3ème séjour suite 1

Manquent les lettres 1 à 18 comprises jusqu’au 15 Août

Août 1924

Hôtel Tijuca – Rio de Janeiro

Samedi  16 Août 1924

Ah ! mon Amie chérie, que les gens trop susceptibles sont donc poison : Au fond, la tension de mes rapports avec Madame Thyss commençait à m’ennuyer : ce n’est pas que cela me manquait de ne plus aller chez elle, c’est une femme prodigieusement inintelligente, qui n’a aucune conversation et dont la société est dépourvue de tout intérêt ; mais elle aurait fini par mettre une barrière entre son mari et moi, et, pour ma mission tout au moins, j’ai besoin d’être bien avec Thyss. De plus, s’il n’est pas un homme de très haute valeur, mais plutôt un homme heureusement servi par les circonstances, c’est un garçon sympathique. Il baisse la tête devant sa femme, mais, à l’écart, il se réjouit que je sois redevenu bien en cour : il m’a téléphoné sa satisfaction que l’incident soit clos.

Pour ma part, je ne souhaite qu’une chose : c’est de ne plus être considéré comme de fondation dans ce ménage et de ne pas y être de service obligé chaque fois que cela chante à madame Thyss.

Naturellement, dans cette petite potinière qu’est Rio, tous les amis étaient au courant de ma « disgrâce ». C’est ridicule.

Dimanche 17 Août

Pour tous ces gens qui, du Brésil, ne connaîtront jamais que l’Avenida Centrale, et dont la plus hasardeuse randonnée aura été la classique promenade en auto par Tijuca, Gavea, l’avenue Niemayer, Ipanema et Copacabana, je suis classé comme un spécialiste du matto, de la forêt et des Indiens. Ceux qui sont tentés par le mystère de l’intérieur du Brésil, qui émettent le désir de pousser un peu hors des limites de la capitale, me sont aussitôt adressés : « Allez voir Morize, c’est l’homme de la forêt ; il vous renseignera ». Et c’est ainsi que je viens de recevoir un coup de téléphone de Monsieur HADAMARD, juif authentique, ex-major de Normale – Sciences, professeur au Collège de France, à Polytechnique et à Centrale, envoyé à Rio par le Comité de la Propagande française pour y faire quelques conférences. Il voudrait faire des randonnées hors de Rio, surtout pour herboriser. L’Ambassadeur, Nicolettio, etc… lui ont conseillé de me consulter. Par téléphone, il a la voix jeune ; mais je ne puis me rendre compte de son état physique ; il est indispensable qu’il m’apparaisse en chair et en os, et j’irai le voir demain à l’hôtel des Etrangers avant de le lancer sur les pistes sauvages.

Lundi 18 Août

Hier soir donc, j’ai fait ma rentrée chez les Thyss, au milieu des ménages Corbé et Jasseron, de Lelong, Marland et Gloria ; la maîtresse de maison a eu quelques mots aigres et sans grâce pour ce qu’elle appelle ma fugue et ne me sentant plus les coudées franches dans cette maison, je m’y suis copieusement rasé. Maintenant que les relations diplomatiques sont rétablies, je n’ai plus qu’à souhaiter de la modération dans les invitations.

Aujourd’hui, je suis allé faire visite au professeur Hadamard. C’est bien le type du vieil universitaire français ; très chauve, toute la barbe, légèrement voûté, longue jaquette un peu râpée avec la rosette à la boutonnière. Il s’imaginait qu’on allait dans les forêts du Rio Doce un peu comme on va dans le parc de Saint-Cloud. Naturellement, j’ai compris qu’il comptait un peu que je serais son compagnon de randonnées. La perspective d’une échappée me tente ; mais une chose me refroidit : mener cette existence intime et fraternelle du matto avec un juif ; car il l’est, juif, il ne peut le nier : le type, l’obséquiosité, la démarche spéciale que donnent les pieds plats, tout indique sa race. Je sais bien que c’est une puissante intelligence, un mathématicien réputé, un homme aimable et fin causeur ; je sais que l’ambassadeur et le général Gamelin l’accueillent avec prévenance et affabilité. Je ne peux me défendre de ma vieille antipathie contre le Juif : et bien que j’aie parfaitement compris que l’ambassadeur s’est avancé pour moi et a fait espérer à Monsieur Hadamard qu’il trouverait en moi un compagnon de voyage, je ne me suis pas encore engagé à monter Jeudi avec lui à Thérézapolis.

Mardi 19 Août

Un déjeuner que donnait aujourd’hui le général Gamelin en l’honneur du professeur Hadamard et auquel j’étais convié, m’a décidé à monter à Thérézapolis. Pour être plus royaliste que le roi, j’allais bouder contre mon plaisir. J’ai vu que le général lui-même, admettant que Thérézapolis est mon domaine, me considère comme obligé, sauf entraves de mon service, à en faire les honneurs.

Je me suis donc fait établir par la police un sauf-conduit et un permis de circuler avec des armes, le tout valable pendant six mois.

Mercredi 20 Août

Partant demain matin par le train de 6 h ½  je me suis trouvé assez bousculé aujourd’hui. Il n’y a pas : on peut n’avoir aucune espérance d’atteindre un but quelconque, il faut travailler quand même, de force et à vide.

De bon matin aujourd’hui j’ai donc été à la Villa Militar pour voir deux de nos batteries qui sont revenues de Saö-Paulo (la troisième est restée là-bas avec les colonnes en opérations). Après les campagnes si acharnées contre le matériel St Chamond, j’ai été surpris de trouver les officiers pris d’un véritable enthousiasme pour notre canon qui leur a donné là-bas toute satisfaction. Enthousiasme certainement aussi impulsif et irraisonné que le dénigrement, et d’où ne peur résulter aucune commande.

En rentrant de la Villa Militar, je n’ai eu que le temps de bondir, encore tout poussiéreux, chez les Guédeney qui m’avaient invité à déjeuner à midi ½  avec l’Ambassadeur, les Corbé, Lelong et Marland. Je dois t’avouer que je suis revenu de mes préventions contre les Guédeney : ils sont simples, gentils et accueillants, et nullement gênés par leur simplicité ; ils ont l’air de dire : « Voilà comme nous sommes ; nous n’avons ni le goût ni le moyen de faire des chichis. Si nous vous plaisons tels que, soyez le bienvenu : si nous ne vous plaisons pas, tant pis, nous ne vous forçons pas à nous fréquenter, mais nous n’avons pas l’intention de nous modifier pour vous faire plaisir ». Guédeney est intelligent, spirituel et cultivé ; il est regrettable qu’il ne réfrène pas parfois son langage de corps de garde. Excellent déjeuner à la fabrication duquel la maîtresse de maison avait largement contribué. Notre Ambassadeur fut éblouissant de verve et d’entrain ; je ne puis te rapporter tous ses mots, traits et anecdotes qui furent un vrai régal. En voici un : « Un monsieur était complètement mis sous l’éteignoir par sa femme et sa fille ; ces dames tenaient à Paris salon artistique et littéraire très fréquenté où le pauvre homme ne paraissait que comme une loque abandonnée dans un coin ; il vint à mourir et monsieur Conty eût à s’occuper de sa succession ; la première ligne du testament était celle-ci : Ceci est ma première volonté ».

Autre anecdote : «  l’Ambassadeur d’Angleterre à Pékin était copieusement trompé par sa femme au su de tout le monde. Un cercle se fonde, dit Club Universel, et les diplomates des diverses puissances sont invités à s’entendre pour l’organisation de ce Club et Monsieur Conty reçoit la stupéfiante circulaire suivante : …. Le Président du Comité d’Organisation du Club Universel est l’Ambassadeur d’Angleterre. Le C.O.C.U. entrera en fonction à telle date, etc… ». COCU n’était que l’abréviation par initiales de Comité Organisation Club Universel.

Lundi 25 Août

J’ai quitté mes hauteurs sauvages à 6 h 20 ce matin. Les sommets étaient dans le soleil et l’air léger ; la vallée est aujourd’hui un océan de brumes denses et lourdes. La vie n’est que contrastes : ce matin j’étais en cow-boy, ce soir je vais être en smoking. Madame Corbé a le prénom Louise et pour sa fête elle convie à dîner douze personnes, dont moi. Mon absence de quatre jours m’a permis d’échapper à : une invitation des Thyss au théâtre, un dîner Buchalet, un thé Lecoq. Je me frotte les mains !

Te rappelles-tu Paganel, le savant qui figure dans « Les Enfants du capitaine Grant » ? Hadamard, dans la grande nature est un type de ce genre. Très distrait, il avait oublié son carnier à rapporter les plantes, sa loupe, son déplantoir ; il n’a aucune notion du temps ; dès le premier arrêt du train, il se précipita vers une touffe d’herbes qui poussaient le long de l’urinoir, farfouilla dedans et faillit rater le départ. Cela n’empêche que j’ai passé deux agréables journées avec lui, le jeudi et le vendredi.

Cet homme aime la nature et vibre aux beaux spectacles. Il limite son herbier aux fougères : depuis l’âge de 14 ans (il en a plus de 50 maintenant) il a réuni 150 espèces et, en deux jours, sa collection s’est augmentée de 30 espèces nouvelles ; tu comprends sa joie. Avec lui d’ailleurs j’ai appris beaucoup de choses intéressantes sur les cryptogames. Il est reparti samedi matin, sale et mal ficelé avec, sous le bras, un paquet de journaux formant portefeuille où il avait rangé ses fougères et s’est rendu ainsi directement à Pétropolis chez notre Ambassadeur qui l’avait invité à passer le samedi et le dimanche.

Pour moi, je suis resté à Thérézapolis samedi et dimanche. Avec mon habituel guide noir, Manduco, j’ai pu pénétrer dans des régions que je ne connaissais pas encore : longue randonnée, à cheval et à pied, depuis le petit jour jusqu’à la nuit noire ; j’ai rapporté un toucan, cet oiseau bêlant, au bec énorme et au plumage chatoyant… j’ai rapporté aussi une bonne écorchure aux fesses.

Mardi 26 Août

Tes deux premières lettres de Plougasnou, N° 17 et 18 m’arrivent ensemble. Merci, ma chérie, de me donner, comme les autres années, ma part de vacances au milieu de vous. Votre villégiature me semble s’annoncer heureusement : je sens de la détente et de la joie chez tous et vous paraissez vous harmoniser tous ensemble. C’est surtout pour toi, Manon, que je suis content, car plus que les autres tu prends les choses à cœur et tu en éprouves plus de plaisir ou plus de peine.

Tu as bien raison de ne pas te tourmenter de la révolution brésilienne : ce n’est qu’une théâtrale fumisterie, qui peut coûter la vie au Gouvernement actuel, mais qui ne met aucunement nos jours en danger à Rio. J’ai vu que des journaux français annoncent que les rebelles marchent de Saö-Paulo sur Rio : par où donc ? il n’y a aucune route à travers la brousse marécageuse, il n’y a que la vie du chemin de fer ! Si, à Londres, on s’inquiète assez fort, c’est que les Anglais étaient sur le point de prêter leur argent aux Brésiliens : ils ouvrent l’œil et parlent même de l’éventualité d’envoyer un bateau de guerre par ici.

J’espère bien que Franz aura signé sa demande de réintégration à Beauvais : il faut, après avoir bien débuté, bien terminer par le diplôme. Et puis, en lâchant volontairement, il donnerait naissance à un doute qui pourrait lui nuire plus tard : on se demanderait si l’Ecole n’a pas voulu le reprendre.

Louis Sandrin a une idée qui me séduit beaucoup : se mettre à faire de l’agriculture avec notre grand. Nous ne pourrions mieux rêver, je crois. Je pense bien que Franz fera son possible pour ne pas contrarier ce projet.

Pour Cri-Cri, tu sais que j’avais souhaité qu’elle pousse ses études de manière à ne pas être une épave si la vie lui devenait mauvaise. Je crois que nous sommes à une époque où il est dangereux pour une femme de n’avoir d’autres capacités que des talents de ménage et d’agrément. Si, un peu plus tard, Cri-Cri veut aborder des études supérieures, il lui faut une base solide et tu me dis qu’elle n’est pas encore au niveau du brevet élémentaire. Je suis donc d’avis qu’elle continue ses classes. Quant aux X ou Y qui critiquent ce que tu fais pour l’éducation de notre fille, tu as un gentil moyen de les faire rester tranquilles ; tu n’as qu’à leur dire ceci : « Son père demande, si ses études sont achevées, que sa fille aille lui tenir compagnie au Brésil ». Je crois pouvoir te garantir un effet immédiat.

Mercredi 27 Août

Cela devait se produite. A force d’être rosse avec son chef, colonel Lecoq, de lui tirer dans les jambes et d’affecter de le tenir pour une quantité négligeable, cela a brusquement cassé aujourd’hui entre Lecoq et Gloria. Avec toute son autorité de chef, Lecoq a dit à Gloria : « J’ai donné des instructions : ce seront celles-là et par les vôtres qui seront exécutées. Si, comme vous en avez l’habitude, vous passez par-dessus ma tête pour circonvenir le général Gamelin, je demanderai au général de choisir entre vous et moi. Et si c’est moi qui suis obligé de quitter le Brésil, j’exposerai ce qui en est dans ma lettre au Ministre afin qu’il soit bien entendu que je ne suis pas renvoyé pour faute dans mon service ».

C’est grave, surtout à l’étranger, une pareille situation entre chef et subordonné. Gloria est venu pleurer dans mon gilet : il se voit déjà renvoyé en France. Il m’a exposé des manigances qu’il avait imaginées contre Lecoq et m’a demandé conseil. Je n’ai pu que l’inciter à ne pas agir dans l’ombre, à se soumettre et à avoir une explication franche avec son colonel. Je n’ai pas voulu irriter Gloria ; mais au fond je trouve que Lecoq a eu une patience d’ange.

Jeudi 28 Août

La révolution n’existe plus depuis longtemps, proclame le Gouvernement. Alors, pourquoi hier deux bombes ont-elles éclaté dans les jardins de la Présidence ? Pourquoi, à la poste, un paquet a-t-il fait explosion entre les mains d’un employé ? Pourquoi aujourd’hui une liasse de journaux, adressée du Para au général Potyguara, a-t-elle explosée entre les mains du général qui avait commandé les troupes contre les rebelles de Saô-Paulo ?

Te souviens-tu d’un officier dont je t’ai parlé jadis et dont les enfants portent des noms indiens signifiant « étoile du matin », « eau qui chante » etc… ? C’est Potyguara.  Le communiqué officiel annonce ce soir que le général est presque indemne : or, je sais qu’il n’a plus de main gauche et qu’à l’hôpital on lui a fait une très sérieuse opération à la tête !

Ma Compagnie, pendant ce temps, ignore ou feint d’ignorer la révolution. Je reçois encore deux lettres d’elle où elle n’y fait aucune allusion. Je crois que ces gens vivent dans les nuages.

Vendredi 29 Août

Je reçois une bonne lettre du cher Pierrot ; je lui ai écrit hier et ma lettre est déjà à la poste. Je voudrais appeler son attention sur une chose qu’il me dit, mais je n’ai pas le temps de lui écrire à nouveau. Alors, mon Amie chérie, veux-tu bien lui faire ma commission ? Il me dit qu’il pense qu’à la rentrée on lui fera passer un examen pour savoir s’il peut suivre la préparation à Polytechnique. Il faut bien qu’il se rende compte que, dans ces conditions, cet examen aura surtout pour but de juger s’il connaît la valeur du raisonnement mathématique, s’il a conscience de la logique avec laquelle doivent s’enchaîner les propositions et s’il a la notion nette de l’objet des mathématiques, beaucoup plutôt que de savoir s’il connaît tel ou tel théorème. Donc, qu’il s’attache avec clarté et sang-froid à l’exposé de sa démonstration : c’est à cela qu’on jugera son aptitude à suivre tel ou tel enseignement. Hadamard va donner une nouvelle suite de conférences sur « La variation de la notion de fonction ». Je vais m’efforcer de les suivre afin de voir si je ne puis y glaner quelque chose de bon pour l’instruction de Pierre.

Rimalho a pondu un livre : cela a dû empêcher Icre de dormir. Voilà qu’il m’adresse des brochures, en Espagnol ( !) qu’il a écrites sur l’artillerie, espérant que je pourrai les distribuer. Mais ce n’est pas du papier noirci que l’on attend. C’est un canon à expérimenter.

Barailler m’écrit aussi. La douane lui a coûté 10 F40 pour les trois peaux. Je lui envoie directement le montant de ma dette : ne t’en inquiète donc pas.

Samedi 30 Août

Que de courriers, ces jours-ci ! Voici ta lettre 19 qui me permet de poursuivre le cours de nos vacances en Bretagne. Eh ! Mais, elles ne me paraissent pas mauvaises ces vacances ! Je n’y vois guère de place pour l’ennui bête. J’y voudrais peut-être seulement du beau temps un peu plus certain, mais il ne faut pas être trop exigeant, et jusqu’ici les promenades, les pique-niques, les bains, les pêches, les acrobaties ne paraissent pas trop souffrir des caprices de l’atmosphère.

Ah ! Ce sont deux originales, les filles. Attends un peu : je vais les faire venir vivre par ici, avec moi et les nécessités de l’existence, la désorientation loin d’une vie trop bien tracée les courberont au sens des réalités.

Hadamard est allé voir le général Rondon, le spécialiste des Indiens, pour obtenir l’organisation d’une excursion au Rio Doce à la fin du mois prochain. Il ne semble pas mettre en doute que je l’accompagne, mais voilà, il ne faudrait pas que Icre repasse par Rio à cette époque là. Or, il s’impatiente que Houdaille ne l’ait pas encore rejoint, il trouve extraordinaire que la Compagnie ne lui ait pas donné satisfaction immédiate. Au fond, est-ce que Rimailho ne serait pas plus tranquille avec Icre en Argentine qu’à Paris ? Trop d’as, à la Compagnie !

Forts baisers aux enfants et tendre étreinte à toi, Manon chérie. Ri.

Dimanche 31 Août

Des souffles d’air plus chauds, un fond d’atmosphère plus moite nous rappellent que le fort été ne tardera pas à être là. Ce n’est pas la chaleur que je redoute mais la pluie, la pluie diluvienne et formidable de la saison chaude qui transforme l’intérieur du Brésil en un vaste marais. Et je pense que cela va être la prohibition de toute randonnée ; et les beaux jours favorables ont passé bêtement, sans rien d’intéressant, sans que cela vaille la peine d’être si loin ; et mon temps a été totalement absorbé par un travail vain, vide, pur simulacre. J’aurais été au fond de la forêt depuis six mois que le résultat serait le même ; mais du moins j’y aurais trouvé un intérêt personnel, j’y aurais eu une vie attachante, j’en aurais rapporté des souvenirs intenses. Au lieu de cela, mon programme du jour est celui-ci : à 4 h il faut que je sois chez les des Closières qui offrent un thé. C’est bien pauvre !

Septembre 1924

Lundi 1er Septembre

Hier, thé chez les des Closières en l’honneur du baptême de leur petite Janine. Ce sont des gens extrêmement aimables, sans aucune pose, peut-être même sans assez de distinction. Comme lui est dans la finance (Crédit Foncier du Brésil) il y avait là tout le côté « haute finance de la société de Rio » ; il y avait aussi les gens comme moi et comme certains de la mission française, qui figurent un peu dans tous les milieux, on ne sait pourquoi.

Là, j’ai appris que la petite Janine Corbé était reprise de cette fièvre qu’elle traîne depuis deux mois et dont les médecins ignorent la cause. Je serais bien tourmenté si j’étais son père. Bouisson, qui était là, m’en a parlé, ayant été appelé en consultation par Marland ; ni l’un ni l’autre n’ont rien pu diagnostiquer et restent très inquiets, bien qu’ils m’aient prié de ne pas refléter leur inquiétude auprès des parents : typhoïde bizarre, peut-être, ou alors tuberculose de l’intestin.

Quant aux Guédeney, ils semblaient être venus prendre un avant goût des joies paternelles et maternelles. Ils sont pressés de voir arriver le 15, date à partir de laquelle ils se réjouissent de pouvoir pouponner.

Mardi 2 Septembre

Encore des courses d’affaires toute la journée et des notes fabriquées pour l’instruction des officiers des batteries Saint-Chamond. Ces trois malheureuses batteries nous occupent autant que si nous avions armé tout le Brésil. Et sans cesse des biens bien intentionnés viennent mettre le nez dans nos affaires, vous donnent d’autorité leur aide et s’imaginent vous faire faire pour la première fois des démarches qu’on a déjà faites dix fois avant eux… sans plus de succès d’ailleurs.

C’est ce qui m’arrive en ce moment avec Havelange, ancien Président de la Chambre de Commerce Belge à Rio, et auquel St Chamond vient de confier sa représentation pour une cible dont nous exploitons le brevet. En admettant une bonne livraison, Havelange gagnera bien quatre sous avec cette cible ; je sens bien que ce n’est pas cela qui l’intéresse mais il pense que c’est le moyen de se faufiler dans l’affaire d’artillerie. Alors, tous ces jours ci, il n’y en a que pour lui : coups de téléphone, rendez-vous, conseils et avis, visite au Material Bellico. La seule chose intéressante, c’est qu’il va m’emmener passer trois jours dans sa fazenda, perdue dans la serra d’Itaguahy, au-delà de la vaste plaine de Santa-Cruz.

Mercredi 3 Septembre

Je prévois une journée fortement occupée aujourd’hui, Manon chérie. Alors, avant de me mettre en route, je t’écris ma pensée quotidienne, sinon mes lignes de ce jour risqueraient fort de rester en blanc. Avant le déjeuner, il faut que je voie Havelange, puis Kerouas pour des autos mitrailleuses dont il est très vaguement question pour l’Etat de Minas Geraes. J’irai prendre Thyss pour l’emmener déjeuner en cinq secs avec moi. Puis j’ai rendez-vous au Ministère de la Guerre. Je vais ensuite au cours de mathématiques d’Hadamard. Enfin, je dois dîner avec Gloria chez les Buchalot.

A propos de Buchalot, je trouve le père Bubuche un peu sans gêne ; je lui ai réclamé à nouveau les « Folies Bourgeoises » ; avec le plus grand calme il m’a répondu : « Je ne sais pas du tout ce que j’en ai fait. Elles doivent être dans quelque coin de la maison, çà moins que je les ai prêtées et qu’on ne me les ait pas rendues. Quand je déménagerai, je les retrouverai peut-être ». Donc, je ne demanderai plus rien et je fais mon deuil de ton livre.

Jeudi 4 Septembre

Une affectueuse et très gentille lettre de Houdaille m’annonce son passage à Rio le 26 Septembre. Voilà bien ma chance ! Ce jour là précisément de dois partir pour le Rio Doce avec Hadamard. Hier, en sortant du cours, l’Ambassadeur, qui est un fervent des hautes mathématiques, a presque décidé d’autorité que je serai le compagnon d’Hadamard dans sa randonnée dans l’Espirito Santo.

Les Guédeney ont eu une surprise avant-hier. Leur fils Jacques a débarqué à l’improviste, alors qu’on ne l’attendait pas avant une quinzaine.

Ton numéro 20 m’est apporté précisément pendant que je t’écris et je me suis interrompu pour le lire. Toujours bonne suite de vacances joyeuses et cordiales et j’en éprouve un vrai bonheur, ma chérie. Un seul passage me déplait : ces « cuites » que prennent nos garçons ; d’abord, c’est très mauvais pour leur santé ; arthritiques comme ils sont, ils ne devraient user d’alcool (vin y compris) qu’avec beaucoup de ménagement. Ensuite, cela dénote une tendance fâcheuse à l’abus des boissons malsaines et à l’entraînement de l’ambiance.

Ne crois pas, petite Manon, que les « petits » évènements que tu me narres n’aient pas autant de valeur que les « grands » évènements que je te rapporte. Ce qui nous entoure s’équivaut, crois le bien : la distance seule forme verre grossissant. Et je goûte un plaisir très grand à vous suivre dans vos allées et venues, regrettant de ne pas y prendre une part plus réelle. Mais toi comme moi nous savons regarder, écouter, sentir et nous « vivons », là où d’autres stagneraient dans de l’indifférence et de l’ennui.

Vendredi 5 Septembre

Je pars demain matin, par le train de 6 h10. Ce n’est pas la préparation de mon sommaire bagage qui me met en bousculade ; mais c’est quand j’ai à m’absenter ainsi que je reconnais que malgré tout j’ai du service à faire. Ce que j’aurais fait le samedi et le lundi serait passé inaperçu, réparti sur toutes ces heures de deux journées mais l’ajouter aux occupations des journées précédentes rend celles-ci assez lourdes. Je ne me plains pas, loin de là et quitte à être bousculé quatre jours de la semaine, je souhaiterais souvent avoir l’occasion de m’échapper les trois autres jours.

Dans ta dernière lettre, tu me dis que tu vas écrire au fourreur pour la peau qui appartient à Gloria. Or, celui-ci a reçu une lettre de sa sœur qui lui signale qu’elle est déjà passée chez Albert Henry pour lui réclamer la peau que « le capitaine Gloria, son frère, lui a envoyée ». Naturellement, le fourreur lui a répondu qu’il ne connaissait pas le capitaine Gloria et ne lui a rien livré. Je crains que Gloria et sa sœur ne fassent un imbroglio du diable pour une chose bien simple ; mon camarade parle d’écrire lui-même au fourreur. Alors, personne n’y comprendra plus rien.

Je te dis tout cela afin que tu remettes les choses au point et qu’elles s’exécutent conformément à ce qui fut convenu dès le début.

Mardi 9 Septembre

Je suis rentré hier soir à 9 h d’une randonnée bien intéressante. A l’époque coloniale, les capitaineries de Rio et de Saö-Paulo étaient reliées par une route pavée de larges dalles qui fait songer au « pavé de la Reine Anne » mais bien plus large. Des fazendas, riches et prospères s’étaient développées le long de cette route et formaient le grand centre de la culture du café. Brusquement, on supprime l’esclavage : les fazendeiros perdent du jour au lendemain un gros morceau de leur capital, le capital représenté par leurs esclaves (car on ne les leur a pas remboursés) ; ils perdent en même temps toute main d’œuvre, car les esclaves libérés ne veulent plus travailler même contre salaires. Les fazendas végètent, puis sont désertées ; les bâtiments tombent en ruines, en trente ans la forêt repousse avec intensité, envahit les caféières, submerge les pâturages (on voit maintenant par ci par là des plants de café dans le fouillis des lianes enchevêtrées, sous la haute voûte des grands arbres. La route n’est plus entretenue, le matto la recouvre en partie, la réduisant à l’état d’un étroit sentier : les racines ont soulevé les dalles et par places les torrents les ont enlevées, transportées. Un gros rocher bordait la route jadis, il est maintenant noyé dans la verdure et une inscription gravée s’efface sous les mousses, inscription commémorant l’Indépendance en 1822.

Ainsi, depuis plus de trente ans, il n’y a plus de toute entre Rio et Saö-Paulo et la culture du café a, depuis cette époque, été tentée à Saö-Paulo parce que ce n’est qu’à partir de cette latitude que l’on trouve la main d’œuvre des émigrants ; mais ce n’est qu’un pis-aller car à Saö-Paulo on peut craindre qu’une année la température ne s’abaisse jusqu’à la gelée : les plants de café seraient tués instantanément.

Ce qui est saisissant, c’est cette formidable reprise de la nature tropicale sur le travail de l’homme. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce qu’une fazenda, dans cette région, comme la fazenda de Mosso Senhora do Carmo, avec ses 1000 hectares et tous ses bâtiments meublés, vienne d’être vendue 55 contos (environ 120 000 francs) ! Déjà, dans la chapelle, il y a une statue ravissante de la Vierge du Carmel, taillée en plein cèdre, remontant à une centaine d’années et dont on a offert 1 conto ½. Mais pour habiter là, il faut avoir l’âme bien chevillée dans un corps à toute épreuve : on est à 5 heures de cheval d’Itaguahy, la localité la plus voisine et Itaguahy est dans la plaine, tandis que la fazenda est dans la montagne. Le prêtre vient environ trois fois par an et le médecin jamais.

La fazenda de Palmeira qui appartient à Havelange, et oui nous couchions sur des lits de camp, est mitoyenne avec la fazenda de Mossa Senhora do Carmo et chaque soir nous fûmes invités à dîner chez nos voisins : 25 minutes de cheval d’une maison à l’autre. Nos bêtes restaient sellées à la porte, comme dans les villes votre auto vous attend, et c’est dans la nuit noire que nous chevauchions au retour. Et pas un chemin de demoiselle : une piste coupée de ruisseaux que l’on franchit à gué et dont on ne s’aperçoit que par le floc, floc, des sabots des chevaux dans l’eau. Je pense que les bêtes ont des yeux au bout des pieds, pour grimper si imperturbablement sur les rochers dans lesquels serpente parfois la piste.

Et la maîtresse de maison est presque une enfant : elle n’est sortie du couvent de Sion, à Pétropolis, qu pour se marier il n’y a pas un an, avec Mr Paulo Rocha qui revenait de terminer ses études aux Etats-Unis. Elle parle assez bien français, et a les manières un peu surannées des vieilles familles créoles ; sa grand’mère était une baronne de… (j’ai oublié le nom). Elle vit là, sans compagnie, sans société (car le mari n’est pas une compagnie pour la femme brésilienne, il vit très à part) commandant et dirigeant les noires employées au service de la maison. Et un de ces beaux matins, elle va avoir son premier bébé, comme cela, tout simplement, sans chichis de médecin ni de sage-femme.

Mercredi 10 Septembre

J’aurais pu, hier, t’écrire des pages et des pages sur mes visions de voyage. Mais je voulais aussi faire partir une lettre pour la fête de Franz et un mot à François  - Fafesse. De plus, le soir, après dîner, il y avait une conférence d’Hadamard, celle là à l’usage des gens du monde, sur le système solaire. Enfin, Hadamard m’a annoncé son intention, si cela m’agréait, de partir au Rio Doce lundi prochain, pour être de retour le 26 au matin : cela me va car je reviendrai juste pour recevoir l’ami Houdaille (que Madame B… se serait pourtant chargée de ne pas laisser à l’abandon) mais j’ai bien peu de jours pour organiser notre expédition.

En rentrant l’autre soir à Tijuca, j’ai trouvé ton numéro 21 arrivé dans la journée. Quel dommage que vous n’ayez pas un soleil et un azur perpétuels ! Il est vrai qu’alors la mer et la lande n’auraient pas ces aspects émotionnants que tu me peins. Et puis, je vois que la pluie ne vous arrête même pas et que vous y trouvez de l’originalité : c’est donc parfait.

Jeudi 11 Septembre

Cette fois, mon Amie chérie, c’est la bousculade dans toute son horreur. Hier, déjeuner avec Hadamard à l’hôtel des Etrangers, pour régler les détails de notre voyage. Visite au général Rondon, le spécialiste des Indiens. Visite au Directeur du Service de la Protection des Indiens. Puis cours de mathématiques d’Hadamard où le professeur est monté à des hauteurs si transcendantales que tous les auditeurs, y compris Mr Conty, ont perdu pied. Il me restera cependant de tout cela des aperçus généraux intéressants dont je pourrai faire profiter Pierrot. Entre temps, j’avais trouvé moyen de m’occuper d’une question de munitions avec le commandant Guimaraes. Tu vois, Manon, que je ne chôme pas. Rappelle toi tes départs en vacances les plus précipités : tu comprendras mon existence ces jours ci.

Reçu une affectueuse carte de Roy, de Dinard. Et rencontré Olivier (gros Pigeon) passant quelques jours à Rio au retour de Buenos Aires : il s’est longuement informé de Jean Morize ; je n’ai pas voulu lui dire qu’il n’y avait plus rien à faire. Sa fille lui avait déjà écrit que, dans la Savoie où elle villégiature avec sa famille, elle n’avait pas trouvé trace des Morize.

Vendredi 12 Septembre

Hier, j’ai pris une leçon de cinématographie. J’ai l’idée de cinématographier les scènes intéressantes de notre voyage et je me suis fait prêter un appareil de prise de films, oh ! très modeste : un Pathé-Baby. Le représentant de Pathé à Rio met à ma disposition tout ce qu’il faut et m’a donné une leçon très complète : tout cela gratis !

Mais hélas ! je crains fort que ce voyage ne soit bien pâle à côté de celui d’il y a trois ans. J’ai appris que les Crénacs ont fait de grands progrès en civilisation : le chef Muim, sa femme Toun, le grand Grimbac et autres, sont vêtus ; ils ne courent plus la forêt, on leur a installé un village où ils font de la culture et de l’élevage. J’aimerais éviter la désillusion de les revoir et me contenter de voir le village indien du Rio Pancas où je ferai la connaissance du vieux Mic Mu Mac, baptisé sous le nom de Nazareth et qui depuis bien longtemps a oublié la forêt, porte un pantalon déchiré, une chemise sale et un chapeau de paille défoncé : la civilisation des miséreux ! Lais tout au fond de cette vallée il y a un autre campement qu’on ne semble pas tenir à nous montrer : pourquoi ? c’est celui là qui me tente bien sûr. Mais nous allons avoir si peu de temps qu’il sera peut-être impossible de songer à l’atteindre.

Samedi 13 Septembre

Le « Massilia » part tout à l’heure et je dois me hâter de porter cette lettre à la poste. J’éprouve de la peine en m’apercevant que, déjà, ce n’est plus à Ker an Traou que j’ai à l’adresser : mon Dieu, que les beaux jours sont donc courts et rapides.

Bons baisers aux enfants en leur souhaitant un brave courage pour la reprise de leur travail. Petite Manon, je te serre bien fort contre moi. Ri.

Dimanche 14 Septembre

Je vis dans une bousculade folle, mon Amie chérie. Avoir tout réglé pour mon départ au Rio Doce demain soir est un problème compliqué. Je n’ai pas que des préparatifs de voyage à faire ; il faut que les affaires de service soient liquidées et que je m’en aille l’âme tranquille. J’aspire d’ailleurs à ce brutal changement d’existence : la vie de Rio me devenait une corvée, les gens d’ici me paraissaient trop artificiels et trop mesquins ; je vais vivre quelques jours rudement, violemment et sauvagement. Hadamard, mon compagnon de route, est-il bien l’homme de la situation ? malgré ses 58 ans, ce robuste petit Juif me semble avoir la solidité de corps qu’il faut ; mais cela ne suffit pas : dans une pareille randonnée, il faut un cœur énergique et passionné. L’a-t-il ? je ne le saurais qu’à l’épreuve. En attendant, pour les préparatifs, il est ignorant et empoté : cela se conçoit, je ne lui en veux pas et je règle tout pour lui, lui ayant déniché un lit de camp avec moustiquaire, lui ayant dressé la liste de son paquetage, m’occupant seul de la pharmacie, des vivres, de l’éclairage, des armes et des outils, des ustensiles de campement. Mais il est tatillon comme un mathématicien et alors, tout grand manitou de la science qu’il soit, je l’envoie se coucher.

Comme l’autre fois, ce voyage suscite les envies d’un tas de gens qui ne se décident jamais à sortir de leur coquille et ne sont Tartarins qu’en rêve et en paroles. Malheureusement il suscite aussi quelques vilaines jalousies : je sais qu’il a été dit que je voulais attirer l’attention sur moi et aussi que je cherchais à recueillir des éclaboussures de la notoriété d’Hadamard. Je n’en suis plus à me frapper et j’agis sans aucun souci des opinions variées de Pierre, Paul et Jacques.

De bonne heure, ce matin, je suis allé à Michteroy, où se trouve la station tête de ligne pour Victoria, afin de prendre les billets et les renseignements voulus. Au retour, messe à Rio, puis déjeuner chez les Buchalet chez qui il me fallait prendre un petit oreiller que m’a fabriqué Madame Buchalet pour mon lit Picot.

Et maintenant, j’ai encore à écrire à la Compagnie et au colonel Icre. Ma journée, déjà bien remplie, n’est pas terminée.

Lundi 15 Septembre

Mon brave monteur est venu m’aider à faire mon sac, à plier mon lit Picot dans son enveloppe et à empaqueter mes armes. Il va se charge de l’enregistrement de tous les bagages. Cette aide m’est bien précieuse car j’ai encore deux courses d’affaires pour que tout mon service soit au net ; il me faut aussi déjeuner avec Lelong qui doit me prêter un appareil de photo plus léger et moins encombrant que le mien. Enfin, à 4 h1/2, dernière conférence d’Hadamard et départ ensuite.

Alors petite Manon, au revoir. Dans dix jours nous reprendrons notre causerie écrite.

Samedi 27 Septembre

Me revoici, Manon chérie. Les Indiens, ni les civilisés d’aventure qui vivent plus loin que la profonde retraite des tapirs n’ont eu ma peau. Voyage excellent, temps un peu maussade, chasse médiocre, visions prodigieuses de la forêt et de la serra des Crymorès. Nous sommes les premiers Français venus au poste indien du Pancas.

Mais, faire trois jours de voyage pour atteindre le poste et autant pour en revenir et ne rester que trois jours au poste, c’est vraiment regrettable. (Hadamard ayant été malade un jour à Victoria, nous a ainsi privés d’une quatrième journée au poste). Mais il fallait à tout prix que j’arrive à Rio hier matin pour le passage de Houdaille.

Je te décrirai ce trop hâtif voyage dans quelques jours, quand j’aurai un peu de loisir pour te le rendre vivant. Pour le moment, je retombe dans la bousculade. Une lettre de Castro e Silva m’appelle instamment à Saô-Paulo où il croit que nous pouvons décrocher une commande d’automitrailleuses. Je partirai donc là-bas mardi soir, les formalités de police et le manque de places dans les trains m’empêchant de partir plus tôt.

D’autre part, une lettre de Icre m’informe de son intention d’arriver à Rio le 10 Octobre et d’y séjourner quelques temps « pour pouvoir faire à Mr Laurent un rapport sur nos affaires au Brésil ». Quel animal malfaisant ! Premièrement, il me gêne, car mes amis du Rio Doce m’ont invité à une randonnée à la lagune des Palmes, en pleine forêt vierge du 10 au 23 Octobre. Deuxièmement, il va me forcer à lutter contre lui pour conserver au Brésil mon hégémonie et mon indépendance. Or je me sens fort, car Icre agit sans aucune instruction de Paris. Hier, Houdaille m’a fait cette commission de Rimailho : « Dites bien à Morize qu’il est libre d’aller et venir entre la France et le Brésil. Nous avons l’assurance qu’il ne le fera que lorsqu’il jugera qu’il peut sans inconvénient s’absenter de Rio ». D’autre part, Houdaille m’a dit que l’œuvre de Icre en Argentine était jugée à Paris comme totalement sans effet. Je ne vais donc pas me laisser intimider ni mettre en tutelle par Icre.

Revu avec grand plaisir Houdaille, vraiment gentil et affectueux. Buenos-Aires lui donne le cafard par avance et c’est à Rio qu’il aspire à venir planter sa tente. J’étais arrivé de Victoria à 9 h du matin ; à 11 h Houdaille débarquait du « Lutetia ». Les Buchalet et moi l’attendions sur le quai et tous quatre sommes allés déjeuner au Jockey ; pendant ces quelques heures, il m’a semblé revivre dans l’atmosphère de l’ancienne mission et du Rio d’il y a deux ans. Houdaille nous a appris que Iwa était mariée avec Mavrodi, un Roumain, rasta, joueur, buveur, coureur : pauvre Iwa ! Petitbon est professeur d’histoire à St Cyr. Le général Durandin cherche toujours une situation, tandis que sa femme et Suzon croquent à belles dents sa pension de retraite.

A 6 h du soir, le Lutetia appareillait pour le Sud et je revenais dîner chez les Buchalet.

Lundi 29 Septembre

Fête de papa aujourd’hui. Comme autrefois nous étions tous unis en lui offrant nos souhaits, je sens qu’aujourd’hui nous sommes tous unis dans nos prières, les prières qui sont bien aussi nos vœux aux morts.

Vous voici sans doute rentrés à Boulogne hélas ! après vos si belles vacances. J’avais trouvé sur ma table tes numéros 22 et 23 et hier me sont arrivés les 24 et 25, de sorte que j’ai pu vivre un grand morceau de votre vie bretonne, d’un seul tenant. Ah ! je suis bien heureux : vos vacances ont été splendides et votre enthousiasme à tous m’a gagné. Merci, ma Manon, de t’être astreinte à me faire cette suite de tableaux pittoresques et vivants ; mais j’ai parfois peur que tu n’aies trop pris sur tes heures de promenades ou de farniente pour m’envoyer ma part quotidienne de vacances.

Merci aussi à toi et aux chers enfants de vos tendres et affectueux vœux pour la Saint-François. Je les ai reçus très en avance, mais je les relirai au jour de ma fête. Egalement reçu les vœux de Madame Morize, de Charlotte et de Jean et une bonne lettre de Sandrinus. A propos de lettres, je n’ai jamais su si Cri-Cri avait reçu celle que je lui ai envoyée pour le 15 Août ; de même pour Annie. Tu serais gentille de me le dire dans tes prochaines lignes.

Hier, pas une minute pour t’écrire. Une soi-disant partie de plaisir, une petite corvée, m’a tenu loin de chez moi toute la journée : promenade dans un remorqueur au milieu de la Baie, avec pique-nique à l’Ilha do Governador. C’était les grands manitous de l’Intendance du Ministère de la Guerre qui avaient organisé cela et je ne pouvais me dispenser de me rendre à ces agapes brésiliennes.

Départ de mon hôtel à 7 h du matin pour avoir la messe avant l’embarquement ; fin de la fête à 6 h ½ du soir et dîner chez les Buchalet.

Mardi 30 Septembre

Mon Amie chérie, pour aller à Saô-Paulo conférer avec le Président de cet Etat, j’ai du préparer des notes et constituer un dossier, opération qui m’amène à 5 h ½ de l’après-midi. Je prends le train de 7 h 50 et il faut auparavant que je prépare ma valise, passe mon veston à la benzine et dîne.

Bien que mon enveloppe ait un maigre chargement, je la ferai partir ce soir, ne voulant pas risquer que tu restes trop longtemps sans nouvelles. Au moins ne t’inquièteras-tu pas que je sois dans le ventre des sauvages ou des crocodiles.

Je suis très avec toi de cœur et de pensée en ces heures où la première absence de notre Pierrot va se faire lourdement sentir et je te serre fort contre moi. Ri.