2ème séjour

Mission au Brésil

du 5 avril 1920 au 30 Janvier 1925

(2ème  séjour – année 1922-1923)

Compagnie Sud Atlantique - Paquebot Lutetia

Mardi 28 Mars

A cette heure matinale nous glissons doucement sur le Tage, vers Lisbonne. Depuis notre départ, et sauf la courte escale de Vigo, nous avons été terriblement ballottés, et le grand bateau qui paraissait si stable au quai de Bordeaux a dansé comme une coque de noix au milieu d’une véritable tempête. Tous les passagers ont été malades. Plusieurs officiers à bord eux-mêmes avouent avoir été indisposés, et disent que le golfe a été exceptionnellement mauvais.

D’ailleurs les remorqueurs tentaient de vains efforts pour nous mettre dans le chenal de la Gironde, et, devant le danger d’échouage, le commandant a reporté le départ à la marée suivante ; nous n’avons donc quitté Bordeaux que samedi à 2hrs de l’après-midi.

Le temps et la disposition de santé n’ont pas contribué à chasser le cafard monstre que j’avais en partant, et aujourd’hui encore j’ai pas mal le spleen.

Vendredi 31 Mars

Nous continuons à rouler quelque peu, mais il n’y a plus que les incurables du mal de mer qui souffrent encore. La tempête est calmée, l’atmosphère est pure, la tiédeur se fait déjà sentir, et la vie normale du paquebot a commencé.

On ne s’amuse pas, sur le "Lutetia", selon l’expression d’un de mes compagnons ; c’est le bateau sur lequel on peut sans trop de crainte laisser voyager seule une honnête femme. Malheureusement on n’est pas seulement réservé, on est guindé. Les familles argentines sont majorité à bord, formant des clans qui se battent froid, et dédaignant les Français. Elles ont accaparé tous les jeux du pont ; si l’orchestre veut faire danser le soir, il n’y en a que pour elles ; les Français ne sont pas chez eux.

Cependant je ne m’ennuie pas. Nous sommes un petit cercle de gens sympathiques que le Commandant Charmasson a pu réunir presque tous à sa table, et deux de mes compagnons sont particulièrement des hommes qui, à une grande intelligence, allient beaucoup d’esprit, d’humour et de gaîté jeune : le Colonel Filloux, et Monsieur Hignette, directeur des affaires financières au Crédit Lyonnais. La table est complétée par Monsieur Schwob, industriel en Suisse, juif pas très bien éduqué, et Madame Durisch, femme du très riche propriétaire du campo de Santa Cruz, mais que des tendances perpétuelles au mal obligent le plus souvent prendre ses repas sur le pont.

Retrouvé à bord Madame Dewin-Lobo, qui possède à Rio une maison de couture, et que j’avais connu sur l’Aurigny ; c’est une fanatique des jeux de pont, mais une joueuse déplorable : elle voulait m’entraîner à nous faufiler dans le clan argentin qui a accaparé les jeux, mais j’ai prétexté l’escrime pour ne pas marcher. Et de fait la salle d’armes, où je trouve de bons tireurs comme Monsieur Hignette et les officiers du bord, me retient de longs moments dans la matinée et l’après-midi. A cette distraction s’ajoutent deux auditions musicales par l’orchestre, et une séance de... guignol ; et les loisirs qui restent sont vite comblés par un peu de lecture, les cent-pas sur le pont, les petits potins avec les uns et les autres.

Une des plus gentilles familles du bord est certainement la famille Roveda, sans pause malgré une grosse fortune (40.000frs de revenus par mois) ; appartement dans le quartier du Parc Monceau. Le mari semble un peu timide, tandis que le fils au contraire n’a pas froid aux yeux. Ils ne vont que pour six mois en Argentine, où Madame, Bordelaise, semble bien se déplaire.

Autre famille : les Dodero, occupant les cabines de luxe. Lui est un Argentin d’origine italienne, et nouveau riche pour avoir largement estampé le gouvernement français en lui vendant pendant la guerre des bateaux pour le transport des chevaux.

Une autre dame, Germaine, est Madame Vend en Ayden, femme d’un ingénieur de Saô-Paulo ; elle est devenue le flirt du Colonel Filloux.

Ah ! il n’est pas commode d’écrire : les plumes ne valent rien et la trépidation du bateau est bien gênante.

Avril 1922

Dimanche 2 Avril

Parmi les passages des secondes, il y a quatre religieuses et deux prêtres. Nous avons donc pu avoir la messe ce matin, à 9hrs ½. Mais naturellement, sur ce bateau où l’on s’efforce d’enlever toute impression de navigation, la cérémonie n’a pas eu la grandeur des offices que j’ai vus ailleurs, en plein air sur le pont, au milieu des pavillons nationaux tendus pour former chapelle. Ici, la messe fut célébrée au salon, avec accompagnement de l’orchestre. Et le Colonel Filloux, qui me fait souvent songer au Colonel Bonan, était au premier rang avec un missel gigantesque.

Hier, 1er Avril, j’avais imaginé, avec le Colonel Filloux, de célébrer cette fête de la bonne farce, mais le commandant nous en a dissuadé craignant que la plaisanterie ne soit pas du goût des Sud-Américains. Munis chacun d’une longue ligne, nous aurions très ostensiblement fait semblant de pêcher dans la mer pour attirer les curieux autour de nous, et après les avoir bien fait poser nous aurions levé nos lignes auxquelles par avance auraient été attachés un hareng saur et un vieux soulier.

Mais il y eut tout de même à bord une de ces bonnes farces dont tout un bateau s’ébaudit. Il y a à bord un journaliste français, chauve et à grande barbe, Melchissédec, fils de l’ancien chanteur de l’Opéra Comique ; il va faire des conférences, sans aucun caractère officiel, en Amérique du Sud, et c’est un raseur de première classe, un peu "m’as-tu vu". Un groupe de jeunes gens du bord lui a fait remettre un radiogramme, soi-disant arrivé par T.S.F. : « Vous prie demander commandant Lutetia autorisation faire causerie aux passagers sur conférence de Gênes. Signé : Peretti da Roca ».

Quelle joyeuse émotion pour ce pauvre type (que nous avons baptisé Tartarin le Navigateur) en croyant que le Ministère des Affaires Etrangères le reconnaissait officiellement et lui confiait une mission de propagande. Mais le plus drôle est que, lorsqu’on a voulu le détromper, il s’est cramponné à l’idée que le poisson d’avril n’était pas la dépêche, mais l’affirmation que la dépêche était fausse.

Mercredi 5 Avril

La magie du Tropique est bien atténuée par ce genre de traversée que nous faisons : il manque les escales, la vision des terres exotiques, la sensation que l’on change de monde et de civilisation. Pour moi, cependant, un des rares à bord qui regardent par-dessus le bastingage, j’ai vu peu à peu les eaux bleues succéder aux eaux glauques, les poissons volants remplacer les marsouins, les argonautes mauves flotter sur les vagues, la mer aux lames frangées d’écume devenir un lac dans la région des calmes ; et au ciel j’ai vu avant-hier le soleil au zénith, et dans la nuit la Croix du Sud. Et une féerie de lumière tombe du ciel, et une tiédeur moite emplit l’atmosphère.

Hier après-midi, j’ai franchi la ligne pour la septième fois. Une fête mondaine, banale et sans gaîté, a remplacé le baptême traditionnel suivant les rites les plus anciens. On s’est un peu aspergé avec des tubes lance-parfums que vend le coiffeur ; le dîner où personne s’est travesti sauf une demi-douzaine de jeunes gens et jeunes filles, n’a pas été animé malgré les mirlitons, crécelles et serpentins déposés sur les tables ; le bal qui suivit suait l’ennui. Ah ! ce bateau n’est vraiment pas folâtre.

Vendredi 7 Avril

La chaleur continue à être intense, et dans l’atmosphère torride les caractères s’irritent, les énervements se font jour. Hier, le commandant a été sur le point de mettre aux arrêts un passager qui s’est livré à des voies de fait sur un officier du bord ; avant-hier, et presque au même instant, il a fallu se cramponner aux vêtements de deux passagers qui voulaient se jeter à la mer, l’un en première, l’autre en seconde ; le bon Commandant Charmasson lui-même s’est un peu piqué et attristé parce que j’avais dit à table que son bateau était un fort rouleur. Toutes les susceptibilités, toutes les nervosités, sont à fleur de peau.

Nous venons de découvrir, avec le Colonel Filloux, que le troisième larron est à bord : Monsieur de Broen, qui représente Bofors, faux-nez de Krupp. Et le Colonel de Castro qui nous affirmait tout récemment que ce concurrent avait renoncé à venir ! Ainsi, les trois adversaires, décidés à se porter des coups terribles, sont paisiblement réunis sur cette étroite île flottante.

En pleine mer le nombre des passagers s’est brusquement accru d’une unité : la violence de la tempête dans le Golfe de Gascogne a avancé de deux mois la venue en ce monde d’une petite fille qui a reçu le prénom de Lutetia... comme il convient. Avec les températures de serre chaude que nous avons, la couveuse fut inutile.

Hôtel dos Estrangeros, Préça de Alencar, Rio de Janeiro

Lundi 10 Avril

Cela débute bien : un spleen invincible. Est-ce la fatigue accumulée du départ de France qui m’empêche de réagir, ou bien n’ai-je plus l’insouciance des années d’autrefois ? Mais je ne puis secouer un lourd marasme. Tout conspire, il est vrai, à empêcher mon âme de se distraire : le sentiment des difficultés au milieu desquelles je vais avoir à me débattre, et l’atmosphère épouvantable sous laquelle est noyée Rio, cette merveille du monde.

Nous sommes entrés samedi matin dans la baie. Une brume opaque, lourde, torride, d’où ruisselait une averse ininterrompue d’eau tiède, couvrait la rade, noyait la ville, rendait obstinément invisible le panorama des montagnes, cachait jusqu’au Pain de Sucre pourtant si proche. A 2hrs de l’après-midi, nous accostons au quai ; parmi les quelques intrépides qui attendaient l’arrivée du paquebot, sous des parapluies dégoulinant, j’ai reconnu Boquet, sa femme et Jeannot, Houdaille, et le brave père Dury. Un autre groupe, Collin et Moreau, attendait le Colonel Filloux. Sous l’aguaceriro je me suis laissé conduire à l’Hôtel des Etrangers, voisin de l’Hôtel Central où il n’y a plus une place ; puis toute ma bande, moins Dury qui s’occupait de l’installation de Schmitt, a tenu à m’emmener aussitôt au cinéma ; enfin, j’ai terminé cette première lamentable journée en me rendant avec Houdaille à l’invitation à dîner des Brésard.

Assurément, tous les bons amis ont fait ce qu’ils ont pu pour m’accueillir le mieux du monde et me faire oublier l’exil. Mais ils sont restés un peu surpris de ne pas retrouver l’entraînant camarade d’il y a six mois. Je sens que j’ai perdu pied ici.

Mardi 11 Avril

La pluie n’a pas cessé de tomber depuis mon arrivée, et la ville est pitoyable. En plusieurs endroits, il y a des inondations et les tramways ne fonctionnent plus dans les quartiers éloignés du centre ; les morros sont ravinés, et leurs terres rouges sont entraînées dans les rues de la ville où elles se déposent en d’épaisses couches de limon. Et c’est au milieu de tout ce désastre qu’il faut circuler.

Dimanche, je suis monté à Pétropolis, désireux de préparer le terrain auprès de l’ambassadeur avant le Colonel Filloux. J’ai trouvé auprès de Monsieur Conty un accueil encore plus cordial que de coutume ; sa fille Madeleine se porte à merveille, et attend son bébé, à terme cette fois, à partir de Pâques. En redescendant de Pétropolis, dîner chez les Boquet ; leur Jeannot n’est plus l’enfant turbulent que j’ai connu, le climat l’a anémié et alangui.

Hier, visite au Général Tasso, notre vieil ami, qui cherche à repasser à d’autres les responsabilités de la Présidence de la Commission d’Expériences ; alors tout le travail fait jusqu’ici serait à recommencer avec des hommes nouveaux, et on n’en finirait plus. En sortant de chez lui, visite aux Hourigoutchy. Le soir, dîner chez les Dalmassy.

Mercredi 12 Avril

Hier matin, Boquet est venu travailler avec moi : il y aurait une importante fourniture de sous-marins à faire au Brésil, et il serait avantageux que Saint-Chamond s’en charge. Il a déjeuner avec moi et Salatz, notre attaché militaire, et mon après-midi s’est passé à rendre visite au Général Gamelin, au Colonel Barat, et au Général Albuquergne, le président probable de la nouvelle Commission d’Expériences, sourd, ne comprenant pas un mot de français, et ignorant encore à quoi se rapportent les nouveaux essais d’artillerie. Ah ! ma mission s’annonce gaiement ! Le soir, un instant de répit en dînant chez les Brésard.

Ce matin, après avoir vu Pichon pour la malle de contrebande, je suis allé à Tijuca. Le pauvre père Dupont est navré de n’avoir encore aucune solution, mais cela ne l’a pas empêché de commencer ses travaux d’agrandissement et... d’enlaidissement. J’ai été attristé de voir l’allée de bambous servir de dépôt à des amoncellements de matériaux, de trouver des échafaudages partout, de circuler à travers des encombrements de plâtras ; pour l’instant, il me faut renoncer à aller m’abriter là-bas, à l’écart de toute cette colonie qui, plus que jamais, se déchire à belles dents.

Cet après-midi, démarches au consulat pour faire entrer au Brésil mes 24 caisses de matériel considéré comme marchandise française d’importation.

Ce compte-rendu détaillé de l’emploi de mes premières journées ici prouve que je n’ai guère le temps de souffler. Mais ce soir je me sens vraiment à bout de forcées ; j’ai besoin de dîner de bonne heure et d’avoir ensuite un long et profond sommeil.

Jeudi 13 Avril

Ce Jeudi-Saint s’est éveillé dans une matinée radieuse : du bleu partout, un ruissellement de lumière, de la tiédeur dans l’air. Je retrouve le Brésil, et l’entrain me revient.

C’est qu’il en faut de l’entrain dans ce pays où les inerties des gens sont si difficiles à vaincre, où les nerfs prédominent, où l’on devient fortement impulsif et sensitif, où la moindre chose devient affaire d’Etat.

Dans le milieu où j’évoluais il y a six mois, les femmes se sont faites rares, et pourtant j’y retrouve des jalousies portées au paroxysme et les méchants potins y vont un train d’enfer. On m’a déjà laissé tout sous-entendre sur les intimités de Houdaille et de Madame Buchalet, sur celles de Madame Brésard et du docteur Marland ; ah ! ah ! ça n’a pas été long !

Il est visible que Marland est fou de la petite Brésard, qu’il en a l’âme possédée, qu’il a perdu sa gaîté, s’est amaigri, monte une garde jalouse auprès d’elle, ne parle plus que pour elle et en phrases tarabiscotées, tombe dans de brusques accès de mutisme avec les traits contractés : c’est un homme que je sens souffrir terriblement. Assurément si elle devenait une seule minute semblable à lui, ils seraient tous deux infailliblement emportés dans un vertige. Mais c’est qu’elle est bien loin d’être dans le même état : elle est avec Marland aussi libre camarade qu’avec moi, et à tout instant, par inconscience, elle fait saigner le cœur du pauvre garçon. Ainsi l’autre soir, par gaminerie, elle se pose un instant sur les genoux de son mari, et devant la mine de Marland j’avais envie de lui dire : « Non, par pitié pour lui, tenez-vous autrement. »

Quant à Houdaille et Madame Buchalet, les connaissant tous deux comme je les connais, je vois très bien : un flirt tout à fleur de peau, sans grand sentiment, ne se dissimulant aucunement, se moquant du qu’en dira-t-on, et ne laissant aucune trace dans la pensée de l’un et de l’autre dès que le bateau les aura séparés.

Mais tout ce que je sens d’acrimonies, de malveillances, de jalousies dans ce monde colonial me rend plus que jamais craintif de ce qu’il faut dire ou taire, des gens qu’on peut réunir ou qu’on doit tenir séparés.

Vendredi 14 Avril

Ces matins de jours saints, je me lève un peu lus tôt pour aller prier un instant dans l’église de la Gloria ; et ces premières heures de la journée sont délicieuses dans cet exotique quartier de Botafogo, aux jardins emplis de fleurs et de palmes.

Les heures qui viennent ensuite sont toutes remplies par le travail, les préoccupations, les courses, les visites. Aujourd’hui est férié, mais ce matin j’ai été causer avec mes monteurs, et conférer d’affaires avec Boquet. Cet après-midi, je profite du repos général : j’ai une visite à faire aux Dalmassy, puis, avec les Brésard et Marland, nous devons rejoindre, au Fluminence-Club, Houdaille qui s’y trouve depuis 7hrs ce matin.

Houdaille est un garçon très gentil, très intelligent, mais qui se base sur sa grande facilité de travail que bien peu de minutes dans la journée. Sa mission est pour lui une fête perpétuelle et ne lui cause pas le moindre souci. Dès que la pluie eut cessé, il est reparti au tennis où il passe toutes ses journées, déjeunant au Club où il est très en vogue dans la société américaine : certainement il serait plus navré d’être battu au championnat du Centenaire que de ne pas rapporter la commande d’artillerie. C’est un type, qu’on aime bien mais qui passe malheureusement pour s’en fiche un peu trop.

Je crains fort qu’il soit mon adjoint simplement, et nullement mon collaborateur : il fera de bon cœur le travail matériel que je lui donnerai, mais je ne pourrai guère compter qu’il aidera mes décisions de sa réflexion et de son avis mûri et pesé. Ainsi, hier, m’arrive un câble de la Compagnie ; je le lui porte à traduire ; il me dit, en regardant sa montre : « J’ai une demi-heure avant un rendez-vous au Club, c’est juste le temps qu’il faut pour la traduction. » Il traduit puis part au galop. Le soir, je ne l’ai revu qu’au dîner avec Sternfeld qui était désireux d’avoir des nouvelles de mon voyage à Groslay ; aujourd’hui, il passe toute sa journée au Club de tennis. Nous n’avons donc pu causer ensemble de ce câble qui exige une réponse immédiate. Or, Monsieur Laurent me demande si, étant donné la tournure qu’ont pu prendre les évènements en mon absence, je trouve avantageux que Patard ou le Capitaine Roy vienne faire une visite à Rio, le Colonel Rimailho se déclarant souffrant et ne pouvant affronter ce voyage. Il me serait utile, avant de répondre, que Houdaille, resté sur place, me dise ce qu’il en pense.

Quant au jeu, je crois Houdaille bien calmé ; il se contente de temps à autre de la partie de bridge chez de Montgolfier, où il perd régulièrement mais dans des proportions plus acceptables qu’au tripot. A-t-il pris une forte culotte en mon absence. Je ne sais, mais il m’a avoué devoir de l’argent sur notre compte de la Compagnie, et les 6.000frs que je lui apportais ne suffisaient pas : il en aurait fallu 2.000 de plus. Avec l’argent personnel qu’il avait apportée, j’évalue au moins à 10.000frs la somme qu’il a déjà perdu ici.

Samedi 15 Avril

Mon Brésil est tout à fait retrouvé ! J’avais aujourd’hui rendez-vous à 2hrs précises avec le Ministre ; après deux heures d’attente devant le tableau de la bataille de Tuhuty, que je sais par cœur dans tous ses détails, le Ministre m’a fait prévenir qu’il ne pouvait me recevoir. Et depuis mon retour à Rio, c’est la deuxième fois qu’il me fait le coup ! Quelle patience il faut, je l’avais déjà oublié.

Ah ! j’ai une plume et une encre détestable qui me font faire de la bile : j’écris d’une façon qui me dégoûte.

Dimanche 16Avril

Pâques, sous un ciel merveilleux. En m’éveillant, j’ai pris ma boîte de petits œufs, j’ai senti que l’éloignement ne me mettait pas en dehors de la tradition, que j’avais ma part de la joie de la famille, que la fête m’était sensible et réelle.

Hier, traditionnelle soirée de fête, l’Alléluia, pour enterrer Carême et Carnaval. Comme l’an dernier, j’ai donné un dîner à l’Assyrio : les Damassy, les Brésard, Pichon, Marland, Houdaille. Mais le fol entrain est tombé : ces dames n’ont pas dansé, sous prétexte que deux "poules" dansaient dans la salle ; voilà bien qui les gênait, il y a six mois ! La petite Brésard grillait d’envie, malgré tout, de fox trotter et tanguoter ; mais Marland, avec un peu d’irritation, a fait le prude mentor, non sans être sèchement remis à sa place par Madame : « Quel droit vous arrogez-vous pour me morigéner ? » Alors Brésard et Dalmassy ont interdit toute danse,... et nous nous sommes séparés d’assez bonne heure. Aller au dancing pour ne pas danser finit par être endormant.

Je vais déjeuner et passer la journée chez les Boquet, tandis que Houdaille est avec ses amis au Fluminence-Club puis au Country-Club

Lundi 17 Avril

Le lundi de Pâques n’est pas férié ici, et je m’en suis bien aperçu. Quelle journée chargée ! A 9hrs du matin, deux câbles m’arrivaient, dont l’un de 200 mots à traduire ; pendant plusieurs heures, nous nous y sommes attelés avec Houdaille. J’ai dû ensuite aller conférer avec Boquet à Santa-Thereza.

Je rentre pour dîner, grattant quelques minutes sur mon temps. Aussitôt après, je vais rejoindre Houdaille pour confectionner une dépêche que nous irons porter en ville avant de nous coucher. Et voilà mes congés de Pâques.

Mardi 18 Avril

Si je n’ai pu faire le lundi de Pâques, je fais un peu le mardi : j’ai dételé aujourd’hui. Une promenade dès le réveil, à Botafogo, le long de la baie dans l’air pas encore torride du matin. Travail tranquille dans ma chambre à mettre de l’ordre dans mes documents, et de la logique dans mes aperçus sur la situation des affaires que je retrouve après six mois d’absence. A la tombée du jour je ferai une nouvelle promenade, avant d’aller dîner avec Houdaille à son Hôtel Central. Je suis demeuré loin du monde, loin des potins, loin de la vie tapageuse de la colonie ; et j’ai plusieurs fois pensé que ces heures reposantes étaient sympathiques.

Seulement l’hôtel où j’habite sent l’ennui et la tristesse. Ma chambre est un long boyau terminé par une fenêtre qui s’ouvre sur les vieux arbres énormes et feuillus de la place déserte José de Alencar ; les branches y entrant presque j’éprouve la sensation d’être niché dans les arbres, mais en me retournant, ma chambre, dans la lumière livide, m’apparaît un tombeau. Mes malles ne sont pas défaites, je ne veux pas rester ici ; je regrette Tijuca qui est impossible pour l’instant, l’Hôtel Central sent trop le snobisme américain, et d’ailleurs il n’y a pas de place, la pension des Dalmassy où ils cherchent à m’entraîner ne me plaît pas.

Je revois en souvenir un vieil hôtel enfoui sous la végétation à Santa-Thereza, l’hôtel Horizonte, avec une vue splendide sur la baie : il faudra que je le recherche. Ici, à l’Hôtel des Etrangers, la salle à manger a un aspect vieux faubourg Saint Germain, froid, sévère, très collet monté : les plus jeunes femmes m’y évoquent Mimi Strybos.

Par le câble de 200 mots d’hier, j’apprenais que la Compagnie a perdu son procès contre le Creusot, le tribunal la condamne, pour contrefaçon du matériel Schneider, à la confiscation de ce matériel, dix mille francs de dommages intérêts, cinq insertions dans les journaux. Voilà qui va donner ici une belle arme contre nous aux concurrents ! Naturellement on me charge de répondre s’il en est besoin ; je dois dire que le tribunal a été inique, et que nous sommes sûrs d’avoir gain de cause en appel. C’est simple !

Mercredi 19 Avril

Mes principales visites aux amis étant faites, je comptais vivre à l’écart du mande tant que je serais absorbé comme actuellement par la mise au clair de la situation. Mais ce n’est pas possible : il y a un instant un coup de téléphone courroucé de Brésard me rappelant qu’il y a quatre jours qu’on ne m’a pas vu ; le brave ami est un peu susceptible, et j’ai dû promettre d’aller chez eux à 5hrs. On ne se rend pas compte que cette préparation de concours m’absorbe complètement ; Houdaille lui-même ne comprend pas que je me donne tant de mal pour une affaire qu’il pense avoir trois chances sur quatre de rater.

Avant-hier je me suis décidé à télégraphier qu’une visite à Rio du Capitaine Roy aurait son utilité. Je n’estime pas ce voyage indispensable, mais je veux surtout éviter qu’on m’envoie Patart. Mais quel coup de rasoir !

Encore une journée bien chargée depuis ce matin, y compris un déjeuner d’affaires chez Mr Catro e Silva. Ah ! jusqu’ici, ce n’est pas un voyage d’agrément que je fais.

Jeudi 20 Avril

Hier soir, grâce à cette petite Brésard emballée pour la fête, j’ai un peu débridé. Elle voulait voir ce qu’étaient ces "thés dansant familiaux" que vient d’inaugurer l’Assyrio, avec la ferme intention d’y danser quoiqu’on ne pourrait lui objecter la présence des grues. Pas un chat dans la salle, en dehors des musiciens, des garçons, et de nous quatre (quatre avec Marland, naturellement). Eh bien ! il devient assommant Marland ! Je danse un premier one-stop avec Madame Brésard, et quand nous revenons nous asseoir, nous le trouvons avec "la figure inversée" comme dit Brésard ; le malheureux semblait tellement souffrir que, par pitié et pour ne pas renouveler sa torture, je n’ai plus dansé et ai emmené tout le monde au cinéma. Marland n’est plus sortable, bien que peu à peu il se soit rasséréné, et nous ait ramenés dîner à l’Assyrio.

Boquet vient de me téléphoner sa visite pour conférer avec Houdaille et moi ; il déjeunera avec nous, puis j’irai avec lui voir le comte Siciliano avec lequel il a engagé, en mon absence, des pourparlers que j’estime dangereux et dont il est nécessaire que je reprenne la direction. Je verrai ensuite mes monteurs à leur hôtel de Santa-Thereza, et dînerai chez les Boquet avec un ingénieur de Saô-Paulo.

Vendredi 21 Avril

Quel beau temps nous avons, mais combien je suis malheureux que les affaires m’empêchent d’en profiter !

Dimanche 23 Avril

Il faut absolument que mon premier rapport pour la Compagnie parte aujourd’hui par le Lutetia : quelle réflexion et quel travail qu’exigent ces pages destinées à projeter de la lumière sur une situation qui a évolué pendant mes six mois d’absence. Ce n’est qu’à l’instant (il est 3hrs heures de l’après-midi) que j’ai terminé de labeur, pages copiées et enveloppe cachetée. Je cours à bord déposer mon pli sur le bateau même, car la malle postale est déjà bouclée.

Impossible de me faire aider par Houdaille pour ce premier travail qui doit refléter mes aperçus personnels. D’ailleurs, depuis jeudi soir, je ne l’ai vu que quelques minutes hier soir, et ne le reverrai certainement pas avant demain midi : pour l’instant, il est, je crois, plutôt officier d’ordonnance d’une certaine petite Américaine très « smart », mistress  Jakson, que le mien. C’est beau, la jeunesse qui ne se fait pas de bile ! Mais comment cela se passera-t-il pendant la présence ici du Capitaine Roy, dont on vient de m’annoncer le départ de France pour le 10 Mai ?

Il y a d’aimables gens qui ne se doutent guère combien parfois ils tombent mal à propos. Ce fut le cas hier d’Ernest de Montgolfier qui s’est cru obligé de me faire une visite pour mon arrivée, et qui m’a mangé une grande heure en plein travail. Tout en me parlant de ses cousines, Germaine Chéroux et Cécile (ex) de Virgile, il me rappelait combien il serait désireux d’avoir la représentation de Saint-Chamond,... ce qu’il trouve naturel uniquement à cause du nom de Montgolfier.

Et le soir, bien que je sente de la lourdeur de tête et que mon travail ne soit pas achevé, il m’a fallu aller dîner au Phénix, nouveau cabaret à la mode qui va tuer l’Assyrio : j’avais invité les Boquet et un ingénieur de Saô-Paulo ; les Boquet seuls sont venus.

Lundi 24 Avril

Je m’aperçois que les renseignements n’arrivent pas tous seuls, et qu’il faut voir et fréquenter énormément de monde pour se tenir au courant... simplement même de ce qui intéresse mes affaires. Nous n’avons pas ici, comme jadis, de représentant ; bon gré, mal gré, je ne puis vivre en sauvage.

Hier après-midi j’ai eu le plaisir de revoir les aimables officiers du Lutetia, j’ai renoué connaissance avec... les Brésard, que quatre jours d’éclipse commençaient déjà à fâcher. Puis Marland nous a emmené tous quatre dîner à l’Assyrio (il veut décidément, comme il dit, me battre sur mon propre terrain). Là, il y eut un drame : la petite Brésard, au milieu du repas, a déclaré qu’elle n’y tenait plus, et qu’elle voulait danser. Marland lui a fait une semonce sur un ton assez sec et mécontent, et Madame, dans une crise d’énervement, s’est mise à pleurer : c’est une vraie gosse ! Elle a, naturellement, obtenu gain de cause : Marland, très ennuyé, l’a suppliée de danser pour lui prouver qu’elle ne lui tenait pas rigueur. Elle s’en est donnée alors : « Voici l’Assyrio comme je le comprends », me disait-elle en fox trottant ; et elle ne prenait guère garde que Marland n’avait pas le cœur en fête. Au fond, il y avait bien quelque chose de changé : seul, sans doute, j’avais l’impression que nous dansions sur un chagrin.

Mardi 25 Avril

Voilà bien des années que je vois passer mon anniversaire dans l’isolement. Et ce sont des jours qui commencent à s’emplir de mélancolie : la ligne d’horizon est plus près. Et puis, plus on va, plus il semble qu’il faille faire appel à des réserves d’énergie. La jeunesse est vraiment la chose dont la disparition est le plus à regretter. A mes anniversaires d’autrefois, je n’étais pas hanté de cette pensée d’aujourd’hui : « Quelles nouvelles luttes, quels deuils, apporteront les jours de cette année qui commence ? » Déjà, j’attends presque certainement une mauvaise nouvelle : la disparition de tante Geneviève. Brrr ! ce n’est pas très gai de prendre 47 ans tout seul. Il me semble que c’est bien plus vieux que 46 ans.

Et puis on arrive à se sentir las. Voilà dix ans que vraiment je suis plongé dans un travail assidu et sans trêve,... et pour être parvenu à quoi ? Avant-hier, Brésard ma rapportait un mot du comte de Périgny, vieille langue très acérée me dit-on : « Ni Morize, ni Houdaille ne sont taillés pour réussir cette affaire d’artillerie brésilienne. » Je sais qu’il aurait voulu y mettre le nez, espérant en tirer profit, et que dès le début je l’ai tenu à l’écart de mes affaires. N’empêche qu’avec une simple phrase comme celle qu’il a dite, il peut me couler si c’était rapporté à mes chefs.

Et il n’y a pas, je n’ai plus rien à attendre de la Compagnie si je ne termine pas moi-même l’affaire Brésil.

Mercredi 26 Avril

Ai-je du mal à me ré acclimater à l’atmosphère morale d’ici, mais il me semble que la colonie française est bien changée : j’y sens un malaise énervé, de perpétuelles menaces d’orages et de drames, et on n’y est plus aux coups de griffes discrets mais aux larges coups de dents sans vergogne. Jalousies entre femmes encore attisées par les flirts, froissements entre hommes pour questions de service ou de préséances, heurts constants entre éducations disparates ; et on entend les gens qui s’entre traitent de c-- (le mot cher à Molière) ou de vendus.

Et je ne sais ce qu’est la réalité, mais je sais ce que peuvent forger les imaginations sous ce soleil de plomb ; voici ce que m’a dit Brésard il y a quelques jours : « J’ai bien pensé qu’en partant vous aviez donné des instructions à Houdaille pour acheter Buchalet, en lui indiquant qu’il pourrait se payer sur sa femme des intérêts de l’argent donné au mari. C’est très bien joué. » - « Eh bien ! non, ai-je dû avouer, je ne suis pas encore aussi fort que cela. »

Quelques-uns, en mordant, savent être drôles. Hier, avec Houdaille, je rencontre Périgny, auquel tous deux nous gardons un chien de la chienne. « Et que faites-vous de mistress Jackson, crie-t-il à tue-tête à Houdaille. » - « Mais,... je ne suis pas spécialement préposé à sa garde. » - « Oh ! je sais bien qu’elle n’est pas votre nue-propriété. Je vous souhaite seulement qu’elle soit votre propriété... nue. »

Mais le plus souvent la morsure est brutale. Depuis quatre jours, altercations violentes entre l’ambassadeur et le Commandant Gippon, entre Dalmassy et Gippon, entre Brésard et Gippon. Gippon, grand ami de Houdaille, remplace, pendant leur congé, à la fois Lelong et Petitbon auprès du Général Gamelin. Naturellement, jalousies des camarades qui estimaient chacun que ce poste n’était dû qu’à lui-même. Or Gippon est parti pour la gloire et s’enfle d’importance. Hier, de sa propre autorité, il fait mander Brésard à son cabinet, et, en public, le tance avec rudesse, lui reprochant d’être mauvaise langue, et d’avoir, auprès du Colonel Barat, accusé Buchalet et Salvy de profiter de leur situation à l’Intendance pour tripatouiller dans les pots de vin. Et le soir même j’étais informé que quelqu’un avait dit : « Brésard devrait être le dernier à parler de pots de vin, quand on touche, comme lui, de l’argent de Saint-Chamond. » C’est faux !

Et l’ardent soleil continue à tomber, implacablement, sur toute cette mauvaise fermentation.

Jeudi 27 Avril

Hier soir m’a été remis le premier courrier d’Europe. Ah ! de quelles tristesses sont messagères ces feuillets de début de cette séparation ! C’est d’abord l’effacement de notre cadre de tante Geneviève, cette figure très douce et très indulgente, de caractère si égal au milieu des inégalités de l’existence. Je n’ai pas été surpris de cette disparition que tout laissait prévoir, mais la certitude que sa place au monde était désormais vide me cause de la peine.

Samedi 29 Avril

A côté de ceux qui nous quittent, ceux qui arrivent : c’est la vie. Après la mort de tante Geneviève et de la pauvre Gisèle Nimsgern, naissances d’une Monique Roesch et d’un héritier Mayrolles ; et ici, à Pétropolis, naissance, le 26 Avril, de Nicole de Hautecloque, baptisée le 27. Madeleine n’avait pas sa mère près d’elle, mais son père qui, depuis huit jours, était dans un extraordinaire état d’agitation ; je crois que les affaires de France ne passaient plus qu’au second plan : Monsieur Conty couvait sa fille, son gendre et l’enfant qui allait naître.

J’ai lu complètement l’"Intrus. Eh bien ! à mon avis, c’est une œuvre étrange mais nullement puissante. Le défaut capital est que d’Annunzio oublie d’arriver à la solution du problème qu’il a nettement posé : deux êtres imaginent possible de faire revivre leur bonheur en assassinant le petit enfant qui met obstacle à la renaissance de ce bonheur. Le crime accompli, seront-ils plus heureux ?

L’auteur n’a pas conclu ; il s’est contenté de faire une œuvre émotive par une peinture fouillée de sentiments aigus qu’il fait trop souvent dériver de désirs charnels ; succession de tableaux composés avec art ; mais il n’y a aucune thèse philosophique, on l’attend en vain alors que tout dans l’œuvre nous porte à croire que c’est elle qu’il faut chercher ; et à la dernière ligne on s’arrête brusquement au bord du vide. Alors si j’enlève les couleurs, qu’est-ce que je trouve ? Un homme assez détraqué, pris d’un désir subit de posséder entièrement une femme qui se trouve, ce jour-là, être sa vraie femme comme elle aurait pu être une autre. Une jalousie de mâle dirige tous ses actes, et l’amène à tuer froidement, lâchement car il raisonne qu’il sera impuni, un tout petit enfant. Et la femme, dont on devine le consentement hors nature, Annunzio n’a pas le courage de la mettre en lumière à la fin de l’œuvre, craignant trop que le moindre reflet sur ses sentiments ne la dessine en femelle uniquement affolée par le rut.

Dimanche 30 Avril

Messe, poste, déjeuner avec Marland chez les Brésard, après-midi avec eux au Jardin Zoologique que je ne connais pas encore. Houdaille était invité, avec moi, mais il ne peut se dégager du cercle dans lequel il évolue et que je ne connais pas encore.

Mai 1922

Lundi 1er Mai

Un nouveau mois commence, le mois qui, là-bas, en France, marque la sortie définitive de l’hiver. Ici, depuis la Semaine Sainte, c’est la même atmosphère chaude et non troublée, et voici que déjà je suis repris de cette inconscience du temps qui atteint tout le monde dans ces pays. Les heures, en passant,  semblent ne pas laisser la moindre empreinte en nous que lorsque nous étions dans la vieille Europe : des points de repère marquants ne s’échelonnent pas dans le passé et nous n’en découvrons pas dans le futur ; l’heure qui vient ne peut être réglée par avance et le plus souvent elle est aussi vide que celle qui s’est déjà écoulée.

Devant soi, c’est l’attente imprécise ; derrière soi, c’est l’uniformité des jours tous emplis du même soleil immense sous lequel tout somnole. C’est un peu comme si l’on flottait sur une mer monotone, sans ligne d’horizon dessinée. Et lentement, la torpeur et la paresse vous envahissent comme elles ont envahi tout le monde ici depuis des générations. Il me faut reconnaître que mon activité n’a trouvé encore à s’exercer, depuis mon arrivée, que dans le néant, et que Houdaille fait œuvre plus sage en s’adonnant au tennis.

Aujourd’hui, j’ai déjeuné avec lui chez Madame Polo, cette Espagnole dont la grande fille de 22 ans, Emilia, est aussi la fille de Castro e Silva, mon agent secret. Dans sa vieille demeure de Tijuca, enfouie dans les palmiers et les bananiers, au flanc boisé de la montagne, la fraîcheur de l’ombre, près des filets d’eau descendant de tous côtés des cimes, était reposante et délicieuse. Et j’aurais volontiers prolongé jusqu’à la tombée de la nuit mon bercement sur les rocking-chairs, si Houdaille n’avait été talonné par un rendez-vous au tennis avant 5hrs.

Mardi 2 Mai

C’était hier au tour de Houdaille de travailler un peu. Ce matin c’est lui qui s’est offert la course à Deodoro où notre matériel vient enfin d’arriver. Ma présence n’était pas indispensable, et d’ailleurs j’étais invité à déjeuner à midi par un vieil ami le Commandant Salatz, attaché militaire de France, en compagnie de Collin ! Elève de Patart, il a surpassé son maître. Mystérieux pour les choses les plus insignifiantes, il répond par signes de tête tellement à 45 degrés qu’on reste irrésolu si c’est oui ou non. Il m’est impossible de savoir s’il repart à New York puis en France comme il l’annone depuis des mois, ou s’il reste à Rio. Dans ces conditions, quoiqu’il soit bon garçon, il et impossible d’avoir avec lui de relations vraiment amicales.

J’ai été ensuite pour rendre visite aux Brésard, mais ils s’étaient envolés. En ce moment, ils traversent une passe pénible : ils ont à dos plus de la moitié de la Mission et une partie de la Colonie Française ; je sais que c’est Moreau, du Creusot, qui est l’âme de cette cabale ; on cherche à démolir Brésard qui a toujours soutenu Saint-Chamond. Malheureusement, le ménage a souvent eu la dent trop acérée, et on a eu de faciles motifs d’exciter les gens contre lui. Avec Marland nous nous employons à déjouer les ruses de l’ennemi.

Tout à l’heure, dîner avec Houdaille chez les Dalmassy. Voici d’ailleurs mon camarade qui arrive pour me rendre compte de ce qu’il a vu à Deodoro.

Mercredi 3 Mai

Férié : Cabral a découvert le Brésil aujourd’hui... dans les temps. Alors, Houdaille sera invisible toute la journée ; les Brésard et les Dalmassy, à peu près derniers survivants de la clique à laquelle j’étais mêlé avant mon retour en France, vont à la réouverture des salons de la Légation de Pologne. Je vais déjeuner de bonne heure et je passerai mon après-midi avec les Boquet à Santa-Thereza. Ce n’est pas que ce soit fort réjouissant mais le "p’tit Père" a besoin de mes avis, actuellement, pour diverses études dont le Gouvernement l’a chargé et sur lesquelles, n’ayant jamais été militaire, il n’a aucune idée ; en échange, j’ai besoin qu’il me renseigne sur ce qu’il sait de la situation politique ici, bien instable en ce moment.

Tous les huit jours, on annonce que la révolution va éclater, que l’état de siège va être décrété à Rio. Naturellement, le Ministre de la Guerre est bien plus occupé à écarter de la garnison de Rio les officiers hostiles au régime et à les remplacer par des fidèles, qu’à donner des instructions pour le commencement du concours d’artillerie. Le Capitaine Roy qui s’embarque le 5 Mai sur l’"Almanzora" (ils ont tous la rage de prendre les bateaux anglais, et cela fait bien à l’ambassade et ailleurs !) arrivera le 22, peut-être avant que nous n’ayons tiré un coup de canon.

Hier soir gentille soirée chez les Dalmassy, avec le jeune ménage Chabriol (Madame Chabrol est un des innombrables flirt de Houdaille), Pichon, de Périgny, et Houdaille. Beaucoup d’esprit léger, de conversations "pas pour les enfants", d’épigrammes acidulées contre les absents. La maîtresse de maison se mordit les lèvres d’un lapsus malheureux qui lui fit prononcer Morize au lieu de Marland comme donateur à Madame Brésard d’un somptueux col de fourrure en loutre dorée (une rareté de la faune brésilienne), et cela me valut un succès... pas assez discret. Mais elle a transformé son lapsus en gaffe, en prenant Houdaille à part, après dîner, et lui disant avec insistance qu’elle craignait de m’avoir fâché et qu’en ce cas elle allait me demander pardon. C’est une fort gentille femme, mais elle aussi ferait battre les montagnes.

Jeudi 4 Mai

Pour la première fois depuis mon retour, j’ai goûté ce matin aux charmes d’une demi-journée passée à Deodoro. La brousse cuisait dans l’atmosphère torride, et sous le hangar où travaillent Dury et Schmidt la chaleur était tellement concentrée qu’il m’a fallu rester en chemise et pantalon. Les Brésiliens ont raison : « Après l’été viennent les chaleurs. » Je n’irai plus aussi souvent que jadis à Deodoro ; il faut que j’utilise Houdaille, et la surveillance du montage du matériel, la direction du travail de nos hommes, les détails de la présentation des canons, lui reviennent.

J’ai toute confiance en mon adjoint, il exécute ponctuellement mes instructions, et cette partie du travail lui ira à merveille... tout en lui permettant, la tâche achevée, d’oublier la mission, de s’évader dans d’autres atmosphères, de ne pas garder l’esprit tendu vers le but. A moi, il restera ce qu’en guerre on appelait la connaissance du secteur, c'est-à-dire la connaissance exacte, à tout instant, de l’ennemi, de ses moyens, de ses mouvements, et aussi des moyens d’attaque et de défense dont on dispose.

Et cela ne me permettra guère de sortir d’un milieu où je peux puiser des renseignements : c’est la surveillance et la réflexion sans trêve. Houdaille, sans que je lui dise rien, a compris de lui-même pourquoi je ne pouvais adapter son genre de vie ni les cercles dans lesquels il évolue. J’ai l’impression que maintenant il me sent mieux son chef ; il a repris confiance, et il ne me dit plus, comme à son arrivée : « Bah ! il y a neuf chances sur dix pour que nous n’ayons pas la commande. »

Ici, le vrai lien qui nous unit c’est cette atmosphère d’exotisme qui nous crée une certaine mentalité semblable et spéciale ; entre coloniaux on se comprend à certains points de vue, comme à d’autres points de vue on se comprend entre gens qui ont fait la guerre. Maintenant il y a aussi pas mal de fleurs artificielles,... et même pas très bien imitées, pas même de jolies curiosités ; mais choses sans vie et sans parfum, et la lumière du pôle ou celle du tropique ne peut même modifier leurs teintes fausses. Aucun intérêt !

Ce soir, Boquet vient dîner avec moi, et nous allons ensuite voir chez lui, tout au bout de Botafogo, le Général Tasso Fragoso,... et pas pour regarder les très jolis yeux de Beatriz, sa fille aînée, mais bien pour causer affaires.

Samedi 6 Mai

.Hier, journée absorbée par le passage du "Massilia".Madame Georget (ex-mademoiselle Algrain) et son mari, se rendant à Buenos-Aires, faisaient escale, et je leur dois quelque amabilité,... quant ce serait que pour avoir écrit au Capitaine Dumont, le second du Lutetia, d’avoir à son bord des prévenances pour moi. Nous sommes allés déjeuner à Silvestre puis nous montâmes au Corcovado. C’est ma troisième ascension à ce sommet. et je joue de malheur : en dessous de nous, la montagne avait une ceinture de nuages blancs éclatants de soleil, mais qui cachait en partie le splendide panorama.

Le Massilia repartant à 7hrs du soir, je suis revenu dîner au galop à l’hôtel, pour remonter ensuite à Santa-Thereza où habitent mes monteurs. En effet, ils étaient deux hier, et ils sont trois aujourd’hui, on m’a renvoyé Laroche par le Massilia à ma stupéfaction et mécontentement : c’est un coup de pied à mon autorité de chef de mission.

Laroche est simplement reparti en France pour embrasser sa famille ; en six semaines, il n’a eu le temps ni de refaire sa santé, ni de se mettre au courant de quoi que ce soit,... et je n’en ai nul besoin ici pour l’instant. Il m’arrive sans même un mot de la Compagnie ; il me dit que c’est Rimailho qui a pressé son départ. Il n’y a que les chefs affolés qui jettent tout leur monde dans la fournaise, sans garder de réserves. Avec le Capitaine Roy, nous allons être six ici ; la veste sera sans doute assez grande pour nous tous.

Et à côté de cela, on marche à l’économie ; on m’a câblé de remettre 8 contos au Capitaine Roy pour sa mission. 8 contos ? comme qui dirait 8.000 francs. On pense qu’avec cela il pourra  nous payer la ribouldingue. Il ne manque plus qu’une chose, c’est qu’il ait à prendre son passage de retour sur ces 8 contos !

J’ai chargé Houdaille d’annoncer l’arrivée de Laroche par un câble bien senti, prouvant mon mécontentement. Il a télégraphié : « Laroche arrivé inattendu ; » et j’ai peur que là-bas ils ne comprenne pas tout ce que signifie ce mot : "inattendu".

Dimanche 7 Mai

Journée lourde, écrasée sous l’atmosphère torride. Je ne suis encore sorti que pour aller à la messe ; au soir je monterai à Santa-Thereza prévenir Boquet que mardi nous déjeunerons à mon hôtel avec Montgolfier : celui-ci vient en effet me raser tous les deux jours pour faire des affaires avec Saint-Chamond, et j’ai l’intention de le reverser sur le dos de Boquet.

J’étais atteint d’un peu d’entérite ce matin, et j’ai trouvé préférable de rester à me reposer dans ma chambre. J’en ai profité pour achever "Les Croix de Bois". Je trouve ce livre bien plus vrai, bien plus réel, que l’"Intrus".

Hier, visite aux Brésard que je n’avais pas vus depuis dimanche dernier ; naturellement j’ai eu ma semonce.

Eh bien ! Houdaille m’a froidement laissé tomber. Il devait m’aviser par téléphone si Iwa et lui avait organisé un pique-nique pour dîner en dehors de Rio : le jour touche à sa fin, et je n’ai aucune nouvelle de lui depuis hier soir. Je vois que je vais encore dîner à la popote Boquet.

Lundi 8 Mai

Je viens de pondre un long rapport à ma Compagnie, le deuxième, tandis que Houdaille était à Deodoro. Cela ne m’a pas empêché d’aller faire visite au Général Pessôa, frère du Président de la République, et de recevoir Castro e Silva venu me raconter une histoire de brigands, très embrouillée,... une carotte de 15 contos (25.000 francs) qu’il cherche à me tirer.

Mardi 9 Mai

C’est déjà ennuyeux de tirer une carotte pour son propre compte, mais la tirer pour les autres ! C’est pourtant ce que Houdaille et moi avons dû faire en télégraphiant à la Compagnie pour obtenir les 15 contos demandés hier. Mais nous craignons que nos grands chefs ne se rendent pas compte qu’il y a des moments où il est utile d’être des "poires", et il faut se laisser traire sans rien dire.

Un autre ennui : deux monteurs vivaient en paix, quand survint un troisième... Laroche, arrivé vendredi, est venu m’exposer ses doléances ce matin : ses camarades seraient jaloux de lui, affecteraient de ne pas lui parler, lui feraient mille petites misères ; il demande son rappel en France,... au bout de trois jours ! Mais qu’est-ce qu’il a donc ce climat pour surexciter ainsi les gens les uns contre les autres ! Il va falloir que je re cimente la paix entre trois braves garçons ; je n’ai guère besoin de cette occupation supplémentaire.

Mes journées sont bien chargées en effet, cette semaine ; ainsi, aujourd’hui : visite à Francisco Sâ, sénateur de Minas, type du vieux Brésilien de l’intérieur, patron d’esclaves ; visite de Laroche ; déjeuner à mon hôtel avec Montgolfier, Houdaille et Boquet ; visite au Général Gamelin et au Colonel Barat (qui m’a invité à dîner pour le 17) ; retour à l’hôtel. Il faut maintenant que je redescende à la poste afin que je câble à la Compagnie pour un renseignement que demande le Ministre. C’est beaucoup tout cela, pour un pays de paresse !

Mercredi 10 Mai

Voici la fin d’une journée pénible. Ce matin, à 8 heures, je recevais un coup de téléphone de l’Ambassade, me demandant d’aller voir Monsieur Conty, sans faute, à 10 heures. Je ne sais pourquoi, j’ai immédiatement eu l’impression que notre ambassadeur avait une nouvelle de deuil à me communiquer, et j’ai passé deux heures assez tourmentées. J’étais donc un peu tremblant en arrivant rua Paysandú, mais ma gorge s’est desserrée en apprenant que le malheur frappait Houdaille et non pas moi ; et pourtant j’aime beaucoup mon camarade.

Le Ministère des Affaires Etrangères transmettait une dépêche de Mr Laurent avec prière de me la communiquer pour aviser doucement Houdaille que son frère venait d’être tué en service à Indret. Je connais trop la famille Houdaille, je me rappelais trop la petite jeune femme (une enfant !) que nous avions rencontrée un matin dans le métro pour ne pas être frappé par cette mort : une mauvaise mort, j’imagine, dans une étroite chaufferie où le réservoir à pétrole a fait explosion pendant un essai de chaudière, brûlant les matelots, les ouvriers, l’ingénieur.

J’avais envoyé Houdaille à Deodoro, il ne devait revenir que tard pour déjeuner. J’ai donc attendu jusqu’à 2hrs pour être sûr qu’il soit remonté dans sa chambre. Je l’ai trouvé se préparant pour le tennis et pour le flirt, exultant de vie, fredonnant de joie ; et il m’a fallu, sans hésiter, abattre ma massue sur tout cela. Je l’avais enveloppée d’ouate, ma massue, mais son coup fut terrible quand même : mon pauvre camarade est effondré ; pendant une demi-heure, péniblement longue, il n’a pu que répéter, en se tapant le front dans sa main : « Mon frère ! Mon frère ! » et : « Ma mère va en mourir. » La vie écarte les frères ou sœurs les uns des autres, mais cela reste cependant quelque chose d’immense dans le cœur, un frère, une sœur ; je viens de le voir.

Naturellement, il m’a fallu ensuite abandonner Houdaille à lui-même ; les occupations sont là. J'avais à parler avec Castro e Silva ; j’avais aussi promis d’aller ouvrir les salons de Madame Brésard qui reprenait son mercredi. Mais j’avais demandé à Houdaille de venir dîner avec moi et il me quitte seulement pour aller se coucher : c’est à des heures comme celles-ci que l’énorme distance des siens qui pleurent père démesurément.

Pour moi, j’ai retrouvé cette sensation de la guerre : l’obus arrive en sifflant ; est-ce pour moi, pour un autre, pour personne ? On se baisse, l’obus éclate ; je me relève intact, mais le camarade à côté reste couché : cette fois l’obus était pour lui.

Jeudi 11 Mai

Encore une journée de travail. Les essais approchent, et il ne faut rien laisser au hasard, ne rien négliger... pas même les demandes de pots de vin de ceux qui vous vendent très chèrement la plus petite indication ou la moindre démarche. Et puis, j’ai peut-être le tort de ne m’en remettre qu’à moi-même.

Je ne me suis interrompu de mes affaires que pour deux visites à Houdaille qui n’a pas voulu sortir de chez lui aujourd’hui, et dont il est impossible de distraire la pensée de son frère. Mais nous avons à travailler demain à Deodoro, et cette obligation le secouera.

Il m’a aussi fallu voir mes monteurs, rétablir l’harmonie entre eux, leur montrer qu’ils n’ont rien de grave à se reprocher mutuellement, être tour à tour sévère et bon enfant. Ces missions durent trop longtemps, elles déracinent les gens, les modifient,... et dans ces pays-ci les font revenir à des états primitifs : le sauvage est très susceptible.

Dimanche 14 Mai

Vendredi et samedi ont été entièrement consacrés à Deodoro : départ de mon hôtel le matin à 7hrs 45 et rentrée le soir à 7hrs, éreinté et presque abruti. L’appareil de visée du canon avait de gros défauts qu’il importait de corriger avant la présentation du matériel. A Saint-Chamond j’avais attiré l’attention sur ce point, mais je ne pouvais être au four et au moulin et j’avais dû m’en remettre à d’autres ; résultat : j’ai maintenant un appareil que j’ai dû améliorer ici avec des moyens de fortune. Comment ne pas se faire de bile ? En voyant la camelote que j’avais, vendredi, de mauvaise humeur j’avais remis mon veston et mon chapeau et déclaré que j’abandonnais tout et rentrais immédiatement en France,... et Houdaille en était très inquiet, il craignait déjà que ce ne soit arrivé.

Vendredi, visite des Dalmassy qui ne m’ont quitté qu’à près de 11hrs. Vraiment, quand on connaît mieux ce ménage, on le trouve très agréable et tout à fait gentil. Lui, le commandant, qui se tient sur une assez froide réserve au début de toute relation, se dévoile causeur éclairé, spirituel et enjoué ; et elle, si elle est un peu gaffeuse, a une gaîté enfantine et communicative, toujours prête à éclater.

Hier soir, ma foi, j’étais las de mes deux séances consécutives à Deodoro, et je me suis allongé de bonne heure dans mon lit. Le trajet inconfortable, les longues stations debout, l’énervement pour les choses qui ne vont pas, le déjeuner à l’épicerie avec une boîte de sardines et deux œufs, vous cassent les reins et cerclent la tête. Ces jours-ci heureusement la température a fraîchi, un fort orage nous ayant amené des pluies. Et hier, cependant, était férié : la libération des esclaves ; mais nous autres ne sommes pas encore libérés !

J’ai passé ma journée de dimanche à écrire : seules interruptions, la messe, le déjeuner, une visite au fond de Botafogo aux Gippon qui d’ailleurs n’étaient pas chez eux.

Reçu de Berlin une carte postale avec les signatures de Petitbon, Dumay et Isard, le directeur de la librairie Garnier rue Ouvidor, un vieux garçon très camarade.

Vendredi 15 Mai

Journée de travail qui s’annonce comme très chargée. J’ai dû laisser Houdaille aller seul à Deodoro, ayant moi-même trop à faire en ville.

Hier soir, pour distraire un peu mon camarade qui s’est complètement mis à l’écart du monde en ce moment, je l’ai emmené dîner à 7hrs chez les Boquet où il ne va guère en temps normal. Il n’aime pas beaucoup cette atmosphère un peu peuple, et laisserait volontiers à ma charge les obligations qui ne le séduisent pas. Avec sa grande franchise, il l’avoue d’ailleurs : il ne se sent gai, entrain, et à l’aise que dans un milieu de luxe et de richesse. Ces jours-ci, il me faisait quelques confidences : il s’était très vivement opposé au mariage de son frère et s’était appliqué à monter sa mère et ses sœurs contre lui, parce qu’il estimait que son frère, avec sa situation brillante, devait prétendre mieux qu’à la fille d’un éditeur de musique de Nancy. Aussi, devant cette mort si précoce, regrettait-il sincèrement d’avoir ainsi causé des ennuis à son frère.

Mardi 16 Mai

C’est l’anniversaire de Charlotte, je ne l’oublie pas, mais n’ai pas le temps de lui mettre le moindre mot.

Ah ! non, je n’ai guère de loisirs. Hier Houdaille est revenu de Deodoro, me signalant encore des choses qui ne sont pas au point sur un des deux canons (le premier, résultat des élucubrations de Rimailho), et j’ai dû l’accompagner ce matin là-bas. Il faudra que j’y retourne demain, car j’avais des rendez-vous cet après-midi, et j’ai dû quitter Deodoro sans avoir terminé une mise au point que je ne crois d’ailleurs pas possible. Rentré à Rio à 1hr ½, j’ai rapidement déjeuné d’une choucroute dans un restaurant quelconque, pour voir ensuite mon agent Castro e Silva ; celui-ci me communiquait une ennuyeuse nouvelle : le Général Tasso Fragoso, notre unique défenseur solide dans la Commission d’Expériences, va sans doute abandonner la présidence de la Commission ; alors il sera dur de lutter contre l’étranglement. Je me félicite que le Capitaine Roy vienne voir un peu qu’il n’y a pas que des roses à cueillir ici, et qu’à tout instant on se pique aux épines.

Hier soir, j’ai terminé ma journée en dînant chez les Brésard avec Houdaille qu’ils m’avaient demandé d’aller chercher impromptu pour le distraire un peu. Dans ce milieu ami on risque aussi de se piquer en évoluant. Brésard est intransigeant en amitié. Il a eu, au Ministère de la Guerre, une violente altercation avec Gippon ; Houdaille et moi, amis de Gippon, voudrions faire un rapprochement, surtout maintenant que Madame Gippon est revenue et souhaite reprendre ses relations avec Madame Brésard. Non seulement Brésard s’exaspère quand on lui  en parle, mais il voudrait que je m’écarte des Gippon.

J’étais invité à dîner chez eux demain soir ; je n’ai pu accepter puisque le Colonel Barat m’a prié depuis longtemps pour ce même soir. Eh bien ! cela ne satisfait pas Brésard, il aurait voulu que je fasse une profession de foi aux Gippon en leur disant : « Je ne puis continuer à vous voir tant que vous serez les ennemis de mon Ami. » Et il a ajouté : « C’est comme cela que j’agirais si vous étiez à ma place et moi à la vôtre. »

J’aime bien Brésard, mais je n’ai aucun motif de rompre brutalement avec les Gippon, et je n’ai tout de même pas l’intention de me cacher pour aller les voir.

Ah ! il y a des gens qui compliquent vraiment l’existence !

Mercredi 17 Mai

Matinée à Deodoro, retour à 1hr ½, choucroute.

Pauvre cher homme de Capitaine ! Ainsi il ne se fait aucune illusion sur ses qualités représentatives,... moi, non plus. Je sais qu’il va être la cinquième roue du carrosse. Mais j’ai été obligé de sacrifier sa tranquillité : c’est du machiavélisme. Rimailho n’a plus sa belle confiance dans la réussite de l’affaire et ne sait à quel saint  se vouer. Il appréhendait cependant que Monsieur Laurent ne le renvoie au Brésil ; il s’est fait porter malade, et a désigné Patart en prenant les devants. Je ne veux pas de Patart ici ; alors, craignant de voir ce diable arriver, moi aussi j’ai pris les devants et j’ai bouché la place avec un être inoffensif : le Capitaine Roy. J’aurais pu dire que je n’avais besoin de personne ; mais si l’affaire rate, Rimailho m’aurait reproché ma présomption.

Et voilà comment, sur la fin de sa carrière, le capitaine va jouer les Christophe Colomb. Mais il n’a pas à se tourmenter, il n’y a que Rimailho et Monsieur Laurent qui croient à l’influence des titres de Colonel et de Commandant de la Légion d’Honneur : les Brésiliens s’en moquent, ils font un concours de matériels et non de hautes personnalités. C’est pour moi que ce ne sera pas folichon ; le brave capitaine est un peu rasoir, et surtout, ici, perdu, il ne se décramponnera pas.

Par pitié, j’avais pensé lui retenir une chambre à mon hôtel, le prendre sous mon aile. Mais Houdaille est d’avis qu’il vaut mieux le loger au Palace, comme Filloux, afin qu’il comprenne bien que son rôle est différent du mien et que j’ai à garder toute mon autorité. Et puis, s’il n’est pas docile, je le ferai manger par un boa, à Corumba : il rejoindra le gros cochon noir.

Impossible de rien dire du Colonel Filloux. Après avoir été très camarades sur le bateau, nous ne nous apercevons plus ; Collin doit l’avoir séquestré, car personne n’en entend parler. Je m’inquiète d’ailleurs de ne pas connaître ses faits et gestes : c’est la menace occulte. Je rencontrai, l’autre après-midi, rue Ouvidor, l’élégante Madame Durisch qui voyageait sur le Lutetia ; comme elle s’informait du colonel et que je lui disais qu’il était devenu invisible, elle répartit : « C’est grave ; quand un homme devient invisible, c’est qu’il est amoureux. » Soyons sûrs que ce n’est pas cela.

Jeudi 18 Mai

Hier soir, dîner chez le Colonel Barat, à l’Hôtel Moderne à Santa-Thereza. Comme le colonel évolue dans le monde du Creusot, je suis le plus pestiféré des pestiférés de ses connaissances ; il a un peu crainte de m’exhiber publiquement, et le repas fut tout intime : avec moi, il n’y avait que le ménage Brésard... considéré comme atteint d’une incurable saint-chamonite. Le colonel Barat est un peu "pépère", et la conversation ne peut arriver à prendre un tour badin.

A 11hrs du soir, sur la terrasse qui domine le scintillement des lumières de Rio et la baie enveloppée de nuit, nous commencions à nous battre les flancs pour trouver des sujets de causerie. Alors nous quittâmes notre amphitryon, et redescendîmes dans la ville chaude. Mais la petite Brésard n’avait pas voulu arborer pour rien une toilette dernier cri (la robe noir et corail garnie de singe blanc que je lui ai apportée et qu’elle a modifiée, et un chapeau noir à deux touffes de longues aigrettes blanches) pour ne pas l’exhiber dans les endroits ohé ! ohé !

Nous allâmes chercher Marland, et j’emmenai tout le monde prendre une coupe de champagne au Phénix. Résultat : il était 1hr ½ du matin quand nous regagnâmes nos lits respectifs ; mais je n’ai pas de remords : il ne m’arrive plus que bien rarement de faire la bombe.

Vendredi 19 Mai

Le Massilia repasse aujourd’hui par Rio, le cap sur Bordeaux.

Hier, ayant laissé Houdaille aller seul à Deodoro, de Castro e Silva est venu me prendre en auto pour me mener déjeuner à Tijuca chez Madame Polo dont c’était l’anniversaire de naissance. Par la lumineuse et chaude journée que nous avions, il faisait délicieux être dans l’ombre d’un frais feuillis de végétation, dans cette gorge de montagne que domine Alto Boa Vista.

Ce ne fut d’ailleurs qu’un court répit : à 4hrs ½, j’étais redescendu dans la fournaise des affaires et de la politique qui est inquiétante et à surveiller de près pour l’avenir de la Compagnie du Brésil. Puis Houdaille est venu me dire ce qu’il avait fait à Deodoro et me demander à dîner pour échapper au jour dansant de l’Hôtel Central (le jeudi), les airs de fox-trot et de maxixe ne s’harmonisent pas à son état d’âme actuel.

Dimanche 21 Mai

Enfin, la Compagnie d’Expériences, qui semblait aussi endormie que le boa digérant le gros cochon noir, a fait un mouvement. Hier, samedi, nous avons eu la première séance officielle à Deodoro : toute une journée employée à présenter les matériels à ces messieurs. Ce n’est rien qu’un commencement mais je finissais par être inquiet que ce commencement n’arrive jamais.

Je suis obligé de câbler à Paris cet évènement historique ; mais la connaissance du fait seul ne suffira pas à Rimailho, et il dira que je ne le renseigne pas si je ne lui indique pas l’impression produite. Or, répondre à cette question est aussi impossible que de dire l’impression d’un veau qui regarde passer un train. Et pourtant il me faut trouver quelque chose de pas compromettant : énigmatique, indéchiffrable, impénétrable.

Au fond, chacun paraît être resté sur ses positions, partisans du Creusot et partisans de Saint-Chamond. Les Filloux, Collin et Cie sont tout de même rudement roublards. « Il faut demander à faire les essais dans le Rio Grande do Sul, me disaient-ils. Voyage épatant. Et vous qui aimez courir la brousse, cette perspective doit vous séduire : joignez vos efforts aux nôtres pour obtenir cela. » C’est assez fort de me prendre par mon point faible, mais je ne marche pas ; si nous allons dans le Rio Grande, les généraux Tasso Fragoso et Bonifacio, retenus près du Ministère par leurs fonctions, ne pourront nous suivre, et ce sont deux membres influents favorables à Saint-Chamond et que le Creusot cherche à faire éliminer de la Commission. Il faut être vigilant pour éviter les embûches constantes.

En rentrant de Deodoro, je suis immédiatement monté dîner chez les Boquet : par la voie détournée du petit père, le Général Tasso sera bientôt prévenu de la manœuvre du Creusot.

Lundi 22 Mai

Le Capitaine Roy doit arriver vers 5hrs du soir ; le temps semble avoir été commandé pour lui : il va voir ce que c’est que l’hiver du Tropique. Rarement l’atmosphère fut aussi diaphane, et l’entrée de la baie sera certainement d’une vision féerique ; mais quelle suée, mes aïeux !

Hier dimanche, la splendeur de  l’après-midi était telle que, ma foi, je trouvai absolument stupide de passer tous mes loisirs à travailler dans ma chambre comme je l’ai fait jusqu’ici. Le soleil me dilatait aussi fort qu’il dilate la comtesse de Norilles, et j’étais tenté de me perdre dans son éblouissement. Alors, Houdaille étant libre, nous partîmes ensemble prendre les Brésard et Marland pour dîner au Saô-Francisco, plus loin que Nichteroy de l’autre côté de la baie.

La traversée dans la fin du jour, nous montra des aspects prodigieux de colorations inouïes dans le ciel, sur l’eau, au flanc des serras dont la découpure était nette sur l’espace : toutes ces gammes de pourpres, d’orangers, de verts. Puis ce fut brusquement le grand apaisement de la nuit, resplendissante de toutes les constellations du sud, tandis que le tramway nous emportait le long de la baie d’Icaraluy sur l’eau calme de laquelle traînait encore un dernier reflet cuivré.

Il ne faut pas aller à Saô-Francisco pour faire un repas fin et élégamment servi. L’unique hôtel est une auberge dans le goût portugais-colonial, qui sent déjà l’intérieur. Nous y avons dîné à la bonne franquette, mais les étoiles scintillaient sur nos têtes.

Retour très entrain, jusque chez les Brésard qui nous avaient annoncé qu’une bouteille de champagne nous attendait dans la glacière. Et tout d’un coup l’incident pénible, qui se renouvelle si souvent avec Marland : la figure du docteur se contracte, les mots sortent difficilement de sa gorge serrée et de ses lèvres pincées, il devient brusquement sauvage, veut fuir chez lui, ne pas entrer chez les Brésard. Et un peu plus tard, en regagnant nos chez-nous, Houdaille m’en donne l’explication : « Vous n’avez donc pas vu pourquoi : la petite Brésard a pris votre bras pour s’aider à monter le raidillon de la rue. » Pauvre Marland !

Mardi 23 Mai

Il est horriblement tard ! Le cher capitaine ne m’a pas lâché d’une semelle depuis son débarquement, et c’est parfaitement compréhensible, un premier jour. Mais hélas ! j’entrevois que tous les jours vont ressembler à ce premier ; le brave homme est de la race des mollusques, de ceux qui collent fort, genre berguine.

Donc hier, dans le jour tombant, je reçus dans mes bras un petit homme tout en boule, tellement engraissé que j’avais peine à le reconnaître, coiffé d’un chapeau melon, et déjà tellement attaché à son bateau que j’avais peine à l’en arracher. L’entrée de la rade, l’immense baie, les lointaines serras déchiquetées et rarement aussi nettes, tout cela merveilleusement coloré au soleil couchant, ne lui ont fait dire que ce mot : « Peuh ! on m’en a tant parlé, que je m’attendais à bien autre chose. » Il est vrai qu’il s’attendait aussi à autre chose qu’à la bonne petite chaleur sous laquelle il ruisselait, car à Paris on lui avait dit qu’il arriverait dans la saison fraîche.

Après l’avoir conduit dans sa chambre au Palace Hôtel, je l’emmenai dîner à l’Assyrio en compagnie de Houdaille, Boquet et Madame Boquet. En suite de quoi, Madame Boquet, qui n’est pas souvent de sortie, voulût la fête complète, et sollicita un tour au Phénix.

Aujourd’hui, déjeuner à l’Hôtel Internacional, et montée au Corcovado, d’où, enfin, j’eus la vision rêvée. Puis Houdaille se secoua les ailes et s’envola de son côté ; je rentrai dîner au Palace avec le capitaine qui craignait d’affronter seul la grande salle à manger ; le Général Tasso nous attendait chez lui à 9hrs du soir ; je rentrai ensuite le capitaine qui tombait de sommeil,... et maintenant ce n’est plus mardi mais déjà mercredi.

Mercredi 24 Mai

Journée à souhaits pour montrer à quelqu’un combien de démarches inutiles il faut faire ici avant de réussir à voir qui l’on veut. Malgré de nombreuses allées et venues, nous n’avons pu joindre ni le Ministre de la Guerre, ni le Général Gamelin. Et puis voici le capitaine indisposé : il a la diarrhée et ressens une telle lassitude qu’il me demande une heure, après déjeuner, pour s’allonger sur son lit.

Jeudi 25 Mai

Drôle de jour d’Ascension pour moi ! Lever à 5hrs, dans la nuit, pour aller à Deodoro où nous avions une séance avec la Commission d’Expériences, et cela a pas mal marché pour nous. Comme le Ministre et le Général Gamelin avaient annoncé leur venue, le Capitaine Roy, qui n’a encore pu être présent, ne m’a pas accompagné, assez heureux, je crois, de n’avoir pas à affronter tous ces gens qui l’intimident.

Je suis revenu de Deodoro avec Filloux et Collin. Le Colonel Filloux, par ses façons courtoises et affables, sa manière de ne pas chercher à en imposer, son air toujours de bonne humeur, est très estimé ici. Et on trouve que je lui corresponds exactement du côté de Saint-Chamond, mais à ma Compagnie on ne s’en doute certainement pas !

Vendredi 26 Mai

Je suis ce soir de très méchante humeur. Un rien m’a mis en cet état. Le capitaine m’a lu quelques notes résumant sa dernière conversation avec Rimailho, et voici ce que j’ai vu : « Quand les expériences seront terminées, si elles ont bien marché et nous ont mis en bonne posture, Rimailho envisage de venir au Brésil avec Patart pour terminer les négociations. » Toujours la politique de venir ramasser les lauriers cueillis par un autre. Eh bien ! j’en ai assez de me laisser tondre la laine sur le dos : c’est ma signature et non celle d’un autre qui figurera au bas du contrat.

Le capitaine arrive ici comme un bon petit père rond de cuir qui ne fera pas une démarche, ne dira pas un mot, sans y être hiérarchiquement autorisé. Aujourd’hui, dans sa première entrevue avec le Ministre, il n’a pas existé ; il a hésité à se présenter dans le rôle d’envoyé extraordinaire que je voudrais qu’il joue ici, sous prétexte qu’il ne sait pas si c’est bien dans les idées de la Direction Générale ; résultat : le Ministre l’a traité comme mon sous-ordre. Mais en sortant il n’a pensé que ceci : « Bonne affaire ! cette mauvaise pilule de visite est avalée. »

Ce qui le préoccupe uniquement est ceci : envoyer chaque samedi un télégramme, un rapport, un paquet de journaux ; et dans son idée toutes les démarches et visites faites au cours de la semaine n’ont d’autre but que d’alimenter le rapport du samedi : c’est la déformation administrative. Or, il compte sur mon aide pour ses rapports ; je vais en profiter pour faire passer par son canal quantité d’idées qui ne seraient pas prises en considération sous ma plume,... et je m’efforce de lui mettre en tête que ses rapports doivent être adressés personnellement à Monsieur Laurent. La folle politique Rimailho-Patart approche peut-être de son déclin.

Samedi 27 Mai

Le capitaine est un homme perdu dès qu’il ne m’a plus à son côté. Toute cette semaine mes soins ont été pour lui, mon attention a été absorbé par lui, le Brésil a dû pour moi se résumer en lui. Aussi je viens de prévenir Houdaille que nous prendrons le service à tour de rôle auprès de l’"Ambassadeur extraordinaire de S.M. Théodore Ier". Il est bien gentil cet ambassadeur ; mais il ne décolle pas d’une semelle. Encore, s’il aimait faire du footing, comme moi ; mais non, le climat le rend flemmard, et il faut toujours traîner sur un banc, un fauteuil, une chaise quelconque.

Je viens de dîner avec lui et Houdaille chez Boquet, et j’ai essayé d’organiser pour lui un voyage à Saô-Paulo, seul en compagnie du petit père. Cela ne semble sourire ni à l’un, ni à l’autre.

Dimanche 28 Mai

Aussitôt après la messe, je monte à Tijuca déjeuner chez Madame Polo, où je rencontrerai deux hommes politiques importants qui me servent : Lacerda et le Général Pessôa, frère du Président de la République.

Pendant ce temps, Houdaille se débrouillera avec le capitaine. Que va-t-il en faire ? Le temps, gâté depuis vendredi, est déplorable aujourd’hui... Je compte sur les ressources d’imagination de mon adjoint.

Lundi 29 Mai

Loin de m’être un auxiliaire, le pauvre capitaine m’embarrasse et me mange le peu de temps qui me restait disponible au cours de mes journées très remplies par les affaires. De plus en plus, il se sent perdu, ne s’aventure pas dehors si je ne l’accompagne pas, ne sait se créer ni distractions, ni relations. Me voici bousculé par un rapport qu’il me faut faire à la Compagnie, tandis qu’en même temps me surviennent des dîners et des déjeuners en ville : hier soir, les Nodari (la jeune femme est cette ancienne danseuse très blonde de la troupe de la Pawlowa), m’ont emmené hier soir dîner impromptu avec les Brésard et Marland au restaurant italien ; à midi, j’avais à déjeuner au Jockey-Club, dont je suis membre temporaire, les Brésard et Houdaille ; ce soir, je dîne chez les Gippon. Pour occuper le capitaine pendant ce temps, comme il a une diarrh&e

Juin 1922

Vendredi 2 Juin

Hier il m’a fallu consacrer les si maigres loisirs à quelques lettres de fête : ce mois de Juin me fait souvenir des saints Jean, Pierre et Paul, et je dois y penser plusieurs semaines à l’avance.

Aujourd’hui notre journée s’est passée à Pétropolis, où l’ambassadeur nous attendait à déjeuner : Capitaine Roy, Houdaille et moi. Comme le seul train possible part de Rio à 8hrs ½  du matin, nous avons eu le temps avant midi, de faire tous trois une promenade en voiture jusqu’à la Crèmerie Buisson. L’atmosphère était brumeuse, Houdaille n’aime pas Pétropolis, le capitaine était uniquement préoccupé de cette tenace diarrhée qui ne veut pas le lâcher.

 Dimanche 4 Juin

Hier matin, avant 7hrs, la sonnerie du téléphone me met en bas du lit : c’est le Commandant Gippon qui me prévient qu’il arrive pour me causer immédiatement. Je prends ma douche en l’attendant, je reçois sa visite, j’achève de m’habiller. A 8hrs ½, je suis au Palace-Hôtel pour conférer avec le Capitaine Roy sur la situation qui ne nous sert pas favorablement. Je le fais par acquit de conscience, car sa colique seule l’intéresse, et qu’il n’écoute que distraitement les choses d’affaires.

A 9hrs ½, je suis chez le Général Gamelin. A 10hrs je vais à l’Ambassade avec le général pour conférer avec Monsieur Conty ; la discussion est pénible, il me faut démontrer que les intentions de ma Compagnie, contrairement aux bruits que l’on fait courir sur nous, sont pures, et que nous ne cherchons pas à ouvrir la porte du concurrent boche pour nous en faire un allié contre le Creusot. Je vais jusqu’à prendre l’engagement si Saint-Chamond n’était pas avec moi d’accord sur ce point, à demander mon rappel immédiat.

Je retourne au Palace déjeuner avec le capitaine, puis j’essaye de fixer son attention sur ce qui se passe. Je rentre chez moi où j’ai de nombreuses notes à rédiger. L’heure arrive de passer mon smoking pour aller dîner à l’Hôtel Central, invité par Sternfeld, avec les Gippon et Houdaille qui revient de Deodoro. Libre à 11hrs ½, je monte dans la chambre d’Houdaille pour confectionner avec lui un câble à la Compagnie : nous en avons pour jusqu’à 1hr ½ du matin.

Et le capitaine ne cesse de soupirer qu’il ne sait pas bien à quoi on passe son temps ici. Du moment qu’on ne paperasse pas, il estime qu’on fait joujou.

Ce jour de Pentecôte touche à sa fin ; il va être minuit. Ce matin, messe de 9hrs pour être au rendez-vous du capitaine à 10hrs au Palace. Puis, à midi, je l’ai abandonné aux soins des Boquet : j’étais invité à déjeuner chez les Brésard qui se plaignent de mon abandon. Avec eux et Marland, promenade l’après-midi à Copacabana, puis dîner tous ensemble à l’Assyrio

Lundi 5 Juin

Le mal du capitaine est-il contagieux ? Je me sens moins inquiet dans ma chambre que dans les rues ou en visite. Et puis j’éprouve une telle lassitude en cette fin d’après-midi que, après avoir faussé compagnie à ce bon mais bien ennuyeux Roy, j’ai renoncé à accompagner Houdaille à la réouverture des salons de la Légation du Japon.

Une lettre de France m’a permis de donner à mon camarade des renseignements sur les douloureux évènements de sa famille : il les ignorait encore dans leurs détails. Il ne faut pas exagérer en disant que ce fils qui reste est un mauvais sujet : assurément, c’est tout le contraire d’une petite oie blanche, mais il est bien plus ce qu’il me faut ici que ce prix de sagesse et de vertu qui m’est arrivé en la personne du Capitaine Roy. En dehors de toutes les qualités de probité, d’intelligence, et de science, il me faut ici un dur à cuire au physique comme au moral, un lascar qui peut boire le champagne jusqu’à 2hrs de la nuit, et se relever à 6 frais et dispos, qui soit un boute en train pour les hommes, et qui fasse la cour à toutes les femmes sans se laisser prendre le cœur par aucune.

Eh bien ! mon p’tit Houdaille est le chéri de toutes ces dames, du monde et du demi (qui l’appellent ainsi), et il est à "tu et à toi" avec tous les camarades. Au lieu que je ne puis arriver à faire sortir le capitaine de l’oubli le plus total.

Mardi 6 Juin

Retapé aujourd’hui, j’ai avalé avec entrain le capitaine, un déjeuner chez Madame Polo, et une forte dose de calculs pour élaborer les prix que me réclame le Ministre. Entre temps, visite aux Dalmassy, et comme le commandant ne pouvait résister à la tentation d’aller voir un nouvel épisode du feuilleton cinéma qui le passionne en ce moment, Madame de Damassy, "obligée à des précautions aujourd’hui", (comme avec bon goût ces choses là sont dites) m’a conservé à lui tenir compagnie un temps plus long que je ne le prévoyais.

Mercredi 7 Juin

Le capitaine va mieux, et je pense qu’il va pouvoir se dispenser d’un nounou sec. De bonne heure, ce matin, il m’a demandé d’attendre sa visite à mon hôtel,... et il s’est ramené, tout seul, par le tramway qu’il fallait. Mais, ici ou là, il est toujours aussi collant ; nous avons passé la matinée à mettre sur pied un télégramme qu’il tient à adresser à la Compagnie sous sa signature ; et ce plat de macaroni, long et filandreux, est à peu près uniquement destiné à manifester à Paris que l’ambassadeur extraordinaire existe.

Je l’ai gardé à déjeuner, puis il m’a emmené en ville pour acheter un instrument à chauffer l’eau électriquement. Supplice ! nous avons fait je ne sais combien de magasins, et rien ne lui a plu ; il voulait quelque chose qu’il avait vu à St Etienne un jour pendant la guerre !

Je me suis dégagé de lui un instant sous prétexte de venir m’habiller. A 5hrs ½ je dois le reprendre au Palace pour le mener faire une visite à Madame Brésard dont c’est le jour.

Jeudi 8 Juin

Ah ! c’est à donner sa démission. Je ne puis être à la fois nurse et chef de mission. Ce n’est plus le ventre qui travaille le capitaine, c’est la gorge ; il en accuse à la fois les Boquet et les Brésard chez lesquels il a senti des courants d’air. J’ai prié Marland de l’examiner : il manifeste un peu d’angine, sans gravité jusqu’à présent. Mais le brave homme se tourmente tellement qu’il va réellement se rendre malade. J’ai déjeuner au Palace avec lui et Boquet ; je ne lui parle même plus d’affaires, il a l’esprit ailleurs, et ne cesse de répéter : « Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? » J’en arrive à être tellement obsédé par cette phrase que je m’en veux presque d’avoir provoqué son voyage.

Mais non, quand je vois les notes qu’on lui adresse et qui prouvent un véritable affolement chez Rimailho, il était nécessaire que j’empêche la venue du colonel ou de son complice Patart.

Vendredi 9 Juin

Quand pourra-t-on s’abriter à l’hôtel Tijuca. ; la salle à manger n’ayant plus de toit est hors d’usage, et les rares pensionnaires doivent prendre leurs repas dans leurs chambres.

Aujourd’hui, j’ai emmené le capitaine déjeuner au Jockey-Club pour lui changer ses horizons et ses idées. Il glisse lentement vers le cafard.

Houdaille m’attend pour dîner, car ensuite nous avons à traduire un câble arrivé de Paris : encore une charmante soirée en perspective.

Samedi 10 Juin

Encore une rude journée aujourd’hui : matinée passée à Deodoro en partant par le train de 7hrs ½ ; rentré déjeuner à mon hôtel, le Général Tasso m’a rappelé d’urgence, par téléphone, au ministère, et en compagnie de Houdaille j’ai perdu près de lui une bonne partie de mon après-midi. J’ai perdu le restant avec le Capitaine Roy qui n’a quitté sa chambre que pour venir avec moi chez le pharmacien. Et maintenant dîner chez les Boquet.

Et les tirs commencent la semaine prochaine !

Dimanche 11 Juin

Le capitaine souffrant toujours de sa gorge, et sa température ayant un peu monté, j’ai ramené Marland près de lui. Une amygdale est très enflammée. J’ai passé plusieurs heures près de mon chef : il se plaint d’être abandonné, et j’ai peur qu’il ne comprenne pas que je fais ce que je peux, mais que j’ai mon travail et que lui me donne une occupation supplémentaire. Pour le distraire je lui ai apporté "les Croix de Bois" ; il n’a même pas encore ouvert le livre. C’est un moine qui ne lit que l’"Imitation", et qui ne s’allonge pas sur sa couche sans avoir mis à portée de sa main son chapelet et son missel. C’est fort bien mais il reste trop en dehors du mouvement mondain et ignore tout des arts, de la musique, du théâtre, de la littérature actuelle ; c’est pourquoi il reste muet dans un salon, et il aurait le devoir de s’instruire un peu des choses du monde tandis que sa réclusion lui en laisse le loisir. Il arriverait à ne plus être tourmenté, comme maintenant, quand je lui parle d’aller faire une visite où la conversation roulera sur d’autres sujets que la technique de l’artillerie.

Jeudi 15 Juin

Trois jours de silence parce que trois jours de tirs à Gericino. Départ le matin au train de 6hrs ½, journée dans la brousse, retour à Rio à plus de 6hrs du soir. Et avant d’aller dîner, il faut passer au Palace prendre des nouvelles du capitaine. Un abcès s’est formé à l’amygdale et a crevé de lui-même, en mon absence mardi. Affolé Roy a envoyé chercher un médecin français voisin, le docteur Goulard, qui maintenant le visite chaque jour. Mais le capitaine garde dans sa cuvette ses crachats de sang sanguinolents pour nous les montrer le soir ; et Houdaille, dégoûté, ne veut plus venir.

Mais la maladie n’a pas étouffé monsieur rond de cuir. Hier soir, le capitaine me demande à brûle-pourpoint : « Avez-vous mis dimanche, à la Compagnie, ma dépêche hebdomadaire ? Vous savez que cela leur fait plaisir. » Je réponds : « Non, puisque j’ai eu l’occasion de câbler dans la semaine, et que dimanche je n’avais rien à dire. » - « Cela ne fait rien, le colonel a plaisir à trouver une dépêche le lundi, et il est bien simple de télégraphier : "Il n’y a rien de nouveau." »

Rien de nouveau ! quand depuis quinze jours, je confère à tout instant avec les autorités, quand nous sommes entrés en pleins essais, quand le moment est des plus critiques !

Le capitaine m’a dit qu’un bateau passait demain ; il me l’affirme, mais je ne sais où il a pris cela. En tout cas, il m’a fait rester aujourd’hui à Rio pour faire un rapport à la Compagnie : la paperasse est plus importante que les tirs, à ce qu’il paraît. Heureusement que j’ai Houdaille qui est allé seul à Gericino.

Vendredi 16 Juin

Après un merveilleux temps tous ces jours-ci, brusquement aujourd’hui nous nous sommes réveillés dans un brouillard de pluie, et il passe une véritable vague de froid : le thermomètre est tombé à 14° ce soir.

C’est Houdaille qui s’est encore appuyé seul la corvée de Gericino. J’avais à voir le Ministre pour lui remettre tout un dossier de documents, et depuis ce matin jusqu’à 4hrs, j’ai travaillé comme un nègre à la préparation de ce dossier.

J’attends mon camarade au retour du tir. Il dînera avec moi, puis, s’il n’a rien de mieux à faire, je l’emmènerai au cinéma, où je n’ai plus guère le loisir de mettre les pieds.

Samedi 17 Juin

Malgré l’amicale insistance de Houdaille, je l’ai laissé seul ce soir aller au Grand Guignol de Paris qui donne ici une douzaine de représentations. Je n’aime pas beaucoup ces scènes d’horreur et d’épouvante, et mon camarade n’est pas abandonné : il est en la compagnie de deux jeunes ménages anglais, où les femmes sont délicieuses.

Dimanche 18 Juin

Le capitaine va beaucoup mieux. Alors, ce matin, il a fait une imprudence : de bonne heure, dans une atmosphère pluvieuse, il a fait sa première sortie pour aller communier. Et au déjeuner que je prenais au Palace avec lui et Houdaille, il m’annonce cela de son air réjoui et de sa voix éteinte. Ce que je l’ai... enguirlandé ! Et lui, qui me trouvait déjà violent, emporté et autoritaire ! Mais il faut qu’il se guérisse : j’ai autre chose à faire que de m’occuper de sa santé.

Mon après-midi s’est passée à fabriquer une dépêche à la Compagnie et à faire une visite aux Brésard. Ce soir, comme tous les dimanches de la saison d’hiver, on danse à l’Hôtel des Etrangers jusqu’à 11hrs ½. Comme il y a impossibilité de s’endormir, avec la musique, le plus sage est encore d’endosser son smoking et de chausser ses escarpins. J’aurais voulu pour cette soirée, inviter les Dalmassy, que j’aurais eu d’abord à dîner, mais ils sont mal avec les Gippon qui ont l’intention de venir avec les Jackson et De Rougemont. C’est terrible maintenant dans la mission : on ne sait plus qui mettre en présence.

Le Général Durandin et Dumay sont de retour à Rio depuis mardi. Petitbon souffrant d’un phlegmon n’a pu s’embarquer avec eux.

Lundi 19 Juin

Houdaille préférant que je ne le colle pas pour aller aux tirs à Gericino, et comme il fait très bien son service, j’en prends un peu plus à mon aise pour ces randonnées quotidiennes dans une brousse dont j’ai épuisé tous les charmes. Sauf imprévu, je n’irai pas à Gericino avant jeudi, jour où mon camarade a sa première épreuve de championnat de tennis au Fluminence-Club. Mais si moins de fatigues physiques, je n’en ai pas un atome de liberté de plus : le capitaine ignore l’art de ne pas coller les gens.

Aujourd’hui, il se porte à merveille, et je n’ai plus à m’apitoyer sur lui ; mais il se rend absolument ridicule en conservant ses airs de petit père douillage et craintif au milieu de cette société de risque-tout. Son médecin ne vient plus le voir, alors il lui téléphone à tout instant, pour lui annoncer qu’il vient de se mettre le thermomètre et qu’il a trouvé 36° 9, qu’il en est étonné car il se craignait de la fièvre, pour lui demander s’il ne serait pas imprudent qu’il aille faire une visite à Madame Tasso Fragoso, en voiture et bien couvert, et quantité d’autres questions du même genre. Pour moi, je le crois simplement apeuré ; mais Boquet en juge autrement : « Il est en train de manœuvrer, me dit-il, pour se faire octroyer une bonne gratification au retour. »

J’ai passé une partie de la matinée dans sa chambre, nous avons déjeuné ensemble au Palace, il m’a encore retenu au début de l’après-midi, et je n’ai pu me libérer que quand il est sorti pour aller flâner chez Madame Gomez, sa pharmacienne.

A 5hrs, il faut que j’aille à la réception bimensuelle de Madame Hourigoutchy, où je pense retrouver Houdaille (le programme des tirs aujourd’hui n’étant pas chargé) ; et ce soir je dois assister à la séance donnée par la Colonie Française pour le tricentenaire de Molière.

Hier la soirée dansante de l’hôtel ne fut pas ennuyeuse comme je le craignais. Houdaille et Nettmann étaient venus me rejoindre ; Mesdames Gippon, Jackson et Sparrow sont excellentes et infatigables danseuses ; je fus présenté à une poétesse, primée par l’Académie Brésilienne, une jeune veuve réputée être une des plus jolies femmes de Rio, la Senhora Coelho Lisbôa, parlant admirablement le français, mais ayant un peu tort de se poser, dans ses manières, dans son costume, dans sa tenue, en prêtresse d’Apollon.

Toute médaille a son revers ; j’ai dû suer sang et eau pour faire tourbillonner deux anciennes jeunesses, amies de Madame Coelho Lisbôa, la baronne de Vasconcelles et la femme de l’Amiral Conto : mon âge me permettrait-il encore d’être membre de la Ligue de l’Illusion sentimentale ? En tout cas, c’étaient deux actions méritoires, et j’ai dormi tranquille.

Mardi 20 Juin

Matinée libre, avant d’aller tenir compagnie au capitaine pour déjeuner au Palace. Houdaille est au tir.

La nature humaine est drôle ; quand je n’avais pas d’entraves, le monde m’était devenu un peu indifférent. ; maintenant que j’ai ce bon collage avec le capitaine, j’ai la frénésie de me secouer les ailes et je reprends goût aux réunions brillantes.

Hier, j’ai fait ma rentrée à la Légation du Japon, au lundi de quinzaine de Madame Hourigoutchy qui m’a grondé d’avoir si longtemps déserté son hôtel. Hourigoutchy s’est précipité sur moi avec des « gnaon, gnaon » de contentement (j’ai toujours autant de difficultés à le comprendre). Nico s’est départi un instant de ses gestes compassés de bonhomme peint sur les tasses à thé, pour me donner des tapes sur les reins. Iwa a revu le grimpeur enthousiaste, qu’elle voudrait entraîner dans une ascension dans l’Espirito Santo.

J’ai retrouvé ce milieu gai, aimable, intime, familier qui m’attire volontiers chez les Hourigoutchy : l’Ambassadeur de France, le Général Durandin, les Sparrow, les Brésard, Marland, la comtesse de Périgny, le très affable docteur Bruno Lobo qui n’a pas oublié ma passion des courses aventureuses dans l’intérieur sauvage, le baron Fallon ambassadeur de Belgique et son secrétaire Behagle (le remplaçant de Borel), le grand et timide Thomson premier secrétaire de l’ambassade britannique, etc. ...

J’ai remarqué que Houdaille n’est souvent pas empressé de me présenter aux femmes qu’il connaît : il accapare. Hier il a fait exception ; mais c’est qu’il avait à la fois deux flirts sur les bras, et il avait besoin de secours. Très gentilles femmes que d’ailleurs j’aurais vues samedi au Grand Guignol si je m’étais décidé à accompagner Houdaille.

Misstress Willet, mélange de beaucoup de sang vénézuélien avec un peu de sang français qui la fait cousine des Morny : cette brune nerveuse, ardente et langoureuse à la fois, semble coller pas mal à mon camarade ; ce doit être la grande passion actuelle.

Misstress Mac-Nill, très blonde au contraire, chairs blanches et roses, yeux bleus, lèvres très rouges sans fard ; une Anglaise qui parle le français avec cet accent qui donne aux mots un air d’animation et d’abandon ; c’est une danseuse de pur-sang ; mais voilà une femme dont on sent l’absolue nudité sous sa robe de mousseline bleu pâle.

Et dans cette atmosphère on devait avoir la sensation que la vie était bonne à vivre, car j’ai vu sourire le sympathique Crossby, premier secrétaire de l’ambassade des Etats-Unis, ce grand ennuyé qui semble toujours ordinairement sur le point de s’ouvrir les veines.

Il a fallu ensuite rentrer au galop, dîner, passer l’habit, se rendre au Theatro Lyrico pour la manifestation française en l’honneur du tricentenaire de Molière. Saint-Chamond s’était fendu de 250 milreis, mais Houdaille et moi étions seuls présents, le capitaine ayant refusé de nous accompagner. Nous avions été prié tous deux, avec le capitaine Lafay, de tenir compagnie en sa loge à Madeleine Boland, une petite aviatrice française de 26 ans, assez jolie fille adornée d’une tignasse acajou toute hérissée. La comtesse de Périgny nous ayant témoigné quelque dépit que nous ne puissions, dans ses conditions, partager sa loge, nous avons dû nous dédoubler : Houdaille est aller près d’elle lui conter des polissonneries pendant tout un acte, et j’ai été écouter les siennes pendant tout un autre acte.

La salle était plus intéressante que la scène, où la conférence de Mademoiselle Irma Villars, de l’Odéon, était entrecoupée de scènes du grand auteur jouées tant bien que mal par des amateurs.

Après le théâtre, Madeleine Boland ayant déclaré qu’elle mourait de soif, j’ai emmené prendre une coupe de champagne au Phénix tous mes compagnons de loge et Thys, directeur de la Banque Française et italienne.

Quel cran elle a cette petite Boland ! Seule jusqu’ici, elle a accompli le raid Santiago du Chili à Buenos-Aires, en traversant en avion la Cordillère des Andes. Proposée deux fois pour la Légion d’Honneur, il est honteux qu’elle attende encore son ruban. Il y a trois mois, en tentant d’aller de Rio à Buenos-Aires, elle s’est abattue sur une grève déserte, à 70 kilomètres de Santos. Obligée d’abandonner sa combinaison d’aviatrice qui aurait entravé sa marche, vêtue seulement de sa chemise, pieds nus, et la tête couverte d’un mouchoir, il lui a fallu marcher trois jours dans les sables brûlants avant de trouver à se ravitailler à 50 kilomètres. S’appuyant sur son mécanicien, en aussi piteux état, elle n’a eu, pour se soutenir pendant ce temps, que le contenu d’un flacon d’eau de dentifrice qu’elle avalait à petites gorgées. Piquée par des insectes sous le pied gauche, des vers ont cheminé à travers les chairs, perçant le pied de part en part, et actuellement encore on traite ces plaies.

Et pendant qu’elle me faisait ses récits, mon brave bonhomme de capitaine, bien clos chez lui, s’inquiétait d’un petit filet d’air tiède qui passait sous sa porte ! Quel contraste !

Mercredi 21 Juin

Pour rendre service aux Roy, je viens d’écrire à mon vieux Le Trocquer, ministre des Travaux Publics, un mot d’introduction  près de lui pour Maurice Roy. Jamais je ne demande quoi que ce soit pour moi. Le Trocquer voudra-t-il au moins se souvenir de son camarade de Stanislas ?

Vendredi 23 Juin

Hier, Houdaille ayant sa première épreuve de championnat de tennis, je n’ai pas voulu priver le brave garçon de ce plaisir, et c’est moi qui me suis offert la journée de Gericino. Pour moi, au retour du tir, je n’avais qu’une hâte : dîner et me coucher. Mais le capitaine est terrible ; seul toute une journée, il s’était senti perdu, m’avait téléphoné en vain toute la journée, était passé à mon hôtel pour savoir si j’étais revenu du tir, m’avait fait demander d’aller le trouver dès mon retour.

D’assez mauvaise humeur, j’ai donc fait un saut au Palace où j’ai énergiquement refusé de dîner. Une seule chose me fait prendre en  patience le séjour à Rio du capitaine : j’évoque le spectre de Patart qui pourrait être près de moi, plus crampon encore, moins panade certainement, mais autoritaire et méchant... Vlan ! il n’est que 10hrs du matin, et on m’annonce que le capitaine m’attend en bas.

Samedi 24 Juin

Hier, mon chef venait me trouver pour que je l’accompagne chez Monsieur Grandmasson pour lequel il avait une lettre d’introduction. Comme il ne décollait plus, je l’ai emmené déjeuner au Jockey-Club, après quoi il a bien fallu qu’il me quitte pour que j’aille à un rendez-vous avec Monsieur Castro e Silva. Je l’ai repris ensuite pour l’emmener au cinéma ; à peine dans la salle, il s’est tourmenté des courants d’air que faisaient les ventilateurs, s’est bourré les oreilles de coton, a tiré de sa poche un cache-nez dont il s’est enveloppé la tête, n’a cessé de maugréer, si bien qu’il a fallu nous en aller presque aussitôt.

Dehors, il a trouvé que la chaleur était insupportable, et à désirer aller chercher un peu de fraîcheur à Santa-Thereza, chez les Boquet, où nous avons dîné. Ah ! la société du bonhomme n’est pas drôle. Aussi le soir, en le quittant à la porte du Palace, rencontrant Reichmann, secrétaire de la Légation de Pologne, me suis-je volontiers laissé entraîner au Phénix prendre un rafraîchissement.

Dimanche 25 Juin

Messe ce ma   tin, puis la visite du capitaine ; déjeuner ensuite chez les Brésard avant de retourner voir le capitaine qui a trouvé nécessaire une deuxième visite de ma part à 6hrs du soir.

Hélas ! à nouveau il m’a fallu rompre avec le monde dont les distractions causent une saine horreur au capitaine. Je n’ai plus le temps d’inviter personne, et peu à peu personne ne m’invite plus. Hier soir cependant, j’ai rompu ma chaîne pour aller à bord de l’"Alsina", un nouveau bateau des Transports Maritimes de Marseille où la Colonie Française était conviée à un champagne en l’honneur de sa première traversée.

J’y fus ensuite retenu à dîner en petit comité à la table du commandant avec les Gippon, Houdaille, quelques officiers de la mission, et Barrouch l’agent spécial général de cette compagnie de navigation. Mais où sont les réunions vivantes et joyeuses de l’an passé ?

Mardi 27 Juin

Vous devez me trouver bien assommant avec mes perpétuelles histoires de capitaine Roy. J’aimerais mieux avoir à vous causer d’autre chose : mais m’absorbant complètement, puisque Boquet et Houdaille se défilent de lui, il devient mon obsession et ma hantise. Je suis navré d’entendre les étrangers à la Compagnie dire : « Il ne semble pas de grande envergure, l’Ingénieur en Chef de Saint-Chamond. » J’ai essayé de redresser le jugement de Boquet et de Houdaille qui estiment que Roy est un profond égoïste qui pense que la vie des autres doit se rythmer sur la sienne.

Pour moi, maintenant que je peux juger le capitaine sorti de cette atmosphère de fonctionnarisme de notre compagnie, c’est un homme prodigieusement déformé par l’esprit administratif, qui n’agit pas sans instructions précises de ses chefs, qui accomplira aveuglément un ordre même le sachant mauvais parce qu’il est couvert hiérarchiquement ; il reste ici le bon chef de bureau rond de cuir qui me dit : « Je ne sais que faire ici ; je voudrais bien que l’on m’envoie des instructions pour répartir le travail entre vous, Houdaille et Boquet. »

Comme je mousse en entendant cela, comme si depuis deux ans nous attendions d’avoir un pion pour nous indiquer notre tâche. Mais ce qui me laisse rêveur c’est de penser que, depuis le départ du Commandant Chantre, ma destinée, ma situation, mon avancement sont dépendants d’un homme qui s’applique à tourner comme une roue inutile mais à mouvement régulier.

Hier, lever à 5hrs ½ pour aller avec Houdaille à Gericino où il y avait un essai très important, retour à plus de 6hrs du soir. Il a fallu alors aller au Palace où le capitaine nous a retenu à dîner. Puis comme nous n’avions pas adressé samedi à la Compagnie le télégramme hebdomadaire dont on lui a parlé à son départ de France, il a insisté pour que, malgré notre fatigue, nous expédions le soir même, Houdaille et moi, un câblage quelconque à la Compagnie

Et Houdaille repartait à 6hrs ½ ce matin pour Gericino, et moi à 8hrs ½ pour Deodoro. Mais aussi, malgré ses tergiversations et ses hésitations, j’ai tenu à emmener le capitaine avec moi, presque de force, pour lui faire comprendre ce que sont nos journées et encore ce n’était que Deodoro ; mais il peut savoir maintenant ce que c’est que travailler dans la brousse sous l’ardent soleil, et rentrer à 2hrs ½ de l’après-midi, à jeun.

Et comme il y avait d’urgentes décisions à prendre je l’ai laissé à la torture en le mettant en présence des responsables et en faisant semblant de m’abriter derrière lui. Tout tremblant, il n’a trouvé que cette solution : demander des ordres à Paris. Comme il importe que le travail soit fait pour vendredi, j’ai abrégé son supplice en prenant moi-même les décisions nécessaires.

Après lui avoir fait manger une choucroute à la Casa Heim, je l’ai laissé au Palace, suant et éreinté. Et maintenant, il faut que je monte à Santa-Thereza voir Boquet, encore immobilisé par une crise de foie.

Mercredi 28 Juin

Petitbon est arrivé hier par le Massilia. Il colporte déjà partout, ainsi que Dumay, après leur passage par Boulogne, que j’ai une femme épatante, des enfants épatants, une installation épatante, et que nous ne sommes pas de "la p’tite bière".

Vendredi 30 Juin

Hier, dernier tir prévu à Gericino. Les matériels doivent maintenant être conduits au fort de Copacabana pour la suite des essais. J’ai fini par décider le capitaine à m’accompagner pour se rendre compte, au moins une fois, des conditions du pays au point de vue emploi de l’artillerie

Un télégramme de la Compagnie a annoncé au capitaine le départ de sa famille pour Dinard. Cela le fait se lamenter encore plus fort sur son exil. Mais il est tellement mollusque que je le vois très bien maintenant au Brésil jusqu’à la consommation des siècles. En attendant, il m’y fait faire mon Purgatoire !