2ème séjour suite 5

Juillet 1923

Dimanche 1er Juillet

Hier soir, dîner avec Lelong et Petibon à l’Assyrio, puis nous sommes allés voir Melle Dorziat dans les « Demi-Vierges ». Salle comble et choisie. Nous nous sommes retrouvés là avec d’autres groupes : le général Durandin et Collin, les Buchalet, les Hautecloque etc… Après le spectacle, Collin nous a tous invités à aller boire une coupe de champagne au Phénix : il se pourléchait à l’idée qu’on allait danser. Mais c’était à notre petite ambassadrice, Madeleine de Hautecloque, à donner le ton, et vraiment la salle était trop « grue » pour que « La France » puisse se permettre de s’exhiber. Là-dessus est arrivé le ménage Godehau, lui avec une Légion d’Honneur à son smoking à laquelle chacun pense qu’il n’au aucun droit ; malgré un accueil correct et froid, les Godehau s’assoient avec nous et Collin, que son goût désordonné pour la danse empêche de comprendre, fait danser la petite Godehau : cet exemple n’entraîne nullement mesdames de Hautecloque et Buchalet ; prise de bec à voix basse, à un coin de table, entre Collin et Petibon, Collin prétendant (je l’ai su en sortant) qu’on paraissait donner une leçon à madame Godehau en s’abstenant de danser. Pauvre ami Collin : 400 francs de champagne et sec de danse ! Il n’avait pas l’air content et le laissait un peu trop voir.

Tout à l’heure, le trio Buchalet va monter dîner avec moi, s’étant invité sans façon : mon perchoir me paraît être assez de leur goût.

Lundi 2 Juillet

Rirette, je n’oublie pas notre anniversaire, et ce matin, avant de me laisser absorber par les affaires, je suis allé prier à l’église pour nous deux. Je ne suis près de toi que de tout mon cœur, mais là-bas j’avais laissé à un rosier blanc le soin de s’épanouir ce jour-ci, comme quelque chose de moi vivant à côté de toi : a-t-il été fidèle à sa mission ?

L’exil est plus sensible, les jours comme celui-ci. Et pourtant, avant-hier, j’ai entendu le cri d’un homme qui regrettait de n’avoir pas eu le courage de s’y soumettre : c’est Coatalem. Il me demandait si j’avais de bonnes nouvelles des miens, et je lui ai dit que mon deuxième venait de réussir à son baccalauréat. Il s’est attristé, et m’a dit : « Voilà des compensations que votre femme et vous avez à la dureté d’une vie séparée. Nous n’avons pas eu ce courage et nos enfants ont été sacrifiés. On est jeune, et on se donne de bonnes raisons. Mais 60 ans sont arrivés, je vais prendre ma retraite, rentrer en France. Mes enfants n’y ont pas leur place ; ici, nous n’avons pu leur donner une instruction sérieuse, et ils ne sont même pas attachés à la France ».

Avec ses yeux humides, cet homme me faisait grande pitié : car on cache le fils aîné, déserteur de la guerre, auquel les frontières de France sont fermées. Cette famille est restée groupée, mais elle n’est pas cimentée comme la nôtre.

Je glisse un baiser dans ton cou…

Mardi 3 Juillet

Il faut rendre service aux amis. Petibon est parti hier soir en mission à Saö Paulo et aurait bien souhaité que je l’accompagne pour l’aider de mes lumières dans les problèmes de défense des côtes qu’il va avoir à traiter. Une échappée aurait aussi été fort de mon goût ; mais impossible ces jours-ci : le Creusot est en travail, et je ne puis lui laisser le champ libre. Je rends donc service à Petibon, d’une façon beaucoup moins agréable pour moi, en lui pondant tout un cours sur la défense des côtes et en le lui envoyant ce soir par la poste.

Mercredi 4 Juillet

Mon Barailler est un bien gentil garçon, mais il se noie avec trop de facilité dans une goutte d’eau. C’est bien le Français casanier, attaché à ses petites habitudes, enclin à tout critiquer, avec bonne humeur, il faut le reconnaître, mais rétif à tout effort pour s’adapter. « A quoi bon, je ne suis que de passage » et le Français ne prend pas plus au sérieux les choses qui lui sont étrangères, que s’il faisait une promenade au Jardin d’Acclimatation, au milieu des palmiers, des nègres, des bêtes inaccoutumées. Nous sommes bien restés les descendants du Gaulois qui, en traversant Rome, malgré l’heure grave, s’amusait à tirer la barbe d’un vieux birbe de sénateur… uniquement pour faire tordre les camarades : plaisanterie qui coûta des torrents de sang.

Avec ses airs de gavroche moqueur, Barailler est plus empêtré qu’une poule avec ses poussins, toujours au sujet de ses outils. On les lui a déplacés encore une fois, il est venu me trouver tout désemparé, ce matin ; et j’ai dû aller cet après-midi au Ministère, avec lui, demander qu’on indique à mon monteur un coin où il pourrait les ranger. Non seulement cela me fait perdre mon temps mais je parais aussi ridicule que Barailler. Pourtant il faut que je le fasse car je connais la mentalité des gens du peuple : « J’ai un chef qui ne fiche rien, qui se désintéresse de tout et qui me laisse tout faire ».

En sortant du Ministère, pour inculquer un peu de cran à mon monteur, je l’ai mené au cinéma, voir les hommes du Far West qui galopent dans de terribles chevauchées, qui se défendent à coups de révolver, qui luttent contre la nature sauvage, qui échappent à la mort par des sauts vertigineux au dessus des précipices. Cela ne l’a même pas emballé. Rien à faire ! Seulement, à cette heure, Barailler est rentré bien tranquillement, l’esprit libre, prêt à dormir sur ses deux oreilles, et moi, j’ai à fabriquer et à envoyer une dépêche importante à ma boîte.

Jeudi 5 Juillet

Rio me semble être devenu plus que jamais un repaire d’aventuriers : on ne coudoie plus que cela. Je t’ai peint le couple Godehau : actuellement, ils me poursuivent d’amabilités, voudraient absolument m’avoir à dîner… et voudraient surtout obtenir de moi des lettres d’introduction pour Mexico où ils comptent se rendre prochainement.

Dernièrement, c’est un autre couple, se disant uruguayen et hautement apparenté, qui s’est suicidé au Palace Hôtel : elle, est morte sur le coup : lui, il en réchappera. Joueurs effrénés, faisant au tapis vert des pertes dont on parlait avec admiration, non seulement ils devaient au Palace Hôtel leurs notes depuis trois mois, mais encore ils avaient su enjôler le gérant et s’étaient fait avancer de fortes sommes. Son cercueil, à celle, fut couvert de fleurs par les croupiers et employés des tripots.

C’est un autre couple, soit disant baron et baronne hongrois, qui ouvre une salle de jeu clandestine dans une somptueuse villa de Copacabana. On m’a offert d’être présente : tu comprends, un marchand de canons, c’est réputé avoir le portefeuille garni. L’inauguration se fera sous couleurs d’une fête brillante. Il y aura là la « Marquise » une belle aventurière qui « travaille » avec un type assez mystérieux qui se prétend un authentique marquis ; il y aura une Italienne qui fait parler d’elle au Palace Hôtel, la marquise Barborozzi et sa sœur ; riche Messaline, se passant tous ses caprices passionnels, on raconte qu’elle est venue ici pour « s’offrir » le commandant du bateau sur lequel elle voyageait : la traversée, avec les fêtes qu’elle donna, lui coûta la bagatelle de 300 000 francs ; mais, à Rio, elle était lasse de son loup de mer et ne prolongea pas le plaisir jusqu’à Buenos Aires. Cela suffit à te donner un aperçu de ce que sera cette copie de l’Hôtel de Transylvanie » où Des Grieux se fit coffrer par les exempts. Sois sans inquiétudes, Manon ; j’ai décliné d’être présenté : la maison me paraît avoir déjà une odeur de suicide et de cadavre.

Vendredi 6 Juillet

Journée fatigante et très prise par les affaires. Mais enfin, je crois que notre situation n’est pas mauvaise et que, si Saint-Chamond présente une bonne marchandise, nous pourrions bien n’avoir pas complètement perdu notre temps ici. Seulement voilà, je ne sais plus du tout où on en est à Saint-chamond. Il y a une éternité qu’on me laisse sans nouvelles ; on ne répond même pas à mes télégrammes. Je ne puis qu’espérer qu’ils font ce qu’il faut.

Il est très tard, mais ce soir surtout je n’aurais pas voulu que ma page reste blanche. Un baiser.

Samedi 7 Juillet

Ah ! mon Amie chérie, que la société est donc compliquée ! Ce n’est pas une petite affaire que réunir les gens à dîner. Je voulais avoir ce soir, au dîner dansant du Jockey Club les Espindola, les Thyss et les Buchalet. Tout était convenu quand les Thyss, apprenant qu’ils voisineraient avec les Buchalet, m’ont fait savoir qu’ils préféraient remettre cela à un autre jour. J’ai vu Thyss et je sais le motif : Buchalet, dans une réunion, s’adressant à madame Thyss, l’a appelée « ma bonne ». Assurément, cela manque un peu de distinction d’un côté, mais de l’autre côté cela manque terriblement d’indulgence.

Ma table était commandée pour sept : il a fallu que je bouche les trous à la dernière heure, et ce n’est pas commode ici d’attraper les gens au vol. Enfin, j’aurai le général Durandin et Lelong. Seulement, les Thyss entendent l’italien et le parlent un peu et madame Espindola ne parle qu’Espagnol et Italien.

Espérons cependant que tout à l’heure tous mes invités seront contents.

Lundi 9 Juillet

Hier Dimanche, ma journée s’est trouvée engrenée de telle sorte que je n’ai pas eu la possibilité de t’écrire. Rencontre avec le Général Durandin et Lelong qui ont insisté pour m’emmener au Club de tennis du Paysandis ; nous y sommes restés jusqu’à la tombée du jour avec les Buchalet et de Périgny. Madame Buchalet nous a tous ramenés chez elle pour partager un dîner impromptu ; rentrée assez tardive, succédant o une rentrée encore plus tardive la veille.

Mon dîner de samedi fut apprécié de tous mes convives. Les femmes ont bien dansé et les hommes ont bâti des rêves d’avenir. Le diplomate mexicain leur a fait miroiter la constitution d’une mission militaire française à Mexico et un gros achat de matériel à Saint-Chamond. Sachant avec quelle facilité le Mexicain part pour la gloire, seul peut-être je ne galopais pas sur la chimère ; mais je ne pouvais cependant rester insensible aux évocations de Cuauthemoc, de Moctezuma, de la ville sacrée de Theotihuacan, des toros, des jardins fleuris de Jalapa, du patio de l’hôtel Morelos à Cuernavaca. Quel pays quand on y songe ! C’est autre chose qu’ici ! Manon, tu as vu ce qu’il y a de plus pittoresque dans toute l’Amérique.

Je pense que cette lettre t’arrivera à Boulogne avant votre envolée vers la Bretagne. Il y a ces temps-ci un grand trou dans les courriers qui viennent d’Europe et je n’ai aucune nouvelle de vos faits et gestes. J’ignore la date que tu as dû fixer maintenant pour votre départ.

Tendresses et baisers de

                                                                                                                  Ri.

Mardi 10 Juillet

Le général Durandin est vraiment le meilleur homme du monde : affable et affectueux, très jeune de cœur et d’esprit et toujours prêt à rendre service. Mais il est affligé d’un petit travers assez ennuyeux : il s’ingénie trop à vouloir organiser l’existence des autres. Il y a quelque temps, il était persuadé qu’il y avait à Rio une épidémie de variole : non seulement il fit vacciner obligatoirement ses officiers mais aussi leurs femmes ; et bien mieux, il m’avait désigné à son médecin major Bouisson comme à vacciner au même titre que les autres.

Le jeune Albert Buchalet ne va pas très bien : des séjours aux colonies trop longs pour un enfant lui ont abîmé le foie. Le général s’est mis en tête que ce sont des vers et il n’aura de cesse qu’on ait appliqué son remède, une décoction d’écorce de grenadier. Pour moi, son dada est que je quitte l’hôtel Bello-Horizonte pour aller demeurer avec son beau-frère, le commandant Pichon. Déjà, il y a peu de temps, il aspirait à me voir me loger avec Collin dans la maison de Lelong, en remplacement des Van der Burck ; il souriait à ce tableau familial : Lelong, Collin, Morize, Trinité fraternelle, dorlottés par madame Suzanne. Et il y met de l’insistance, le bon général, chaque fois que je le rencontre, il m’entreprend, en ayant soin d’ailleurs de toujours se récrier : « Vous savez, ce que j’en dis, faites-en ce que vous voudrez. Mais vous devriez y réfléchir ». C’est tout réfléchi : je suis fort bien dans mon perchoir… et j’y reste.

Mercredi 11 Juillet

Plus triste que les autres années, ce jour-ci. Il me paraît que toute la peine de cet autre jour, le 3 Novembre, pèse en plus sur les souvenirs d’aujourd’hui. Enfin, papa et maman sont réunis et nous avons peut-être tort de nous attrister. C’est sans doute une très lumineuse fête pour eux et notre chagrin est égoïste. Mais cela n’empêche pas de prier : la prière est notre manifestation à ceux qui nous ont quittés.

Manon, je ne vais plus faire de photo. Toutes mes tentatives pour prendre le panorama de ma fenêtre ont échoué : certains prétendent que, dans le bain de vapeur où est plongé Rio, il est impossible de réussir de bonnes photographies. J’aurais aimé pourtant te faire partager cette vision splendide ; mais voici déjà 24 plaques gâchées et je n’ai rien à t’envoyer.

Jeudi 12 Juillet

Je me suis embarqué dans tout un travail destiné à Pierre, vraiment bien absorbant. Refaire complètement de tête un Cours d’Algèbre est plus ardu que je n’aurais cru, et mes loisirs y passent tous. Voilà trois mois que je suis là-dessus ; je ne veux pas y renoncer, mais je souhaite vivement en avoir fini : encore une quinzaine de jours de travail. J’espère au moins que tout cela ouvrira l’esprit de notre Pierrot aux hautes mathématiques.

Etre venu aussi loin de France pour m’appliquer à une tâche didactique dans une chambre d’hôtel ! Je trouverais cela stupide, si je ne pensais en même temps que, si j’étais en France et que je n’aie pas eu comme actuellement de grandes heures vides, je n’aurais pas pu essayer d’apporter cette aide à Pierre.

Vendredi 13 Juillet

Hier soir, Collin recevait à dîner au Palace Hôtel et j’en étais. Ce vieil ours se lance et c’est en découvrant la danse qu’il s’est transformé. Il y avait avec nous les Buchalet, le général Durandin, les colonels Lelong et de Rougemont ; les Thyss devaient venir, mais ils se sont excusés et j’ai compris que c’était la présence des Buchalet qui les avait écartés. Collin avait donné la présidence au général Durandin, et m’avait mis à gauche du général : décidément Collin cherche à nouer sérieusement avec moi. Le dîner tu Palace était dansant ; nous avons été terminer la soirée au Phénix où l’on danse ; madame Buchalet a bien voulu danser aux deux endroits : Collin était aux anges. En tous cas, ce n’est pas l’alliance Creusot – St Chamond, parce que les chefs continuent à se montrer les dents à Paris, mais à Rio c’est l’entente cordiale ; et si cela arrivait aux oreilles de Rimailho, je recevrais peut-être bien des observations… dont je ne tiendrais aucun compte : je ne trahis pas parce que je roule bras dessus, bras dessous avec Collin, et la façon dont j’ai arrêté la déroute de Saint-Chamond depuis six mois me met au-dessus de tout soupçon et de toute critique.

Samedi 14 Juillet

Une journée qui n’est pas une sinécure, comme toujours je l’ai vu à l’étranger. Ce matin, réunion purement masculine à l’Ambassade : discours du doyen de la colonie française, puis discours des deux présidents des groupes syriens et libanais. Nos pauvres petits politiciens bornés et sectaires devraient voir un jour dans un 14 Juillet sur une terre lointaine, combien la chrétienté d’Orient cherche à s’appuyer sur la France qui représente toujours pour eux la grande catholique. Ensuite discours de Hautecloque : eh ! il va bien, le petit ; on voit qu’il est jeune : il a dit des choses justes, précises, énergiques, sans crainte de se compromettre ; quand il sera vieux diplomate, il sera beaucoup plus édulcoré, tiède et fadasse… et il remplacera la précision des idées par des fleurs de rhétorique et d’amusants mots d’esprit.

Et maintenant, je me prépare pour le cinq à sept de l’Ambassade, réception du corps diplomatique, musique, danse, buffet, réunion mondaine.

Dimanche 15 Juillet

Pour la Saint Henri, j’ai quelque peu mal aux cheveux qui me restent. Suite à l’éreintement de la journée d’hier, et au trop de champagne.

Trois changements de toilette : démocratique veston pour la réunion du matin, jaquette pour le cinq à sept de la comtesse de Hautecloque, smoking pour le bal du soir au Cercle Français.

Au bal du soir, je n’ai pu faire qu’une courte apparition, absolument nécessaire. Le général Durandin avait retenu une table pour le réveillon qu’avait organisé le Palace Hôtel et depuis plusieurs jours il m’y avait invité avec quelques amis auxquels il a des obligations mondaines : les Thyss, les Buchalet, Collin, Lelong. Le général s’était fait une vraie joie d’enfant de nous offrir ce divertissement, et pour lui, cette fois, les Thyss n’avaient pas refusé de se rencontrer avec les Buchalet ; seul, je l’espère, j’ai vu une rivière aux eaux glaciales couler entre les deux ménages.

Véritable cohue rastaquouère et cosmopolite, très mélangée : des aventuriers notoires à côté de diplomates, les grues les plus en vedette avec les femmes de la haute société. D’affreux jazz-bands américains hurlaient sur cette foule ; dans cette masse compacte, on ne pouvait danser, on piétinait sur place. « Ce n’est plus de la danse, c’est du frottage de nombrils » disait madame Buchalet qu’aucune image ou aucune expression ne fait reculer. Souper au champagne, naturellement ; à 3 h du matin je m’en allais, tandis que Collin et Lelong restaient bien décidés à attendre qu’on éteigne les chandelles.

A la messe de midi, tout à l’heure, j’ai rencontré le général et Pichon ; et, naturellement, nouvel assaut pour que j’aille cohabiter avec Pichon.  Ah ! bateau ! Il faut croire cependant que je ne suis pas si mal ici : les Buchalet et Lelong se sont encore spontanément invités à monter partager ma popote ce soir.

Lundi 16 Juillet

C’est notre jour hebdomadaire et traditionnel de cinéma : « Vingt ans après », en dix chapitres, à raison de un chapitre par semaine. Ensuite, dîner avec Lelong chez les Buchalet, puis nous devons rejoindre Collin qui nous conduira assister à sa leçon de danse chez Duque.

Les affaires sérieuses s’intercalent cependant dans la journée. Tout en étant à Rio, je travaille le Mexique, mais ma Compagnie est inouïe : j’ai offert une excellente affaire d’auto-mitrailleuses depuis plus d’un mois, demandant à Paris de me télégraphier si on acceptait : aucune réponse. Je suis allé voir tout à l’heure Espindola qui s’impatiente ; je sens que nous allons perdre la clientèle du Mexique. J’ai obtenu à grand peine qu’il ne s’adresse pas encore à Collin, tout au moins avant la réponse à la dépêche inquiétante que j’envoie aujourd’hui à Paris.

Mardi 17 Juillet

Enfin, après trois semaines exactement, un courrier d’Europe est arrivé. Comme il est volumineux, il sera long à être distribué : pour ma part, il ne m’a encore été remis qu’un pli de la Compagnie et les lettres des enfants.

Tiens, petite Manon, ces gentilles lettres m’ont donné le cafard : sensation que la vie passe, passe… Tous ces petits me semblent devenir grands : Cri-cri et Annie ont une écriture et un style de vraies femmes déjà, et voilà que l’écriture de Lili n’est déjà plus sa pataude écriture de bébé… et il n’y a plus de fautes d’orthographe. Ah ! où sont nos bébés d’antan ?

Mercredi 18 Juillet

Tes lettres 62 et 64 sont arrivées, ma chérie. Comme le 63 se promène encore, il y a des choses que tu me dis sur les arrangements des affaires de papa que je ne comprends pas bien. Je dois donc faire des erreurs d’interprétation.

D’après une de tes phrases, il me paraîtrait ceci : les affaires ont été arrangées et il n’était pas possible qu’elles le soient autrement, en considérant que l’avoir de papa était la moitié de l’ensemble des deux fortunes de papa et madame Morize. Maintenant, madame Morize voudrait voir rendre à Charlotte tout son avoir à elle. Il faudra que j’y réfléchisse bien avant de te répondre mon avis : mais immédiatement cela me paraît dangereux pour la raison suivante : notre part est officiellement constituée, il y a maintenant un document notarié qui fait foi de ce que nous possédons ; donc plus tard, à ma mort on saura exactement ce que j’ai reçu.

Si nous en détournons une partie pour le rendre à Charlotte, ce ne pourra être que régulièrement sous forme d’une donation entre vifs et à condition que cela n’excède par la quotité que je puis distraire de l’héritage des enfants, ou irrégulièrement de la main à la main, disparition que l’on pourra attribuer à des spéculations malheureuses ou à l’entretien coûteux de danseuses. Pour Paul, c’est la même chose : il ne faut pas oublier qu’il a une héritière directe, enfant naturelle mais reconnue, à cause de laquelle la loi l’oblige à ne pouvoir disposer volontairement que d’une partie de sa fortune. Je suis d’avis qu’il n’est pas juste que madame Morize ne puisse disposer de sa fortune à elle comme elle l’entend : mais c’était du vivant de papa qu’elle aurait dû la mettre à l’abri, et non pas attendre que tout soit irrémédiablement réglé, pour nous lancer dans des illégalités dangereuses.

En tout cas, mon Amie Chérie, ne te fais pas de soucis. Si la loi ne m’enchaîne pas, je rends à charlotte tout ce à quoi elle a moralement droit. Tu es ma mandataire, et j’accepte les yeux fermés et sans critique, les actes de ma mandataire.

Jeudi 19 Juillet

Un télégramme de ma Compagnie me fait enfin savoir que l’affaire que je lui ai proposée pour le Mexique ne l’intéresse pas. C’est navrant. Où allons-nous, nous refusons tout : nous venons de repousser une demande de fourniture de locomotives pour le Brésil… et à Saint-Chamond on continue à fermer des ateliers. Il faut que j’aille de suite annoncer ce refus à Espindola… et je ne suis pas fier.

Tendresses et baisers.

                                                                                                                  Ri.

Vendredi 20 Juillet

Ton retardataire numéro 63 m’est arrivé, avec la procuration à signer. Petite Manon, ne te fais pas de souci avec le règlement de la succession de papa ; je pense exactement comme toi, et je signe la procuration : le grand désir de papa est qu’il ne naisse pas de zizanies dans la famille et c’est aussi le nôtre.

Cependant, parlons un peu de ces affaires qui t’ont préoccupées si fort. Il me paraît qu’il y a deux choses qui sont nettement distinctes et qui n’influent en aucune façon l’une sur l’autre : d’une part, le legs fait aux quatre petits enfants et, d’autre part, la restitution à madame Morize des valeurs qu’elle a versées dans la communauté. Je vais te faire une petite note pour essayer de mettre les choses au point : cette note sera pour toi seule afin qu’on ne t’embrouille pas avec des boniments. Mais, pars bien de ce principe : je ne veux pas être accusé de me couvrir de la loi pour détenir ce que d’autres regardent comme leur juste part ; j’aime encore mieux être soupçonné de m’être appauvri en entretenant des danseuses.

Et puis, quoi ? On n’échappe pas à son sort ; et notre sort à tous deux me paraît être que nous sommes condamnés à rester des « Bibis-la-Purée ». Ce n’est pas que la raison nous manque ; mais elle est submergée par le sentiment. Ne nous en attristons pas : toi aussi tu préfères « Don Quixote » à Sancho Pança. Moins d’argent, mais une fierté dans laquelle l’intelligence de ce que nous faisons nous autorisera à mettre une pointe d’ironie… ironie blessante pour personne, j’entends.

Pour le legs, papa n’a certes pas eu l’intention de créer à ses petits enfants des charges qu’ils ne peuvent supporter ; mais j’ignore comment il s’est exprimé dans son testament. En réalité, il a voulu ceci : faire un cadeau à ses petits-enfants, à charge par eux de servir une rente viagère de 4 000 francs à madame Morize. Ce chiffre de 4 000 francs, nettement indiqué, doit être respecté. Mais, était-il bien nécessaire de constituer un cautionnement de cette rente, c’est-à-dire d’immobiliser des valeurs qui peuvent se déprécier ? Ces valeurs étant immobilisées et intangibles, leurs propriétaires les récupèreront à la mort de madame Morize, mais que voudront-elles alors ?

Il eut beaucoup mieux valu en laisser la libre disposition à leurs propriétaires qui les auraient gérées comme ils l’auraient trouvé avantageux et qui auraient versé intégralement la pension de 4 000 francs. Qu’y avait-il à craindre ? Au fond, c’est Albert et moi qui gérions le bien des enfants : si son rapport était supérieur à la pension, bénéfice pour les enfants ; s’il était inférieur, nous payions le supplément… tout comme nous devrons le faire maintenant. Les choses, au contraire, ont été réglées comme si elles ne se passaient pas en famille, mais entre étrangers.

Donc, la question du legs va se régler à la satisfaction de madame Morize, je l’espère.

Une autre question est soulevée, me dis-tu : la restitution des valeurs qu’elle a apportées dans la communauté. Sans autre explication, j’en conclus ceci : madame Morize a apporté plus que papa et n’admet pas que ce surplus, cette différence, soit considérée comme communauté. Le résultat final sera que tout se passera comme s’il y avait eu séparation de biens et non communauté. Je m’incline volontiers… en principe, car pour satisfaire au désir de notre belle-mère il surgira des difficultés sur lesquelles nous ne pouvons fermer les yeux.

D’abord, ce qui m’étonne, c’est que papa n’ait pas rendu à madame Morize cette différence, ou tout au moins une partie, par un legs, puisqu’il avait la liberté de le faire jusqu’à un quart de sa part légale. Mais passons. Je trouverais injuste d’obliger madame Morize, contre sa volonté, à abandonner aux trois fils de papa ce surplus qu’elle a apporté ; mais pour l’instant ce surplus nous a été attribué d’office par la loi, et qu’en est-il résulté ? D’abord, que l’Etat, sous forme de droits, a prélevé sa part sur ce surplus ; et je ne demande pas mieux que de rendre ce qu’on m’a donné mais pas du tout ce qu’on a donné à l’Etat. Ensuite, cette inscription de propriété à mon nom, n’aurait-elle existé qu’une seconde, a attaché à la chose une certaine capacité de ma personne qui s’appelle droit de disposer de la chose : c’est d’ailleurs ce droit qui me permet de redonner la chose à madame Morize ; mais, en la lui transférant, je lui transfère en même temps mon droit d’en disposer. La chose, en me quittant, emporte donc avec elle un morceau de mon droit. Qu’importe ? dira-t-on ; ce droit que vous abandonnez, vous l’aviez reçu avec la chose. Nullement, car j’ai reçu avec la chose un droit 4 fois plus petit que celui qui m’est enlevé. Et il n’est pas plus naturel que je fasse cadeau de mes droits, que l’on me fasse cadeau d’un avoir réel.

Tu vas beaucoup mieux comprendre avec un exemple :

J’ai des enfants ; mon droit de disposer pour aliéner est de ¼. Je puis ne rien posséder, mon droit existe tout de même ; il n’a pas d’objet auquel s’attacher, mais il existe (à moins qu’une condamnation ait entraîné la perte de mes droits civils).

Supposons que, étant pauvre comme Job, un acte notarié (donation ou legs) fasse tomber du ciel dans mon escarcelle 50 000 francs. Aussitôt, mon droit du quart s’attache à ces 50 000 francs et je puis en aliéner 12 500. A ce moment, l’ancien propriétaire des 50 000 francs ou ses héritiers viennent me dire : « Il y a erreur, ou c’est injuste : refaites-nous donation de ces 50 000 francs ». J’en suis incapable, car mon droit ne s’éteint que sur 12 500 francs. On pourra avoir enregistré tout de même ma restitution des 50 000 francs : je n’ai pu transférer ce que je n’avais pas, c’est-à-dire des droits sur 37 500 frs. Ces droits appartiennent à mes héritiers et comme ma restitution est nulle, de droit, pour 37 500frs, s’ils les réclament ils leur seront rendus (à moins que la prescription n’ait éteint leurs droits).

Supposons maintenant que je ne sois pas pauvre comme Job. Je possède 150 000 francs qui ne doivent rien à personne. Un acte notarié fait tout à coup tomber dans mon escarcelle 50 000 francs. Ma fortune s’élève donc à 200 000 francs, et j’ai le droit d’en aliéner 50 000 francs tandis qu’auparavant je pouvais en aliéner le quart de 150 000 soit 37 500. On me demande la restitution des 50 000 frs. Cette fois, mon acte de donation sera valable, puisque, ma fortune étant 200 000, j’ai la capacité d’aliéner 50 000. Il me restera bien 150 000 francs mais plus le droit d’en aliéner 37 500. Ainsi, les 50 000, en passant par mes mains une seule seconde, ont emporté tout mon droit avec eux. Et pourquoi ? parce qu’en me les donnant on m’a donné en même temps le droit d’en rendre 12 500 seulement, et qu’en en rendant 37 500 de plus j’ai dû prélever sur un droit que je possédais et qui ne m’avait pas été apporté avec les 50 000 francs. Donc, en restituant les 50 000 francs, j’ai abandonné avec eux 4 fois plus de droit que je n’en ai reçu.

Tu comprends bien, mon petit Manon : je suis absolument décidé à restituer le surplus qui m’est arrivé du côté Beauvais. Seulement, il me semble équitable que madame Morize ou Charlotte n’exigent pas une donation par acte légal : elles peuvent bien avoir confiance que ni nous, ni nos enfants n’irons contester plus tard cette restitution de la main à la main. Agis donc pour le mieux, en évitant surtout qu’on nous accuse d’être intéressés ; puis, si finalement il faut en passer par tout ce qu’auront décidé ses dames, non parce que nous sommes timorés mais parce que nous voulons à tout prix maintenir la bonne entente, je me soumets. Papa sera content.

Toutefois, si nous en arrivons à faire la restitution par voie légale, qu’au moins les frais ne soient pas à notre charge.

Maintenant, je n’ai parlé que pour nous ; je t’en prie, la question est trop délicate pour que tu te portes garante de ce que fera Paul.

Samedi 21 Juillet

Ce matin, m’est arrivée, du jeune Albert Buchalet (9 ou 10 ans) une grande enveloppe qu’il avait ornée de guirlandes de fleurs dessinées de sa main avec des crayons de couleur. Dedans, deux violettes et les vers suivants :

« Monsieur Morize, c’est aujourd’hui votre fête,

C’est aujourd’hui que le laurier doit couronner votre tête.

Aussi, recevez d’un Ami,

Bizi,

Des vœux sincères

Que vous croirez, j’espère »

Il n’est pas à l’heure, mon petit camarade. Mais cela m’a touché tout de même : je suis toujours l’ami des gosses.

Hier soir, dîner chez les Thyss, puis bridge, avec le général Durandin, Lelong, Collin et moi : toujours le même cercle.

Ce soir, j’in invité au dîner dansant du Jockey-Club : comte et comtesse de Hauteclocque, vicomte et vicomtesse de Tropbriand, monsieur et madame Thyss, Collin et Boudeville. J’aurais voulu avoir en même temps le Chargé d’Affaires d’Angleterre et Mrs Stewart, qui furent tellement aimables pour mois, mais un voyage à Pétropolis les a empêchés d’être des nôtres. J’ai bien pris garde à ne réunir que des gens qui ne se mangeront pas le nez… mais qui sait jamais dans ce diable de pays !

Dimanche 22 Juillet

Sainte Madeleine, ma pensée est plus tendue que de coutume vers toi, ma chérie, et tu as bien dû sentir que je te souhaitais ta fête de tout mon cœur dès l’éveil de ce jour. Sans doute auras-tu reçu ma dépêche : regarde la vraiment comme des paroles dites vers toi et que le vent de l’Océan n’a pas dispersées. Naturellement, j’ai prié plus spécialement pour toi, ma Madeleine, à la messe de ce dimanche : qu’une vaillante santé et qu’une belle sève préservent ton corps de la vieillesse ; que ton cœur soit toujours jeune et jamais troublé ; que tu continues à mener la barque de la famille, en mon absence, sans inquiétudes, sans difficultés et avec sûreté.

Et comme, en sortant de la messe, le général Durandin, que j’y avais rencontré, m’emmenait prendre un cocktail, j’ai vidé mon verre en ton honneur, heureux que les vieilles traditions ne se perdent pas.

J’ai un peu le coup de cafard, cet après-midi : vais-je comme toi, me mettre à l’avoir chaque jour de fête ? Mauvais ! Mais vraiment, je manque ma vie ; je n’ai plus de racines, cela n’en parlons plus ; mais en compensation je n’ai rien : Collin avait peut-être pour moi un avenir dans ses mains et je le laisse passer… non plus par attachement à des chefs qui m’ont désaffectionné d’eux, mais pour fuir la certitude que je suis condamné à la vie lointaine. Et cependant les jours continuent à couler vers un futur flou et imprécis, brume de plus en plus ici et dont j’appréhende de ne pouvoir me dépêtrer. Que veut ma Compagnie ! Je n’en sais plus rien, et me demande si elle-même le sait bien. Je n’ai qu’une assurance, c’est quand elle refuse d’agir ; mais quand elle m’annonce qu’elle va faire quelque chose, je doute. Et je ne vis même plus dans une attente : cette sensation que quelque chose va arriver, on ne sait quoi, mais que quelque chose va arriver, je ne l’ai plus. L’immense fatalisme de ces pages m’aurait-il gagné ?

Mauvais tout cela. L’éléphant qui pleure dans la forêt n’est pas loin de redevenir sauvage, viens-je de lire. Est-ce qu’en écrivant tout cela, moi aussi je ne pleure pas un peu dans la forêt ?

Lundi 23 Juillet

Les deux livres que tu m’envoies, Manon chérie, vont me faire grand plaisir à lire. Cependant, je suis obligé de retarder un peu leur lecture car j’ai sur ma table trois livres prêtés et que je ne puis trop faire attendre leur restitution. Connais-tu ? un livre de Jean d’Esme « Les Dieux Rouges » et deux livres de Pierre Benoît « Koenigsmark » et « Pour Don Carlos ». Si je les trouve en librairie ici, je te les enverrai.

Vraiment, à mon avis, on fait maintenant de nouveau quelque bonne littérature : la guerre semble avoir balayé la sentimentalité un peu mièvre et névrosée du roman d’antan, et les écrivains du jour situent leurs personnages en pleine action vigoureuse et brutale, et non plus dans l’alanguissement des boudoirs. Le sang est fouetté.

Lundi, jour de cinéma. Ce soir, je rejoins les Buchalet et Lelong pour la suite de notre film feuilleton « Vingt ans après ». Puis, comme c’est chacun son tour à offrir la soirée, je les emmène ensuite tous dîner à l’Assyrio… sans flaflas.

Je ne t’ai pas dit que, samedi soir, tout s’est fort bien passé, sans heurt, et à la satisfaction de tous, je l’espère. Madeleine de Hauteclocque est vraiment tordante : peut-être affecte-t-elle un peu trop d’en servir de vertes et de pas mûres. Thyss, qui était de l’autre côté d’elle, m’a paru vraiment scandalisé : il ne faut pas oublier qu’il a derrière lui toute une lignée de protestants. Elle danse dans la perfection, mais avec des fioritures et des gamineries subites qui ne seraient pas déplacées dans le salon de Jandrin, mais qui avaient l’air de laisser complètement abasourdi Félix Pacheco, Ministre des Affaires Etrangères, dînant à une table voisine : la France va encore passer pour légère et frivole.

Mercredi 25 Juillet

Hier, je n’ai pu t’écrire, et voici pourquoi. Je t’ai dit que Saint-Chamond m’envoyait promener, très gentiment d’ailleurs, avec mes propositions d’affaires mexicaines. Spindola et toute l’ambassade du Mexique à Rio, pour qui notre concours ne faisait aucun doute, semblaient profondément contrariés du refus de leur ancien fournisseur. J’ai alors eu l’idée de leur venir en aide, tout en ne laissant pas cette fourniture d’auto-mitrailleuses échapper à l’industrie française. J’ai pensé que j’avais sous la main Boudeville, ce camarade de l’Ecole Centrale, dont la spécialité est l’automobile, et qui, capitaine pendant la guerre, eut à s’occuper au G.R.G. d’auto-mitrailleuses.

Nous déjeunâmes ensemble, je lui exposai la question, nous travaillâmes tout l’après-midi à élaborer un projet sommaire de voiture avec son armement et ses blindages répondant à la nature du pays que je connais, à en calculer le poids, et à en prévoir à peu près le prix. Boudeville me dit avoir la certitude que De Dion acceptera avec enthousiasme, mais qu’il faut que Saint-Chamond lui fournisse les tôles de blindage (il y en a 35 tonnes) sinon il les demandera au Creusot. Je reprends donc l’affaire personnellement, avec Boudeville, tout en essayant encore qu’elle rapporte quelque chose à Saint-Chamond.

Boudeville m’a demandé brusquement : « L’affaire est d’environ 2 millions ; quelle part réclames-tu dessus ? »

Août 1923

Mercredi 1er Août

Ta lettre 66. Il y a eu une interruption de plusieurs semaines dans les courriers d’Europe, et maintenant les bateaux arrivent par paquets. Mais il est probable que ce même trou va se produire en sens inverse.

Oui, vous avez dû avoir une chaleur torride ; nous avons appris ici qu’on avait dû supprimer à Paris la revue du 14 Juillet. Aussi, suis-je content de vous savoir au grand air de la mer. Vos vacances seront longues, sans souci d’examens à la rentrée ; puissiez-vous avoir beau temps et votre villégiature cette année sera profitable et salutaire à tous. Et puis, Manon, ne te fais donc pas plus de bile qu’il ne convient pendant le séjour près de toi de Lili et Fafette.

Notre affaire d’auto-mitrailleuses semble pas mal s’annoncer. Spindola est enchanté de la solution que je lui ai trouvée ; il écrit à son Gouvernement ; Boudeville est sûr de l’acceptation de de Dion ; je suis moins assuré de celle de Saint-Chamond, mais je leur écris en les pressant de donner satisfaction. S’ils ne veulent pas, tant pis pour eux : De Dion commandera ses tôles spéciales au Creusot.

La mission militaire française commence à se renouveler. Brésard est remplacé par le commandant Weller, un célibataire, qui paraît attirer peu les sympathies et qui a la frousse du climat. Le pauvre Pascal est remplacé par le lieutenant-colonel Chabrol, marié, sans enfants. Le successeur de Petibon est aussi arrivé : lieutenant-colonel Corbet, avec sa femme et ses deux filles qui n’ont pas froid aux yeux (6ans et 2 ans) ; ils sont descendus à l’hôtel Bello-Horizonte.

Mon Amie chérie, tu t’inquiètes de la turbulence de Lili ; je ne sais si elle est comparable à celle de tous ces petits de la Guerre : les quatre petits Bouisson, les deux petites Corbet, ont vingt cinq inventions diaboliques à l’heure et mènent un tapage d’enfer depuis 7 heures chaque matin : claques, fouettées, menaces, rien ne les calme ; et les enfants brésiliens immobiles et inertes qui à huit ans encore attendent que leur négresse vienne les remettre sur pieds quand ils tombent, restent apeurés devant ce tourbillon de démons.

Jeudi 2 Août

Je ne t’ai pas encore parlé de ma courte villégiature à Thérézopolis, et, dans le monde des louveteaux, il est certain que ces trois jours ont beaucoup plus d’importance que  des mois et des mois vécus dans les sphères civilisées de Rio. Pour moi aussi d’ailleurs… et peut-être de même pour le général et pour Lelong qui, sans l’avouer, se sont épris de la forêt sauvage, à ma suite : il n’y a qu’à voir comme, déjà, ils calculent à quelle époque ils pourront échapper de nouveau à l’esclavage de la civilisation.

Là-haut, air léger et atmosphère limpide : ciel et lumière de la saison sèche. En revanche, froid vif et piquant dès que le soleil a disparu, entre 5 h ½ et 6 h du soir, la température tombe brusquement d’une quinzaine de degrés, on passe du Sahara à la Sibérie, les constellations ont cet extraordinaire éclat que nous leur avons connu dans les nuits de Mexico, le sommeil est profond sous quatre couvertures de laine. A l’approche du jour, la température baisse encore, le thermomètre marque 3° en dessous de zéro et quand le premier rayon s’accroche aux cimes, les vallées apparaissent toutes blanches de gelée. Pourtant, à 8 h du matin déjà, on ne supporte plus que la chemise sur le dos.

On attendait notre arrivée au train, dans la nuit : Fructuoso et le noir Mandouco étaient sous le hangar en planches qui sert de gare, pour convenir immédiatement de la course du lendemain. Donc, pas de temps perdu.

L’hôtel Le Magourou est désert en cette saison ; d’ailleurs, nous n’y fûmes jamais que pour dîner, les yeux déjà gros de sommeil et pour dormir.

Le vendredi et le samedi, journées de chasse : réveil à 6 h du matin, neuf heures de forêt dont au moins sept à marcher, la machette à la main, dans l’inextricable végétation, à nous couler silencieusement sous les branches et à travers les lianes ; seuls arrêts pour une attente à l’affût ou pour manger notre repas froid. Pour nos âges, nous avons encore du muscle et du souffle et nous avons eu plaisir à le constater. Mais de nous trois, c’est encore moi, il me semble, qui ai la plus forte attirance pour la forêt : cette attirance n’est sans doute pas encore sensible aux autres spontanément, mais seulement à travers moi, cela leur viendra petit à petit ; pour eux, la course en forêt est trop encore une promenade de civilisés et la chasse se réduit encore trop au seul orgueil d’un beau coup de fusil.

Mais ils ne se sont pas dégoûtés, ils en veulent à nouveau : donc ils ne sont pas loin de comprendre tout à fait. Comprendre le mystère de la forêt, sentir l’étreinte fantastique de toute cette vie végétale qui semble vouloir vous absorber, ne jamais vous rendre ; se laisser imprégner de la paix de l’étrange lumière d’émeraude sombre des sous-bois, éprouver la fascination de l’immobilité de toutes choses, troncs majestueusement droits, lianes qui font l’effet de s’être brusquement arrêtées dans une folle contorsion, rayon de soleil figé depuis les hautes branches jusqu’à l’humus du sol, et qui ne danse pas ; sentir l’effroi de l’insondable quand, par un trou dans le fouillis qui vous enserre, le regard peut errer un instant dans la profondeur qui va se perdre dans l’ombre glauque ; écouter le silence.

Un mouvement passe, ouvrant l’immobilité et le silence devant lui : c’est notre troupe, nous trois, trois chasseurs du pays, six chiens quelconques sans race, qui se coule dans l’inconnu, marquant avec la machette de grandes encoches sur les arbres pour repérer le chemin au retour, seul moyen de ne pas être perdue à tout jamais ; et derrière nous, tout retombe à l’immobilité et au silence. Trois sifflements, lents et plaintifs, là-bas, dans la profondeur invisible ; loin, près ? on ne sait : c’est un oiseau qui appelle ; puis, plus rien.

L’instinct des premiers âges semble renaître au fond de nous : les sens paraissent aiguisés ; l’oreille est tendue vers des bruits infimes, l’œil perçoit le moindre frisson d’une feuille ; les narines se dilatent, voudraient différencier les senteurs des sèves, percevoir les odeurs lointaines des bêtes ; le sens de l’orientation souffre de son atrophie.

Nous atteignons un coude brusque d’un arroyo où vient se jeter un arroyo plus petit : les environs doivent être un bon territoire de chasse, et la chasse commence. Nos rustiques compagnons se déchaussent : pieds nus on fait moins de bruit et on s’agrippe mieux au sol couvert de racines et de branches humides… mais il faut avoir la plante des pieds insensible et cornée : ils se débarrassent de leurs fusils qu’ils accrochent aux arbres : à quoi bon des fusils quand on est assez agile pour suivre la bête de si près qu’on l’attaquera dans un corps à corps ; des fusils c’est bon pour nous, gauches et invalides civilisés, qu’on va laisser en faction sur la berge de l’arroyo et pour qui la chasse doit se réduire à tirer, comme on casse des pipes en plâtre, là-bas, au tir forain installé au Leme.

Nos trois compagnons se taillent chacun un épieu de bois dur, pointu, et cette arme dans la main gauche, la machette dans la main droite, ils se jettent dans le fouillis de verdure sur l’autre rive, s’y coulent, disparaissant avec les chiens. Un instant je veux les suivre… ils sont loin, et, pour ne pas m’égarer, je reviens auprès du général et de Lelong, qui discutent de leurs fusils perfectionnés.

Du temps passe ; on n’entend que le chant de l’arroyo sur les pierres, aussi monotone que le silence. Brusquement, les chiens aboient furieusement, les hommes poussent des clameurs frénétiques, très loin sans doute. Cet énorme paquet de bruit se rapproche rapidement : attention ! sous la voûte des arbres où coule l’arroyo, on entend des éclaboussures d’eau : une pacca bondit de pierre en pierre, détendue comme une flèche. Elle passe sous le fusil du général… aucune détonation : le général a oublié d’armer son fameux calibre 12 auquel rien ne résiste ! Alors, à moi : je tire la bête en plein bond ; la fumée cache tout une seconde ; plus rien. L’animal s’est caché dans quelque trou de la berge opposée, au milieu des énormes racines déchaussées, le bout du museau seul hors de la vase, échappant ainsi au flair des chiens. Les hommes, excités, redevenus sauvages, dans l’eau jusqu’à la ceinture, fouillent entre les racines avec leurs épieux, prêts à abattre la pacca à coups de machette si elle s’enfuit.

Rien : un léger sillage devant moi : une forme nage près de la surface ; un instant la pacca émerge sur une pierre : je tire. La bête continue sa course rapide après un bond sur place qui me prouve que le coup a porté. A vous, Lelong ! Aucune détonation : le fameux « Idéal » perfectionné a son mécanisme enrayé. En trois coups de rein, la bête a gravi la berge abrupte et rentre en forêt ; mais à vingt cinq mètres les chiens s’en sont emparés ; elle expire après ce dernier effort pour fuir, malgré sa prodigieuse vitalité. Mes deux coups (plomb n° 3 durci) ont porté : le premier, en plein sur la croupe : le deuxième, dans le cou près de la tête. C’est un mâle, d’une dizaine de kilos.

Deux des chiens ne sont pas revenus, leurs aboiements, à peine perceptibles dans l’éloignement, indiquent qu’ils sont sur une autre bête, pacca ou peut-être « porco de matto » animal redoutable malgré sa petite taille, qui fait front aux chiens et cherche à les égorger d’un coup de dents. Un des hommes cherche à les rejoindre et à les rallier, car la bête qu’ils tiennent paraît les entraîner bien loin vers d’autres territoires.

L’autre journée de chasse, nous rapportâmes deux coatis, sorte de blaireaux à longue queue. Mais les fourrures, en poils assez raides, étaient inutilisables : l’éventration par les épieux les avait complètement abîmées.

Ce jour là, nous fûmes moins heureux pour la pacca : la bête est allée à l’eau très en aval de l’endroit où nous l’attendions et malgré nos battues sur les berges, elle est restée bien blottie dans l’anfractuosité où elle s’était abritée. Après plus d’une heure de recherches, de fouilles dans les trous, de barbotages dans l’eau, il fallut abandonner tout espoir de nous en rendre maîtres. Les chasseurs qui nous guidaient étaient navrés : ils considèrent la pacca, difficile à chasser et délicate à manger, comme le vrai trophée de chasse : deux coatis, un porco de matto, n’importe quel autre gibier, ne leur fait pas même honneur. Exception est faite pour le macucu, espèce de très gros coq de bruyère ; mais nous ne le chassions pas, il n’aurait pas fallu de chiens avec nous, il nous aurait fallu des sifflets imitant son cri etc…

Après ces deux journées de violents efforts physiques, le dimanche fut consacré au repos. Messe, puis déjeuner chez le père Norbert. Malgré l’énorme fortune qu’ils ont acquise, les Norbert sont restés gens très simples : imagine un peu les Leroy de Bonneville, avec Gunnercinda remplacée par Juanina, fille de leurs domestiques. Madame Norbert avait préparé le déjeuner elle-même et je t’assure qu’il y avait de quoi devenir gourmand : confit de porc avec une salade de chicorée frisée assaisonnée de merveilleuse façon, petits oiseaux mijotés dans un jus clair, fondant vraiment dans la bouche ; choux-fleurs ; lapins accommodés presque en une purée assaisonnée comme il faut ; fromage et fraises à la crème. Vieux crus de France et après le café, marc de Bourgogne embaumant le fruit.

Ah ! cette vie au grand air refait de vous de beaux mangeurs, de braves buveurs et de bons dormeurs.

Vendredi 3 Août

Il vient de m’arriver de New-York une gentille carte de madame de Dalmassy. Ma foi, je continue à m’étonner que ces gens aient été en butte ici à bien des animosités de la part des camarades et que même encore maintenant le temps et la distance n’incitent pas à la mansuétude à leur endroit. Ils n’étaient cependant guère arrivistes : pour cela peut-être ont-ils eu leur trop franc parler. Ah ! Rio ! petite ville et petite garnison !

Encore un de ces violents soubresauts de travail qui s’annonce : le Creusot s’agite dans la tranchée en face ; alors, dans ma tranchée, je suis en éveil et prêt à réagir. Et depuis dix mois, depuis que la Commission a conclu en faveur du concurrent, il en est ainsi : des alternances de calme et d’alerte ; des travaux de sape de part et d’autre, sans aucun but, mais chacun garde ses positions. Collin et moi pouvons demeurer ainsi jusqu’à notre mort. Seulement, mon camarade fait des affaires entre-temps (chemins de fer, machines électriques, machines agricoles etc…) tandis qu’à moi on semble toujours dire : « Mon bon ami, nous ne nous occupons que de la question artillerie. Laissez-nous tranquilles avec tout le reste ».

Une lettre de mon monteur Schmitt me rend soucieux : il me dit n’avoir aucunement connaissance qu’il soit question de construire un nouveau matériel dans les ateliers de Saint-Chamond. Et moi qui croyais qu’un canon était prêt à être envoyé à Rio ! M’aurait-on monté le cou, et n’a-t-on pas encore abandonné l’espoir chimérique d’obtenir une commande de 100 millions de francs sur simple présentation d’une image et d’un prospectus annonçant monts et merveilles ?

Schmitt me fait ses doléances : il avait demandé, à son retour, quinze jours de permission ; on a bien voulu les lui accorder mais en spécifiant que la solde ne lui serait payée que pour six jours. Comme c’est mesquin, pour un homme qui vient de passer plus d’un loin de chez lui ! Il a demandé au commandant Roy d’intervenir : celui-ci lui a donné de bonnes paroles et des louanges… mais n’a pas remué le petit doigt en sa faveur. Nous perdrons tous les dévouements qui nous sont donnés sans compter.

Samedi 4 Août

La poste semble avoir à cœur de rattraper le temps perdu ; ta 67ème lettre m’arrive, la dernière sans doute lancée de Boulogne avant votre envolée vers la Bretagne. J’ai hâte de vous savoir là-bas, au repos et à l’air revivifiant. Je suis ennuyé de cette toux de Pierre, accompagnée de fièvre : surveille moi cela. Je suis aussi ennuyé que tes bonnes te quittent ; c’est effrayant, cette question des domestiques : Sais-tu ce que Lelong me disait, il y a quelque temps ? Son fils aîné, qui est élevé par la belle-mère, vient d’avoir une typhoïde ; au beau milieu de la crise, la femme de chambre a déclaré qu’elle partait immédiatement si on n’élevait pas ses gages de 200 frs à 250 frs. Deux cents francs ! mes appointements de début pendant trois ans : Dans ce moment critique, il a fallu se soumettre à ce chantage… mais dès que l’enfant a été hors de danger, on a prié la demoiselle d’aller offrir son « dévouement » ailleurs.

Dimanche 5 Août

Je n’ai pas voulu me contenter de vœux muets, quoique très fervents, pour ton anniversaire, ma chérie ; et, à l’heure actuelle, mes souhaits courent sur le câble sous-marin bien laconiques… car c’est un luxe de se parler par-dessous l’Océan. Quelle belle gerbe de fleurs j’aurais pu t’offrir pour le même prix !

Comme en sortant de la messe, le général Durandin m’avait ramené déjeuner au Palace-Hôtel, j’ai eu plaisir à me faire présenter par le jeune Lima e Silva à sa maman, débarquée hier soir. Pour ses 55 ans, Mistinguett a gardé une silhouette et une allure extraordinairement jeunes ; il n’y a que le visage, affable et souriant, mais qui n’a jamais dû être joli, qui a vieilli. Grande amabilité de conversation, mais avec quel accent de Paris ! Mon accent n’est rien à côté et pourtant tout le monde prétend que je ne peux renier être venu au monde à l’intérieur des fortifs. Beaucoup s’inquiétaient de savoir comment agirait monsieur Lima e Silva père à cause de la rigide comtesse de Souza Dantas, sa sœur. Hier soir, dans un coin de la salle à manger du Palace, une petite table de trois réunissait Monsieur, Madame et Bébé. Monsieur est un grand monsieur, très distingué, aux cheveux tout gris, à l’aspect un peu sévère. Quant à Bébé, tu le connais.

Vingt pages, ma Manon ; il faut que je boucle. J’arrête sur un très tendre baiser.

                                                                                                              Ri

Lundi 6 Août

Un cher anniversaire, le tien, ma Manon. Ma prière, aujourd’hui, est plus spécialement pour toi, tu le sais bien, afin que les années, en passant, n’emportent pas ta jeunesse ; et ce n’est pas un souhait insensé que je forme, un miracle que je demande : j’ai tant vu de gens vieux à vingt ans et d’autres jeunes à soixante, que je ne crois plus à l’uniforme et inexorable vieillissement par le temps.

Te rappels-tu que je t’ai parlé d’un couple, les Godehau, chez lequel je flairais des aventuriers dont il fallait se méfier. Dès le premier contact, je fus sur mes gardes, malgré leurs manières insinuantes, malgré l’emballement de certains, tels Collin et de Rougemont, pour eux, malgré leur accueil à l’Ambassade. Eh bien ! mon flair est encore bon. On vient de coffrer l’homme et la femme, sur une plainte de leur plus grand ami, Collin : celui-ci s’est laissé délester par eux de 12 contos, environ vingt mille francs, et de la façon la plus niaise du monde. Collin ne décollait plus beaucoup d’avec eux : la petite femme était devenue sa danseuse inséparable, il passait avec elle ses journées et ses nuits partout où l’on danse… sous l’œil bénévole de l’homme, qui buvait à grandes lampées le champagne de prix que Collin faisait servir à flots. Par une radieuse fin d’après-midi, mon vieux camarade propose une promenade en auto le long des plages. « Accepte l’amabilité de monsieur Collin  dit l’homme à la femme. J’une course indispensable à faire, je ne puis vous accompagner ». Au cours de la promenade, la petite femme expose sa situation momentanément gênée ; mais, à l’insu de son mari, elle a réussi à traiter une importante affaire de robes, la marchandise est arrivée, mais, pour la dédouaner, il faut acquitter 12 contos de droit, et, sans sourciller, elle demande un prêt de 12 contos… et la grâce qu’on n’en dise rien à son mari. Collin sursaute devant l’importance de la somme, et elle réplique suavement « Si je vous demandais 20 000 francs par semaine, je comprends que vous ayez quelque objection à faire. Mais une fois par hasard, et avec l’assurance que vous serez remboursé sous peu, qu’est-ce pour un homme en votre situation ! »

Collin marche ; dès le lendemain, n’ayant pas sous la main cette somme personnelle, il va l’emprunter à Thyss. La femme, pour recevoir l’argent, lui donne rendez-vous dans un jardin public où, comme il fallait s’y attendre, elle déclare qu’elle ne peut signer ainsi, sur son genou, le reçu en règle, mais elle ira le lendemain trouver Collin chez lui, au Palace-Hôtel, pour lui donner sa signature. Naturellement, Collin ne voit rien venir ; il essaie de téléphoner, mais la réponse le boucle, « Chut ! mon mari n’est pas loin, je ne veux pas qu’il sache : parlons d’autre chose ». A partir de ce jour, il peut attendre sa danseuse et l’amateur de champagne : il couple s’est fait invisible dans tous les dancings et cabarets à la mode.

Cependant, le 30 Juillet arriva : fin de mois, échéance fixée par Thyss pour le remboursement. Collin téléphone à madame Godehau ; après bien des tergiversations, celle-ci lui promet d’aller lui signer une traite à 4 heures de l’après-midi, chez lui. Un instant après, on le rappelle au téléphone, cette fois, c’est Godehau, qui là, fait le mari jaloux : « Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Vous vous permettez de proposer à ma femme d’aller prendre le thé en tête à tête ! » Interloqué, Collin met les pieds dans le plat et raconte toute l’histoire du prêt ; mais l’autre répond : « c’est complètement faux et ma femme ne vous doit rien. Vous êtes un menteur que je corrigerai comme vous le méritez si je vous rencontre. Je vous tirerai la barbe ».

Très offusqué de l’expression « menteur » et de l’insulte à sa barbe, Collin a bondi chez son avocat ; la police a été mise en mouvement. L’enquête a prouvé que les Godehau ne sont pas mariés, qu’ils n’ont aucun moyen d’existence, que Godehau n’a aucun droit à la Légion d’Honneur dont il arbore le ruban, qu’il a plusieurs fois essayé d’employer le truc qui consiste à laisser sa femme seule avec un monsieur en annonçant que ses affaires le tiendront éloigné trous ou quatre heures et à reparaître à l’improviste au bout d’une demi-heure dans l’espoir d’une bonne petite occasion de chantage. On a coffré le couple, pour la forme, mais on va le relâcher… et Collin avoue maintenant : « Je commence à craindre de ne jamais revoir mon argent ! »

Mais bien sûr mon vieux ! Et la naïveté de ce grand brasseur d’affaires amuse toute la colonie et Madeleine de Hautecloque s’est écriée crûment, en pouffant de rire : « Pauvre monsieur Collin : il a donné douze contos… et pour ce prix là il n’a même pas mis la main au… derrière de la p’tite femme ! »

Mardi 7 Août

Impossible de remettre la main sur l’adresse de Delestre pour lui envoyer mon pouvoir avec signature légalisée. Si je n’arrive pas à la retrouver, je te ferai parvenir la lettre où il n’y a plus qu’à écrire le numéro et tu serais gentille, Manon, de l’envoyer au notaire.

Hier lundi était notre coutumière séance hebdomadaire de cinéma, après quoi, comme c’était mon tour de payer à dîner, j’ai emmené les amis sur la plage de Copacabana, dans ce coquet petit restaurant si déserté du « Lido » (A Rio, tout ce qui n’est pas sur l’Avenida ou ses environs très immédiats, n’a aucune vogue). Il y avait donc les trois Buchalet, le père Cauchy Collin et Salatz. Et voilà qu’au retour Collin s’est endormi d’un sommeil si profond qu’il fallut le descendre de voiture chez les Buchalet, et l’installer dans un fauteuil ; pendant le dîner, je l’avais trouvé étrange, avec l’air d’un homme sous l’influence de l’opium. Nous parvîmes, après plus d’un quart d’heure, à le réveiller, et sa première parole fut : « Où est Morize ? Il ne m’a pas quitté au moins ! » Je l’ai ramené en auto à son hôtel ; il m’a affirmé qu’il ne fume pas, mais que depuis quelques jours il prend de fortes doses d’une drogue à l’opium pour combattre les insomnies que lui cause son affaire Godehau.

Mercredi 8 Aoùt

Le général Tasso Fragoso, maintenant Chef d’Etat Major de l’Armée brésilienne, s’est mis en travers de ma route : il s’oppose absolument à ce que Saint-Chamond soit autorisé à faire de nouvelles expériences. Au fond, il a bien raison ; mais moi, je dois continuer à me battre pour la mauvaise cause. Il m’a donc fallu aller lui faire visite hier soir, après dîner, pour discuter chaudement avec lui : j’ai senti qu’il n’y à rien à faire. Le Ministre de la Guerre et le Président de la République oseront-ils passer outre à ses avis ? Et c’est un des seuls hommes d’ici qui ne se laisse pas acheter ! Je suis préoccupé.

Jeudi 9 Août

Hier, dîner à Copacabana chez les de Tropbriand. Il y avait là de Périgny, Boudeville et un journaliste français, Blanc. Les Tropbriand sont affables et sans flas-flas ; la vicomtesse brésilienne un peu empâtée est gaie, mais pas très distinguée ; en tout cas, elle avait dirigé les travaux de la cuisine tandis que son mari s’était personnellement occupé de la cave : c’est te dire que le dîner fut à souhait.

De Tropbriand est ici le Directeur de l’Office du Tourisme en France, organisation de propagande subventionnée par notre Gouvernement. C’est un breton, assez spirituel, enjoué et un peu hardi en affaires je crois.

Spindola ne me laisse pas le temps de souffler pour l’affaire des auto-mitrailleuses du Mexique ; mais je n’arrive pas à discerner s’il y a une part de bluff dans tout ce qu’il me raconte. En tous cas, il m’avait promis une plaquette de la belle statue de Cuauthemoc à Mexico… et il ne me l’a pas encore donnée ; il avait annoncé un « sarapé » à madame Buchalet… et elle l’attend toujours : Les Mexicains sont très imaginatifs !

Vendredi 10 Août

Hier soir, je me suis offert Ba-ta-clan. Ah ! cela ne vaut pas les brillantes mises en scène de l’an dernier ! Madame Rasioni, la directrice, vieillit ou cherche à faire des économies. Les traits d’humour sont plutôt rares, la musique ne présente aucun air caractéristique qui deviendra populaire, les décors sont ternes, les costumes sentent la friperie, la troupe est à peine française : les danseuses sont des girls anglaises, le premier numéro masculin est un Anglais, les danseurs de genre sont quatre mulâtres des Etats-Unis. Somme toute, c’est la vieille Mistinguett qui se détache sur un fond absolument quelconque. Cette première revue « parisienne » est une désillusion ; espérons que les deux autres seront plus à la hauteur. En attendant, le genre spirituel et léger du parisianisme est victorieusement concurrencé par la compagnie espagnole Velasco, dans sa revue « Arco Iris ». Nous n’avons même plus cette supériorité.

Samedi 11 Août

Il y a en ce moment, parmi nous, un brave bonhomme, original bien assommant, Mr Cauchy. La maison Cauchy et Lefèvre, de Paris, construit les voitures militaires, des harnachements, des campements etc… Saint-Chamond a souvent travaillé avec elle.

Mr Cauchy est venu à Rio pour essayer de faire des affaires avec le Ministère de la Guerre, et Buchalet, intendant militaire de la mission française, s’est affublé du bonhomme (je le soupçonne de chercher à avoir droit à la reconnaissance de cette maison) ; toujours est-il que Mr Cauchy est devenu l’inséparable de la famille Buchalet.

Hier, un coup de téléphone me demande d’aller dîner chez eux ; naturellement, le père Cauchy était là. « Quand me menez-vous à Ba-ta-clan ? » me dit madame Buchalet. Et voici que cela suffit à déclancher un accès de fureur chez le bonhomme. « C’est une ignominie pour un Français d’aller dans un lieu pareil ; et il double son ignominie en y menant une femme, que cette femme soit la sienne ou celle d’un camarade ! ». Le mot « ignominie » était un peu dur : mais j’étais sous le toit des autres et le père Cauchy, levé et arpentant la pièce en s’épongeant, bavant et écumant, était trop hors de son sang-froid.

J’ai donc essayé de faire glisser doucement la conversation, et voilà que je parle de la musique de Massenet ; pas de chance : nouvelle crise ! « Musique pernicieuse, poison plus dangereux que les spectacles de Ba-ta-clan ! Il est honteux d’entendre une femme chercher à interpréter Massenet sur son piano ! » Alors, je parle de « Cyrano de Bergerac » que l’on vient de donner à Rio, et que j’estime être une œuvre mettant en belle lumière le caractère français sous les yeux de l’étranger ; un haussement d’épaule : « Allons donc ! rien, ni dans la forme ni dans le fond. D’ailleurs, de Rostand, je n’ai lu qu’un seul acte de Cyrano et cela m’a suffi ».

Là-dessus, sont venues les grandes déclarations de principe : « Et n’allez pas croire que ce sont des sentiments religieux qui me dictent mes opinions. Je n’ai aucune religion, moi : je ne suis ni catholique, ni protestant, ni bouddhiste ».

Mais si, mon vieux, nous êtes un vilain calviniste, intransigeant, sectaire et sans indulgence. Alors, toute la soirée je me suis tu : de quoi parler, sans soulever des tempêtes ? j’ai fait comme les autres, j’ai laissé le père Cauchy nous démontrer dans ses boniments combien il est un type épatant, supérieur à tout le reste de la pauvre humanité et auquel seul il est advenu des choses dignes d’intérêt. En tous cas, je n’ai pas souvent rencontré un coco aussi barbant.

Pour compenser une nouvelle figure, qui me paraît bien sympathique, vient d’entrer dans le cadre aujourd’hui même, le capitaine Gloria, un des douze écuyers de Saumur,  a débarqué de France tout à l’heure ; le commandant Pichon, qui était allé le chercher au bateau, l’a amené à l’hôtel Bello-Horizonte et… l’a placé sous ma protection pour le débrouiller et l’initier à notre existence coloniale.

Dimanche 12 Août

Ah ! ah ! voici que ce vieux puritain calviniste de Cauchy est obligé de recourir à mes services protocolaires et mondains. Il reconnaît donc implicitement qu’on peut se trouver bien embarrassé parfois quand on a voulu vivre entre les étroites limites de con intransigeance en refusant obstinément, je ne dis pas d’adopter, mais au moins de regarder ce qui se passe au-delà. Il veut aujourd’hui faire acte d’homme sociable et il a besoin d’un André de Fouquières ; eh ! mais je pourrais tarifer mes bons offices. Nous verrons plus tard ; pour aujourd’hui, je suis satisfait, il me suffit que Cauchy m’ait tenu, il y a un instant, ce langage par téléphone : « Allo ! il fait beau et je désire faire faire aux Buchalet une partie de l’autre côté de la baie. Moi, je n’y connais rien, pour organiser tout cela. Pouvez-vous être des nôtres ? Vous devez savoir où on peut dîner convenablement, et vous ferez le menu… parce que moi j’avale n’importe quoi sans jamais remarquer ce que je mange et quant aux vins, comme je ne bois que de l’eau, je ne sais fichtre pas ce qu’on peut commander ».

Lundi 13 Août

Merci de ton numéro 68, ma chérie, avec lequel je commence ma villégiature de Bretagne cette année. Ah ! petite Manon, ne me reproche pas d’être un imaginatif ; mon genre d’existence serait bien triste sans cela. Ma vie réelle n’occupe qu’un tout petit point de l’espace et du temps et j’y suis tout seul. Mais ma vie imaginative est bien plus grande et plus belle : j’y possède une femme, des enfants, une famille, des amis, de solides affections ; et cette vie imaginative est votre vie réelle à vous autres, et mon vrai chagrin serait que vous ne m’y sentiez pas présent.

Aujourd’hui, cependant, un brutal coup de cafard. Il n’y avait pas que ta lettre dans le courrier de France, il y avait aussi une lettre de ma Compagnie. On m’y apprend que le colonel Icre part fin Août pour une tournée dans toute l’Amérique du Sud ; on me prie de le voir à son escale de quelques heures à Rio, puis d’envisager comment je pourrai l’utiliser à l’époque où il terminera sa tournée  par un séjour au Brésil, en Janvier 1924. Tant que par la nécessité des circonstances, ma station à Rio se prolongeait au jour le jour, je me soumettais ; mais maintenant qu’avec la plus parfaite désinvolture, avec le plus absolu dédain de ce que j’en puis penser, on envisage comme chose naturelle et convenue que, quoiqu’il arrive, je serai ici dans six mois, je me révolte. J’ai faire à des gens égoïstes et sans cœur qui doivent se dire : « Tant qu’il ne rouspète pas, profitons-en ». Eh bien ! je continue à poursuivre mes négociations actuelles au jour le jour et je considère comme inexistant l’ordre d’être à Rio en Janvier. Cet ordre m’indiffère et ne me lie pas…

Mardi 14 Août

Ah ! jolie scène, hier soir, au cours du dîner chez les Buchalet après notre hebdomadaire séance de cinéma. Cette fois, c’est Lelong qui s’est empoigné avec le père Cauchy et cela à propos des « Croix de Bois ». Notre sévère censeur ne les a pas lues, mais il lui suffit de voir « certains noms d’auteurs pour qu’il n’ait pas besoin d’ouvrir leur livre ». Aussitôt après le dîner, Lelong s’est retiré, son habituel sourire aux lèvres, tandis que le père Cauchy s’effondrait dans un fauteuil, le visage dans ses mains. Inquiète, madame Buchalet s’approcha pour le secouer un peu ;  Qu’est-ce qu’elle a pris ! « Madame, le colonel Lelong oriente vos lectures de façon infâme. Une femme ne doit pas fouiller dans la bibliothèque d’un célibataire. Je les connais ces hommes qui prêtent des livres pour faire passer leur pourriture en vous dans le but d’en arriver à leurs fins ». « Qu’est-ce qui lui prend donc ces temps ci ? » me soufflait un peu plus tard madame Buchalet, et je lui répondis : « J’ai idée qu’il est devenu amoureux de vous ». « Ah ! mon Dieu ! quelle horreur ! ». Ce qui est certain c’est que, si des séances de la violence de celle d’hier soir doivent se renouveler, ni Lelong ni moi ne remettront les pieds chez les Buchalet en même temps que Cauchy.

Je n’ai que le temps d’arriver à une heure encore raisonnable pour une visite chez mistress Stewart et je te quitte, ma Manon, sur une tendre étreinte.

Grands baisers aux enfants.

                                                                                                              Ri

Mercredi 15 Août

L’Assomption, la grande fête ! Quand, à la messe, j’ai voulu avoir une pensée pour toutes les femmes, vivantes ou mortes, placées sous l’invocation de la Sainte Vierge et qui peuvent compter sur une prière de moi, je me suis aperçu que je ne pouvais les dénombrer : j’ai dû me contenter d’évoquer les plus immédiates. Si toutes les Marie se donnaient la main, elles feraient une ronde tout autour du monde, chanterait Paul Fort.

Je vais maintenant au bout d’Ipanema, chez les Hautecloque. Le capitaine Gloria m’y accompagne : je ne demande pas mieux que piloter, présenter et lancer ce grand garçon très sympathique, qui sent assez la vieille race de France.

Jeudi 16 Août

Mon affaire d’auto-mitrailleuses avec le Mexique aboutira-t-elle à quelque résultat ? je ne sais, car je suis devenu méfiant sur le succès de mes entreprises. Mais Spindola me fait les plus certaines promesses et avec mon camarade Boudeville nous travaillons ferme. Ce dernier repart en France dans une huitaine de jours et tout doit être arrêté avant qu’il ne s’éloigne, étude technique et contrat : la commande serait signée à Paris par De Dion et par l’Ambassadeur mexicain. Je sors de chez Spindola et tout semble marcher : il admet même les garanties assez strictes de paiement que je réclame pour De Dion. Enfin, ça aura toujours été une façon d’utiliser les heures d’attente d’une décision que le Brésil ne se hâte pas de prendre… mais il sera prudent, ma chérie, que tu ne te commandes pas encore un collier de perles à payer sur mes bénéfices de l’affaire mexicaine.

Hier, bonne fin d’après-midi passée chez ces deux gosses que sont les Hautecloque ; Madeleine est de plus en plus endiablée… bien que je la soupçonne de commencer à attendre un nouveau bébé. Je crois aussi que Gloria est illico tombé amoureux d’elle.

Pour terminer la journée, j’ai emmené mon nouveau copain dîner à l’Assyrio, avec Pichon et Lelong que nous avions retrouvés et j’ai fait plus amplement connaissance avec Gloria. Elève des Jésuites et resté pratiquant, gai, d’esprit original et espiègle, parfait homme du monde sans snobisme et sans pose, ayant l’aisance désinvolte de quelqu’un qui a fait le tour du monde dans diverses missions, ayant le goût de l’aventure, de la chasse, de la forêt, je le sens assez s’orienter vers moi. Nous avons parlé de Pierre Danloux, qu’il connaît fort bien en sa qualité d’écuyer de Saumur : Pierre Danloux a la réputation d’être très bienveillant pour ses inférieurs et absolument rosse pour ses supérieurs ; cela dénote un caractère… mais combien d’autres font l’inverse !

Vendredi 17 Août

Mon Amie chérie, une grande pensée dans un mot très court. J’ai eu beaucoup à travailler avec Boudeville : songe que nous ne sommes que nous deux pour constituer notre bureau d’études. Et je n’ai plus que le temps de partir avec Gloria prendre les Buchalet pour aller dîner à Ipanema chez les Hautecloque.

Samedi 18 Août

Rencontré ce matin madame Polo qui m’offrit de venir déjeuner chez elle pour y faire la connaissance de Rosita Rodrigo, l’étoile de la Compagnie Velasco, une compagnie espagnole qui fait en ce moment concurrence à Ba-ta-clan. Il m’a fallu décliner l’invitation : j’avais rendez-vous tout au début de l’après-midi avec mon Mexicain Spindola, qui ne me lâche plus beaucoup, appréhendant que bien des points ne soient pas réglés avant le… départ de Boudeville.

Hier soir, bonne réunion chez les Hautecloque. Le père Conty rapplique de France la semaine prochaine et habitera chez ses enfants : alors, je ne crois plus qu’on chahute comme hier soir.

Dimanche 19 Août

J’avais pris une loge pour la soirée d’hier à Ba-ta-clan et y avais convié les Buchalet, madame Bouisson et Gloria. Le docteur Bouisson, ayant deux de ses enfants atteints de coqueluche, avait dû rester à les garder et m’avait confié sa femme. Avant le spectacle, nous avions tous dîné chez les Buchalet.

Que prendrions-nous tous pour notre rhume, si le père Cauchy, après les deux algarades qu’il nous a faites, apprenait notre descente en masse à Ba-ta-clan ! Cette deuxième revue est un peu plus brillante que celle à laquelle j’ai assisté la semaine dernière : mais c’est bien inférieur aux magnificences de l’an dernier. Si ce n’était la réputation de Mistinguett, la salle serait vide : mais Mistinguett est vraiment étonnante… pour ses 56 ans.

Nous nous sommes rencontrés à la sortie de la messe de midi, le général Durandin, Pichon, Gloria et moi, et le général nous a tous emmenés déjeuner au Palace Hôtel. Une nouvelle escapade à Thérézapolis a été projetée, entre le 10 et le 20 Septembre : mais je tremble que le passage de mon oiseau de Icre, qui aura lieu à cette époque, ne vienne contrecarrer ces beaux projets, en ce qui me concerne tout au moins.

Lundi 20 Août

Après dîner, hier, il m’a fallu faire une visite au général Tasso Fragoso qui, je l’ai appris, travaille sournoisement contre Saint-Chamond. Et, de chez lui, j’ai rapporté cette impression : il ne nous sera pas permis de refaire de nouvelles expériences ; nous sommes bien dans le lac. J’en ai parlé ce matin à nos partisans : ceux-ci proposent de faire une nouvelle campagne dans les journaux. Alors, quoi ? recommencer, revenir à notre point de départ ? J’en suis fatigué et découragé : il n’y a plus de raisons pour que cela finisse, si nous tournons en rond.

Le mirage brésilien a suffisamment duré pour nous : Saint-Chamond y engloutira des existences et des fortunes. J’en entretiendrai sérieusement le colonel Icre, quand il passera par Rio ; mais tu vas voir que je rencontrerai encore en lui un bon fonctionnaire qui fuira les initiatives et les responsabilités.

Brésil et Mexique, j’ai bien travaillé aujourd’hui. Je puis m’offrir paisiblement le cinéma de 6 heures, la fin de « Vingt ans après » suivant la couture du lundi. Ensuite, je dîne chez Lelong avec les Buchalet, les Corbé, Petibon et Gloria. Ces bonnes camaraderies compensent tout ce qu’a de décevant le travail avec les Brésiliens.

Mardi 21 Août

Je m’arrache à mon bouquin « Mon Curé chez les Riches » pour te tracer mes lignes quotidiennes, ma Manon. Voilà un livre écrit avec une fine et spirituelle observation ; le sermon dans la cathédrale est un chef-d’œuvre. Mais il y a plus qu’une peinture pittoresque, comme « Gaspard » : il y a une critique de certains membres du haut clergé, et critique faite dans un bon et salutaire esprit. Demain, j’aurai achevé cette lecture et le livre m’a déjà été retenu en prêt par plusieurs camarades.

Je passerai ensuite à « Dans le grand silence blanc » qui a déjà passionné le docteur et Madame Bouisson, le colonel et madame Corbé et Petibon : c’est un vrai succès et comme cette œuvre n’existe pas en librairie ici, tout le monde me la réclame.

J’ai fini par dénicher les « Dieux Rouges » et « Pour Don Carlos » et je te les envoie. Dans les « Dieux Rouges », ne néglige pas de lire les renvois ; en particulier, celui de la page 283 qui donne la clef du mystère final. Quand tu liras « Pour Don Carlos » ne t’amuse pas à le parcourir par avance, car tu t’en déflorerais la lecture.

J’ai pensé que tes landes bretonnes feraient un cadre approprié à la lecture de ces deux œuvres, un peu mystérieuses et sauvages. « Koenigsmarck » de Pierre Benoît, que je viens de lire, n’a pas besoin du même cadre.

Mercredi 22 Août

Ton numéro 69 est venu me faire participer à vos vacances de Plougasnou, ma chérie ; et si bien participer, que je me mets à trouver que le temps passe trop vite et que je m’effraye de constater qu’un mois entier de villégiature est déjà écoulé. Tu m’écris que tu te rouilles, Manon : il ne le faut pas. Sans doute auras-tu repris déjà du ressort, et seras-tu mieux entraînée quand tu liras ces lignes. Mais, sans te fatiguer ni dépasser les limites de tes forces, il faut entretenir ton corps en souplesse et en forme. Et il faut peu de chose pour cela : un simple exercice respiratoire. Avec cela, régulièrement pratiqué on se normalise ; aussi, vais-je te détailler ce qu’il est essentiel de faire, selon l’avis des meilleurs médecins.

Il faut arriver progressivement à exécuter, cinq minutes en se levant, et cinq minutes en se couchant, l’exercice respiratoire suivant : mettre les mains aux hanches, les coudes en arrière : tenir le corps bien droit, la tête relevée ; tenir les pointes des pieds rapprochées l’une de l’autre, aspirer lentement l’air par le nez en se dressant en même temps sur la pointe des pieds et pousser cette aspiration bien à fond pour gonfler complètement les poumons ; expirer ensuite par la bouche tout en redescendant lentement sur les talons. Recommencer ensuite. La cadence soit être de dix à douze aspirations ou expirations par minute. Voilà, n’est-ce pas, qui est à la portée de tous : je te demande donc, mon amie chérie, d’en prendre l’habitude et de ne pas y manquer plus qu’à tes prières du matin et du soir. Que Cri-cri et Annie en prennent aussi la même habitude. Ce n’est rien, et pourtant au début c’est éreintant ; on n’arrive aux cinq minutes qu’après plusieurs jours. Sais-tu que ce que je t’indique là est donné maintenant comme le seul remède efficace contre l’obésité ? C’est un sport facile à pratiquer : tu t’en trouveras bien.

Jeudi 23 Août

Un télégramme de ma Compagnie m’annonce aujourd’hui que le colonel Icre ne fera pas que toucher Rio à l’escale en allant en Argentine, mais que je l’aurai ici tout le mois de Septembre. Voilà qui est gai ! De temps à autre, comme cela, on me transforme en cornac ; il va falloir de nouveau et tout à fait hors de saison, organiser des tournées dans les ministères et chez les personnages officiels, tournées qui ne riment à rien qu’à donner une apparence de justification à l’envoi d’un grand chef.

Ce soir, j’ai à dîner à l’Assyrio, monsieur Isard, directeur de la librairie Garnier de la rua Ouvidor, qui s’en va dimanche en France et qui m’a offert d’aller te faire visite et te porter mes nouvelles. Ici, les gens sont toujours pleins de bonnes intentions et se chargent de commissions pour tout le monde ; arrivés à Paris, la vie les oriente autrement, et les visites promises restent à l’état de projet. J’aimerais savoir si ma Compagnie, avant le départ de Icre par le « Massilia » le 26 Août, aura la pensée de s’informer près de toi si tu n’as aucune commission pour moi : ce sont de simples convenances dont elle n’est plus coutumière.

Vendredi 24 Août

L’Ambassadeur est rentré de France ce matin ; ce furent donc trois heures de corvée à attendre sur le quai l’accostage de son bateau. J’ai idée que maintenant l’Ambassade va retomber sous l’éteignoir.

Samedi 25 Août

Ouf ! pour le Mexique, tout est prêt, mon travail est terminé, je n’ai plus qu’à attendre le résultat ; depuis quinze jours, c’était pour moi une forte tâche supplémentaire. En dehors des questions d’affaires tu ne peux imaginer, Manon, combien les gens se raccrochent à moi ; ce matin encore, j’ai dû piloter madame Bouisson, madame Corbé et le capitaine Gloria au marché de Rio, dont je leur avais vanté la note pittoresque le matin. Alors, lever à 6 heures, petit déjeuner aux huîtres et au vin blanc au marché, marchandage des singes, des perroquets et des crocodiles… pour ne rien acheter en fin de compte. Ces dames étaient joyeuses de cette escapade matinale, mais moi, ensuite, il faut que je mettre les bouchées doubles pour mon travail. Je ne me plains pas cependant : cela me force à m’agiter et j’en ai besoin.

Tout à l’heure, je me rends au dîner d’adieu que donne à son tour Isard et je lui convierai cette lettre que j’arrête sur un très tendre baiser.

                                                                                                              Ri

Dimanche 26 Août

Monsieur Isard, qui part tout à l’heure par le « Lutétia » et qui ira peut-être te saluer à Boulogne, nous a offert hier soir à la Rôtisserie Américaine, un succulent dîner. La clique ordinaire était réunie, avec en plus, notre consul Lucchiardi, un homme spirituel et gai et qui a conservé la politesse gracieuse des temps jadis. Après le dîné, et sur les instances du consul, nous allâmes à la réunion dansante mensuelle du Cercle Français : là on trouve le monde plus simple de la colonie française, petits commerçants, employés, dactylos et leur famille ; milieu de braves gens, parfois un peu ordinaires, mais sans tapage et même timides. C’est la soirée dont les petites sténodactylos, les petites filles de magasins, les petits employés de bureau, rêvent d’un mois à l’autre, le grand évènement mondain de leur existence régulière et monotone, que le consul et sa femme s’obligent à présider avec leur affabilité coutumière, réunions auxquelles nous autres nous n’allons peut-être pas assez fréquemment.

Naturellement, coucher tardif ; alors aussi lever tardif. Je t’écris avant la messe de midi… car je prévois qu’une fois sorti je ne rentrerai pas avant minuit.

Lundi 27 Août

Madame Corbé, femme d’un nouveau lieutenant-colonel arrivé à la Mission il y a un mois (un cousin de Petibon) m’avait invité au thé qu’elle donnait hier à l’hôtel Bello-Horizonte. J’avais dû décliner l’invitation, ayant promis ma fin d’après-midi et ma soirée au papa Cauchy qui avait décidé que les Buchalot, Lelong et moi ferions avec lui la montée du Pain de Sucre et dînerions à la Urca. Lelong et moi, au souvenir de certaines scènes passées, avions bien essayé de nous dérober, mais les Buchalet, qui tout à la fois doivent avoir intérêt à cajoler le père Cauchy et se rasent avec lui, ont vivement insisté pour que nous acceptions ; et madame Buchalet, qui fait la dompteuse du vieil ours, lui avait commandé d’être de bon poil ce jour là.

Tout s’est donc passé sans heurt : on n’a parlé ni littérature, ni musique, ni théâtre, ni peinture, ni sculpture ; le dîner fut très médiocre : le vertigineux mode d’ascension et de descente, dans une cage hâlée le long d’un câble à travers l’espace est loin d’être de mon goût. Mais tout cela fut largement compensé pour moi par une splendide chute de jour et par un merveilleux lever de pleine lune en arrière des serras déchiquetées : un spectacle qui étreint et rend silencieux… comme précisément il convenait.

En sortant de la messe de midi, j’avais emmené Pichon et Gloria déjeuner chez mon modeste et pittoresque petit bistrot, que mes deux camarades déclarèrent beaucoup plus de leur goût que tous les Palace et Assyrio de Rio. Aujourd’hui pas de cinéma : j’ai beaucoup trop à travailler et, à ma demande, notre réunion hebdomadaire est remise à demain.

Mardi 28 Août

Je n’y comprends plus rien. Après m’avoir fait préparer la rentrée en scène de Saint-Chamond, voici que le Ministre de la Guerre ne paraît pas pressé de nous délivrer l’autorisation officielle de présenter notre nouveau canon ; or, tant que nous n’aurons pas une autorisation en bonne et due forme, tant que nous n’en serons qu’à de bonnes paroles, nous ne pourrons que nous considérer dans la même situation critique qui dure depuis un an. D’autre part, voici qu’on m’informe de Paris que le colonel Icre ne fera pas que passer à Rio en se rendant en Argentine, mais séjournera ici quelque temps à partir du 7 ou 8 Septembre.

J’aimerai qu’une décision soit prise avant son arrivée, car, ou bien il risque de me brouiller les cartes, ou bien on proclamera que c’est lui qui a tout fait. Alors, j’ai préparé une nouvelle requête au Ministre et une au Président de la République.

Hier soir, après dîner, j’ai été prendre le général Durandin pour faire ensemble une visite aux Spindola. Je n’ai toujours rien reçu de de Dion au sujet des auto-mitrailleuses pour le Mexique et je crains que le retard de sa réponse ne soit dû à ma Compagnie qui devrait fournir les tôles de blindage. Cette affaire va encore être ratée.

Mercredi 29 Août

J’avais à parler hier, à monsieur de Castro e Silva, des requêtes qu’il doit transmettre à la Présidence et au Ministère. J’ai donc été l’en entretenir comme de coutume chez madame Polo, où il déjeune, et là je fus présenté à Rosita Rodrigo, la grande vedette de la Compagnie Espagnole Velasco. On est toujours un peu gêné d’avouer à une artiste que, depuis six semaines qu’elle joue à Rio, on n’est pas encore allé l’applaudir ; mais c’est une fort aimable femme qui s’est contentée de me dire, en assez bon français : « Eh bien ! c’est ma fête jeudi. Faites au moins votre possible pour accompagner au théâtre madame et mademoiselle Polo et, après la représentation, venez prendre une coupe de champagne avec elles dans ma loge : j’y recevrai quelques amis ».

Grande Espagnole de Valence, brune, bien faite, profil bourbonien, traits un peu durs, physionomie sévère. Je ne sais si c’est une « poule » mais en tous cas c’est une « mère poule », qui n’a d’yeux que pour sa fille, turbulente enfant de huit ans, qu’elle élève très à l’écart de tout ce qui touche à la scène. « Le théâtre est ma passion, me disait-elle ; mais le théâtre n’est pas pour les enfants. Rositita n’est allée qu’une seule fois au spectacle, en matinée, emmenée par des amis, à mon insu et pour me voir : cela m’a fâchée très fort ».

Reçu une gentille lettre de Suzanne Prat, qui me lave la tête parce que je ne lui écris jamais. Elle m’annonce son bébé pour Octobre : bravo ! De quoi se mêlent-ils, tous ces gens qui blâment Emmanuel, ainsi que tu me l’écrivais : c’est ridicule et odieux de vouloir réglementer l’intimité des ménages. Il n’y avait qu’à s’opposer à leur mariage : maintenant ils sont affranchis, et la façon dont ils se comportent ne regarde qu’eux deux. Le ton de la lettre est enjoué : j’y retrouve bien la « fille de Mme Angot ».

Jeudi 30 Août

Ton numéro 70 me ramène à la côte bretonne. Ces jours-ci d’ailleurs un livre m’y a fait vivre étrangement, mais plus au sud, vers Saint-Nazaire. C’est « La Brière » par Alphonse de Chateaubriand (librairie Stock, place du Théâtre français). Tu vois, ma chérie, je te donne toutes les indications pour te procurer ce livre écrit de main de maître et que m’a prêté le capitaine Gloria. Pourtant, je ne t’en conseille pas la lecture : toi comme moi nous avons le tempérament trop « cafardeux » pour ne pas souffrir d’un indéfinissable malaise spleenétique en fermant ces pages toutes empreintes du goût d’un terroir triste et gris, morne et sans joie.

Mes enfants me font trembler avec leurs expéditions comme celle que tu me narres pour dénicher les fauconneaux : j’en ai le vertige. Enfin, le danger est passé n’y pensons plus. Ce qui n’est pas passé, et à quoi il importe de songer, c’est l’avenir que se prépare Annie. Je sens, Manon, que tu l’aimes beaucoup : il n’est donc pas possible que tu n’aies pas une action inavouée sur ta seconde fille. On ne doit pas demeurer impassible et inerte devant une gosse ignorante de la vie et qui se dispose avec insouciance à s’y noyer. Je ne puis infuser ma volonté, parce que je suis trop loin pour me former un jugement avant de vouloir, et que je ne puis peser le pour et le contre. Mais quand Annie déclare : « Je vais maintenant gagner ma vie », cela me fait l’effet d’une fantaisie aussi insensée que lorsque Paul disait à treize ans : « Je vais traverser l’Afrique ». Rêves d’enfants, mirages et fantasmagories ! Qu’on ne laisse pas une petite fille se désorienter par la griserie d’un mot : « Je vais gagner ma vie ! ».

Et avec quoi, et comment ? Mais il faut un apprentissage en tout et on ne gagne pas son pain comme cela de but en blanc. Annie ne sait pas, mais c’est à toi, la seule raisonnable près d’elle, à lui montrer doucement, lentement, affectueusement combien elle se trompe. Peut-être aussi n’a-t-elle qu’un but : aller retrouver sa mère, sous le prétexte d’être son auxiliaire dans ses affaires : mais les hommes noirs veillent, les hommes de loi l’en empêcheront.

Ah ! que mon absence est regrettable au milieu de tout ce blé qui lève. Partout où je passe, je suis l’ami des enfants, j’ai des grappes de gosses toujours pendues après moi, et ils admettent que je gronde, que je rabroue, que je secoue. Sais-tu (mais ne le dis pas à ses parents) que Jean lui-même m’écrit pour me demander conseil ; une idée lui a traversé le ciboulot : faire de l’architecture au Brésil. Grand Dieu ! non.

Vendredi 31 Août

Comme je te l’avais déjà annoncé, j’ai achevé ma journée d’hier en dînant chez madame Polo, et l’accompagnant ensuite, avec sa fille, au théâtre. Espagnoles très chauvines, très entichées de toutes les choses de leur pays, je ne pouvais avoir de meilleurs cicérones qu’elles pour m’expliquer et me faire comprendre la revue « Arco Iris » (l’Arc en ciel). Les femmes sont moins déshabillées qu’à Ba-ta-clan, mais elles ont une toute autre connaissance du chant ; les costumes et les décors sont prodigieux ; la musique et les danses ont de la couleur locale.

La séguedille sévillane et le jarabe mexicain remplacent les éternels fox-trots et one-step. La troupe de Ba-ta-clan français est surtout  anglaise et américaine : la troupe de Velasco espagnol est entièrement espagnole (une seule danseuse mexicaine).

Après la dernière chute du rideau, nous sommes allés saluer Rosita Rodrigo, qui est une cantatrice digne de l’Opéra-Comique ; coupe de champagne rapidement prise, car elle est toujours pressée de rentrer près de sa fille ; ramené madame et mademoiselle Polo chez elles ; remonté à pied à mon hôtel.

Aujourd’hui, j’ai reconnu l’amabilité de Rosita Rodrigo en envoyant à sa fille, pour sa fête, une petite poupée noire de Bahia, joujou qui se fait de plus en plus rare.

Samedi 1er Septembre

Jadis, en vacances, cette date me donnait un petit pincement : le temps court vite, en villégiature d’été. Aujourd’hui, je ressens ce même pincement : réminiscence d’autrefois, ou plutôt parce que je goûte vraiment la joie de vos vacances. Hélas ! Manon, quand cette lettre t’arrivera, les jours clairs et libres toucheront à leur fin : j’en ai de la mélancolie aujourd’hui, car ma vie se passe à se transposer alternativement dans le futur et dans le passé ; c’est un « moi » secondaire qui vit l’heure présente.

Je viens de retrouver dans le tiroir de ma table l’enveloppe pour Delestre ; je l’avais oubliée. A cause de cette période de vacances, je ne pense pas qu’il y ait grand préjudice à ce retard. Je te rappelle qu’il y a à mettre le numéro sur l’adresse.

Hier soir, dîner chez les Thyss, à Copacabana, avec les Buchalet, le général Durandin et Lelong. Il y avait longtemps que nous n’avions pas eu cette réunion qui devait être hebdomadaire, mais qui, en tous cas, reste toujours gaie et cordiale. Madame Thyss passe son temps à changer de domestiques et… nous en supportons les conséquences. Les Thyss sont certainement lunatiques : j’ai été surpris que les Buchalet soient invités, car cela ne « collait » guère entre les deux ménages ; mais je crois que cette invitation a été plus dictée par la raison et l’intérêt des affaires que par la simple amitié.

Dimanche 2 Septembre

Un léger « mal aux cheveux » en ce matin d’un dimanche où je vais avoir pas mal à circuler. Comme Gloria est assez à la recherche de pittoresque et de couleur locale, je l’ai emmené hier soir goûter les « espagnoleries » de la revue de Velasco : il a tenu ensuite à m’offrir à souper à l’Assyrio, où nous avons eu une table voisine de celle de Collin, Lelong et colonel Barat. Et cela nous a fait remonter passablement tard à notre hôtel.

Gloria est un franc et gai compagnon, fort bien élevé et sympathique à tous. Mais il pense comme moi, qu’il serait plus de saison d’aller passer nos loisirs dans la brousse sauvage que dans les banalités de l’Assyrio. Puisque nous sommes deux, nous allons peut-être pouvoir organiser quelques randonnées.

Lundi 3 Septembre

Mon Amie chérie, j’ai eu hier deux petites semonces qui m’ont bien ennuyé : la première, du général Durandin, en sortant de la messe de midi, et la seconde de notre Ambassadeur auquel j’étais allé faire visite à Ipanema en compagnie de Gloria. J’ai compris que je suis accueilli sympathiquement tant qu’on ne voit en moi que Henri Morize, mais que dès que je joue le rôle de porte-drapeau de Saint-Chamond les visages se rembrunissent. On ne s’est pas caché pour me dire hier : « Nous vous plaignons, car le rôle que vous fait jouer Rimailho doit vous être fort pénible ».

Aussi, on ne peut être plus maladroit qu’ils ne le sont rue de la Rochefoucauld. Voici ce que m’a dit l’Ambassadeur : « J’ai vu Rimailho à Paris : c’est un utopiste entêté. J’ai tenté de lui faire comprendre dans quelle voie délicate et dangereuse il engage sa Compagnie au Brésil : il m’a démontré que je n’y voyais rien, qu’il était certain du succès et que je n’étais qu’un imbécile ». Et sous son gros rire homérique, monsieur Conty cachait mal une certaine rancœur. Quant au général Durandin, il m’a prévenu que l’arrivée du colonel Icre était fort mal vue, qu’il ne trouverait aucun appui ni à l’Ambassade, ni près du général Gamelin qui sera de retour et que si sa propagande menace de retarder encore une commande à l’industrie française ou de saper les enseignements théoriques de la Mission militaire, des plaintes seront officiellement adressées au Gouvernement français. Cela va être gai, le passage de Icre ici, à moins que je ne réussisse à le mettre sous le boisseau et à le conserver dans l’ombre et le silence.

Mais c’est que moi non plus, je n’ai pas la conscience très tranquille de la conduite que me fait tenir ma Compagnie depuis plusieurs mois : seulement, je n’ai pas eu le front de me poser ouvertement en champion de la mauvaise cause, et ce sont mes agents seuls qu’on peur apercevoir, de Castro e Silva, Costa Conto et autres. N’empêche que le métier m’écoeure bien souvent. Après tout, le Creusot en a sans doute fait tout autant contre nous. Et puis, tout de même, si j’obtenais la certitude que mon travail va faire passer la commande au germanophile Bofors (Krupp travesti) je te jure que j’irais plutôt poignarder Rimailho que de continuer.

Il y a un bateau demain, sur lequel part la famille Bouisseau, et je termine aujourd’hui cette lettre pour qu’elle prenne ce courrier. Les passages pour l’Europe sont plus irréguliers que les arrivées, mais je crois aussi que la poste ici est tout à fait fantaisiste : elle met ses sacs à tort et à travers sur les bateaux sans s’inquiéter de leur rapidité. Je suis malgré tout un peu étonné de l’irrégularité avec laquelle t’arrivent mes lettes, me dis-tu. Ces derniers temps, j’en ai confié plusieurs à des passagers eux-mêmes, que je connaissais.

Grandes affections à tous et à toi, Manon tendres baisers.

                                                                                                             Ri.

Mardi 4 Septembre

Une arrivée : le général Gamelin. Un départ : la famille Bouisson. J’ai été saluer l’un par devoir protocolaire ; j’ai accompagné les autres à leur embarquement par amitié. Toute ma journée s’est passée à « droguer » debout, sur les quais du port, sous le grand soleil.

Un peu d’ennui d’avoir vu s’éloigner les Bouisson : ils étaient excessivement gentils et très bons camarades, et leurs quatre enfants mettaient de l’animation et de la vie dans l’hôtel Bello-Horizonte. Madame Bouisson a l’intention d’aller te voir à Boulogne : tu verras une petite femme gaie, pas timide, avec un gentil accent du midi, intelligente et instruite, et qui serait jolie si elle ne s’était laissée sottement empâter par refus de tout sport. Si tu la vois, afin d’éviter qu’elle ne te paraisse tout à fait inconnue, ne manque pas, Manon, de t’informer de la coqueluche de ses enfants qui ont été pincés malencontreusement peu de temps avant le voyage. Les Bouisson sont grands amis des Dalmassy.

Mercredi 5 Septembre

Mon Amie chérie, un passage de ta lettre 71 m’a fait froncer les sourcils. J’aurais aimé te voir te reposer largement, ne penser qu’à courir la lande, ou battre ta flemme sur les grèves. Et voilà que tu perds des heures destinées au repos en t’astreignant aux mêmes occupations qu’à Boulogne : travaux d’aiguille et longue correspondance. Il est trop tard pour te le dire, puisque ces lignes t’arriveront sans doute après ta rentrée à Boulogne : mais pour moi, j’aurais fort bien admis que ma part soit réduite, et je t’assure qu’un simple mot comme : « Bonjour au galop, car pas une minute : la journée s’annonce splendide et nous allons la vivre en sauvages à Bécaufy (ou ailleurs) m’aurait suffi ; en pensée, je t’aurais vue respirant largement, allègre,heureuse d’être dans de l’espace. J’ai peur que, pour ne pas me laisser manquer de ma part quotidienne, tu ne te sois privée de vie au dehors. Quant aux enfants, ils m’apparaissent comme heureux de leurs vacances et en profitent on ne peut plus ni mieux. Cri-cri a-t-elle donc aussi un fusil ?

Ici, toute une pléiade de professeurs français sont venus pour faire des conférences : un professeur de la Faculté de Droit, Germain Martin ; un professeur de physique, Abraham ; un professeur de physiologie. Si je voulais m’y astreindre, je pourrais passer tout mon temps à écouter ses messieurs : mais, est-ce bien la peine d’être à 11 000 km de Paris pour vivre La Sorbonne ou le Collège de France ! Ces conférences ont pour but la propagande de l’idée française chez les Brésiliens… et ce sont les Français qui forment le principal de l’auditoire. Cependant, aujourd’hui et demain je ne puis me dispenser d’assister à deux conférences de Germain Martin, sur la « Mobilisation civile en temps de guerre ».

Jeudi 6 Septembre

Dumay m’a prêté les « Mémoires de Sarah Bernhardt ». Pour lui faire plaisir, je n’avais l’intention que de les parcourir rapidement et voici que, dès le début, une chose m’y a accroché avec plus d’intérêt. Savais-tu que Sarah était la propre nièce de Dom Antoine Félix Faure, le chartreux ; donc la cousine germaine de monsieur Faure et de la baronne Cerise, qu’elle apeurait par ses sauvageries quand, enfants, tous trois jouaient ensemble. Dom Antoine Félix Faure avait en effet épousé la sœur de la mère de Sarah Bernhardt et cette dernière, qui semble avoir toujours gardé une profonde affection à son oncle le chartreux, n’exprime pas une grande sympathie pour sa tante « froide et poseuse ». Peut-être connaissais-tu cette parenté ; moi, je l’ignorais et c’est pourquoi le début des Mémoires m’a amusé.

Gloria a fait une mauvaise chute de cheval lundi dernier ; et, comme il s’obstine à ne pas garder le repos que lui avait prescrit le docteur Bouisson, sa jambe ne va pas. Tu pourras dire à Emmanuel, en attendant que je le lui écrire moi-même, que Gloria se souvient très bien de lui au cours de la guerre : un garçon lointain, renfermé, peu communicatif, de bonnes manières et qu’on a été fort étonné de voir faire une demande pour rester dans les cadres actifs car, après quatre ans de guerre, il continuait à donner plutôt l’impression d’un gentleman-rider que d’un officier de cavalerie.

Emmanuel montait une fort jolie jument alezane que Pierre Danloux avait héritée du capitaine Mestre et qu’il avait repassée à ton frère. A l’époque, le lieutenant Gloria faisait fonction de capitaine adjoint au colonel du régiment, Manu se le rappellera peut-être.

Vendredi 7 Septembre

Anniversaire de l’indépendance du Brésil : grande fête nationale, revue militaire, corvées etc… Et je me prépare à subir, à partir de demain, un certain nombre de jours de corvée d’un autre genre (huit ou quinze, me disait le télégramme qui m’annonçait l’arrivée du colonel Icre).

Invité à dîner demain soir chez Salatz, j’ai dû m’excuser ayant accepté sans réfléchir, de monter dimanche au Bico do Papagaïo avec Dumay et Weller, j’ai dû avertir qu’on ne compte pas sur moi. Aujourd’hui, j’ai écrit à la Compagnie afin de bien spécifier où en sont les affaires avant l’arrivée d’un grand chef, afin que, si mes démarches depuis des mois sont couronnées de succès ces jours-ci, toute la gloire n’en soit pas attribuée uniquement au grand chef. Enfin, hier soir, j’ai eu à dîner à l’Assyrio quelques camarades (de Paul et Moineville envers lesquels j’étais très en retard, Gloria et Le Méhauté) ignorant quel sera maintenant le degré de liberté que j’aurai. Donc, je suis prêt, armé de patience et de résignation. Quant à mes lignes quotidiennes vers toi, Manon chérie, je souhaite trouver toujours quelque loisir pour les tracer.

Dimanche 9 Septembre

Le « Massilia » était attendu hier matin ; il n’est arrivé qu’à la fin de l’après-midi, et le débarquement s’est effectué à la nuit. C’est fatigant, toute une journée d’attente énervée ; de plus j’avais la préoccupation de savoir comment je reconnaîtrais mon homme. Naturellement, dans l’obscurité, au milieu d’une foule compacte, le colonel Icre, que je n’avais jamais vu, m’a échappé. J’ai heureusement aperçu Barouck, qui avait fait la traversée avec lui et qui m’a informé qu’il se trouvait avec des amis du bord dans la salle de la douane. Barouck m’a dit très gentiment qu’il aurait souhaité te voir, mais qu’on lui avait appris que tu étais absente de Paris.

J’ai donc fait la connaissance de Icre ; nous avons dîné ensemble au Palace-Hôtel où je l’ai logé, nous nous sommes ensuite promenés toute la soirée. Homme aimable, petit, complètement rasé (ce qui lui donne la physionomie d’un curé ou d’un acteur) originaire de l’Ariège et parlant avec volubilité et un bon accent méridional. Horreur ! il va rester tout un mois ici. Il aurait aussi voulu te voir avant son départ, mais il a su que tu étais en Bretagne. Sa femme ira te faire visite au début d’Octobre, car elle compte s’embarquer sur le « Massilia » du 20 Octobre pour rejoindre son mari à Buenos Aires et elle me verra à son escale à Rio. Ils sont très récemment mariés, bien que le colonel ait 50 ans.

Je t’avoue que j’ai été un peu choqué de voir combien Icre a peu de renseignements sur moi : il ne savait pas que j’étais depuis longtemps à la Compagnie, que j’avais plusieurs fois voyagé pour le compte de Saint-Chamond, que j’ai des enfants, que papa est mort pendant mon séjour ici, que c’est lui qui a construit l’immeuble de la rue de La Rochefoucauld dont il attribue la « merveilleuse conception » à monsieur Laurent. J’ai l’impression que Icre sera bien moins collant que le pauvre Roy, mais que je lui resterai beaucoup plus indifférent ; c’est le type du vieux garçon, affable en surface, mais profondément égoïste. Il m’arrive ici avec la même façon de comprendre nos affaires que Rimailho il y a trois ans… et il me ressert des formules toutes faites que j’ai déjà entendues dans la bouche de Rimailho. C’est très grave, car cette façon dont cette intelligence s’est ouverte depuis six mois aux affaires témoigne de l’atmosphère dans laquelle elle s’est développée : il y a ainsi des atmosphères dans lesquelles ne peuvent éclore que des fleurs très chatoyantes, mais sans odeur et stériles.

Naturellement, Icre arrive très excité : Je commence à connaître toute la Lyre : demandes d’audience à l’Ambassade, à la Mission française, au Ministre de la Guerre, au Président de la République, au général Tasso Fragoso. Et comme d’habitude aussi, démarches à n’en plus finir pour obtenir le dédouanement de caisses de brochures, qui paient des droits comme prospectus commerciaux.

Lundi 10 Septembre

Eh bien ! mais, sans y toucher, Icre m’a pas mal accaparé tout l’après-midi d’hier et toute la journée d’aujourd’hui. Cet enragé petit homme m’a pris pour premier auditeur des conférences qu’il grille d’envie de faire ici sur la façon personnelle dont il envisage l’artillerie de l’avenir. C’est encore un académicien et non un commerçant !

J’ai pu cependant lui échapper hier soir pour aller entendre « Tristant et Yseult » invité par Lelong avec les Buchalet et Gloria. Splendide exécution orchestrale, mais une Yseult bien médiocre comme chant.

Avant de m’habiller pour assister au dîner de 12 couverts que donnent à l’hôtel Bello-Horizonte le colonel Corbé et sa femme, je n’ai que le temps de te remercier de non numéro 72 qui m’apporte là bien joyeuse nouvelle de la décoration de Paul, et de fermer mon enveloppe après y avoir glissé de nombreux et très tendres baisers.

                                                                                                             Ri.

Lundi 24 Septembre

Je suis désolé, mon Amie Chérie : ma lettre dernière, toute cachetée à ton adresse, est encore sur ma table… et le « Massilia » qui aurait dû l’emporter, vogue depuis hier soir. Il est arrivé que, très bousculé, j’ai oublié de prendre l’enveloppe sur moi pour la confier au bateau, comme j’en avais l’intention. Cette fois-ci, le retard ne sera pas imputable à la poste.

Donc, grande bousculade hier matin, si bien que je n’ai pas eu de messe. Coup de téléphone du colonel Icre qui désirait lire ce que j’écrivais à la Compagnie. Après avoir copié mon courrier en hâte et m’être habillé au galop, j’ai donc été le retrouver… et j’en ai eu pour le reste de la matinée, le colonel ayant fait devant moi une lettre au Directeur Général après avoir lu la mienne. (Lui ne va jamais à la messe, à ce qu’il m’a déjà paru, et ses idées sentent quelque peu le roussi).

Bref, à midi sonné, nous n’avions plus que le temps de nous rendre à bord du « Massilia » où un déjeuner était offert à l’Ambassadeur et au général Gamelin en l’honneur de leur retour ici (déjeuner à 50 milreis par tête !). Mon séjour à bord du bateau s’est ensuite prolongé à cause de la quantité de gens que je connaissais parmi cette foule qui avait choisi le « Massilia » comme but de promenade de son dimanche… et je n’étais pas fâché de montrer à Icre que je ne l’ai pas attendu pour avoir quelque notoriété ici. Je voulais aussi parler avec Madeleine de Hautecloque pour l’inviter à un des premiers dîners dansants du Jockey… mais son état l’oblige à refuser. « Oh ! si je savais quel est celui qui m’a fait ça, il passerait un vilain quart d’heure ! » me disait-elle en riant.

J’avais aussi à faire mes adieux au ménage Nodari, et à la belle-sœur de Salatz qui partaient pour l’Europe. Tant et si bien qu’en quittant le bateau je n’ai eu que le temps d’aller passer mon smoking pour être exact, à 7 h tapants, au rendez-vous du père Cauchy, au Palace : il nous recevait à dîner, les Buchalet, le colonel Icre et moi et nous conduisait ensuite au Théâtre Municipal pour entendre la « Damnation de Faust » de Berlioz.

Mardi 25 Septembre

J’ai sur ma table un livre de Dora Melegari (librairie Fischbacher, 33 rue de Seine) : « Faiseurs de peines et faiseurs de joies ». Gloria me l’a passé, paraissant m’inciter beaucoup à le lire ; mais cet ouvrage, d’ailleurs traversé d’un souffle très religieux, est une pure dissertation de psychologie assez dure à lire : c’est une lecture studieuse. Gloria n’a peut-être pas été très circonspect de me confier cet exemplaire, entièrement annoté au crayon, pour son édification à lui, par une main féminine ; et, tout en voulant respecter ce qui se cache aux replis des cœurs, mon attention ne peut cependant manquer d’être appelée sur des passages soulignés une fois, deux fois, trois fois. Et dans le silence et la solitude de ma chambre, je me sens un peu gêné… comme si je percevais des lambeaux d’une conversation intime à laquelle je devrais rester étranger. Madame X de Y (je ne veux pas écrire les vraies initiales que j’ai vues marquées sur la couverture) aurait sa pudeur offensée si elle savait que ce livre, qu’elle a envoyé il y a quelques jours à Gloria, est entre mes mains : elle doit être une amoureuse, et Gloria a eu un geste d’amitié masculine pour moi.

Ce grand garçon est d’ailleurs, sous une parfaite éducation et des manières de gentilhomme, d’une franchise brutale qui doit en faire, à tout instant, pour une femme, un « faiseur de peines ». Et il est aussi franc vis-à-vis de lui-même. « On est toujours trop indulgent pour soi-même, me disait-il. Qui d’entre nous a le courage de s’avouer que le voyage, l’éloignement, l’exil n’est qu’un prétexte à fuir un ennui, une période difficile, une dureté quelconque de la vie ? » Et il me citait le mot de son camarade de Longuemare, qu’avant son départ il avait invité à dîner, ainsi que sa femme, à Ermenonville : « Je ne savais pas que tu avais demandé à partir. Alors, mon vieux ; tu te décides à une petite lâcheté ? ».

Mercredi 26 Septembre

Je commence à ne plus trop savoir que faire du colonel Icre : il a vu ici tous les principaux personnages, il trouve qu’ils n’ont pas paru s’intéresser suffisamment à tous les projets nouveaux d’artillerie qui sont en gestation à St Chamond, il veut recommencer la tournée… mais alors il rencontre le Brésilien sans fard, indolent, paresseux, ne se souciant pas de faire un second effort pour l’accueillir et l’écouter ; et les portes ne s’ouvrent plus. Comme il est orgueilleux et irritable, et qu’il a une haute idée de sa personne et de l’utilité de sa mission, il commence à être parfois grincheux.

J’ai voulu lui bien mettre en tête que les belles démonstrations techniques ne servent de rien ici, et qu’il ne faut pas se figurer que c’est avec les quelques documents que m’envoie la Compagnie que je puis mener la lutte ici, mais bien avec mon action personnelle. Je lui ai donc fait faire hier la connaissance de mon agent secret, monsieur de Castro e Silva, et l’ai introduit dans ce milieu où l’on voit brusquement les plus hautes affaires d’Etat sous un aspect de mercantilisme, de tripotages, et d’intérêts particuliers.

Cette vieille maison tranquille et un peu écartée où habitent madame Polo et sa fille, avec ses élégants meubles anciens et ses bibelots de goût, n’évoque en rien le sévère bureau américain, avec sa dactylo, que Icre croit l’élément indispensable pour traiter les affaires ; et c’est pourtant là que se centralisent les renseignements de la plus haute importance, que s’élaborent des plans d’action, là que j’ai rencontré à déjeuner un frère de Président de la République, un gendre de Ministre de la Guerre, des parlementaires influents, de là que de fortes sommes sont sorties pour nous assurer des partisans. Arrivés vers la fin du déjeuner, nous avons rencontré les commensaux de ce jour de madame Polo et de monsieur de Castro e Silva : deux journalistes, un député, une actrice et sa fille (Rosita Rodrigo). Et quand nous nous sommes retirés, une heure après, le colonel m’a avoué qu’à la rue de La Rochefoucauld on était loin d’envisager ce genre « conspiration » de traiter les affaires, que cela lui allait assez et qu’il était d’avis que c’était la bonne méthode.

Mais sa parole sera-t-elle mieux écoutée que la mienne par Mr Laurent et par Patart ? Et puis, après avoir entraperçu la façon de conduire les affaires, Icre lui-même ne retournera-t-il pas à la routine bureaucratique ?

Vendredi 28 Septembre

Abandonnant hier le colonel Icre à ses propres moyens, pour la première fois depuis qu’il est ici, j’ai profité de cette journée, tout à coup radieuse au milieu d’une désolante période pluvieuse que nous traversons, pour faire connaître à Gloria l’hôtel Tijuca. L’Ecole d’Etat Major où l’appelle son service est maintenant dans cette région et il trouve assez indiqué d’habiter au voisinage. Nous sommes donc allés à Tijuca dans la matinée, avons mesuré le chemin entre l’Ecole et l’hôtel, y avons déjeuné, avons visité ses chambres, nous sommes enfoncés jusqu’au torrent. Gloria a été très séduit par le site, la paix, l’éloignement de l’agitation mondaine, la vie plus simple et plus nature que l’on peut mener là-bas ; une seule chose le retient de s’y transporter de suite : c’est ma résistance à y établir mes pénates.

Je serais sans doute emballé comme mon camarade, si je ne me rendais compte des sacrilèges commis par le brave père Dupont et son nouvel associé : par les élagages et les abattages d’arbres, on a beaucoup détruit le charme mystérieux du vieux jardin ; on y a mis des tables et des chaises qui lui donnent un aspect guinguette : l’eau ne court plus à l’air libre en chantant, mais on l’a canalisée dans des tuyaux sous terre ; l’agrandissement de l’hôtel exigeant une plus grande provision d’eau, on a dû barrer le torrent très en amont et les roches où nous venions épier le vol mou des grands papillons bleu de nuit sont complètement arides. L’hôtel n’est plus l’antique demeure coloniale endormie, mais un banal hôtel quelconque et la fureur de la construction possédant son propriétaire, on va jeter bas ce qui reste de l’installation primitive (l’aile où se trouvait la douche, tu te rappelles, et où sont les cuisines) pour faire du nouveau.

Et pourtant, malgré ce vandalisme, l’endroit a encore du charme et de la séduction et je comprends fort bien que ceux qui ne peuvent regretter un passé qu’ils n’ont pas connu soient attirés.

En rentrant, visite à madame de Burlot, une femme intelligente et douce, qui, depuis son retour ici, m’a plusieurs fois très aimablement sollicité d’apprendre à connaître le chemin de la belle villa qu’elle habite avec son mari et ses enfants au fond du quartier des Larangeiras (quartier des Orangers). Puis j’ai été reprendre Gloria pour aller dîner chez de Paul, et déambuler ensuite tous trois sur les grèves, dans la nuit.

Samedi 29 Septembre

Saint-Michel ; et, naturellement, souvenirs tristes en pensant à papa si fêté de joyeuse affection autrefois en ce jour. Et tout est triste aujourd’hui : le temps est lamentable depuis quinze jours ; le colonel Icre est d’une humeur de dogue parce que les Ministres ne le reçoivent plus. Il me charge de commissions peu agréables dans ce goût ci : aller dire textuellement au gendre du Ministre de la Guerre : « Au nom du colonel Icre s’attache une personnalité qui mérite des égards ».

Mr de Castro e Silva l’a fait dîner hier avec Celso Baima, rapporteur du budget de la Guerre à la Chambre : Icre trouve exagéré le champagne et les fleurs et parle de supprimer la subvention que la Compagnie accorde à Mr de Castro e Silva.

Il a deux caisses en douane que Buchalet s’est offert de faire retirer. Démarches longues et compliquées, comme tout ici : il houspille Buchalet et lui dit des choses désagréables ; et Buchalet vient me dire : « Rappelle donc à Icre que je ne suis pas sous ses ordres et que je ne lui dois rien. Qu’est-ce que c’est que cette façon d’eng… les gens qui s’offrent bénévolement à rendre service ! ». J’ai idée que le colonel Icre n’est pas encore celui qui avancera les affaires de la Compagnie en général… ni les miennes en particulier.

Dimanche 30 Septembre

Un déluge lamentable et ininterrompu. J’ai laissé Icre digérer tout seul sa mauvaise humeur : il fut trop désagréable hier et sa conversation me donne le cafard. Messe, visite à Pichon que son foie a de nouveau mis sur le flanc, cinéma… et interminables parties d’échecs avec Gloria, grâce au petit échiquier de poche que tu m’as donné.

Par bonheur, ta lettre 74 m’a ouvert une fenêtre sur la Bretagne, moins triste sous son ciel le plus gris que Rio aujourd’hui. Vos belles vacances, votre joie, votre entrain me réjouissent… et je ne veux pas penser qu’à l’heure présente tout cela n’est plus qu’un souvenir pour vous et que vous avez réintégré Boulogne.

Ne te fais donc pas de bile pour le terrain de Marguerite, mon Amie chérie, et ne renonce pas à cause de cela à la propriété du 166 : songe que ce n’est pas la Compagnie qui nous donnera jamais de quoi nous abriter : les suggestions de Icre sont formelles à cet égard. Je t’en parlerai à tête reposée, quand, après son départ, j’aurai mûri tout ce qu’il m’a dit. Un grand baiser au bas de ces lignes, ma Manon avant de clore.

                                                                                                                  Ri.