conty, sans être présenté par Schompré, car je soupçonne qu’il y a de l’animosité entre eux ; je sais que Schompré en sera fâché et froissé, mais c’est la raison d’Etat qui me guide, et qui me permet de supporter placidement au retour l’accès de mauvaise humeur de notre représentant. De l’ambassade nous rapportons, Boquet et moi, une invitation à dîner mardi soir au Jockey-Club de Rio.

Dimanche 2 mai

On n’habite plus à Pétrolières, on n’habite plus à Tijuca ni à Santa-Thereza, affirment les Brésiliens. On habite à Rio même « où nous avons le climat de la France, comme la Coté d’Azur ».

Les nuits sont si chaudes, malgré les fenêtres ouvertes, les moustiques sont si voraces, que je puis à peine dormir. J’ai hâte de m’installer à l’air, près d’un peu de forêt. Mais ici il y a la crise du logement, comme en Europe : à Tijuca, aucune chambre de libre pour l’instant ; je vais être prochainement trop tenu à la Villa Militar pour qu’il me soit pratique d’habiter Pétrolières où d’ailleurs l’Hôtel de l’Europe va fermer pour ne rouvrir qu’en novembre.

Il ne me restait à voir que Santa-Thereza où je suis allé aujourd’hui avec Boquet après la messe. Et brusquement, j’ai retrouvé le Rio de 1904 et 1908 : vieux quartiers demeurés intacts avec leurs maisons peinturlurées à un seul rez-de-chaussée, grouillement de gens de couleur, puis les pentes boisées de “Silvestre”, l’Hôtel Internacional tel que je l’ai connu avec sa vue merveilleuse sur la baie ; là, il y a de la place, et notre décision est prise : cette semaine nous y transporterons nos pénates.

Nous y avons déjeuné et pour la deuxième fois seulement depuis son arrivée (la première était à Pétrolières) mon compagnon avoue avoir mangé de bon appétit. Beaucoup plus près, beaucoup plus bas, il y a un nouvel établissement, l’Hôtel Moderne, déjà plus agréable que le Palace ; mais la petite Madame Vuillaume, la femme du colonel, peu élégante, pas très distinguée, mais la langue bien pendue, s’y agitant et paraissant trop disposée à établir sa souveraineté sur nous, nous avons eu peur…

Hier soir, dîner intime et enjoué chez les Brésard ; en plus de nous, deux jeunes ménages d’officiers de la mission : les Pichon, et le Capitaine Caron de Mareuil et sa femme. Et j’ai évité le traditionnel bridge de chaque soir avec les Schompré.

Lundi 3 mai

Aujourd’hui, troisième jour de chômage complet : il y a eu le 1er mai, avec cortèges de travailleurs plus ou moins nègres conscients et organisés et discours de feu et de sang, puis le dimanche, enfin aujourd’hui anniversaire de la découverte du Brésil par Cabral en l’an 1500.

Et pendant ce temps, mon matériel vogue toujours ; s’il n’est plus en Europe, il ne doit pas en être encore bien éloigné, car le transport de la marine brésilienne “Belmonte”, après un long séjour au Havre pour réparation de chaudières, est parti le 27 avril faire son charbon à Cardiff. Alors, vers la fin de cette semaine, je me joindrai à l’expédition de Schompré-Boquet dans les Minas-Geraes, avec stations à Ouro-Preto, Bello-Horizonte et Diamantiana.

Mardi 4 mai

Les courriers me paraissent bien plus irréguliers qu’autrefois : les bateaux, dans un sens ou dans l’autre, ne passent jamais aux dates indiquées. Cependant, on annonce que le “Liger”, des Chargeurs Réunis, emportera demain les lettres pour la France.

Mercredi 5 mai

Ah ! que j’ai hâte de fuir le Palace et l’Avenida de Rio. Ce minuscule coin du monde est un intense foyer de potins méchants, d’animosités, de chantages, de jalousies mordantes, au milieu desquels il est difficile et périlleux d’évoluer.

C’est toute la fermentation des villes de province, des trous de garnison, des ponts de Transatlantiques, intensifiée par le climat énervant. Et surtout il y a trop de femmes, dépaysées, déracinées, obligées à paraître, un peu de leur luxe d’une saison.

La Baronne de Schompré et sa cour sont actuellement un des points de mire, un centre vers lequel se ruent chaque jour les attaques les plus virulentes : papotages des femmes d’officiers, articles de journaux, caricatures… même un film de cinéma en préparation. L’histoire mystérieuse et mal éclaircie du vol d’un collier de perles, au moment de mon arrivée, a mis le feu aux poudres ; un officier de la Mission Française, de Rougemont, y fut méchamment et sans preuves mêlé par les journaux.

Le Général Gamelin, dont la situation est déjà délicate devant les autorités militaires brésiliennes si orgueilleuses, s’est ému ; l’ambassade est en rumeur ; des portes se sont brutalement fermées devant les Schompré. J’éprouve une très réelle et très grande sympathie pour mon représentant, je ne voudrais lui faire nulle peine, et cependant je me sens obligé d’évoluer indépendamment de lui. Et Rimailho qui va tomber au milieu de tout cela, sans savoir, sans être prévenu, d’ailleurs peu souple et ignorant de toutes les mentalités exotiques. Gare les gaffes mortelles ! J’en ai froid dans le dos.

Et partout, dans les colonies françaises, c’est la même chose. Hier soir je dînais au Jockey Club avec notre ambassadeur et ses deux secrétaires, Thierry et de Hautecloque ; Monsieur Conty nous contait avec verve ses intervention pour ramener la paix entre ses administrés en Extrême-Orient où la colonie, paraît-il, n’est pas commode à mener. Il lui fallait un jour s’employer à réconcilier deux dames qui s’étaient réciproquement envoyées des cadeaux typiques : l’une avait adressé à l’autre, forte en langue, une muselière, ce à quoi cette dernière avait aussitôt répliqué par l’envoi d’une ceinture de chasteté.

Où allons-nous transporter nos pénates, Boquet et moi. Monsieur Conty nous a dit que l’Hôtel Internacional, à Santa-Thereza, qui nous tentait si fort, était tenu par un Boche, il nous était, dans notre situation, absolument interdit d’y aller. L’Hôtel Moderne, situé plus bas, nous est dépeint, par l’ambassadeur lui-même, comme un foyer de commérages avec les colonelles Lacape et Vuillaume. L’Hôtel Tijuca est complet. Alors ?

Jeudi 6 mai

Une désillusion : le “Ceylan” était annoncé réglementairement comme courrier venant d’Europe pour hier 5 mai. Rien. Après informations, j’apprends qu’il a été retardé, et ne sera ici que le 17. Je souhaite qu’un bateau anglais nous apporte d’ici-là des nouvelles de France. Déjà plus d’un mois d’ignorance complète de tous ceux du Vieux Monde : c’est long comme une éternité.

Et en sens inverse, les départs me semblent aussi problématiques ; jusqu’ici je me suis basé sur les dates officiellement affichées sans pouvoir obtenir confirmation que le courrier partait.

Hier après-midi, nous sommes montés, Boquet et moi, à Alto Boa Vista de Tijuca ; pas très loin de la cascade, nous avons déniché un hôtel fort bien, qui doit être un peu, comme la Villa des Roses, un but de déjeuner pour les habitants de Rio. C’est l’Hôtel Itamaraty. Il est un peu loin, 20 minutes plus haut, par le “bond” électrique, que notre Hôtel Tijuca ; mais cette heure de trajet ne nous rebute pas, nous voulons à tout prix échapper à l’Avenida.

Vendredi 7 mai

Hier, en fin de journée, visite aux Brésard, dans leur petit home de la Gloria. Gentil ménage, mais quelles commères ils sont tous les deux ! J’ignore maintenant qui, dans leur entourage qui devient aussi le mien, a le bonheur d’échapper à leur verve acerbe. Je suis édifié sur le Général Durandin, brave bonhomme en France, mais qui s’est mis à épier, ainsi que sa femme et sa fille, toutes les poses des Schompré et des Mareuil, pour les copier brutalement et sans art.

Je sais maintenant que les jeunes de Mareuil se sont mis à sec en louant une maison trop chère, en achetant un mobilier hors de prix, et une auto. On m’a fait savoir que le Commandant Chavannes de Dalmassy que l’on suppose être Chavannes tout court, et que je n’ai même pas encore vu, a acheté une auto pour masquer sa misère, et qu’il est réduit à camper, lui, sa femme, ses deux filles et leur institutrice, dans deux chambres exiguës d’une modeste pension de famille.

Il n’y a donc que les Brésard qui savent s’organiser, il n’y a que Brésard qui se tue de travail à la Mission, il n’y a que Brésard qui a su jusqu’ici n’avoir pas d’histoires avec les officiers brésiliens,... mais il y a surtout Brésard devant lequel je dois me garder de ne faire aucune réflexion.

Ce soir, à 7hrs ½, je prends le train pour le Minas, avec Schompré et Boquet, et tous trois, comme des collégiens à la veille des vacances, nous nous faisons une fête de cette échappée vers la brousse, loin des complications de toute civilisation.

Vendredi 14 mai

Six jours de voyage, sans avoir eu la possibilité de tracer une ligne.

Je comptais sur les cartes postales pour jalonner mes pérégrinations : les  cartes postales, déjà rares à Rio, n’existent pas dans l’Intérieur ; les Brésiliens doivent avoir peur de montrer que tout leur pays n’est pas semblable à une ville européenne, ou encore qu’il ne figure quelque nègre dans le paysage puisqu’ils soutiennent, contre toute évidence, que l’élément noir a disparu de chez eux.

Me voici en installation à l’Hôtel Itamaraty.

Samedi 15 mai

Boquet est descendu à Rio pour ses affaires ; j’ai un instant de vraie liberté. Ce gros garçon, amusant, spirituel, et pince-sans-rire, est un bon compagnon ; mais fatalement nous sommes un peu enchaînés l’un à l’autre, et je ne puis m’isoler de lui selon mon bon plaisir : je ne suis pas seul, mais je ne suis pas absolument libre.

Randonnée dans le Minas

Je voudrais profiter de mes loisirs d’aujourd’hui pour peindre, en peu de mots, ma randonnée dans le Minas, et dont voici le circuit :

Samedi 8, Ouro-Preto, l’ancienne capitale de l’Etat, pittoresquement étagée dans un site montagneux, avec ses vieilles maisons portugaises sa célèbre école des Mines, son unique hôtel, l’Hôtel Toffolo, où il nous faut, Schompré et moi, partager la même chambre.

Dimanche 9, Ouro-Preto, la messe au milieu des habitants à la peau colorée et aux vêtements bigarrés et chatoyants, avec des enfants habillés en anges, ailes au dos, groupés autour de la statue de la Vierge. Le soir, dîner et coucher dans la fazenda du Serbe Seljean, à Rodrigo Silva.

Lundi 10, départ au petit jour pour Miguel Burnier et Bello Horizonte : Bello Horizonte, nouvelle capitale de l’Etat, ville qui sommeille, tout le long des chaudes journées ou dans les nuits splendidement étoilées, dans un fouillis d’eucalyptus, de palmiers, de bananiers ; la luxuriante végétation des rues et des jardins fait de cette ville paresseuse et sans vie un immense parc, et comme il y a seize ans l’herbe continue à croître entre les pavés. 

Mardi 11 : Bello-Horizonte.

Mercredi 12 : Sabara, fondée jadis par les chercheurs d’or, aujourd’hui déchue, et à laquelle le récent établissement d’un petit haut-fourneau qui motive notre visite ne peut parvenir à redonner de l’activité : l’unique auberge, l’Hôtel Mineiro, est un bizarre assemblage de maisonnettes accolées à des niveaux différents et réunies par des terrasses, sa salle à manger, largement ouvert à l’air et au soleil, domine le Rio torrentueux, ses chambres offrent l’hospitalité de lits dont le sommier est une planche.

Jeudi 13 : Esperança, la plus importante exploitation métallurgique de tout le Brésil, une petite fonderie qui émerge de la verdure touffue d’une étroite vallée.

Partout, la nature reste maîtresse, les montagnes accidentées, bouleversées, chaotiques, défendent bien le pays contre l’exploitation des hommes ; les forêts et l’eau adoucissent cependant tout aspect terrible, hostile, mais sans empêcher à de la tristesse de monter dans la lumière ardente.

Quelles mentalités imprévues se découvrent à tout instant chez les gens que nous côtoyons, et quels gestes, quelles paroles, quels raisonnements nous laissent stupéfaits ! Dans le pullman du train qui nous emporte vers Ouro-Preto, c’est ce Brésilien qui va à la toilette nettoyer le râtelier de sa femme pour lui éviter cette corvée matinale ; c’est ensuite le Senior Floriano, métis d’européen, de nègre et d’indien, qui nous guette dans son étroite rue d’Ouro-Preto et s’attache à nos pas : il nous conduit chez le cireur de chaussures, et, quand nous avons payé à celui-ci son travail, il lui réclame sa commission pour lui avoir amené des clients ; il nous conduit ensuite dans la montagne, au milieu des casscons les plus vertigineux, pour nous montrer des gisements d’or qui ne lui appartiennent pas mais qu’il vendrait bien à son compte : ses yeux d’indiens voient de minuscules pépites d’or partout, si minuscules que les plus puissants microscopes ne permettraient pas à nos yeux d’hommes blancs de les découvrir.

C’est lui qui nous propose ensuite de nous guider à Rodrogo Silva, vers la fazenda du Serbe Seljean qui possède une montagne toute en topaze, dit-il ; le canon de son revolver dépasse bien le bas de sa veste kaki, mais nous aussi nous avons nos armes, et nous sommes trois, et nous l’acceptons comme guide.

Un autre type ce Seljean, un coureur du monde, qui a roulé à travers toute l’Europe, en Abyssinie, dans l’Amérique du Nord, dans l’Amérique Centrale, dans tout le Brésil. En 1912, les indiens de l’Amazone lui ont tué son frère Mirko. Maintenant il s’est stabilisé ; il est marié depuis 2 ans, et nous le trouvons jouant avec son aînée, la petite Dora, demi nue.

Mais il s’excite en parlant de ses courses aventureuses à la recherche de la fortune, son oeil devient ardent, et il soupire : « Quand on a mené une fois cette vie-là, c’est comme lorsqu’on s’est piqué à la morphine : le goût vous en revient toujours ». Le dîner est monstrueux chez lui, Floriano à l’ivresse gaie ; nous nous allongeons ensuite sur trois lits de camp préparés dans la chambre. Et notre hôte n’a pas eu la curiosité de savoir qui il abritait cette nuit, il ne nous a rien demandé, il ne s’est pas inquiété si nous étions des bandits ou d’honnêtes gens ; il nous regarde peut-être comme des aventuriers comme lui, des frères.

Le jour n’est pas levé, il vient nous réveiller avec sa grosse lanterne ; nous lui remettons nos cartes, qui ne lui disent rien, mais lui prouvent que nous avons une identité. Alors il nous dit : « Floriano, qui vous a menés ici, est un ami pour moi. Il faut le regarder comme un honnête homme, puisque, jusqu’à présent, il a pu éviter la prison. Quand il a mis sa confiance en vous, on peut compter sur lui si l’on a un ennemi à punir ».

A Bello-Horizonte, un autre type, un Français pourtant, directeur de la Banque Hypothécaire Minas, a eu aussi sa minute pittoresque. De Schompré le connaissant vaguement, l’avait invité à dîner ; il voulut ensuite nous rendre notre politesse et nous emmena dans sa maison. Là il éprouva le besoin de nous informer qu’il n’était pas marié mais qu’il vivait avec sa vieille maîtresse.

Dans la nuit, par la porte ouverte, nous entendîmes des pas dans le jardin : la dame rentrait du cinéma avec la bonne. « Voilà, mon personnel qui revient », nous dit-il ; et il s’éclipsa un instant pour commander des rafraîchissements ; nous vîmes ensuite paraître une superbe négresse apportant un plateau chargé de verres et de bouteilles.

Nous voyant la regarder, il eut peur sans doute d’une fâcheuse confusion dans notre esprit et s’empressa de nous prévenir, avec le plus grand sérieux : « Celle-là, c’est ma cuisinière ». Tous trois nous évitâmes de nous regarder pour ne pas partir d’un fou rire.

A Esperança, le directeur de la fonderie, Mari Rache, Brésilien, petit-fils d’un Basque, était resté toute la matinée sans rien nous dévoiler d’anormal ; en nous ramenant vers sa maison où il nous offrait à déjeuner, il nous a montré son dernier rejeton que la mère tenait assis sur le rebord de la fenêtre, et nous a dit : « Voici d'Artagnan ».  Nous croyons à une plaisanterie, mais il ajouta avec fierté : « L’aîné s’appelle Athos, et le deuxième Portos ; vous voyez j’aime la littérature française ».

Ah ! je l’ai retrouvé le stupéfiant pays. Boquet le connaît maintenant mais ce fut une révélation pour de Schompré qui n’avait jamais eu la curiosité de voir ce qui se passait derrière le banal rideau de Sao Paulo et de Rio.

Mai 1920 - suite

Lundi 17 mai

J’ai retiré mes guêtre, je me suis dévêtu de mon kaki, j’ai rangé mon grand feutre de cow-boy et j’ai repris un aspect civilisé pour fréquenter à nouveau la civilisation factice et fragile d’ici : Hier dimanche, j’ai passé toute la journée à Pétrolières où je voulais faire une première visite à Madame Conty.

J’ai été accueilli avec une simplicité franche et charmante, quatre fils et trois filles : le snobisme et la pose sont fatalement bannis des nombreuses familles, et, mon Dieu ! je me sens aussi à l’aise à l’ambassade que dans une simple légation.

Mardi 18 mai

Je m’inquiète un peu de ces grèves françaises dont les journaux d’ici nous apportent les échos. On me dit qu’il y a beaucoup de notes tendancieuses, d’origine américaine, qui s’efforcent de grossir les évènements pour discréditer la France. Mais ce mouvement soviétisme me semble se prolonger et gagner de l’ampleur. Si le Gouvernement tente le coup de force annoncé contre la C.G.T., sera-t-il assez fort pour avoir le dernier mot ? En tous cas cela n'amènera-t-il pas des émeutes ?

Je me demande si à l’heure actuelle Boulogne n’est pas privé de lumière, de gaz, de charbon, si l’on n’y souffre pas du manque de ravitaillement. Une chose m’étonne cependant : le change français s’améliore un peu. Il était grand temps ; en Espagne, au Portugal, au Brésil notre franc valait à peu près quatre sous : on pouvait tout juste acheter deux boites d’allumettes avec un franc !

Ce pauvre Schompré appréhendait le retour à Rio : « Nous revenons au pays des tuiles », disait-il dans le train qui nous ramenait de Minas. Il avait le pressentiment de nouveaux ennuis, et cela n’a pas tardé. Il a demandé pour moi une audience au Ministre de la Guerre, et celui-ci la lui a refusée. Il s’en est montré bien plus affecté que moi, sentant que le coup est dirigé contre lui-même : j’aurai mon audience par une autre voie. Mais il se sent brûlé ici, et envisage de repartir bientôt pour l’Europe.

En tous cas sa femme songe à faire une retraite honorable en s’embarquant le plus tôt possible pour la France. “Le collier de la Baronne” (titre du film en attente) fut un bijou néfaste ; ils sont risibles, tous ces Brésiliens, avec leurs airs de pudibonderie effarouchée.

Mercredi 19 mai

Toute la bande de Schompré, de Mareuil, de Rougemont avait décidé de monter dîner à Itamaraty hier soir. Mais une auto, celle des Mareuil, se glissa au dernier moment dans le programme des réjouissances et devint un trouble-fête. Nous étions remontés de Rio, Boquet, Schompré et moi par le tramway, tandis que les quatre autres emplissaient l’auto.

“Qui va piano, va sano”, et à 8hrs du soir, las d’attendre les automobilistes, nous nous mîmes tous trois à table. A 10hrs, nous commencions à nous inquiéter un peu, quand, trempés et ruisselants sous une de ces puissantes averses tropicales, nos compagnons firent leur apparition dans un état lamentable.

Ils s’étaient égarés sur un mauvais chemin de la Sierra, avaient crevé des pneus, avaient détraqué la voiture, et finalement, dans la nuit noire et pluvieuse, avaient dû s’offrir quatre kilomètres à pied. Naturellement, Boquet et moi même n’avions guère de vêtements de rechange à offrir aux dames, mais..., sur injonction de Madame de Schompré, il m’a fallu prêter les “pantoufles sacrées” à la petite Baronne de Mareuil qui égara ses blancs pieds nus dans ces vraies bottes de sept lieues.

Jeudi 20 mai

Beaucoup de travail aujourd’hui, bien que le Belmonte, qui porte mon matériel, soit toujours à Cardiff. Comme Rimailho m’annonce par télégramme qu’il attend que l’ “Asie” se décide à prendre le large, j’ai de beaux jours devant moi, et il est probable que, dans une huitaine, j’accompagnerai Boquet dans l’Etat de Santa-Catarina, où la duchesse de Chartres et les Princes de Joinville possèdent 80 milles hectares qu’ils croient favorables à une exploitation métallurgique.

Mais comme M. Calogeras, frère du Ministre de la Guerre, tient à nous accompagner, je crois que Schompré fera bien de s’abstenir du voyage ; et je le regrette vivement car il est un charmant compagnon.

Vendredi 21 mai

Je dois passer la journée à l’arsenal de Realengo avec le Général Tasso Fragosso, et il faut que je descende mon courrier à Rio : on annonce que l’Aurigny est de retour de Buenos-Aires et emportera demain le courrier pour l’Europe.

Dimanche 23 mai

Hier, samedi, partis de bon matin pour Rio, nous n’avons regagné notre hauteur qu’à une heure dans la nuit.

Je n’ai pas oublié hier que c’était le Sainte Julie, la fête de ma pauvre maman. Mais, après une prière rapide, il m’a fallu remettre à aujourd’hui d’entrer dans une église, faute de tout loisir. Ce matin, j’ai assisté, à la chapelle de Boà-Vista, à la messe de la Pentecôte, et j’ai avalé un sermon en portugais ; mais le père Boquet ne semble pas bien chaud sur la pratique de la religion : il ne me lâche pas d’une semelle, sauf pour entrer à l’église.

Notre journée d’hier fut amplement occupée : visite de l’arsenal de Deodoro, en compagnie du Général Tasso Fragosso, avec Merger et Dury, et cet arsenal est à une grande heure de chemin de fer de Rio. J’avais invité à déjeuner mes deux monteurs, que j’ai logés à l’Hôtel Beau Séjour à mi-côte de la colline de Santa-Thereza ; ils commencent à s’ennuyer royalement et n’avoir rien à faire de leurs dix doigts, et le matériel n’est toujours pas près d’arriver.

Merger garde pourtant ses allures de joli cœur, mais il ne se trouve plus assez bien habillé et laisse entendre qu’il lui faudrait de l’argent pour se mettre à hauteur des rastas qu’il coudoie mais je fais la sourde oreille.

Quant au brave Dury, il reste cramponné à Merger comme s’il se sentait perdu, et il est muet comme une carpe, se contentant de répéter les fins de phrases. Ah ! lui, ne songe guère à faire du chic : il faudra qu’un de ces jours je lui donne l’ordre de faire dégraisser son complet veston et de lui donner un coup de fer.

Au retour de l’arsenal, nous n’avons eu que le temps de nous faire cirer les souliers et nous rendre au Palace où les de Schompré nous attendaient à dîner; puis grande séance de bridge dans leur appartement... et c’est pourquoi j’avais ce matin quelque peine à quitter mon lit.

Lundi 24 mai

C’est la fête à Rio, non pas pour le lundi de la Pentecôte qui n’est ici qu’un lundi ordinaire, mais pour l’anniversaire de la bataille de Tuhuty gagnée jadis par le Brésil sur le Paraguay. C’est l’Austerlitz de l’histoire de ce pays-ci, et dans le grand salon d’attente du Ministre de la Guerre un immense tableau commémore ce fait d’armes : des Paraguayens, aux mines patibulaires, nus avec une simple serviette autour des reins, mais coiffés de képis, tirent le canon contre un beau jeune général à la barbiche blonde, monté sur un fougueux cheval et entouré d’un splendide état-major; grandeur et décadence ; ce brillant et alerte général est le Comte d’Eu, et je ne le reconnaissais guère, je l’avoue.

Mardi 25 mai

On m’a signalé ce matin qu’un bateau anglais emporterait sans doute aujourd’hui le courrier pour l’Europe. Ces départs sont maintenant très vagues et très douteux, et nous sommes loin de la belle régularité de jadis.

Il est indispensable que je détrompe ceux de Paris dans leur croyance que ma mission est un voyage triomphal qui va se terminer sans peine par l’obtention d’une énorme commande. Rimailho me télégraphie qu’il compte bien que mes négociations et celles de Schompré vont lui permettre de signer, avant le 30 juin, un contrat suivant les conditions qu’il me dicte.

S’il était ici, il déchanterait et verrait combien peu il est à la page. On ne m’a pas changé mes Brésiliens de 1904, et chaque jour je vois s’amonceler les plus grosses difficultés. Je sens maintenant la situation de Schompré : depuis la malencontreuse affaire du collier, qui a pris une importance que j’avoue ne pas comprendre, les portes se sont fermées devant lui, les gens craignent de se compromettre en lui disant simplement bonjour.

Pour l’instant, il ne peut me rendre aucun service, il ne peut que me nuire s’il ne fait pas le mort. Et je lui sens une appréhension terrible que je me doute de sa situation. Mais nous sommes tous deux trop hommes du monde pour ne pas nous efforcer de sauver les apparences l’un vis-à-vis de l’autre : il y des finesses d’Indien pour me donner un prétexte à ne pas m’ouvrir une porte que je lui sais être fermée, et je dois manoeuvrer avec tact et élégance pour qu’il ne soit pas froissé que j’ai franchi cette porte sans son aide.

Mais tout cela est périlleux et fatigant. Ah ! s’il n’était pas un brave garçon pour lequel j’ai de la sympathie et de la camaraderie ! J’ai quelquefois envoie de lui dire : « Mais repartez donc pour la France, et je vous promets que votre commission vous sera versée quand même ».

Vous devez penser que cette histoire du collier est une aventure sensationnelle, pour produire de tels effets. Nullement, rien de plus simple. Un peu avant mon arrivée, Schompré et Boquet étant en voyage à Sao Paulo, Madame de Schompré constate un beau matin la disparition d’un collier de perles dont elle était très fière ; elle signale le fait à l’hôtel, la police enquête, et les journaux racontent.

Le collier est retrouvé au Mont-de-piété, mais pas le voleur. Donc, pas de quoi fouetter un chat. Mais cela ne fait pas l’affaire de la presse d’ici qui se voit brusquement privée d’un fait divers qu’elle a lancé tapageusement avec de gros titres. Les reporters viennent interviewer Madame de Schompré ; les journalistes, ici tous des maîtres chanteurs, échafaudent un roman !

Le collier n’a jamais été volé, mais simplement oublié dans la chambre d’un officier de la Mission Française, décrit clairement : le Colonel de Rougemont. Pour d’autres, la baronne a voulu faire de l’épate en disant à la police que son collier valait un million de francs, alors que l’expert du Mont-de-piété l’a estimé à moins de 100 francs. Un intervieweur prétend qu’elle lui a dit : « Songez, un collier qui est dans ma famille depuis plus de deux ans. » - « Comment, Madame ? Mais vous avez parlé de sa valeur certifiée par la facture de Boucheron !» - « Naturellement : un des ancêtres du Boucheron actuel. »

La colonie française, sur laquelle la baronne a eu la prétention d’établir sa souveraineté avec quelques véritables maladresses, se venge en se divertissant très peu charitablement de l’aventure ; quant à la société Brésilienne, qui a saisi cette occasion de manifester sa xénophobie latente, fait mine de croire aux inepties de ses journaux, et adopte une attitude que des gens sans parti pris jugent vraiment outrée.

Mais des gens sans parti pris, il y en a si peu dans ce pays que les pauvres Schompré sont presque complètement abandonnés, et ils donnent le spectacle navrant d’acteurs qui continuent à jouer bravement et impeccablement leur rôle sous un déluge de pommes cuites, en aspirant de toutes leurs forces au baisser du rideau. Moi je les applaudis, en prenant garde cependant aux éclaboussures.

Mercredi 26 mai

Soir de journée bien occupée, mais je me sens moins dans le marasme que ces jours passés. Peut-être est-ce ma visite à notre excellent ambassadeur qui a commencé à éclairer les brumes que je voyais s’épaissir avec inquiétude.

Visite très longue à l’hôtel de la pittoresque rue Päsandu, à Rio, où sont installés les services de l’ambassade ; un bon diplomate a la causerie facile, mais on le quitte chargé d’aperçus colorés car l’indulgence d’un plénipotentiaire est toujours moins grande que son désir de placer un mot d’esprit.

Je sais maintenant que le sombre Collin a réussi à obtenir l’autorisation de présenter un canon contre le mien, mais que l’ambassadeur en est fâché, et que le Général Gamelin se méfie de ce produit rival.

Ce soir je donne a dîner à Itamaraty : la bande habituelle des Schompré, Mareuil et Rougemont

Jeudi 27 mai 

Je dois descendre à Rio saluer le Général d’Aché à son débarquement du “Curvelhos”, un bateau du Lloyd brésilien. Je ne reviendrai que tard dans la nuit, étant invité à dîner chez l’attaché militaire français, le Commandant Salatz.

Nos invités ne se sont pas retirés de bonne heure, hier soir. Madame de Schompré et la petite Baronne de Mareuil avaient des frénésies dans les jambes, et de Schompré s’étant mis au piano, il a fallu faire danser ces dames. Je ne sais ni la maxiche brésilienne ni le tango argentin, mais je ne crains pas la valse, puissant dérivatif aux ennuis  d’affaires de la journée.

Vendredi 28 mai

Dîner, hier soir, chez le commandant d’artillerie Salatz, qui me tape dans le dos en m’appelant son vieux Morize parce qu’il y a dix ans nous nous sommes rapidement vus à Saint-Chamond. Vieux garçon qui depuis lors a couru le Pérou, le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, un peu fatigué des mondanités, avec un air de bonhomie bien qu’il ne doive avoir que mon âge ; notre attaché militaire réunissait, dans sa coquette petite maison d’un calme faubourg de Rio, près de la mer, le Creusot, Saint-Chamond et Hotchkiss c’est à dire Collin et son acolyte Moreau, Boquet et moi, et le bossu Couteau plein d’esprit malicieux.

Dîner de garçons, donc simple mais raffiné, suivi d’un bridge animé où j’ai perdu (naturellement 9.500 reis). Comme Boquet a gagné une somme exactement égale, la “Princesse” n’est pas lésée.

Une dépêche de la Compagnie vient de m’apprendre que l’Asie est enfin partie le 26, m’amenant Rimailho. Dans quinze jours, va t-on rire ? En attendant, je me suis remué pour me présenter au Ministre de la Guerre près duquel Schompré est impuissant à m’introduire. Et par le Général Gamelin, j’ai mon audience pour cet après-midi.

Samedi 29 mai

Pour terminer une semaine où je crois, n’avoir pas fait de mauvais travail, je me suis offert ce matin, en compagnie de Boquet, une course dans la sierra boisée. Par des pistes sauvages, au milieu de l’enchevêtrement des lianes, entre les fourrés impénétrables dans lesquels l’eau bruit et où l’oreille seule vous avertit du voisinage d’un quadrupède ou d’un oiseau invisible, j’ai escaladé le Bico do Papagaio (ou Bec de Perroquet).

Mon compagnon, essoufflé; s’était arrêté en chemin. Mais là-haut, émergeant en plein soleil et en plein ciel bleu, je n’ai fait que dominer un océan de brumes blanches qui voilait la mer, et Rio et sa baie. Mais quelle bonne rincée pour les poumons.

Boquet m’appelle à cor et à cris pour une partie d’échecs.

Lundi 31 mai

Hier, un dimanche largement employé. A 10hrs du matin, il fallait être à Rio, à l’église de la Candelarie, où la colonie française faisait célébrer un office solennel en l’honneur de Jeanne d’Arc. L’archevêque de Rio, cardinal primat du Brésil, présidait ; le panégyrique fut prononcé en français.

Au premier rang, l’ambassade et la mission militaire française. Malgré quelques Brésiliens dans l’assistance, on se sentait chez soi, dans ce coin de France, et les choeurs avaient des allures de musiques militaires de chez nous.

A midi ¼, après les nécessaires papotages sur le perron de l’église, nous sommes allés, Boquet et moi, rejoindre au Palace les Schompré qui nous avaient invités à déjeuner. Les pauvres ! ils s’étaient éclipsés sans se faire voir, dès la cérémonie terminée. Madame de Schompré, avec sa désinvolture coutumière avait réglé l’emploi de l’après-midi : « Le bridge jusqu’à 3 heures et puis vous nous emmènerez faire une promenade en automobile ». J’ai eu beau protester (pour éviter cette forte dépense) que j’avais prié les Brésard à dîner, il m’a fallu m’exécuter, d’autant plus qu’à 3hrs sonnantes j’ai vu arriver de Rougemont que la baronne avait d’avance invité à... profiter de l’auto du cher Morize. Belle randonnée par le col de Boà-Vista jusqu’à la grotte de Paolo e Virginia au milieu des bois de Tijuca, puis, au soleil couchant, descente de l’autre côté sur l’océan et retour par l’avenida Niemayer au pied de rochers fantastiquement éclairés par le clair de lune, puis Copacabana, la somptueuse avenida Beira-Mar et l’avenida Flamengo. Le tout m’a allégé de 80 milreis, soit, au change actuel, environ 300 francs.

Je n’ai eu ensuite que le temps d’aller à la Gloria chercher les Brésard; il fallait me hâter de leur rendre leur dîner déjà ancien : la petite Madame Brésard, qui porte très visiblement les espérances de la France et de la mission, est à l’extrême limite du temps où elle peut encore circuler, au point qu’il n'eut pas été extraordinaire que la salle du restaurant “La Renaissance” deviennent la salle de la “Naissance”.

Le bébé doit arriver dans les premiers jours de juin ; quant à la layette, elle a du s’égarer quelque part entre la France et le Brésil. Mais la maman est une de ces femmes qui “ne s’en fait pas”; une amie brésilienne doit lui prêter un moïse, et pour le reste, la température est si clémente !  Ah ! Rio-Boulogne, Boulogne-Rio.

Juin 1920

Jeudi 3 juin

Aujourd’hui, je m’offre repos à Itamaraty. En bas, Rio doit être une fournaise sur laquelle, d’ici, je vois traîner des buées chaudes : ici, c’est la fraîcheur qui s’émane de toute la forêt voisine. Mais voici que je n’ai guère plus de temps que les jours précédents pour écrire : parties d’échecs toute la matinée avec Boquet, en pyjamas, les fenêtres largement ouvertes sur le jardin, puis cet après-midi confection d’une grande lettre à la Compagnie avec les inévitables batailles avec mon encre communicative.

Mes ennuis de jambes et de bras sont passés, sans même que j’ai eu recours aux piqûres d’hectine. Pour ce qui est de mon poids, je l’ignore, les balances de précision ne semblant pas figurer ici dans l’outillage des pharmaciens, mais j’ai bon appétit et bon sommeil.

Vendredi 4 juin

Aujourd’hui brusquement, après l’immuable limpidité de ces derniers jours, un formidable déluge, sans aucune mesure comme toutes choses de ce pays. La communication téléphonique se trouve coupée avec la capitale, et je me sens complètement isolé du monde.

Comme il faudrait presque des bottes de mer pour circuler, nous sommes restés placidement ici, à jouer aux échecs, et à préparer notre déménagement pour demain. Cette décision fut rapide, mais il me fallait bien prévoir l’impossibilité de résider si loin du centre quand Rimailho sera là.

Hier, à la tombée du jour, j’ai donc poussé une promenade jusqu’à l’Hôtel Tijuca où j’ai du retenir séance tenante deux chambres qui étaient justement libres. C’est toujours le même propriétaire français, qui m’a fort bien reconnu. « Vous êtes bien le Commandant Morize, qui avez habité ici avec madame, et que j’ai vu jadis aussi à Santa-Thereza ? ».

L’hôtel s’est perfectionné au point de vue salle de bain et WC. Nos chambres sont dans une annexe qui est sur le côté de l’allée de bambous. Un bateau anglais est annoncé pour dimanche comme devant emporter les lettres pour l’Europe.

Samedi 5 juin

Mon plafond s’étant brusquement mis à pleuvoir, j’ai dû parer au désastre et m’interrompre brusquement d’écrire hier. Ininterrompu pendant toute la nuit, le déluge continue dans la même persévérance, et notre déménagement est remis à demain.

Mais il me faut descendre en ville porter mon courrier.

Dimanche 6 juin

C’est encore d’Itamaraty que j’écris ce soir. Le déluge de ces dernières heures a rendu complètement impossible mon déménagement pour l’Hôtel Tijuca ; il est d’ailleurs cause d’autres méfaits plus graves : un énorme pan de montagne s’est effondré sous mes yeux cet après-midi avec un bruit de tonnerre, entraînant tout un quartier de forêt dans un immense nuage de poussière ; ces cataclysmes de la nature laissent longtemps peser sur l’âme une sensation d’écrasement et de fatalité inexorable.

L’atmosphère est emplie de vapeur chaude qui imbibe et abîme les vêtements, transforme les chaussures en éponges, gonfle d’humidité mes papiers et mes documents. Et à nouveau j’éprouve la sensation d’un morceau de sucre qui fond doucement.

Les de Mareuil nous avaient invités, Boquet et moi, à dîner hier soir au restaurant de Leme, sorte de guinguette au bord de mer. Il s’y étaient pris un peu tard : leur carte est arrivée tandis que nous étions descendus à Rio pour porter notre courrier, et comme nous nous étions attardés au cinéma (dont mon camarade est friand) et avions dû ensuite dîner au restaurant, nos places sont restées vides à côté des Mareuil ; je viens d’écrire un mot d’excuses à la petite baronne,... et c’est un travail.

Lundi 7 juin

Le ciel a repris son implacable pureté. Ce matin, j’ai refait mes malles à Itamaraty ; ce soir, je les ai vidées à Tijuca. Et me voici réinstallé dans un cadre bien connu, où toutes choses me sont instantanément redevenues familières. Mais ce n’est plus le calme un peu mort du vieux jardin où seul le chant de l’eau mettait une note de vie.

L’hôtel est plein, et des nuées d’enfants animent l’allée des bambous. Vers la source, la même tranquillité sereine doit régner comme jadis.

Mardi 8 juin

Descente matinale en ville, et retour au calme juste pour dîner. Mes deux lascars, Merger et Dury, réclamaient de l’argent, et j’avais des rendez-vous au ministère. Je suis mécontent de Merger : il y va un peu fort pour la dépense, et, naturellement, entraîne Dury.

N’ayant aucune nécessité de représentation, n’ayant pas de gros frais de télégraphe, il arrive à dépenser presque autant que moi, au bout d’un mois de séjour, il a trouvé bon, de renouveler sa garde-robe. Et pour éviter mes remontrances, il me dit que son moral est mauvais, qu’il prend le noir dans “ce sale pays”, et que s’il a des ennuis il laissera tout en plan et regagnera la France.

Il a de la chance aujourd’hui que j’aie besoin de lui et qu’il possède mon absolue confiance pour le travail.

Mercredi 9 juin

Un mot du petit Juge m’est aussi arrivé ici, il y a quelques jours déjà, par le dernier courrier. Il me croit à Paris, et me demande aide et conseil pour lui trouver une autre situation que celle qu’il a actuellement. Que puis-je faire de si loin !

Je dois m’arrêter pour porter au télégraphe un câble rédigé à l’intention de ma Compagnie. Puis, je suis convié à dîner par les Schompré en leur Palace.

Jeudi 10 juin

Hier soir, dîner au grand galop au Palace, car la baronne de Schompré tremblait de ne pas arriver à l’heure pour voir le quatrième épisode de son roman cinéma. Nous avons donc terminé notre soirée, dans l’obscurité d’une salle de cinéma : ici, cela devient une rage.

J’avais jadis ouï-dire que cinq pour cent seulement des spectateurs n’arrivaient pas à comprendre un film ; à ma honte, j’avoue faire partie de ce petit nombre. Je trouve tout cela compliqué, mal construit, et horrifique : est-ce parce que ce sont des films américains ? Et jamais cependant je n’ai été obligé de tant fréquenter le cinéma.

A 11hrs ce matin le Général Gamelin me recevait à déjeuner avec Boquet, en sa villa de la rua Laranjeiras. Il faisait les honneurs entouré de son état-major : Commandant Petitbon, et Lieutenant-colonel Lelong, un ancien camarade d’Ecole de Guerre de René.

Le Général Gamelin, de la même promotion que le Général Goubeau, est un ancien de Stanislas, et cela crée des liens intimes plus utiles que toutes les recommandations officielles.

Vendredi 11 juin

Madame de Schompré va bientôt nous quitter ; elle embarquera sur le “Ceylan” à son prochain passage à Rio. Elle doit séjourner que peu de jours à Paris, prenant son fils Guy chez les Jésuites de Passy pour l’emmener en vacances dans son manoir de Kerjégu

Samedi 12 juin

Après-midi chargée, hier. Visite à l’aimable consul de France auquel je ne m’étais pas encore présenté. Recherche, sans résultat, d’un appartement pour les Rimailho dans un hôtel autre que le Palace où je prévois qu’ils ne se plairont pas et où ils seront écorchés à vif  (120 milreis, c’est à dire 400 francs, par jour pour eux deux, sans le vin).

En cours de route, assisté à une grande parade militaire, comme un badaud parisien : c’était l’anniversaire de la bataille de Rachuelo, où deux péniches brésiliennes, armées chacune d’un canon, ont coulé une péniche paraguayenne armée de rien du tout : chacun n’a pas une bataille de la Marne ou un Verdun à célébrer !

Le soir, je recevais à dîner, à la Renaissance, mon vieux camarade Collin qui va faire route vers l’Argentine, et le spirituel bossu Couteau, ex-médecin, ex-avocat, et présentement agent de la maison Hotchkiss. Et la soirée s’est achevée, pour le plus grand plaisir de ces messieurs, au… cinéma.

Aujourd’hui, déjeuner chez les Schompré, et prise des dernières dispositions pour l’arrivée de Rimailho, demain. Le temps est d’une lourdeur et d’une moiteur à souhait pour une bonne petite impression première du Brésil.

Dimanche 13 juin

Le Grand Homme est arrivé, sa femme aussi. Pour les saluer, un temps épouvantable, comme je n’ai pas souvenir de n’en avoir jamais vu ici. Une atmosphère lugubre, terne et jaune ; un déluge ininterrompu toute la journée ; l’invisibilité complète des montagnes et de la baie ; une humidité froide qui transperce les vêtements. Sans soleil, cette ville faite pour la lumière est morne et désolée.

Les Rimailho ont-ils vraiment changé, ou bien suis-je déjà désaccoutumé des gens du Vieux Monde ? Le colonel et sa femme m’ont paru lamentables, effondrés : lui en vêtements fripés, elle avec son chapeau de vieille dame et ses vêtements qui paraissent comme plus sombres à côté de la robe de jersey bleu, la ceinture et le toquet rouge vif de Madame de Schompré.

Ils sont dépaysés et expriment leur hâte de revenir en France. Et ce soir, quand nous avons pris congé d’eux, ils se sont sentis abandonnés dans cette cohue cosmopolite et rasta du Palace, et Rimailho nous a crié : « Pourquoi m’avez-vous collé ici ? »

Sur l’Asie, j’ai vu Delbrück, un camarade de Mexico, ami des Simon, d’Armand Delille, etc. ; il se rend à Buenos-Aires, mais agrippé par le colonel, j’ai pu lui causer à peine. Et ce soir l’Asie emporte Collin, dont l’appartement au Palace est repris par les Rimailho.

Lundi 14 juin

Journée occupée à accompagner mon chef dans ses visites. Et après le dîner à Rio, je me suis attardé à voir combattre un violent incendie en plein centre ville.

Mardi 15 juin

Je suis de service sans répit; mais je suis mécontent. J’accompagne Rimailho partout, mais il reprend du cran et me laisse l’attendre dans les antichambres. Oh ! en l’espace de quarante-huit heures, quelle transformation ! Le voilà tout à fait adapté au milieu rasta dans lequel il est plongé et il ne rêve plus d’autres horizons que le Palace et l’Avenida.

Je n’ai plus qu’un quart d’heure pour endosser mon smoking, et me rendre ensuite à un grand dîner tapageur que les Schompré donnent au Palace en l’honneur des Rimailho.

Mercredi 16 juin

Plus guère de loisirs : hier soir, je me suis rasé amplement jusqu’à minuit, et aujourd’hui ma journée sera complètement prise en la compagnie de mon chef. Elle se terminera par un modeste dîner entre intimes que j’ai arrangé à l’Hôtel Internacional, à Sylvestre, pour mes adieux à Madame de Schompré : les Rimailho, les Schompré, les Colonels Lelong et de Rougemont, Boquet et moi. Et le courrier que nous apporte l’Asie n’est pas encore distribué !

Vendredi 18 juin

Madame de Schompré est partie, et la physionomie du petit cercle d’intimes qui m’entoure immédiatement en sera modifiée. La grande vedette n’a pas eu la force de tenir son rôle jusqu’au bout : elle est redevenue un instant une femme, avec des nerfs, et elle a eu à bord une crise de larmes quand elle s’est vue noyée dans la foule des passagers du Ceylan ; son rêve de princesse des contes de fées s’évanouissait, elle quittait sans espoir la luxueuse et large existence des pays exotiques, et le cercle très restreint de fidèles venus la saluer lui prouvait brutalement la réalité de sa déchéance : malgré quelques fleurs apportées par les Rimailho et par son mari, ce n’était pas un départ de triomphe, mais plutôt un bannissement.

Et ce soir de Schompré a quitté son luxueux appartement du Palace pour une petite et modeste chambre ; mais il n’a pas voulu se réfugier à Tijuca, il veut continuer à vivre dans l’atmosphère du Colonel.

Samedi 19 juin

Les lettres suivent des trajectoires dont les lois sont trop mystérieuses pour qu’il soit possible de les démêler.

En plus de tous ses autres défauts le Palace en a maintenant pour moi un autre : c’est la rue de La Roche Foucauld, et Boquet et moi ne sommes que les secrétaires du grand chef. Il a transporté ici sa brutalité, et le pauvre Schompré a reçu ce matin un coup de massue dont il avait les larmes aux yeux en me contant la chose.

Les de Schompré avaient invité les Rimailho à partager leur table dans la salle à manger du Palace, voisine des tables du Général Durandin, du Commandant Pichon, et d’autres officiers. Rimailho, ayant entendu les fameuses histoires, et désirant s’isoler de Schompré, l’a tout simplement prié de se chercher une table ailleurs. Pensez combien celui-ci en a été blessé et mortifié.

Je pars dîner à Ipanema, chez le Colonel Pascal. Et comme Boquet n’est pas invité avec moi, je lui ai demandé d’aller ce soir tenir compagnie à de Schompré qui est sans un état lamentable, au point de m’avoir dit : « Ah ! mon existence a toujours été dure, et dans la vie je n’ai eu qu’un bon moment, la guerre. »

Dimanche 20 juin

Les Rimailho sont montés pour deux jours à Pétrolières, dans la famille Conty. Et bien que le colonel m’ait laissé du travail : télégramme copieux à adresser en son nom à la compagnie, documents à rassembler, etc. ..., l’air de ce beau dimanche me semble plus léger.

Hier soir, gentil dîner chez le Colonel et Madame Pascal, isolés des potins dans leur coquette villa d’Ipanema, plus loin que Copacabana, au bord de la plage.

Excellent menu, et simple intimité : Colonel et Madame Lacape, et Colonel Lelong.

De Schompré arrive pour passer son après-midi au calme et dîner avec nous.

Lundi 21 juin

Aujourd’hui, c’est l’hiver : tiédeur et lumière. Et pour la première fois depuis mon installation ici, j’ai eu le loisir d’aller m’asseoir là-bas, vers la source fraîche qui sort de la forêt. Les oiseaux-mouches et les papillons bleus sortaient du fouillis des palmes et venaient autour de moi.

Mais cette échappée ne fut pas aussi longue que j’aurais souhaité. Boquet avait d’autres projets pour ce jour de loisirs et il a fallu me plonger dans les combinaisons des échecs, et faire de nombreuses parties de crapette. Mon camarade n’est pas un coureur de grande nature comme moi.

En voilà un qui va chercher à tirer partie de sa mission : il a établi un projet de réinstallation de l’arsenal sous la direction d’un ingénieur de Saint-Chamond, ingénieur qu’il manoeuvre pour être lui. Cet ingénieur aurait un contrat d’un an avec le Gouvernement Brésilien, aux appointements de huit contos par mois (au change actuel 25.000 francs, c’est à dire 300.000 francs pour un an), voyage payé à lui, sa famille et une gouvernante, exemption de tous droits de douane pour une auto, du vin et des provisions de France, etc. ... Il a l’approbation du Colonel, mais je doute que le Brésil marche : c’est une situation beaucoup plus belle que celle du Général Gamelin. Encore un qui voit grand au soleil !

Mardi 22 juin

Les Rimailho sont redescendus de Pétrolières, où le colonel a pris un bon rhume. Et maintenant il me faut à nouveau passer toutes mes journées en ville, n’ayant plus le temps de revenir déjeuner à Tijuca, et libre trop tard le soir pour regagner mon hôtel avant la clôture du service de la salle à manger. Et le colonel s’étonne et s’impatiente que, malgré tout, nos affaires n’aient pas fait un pas depuis son arrivée ; il n’a pas encore voulu ouvrir les yeux sur la mentalité des gens d’ici, et n’a renoncé à aucune des idées préconçues qu’il a apportées dans ses bagages. Je commence à craindre qu’il ne brouille un peu les choses.

Mercredi 23 juin

Boquet et moi devenons des “afficionados” du cinéma. Que faire d’autre en ville entre deux rendez-vous avec le colonel. Malheureusement, il n’y a que cinq établissements avec programmes différents pour la semaine; que deviendrions nous les deux derniers jours ?

Jeudi 24 juin

Cet après-midi, j’ai remplacé le cinéma par une visite à Madame Brésard. Depuis longtemps je n’osais plus aller chez elle, craignant de tomber fort inopportunément au milieu de l’évènement qui se fait attendre. Je l’ai trouvée énorme et résignée, et bien entourée de tout un bataillon de célibataires qui, ne connaissant pas pour leur propre compte les attentes de la paternité, viennent avec intérêt prendre leur part de celles des amis.

Il y avait là les deux secrétaires d’ambassade : Thierry et de Hautecloque, le jeune Commandant Petitbon, le bossu Couteau, et… à qui mieux mieux, ils donnaient des conseils. Cet aréopage va avoir fort affaire maintenant, car il commence à se réunir autour de deux nouvelles espérances : Madame Pichon, et la Baronne de Mareuil.

Samedi 26 juin

Hier, chez les Rimailho, revirement de complot auquel je ne m’attendais certes pas en quittant Tijuca le matin. J’en reste stupéfait et charmé. Dans la matinée, le colonel, qui a décidément une prodigieuse étoile, était assuré de deux places de retour sur le paquebot anglais “Les Andes” dont toutes les cabines sont retenues depuis plusieurs mois : une défection venait de se produire, et Rimailho tombait à point à l’agence pour en profiter, et assurer son départ le 22 juillet.

Cela l’avait mis d’excellente humeur. L’après-midi, nous avons travaillé chez lui jusqu’à 3hrs ½ ; il avait laissé percer une légère amertume en nous disant sa désillusion d’être reçu comme le commun des mortels, tandis qu’à Paris de Castro lui avait annoncé qu’on l’attendait à Rio avec la plus vive impatience. 

Il nous a dit, à Boquet et à moi, qu’il voyait bien que nous savions conduire les négociations comme il convenait dans ce pays qui lui semble lent et compliqué, et qu’il avait préparé un rapport pour Monsieur Laurent, lui faisant valoir la satisfaction qu’il avait de nous deux.

« Et maintenant, conclut-il, il faut nous promener. Où nous conduisez-vous ? » Aussitôt une auto est frettée et nous faisons le tour par Tijuca, Boà-Vista avec la cascade, et descente sur l’océan, Gavea, etc. ...  Enthousiasme du colonel et de sa femme de découvrir ce prestigieux pays dans la splendeur d’une merveilleuse soirée ; pour la première fois ils voyaient un oiseau-mouche et de grands papillons. Et quand nous nous sommes arrêtés un moment pour parcourir à pied le sauvage amoncellement des rochers de Furnas, le Colonel, si loquace, s’était enveloppé d’un silence religieux et s’immobilisait.

Plus loin, c’était une dernière lueur cuivrée sur la lagune où glissait une pirogue, et Madame Rimailho s’écriait : « C’est l’Orne, en plus grandiose. »

Au retour, invitation à rester dîner au Palace, et quand j’objectais que je n’avais pas mon smoking, le colonel me répondit : « Mais moi non plus, ils m’embêtent tous avec leurs manières ! »

Après dîner, partie de bridge, et... pour un peu on nous aurait offert à coucher. Cet après-midi, comme le Colonel, occupé par une visite avec l’Ambassadeur dans un ministère, laissait sa femme solitaire chez elle, j’ai obtenu l’autorisation de mener Madame Rimailho au cinéma voir un film américain mouvementé : “Bras de Fer” avec coups de feu, prise de bandit au lasso, etc. ... Je lui fais son éducation !

Dimanche 27 juin

Maintenant que le Colonel a découvert Tijuca, Boà-Vista et autres lieux circonvoisins, il en fait les honneurs à ses amis tout comme si, le premier, il les avait conquis.

Et c’est ainsi qu’aujourd’hui trois autos à la file firent faire ce joli tour à Rimailho, sa femme, ses adjoints : Boquet et Morize, l’ambassadeur, sa femme, ses deux filles aînées et son secrétaire : Hautecloque, après un déjeuner au Palace auquel le Colonel nous avait tous conviés.

Et ce matin, à 8hrs, le jeune Paul Brésard s’est enfin décidé à mettre le nez à la fenêtre. Demain, j’enverrai une gerbe de roses à sa maman.

Mardi 29 juin

Bonne et joyeuse fête à Pierrot !

Un nouveau ménage à ajouter à ma collection de connaissances : les Miguel Calogeras, frère et belle-soeur du Ministre de la Guerre, que Boquet avait invités à déjeuner, ainsi que moi, à la Rôtisserie Américaine. Gens d’une aristocratique simplicité, grands amis des d’Eu et des de Chartres, et plus Français que Brésiliens. Et ce fut une heure de bon repos au milieu d’une journée qui ne se différencie guère de ses voisines par les occupations de tous instants.

Mercredi 30 juin

Il est tard, j’ai du aller passer la soirée à Botafogo, chez le Général Tasso Fragoso, après un après-midi chargée : baptême du petit Brésard, et courses à travers Rio avec les Rimailho chez les marchands de papillons et d’oiseaux-mouches.

1920

Rio020

Petropolis 

à droite, Mme Brésard, Le Méhauté,

Cdt Brésard (au fond), Robyns de Schneidaner, Fernande Conty, Delbuck (au fond),

de Hautecloque (tournant le dos et cachant Morize), Madeleine Conty, Denise Conty

Rio021

Petropolis 

Denise Conty 

Rio022

Rio de Janeiro

de gauche à droite : Melle Horigoutchy,

cdt Petitbon, Le Méhauté

à la Quinta de Boa Vista

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